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La preuve et le procès civil
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Les cahiers d’Avocap
Juillet 2015
Chaire de la Fondation pour le Droit Continental Casablanca (Maroc) – Janvier 2015
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« -‐ Que l’on fournisse les preuves et que le jury délibère,
-‐ Non, non, le jugement d’abord, les preuves et la délibération après -‐ Non sens ! Non sens ! Quelle idée de vouloir prononcer le jugement d’abord ! »
(Alice au pays des merveilles – Lewis Carroll – 1865)
Trois personnages, deux thèses: -‐ La reine qui incarne un pouvoir arbitraire. Pour elle la preuve et la délibération ne sont que deux béquilles au soutien de l’arbitraire. La preuve vient après le jugement, prononcé non comme la déclinaison d’un processus contradictoire mais comme l’expression d’un arbitraire qui, en l’absence de droit effectif, ne repose que sur lui-‐même, avec, néanmoins, le besoin de brandir, comme des oripeaux, des valeurs déshydratées, transformées en prétextes : la preuve et la délibération, oui, mais après le jugement. -‐ Alice et le Roi pour lesquels la preuve doit venir avant, comme étant non seulement un élément constitutif de la décision judiciaire mais également un élément de compréhension et de légitimité de la décision rendue. Dans un cas la preuve dévoile les causes d’une décision de justice, dans l’autre elle dissimule l’exercice d’un pouvoir arbitraire. L’écart entre ces deux positions n’est pas seulement le reflet d’un antagonisme entre des modèles successifs qui au cours de l’histoire ont fait évoluer la nature, le sens et la place de la preuve dans l’élaboration de la vérité judiciaire. La preuve est un des modes d’établissement de la vérité judiciaire. Historiquement la vérité judiciaire a emprunté bien d’autres méthodes, bien d’autres chemins.
Quand Cicéron déjoue la conjuration de Catilina, l’affaire ne se passe pas devant un tribunal qui accumule des preuves. La conjuration est défaite par un discours, par un homme, par une phrase : Cicéron marche vers Catilina, dénonce la conjuration et l’apostrophe : « quand auras tu fini d’abuser de notre patience ? ». Catilina sort du Sénat, s’enfuit et peu après les conjurés, condamnés par le même Sénat, sont arrêtés, exécutés et Catilina au terme de sa fuite trouve la mort à l’issue d’un combat. Il n’y a pas de procès, pas de preuve et pourtant personne n’a contesté que justice ait été faite. C’est a posteriori que Cicéron met en scène, dans les Catilinaires, l’architecture de l’accusation, sans omettre d’ailleurs de s’attribuer un rôle essentiel. Ce n’est pas la preuve qui fait le droit, c’est la seule puissance d’évocation du verbe qui, à un moment donné catalyse une situation, exprime sinon un consensus, du moins un rapport de force, et tranche. Plus près de nous divers régimes confrontés à des luttes intestines éprouvent le besoin d’une mise en scène judiciaire au cours de laquelle la preuve, même pervertie, joue un rôle central parce qu’elle le maillon qui permet à ces régimes de donner l’illusion que ce sont des Etats de droit et qu’ils sont à ce titre membres d’une communauté internationale qui les reconnaît.
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Il suffit à cet égard de se souvenir de l’attachement qu’avaient les régimes communistes à l’aveu comme mode d’établissement de « preuves ». L’existence d’une Constitution sur le plan institutionnel et la reconnaissance des règles du procès équitable avec, notamment, le système de la preuve sont des marqueurs de reconnaissance d’un Etat de droit. Si aujourd’hui, pour nous, la preuve doit naturellement venir avant c’est parce qu’elle fait partie du processus d’élaboration du jugement. La preuve est l’un des éléments de la réaction chimique qui, par la qualification du fait et l’application de la règle de droit, aboutit au jugement. Ce bref rappel a pour objet d’établir que la preuve, notion à la fois, polysémique, centrale et en mouvement (introduction) est d’abord un droit subjectif processuel (I) qui évolue et tend aussi à devenir un droit objectif au service du règlement contentieux et non contentieux des différends (II). Introduction : La preuve est une notion, polysémique, centrale, en mouvement 1 -‐ Une notion : « Dans toute la théorie des preuves, les solutions [ … ] ont leurs racines dans la pure nécessité des choses, dans ce donné réel de la vie humaine et sociale qui s’impose brutalement à toutes les volontés »1. « Ce donné réel qui s’impose à toutes les volontés » pourrait s’appliquer à l’expression d’autres formes de normes régulatrices : la loi
1 F. Gény, Science et technique en droit privé positif : nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, T. II, Sirey, Paris 1915, N° 167, p. 375, cité par Aurélie Bergeaud in Le droit à la preuve, Thèse, Université de Bordeaux IV, LGDJ 2010. P.1
aussi s’impose à toutes les volontés, mais elle est contingente, elle se fait, se transforme et se défait, les règles sociales les plus puissantes s’imposent à tous, mais elles portent sur leur visage la cicatrices de nombreuses infractions. La spécificité de la preuve tient à sa nature irréductible : une fois cristallisée, ses éléments constitutifs se dissolvent dans une réalité émergente qui résulte d’un fait matériel et du nom qui lui est donné. La preuve est un baptême par lequel un nom est attribué à une chose ou à un fait. Elle peut se transformer, être maltraitée, ne plus exister, disparaître mais elle ne peut plus ne pas avoir été. De cette juxtaposition émane la puissance que nous accordons à la preuve, la preuve est le reflet tangible, palpable, d’une identité dont le doute se dissout à travers elle. Cet « effet-‐reflet » explique la puissance de la preuve et le fait qu’elle ait pu, au fil des siècles, sur substituer à d’autres modes d’établissement de la vérité, dont les formes puissantes rudes et violentes n’étaient plus en accord avec la complexité des sociétés émergentes. Il n’y a cependant pas d’équivalence absolue entre la preuve et la vérité, le preuve n’en n’est qu’un des éléments et ceci marque dès l’abord les limites qu’il faudra poser au caractère absolu que l’on attribue au « système de la preuve », la preuve si elle est un progrès, n’est pas un absolu. La preuve cependant « comme l’ombre suit le corps »2 et si on peut douter d’une réalité, le regard porté sur son ombre signe son
2 H. Roland et L. Boyer, Adage du droit français, 4ème éd. Litec, Paris 1999, cité par Aurélie Bergeaud in Le droit à la preuve, Thèse, Université de Bordeaux IV, LGDJ 2010. P.1
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existence. La preuve inscrit le réel dans la vérité judiciaire comme le reflet inscrit la réalité dans l’existence. La preuve est un moyen d’établir une réalité contingente « Elle persuade l’esprit d’une vérité » (Domat) non de la Vérité, la vérité absolue, transcendante, qui n’a pas à être prouvée3. Cette définition porte en elle-‐même le reflet d’une époque et des contraintes conceptuelles qui orientaient, et conditionnaient alors la pensée juridique4 En effet, entre persuader l’esprit d’une vérité et emporter la conviction que l’on est dans La vérité, il y a un léger écart qui permet au juge de conserver toute sa liberté et d’aller dans le sens d’une vérité ou d’autre dès lors que l’orientation de la décision rendue va dans le sens général de la vérité judiciaire, soigneusement balisée par les normes juridiques d’un coté et par le raisonnement juridique de l’autre. Une définition plus fonctionnelle s’en tient à considérer que la preuve est la « démonstration de l’existence d’un fait ou d’un acte dans les formes admises par la loi ».5 De façon plus contemporaine, voire plus prospective le Professeur Aurélie Bergeaud résume «Prouver, c’est avant tout chercher à démontrer dans le but de convaincre »6. Le glissement sémantique qui va de la vérité vers la conviction et finalement la
3 Dans le Coran voir la sourate 2 : « C’est le Livre au sujet duquel il n’y a aucun doute, c’est un guide pour les pieux ». Dans les Evangiles voir : Jean – 8-‐5 : Jésus leur dit: « En vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, je suis ». Dans le Traité de Baba Metsia (Talmud de Babylone p.59b) voir le rejet de la preuve comme mode d’établissement de la vérité. 4 1625 - 1696 5 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 6ème éd. PUF Paris v. « preuve » 6 A. Berteaud, op.cit. N°18 p. 143
démonstration atteste du caractère vivant de la notion. Le rôle central de la recherche de la conviction porte en soi l’énoncé de la complexité croissante vers laquelle va s’orienter le système de la preuve avec son jeu de renvois successifs. Or cette complexité, qui signe la richesse de la notion dans un premier temps contient aussi les germes de ses limites. Les contours finalement incertains de la preuve font qu’il ne s’agit ni d’une catégorie, ni d’un standard. C’est une notion polysémique7. 2 -‐Polysémique : la preuve est à la fois : -‐ l’élément factuel, c’est-‐à-‐dire le support produit à l’appui de la démonstration ou de l’affirmation, -‐ la production en justice de cet élément (faire la preuve) -‐ le résultat lui-‐même de la démonstration effectuée (apporter la preuve) Ce dernier élément prenant une autonomie et devenant la conviction du juge. 3 -‐ Centrale : La preuve pourrait, à elle seule, résumer la démarche de l’avocat : on ne cherche pas à prouver un droit, c’est l’affaire du législateur. La qualification, quant à elle, est l’affaire du juge dont les deux mains rapprochent le fait et le droit cherchant la bonne taille pour que le fait corresponde à la catégorie invoquée (« le
7 Voir sur la polysémie de la preuve, G. Ripert et J. Boulanger, Traité de droit civil, introduction générale, T I N° 712 p. 308, LGDJ, Paris 1956, cité par (Thèse …) p. 141 N° 165 et p. 2 N° 2
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juge est censé connaître la loi » Iura novit curia). L’avocat, quant à lui, cherche à établir le fait, à le qualifier bien sûr, mais surtout à en établir la nature, les contours, la densité, et à présenter ses aspects sous le jour le plus avantageux, sans pour autant laisser dans l’ombre ses faiblesses. Le reste est affaire de mécanique. La preuve est le produit d’une alchimie entre un fait et une perception dont la clarté progressive se dissout dans le constat d’une évidence qu’il suffira alors de qualifier. 4 -‐En mouvement : Après avoir été le reflet d’une pensée juridique marquée, sinon toujours par la foi du moins par autre chose que la raison, la recherche de la preuve est aujourd’hui marquée par une forme de rationalocentrisme qui s’achemine parfois à une complexité dommageable au regard même de l’objectif recherché qui demeure l’établissement d’un fait indiscutable. Le passage d’un extrême à l’autre justifie parfois, dans le souci excessif de la perfection probatoire, l’aphorisme de William Blake « l’homme vit sous spectre de la raison de l’homme »8. L’évolution du droit contemporain a orienté les choix, législatifs et doctrinaux en allant du privilège accordé à l’ordre au nom de la vérité vers la reconnaissance de droits subjectifs porteurs d’une vérité. La dynamique à la fois conceptuelle et procédurale de la preuve fait qu’il s’agit à la fois d’un droit subjectif qui protège chaque partie (c’est « l’individualité » de la preuve) et progressivement, un droit objectif, dans la
8 William Blake (1757 – 1827) - poèmes
mesure ou elle constitue une charge processuelle, (c’est la « singularité » de la preuve). La théorie classique met à la charge du demandeur l’établissement de la preuve (actori incumbit probatio) (particulièrement en droit administratif lorsqu’il s’agit par la voie du recours pour excès de pouvoir de mettre en cause la légalité d’un acte). La preuve est la rançon d’un privilège : le privilège d’accéder à une justice équitable. Progressivement s’est développé le sentiment que la sécurité juridique ne devait pas seulement être appréhendée du point de vue de la défense d’une partie par rapport à l’autre mais du point de vue de la sécurité d’une situation juridique donnée, en elle-‐même, c’est à dire d’une sécurité juridique globale. Dès lors le curseur de la charge de la preuve s’est déplacé pour ne plus peser seulement sur le demandeur mais sur celle des parties qui est le plus à même d’établir la preuve requise pour éclairer la conscience du juge. 9 Tel est le sens des deux paragraphes de l’article 1315 du Code civil : « Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ». Dans ce jeu de bascule qui fait glisser la charge de la preuve : du demandeur initial à la partie qui doit à son tour prouver, soit ce qu’elle réfute, soit ses propres demandes (demandes
9 Jérémy Bentham évoquait déjà l’attribution de la charge de la preuve à « celle des parties qui peut la remplir avec le moins d’inconvénients, c’est-à-dire le moins de délai de vexation et de frais » in Traité des preuves judiciaires, Tome II, 2ème éd. Paris, Bossange, 1830, p.172, cité par cité par Aurélie Bergeaud in Le droit à la preuve, Thèse, Université de Bordeaux IV, LGDJ 2010. P.26
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reconventionnelles) soit les exceptions dont elle fait état (exception d’irrecevabilité, incompétence ou litispendance …) la preuve évolue un peu comme les poids qui permettent d’étalonner une balance comme l’écrit le Professeur Aynès « le « demandeur » au sens du droit de la preuve n’est pas nécessairement le « demandeur » à l’instance »10 I – La preuve est un droit subjectif processuel: 1) Un droit subjectif processuel issu de l’action : l’autonomie de la preuve La preuve, issue de l’action, est devenue autonome par rapport à elle. La preuve est la démonstration d’une réalité, une réalité contingente, par distinction avec le réel religieux ou le réel merveilleux. Si la preuve est la démonstration d’une réalité, c’est qu’elle ne résulte pas d’une évidence, sans quoi, la démonstration serait inutile. Dès lors tout ce qui va contribuer à établir sa force (la force probante) va, par principe, résulter d’une construction. Or la construction juridique, faite au cours d’un procès à ceci de particulier qu’elle doit intégrer dans ses éléments constitutifs les éléments de destruction ou d’opposition qui vont lui être opposé. Si elle ne le fait pas, elle s’expose soit à être une simple allitération de moyens qui, sortant sans précaution d’une tranchée sans relief s’expose aux premiers tirs de l’adversaire, soit à n’être qu’une séquence dans une série
10 A. Aynès et X. Vuitton in Droit de la preuve – Principes et mise en œuvre processuelle – Lexisnexis Paris 2013 N° 72 p. 41
d’échanges aussi monotones et peu convaincants que ceux de deux joueurs de tennis de force strictement égale. La preuve, démonstration offensive de la réalité, se heurte, comme toute les offensives, à un principe d’entropie, c’est-‐à-‐dire de désordre puis de faiblesse qui est le produit de sa propre extension. Pour maintenir la force de son impact, elle doit soit aboutir rapidement à ses fins, soit consommer une quantité d’énergie sans cesse croissante.11 L’autonomie du droit à la preuve rappelle les débats qui au XIXème et au début du XXème siècle ont abouti à une dissociation du droit et de l’action. Progressivement l’action n’est plus apparue comme le droit en mouvement, où la mise en forme pratique du droit mais comme une réalité distincte autonome ayant ses règles propres permettant dès lors de considérer qu’il y a des actions sans droit réel (i.e : l’action du Ministère public) et des droits sans action directe (i.e : l’obligation naturelle). 1-‐1 : Cette autonomie contribue à l’élaboration de diverses catégories: a) la preuve testimoniale : Les témoins sont « les yeux et les oreilles de la justice »12 la nécessité d’une connaissance personnelle. L'article 202 du Code de procédure civile admet comme équivalente à la preuve par témoin la production d'une attestation manuscrite. L'admissibilité de ce mode de preuve est assortie d'un certain nombre de conditions qui assurent l'authenticité de son origine et de son contenu.
11 Voir inter alia Carl Von Clausewicz – De la guerre éd. 1886 12 L’expression est de Jérémy Bentham
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Cependant, dans un arrêt du 30 novembre 2004 la première Chambre civile de la Cour de Cassation a jugé que les dispositions de l'article 202 du CPC relatives à la forme des attestations n'étaient pas prescrites à peine de nullité et qu'encourait la cassation l'arrêt qui, pour décider que la preuve des griefs allégués à l'appui d'une demande en divorce n'était pas rapportée, s'était borné à énoncer que les attestations produites ne pouvaient qu'être écartées des débats dès lors qu'elles ne répondaient pas aux conditions prévues par ce texte. Le principe selon lequel nul ne peut se faire de preuve à soi-‐même, est inapplicable à la preuve des faits juridiques. Ainsi la preuve que les vendeurs d'un immeuble connaissaient qu'il avait été inondé au minimum à deux reprises pouvait résulter de l'attestation de l'agent immobilier par l'intermédiaire duquel la vente avait été conclue. (3e chambre civile 3 mars 2010, pourvoi n°08-‐21056 08-‐21057, BICC n°726 du 15 juillet 2010 ; 2ème Chambre civile 6 mars 2014, pourvoi n°13-‐14295, BICC n°803 du 1er juin 2014 et Legifrance). Consulter aussi la note de Madame Le Gallou référencée dans la Bibliographie ci-‐après. b) la preuve littérale : La loi N° 2000-‐230 du 13 mars 2000 codifiée à l’art. 1326 du Code civil a tenté une adaptation de la définition de la preuve littérale afin de tenir compte des évolutions technologiques contemporaines : « La preuve littérale, ou preuve par écrit, résulte d’une suite de lettres, de caractères, de chiffres, ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quels que soit leur support ou leurs modalités de transmission ». L’écrit peut être un acte authentique ou un acte privé, notarié dans le premier cas ou passé entre les parties ou par le ministère d’avocat dans le cas de l’Acte d’avocat.
c) la preuve indiciaire : La preuve indiciaire est « la conséquence que la loi ou le juge tire d’un fait connu à un inconnu ». Il y a un déplacement de l’objet de la preuve13. C’est une démarche inductive. Les innovations techniques et scientifiques notamment conduisent à une extension du domaine de la preuve indiciaire. d) la présomption : Le fait qu'une partie refuse de concourir à l'administration de la preuve peut être regardée comme une présomption de ce qu'elle admet le bien-‐fondé de la prétention de son adversaire. Ainsi, la Cour d’appel de Nancy (Audience solennelle), dans un arrêt du 29 novembre 200114 a jugé qu’une action en recherche de paternité permettait, lorsqu'elle était étayée par des présomptions ou indices graves, d'ordonner un examen comparé des sangs. Lorsque, sans aucun motif légitime, le père présumé refusait de se soumettre à cet examen, le juge pouvait, selon l'article 11 du nouveau Code de procédure civile, tirer toutes les conséquences de ce refus. Ce dernier constitue alors une nouvelle présomption qui s'ajoute aux autres. Elle permet au juge de déclarer judiciairement la paternité. e) l’aveu : « Déclaration par laquelle une personne reconnaît pour vrai et comme devant être tenu pour avéré à son égard, un fait de nature à produire contre elle des conséquences juridiques »15 L ‘aveu peut être judiciaire ou extra judiciaire.
13 Ch. Aubry et Ch. Rau Cours de droit civil français Tome XII 5ème éd. Juris-Classeurs Paris 1922 §749 – cité par A. Bergeaud op. cit. N° 208 p. 174 14 BICC n°553 du 1er avril 2002 15 Ch. Aubry et Ch. Rau, cité par J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil. Introduction générale, 4ème éd. LGDJ Paris 1994 N° 721, p. 703
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f) le serment : Le serment est la déclaration par laquelle un plaideur affirme d’une manière solennelle et devant le juge, la réalité d’un fait qui lui est favorable16 . Le serment est dit décisoire lorsqu’il est déféré par une partie à son adversaire. Il est dit supplétoire lorsqu’il est déféré d’office par le juge à l’une ou l’autre des parties. 1-‐2 : Les catégories doivent comporter des éléments substantiels : a) La loyauté de la preuve : La preuve, pour être admissible, doit avoir été obtenue sans fraude. Ainsi la deuxième Chambre de la Cour de Cassation a t-‐elle jugé le 7 octobre 2004 17 que l'enregistrement d'une conversation téléphonique privée effectué, et conservé à l'insu de l'auteur des propos invoqués est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue. Ce principe a été confirmé par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation. Selon l'arrêt en question, "Sauf disposition expresse contraire du code de commerce, les règles du code de procédure civile s'appliquent au contentieux des pratiques anticoncurrentielles relevant de l'Autorité de la concurrence". Ainsi, l'enregistrement d'une communication téléphonique réalisé à l'insu de l'auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal qui rend irrecevable sa production.18 Il a cependant été jugé que si l'enregistrement d'une conversation téléphonique privée, effectué à l'insu de l'auteur des propos
16 Ch. Aubry et Ch. Rau, cité par J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil. Introduction générale, 4ème éd. LGDJ Paris 1994 N° 728, p. 709 17 BICC n°612 du 1er février 2005 et Com. 3 juin 2008, BICC n°890 du 1er novembre 2008 18 Assemblée plénière 7 janvier 2011, pourvoi n°09-14316 09-14667 - Rapport de M. Bargue Conseiller rapporteur- Avis de Mme. Petit, Premier Avocat Général, BICC n°735 du 1er février 2011 et Legifrance.
invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue, il n'en est pas de même de l'utilisation par le destinataire des messages téléphoniques vocaux dont l'auteur ne peut ignorer qu'ils sont enregistrés par l'appareil récepteur19. Si la partie contre laquelle une lettre rédigée par des personnes décédées, s'oppose à la production d'une telle preuve en arguant de ce qu'elle doit être autorisée par l'ensemble des héritiers des personnes qui l'ont signées, le juge doit alors rechercher si la production litigieuse est indispensable ou non à l'exercice du droit à la preuve, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence20. Le pouvoir compensateur de la loyauté de la preuve : Il est des cas ou l’inégalité des parties entre elles impose une compensation afin que le rétablissement de l’équilibre ainsi effectué assure une certaine équité. Il en est notamment ainsi en matière sociale ou, par définition, l’employeur et le salarié sont dans un conflit asymétrique. Tel est le cas lorsque la Cour de Cassation reconnaît la valeur de pièces produites par le salarié même si les documents, dont il a eu connaissance dans l’exercice dans l’exercice de ses fonctions, ont été obtenus en violation de son obligation de loyauté. De façon symétrique et pour parachever sa démarche, la Cour de Cassation soumet l’employeur à une stricte loyauté dans la recherche des preuves pouvant justifier la rupture du contrat de travail. 21
19 C. Cass. Soc. 6 février 2013, N°11-23738, BICC n°783 du 1er juin 2013 source Legifrance 20 C. Cass. 1ère Ch. Civ. 5 avril 2012, N°11-14177, source Legifrance 21 C. Cass. Soc. 4 février 1998, Bull. civ. V N° 64
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Dans ce cas, contestable, le juge dépouille la loyauté du contrat pour en revêtir la preuve obtenue de façon irrégulière.22 Entre commerçants par contre, la jurisprudence, beaucoup plus souple considère que la preuve est libre, elle peut s'administrer par tout moyen, même par témoignages. En revanche, en matière civile, l'article 1341 du Code civil exige la production d'un écrit pour faire la preuve de toute obligation excédant une certaine somme (5. 000 Francs depuis le Décret n°80-‐533 du 15 juillet 1980 soit actuellement 1. 500 euros). Dans les rapports entre les parties, la preuve de la fausseté de la cause exprimée à l'acte, doit être administrée par écrit. Il en est ainsi, de la preuve de la fausseté partielle de la cause exprimée dans la reconnaissance de dette ou lors de l'exécution de travaux23. Si celui qui a donné quittance entend établir que celle-‐ci n'a pas la valeur libératoire qu'implique son libellé, cette preuve ne peut être rapportée que dans les conditions prévues par les articles 1341 et suivants du code civil. Il en est ainsi d'une quittance produite par les clients d'une banque faisant état du remboursement intégral du prêt dont le remboursement leur était réclamé, alors, selon la banque, que cette quittance aurait été adressée aux emprunteurs à la suite d'une erreur matérielle consécutive à une défaillance de son système informatique24.
22 C. Cass. Soc. 30 juin 2004, Dalloz 2004, p. 2327 note Gaba 23 C. Cass. 1ère Ch. Civ. 23 février 2012, source Legifrance 24 C. Cass. 1ère Ch. Civ. 4 novembre 2011, N° 1027-035 source Legifrance
Les règles applicables en matière de loyauté de la preuve suivent les évolutions technologiques qui ont abouti à l’adoption de la Loi 2000-‐230 du 13 mars 2000, codifiée sous les articles 1316 et suivants du Code civil : « La preuve littérale, ou preuve par écrit, résulte d'une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d'une signification intelligible, quels que soient leur support et leurs modalités de transmission. » La deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 23 mai 2007, un arrêt dans lequel elle déclare recevable la production du contenu d'un message transmis par SMS, estimant que leur auteur n'avait pu ignorer qu'un tel message étant enregistré par l’appareil récepteur, son contenu ne pouvait être considéré comme ayant été obtenu par fraude : « l'écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l'écrit sur support papier et a la même force probante". Mais si l'une des parties dénie avoir été l'auteur d'un tel message, alors, il appartient au juge du fond qui y est tenu, de vérifier si les conditions mises par les articles 1316-‐1 et 1316-‐4 du code civil à la validité de l'écrit ou de la signature électroniques étaient satisfaites25 b) La pertinence de la preuve : L’offre de preuve n'est admissible que si sa production et la démonstration qui en résulte peuvent être utile à la solution de la prétention sur laquelle le juge doit statuer. On dit que la preuve offerte doit être "pertinente".
25 1ère Chambre civile 30 septembre 2010, pourvoi n°09-‐68555, BICC n°734 du 15 janvier 2011 et Legifrance.
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Or cette question de la pertinence, c’est-‐à-‐dire du lien entre l’énoncé d’un fait et sa réalité, est une question que l’évolution de nos société rend de plus en plus difficile à trancher parce que les réalités qui nous entourent s’intègrent dans une réalité globale dont la compréhension tend à nous échapper du fait de sa complexité. Les mots dont nous disposons, les catégories qui nous permettaient d’attribuer à un fait une qualification, et dès lors un effet de droit, ces mots, ces catégories, ont perdu ce qu’Hanna Arendt appelait « leur pertinence concrète » parce que disait elle, « ils ne sont plus reliés au réel comme le cercle à son centre »26. La preuve devient ainsi un instrument de plus en plus complexe appliqué à une réalité de plus en plus difficile à saisir. Le fait pertinent tangente l’évidence mais toute tentative de circonscrire la notion dans une définition semble particulièrement difficile27, sous le contrôle de l’appréciation souveraine des juges du fond, aussi bien en matière civile 28 qu’administrative 29 ou pénale.30 Cette difficulté à établir dans certains cas la pertinence de la preuve se heurte d’ailleurs à la même difficulté que celle de a la notion de « fait » qui en est un élément constitutif. 26 Hanna Arendt – La crise de la culture - 1968 27 Sur la notion de fait pertinent voir J. Chevallier « le contrôle de la Cour de cassation sur la pertinence de l’offre de preuve » D. 1956 p. 37 : « le fait pertinent est celui qui se rapporte au litige et dont la preuve est utile à l’instruction de l’affaire » cité par A. Bergeaud op. cit. N° 341 p. 295 28 sur le fondement de l’art. 143 CPC voir Cass. Civ. 1ère 25 janvier 1979, Bull. civ. I N° 120 et sur le fondement de l’art. 145 CPC voir Cass. Civ. 1ère 9 février 1983, Bull. civ. I N° 16, arrêts cités par A. Bergeaud op. cit. N° 341 p. 295 29 CE 22 mars 1993 sur le caractère inutile (« frustratoire ») d’une expertise 30 Jurisprudence constante affirmant le pouvoir souverain des juges du fond en la matière (Cass. Crim. 25 mars 1997, Bull. crim. N° 118)
c) Le lien avec la solution du litige : En droit international la Cour de cassation a émis l'avis selon lequel, en application de l’article L. 211-‐3 du code de l’organisation judiciaire, le tribunal de grande instance est compétent pour les matières pour lesquelles compétence n’est pas attribuée expressément à une autre juridiction en raison de la nature de l’affaire ou du montant de la demande. Il en résulte que la demande de l’autorité requérante décernée en application des dispositions de la Convention de La Haye du 18 mars 1970 sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale ayant pour seul objet l’exécution d’une commission rogatoire, n’entre pas dans le champ de la compétence d’attribution du tribunal de commerce, telle que définie par l’article L. 721-‐3 du code de commerce et relève dès lors de la compétence du tribunal de grande instance. (Avis du 18 mars 2013, BICC n°781 du 1er mai 2013, Rapport de M. Matet Conseiller rapporteur et observations de M. Domingo Avocat général). 2) Un droit processuel en action : la preuve dans le procès : 2-‐1 : La preuve est un droit et une obligation des parties (art.10 CC) a) Un droit des parties : Cette évolution est elle-‐même contenue dans l’articulation des deux paragraphes de l’article 1315 (inchangé depuis 1804), qui se renvoient l’un à l’autre comme deux enfants sur une balançoire : si le créancier allègue ne pas avoir été payé, la charge de la preuve passe du coté du débiteur qui doit établir la preuve du paiement effectué.
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« Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ». Cependant ce mécanisme de renvois successifs s’il est justifié tant qu’il demeure dans des limites raisonnables peut, par ses excès, aboutir à des situations dont la complexité porte atteinte à la possibilité même de trouver une issue au procès. b) une obligation des parties : L’articulation entre la preuve droit des parties et la preuve obligation des parties résulte clairement de la présentation combinée de l’article 10 du code civil et de l’article 11 du code de procédure civile : Il résulte des disposition de l’article 10 du code civil que : « Chacun est tenu d'apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité. Celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu'il en a été légalement requis, peut être contraint d'y satisfaire, au besoin à peine d'astreinte ou d'amende civile, sans préjudice de dommages et intérêts ». Il résulte des disposition de l’article 11 du code de procédure civile que : « Les parties sont tenues d'apporter leur concours aux mesures d'instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus. Si une partie détient un élément de preuve, le juge peut, à la requête de l'autre partie, lui enjoindre de le produire, au besoin à peine d'astreinte. Il peut, à la requête de l'une des parties, demander ou ordonner, au besoin sous la même peine, la production de tous
documents détenus par des tiers s'il n'existe pas d'empêchement légitime ». Les parties sont tenues d'apporter leur concours aux mesures d'instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus. Si une partie détient un élément de preuve, le juge peut, à la requête de l'autre partie, lui enjoindre de le produire, au besoin à peine d'astreinte. Il peut, à la requête de l'une des parties, demander ou ordonner, au besoin sous la même peine, la production de tous documents détenus par des tiers s'il n'existe pas d'empêchement légitime. La preuve, à la lumière de l’art. 10 du Code civil apparaît à la fois comme un droit, individuel et subjectif et aussi comme un devoir, une obligation objective sinon de collaboration au moins de participation à l’élaboration du processus judiciaire. Ce glissement progressif entre la preuve, droit subjectif des parties, et la dimension objective de la preuve liée au procès en tant que tel met naturellement en évidence le rôle du juge. 2-‐2 : la preuve est une prérogative du juge a) Le pouvoir discrétionnaire d’appréciation du juge La production des preuves peut en effet être l’œuvre des juges soit à la demande des parties soit d’office. Le procès n’est ainsi plus seulement l’œuvre exclusive des parties, la disputation inter alios acta, il rayonne au delà du cercle strict des parties, non seulement dans ses effets mais dans son élaboration même. Cette recherche d’une élaboration concertée de la vérité judiciaire (dont le V grandit et
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devient singulier en s’éloignant des vérités de synthèse antérieures) se voit à travers les articles 73 à 77 du décret du 20 juillet 1972, qui marque les pouvoirs du juge d’ordonner la production d’éléments de preuve détenus soit par une partie soit par un tiers31, y compris à l’égard d’une puissance publique32, en l’espèce l’Administration des P&T contrainte par le juge de produire, à la demande de l’épouse dans le cadre d’une procédure de divorce les coordonnées de la maitresse du mari, nonobstant l’inscription de celle-‐ci sur la liste rouge. Ni la séparation des pouvoirs, ni le respect des droits de l’individu, notamment du droit à l’intimité n’ont ici fait obstacle à la nécessité, à la demande d’une partie et sur injonction du tribunal, de produire une preuve nécessaire à la manifestation de la vérité. Contra : il a été jugé qu’une banque ne pouvait divulguer l’identité du titulaire d’une procuration qui avait continué à faire fonctionner le compte du titulaire du compte après le décès de celui-‐ci, encaissant ses prestations sociales de façon indue 33 ni révéler le destinataire d’un virement effectué par le titulaire d’un compte34 ou de divulguer les informations figurant au verso d’un chèque35 L’ensemble de ces exemples, tirés du livre du Professeur Aynès « Droit de la preuve,
31 Le Conseil d’Etat interrogé sur la licéité de ces articles a établi qu’ils constituaient « la consécration d’un principe préexistant, simplement rappelé » CE 3 janvier 1975, Aff. Barre JCP 1976 , II , 18, 229, obs . Couchez – RTD Civ. 1976, p. 397, obs. Perrot, cité par A. Bergeaud op. cit p. 91, note 19 32 Cass. Civ. 1ère, 21 juillet 1987, Bull. Civ. I, N° 248, RTDC 1988, p. 393, obs. Perrot 33 C. Cass. Comm. 25 février 2003 Bull. civ. 2003, IV N° 26 34 C. Cass Com. 25 janvier 2005 Bull. civ. 2005, IV N° 13 35 C. Cass. Comm. 8 juillet Bull. civ. 2003, I N° 119
Principes et mise en œuvre processuelle » 36 sont antérieurs au mouvement qui, à partir de 2008 a tenté de déplacer le curseur de l’exigibilité des preuves vers l’ordre public au détriment des parties stricto sensu, au procès. Le droit à la preuve bien que reconnu comme un droit fondamental au profit des parties, s’accompagne dès lors de nécessaires balises : Balises procédurales qui incombent à l’Etat afin d’assurer le caractère effectif de ce droit pour garantir aux parties le droit à « un procès équitable »37 (voir A. Bergeaud op. cit. p. 88 ss.). C’est ainsi notamment qu’en garantie de son pouvoir le juge peut prononcer une astreinte voire même une amende civile. Balises qui tiennent aux caractères mêmes de la preuve et au nécessaire équilibre entre le droit à la preuve et la protection de droits fondamentaux : -‐> le droit de contrôle entre les époux38 : L’art. 259 du Code civil confère aux époux le droit de produire des preuves : « Les faits invoqués en tant que causes de divorce ou comme défenses à une demande peuvent être établis par tout mode de preuve, y compris l'aveu. Toutefois, les descendants ne peuvent jamais être entendus sur les griefs invoqués par les époux ».
36 A. Aynès et X. Vuitton in Droit de la preuve – Principes et mise en œuvre processuelle – Lexisnexis Paris 2013 N° 38 ss. p. 23 37 Expression née à l’occasion de l’arrêt Golder c/ Royaume Uni – CEDH 21 février 1975 dont le succès a abouti au sein de l’Union européenne à l’adoption de l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et en France à sa consécration par le Conseil Constitutionnel qui fait du caractère équitable de la procédure une exigence constitutionnelle (voir Cons. Constit. 2 février 1995 N° 95-360, DC JO 7 février 1995, p. 2097) 38 Voir rapport de la Cour de Cassation 2012 p. 235 ss.
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Néanmoins, ce droit a pour limites nécessaires les droits individuels et en particulier l’intimité et le respect de la personne : ni la violence, ni la fraude ne sauraient être sources de preuves, ces dernières devant en outre être acquises dans le respect du domicile et de l’intimité, ainsi qu’il résulte des articles 259-‐1 et 259-‐2 : Art. 259-‐1 : « Un époux ne peut verser aux débats un élément de preuve qu'il aurait obtenu par violence ou fraude ». 259-‐2 : « Les constats dressés à la demande d'un époux sont écartés des débats s'il y a eu violation de domicile ou atteinte illicite à l'intimité de la vie privée ». -‐> Le droit de contrôle de l’employeur39: La différence de situation, et de pouvoir, entre l’employeur et le salarié est à l’origine de la recherche, par la Cour de cassation d’un équilibre entre le droit légitime de surveillance et la recherche de preuves pre-‐constituées dans le respect du principe de loyauté de la preuve). C’est ainsi que la Cour de Cassation par un arrêt de la chambre sociale du 20 novembre 199140 a considéré que : « si l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité des salariés pendant le temps de travail, tout enregistrement, quels qu’en soient les motifs d’image ou de paroles à leur insu, constitue un mode de preuve illicite ». Cette solution, ratifiée par la Loi N° 92-‐1446 du 31 décembre 1992 impose que le salarié41 mais aussi le Comité d’entreprise 42 soient informés de façon précise et circonstanciée
39 Voir rapport de la Cour de Cassation 2012 p. 258 40 C. Cass. Bull. civ. V. N° 519, Dalloz 1992 p. 73 41 Art. L-121-8 du Code du travail 42 Art. L432-2-1 al.3 du Code du travail
des modes de contrôles qui sont, le cas échéant, mis en œuvre par l’employeur. Concernant le public, la Loi N° 95-‐73 du 21 janvier 1995 impose la même obligation à l’égard du public qui doit être informé de manière « claire et permanente de l’existence du système de vidéosurveillance ». La limite posée n’est plus celle de l’existence ou non de la préconstitution de preuves, ni même celle de leur légalité, mais uniquement celle de leur modalité et de l’encadrement qui les accompagnent afin qu’elles soient, connues, transparentes, et présentent ainsi les formes essentielles de la loyauté. -‐> En matière de transport 43: si le déroulement des vols aériens impose et justifie la préconstitution minutieuse de preuves, qu’en est-‐il des contrôles radars effectués sur les routes ou lors des péages ? -‐> Le suivi des actes médicaux et droit à la connaissance de ses origines : comment respecter à la fois le choix de ceux qui ont décidé de ne pas assumer une maternité ou une paternité et celui de celui ou de celle qui cherche à établir les éléments constitutifs de sa propre identité. Tel est le cas dans l’art. 326 du code civil44 qui autorise la mère à conserver l’anonymat au moment de l’accouchement ou de l’art. 311-‐19 du code civil45 qui prohibe l’établissement du lien de filiation en cas de procréation médicalement assisté à l’égard du donneur.
43 Voir rapport de la Cour de Cassation 2012 p. 150 44 Code civil art. 326 : « Lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé ». 45 Code civil art. 311-‐19 : « En cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l'auteur du don et l'enfant issu de la procréation. Aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l'encontre du donneur ».
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Mais pourquoi ne pas imaginer une approche qui, au lieu de mettre verticalement face à face deux demandes de preuves irréductibles l’une à l’autre et forcément inconciliables entre elles, une approche qui les mettrait horizontalement face à face, chacun, dans le respect de l’anonymat, livrant à l’autre les raisons les motifs, les explications de son acte ou de sa démarche et permettant à chacun de conserver son droit à l’anonymat dans un cas, son droit à la recherche dans l’autre, sans avoir à se découvrir d’un coté et sans pouvoir toucher le fait générateur de l’autre ? La preuve qui démontre, cédant la place à la preuve qui montre permettant la résilience réparatrice en maintenant le secret protecteur comme un voile permettant à la fois de dire sans monter et de passer ainsi d’un état à un autre sans avoir pour autant trahi le premier au bénéfice du second46. L’actualité de cette question ne tient-‐elle pas, en sus des données techniques qui l’entourent, au fait que la société dans son ensemble s’interroge sur la connaissance de ses origines ? b) Les limites posées par la loi : La preuve doit être légalement admissible. La légalité de la preuve peut se poser au regard de l’une des trois significations de la preuve (l’acte, l’administration de l’acte, l’effet de l’acte) La loi peut définir le mode de preuve admissible : Code civil art. 1341 : « Il doit être passé acte devant notaires ou sous signatures privées de toutes choses excédant une somme ou une valeur fixée par décret, même pour dépôts volontaires, et il n'est reçu aucune preuve par témoins contre et outre le
46 Voir sur ce point A. Bergeaud op. cit. p. 58
contenu aux actes, ni sur ce qui serait allégué avoir été dit avant, lors ou depuis les actes, encore qu'il s'agisse d'une somme ou valeur moindre. Le tout sans préjudice de ce qui est prescrit dans les lois relatives au commerce». La loi peut également définir la valeur d’une preuve : Code civil art. 1356 : « L’aveu judiciaire fait pleinement fois contre celui qui l’a fait » La loi peut enfin se prononcer sur la manière dont la preuve est récoltée en particulier dans le domaine des relations antre le client et son avocat C’est alors que la loi arrête, dans certains cas ou devant certains faits le chemin de la preuve. La preuve éclaire mais pour éviter que, dans certains cas elle n’aveugle, la loi peut interrompre le champ de sa course : -‐> Le secret professionnel 47 -‐ le secret professionnel du notaire : Le droit à la preuve découlant de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut faire échec à l'intangibilité du secret professionnel du notaire. Le droit à l'administration de la preuve se heurte donc aux règles se rapportant au secret professionnel et ce même si la production des pièces constituant cette preuve a pour but d'établir la commission d'un dol ou des pactes actes prohibés.
47 Voir notamment A. Bergeaud op. cit. p. 463 et rapport de la cour de Cassation 2012 p. 332
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La Première Chambre a ainsi approuvé une Cour d'appel qui a décidé d'écarter des débats des correspondances échangées entre un notaire et son client ou échangés entre le notaire et le mandataire de ce dernier pour preuve de la commission d'actes illégaux48. (Première chambre civile 4 juin 2014 pourvoi n°12-‐21. 244, Legifrance). Il n'est reçu aucune preuve par témoins ou présomptions contre et outre le contenu des actes (Code civil Article 1341). Cette preuve peut cependant être invoquée pour interpréter un acte obscur ou ambigu49 -‐ le secret professionnel de l’avocat : Le secret professionnel, avec la gestion du conflit d’intérêt, constitue l’une des pierres angulaires du ministère de l’avocat. Alors que pendant longtemps aucune mesure ne faisait état du secret professionnel de l’avocat, la loi règlemente désormais la matière : 50 « En toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense, les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-‐ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères, les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel ». Cette règle dont le principe est essentiel impose une réflexion particulière au regard des nouveaux champs d’activité de l’avocat.
48 C. Cass. Civ. 1ère Ch. 4 juin 2014 N° 12-21.244 source Legifrance 49 C. Cass. Civ. 1ère Ch. Civ. 26 janvier 2012 N°10-‐28356, BICC n°761 -‐ 1er mai 2012 et Legifrance. 50 Loi N° 97-308 du 7 avril 1997, art. 66-5
En effet, lorsque l’avocat, dans le cas du contrat de fiducie ou lorsqu’il exerce en qualité de mandataire en transaction immobilière ou en qualité d’agent sportif, la question peut se poser de savoir s’il n’y a pas dans l’exercice de ses nouvelles fonctions des actes détachables qui, revêtant une certaine autonomie, pourraient être soumis à un régime particulier -‐ Le secret des affaires : Le régime des preuves dans le droit des affaires en général et au regard du respect du secret en particulier présente une particularité : si le secret n’est pas établi si donc la preuve n’est pas établie, le juge peut être privé d’un éclairage substantiel, lui permettant de rendre sa décision. Si par contre la preuve est établie et le secret révélé, la partie dont s’agit peut perdre un avantage concurrentiel important. Telle est la raison pour laquelle l’article L 563-‐4 alinéa 1 du code de commerce dispose que : « Sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à l'exercice des droits de la défense d'une partie mise en cause, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence peut refuser à une partie la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d'autres personnes. Dans ce cas, une version non confidentielle et un résumé des pièces ou éléments en cause lui sont accessibles ». Nous sommes là en présence d’un cas très particulier d’atteinte au principe du contradictoire qui met le juge non seulement au dessus des parties mais au carrefour des intérêts en présence, puisque lui-‐seul est en possession de l’ensemble des pièces qui lui permettent de rendre une décision.
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En faisant du juge le dépositaire de preuves non communiquées par une partie à l’autre le législateur a marqué une évolution importante du sens de la preuve qui poursuit ainsi son évolution et se teinte d’un caractère objectif. La preuve n’est plus, ou plus seulement un droit processuel subjectif. Elle devient aussi, progressivement, un droit objectif. -‐> La preuve de faits diffamatoire : La loi interdit la preuve de faits diffamatoires s’ils concernent la vie privée ou portent sur un fait constituant une infraction amnistiée, prescrite ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision51. II – La preuve en mouvement évolue vers un droit objectif : 1) La preuve en marge du procès : 1-‐1 : la preuve en amont du procès L’article 145 Code de procédure civile dispose que: « S'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».
51 Loi du 28 juillet 1881 sur la liberté de la presse. A noter que la Conseil Constitutionnel dans une décision du N° 2011-131 du 20 mai 2011 rendue sur QPC a annulé la prescription de dix ans antérieurement prévue par l’article 35 de la Loi du 28 juillet 1881.
La pré-‐constitution de preuves, qui existait dans l’Ancien droit, a été supprimée par une Ordonnance de 1667 en raison des abus auxquels elle donnait lieu. Il n’est pas inintéressant de relever qu’au moment ou le droit à la preuve prend une connotation de droit objectif, il renoue avec des procédés de l’ancien droit pour lequel la preuve n’était pas tant la chose des parties que le reflet d’une vérité objective, à laquelle on pouvait d’ailleurs parvenir par des moyens divers. La prohibition de la pré-‐constitution de preuves a été constamment maintenue dans l’ancien Code procédure civile aux motifs que l’action en justice nécessitant l’existence d’un litige « né et actuel », la pré-‐constitution de preuves ne pouvait être recevable à l’instance52. Il convient néanmoins de noter l’existence de fortes considérations à la fois doctrinales et jurisprudentielles en faveur d’une remise en cause du statu quo. La doctrine soulignait en effet la nécessité de procéder à la conservation des preuves en vue de leur production future53 et la jurisprudence reconnaissait la possibilité, pour le juge des référés d’établir, par voie d’expertise, des preuves en prévision d’un changement qui rendrait impossible la constitution ex post des preuves54. Cependant, (comme dans beaucoup d’évolutions jurisprudentielles, notamment en droit administratif), le juge, après avoir incité au changement, en a freiné l’application.
52 Voir : C. Cass. Requêtes 6 février 1900, Dalloz 1900, I, p. 167 53 Voir M. Jantin, « les mesures d’instruction « in futurum » » Dalloz 1980, chron. P. 205, cité par A. Bergeau op. cit. p. 74 ss. 54 Cass. Req. 7 nov. 1894, Dalloz 1895 – I – p. 8 et CA Paris, 23 oct. 1953, Dalloz 1953 p. 688
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Alors que le Décret N° 75-‐1123 du 9 décembre 1975 a réformé l’article 145 du Code de Procédure Civile, la jurisprudence a longtemps subordonné la mise en œuvre de mesures in futurum à l’urgence. Cette jurisprudence, très restrictive, et confirmée par trois arrêts du 7 mai 2008 de la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a été renversée par un arrêt du 15 janvier 2009 55 : l’urgence n’est plus une condition requise pour que ces mesures soient ordonnées, il suffit désormais d’un motif légitime. La combinaison des articles 10 du code civil, 11 et 145 du code de procédure civile prévoit que lorsqu'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige et si aucun empêchement légitime ne s'oppose à cette production, il puisse être ordonné à des tiers, sur requête ou en référé, de produire tous documents qu'ils détiennent 56 Cette articulation entre une jurisprudence, et une doctrine qui ont anticipé une évolution nécessaire, prélude à la nécessaire adoption de textes dont l’application a par la suite été freinée par la jurisprudence illustre l’alternance de frein et d’accélérateur qui caractérise le mouvement dialectique qui oscille en allant sans fin du législateur au juge, sous le regard parfois bienveillant, le plus souvent critique, d’une doctrine à l’affut de la nouveauté et gardienne de la permanence. Dans le cas d’espèce, la constitution de la preuve ex ante57, marque le prélude à une
55 C. Cass. 2ème Ch. Civ. N° 08-10771, source Legifrance, 56 C. Cass. 2ème Ch. Civ. 26 mai 2011 N° 10-20048, source Legifrance 57 Qui me semble préférable à la dénomination de la preuve « pré-‐constituée » qui peut sembler induire le sentiment d’une recherche de la vérité à travers l’établissement forcé d’une réalité vouée à disparaître.
véritable révolution de la preuve, et à travers elle, de l’action. En effet, la conséquence de l’article 145, et supprimant toute corrélation nécessaire entre l’action en justice et la constitution de la preuve a deux conséquences notables : -‐ la première tient à ce qu’une partie, en sollicitant du juge le droit de constituer une preuve sans action, met pratiquement le juge en demeure d’accéder à sa demande dès lors que certains pré-‐requis tenant à la nécessité de procéder à ces mesures s’imposent. Dans la réalité et dans la pratique judiciaire, dès lors qu’une personne (on ne peut parler de « partie » en l’absence d’action) s’adresse au juge, par voie de requête ou de référé, pour obtenir la désignation d’un expert aux fins d’établir des preuves, le juge est dès lors dépossédé d’au moins une de ses prérogative qui consiste a avoir le droit d’initiative de la mesure. Une sorte de glissement procédural fait du requérant le quasi dépositaire d’un élément essentiel du pouvoir judiciaire : celui d’avoir, ou non, l’initiative d’une mesure prise non seulement dans l’intérêt de la partie qui saisit le juge mais également dans l’intérêt d’une bonne administration ultérieure de la justice. De cette ambivalence nait le risque d’une utilisation déplacée, voire d’une manipulation du droit que l’article 145 CPC attribue à une personne de mettre en œuvre une mesure d’instruction aux fins d’établir ou de conserver une preuve. En effet entre la prudente volonté de faire établir par un expert, sous l’autorité du juge la photographie de la réalité à un instant T, et d’établir ainsi des preuves dans la perspective d’une éventuelle action ultérieure impose que la démarche, qui porte en elle l’ombre portée
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de l’autorité judiciaire dont elle procède, soit exempt de tout vice et qu’elle soit parfaitement loyale. En effet si la constitution de preuves à l’occasion d’un procès, dans le cadre d’une action en cours, peut souffrir des effets de présentation qui, après tout sont l’art même de l’avocat, la constitution de preuve ex ante suppose la recherche d’un parfait équilibre afin que la réalité soit ici exposé sous toutes ses facettes. Là se trouve la limite de l’intérêt que le recours à l’article 145 présente pour une personne. 1-‐2 : la preuve en périphérie du prétoire : expertise et référé préventif:58 Avec l’article 145 apparaît une dimension nouvelle de la preuve : celle ci n’est plus seulement le moyen pour une partie de faire triompher sa cause. La preuve se pare d’une vertu euristique : elle devient le lieu de déposition non plus d’une vérité mais de ce qui apparaît comme étant désormais la Vérité déposé sur l’autel de la justice en prévision de différends ultérieurs mais aussi afin de prévenir ces différends. La preuve acquiert ainsi une dimension nouvelle et dans le long cheminement qui de l’analyse des signes, en passant par l’aveu inquisitorial, et en allant vers la preuve, moyen d’établissement d’une vérité judiciaire, nous fait dépasser celle-‐ci au profit d’une
58 Voir rapport de la Cour de Cassation 2012 p. 284
preuve instrument pédagogique de compréhension d’un fait et de la position prise par divers intervenants autour de ce même fait. Au fond la preuve ainsi établie ex ante apparaît à la fois comme le moyen de protéger un droit avant qu’il soit mi sen cause mais aussi comme un moyen d’éviter un contentieux. Cette double fonction permet de penser que les mesures ainsi prise, à la demande d’une « personne » (et non d’une « partie ») non seulement ne sont pas constitutives d’une action, mais sont dépourvue de lien avec une action qui, par définition n’existe pas au moment de la demande 59 . Elles n’interviennent pas pour défendre un intérêt mais un intérêt éventuel. 2) La preuve en dehors du procès 2-‐1 : L’extension du domaine de la preuve : l’ère de la complexité a) La complexité extrinsèque 60 La preuve et la réalité : une situation d’ « échappement méthodologique ». 61
59 Voir contra l’opinion de A. Berthet op. cit. p.76 60 Voir rapport de la Cour de Cassation 2012 p. 218 sur la question du doute et de la présomption qui en résulte en matière de transfusion sanguine est en faveur du demandeur (le patient) contre le défendeur (l’établissement) qui doit établir la preuve exonératoire de sa responsabilité. 61 À titre d’exemple d’échappement méthodologique, voir : Code du sport Article L232-‐15 : Sont tenus de fournir des renseignements précis et actualisés sur leur localisation permettant la réalisation de contrôles mentionnés à l’article L232-‐5 les sportifs, constituant le groupe cible, désignés pour une année par l'Agence française de lutte contre le dopage parmi : 1° Les sportifs inscrits sur la liste des sportifs de haut
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La recherche de la preuve tend nécessairement à la recherche de la simplicité puisqu’il s’agit d’établir la réalité indiscutable d’un fait parfaitement compréhensible. Or la réalité, ou plus exactement les réalités auxquelles sur lesquelles s’applique la recherche de la preuve sont de plus en plus complexes et de ce fait sans cesse intelligible par un nombre de plus en plus restreint de personnes. Une sorte de cartographie de la compréhension collective pourrait ainsi être établie : niveau ou sur la liste des sportifs Espoir au sens du présent code, ou les sportifs ayant été inscrits sur une de ces listes au moins une année durant les trois dernières années ; 2° Les sportifs professionnels licenciés des fédérations agréées ou ayant été professionnels au moins une année durant les trois dernières années ; 3° Les sportifs qui ont fait l'objet d'une sanction disciplinaire […] lors des trois dernières années. Ces renseignements peuvent faire l'objet d'un traitement informatisé par l'agence, en vue d'organiser des contrôles. Ce traitement informatisé portant sur les données relatives à la localisation des sportifs est autorisé par décision du collège de l'agence prise après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés. 4° Lorsqu'au moins deux sportifs d'une même équipe ont utilisé ou détenu une substance ou une méthode interdite, le directeur des contrôles de l'Agence française de lutte contre le dopage apprécie la nature des contrôles auxquels doivent être soumis les membres de l'équipe ayant participé à la même compétition ou à la même épreuve ; Annexe II-‐2 (art R232-‐86) : « Pour mettre en oeuvre les contrôles individualisés mentionnés au III de l'article L232-‐5, le directeur des contrôles désigne les personnes qui doivent transmettre à l'Agence française de lutte contre le dopage les informations propres à permettre leur localisation pendant les périodes d'entraînement ainsi que le programme des compétitions ou manifestations mentionnées au 2° du I de l'article L232-‐5, auxquelles elles participent. Ces informations peuvent faire l'objet d'un traitement informatisé par l'agence, en vue d'organiser des contrôles. Ce traitement automatisé portant sur les données relatives à la localisation individuelle des sportifs est autorisé par décision du collège de l'agence prise après avis motivé et publié de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ».
-‐ dans une société traditionnelle une grande partie des phénomènes collectifs et individuels est globalement compréhensible par une grande partie des membres de la collectivité. 62 -‐ dans les sociétés contemporaines une proportion croissante des activités individuelles et sociales devient de plus en plus hermétique à un nombre de plus grand de personnes. La constitution de la preuve devient ainsi le résultat d’un processus de plus en plus complexe au service d’une réalité qui a de plus en plus de difficulté à rester accessible et simple. La recherche de la preuve est en situation d’échappement méthodologique comme on parle d’échappement thérapeutique dans le cas d’un diagnostic médical qui impose le recours à des traitements de plus ne plus lourds pour des résultats de plus en plus incertains. La preuve est peut-‐être réelle mais elle risque de devenir « im-‐pertinente » en raison de son éloignement de la capacité de compréhension moyenne du juge et des parties elles-‐mêmes. Telle est l’une des raisons de la constitution de pôles spécialisés au sein des tribunaux faire de soumettre l’expertise de la preuve à la preuve d’une expertise compréhensible. b) La complexité intrinsèque
62 C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles au sein de société traditionnelles, les détenteurs d’un pouvoir, qu’il soit politique, religieux, médical, juridique ou autre, érigent des barrières d’autant plus étanches que la réalité de leur connaissance différentielle avec le reste de la population est relativement peu élevée. Cette barrière, au moins autant que leurs connaissances objectives, est à son tour la source d’un pouvoir qui devient d’autant plus réel qu’il se protège.
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L’une des difficultés de la preuve tient à ce que sa recherche déclenche une dynamique. Doit-‐on rechercher une preuve « totale », une preuve « complète » c’est-‐à-‐dire que tous les éléments constitutifs du fait sont bien réunis mais également qu’aucune altération, vice ou déchéance ne peut en amoindrir la valeur63. Mission impossible, doublement impossible car quelles que soient les ramifications qui enserrent la réalité pour établir la pertinence concrète du fait, la nature, rebelle par nature suscitera sans cesse de nouvelles interrogations, qui sortent du droit, qui sortent de la science pour nous laisser en présence d’interrogations dont la nature philosophique échappe au droit pour nous laisser en présence de questions dont l’intérêt majeur est bien de formuler des interrogations plus que d’apporter des réponses. Or le droit à besoin de réponses. Impossible aussi parce que l’objet du procès, le motif du déclenchement de l’action est de trancher un litige, de donner une réponse d’élaborer une vérité judiciaire, au carrefour de l’intérêt privé des partie de l’intérêt collectif de la société qui est de maintenir la paix civile au prix de millions de vérités philosophiquement voire moralement approximatives mais juridiquement impeccables. 63 Tel est notamment la conception de E. Bartin, cité par H. Motulsky, qui critique la méthode de « décomposition » de la preuve par E. Bartin, en affirmant que les faits dont la preuve est nécessaire sont ceux qui correspondent « aux éléments de droit générateurs du droit subjectif invoqué » Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs de droits subjectifs re-édition Dalloz 2002 N° 99, p. 102 -> N° 115 p. 128 A. Berteaud, prend le parti de H. Motulsky qui me semble avoir assez injustement critiqué la thèse de E. Bartin … sans avoir à mon sens apporté de preuve suffisante. En effet l’apparent absolutisme logique dans lequel Motulsky voudrait enfermer l’administration de la preuve suffirait, s’il était avéré, à éviter la quasi totalité des procès qui justement tiennent à un certain empirisme assumé dans la définition des limites apportée à l’étendue de la preuve.
Il faut donc accepter cette approximation : la preuve met la vérité à l’épreuve, elle tangente le réel. Son but ultime est d’arriver à cette sorte d’état de grâce d’où il résulte qu’il n’y a plus de discussion raisonnablement possible entre les acteurs du procès. Il faut savoir arrêter une preuve afin d’éviter que par abus, elle ne suscite de nouveau, un doute. Le droit à la preuve est le reflet d’une évolution qui tend à l’inflation contemporaine des droits subjectifs, qui, entrainés par le poids de leur multiplication tendent à se décomposer à l’infini au risque de se décomposer tout court. (i.e : droit au bonheur...au travail…à la paresse...64). 2-‐2 : Les limites du système de la preuve: a) Les limites procédurales : Or compte tenu de la rapidité du flot de l’information et de la nécessité à laquelle la justice est soumise de suivre le mouvement général d’accélération afin de ne pas perdre complètement pied la preuve judiciaire doit se mettre elle-‐même à l’épreuve. La recherche du maintien à tout prix du syllogisme classique appuyé sur un appareil de faits solidement étayés par des preuves « irréfutables » doit sinon être remis en cause au moins être interrogé sur son juste positionnement dans l’architecture générale des droits processuels. Déjà les prescriptions de la Chancellerie en France aboutissent à trois phénomènes qui
64 Paul Lafargue – essai - 1888
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impose un recentrage du rôle de la preuve afin de faire face à l’écart qui se produit entre l’inflation contentieuse (relative) d’une part et la diminution des moyens matériels dont disposent les juridictions : -‐ plaidoirie par observations qui impose de laisser dans l’ombre les éléments de contexte qui ne seraient pas établis de façon certaine avec le risque qui en résulte d’évacuer par des réponses rapides, voire hâtives l’objet même d’une partie des affirmations et des contestations sans avoir la possibilité de présenter de faire valoir d’expliquer les preuves produites. -‐ le formatage des conclusions afin de permettre aux greffes leur reprises in extenso dans le corps même des jugements. -‐ démarches entreprises pour parvenir à une issue non contentieuse du litige dont la juridiction est saisie. b) Les nouvelles frontières non contentieuses de la preuve : A l’autre extrémité de l’arc les affaires complexes retiennent, sans doute plus qu’auparavant l’attention des magistrats qui doivent être certains de comprendre avant de juger et d’examiner, cette fois de façon très approfondie les preuves rapportées. Dans les deux cas, relégation de la preuve dans des marches lointaines ou au contraires « trituration » méthodique de la preuve, on voit celle-‐ci, droit subjectif processuel se parer d’une couleur de droit objectif réel. La preuve devient un devoir, ni un droit, ni une obligation juridique au sens étroit du terme mais une charge morale dont on est dépositaire au nom d’un droit auquel on
participe, au sein duquel on s’inscrit mais qui dépasse le cadre de l’intérêt propre d’une personne juridique, « partie potentielle ». La preuve devient devoir objectif, qui fait écho à la recherche de la vérité dans les droits archaïques tels qu’ils existaient avant l’émergence de la preuve Parmi les nouvelles frontières non contentieuses de la preuve figure celles qui sont liées au développement des modes alternatifs de règlement des litiges (MARL): Il y a à cet égard, deux façons de voir évoluer le rôle de la preuve influencée par le développement des MARL. Soit on considère que la fonction de la preuve étant de convaincre le juge, la marginalisation de celui-‐ci, voire sa disparition entraine nécessairement la marginalisation ou la disparition de la preuve dont la fonction s’évapore. Soit -‐ et cette option semble la plus fondée -‐ on considère que la preuve a pour rôle de convaincre mais pour convaincre il faut expliquer et dans le contexte arrondi des modes alternatifs de règlement des litiges, cette fonction pédagogique assure à la preuve la conquête de nouveaux territoires et une légitimité étendue qui sort des prétoires. Mais l’évolution ne s’arrête pas là. Si les litiges sortent du cadre du procès et que la preuve les suit vers ces nouvelles frontières du droit, que sont les MARL, qu’en est-‐il de la preuve et du tribunal. Le procès écrit le Professeur Cornu est « un litige soumis à un tribunal, une contestation pendante devant une juridiction » et on sent bien que le procès et le tribunal forment les
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territoires naturels de la preuve, fonctionnel dans un cas, matériel dans l’autre. Or ces territoires, bordés par des frontières mouvantes forment des sous-‐ensembles flous, et il est remarquable de voir avec quel souplesse, quelle dextérité, le droit et d’une façon générale le raisonnement juridique, ont peu à peu quitté les rivages tracés au cordeau des catégories stables pour forger des concepts qui reflètent et épousent les réalités mouvantes de notre temps. Il suffit de penser à l’émergence des notions de bilan coût-‐avantage, principe de précaution, procès équitable, pour saisir le caractère novateur de ces concepts. Or, si on se remémore le fait que la preuve est l’ombre de l’action et que son caractère essentiellement processuel la fait dépendre de ce qu’est une action, il semble normal que la notion même de preuve se départisse des contraintes formelles de ses définitions antérieures et qu’elle se prête elle aussi au bal des notions souples dès lors qu’elle se dégage de l’action. A la preuve faite pour trancher ou pour légitimer le sabre du juge, se substitue ainsi la preuve qui caresse la réalité, l’époussette, la fait sortir de sa gangue au profit d’une nouvelle fonction : la fonction pédagogique de la preuve. L’idée que la preuve est nécessairement liée à l’action et donc au procès cède ainsi au profit d’une conception extensive dont l’application la plus manifeste réside dans l’application de la preuve in futurum visée à l’art. 145 du CPC Le droit à la preuve est-‐il lié à l’existence du procès (d’où sa nature de droit subjectif processuel). Cette corrélation impose de s’entendre sur ce qu’est un procès. Or, par un effet de rebond, la
preuve en sortant du prétoire, attire le procès lui-‐même en dehors de cette enceinte : A la définition essentiellement matérielle du procès (« litige soumis à un tribunal 65 ) succède une approche moins organique, qui repose sur des critères plus vastes tenant au fait même que finalement l’appréciation de ce qu’est un tribunal n’est plus une affaire aussi clairement définie qu’auparavant. L’équation tribunal égal juridiction étatique ne tombe plus toujours juste66. Le développement contemporain des juridictions arbitrales, et du rôle de l’arbitre « personne privée investie de la mission de trancher la contestation qui lui est soumise et de rendre une décision » 67 a marqué une brèche dans l’ordonnancement classique qui conférait au juge des tribunaux étatiques le monopole de la décision judiciaire de la même façon que la preuve est sortie du procès avec l’article 145 du CPC, le jugement est sorti du tribunal. Or il en est en des mouvements du droit comme de beaucoup d’autres mouvements : il est souvent plus difficile de freiner une évolution que de la déclencher68.
65 G. Cornu, vocabulaire juridique op. cit. 66 De la même façon la loi peut-elle toujours être définie comme un acte voté par le Parlement dans la forme prévue par la Constitution, n’y a t il pas de plus en plus d’actes ou de normes qui, à des degrés divers, reflètent l’expression d’une volonté généralement répandue (sinon de la volonté générale) et sont revêtus d’une force quasi-obligatoire : les différents contrats d’abonnement téléphoniques, ou de souscription à des cartes bancaires, ne présentent pas entre eux beaucoup plus de différences qu’il n’y en n’a entre les diverses façons d’appliquer une loi. Comme la loi, ils sont globalement, homogènes et quasi-obligatoires et ne sont en réalité soumis qu’au contrôle minimum qui donne au législateur soumis à une réalité qui semble lui échapper en proportion directe du nombre d’actes qu’il adopte, comme un vizir muni d’un tape mouches qui en en écrasant dix en verrait apparaître cent. 67 A. Bergeaud op.cit. p. 145 N° 173 68 E. Junger « Jardins et routes » Tome I – 1939-1940
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L’essor de l’arbitrage n’a été que le prélude à l’émergence d’autres formes d’édiction des normes, et de réglementation des différends qui peuvent résulter de leur application : L’apparition protéiforme des « AAI » autorités administratives indépendantes a délocalisé à la fois la source des normes et le traitement de leur application concrète dans un mouvement général empreint d’une recherche de plus de souplesse et de précision.69 Si la souplesse des catégories n’est que l’accompagnement d’une confusion des idées, la preuve court le risque de devenir un prétexte qui au lieu d’éclairer la pensée, obscurcit le jugement. La question est dès lors de savoir si la preuve se dissout dans le consensus, et dans un consensus dont les modes d’expression échappent parfois à toute règle de forme au profit de la recherche de l’impact le plus fort et le plus rapide, au détriment d’une appréciation plus équilibrée et de ce fait plus juste des situations au risque de créer des désordres irréparables. Les médias contemporains, qui ne juge pas mais qui condamnent néanmoins, parfois sans preuve, procèdent ainsi par affirmations définitives, parfois éphémères et rectifiées mais rien ne répare l’erreur initiale. On peut réparer une erreur mais on ne peut pas l’effacer (dialogue des carmélites : souffrir passe, avoir souffert demeure).
69 À titre indicatif et à seul fin de montrer l’ampleur du phénomène notons l’existence de : CADA (commission d’accès aux documents administratifs) CNCIS (commission nationale de contrôle des interception de sécurité, CNIL (commission nationale informatique et liberté) ARCEP (autorité de régulation des communications électroniques) CSA (conseil supérieur de l’audiovisuel) AMF (autorité des marchés financiers) auquel le CE a refusé la qualification de juridiction (CE 4 mai 1998, Dalloz 1999, somm. com. P. 249) CSC (commission des sécurité des consommateurs)
La calomnie qui est une affirmation dépréciative fausse et donc non prouvée produit ses effets dévastateur en raison même de l’absence de preuve. 70 Francis Bacon (1561-‐1626), dans son traité De la dignité et de l’accroissement des sciences (1623), livre VIII, chapitre II,71 s'exprime ainsi : « Comme on dit ordinairement : Va ! Calomnie hardiment, il en reste toujours quelque chose (audacter calumniare, semper aliquid haeret). C’est cette dimension là que l’avocat doit garder présent à l’esprit s’il veut épouser son temps sans renier ses principes. Conclusion : Ni tout à fait droit exclusivement subjectif processuel, ni complètement droit objectif. Il n’y a peut-‐être rien à découvrir. Et c’est sans doute heureux car il n’y a rien de plus difficile et de plus rare en droit qu’une découverte qui puisse se parer d’une qualité autre que celle d’un beau vernis, de ceux qui n’apparaissent
70 Voir la tirade plus connue de Basile dans le « Le barbier de Séville » de Beaumarchais acte 2 scène 8 « La calomnie, Monsieur! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez; j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'y prenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'oeil; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait? » 71 De la dignité et de l’accroissement des sciences (1623) livre VIII, chapitre II
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qu’après une succession infinie de couches et de ponçages.72 Nous avons vu en introduction que la vérité que recherche la preuve judiciaire n’est pas la vérité théologique. Nous voyons maintenant que ce n’est pas non plus la vérité philosophique ni la vérité scientifique. La recherche juridique et judiciaire de la preuve dans l’établissement d’un fait ou d’un acte a pour objet de transformer une ombre en miroir, de nous permettre de nommer une réalité en acceptant les limites et les aléas de toute définition qui aurait pour ambition d’en épuiser l’identité. Peut-‐être au fond que la preuve n’est qu’une présomption totalement aboutie, de la même façon que ce qui est réel, pour Karl Popert73, est d’abord ce qui ne peut être réfuté. Et peut être est ce d’ailleurs ce refus peu courageux qui laisse apparaître la vrai nature de la preuve qui est sans doute d’osciller entre les deux pôles d’un droit objectif et d’un droit subjectif, faisant de ce mouvement la marque de son identité et de cette souplesse le secret de son inaltérable jeunesse. Mais le droit ayant besoin de certitudes, tout ceci n’est peut-‐être qu’un songe, celui d’où sa sœur tire Alice en lui disant: « Réveillez-‐vous, chère Alice ! Quel long somme vous venez de 72 Il en est de même en philo « … rien n’est plus difficile en philo qu’une découverte. Sauf si on triche. Tous les philosophes trichent d’ailleurs … […] tous jouent la comédie de la rigueur alors qu’ils fondent leur raisonnement sur une fumée. Elle s’appelle « intuition chez Bergson, mais aussi chez Descartes, cœur chez pascal, noësis chez Platon, raison pratique chez Kant, raison suffisante chez Leibnitz, volonté chez James … » (in « Les bêtises – Jacques Laurent p. 268) 73 Karl Popert (1902-1994) épistémologiste évolutionniste auteur de (notamment) Un univers de propensions : deux études sur la causalité, L'Eclat (1992) et La société ouverte et ses ennemis (1945).
faire ! […] mais maintenant courez à la maison prendre le thé ; il se fait tard. »
Arnaud Lizop Avocat au Barreau de Paris
Fondateur d’Avocap