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LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » : APPROCHE SOCIO-HISTORIQUE D’UNE CATÉGORIE DE CHÔMEURS Nathalie HUGOT-PIRON mars 2009 Doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) Centre Maurice Halbwachs (CMH-CNRS)

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LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » :APPROCHE SOCIO-HISTORIQUE

D’UNE CATÉGORIE DE CHÔMEURS

Nathalie HUGOT-PIRON

mars 2009

Doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)Centre Maurice Halbwachs (CMH-CNRS)

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DEUXIÈME PARTIE

LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » OU L’EXTENSION D’UNE PROTECTION

À la Libération, on aborde un contexte socio-historique résolument différent : le deuxièmeconflit mondial et la longue période de l’Occupation ont profondément bouleversé etaffaibli la société française. Cette période correspond à une période historique en voie derupture avec le passé des syndicats d’ingénieurs, même si les modes revendicatifs et lesréclamations sont encore proches de ceux de l’entre-deux-guerres. Néanmoins, cettepériode représente un moment charnière où les cadres vont devenir numériquement etsymboliquement de plus en plus importants dans la société française en incarnant pro-gressivement le « mythe fédérateur » de la modernité de société salariale [Bouffartigue,Gadea, 2000, p. 22]. Alors qu’ils n’étaient que 50 à 60 000 ingénieurs diplômés dansl’entre-deux-guerres, le groupe professionnel des ingénieurs et cadres comprend entre120 000 et 140 000 individus en 1945 (73). Mais ils ne sont pas encore recensés dans lastatistique générale.

C’est avec les arrêtés Parodi-Croizat du 22 septembre 1945, consacrant un statut légal à lanotion de cadre à partir du principe de détention d’un diplôme ou d’une expérience pro-fessionnelle jugée équivalente, que les cadres obtiennent une première reconnaissanceofficielle (74). Cette définition sera largement reprise par la suite dans les nomenclaturespour définir l’émergence de ce nouveau groupe social qui admet, autour des ingénieurset cadres supérieurs, d’autres catégories professionnelles comme les techniciens, lesagents de maîtrise et les VRP. Les arrêtés Parodi établissent en outre une classificationdes salariés et une hiérarchisation des salaires, ainsi que des comités d’entreprise avec lacréation des premiers collèges des cadres.

Au sein de ce nouveau contexte historique, la formule des « ingénieurs âgés » réapparaîtsous la forme des « ingénieurs et cadres âgés » au cours des années 1950, et évolue defaçon plus autonome sous les traits du « cadre de plus de 45 ans » ou du « cadre âgé »tout au long de cette décennie jusqu’aux années 1960. Ce slogan s’intègre alors dans unepolitique de la main-d’œuvre, destinée à rompre avec le régime de Vichy et devient un« problème social » dans une politique publique de lutte contre le chômage à l’heure oùles classes moyennes constituent un appui politique incontournable [Guillaume, 1997].Les années d’après-guerre forment donc un environnement social dans lequel l’expres-sion catégorielle continuera à être employée par les syndicats d’ingénieurs et cadrescomme argument revendicatif, au même titre que celui des « ingénieurs âgés » dans lasituation protectionniste antérieure. La formule, portée par la jeune génération de syndi-calistes de l’entre-deux-guerres, sera donc réutilisée afin de poursuivre le travail de soli-darité corporative entamé par leurs prédécesseurs. Mais, contrairement aux décenniesprécédentes, leurs vœux de reconnaissance seront cette fois-ci pris en compte par l’Étatgrâce au contexte politique approprié au croisement de trois influences : le rayonnementdu syndicalisme des travailleurs intellectuels, le renouveau d’une politique de la vieillesseorientée vers la protection des « travailleurs âgés », et le déploiement d’une politique del’emploi privilégiant des dispositifs de placement et de formation professionnelle. Aussicette deuxième partie vise-t-elle à démontrer comment la période des « TrenteGlorieuses » permet à la formule protectionniste des « ingénieurs âgés » de s’introduiredans le tourbillon des mesures sociales de l’État-providence, État gaulliste et réformistequi s’affirme comme principal « réparateur » des problèmes sociaux auprès de certainescatégories de population, comme les « jeunes » ou encore les « vieux » [Paugam,Schweyer, 1998]. Loin de prétendre à l’exhaustivité sur l’ensemble de cette longue périodehistorique, notre démarche est d’apporter quelques éclairages sur le renforcement dusyndicalisme des ingénieurs et cadres, dans sa détermination à protéger la vieillesse deses membres.

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(73) Bulletin hebdomadaire de la Confédération générale des cadres (CGC), Le Creuset, Organe des ingénieurset cadres administratifs et commerciaux, n° 6, mars 1945.(74) Arrêtés Parodi, J.O. du 27 septembre 1945.

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CHAPITRE 4 – LE RENOUVELLEMENT DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS ET ÉMERGENCE DES CADRES À LA LIBÉRATION

Après la guerre et l’interdiction des syndicats sous Vichy, le syndicalisme des ingénieurset cadres se reconstruit en rupture avec le passé. De profondes modifications vont trans-former l’ancien paysage syndical de l’entre-deux-guerres, caractérisé par une récentefusion des syndicats d’ingénieurs et l’émergence d’un nouveau groupe de « collabora-teurs » auprès de qui les ingénieurs s’identifient en tant que « cadres ». La France seremet progressivement d’une guerre longue et coûteuse, qui laisse la place à une périodede reconstruction politique et économique sous la IVe République (1947-1958). La Libé -ration constitue dès lors une seconde étape dans le syndicalisme des ingénieurs qui comprend vite le rôle que ceux-ci peuvent jouer dans le relèvement de la société française,au lendemain de la guerre. À cet égard, Yves Fournis, secrétaire générale de la CGC,exprime cette évidence sans détour.

« Un monde est en train de se former ; il nous appartient d’en être les constructeurs, car,au siècle de la machine, il serait illogique d’espérer construire quoi que ce soit, sansfaire appel aux ingénieurs » (75).

Ces années d’après-guerre sont dominées par l’émergence de la catégorie naissante descadres, dont le nom est ancien puisqu’il désigne depuis la fin du XVIIIe siècle l’ensembledes officiers et sous-officiers [Grelon, 2001] (76). C’est donc un nouveau groupe social,« réalité importante et tangible » qui s’impose progressivement dans la société françaisegrâce au rôle moteur que la CGC impulse en regroupant à partir du noyau des ingénieurs« des individus mal définis qui occupent des positions de pouvoir intermédiaire dans lesentreprises » pour « constituer un ensemble objectivement hétérogène mais suffisammentunifié symboliquement pour imposer la croyance dans son existence en tant que groupesocial spécifique et nouveau » [Descostes, Robert, 1984, p. 7 ; Boltanski, 1982, p. 127]. Elleaccepte les techniciens, les contremaîtres et les VRP, autant d’individus issus de mondessociaux et professionnels éloignés des ingénieurs, mais qui parviennent à se reconnaîtreau sein d’un même groupe à partir d’une identité collective homogène et charismatiquedu cadre en obtenant des droits garantis par l’État [Ibid.].

4.1. Les transformations du paysage syndical

Le paysage syndical des ingénieurs se transforme et plusieurs groupements d’ingénieursdisparaissent. Plus particulièrement l’USIF et la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI)cessent toutes activités sous la IVe République. L’USIF est dissoute lors du décès de soninitiateur en 1943, Paul Boucherot, à qui en définitive incombait la vivacité de ce groupe-ment. Mais son idéologie, loin d’être oubliée, perdure chez certains syndicalistes issus dela jeune génération. En revanche, le déclin de l’USIC est amorcé. Ce syndicat conserveencore quelques centres d’intérêts. Il sera renommé le Mouvement des cadres, ingénieurset dirigeants Chrétiens (MCC) en 1965, mais son influence dans le nouveau syndicalismedes ingénieurs et cadres sera désormais marginale. La FASSFI perd son caractère syndi-cal en devenant la Fédération des associations et sociétés françaises d’ingénieurs diplômés(FASFID) en 1956, quand elle supprime définitivement les « syndicats », déjà rayés sousVichy, pour ne conserver que les « diplômés ».

Toutefois, elle conservera un certain pouvoir en jouant un rôle essentiel dans la créationd’autres organismes fédérateurs comme la création de l’Union des associations et sociétésindustrielles françaises (UASIF) en 1948, puis le Conseil national des ingénieurs français(CNIF) en 1957, avec lequel elle fusionne pour créer l’actuel Conseil national des ingénieurset scientifiques de France (CNISF) en 1992.

Il ne reste maintenant plus qu’un seul syndicat de l’encadrement en présence, la Confédé-ration générale des cadres (CGC), à laquelle la FNSI est affiliée. La récente CGC est née le15 octobre 1944 de la transformation du Comité d’action syndicale des ingénieurs et

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(75) Texte d’introduction d’Yves Fournis, Ingénieurs et Cadres de France, n° 18, janvier 1947.(76) Mais ce vocable pourrait être bien plus antérieur encore. Lors son séminaire « Professions techniques »,André Grelon a notamment fait mention de l’évocation du vocable « cadre » dès le XVIIIe. Plus tôt encore, FrançoisJacquin situe son apparition dès le XIIIe siècle [Jacquin, 1955, p. XII].

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cadres (CASIC) qui a reçu l’adhésion de la FNSI, du GSCD, la FIATIM et du syndicat desVRP. La CGC regroupe alors 32 fédérations et syndicats de l’encadrement, et s’installe au30 rue de Gramont sous la direction de Jean Ducros, Roger Millot et Yves Fournis. Endépit de cette fusion, des oppositions subsistent entre la FNSI et la CGC qui ne représen-tent pas les mêmes populations. D’un côté, la FNSI a pour vocation de rassembler lesingénieurs dans la continuité des syndicats de l’union. De l’autre, la CGC promulgue dansun dessein plus ambitieux, une identité d’encadrement plus générique acceptant aussid’autres catégories de salariés jusqu’alors ignorées, comme les agents de maîtrise ou lestechniciens. Il y a bien là une différence dans les fondements : il s’agit, d’un côté, dereprésenter les ingénieurs et de l’autre, les cadres. À ce propos, André Grelon insiste toutparticulièrement sur le fait que ces deux groupes socioprofessionnels se sont toujoursvécus comme très différents, et qu’il convient plutôt de parler des « ingénieurs et cadres »pour montrer que ces alliances ne se sont pas réalisées sans méfiance, les ingénieursétant toujours prêts à se séparer des cadres [Grelon, 2001].

4.1.1. L’expansion de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres (FNSIC)

La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI) devient la Fédération nationaledes syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs (FNSIC) au congrès du 27 avril 1946,où il est décidé de sa fusion avec le Groupement syndical des collaborateurs diplômésdes grandes écoles et des facultés (GSCD) qui regroupe depuis 1937 des « collabora-teurs dont les fonctions dans les entreprises s’établissent au même niveau que celles desingénieurs » (77). C’est ainsi que la FNSI devient par nécessité la FNSIC par le groupe-ment de cadres diplômés et renomme sa revue, Ingénieurs et cadres de France (78). Sespremiers comités de bureau se composent de Jean Ducros (président de la CGC de 1944à 1955), Yves Fournis (FNSI), Jean de Front Réaulx (CTI), Claude Massoulier (SPID) et denombreux syndicalistes de l’USIF dont, Georges Wolff, Daniel Florentin, Joseph Virolle,René Gruzelle, Louis Janssen, Henri Benoit-Guyod, Edouard Delacommune, MauriceDablincourt, Joseph Virolle, Paul Dubois, Henry Lion, pour ne citer que les principaux (79).

Sous la dépendance des syndicats fondateurs, le rôle de la FNSI est de mettre en place unsyndicalisme catégoriel « constructif », où il est convenu que l’action syndicale doits’exercer auprès des pouvoirs publics et des organisations patronales. Dès sa création,elle regroupe 22 000 adhérents et devient rapidement une organisation importante. En1947, la FNSI et la CGC mettent en place un système de double affiliation, dans lequel lesingénieurs et cadres sont affiliés à la fois à des organismes professionnels dits« verticaux » (textile, métallurgie, fonction publique…) et à la FNSIC où sont étudiés tousles sujets à caractère interprofessionnel dits « horizontaux », tels que le chômage, la for-mation professionnelle, la prévoyance, le placement et les brevets d’invention. Ces diffé-rents sujets se constitueront ensuite en « commissions » au sein de la fédération, etseront traditionnellement passés en revue lors des congrès annuels de la fédération.

4.1.1.1. Les salaires, la retraite et le placement

Durant les années 1950, les revendications syndicales de la FNSC concernent les salaires,le logement, la scolarité, les allocations familiales et la réforme de l’enseignement. Laquestion des salaires est l’un des principaux sujets de revendication défendus par laFNSI. Dès sa création, en 1937, elle a déjà protesté contre le manque de règles définissantl’échelle des salaires des ingénieurs qui reposait, selon elle, sur des textes réglementairestrop imprécis. Sur le même front des revendications, la FNSI a multiplié ses démarchessur le volet de la « prévoyance » auprès des organisations patronales, comme on a déjàpu le voir. Ce qui explique qu’à la fin de la guerre, la retraite des ingénieurs continue à êtreun sujet de lutte, perçu par les syndicats d’ingénieurs comme un objet « d’inquiétude » dès1945 en expliquant que « dans une période aussi instable que celle que nous traversons,les travailleurs s’inquiètent à juste titre des moyens de garantir à leurs vieux jours desressources suffisantes » (80). Cette inquiétude syndicale réapparaît en février 1946 dans lacirculaire d’informations, où il est question de proposer une série d’idées pour faciliter etaccompagner la retraite des ingénieurs, soit en développant « l’assistance sociale et la

(77) Bulletin d’information de la FNSIC, Ingénieurs et Cadres de France, n° 53, janvier/février 1956, p. 23.(78) Circulaires d’informations, Paris : FNSI, 1945-1948. La circulaire d’informations de la fédération change denom à partir de mai 1948 (n° 25) pour s’intituler par la suite Ingénieurs et cadres de France.(79) Fonds d’archives privées de Roger Millot (F delta 1065) : carton 36 (cadres/ingénieurs/CGC/FNSIC/CIC).(80) Circulaire d’informations – Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI), n° 3, mai 1945.

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solidarité », soit en allégeant la fiscalité après 60 ans pour qu’ils puissent bénéficier d’uneretraite (81).

« Serait-ce parce que ces vieux, qui sont honteux d’être devenus pauvres et d’avoir vufondre leur épargne, fruit d’un travail et de privations péniblement accumulées, n’ontpas le courage ou la force de manifester, eux aussi, dans les rues ? Mais leur honte estcelle de la société, de cette société qui les laisse mourir de faim après les avoirdépouillés. Ils sont des centaines de milliers que les lois d’exception ont ruinés etréduits à la misère. Sommes-nous en France sous la IVe République, ou bien au paysdes Hottentots, où les personnes âgées sont abandonnées hors du Kraal, où elles péri-ront tuées par la faim, ou bien encore dans telle autre région où existent des cocotiersqu’on secoue ? Non !… Nous sommes seulement en pays civilisés où on laisse les vieuxchez eux, mais où, après les avoir dépouillés peu à peu, on les laisse mourir de chagrinet de misère. Et on ose parler de progrès social !… » (82).

Parmi les autres sujets de revendication défendus par la FNSI, les questions de l’emploi etle « placement » font également partie des réclamations de la fédération. Son intentionest de défendre le placement privé des cadres, ce qu’elle réalise déjà en proposant à sesadhérents un service de placement analogue à ceux des syndicats d’ingénieurs d’avant-guerre.

C’est dans ce contexte syndical, que l’ancienne thématique de l’« ingénieur âgé » varesurgir dans le syndicalisme des cadres d’après guerre, par l’action concertée d’une poi-gnée de syndicalistes opposés à l’Ordonnance de 1945 décrétant l’obligation de cotisationau régime unique de Sécurité sociale et le monopole de l’État sur le placement et, par-làmême, la fin des bureaux de placements privés. Aussi la FNSI aura-t-elle un rôle tout àfait déterminant dans l’émergence du groupe socioprofessionnel des cadres endéployant, dès la Libération, une forte présence syndicale.

4.1.1.2. Des militants engagés

Le militantisme de la FNSI continue à être porté par la jeune génération des militants del’entre-deux-guerres qui ont participé à la réunification, tels Paul Dubois, Georges Wolff,Daniel Florentin, Joseph Virolle, Henry Benoit-Guyod, Maurice Dablincourt, René Gruzelle,Claude Massoulier ou Victor Delacommune. Dans cette période historique, on retrouveaussi d’autres syndicalistes de la IIIe République comme Roger Millot qui jouera un rôleimportant dans le syndicalisme des cadres sous la IVe République. Il exercera un rôle d’in-fluence et de persuasion auprès de nombreuses personnalités politiques (83). Citonsaussi Albert Lecompte, autre acteur important issu du GSCD, où il a eu un rôle importantpuisqu’il a été le deuxième vice-président, mais sur lequel nous savons encore peu dechoses. Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (1920), Albert Lecompte tra-vaille dans le secteur industriel de la métallurgie. Dans les années 1950, il occupe unemploi de directeur commercial en parallèle de ses activités militantes à la FNSIC-CGC età la CTI, où il parvient à obtenir le siège de vice-président. Dans cette dernière organisa-tion, il a la responsabilité de plusieurs groupes de travail au ministère du Travail où ildéfendra la formation et le placement des ingénieurs et cadres avec l’aide d’un autre syn-dicaliste, Jean Lavrillat. De façon générale, tous ces acteurs syndicaux de la FNSIC-CGCvont poursuivre ce qu’ils avaient entrepris avant la réunification des syndicats, en s’atta-chant à pérenniser le syndicalisme d’ingénieurs tout en s’adaptant au nouveau contextepolitique. L’ensemble de leurs actions sera soutenu par l’ancienne Confédération des tra-vailleurs intellectuels (CTI), dont le pouvoir sera croissant tout au long de la IVe Répu-blique.

4.1.2. Le soutien réitéré de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI)

La CTI continue à progresser. Elle parvient à réunir 300 000 adhérents en 1950 et 600 000en 1970, alors que sa consœur, la Confédération internationale des travailleurs intellec-tuels (CITI), est moribonde au lendemain de la guerre. En contraste, la CTI connaît unrayonnement considérable sous la IVe et la Ve République (depuis 1958) grâce à son nou-veau président, Alfred Rosier, haut fonctionnaire qui avait auparavant en charge la direc-

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(81) Ibid., n° 8, janvier-février 1946.(82) Ibid., n° 14, août-septembre 1946.(83) Fonds d’archives privées de Roger Millot (F delta 1065).

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tion du Bureau universitaire de statistique (BUS). À l’origine, le BUS a été conjointementcréé avec le ministère de l’Instruction publique, l’Union nationale des associations géné-rales d’étudiants de France (UNEF) et la CGPF dans un contexte de crise, en 1932/1933.Conçu comme cellule de documentation et de statistique sur les étudiants, ce bureau apour vocation de recueillir des données en raison de l’inquiétude suscitée par l’insuffisancede débouchés professionnels liés aux circonstances économiques. Il bénéficie de subven-tions et d’un hébergement grâce au patronage du ministère de l’Éducation nationale et duministère du Travail (84). Fort de ces différents patronages lui donnant autorité, le BUSprendra de l’ampleur par la montée du chômage grâce à sa capacité de production statis-tique, et nommera à sa tête un jeune fonctionnaire jusqu’alors inconnu, Alfred Rosier.Celui-ci deviendra un personnage important dans le syndicalisme des travailleurs intellec-tuels puisqu’il succédera à André Sainte-Laguë à la tête de la CTI, et occupera conjointe-ment le poste de directeur de la main-d’œuvre au ministère du Travail de 1947 à 1957.

4.1.2.1. Une nouvelle présidence à la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) :

Alfred Rosier (1900-1986)

Dans les années 1920, ce docteur en droit milite dans les milieux estudiantins à Lyon, oùil devient directeur d’une Association générale d’étudiants (AGE). De 1937 à 1939, AlfredRosier est directeur de cabinet de Jean Zay [Prost, 2003]. Au cours de ces années, il s’en-gage aux côtés des travailleurs intellectuels et soutien le syndicalisme des ingénieurs. Iloffre notamment à l’USIF la possibilité de mesurer le nombre de diplômés et d’en évaluerson « surnombre » dans de nombreux écrits, et dans tous les lieux où il est invité à s’ex-primer : conférences dans les universités et les grandes écoles, Conservatoire nationaldes arts et métiers (CNAM), Musée social, etc. (85). Sous sa plume, l’argument des « plusde quarante ans » ou de « ceux qui ont plusieurs années d’expérience » se précise. Lanotion se transforme en variable démographique pour représenter les ingénieurs « âgésde plus de 45 ans ». Dans son premier ouvrage sur le Chômage intellectuel qui paraît en1934 au plus fort de la crise, si la qualité des débouchés ouverts aux jeunes diplômés estparticulièrement « angoissante » et le chômage des « jeunes ingénieurs » est quant à lui« sans espoir », celui des « vieux ingénieurs » est définitivement « alarmant » (86). Il sou-ligne en particulier « l’excès de diplômés », le « déclassement » des ingénieurs et les diffi-cultés de placement des « ingénieurs âgés », en continuité avec les thèmes revendicatifsde l’USIF.

« […] nous soulignerons la détresse des jeunes ingénieurs dont le stage se prolongerasans espoir, comme celle des vieux ingénieurs, [c’est-à-dire âgés de plus de 45 ans], for-tement spécialisés après 15 ou 20 ans de travail et qui subissent de ce fait un chômagecomplet et souvent définitif » (87).

« D’où provient cet état de choses ? Non point essentiellement des Facultés dessciences et des Instituts, ni même des Écoles des Arts et Métiers, dont le recrutementest limité et contrôlé par rapport à l’ensemble des effectifs scientifiques ; mais desécoles qui se créent et se développent sans ordre, sans discipline et où règne parfois unétat d’esprit déplorable… La première impression qui se dégage de ce domaine étantcelle d’une véritable anarchie » (88).

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(84) AN versement n° 19771191 (art. 15), ministère de l’Éducation nationale, direction de l’enseignement tech-nique : Bureau universitaire de statistique (statuts, fonctionnement, demandes de subventions 1941-1947) ; ANversement n° 19760147 (art. 298-336), Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE),comité de coordination des enquêtes statistiques : activités du Bureau universitaire de statistique, 1946-1968. LeBUS édite un bulletin d’informations hebdomadaire, Bulletin universitaire de statistique et de documentationscolaire et professionnelle, disponible à la BNF. Cette cellule de documentation est à l’origine de l’actuel OfficeNational d’Information sur les Enseignements et les Professions (ONISEP) ; AN 19870194 sur les origines del’ONISEP.(85) Rosier Alfred, « La statistique du chômage dans les professions intellectuelles », Le Musée social, n° 9, sep-tembre 1936, pp. 249-262 ; « La notion de chômage dans les professions intellectuelles », ibid., n° 8, août 1936,pp. 215-227 ; Chômage intellectuel, le rôle du Bureau universitaire de statistique de Paris, Amiens, Imprimeriedu progrès de la Somme, 1937 ; « Des remèdes à apporter au problème du chômage intellectuel », Agen, Impri-merie moderne, 2e rapport présenté à la section juridique du Musée social, 1937 ; « L’organisation du marchéintellectuel », in C. Bouglé (dir.), L’Encyclopédie française, t. XV, Éducation et instruction, Paris, Société de ges-tion de l’Encyclopédie française, 1939. (86) Rosier Alfred (1934), Du chômage intellectuel. De l’encombrement des professions libérales, Paris, Delagrave,p. 5.(87) Ibid. Entre crochets dans le texte.(88) Ibid. p. 69.

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Sous le Front populaire, Alfred Rosier est ensuite nommé chef de cabinet ministériel deJean Zay, ministre de l’Éducation nationale et de la culture. Pendant la guerre, il entredans la résistance, et fonde le groupe « Maintenir » qui réunit quelques partisans de laCTI, tels André Saint-Laguë, Maurice Dablincourt et Henri Benoit-Guyod, avec lesquels ilnoue de profondes amitiés (89). À la Libération, l’influence d’Alfred Rosier est décisive : ilest nommé chef de cabinet de René Capitant, ministre de l’Éducation nationale de 1944 à1945, puis devient directeur du Travail et de la main-d’œuvre en octobre 1947, en rempla-cement de Jacques Maillet. Fervent militant, proche de la mouvance socialiste (SFIO), ilconnaîtra après une brillante carrière politique de haut commis de l’État à la Direction dela main-d’œuvre où il défendra l’emploi des cadres, et participera activement à la sélec-tion de la main-d’œuvre étrangère sous la IVe République [Spire, 2005]. Il sera en outreélu membre du Grand Conseil du Musée social en 1946, porté à la vice-présidence duCentre d'études, de documentation, d'information et d'action sociale (CEDIAS) du Muséesocial en 1975, puis président d’honneur en 1979. Parallèlement, il conservera le poste dedirecteur du BUS pendant de nombreuses années, en lui donnant plus l’ampleur au débutdes années 1950 : il lancera la revue « Avenirs » à destination des étudiants, revue dontse charge l’actuel ONISEP, et conservera sa responsabilité jusqu’aux années 1950 et 1960,aidé par un secrétaire général adjoint, Jacques Thill (90). Aussi Alfred Rosier deviendra-t-il une personnalité politique incontournable, élu dans de nombreuses commissionsministérielles dans lesquelles il ne cessera de défendre la cause des travailleurs intellec-tuels. Grâce au cumul de ses deux mandats, son pouvoir d’actions sera donc considé-rable.

Cette nouvelle période historique du syndicalisme des ingénieurs et cadres est doncdépendante de ce personnage-clé, sur lequel rien n’a été écrit. Il travaille avec PierreDemondion, chef du premier bureau à la direction de la main-d’œuvre. Celui-ci détientégalement un mandat syndical en tant que secrétaire général à la CTI. Ces nominations seprésentent donc comme de grandes opportunités pour les syndicats d’ingénieurs et decadres, qui saisissent alors l’ouverture qui se présente à eux pour gagner en représentati-vité dans un contexte de la IVe République, propice au développement des classesmoyennes [Guillaume, 1997]. La CTI soutient en effet systématiquement les revendica-tions de la FNSIC et de la CGC dans un contexte de protection des travailleurs intellec-tuels, où les ingénieurs et cadres sont inclus. Et d’ailleurs la CGC ne s’en cache pas, et ledéclare ouvertement dans son bulletin : « La CTI est toute disposée à appuyer auprès despouvoirs publics les demandes que nous lui formulons » (91).

4.1.2.2. De nouvelles orientations

À la Libération, la CTI détient un pouvoir considérable qu’elle consolide avec les forces degauche. Ses réclamations sont à peu près semblables à celles des années 1930 : elles por-tent sur le chômage (placement, formation des cadres, insertion de la « jeunesse diplô-mée »), la défense des artistes et des professions libérales (protection de la création intel-lectuelle, placement des artistes du spectacle, régimes de retraite, politique en faveur deshandicapés), soutien du syndicalisme étudiant (logement, santé). Progressivement, ellereprend ses activités en lien permanent avec les ingénieurs et cadres. En fait, les respon-sables syndicaux de la FNSIC et de la CGC ne sont pas courtoisement accueillis à la CTIpour participer de temps à autre à quelques projets. Bien au contraire, ce sont de ferventspartisans de ce mouvement auquel ils sont particulièrement attachés. C’est le cas dessyndicalistes comme Henri Benoit-Guyod, Maurice Dablincourt, Albert Lecompte ouGeorges Wolff, qui sont persuadés de la possibilité de construire une grande défense cor-porative propre aux travailleurs intellectuels. Dès lors, profondément investis dans cetteorganisation, ils contribuent à leur manière à la politique de lobbying menée par la CTI en ralliant députés et parlementaires influents à la cause du travail intellectuel. Aussi l’influence de la CTI sera-t-elle incontournable dans le paysage politique à partir de 1947et ce, jusqu’à la fin des années 1970, même après le départ d’Alfred Rosier au terme de laIVe République.

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(89) Ce qui expliquera sans doute l’engagement militant des ingénieurs dans le mouvement des travailleursintellectuels.(90) Francis Danvers (1990), Le Bureau universitaire de statistique d’Alfred Rosier : mémoire et modernité.Conservatoire national des arts et métiers. (91) Le Creuset, n° 140, février 1950.

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4.1.3. Les sections cadres dans les centrales ouvrières et groupements associatifs

Par ailleurs, le paysage syndical se compose aussi des nouvelles sections cadres des centra les ouvrières. Même si la CGC reste dominante dans le syndicalisme des cadres, les centrales ouvrières représentent aussi des forces montantes rivales, sur lesquelles laCGC aura l’idée de s’appuyer pour renforcer sa légitimité par la défense du paritarisme[Grunberg, Mouriaux, 1979]. En 1944, la CFTC crée la Fédération française des syndicatsd’ingénieurs et de cadres (FFSIC) pour regrouper les ingénieurs, cadres et techniciensdevant la concurrence de la jeune CGC qui attire les cadres de confession catholique. Tou-te fois, la FFSIC sera relativement proche des ingénieurs et des travailleurs intellectuels.Son président, Jean Escher-Desrivières, d’ailleurs lui-même ingénieur, deviendra membreactif du comité de bureau de la CTI (92). La FFSIC se transforme en Fédération des syndi-cats d’ingénieurs et cadres chrétiens (FSIC) en 1964 au moment de la déconfessionnalisa-tion de la CFTC, puis en Union générale des ingénieurs, cadres et assimilés (UGICA-CFTC)en 1974 qui intitule son bulletin d’information le Syndicalisme chrétien. En réaction, la CGTcrée en 1948 l’Union générale des ingénieurs et cadres (UGIC) avec sa revue Options »,afin de s’opposer à la syndicalisation des cadres à la CGC. Ses statuts sont modifiés en1963, puis l’UGIC élargit son recrutement aux techniciens en devenant l’UGICT en 1969.Quant à Force ouvrière, la Fédération nationale des ingénieurs et cadres (FNIC), issue dela constitution de la CGT-FO en 1948, maintient son évolution au sein de la Confédérationen réunissant une population très disparate [Grunberg, Mouriaux, 1979]. La FNIC se trans-forme ensuite en Union des cadres et ingénieurs (UCI-FO) en 1977.

Les cadres sont aussi représentés par d’autres syndicats dont le nombre d’adhérents estplus réduit, comme le SCIP (Syndicats de cadres de l’industrie de pétrole), l’UCT (Uniondes cadres et techniciens) ou encore la FAC (Fédération autonome des cadres) de laSNCF, issue de la CGT et qui représente 20 000 adhérents.

Quant aux groupements associatifs d’ingénieurs et cadres, plusieurs d’entre eux se créentau lendemain de la guerre, et notamment le Centre des jeunes patrons (CJD) fondé en1944 [Bernoux, 1974] ou encore l’ACADI (Association de cadres dirigeants de l’industriepour le progrès social et économique), groupuscule crypto-chrétien créé en 1946 par desingénieurs polytechniciens. L’ACADI regroupe des dirigeants d’entreprises et cadres supé-rieurs salariés, désireux de promouvoir l’idée de progrès dans les entreprises et dansl’économie tout entière [Benguigui, Monjardet, 1968]. Ils éditent une revue mensuelle,l’Association de cadres dirigeants de l’industrie pour le progrès social et économique, quiprendra fin en 1975 sans doute en même temps que le groupement. L’Association natio-nale des directeurs et chefs de personnel (ANDCP), dont l’accès à leurs archives nous a étérefusé, a également été créée à la Libération par une dizaine de directeurs du personnel.Cette association, sans doute composée de francs-maçons, est partisane d’un dévelop -pement de la formation des cadres par l’organisation de cycles de conférences et de sessions de formation. Certains de ses dirigeants, comme Robert Michard, ont soutenu lesyndicalisme des cadres.

4.2. La bataille de la Confédération générale des cadres (CGC)

Le contexte de reconstruction sociale et économique de la France d’après-guerre offreaux syndicats les moyens de poursuivre et de renforcer les travaux déjà accomplis parleurs prédécesseurs, en organisant un nouveau syndicalisme catégoriel qui se nourrira,plus ou moins consciemment, de l’expérience des anciens aussi bien sur le plan des pra-tiques syndicales que sur celui des valeurs, des symboles et des représentations [Groux,2001]. Toutefois, la réussite de ce groupe, en quête d’une nouvelle identité, n’est pas sanscompter avec des débuts difficiles. Au sortir de la guerre, la CGC n’a pas encore de légiti-mité auprès du gouvernement français qui est davantage occupé par le redressementnational. La CGC restera fragile entre 1944 et 1954, puis connaîtra son développement àpartir de 1956 jusqu’en 1975, quand elle passera de 120 000 à 300 000 adhérents (93).

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(92) Fonds d’archives interfédérales et confédérales de la CFDT : Inventaire de la Fédération française des syndi-cats d’ingénieurs et cadres (FFSIC) de 1946 à 1960 et de l’Union confédérale des cadres (UCC) de 1944 à 2000.(93) André Malterre ou l’honneur des cadres, Avant-propos de Nathalie Malterre, Edition France-empire, 1976,p. 43.

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4.2.1. Des débuts difficiles

Contrairement à la FNSIC qui a hérité de la doctrine de ses prédécesseurs, la CGC, poursa part, doit tout construire. C’est pourquoi, dans les premiers temps, la CGC occupe uneposition de repli pour faire face aux attaques qu’elle subit d’abord vis-à-vis du nouveaugouvernement qui ne la reconnaît pas comme instance représentative des cadres. À laLibération, le ministère du Travail est sourd aux nombreuses demandes de la CGC. Ilconserve une certaine défiance à l’égard de cette organisation syndicale (94). En effet, laparticipation de certains syndicalistes à la Charte du travail sous le gouvernement deVichy laisse au lendemain de la guerre un climat de suspicion, écartant la CGC de toutereprésentativité [Jacquin, 1955]. Les attaques sont virulentes à son égard : par exemple,le journal socialiste Le Populaire porte de vives critiques en février 1946 en l’accusantd’un esprit vichyssois. Face à ces critiques, la Confédération adopte une stratégie dedéfense en lançant un appel au rassemblement avec les sections cadres de la CGT et de la CFTC. Sous ce projet, ils visent à obtenir davantage de représentativité vis-à-vis del’État, sachant toutefois que la Confédération est favorable à un syndicalisme catégoriel« différentiel », c’est-à-dire un syndicalisme qui sépare distinctement les ouvriers descadres. En effet, le ministère du Travail est plus attentif à la CGT et au parti communiste,plutôt qu’à un syndicat de cadres. Dans ces circonstances, la CGC riposte et appelle à unemobilisation générale et au droit de grève. Des manifestations sont organisées dans larue, ainsi qu’un meeting à la salle Wagram en mars 1946 (près de 3 000 participants) pourmarquer l’échec des négociations avec le gouvernement De Gaulle. Son intention est des’engager dans une action d’envergure pour occuper davantage le terrain syndical. Ce quil’amène à réorganiser son bureau, en juin 1946, précédée de quelques jours par la réorga-nisation de la FNSIC où Yves Fournis est appelé à exercer la fonction de président. Aucentre de ces réorganisations, Roger Millot occupe une place dans le nouveau bureau dela CGC en tant que vice-président. Ce nouveau bureau vise désormais à adopter une atti-tude plus offensive vis-à-vis du gouvernement. Et la pression porte ses fruits puisqu’enjuillet 1946, le gouvernement fait un premier geste d’ouverture en recevant en entretien leprésident de la CGC, Jean Ducros.

Satisfait de ce premier échange, le gouvernement convient en septembre 1946 de mettreen place une commission paritaire où siègeront des représentants des syndicats d’ingé-nieurs et de cadres adhérents à la CGT, CFTC et CGC. Cette décision est sans contestel’une des premières victoires gagnées par la CGC, victoire qui lui ouvre les portes du gou-vernement. Ce qui lui permettra de participer aux commissions du plan de la Sécuritésociale. L’ouverture du gouvernement met donc un terme aux difficultés de représentati-vité de la CGC qui parvient à être reconnue officiellement comme instance de dialogue.Ces événements sont considérés comme une victoire qui doit se fêter et, pour cela, laCGC décide de renommer symboliquement leur bulletin d’informations, Le Creuset –La Voix des cadres, qui devient désormais le supplément de l’organe officiel de la CGC àpartir de 1947 (95). Ce nouveau titre sonne comme un renouveau mais surtout comme ungrand soulagement pour la CGC.

4.2.2. Le « triptyque revendicatif » du syndicalisme des cadres

Bien que rassurée, la CGC n’en demeure pas moins plus combative. Elle s’engage à récla-mer une meilleure reconnaissance des cadres et continue à se plaindre « du peu d’atten-tion formulée à l’encontre des cadres » (96). Ses revendications sont en effet de deuxordres : elle souhaite, d’une part, étendre son influence par une meilleure représentativitédans différentes institutions et notamment au Conseil national économique, qui a été

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(94) Comme le démontre l’extrait suivant issu d’une lettre envoyée par la CGC au ministre du Travail : « Nousprenons acte, Monsieur le Ministre, qu’une fois de plus nos lettres ne méritent pas une réponse […] Faut-ilconclure que vous êtes gêné pour nous dire ce que vous pensez et que vous préférez, en vous taisant, laisserplaner le doute et la suspicion sur notre mouvement, sur nos aspirations, sur notre indépendance », Circulaired’information-FNSI, n° 15, mars 1946.(95) Le Creuset appartient au début à la CGT qui a constitué ce journal en novembre 1944. Installé rue des Martyrs à Paris, ce journal s’adresse aux ingénieurs et cadres administratifs et commerciaux de la CGT qui ontla volonté d’unifier la catégorie des cadres avec celle des ouvriers. C’est en juin 1946 que la CGT signale un pro -blème de financement du journal et ouvre à ce moment-là ses rubriques à la FNSI et la CGC, mais également àla CFTC. Puis en mars 1947, Le Creuset est repris par la CGC en conservant une partie de l’ancien comité derédaction du journal. Le Creuset, organe des ingénieurs et cadres administratifs et commerciaux devient LeCreuset-La Voix des cadres (1947-1987), organe officiel de la Confédération générale des cadres [Olivier, 1995].(96) Le Creuset. La Voix des cadres, n° 59, août 1947.

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renommé le Conseil économique et social (CES) après la Seconde Guerre mondiale. Eneffet, ses relations avec le CES font clairement partie, dès 1947, de l’un de ses objectifs.La CTI négociera d’ailleurs sa présence jusqu’en janvier 1950, date à laquelle Jean Ducrosobtiendra le siège de président de commission. D’autre part, la CGC a la particularité dedéfendre principalement trois types de réclamation, ce que Guy Groux appelle le « trip-tyque revendicatif » : la défense de la hiérarchie des salaires, la fiscalité et la retraite descadres [Groux, 1986]. La hiérarchie des salaires se présente comme une notion qui dépassel’entreprise et qui s’étend à la société comme une nécessité, l’établissement d’un ordresocial où chacun occupe une place différente, ce qui justifie la différence des salaires. Àce titre, la CGC engage rapidement des pourparlers avec le CNPF sur la « prolétarisationdes cadres » pour lutter contre l’écrasement de l’échelle des salaires. Sur le plan del’équité, la CGC réclame un allègement de la politique fiscale par la révision du barèmedes impôts directs qui pèse sur les cadres. Quant aux retraites, la CGC est en faveur d’unrégime par répartition permettant aux ingénieurs et cadres de bénéficier du fruit de leursinvestissements. La crainte de la CGC est donc la généralisation d’une retraite contenantle risque d’une uniformisation qui ne tiendrait pas compte de la hiérarchie des salaires etde la carrière de chacun, comme l’explique l’extrait suivant du discours d’Yves Fournis aucongrès national du 24 juin 1945.

« En tout cas, ce que je voudrais dire, c’est que là encore il convient que nous fassionsbloc pour nous opposer à toute mesure qui pourra être prise par le gouvernement et quipourra avoir pour but de tendre à une retraite uniforme pour tous les français […]. Nouspensons, quant à nous, qu’il ne convient pas d’accorder la même retraite à tout lemonde. Il faut là encore tenir compte de l’effort de chacun » (97).

On s’aperçoit ainsi que même si la défense catégorielle de la CGC s’est toujours penséeplus ou moins en rupture avec le syndicalisme des ingénieurs, elle en est encore forte-ment inspirée. On retrouve encore un héritage prégnant du syndicalisme des ingénieurs,ce que Guy Groux appelle le « poids dans la “protohistoire” du syndicalisme des cadres »,c’est-à-dire ce que l’on pourrait désigner comme la « préhistoire » du syndicalisme descadres [Groux, 2001]. Tout d’abord, dans le souci de distinction déjà lancé par les syndi-cats d’ingénieurs qui s’efforcent d’imposer l’idée que l’ingénieur n’est pas un salariécomme un autre. Ce que la CGC va reprendre pour défendre la hiérarchie des salaires.Héritage aussi quant au rôle dévolu de l’ingénieur que l’on peut comparer avec le principequ’un cadre ne compte pas ses heures. Héritage encore, quant à la volonté de réfléchirsur l’identité catégorielle qui se résume pour les syndicats d’ingénieurs à « qu’est-cequ’un ingénieur et comment doit-il se comporter ? ». Cette réflexion est ensuite reprisepar les syndicats de cadres sous la thématique : qu’est-ce qu’un cadre ? On retrouve cesouci de définition communautaire dans l’ouvrage de Jacques Dubois, dirigeant syndica-liste à la CGC, à la recherche de ces critères d’appartenance (Chapitre 1 : « Qu’est-cequ’un cadre ? ») quand il appuie sa démonstration en prenant l’exemple des ingénieurs[Dubois, 1971]. Héritages alors, comme autant de transmissions signifiant que le groupedes cadres ne s’est pas créé de nulle part mais qu’il est bien le résultat d’une histoire pluslongue liée à celle des ingénieurs. Ce passé n’est plus très apparent. Mais la mémoire col-lective en garde des traces encore très vives, qui rappellent sans cesse que les cadressont « porteurs de cet héritage collectif qui ne cessera de marquer les comportements decette catégorie et dont les problèmes actuels des cadres pourraient être interprétéscomme les derniers échos ou, si l’on veut prendre une métaphore géologique, comme lesultimes répliques du séisme initial » [Grelon, 2001, p. 33].

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(97) Le Creuset, juin 1945.

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CONCLUSION

À la Libération, le syndicalisme des ingénieurs se modifie en profondeur à partir d’unenouvelle identité plus étendue à partir du terme « cadre », issu du vocabulaire militaire[Boltanski, 1982]. L’émergence du syndicalisme des cadres témoigne à son origine « defaire apparaître une sorte de classe moyenne entre le travail et le capital », dont le socleidentitaire se prolonge sur la base du salariat [Ferro, 2005, p. 343]. Toutefois, ce syndica-lisme naissant est encore fragile, d’autant qu’il est amené à composer avec les récentessections cadres des syndicats ouvriers qui attirent de plus en plus d’ingénieurs et cadres.En outre, les oppositions sont fortes entre les ingénieurs et cadres qui ne se pensent pascomme semblables. De son côté, le syndicalisme des ingénieurs va rapidement se struc-turer dans la nouvelle FNSIC. Son intérêt portera sur la formation professionnelle et lesstages de perfectionnement pour les « jeunes cadres », tandis que la CGC restera plusactive sur ses activités stratégiques de représentation et de pressions vis-à-vis des pou-voirs publics et du patronat. Par conséquent, le chômage des cadres ne constituera pastout de suite un enjeu syndical pour la CGC, chômage à propos duquel André Malterre(1904-1975), président de la CGC à partir de 1955, précisera encore qu’il ne faut pas « dra-matiser pour le moment » (98). La formule structurante des « ingénieurs âgés » ne serapas d’emblée acceptée par la CGC, même si la question des retraites constitue une priorité.

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(98) Le Creuset, n° 104, juillet 1949. Dans ce même numéro, la CGC aborde aussi pour la première fois le thèmedes « femmes cadres » et leur façon de commander (Le Creuset, n° 107, septembre 1949).

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CHAPITRE 5 – LA CONSTRUCTION D’UN « PROBLÈME SOCIAL » SOUS LA IVe RÉPUBLIQUE

Le groupe socioprofessionnel des cadres se forme donc dès les lendemains de la guerre.Ce groupe a la particularité d’avoir une évolution des effectifs particulièrement rapide.Les cadres représentent déjà 9 % des actifs en 1954 et atteindront 23 % en 1981. Concer-nant seulement la catégorie des cadres supérieurs et des professions libérales, leur tauxde croissance annuelle sera de + 5,6 % entre 1968 et 1975, alors que le taux de croissanceannuelle de l’ensemble de la population active ne sera que de 0,9 % sur la même période[Thévenot, 1984]. La composition de la population active de la société française change.L’apparition de la nouvelle catégorie fait naître de profonds bouleversements qui incitentl’État à prendre en compte ce « tiers parti », considérant bien souvent cette populationcomme une « catégorie particulière » sous la IVe République (99). Et ce, dès les lende-mains difficiles de la guerre qui s’ouvrent sur la nécessité d’un plan de reconstructionnationale et d’un important déficit de main-d’œuvre.

La période des années 1950-70 est caractéristique d’un contexte de développementexceptionnel, propice à l’expansion de la catégorie des cadres par la montée des classesmoyennes [Gadea, 2003], catégorie à laquelle sont attribuées les représentations d’unavenir meilleur, d’un renouveau économique et social, la « mystique de la croissance etdu progrès » [Paugam, Schweyer, 1998, p. 150], incarnée dans la figure idéale du « jeunecadre dynamique » [op. cit., Boltanski, 1982]. A contrario, l’image de la vieillesse, symboled’un ordre ancien, incarne les visions les plus pessimistes sur la question du vieillisse-ment démographique de la population, question à partir de laquelle va s’imposer lanécessité d’un « rajeunissement » en généralisant les retraites et en développant unepolitique de natalité. La vieillesse, « facteur d’archaïsme et de sclérose », à laquelle sontattachées les représentations les plus négatives, devient désormais un élément à combat -tre [Feller, 2005, p. 31]. En découle la volonté d’agir contre le « vieillissement professionnel» en tentant de maintenir en poste « les personnes âgées » ou les « travailleurs âgés » enraison de la pénurie de main-d’œuvre. Dès 1945, la Commission nationale provisoire de lamain-d’œuvre au ministère du Travail rend compte de nombreuses inquiétudes dontnotamment celles du chômage et du placement, mais aussi du vieillissement de la popu-lation (100).

5.1. Les ordonnances de 1945

À la Libération de Paris, le gouvernement provisoire rétablit les principes républicains etengage une série de réformes par voie d’ordonnances pour remplacer les dispositionsprises sous Vichy. Un grand nombre de textes est rédigé pour restaurer les libertés fonda-mentales dans le domaine économique, politique et social. Ces mesures sont très large-ment inspirées du programme d’actions du Conseil national de la résistance (CNR), quifait écho aux désirs de changement des français et, en premier chef, des résistants dansle domaine politique et social. Le référendum d’octobre 1945 traduit une volonté de tour-ner la page aux insuffisances de la IIIe République et de rénover en profondeur les institu-tions politiques. L’instauration de la IVe République répond donc à de nombreusesattentes, dont sera chargé le gouvernement provisoire. Parmi ces mesures, plusieursordonnances suscitent une vive opposition de la part des syndicats d’ingénieurs etcadres. En premier lieu, l’ordonnance du 24 mai 1945 qui fait de l’activité de placementdes travailleurs un monopole d’État, national et gratuit. Et, en second, l’ordonnance du4 octobre 1945 instituant le régime unique de Sécurité sociale qui apporte une vision radi-calement nouvelle de la protection sociale [Hatzfeld, 1971] (101). La France vit alors deprofonds changements sociaux portés par les hauts commis de l’État issus de la Résis -

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(99) Cf AN 19771152, art. 1-8 : Logement de catégories particulières de population (jeunes ménages, cadres, person nes âgées, famille inadaptée (1964-68).(100) AN 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre,direction départementale du travail) art. 8. Commission nationale de la main-d’œuvre : dossiers de séances(1945-1956).(101) Ordonnances n° 45-1030 du 24 mai 1945 relative au placement des travailleurs et au contrôle de l’emploi ;n° 45-2454 du 19 octobre 1945 sur le régime des assurances sociales applicables aux assurés des professionsnon agricoles.

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tance. Ce courant réformateur, refusant les inégalités sociales, ouvrira les portes ministé-rielles à diverses instances de négociation et aux syndicats professionnels [Bethouart,2006].

L’ordonnance, relative au placement, interdit la création de nouveaux bureaux de place-ment privés payants, et oblige les demandeurs d’emploi à s’inscrire auprès du servicepublic [Muller, 1991]. Mais, en réalité, le monopole ne sera jamais totalement réalisé[Charlier, 2002]. Si l’article premier de l’ordonnance stipule que les services régionaux etdépartementaux de la main-d’œuvre sont les seuls habilités à effectuer le placement destravailleurs, en revanche une brèche est taillée pour les syndicats d’ingénieurs et decadres par l’article 3 qui prévoie que les bureaux de placement gratuits, créés notammentpar les syndicats professionnels et les associations d’anciens élèves, pourront être autori-sés à continuer leurs opérations sous le contrôle des services régionaux et départemen-taux de la main-d’œuvre. En d’autres termes, les syndicats ne sont plus autorisés à placerles ingénieurs et cadres, mais à favoriser leur placement, ce qui introduit une nuance. Endéfinitive, l’objectif des syndicats est de conserver une main mise sur le placement afinde contourner une loi bien trop restrictive, qui remet en question les fondements commu-nautaires de la corporation en matière de solidarité. En particulier, la CGC est tout à faithostile au monopole de l’État en matière de placement et défend avec poigne l’autonomiedu placement des cadres.

Quant à l’ordonnance portant sur la généralisation obligatoire à une caisse de gestionunique sous contrôle de l’État, elle marque un terme théoriquement au système des assu-rances sociales. Dans une volonté de centralisation, la loi abroge les régimes convention-nels de protection sociale, défendus par les syndicats d’ingénieurs quelques annéesauparavant. Aussi les premières couvertures sociales, ressortant de l’initiative privée etbien souvent facultative, sont-elles remises en question, alors que 200 000 cadres enbénéficient déjà en 1945 [Chopart, Gibaud, 1989]. Le point de départ se situe ici, aumoment où les syndicats d’ingénieurs et cadres voient leurs derniers acquis sociauxremis en question. Leurs réactions sont immédiates. Ces ordonnances ont pour consé-quence une mobilisation considérable qui scelle la récente unification des syndicats d’in-génieurs et cadres. Les lendemains de la guerre s’ouvre donc sur une période essentiellepour les cadres qui réagissent devant cette main mise de l’État, en défendant toutd’abord leurs retraites, puis leurs placements.

5.1.1. La création de l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC)

C’est donc pour conserver ces acquis que la CGC, qui n’est pas encore considérée commeun syndicat représentatif, s’oppose sans hésitation au plan français de Sécurité sociale,en réaffirmant sa défiance dans un système basé sur l’obligation. Son opposition estdonc à la mesure de cette appréhension, et tourne vite à la colère. La mobilisation descadres est donc « massive et persévérante », jusqu’à l’acceptation d’un compromis garan-tissant le maintien de leur indépendance [CERS, 1962]. Elle s’organise grâce au soutiendes sections cadres de la CFTC et de la CGT, avec lesquelles est créé un Comité de défensecontre l’intégration obligatoire au nouveau régime assurantiel.

Au terme de plusieurs mois de discussions, le gouvernement, souhaitant l’appui de cegroupe social, cherche à résoudre rapidement le conflit : le ministre communiste, AmbroiseCroizat, constitue une commission paritaire avec les représentants des ingénieurs etcadres permettant de surseoir à l’amendement sur la cotisation obligatoire au régime dela Sécurité sociale (102). À l’issue de cette commission, la CGC obtient l’accord du gou-vernement de mettre en place un régime de retraite complémentaire spécifique auxcadres, fondé sur un système de répartition et géré paritairement avec le CNPF, la CGT, laCFTC et la CGC [Pollet, Renard, 1995]. Avec l’aide du patronat, un régime complémentairede prévoyance voit donc le jour le 14 mai 1947 grâce à un financement d’une cotisationpatronale de 1,5 % sous plafond, permettant de couvrir les risques de décès (103). Dès sa

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(102) AN 19760239 (Art. 3 : commission paritaire des cadres 1947-1950). Voir aussi Le Creuset, n° 28, septembre1946 et les nombreuses interrogations de la CGC dans sa participation ou non à la Sécurité sociale : « Les cadresdoivent-ils rester immatriculés à la Sécurité sociale », « La CGC en face de la Sécurité sociale ».(103) Sachant que les frais de maladie et de maternité sont désormais couverts par le régime de la Sécuritésociale.

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création, la CGC prend la direction de l’AGIRC sous la présidence d’Henry Lion qui laisseensuite sa place à Yvan Martin, après un mandat de deux ans. Henry Lion contribueradonc à la mise en place de l’AGIRC et à la définition des statuts de cette institution. Ilconservera un siège au conseil d’administration jusqu’en 1960 alors qu’il approche de sesquatre-vingts ans. Auprès de lui, on retrouve les leaders syndicalistes de la FNSIC-CGC etplus particulièrement Henri Benoit-Guyod, qui prendra à son tour la présidence du conseild’administration de l’AGIRC en 1968 (104).

Ainsi, au terme d’une longue bataille pour la défense des retraites, les ingénieurs etcadres parviennent à se doter d’un régime complémentaire de prévoyance dans le cadred’une gestion paritaire. Ce système de gestion à caractère inédit repose sur une organisa-tion par répartition, assis sur les tranches d’appointements supérieurs au plafond de laSécurité sociale. Les acquis antérieurs sont dès lors conservés et les vœux de solidaritéréalisés. Pour la première fois, un système par répartition est en mesure de redistribuerdu secours aux membres du groupe, sans qu’il n’y ait de participation financière de lapart de l’État.

Les syndicats d’ingénieurs et cadres arrivent donc au terme d’une première réalisation,dont les origines remontent au XIXe siècle, quand les premières organisations d’ingé-nieurs ont commencé à porter secours aux « anciens camarades » au chômage ou ensemi-retraite. La genèse de l’AGIRC est donc bien antérieure aux années 1930 et aux pre-mières conventions collectives du Front populaire, qui ont seulement dessiné lescontours d’un projet corporatif plus ancien.

Mais ce n’est pas dans ce cadre-là que la formule fédératrice se développera. L’exploitationdes archives de l’AGIRC ne laisse aucune trace de cette inquiétude. Même le vocabulaireest écarté, et les administrateurs de l’AGIRC préfèrent parler de « collaborateurs âgés deplus de 60 ans » (105). Comme si, arrivée au terme d’un long processus, la mobilisation n’aplus lieu d’être. Ce qui expliquerait l’effacement systématique du slogan devant l’action.En revanche, l’inquiétude est toujours maintenue sur la question du placement dont l’Étatveut faire son monopole. Par conséquent, les problèmes des « ingénieurs et cadres âgés »auront une résonance toute particulière, dans un contexte politique où le vieillissementest une source d’inquiétude.

5.1.2. Un gouvernement attentif aux « travailleurs âgés »

Pour bien comprendre leurs réactions, il est nécessaire de resituer le contexte politiquequi fait du « vieillissement » son cheval de bataille. Le vieillissement affecte la populationfrançaise qui a subi de nombreuses pertes durant la guerre. Il en résulte une modificationprogressive de la structure par âge, accentuée par l’arrivée à l’âge du mariage de la géné-ration née pendant la guerre de 1914 [Asselain, 1984]. Ce déclin démographique dans unepériode de reconstruction nationale mobilise le gouvernement provisoire dans des res-ponsabilités accrues dans le domaine économique et social. Face aux urgences de lareconstruction, la démographie se présente comme une priorité. Les pouvoirs publicscherchent rapidement à mettre en place des mesures en faveur de la natalité : l’ordon -nance du 4 octobre 1945 réaffirme le statut des caisses d’allocations familiales, et la loi du22 août 1946 crée l’allocation de maternité et l’allocation parentale.

Sous ces différentes formes, c’est l’image d’une « vieillesse fardeau » qui est stigmatiséepar les démographes, contre laquelle le gouvernement opte pour des mesures de résolu-tion, sans pour autant parvenir à concevoir une « doctrine d’intervention » [Feller, 2005 ;Paugam, Schweyer, 1998, p. 166]. Cependant les représentations négatives liées à lavieillesse ne satisfont pas les syndicats d’ingénieurs et cadres. Elles visent à déprécierl’image de la maturité professionnelle que les ingénieurs se sont toujours employés àvaloriser comme condition nécessaire à l’aboutissement d’une carrière réussie. Alors quele gouvernement s’attache à décrire la vieillesse en termes d’usure physique et d’obsoles-

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(104) Henry Lion, « La convention du 14 mars 1947 et son évolution », Droit social, n° 7-8, Les régimes complé-mentaires de retraites, juillet-août 1962, pp. 396-402.(105) Fonds d’archives des Associations générales des institutions de retraites des cadres (AGIRC-ARRCO) : Bulletins de l’AGIRC (1947-1968) et procès-verbaux du conseil d’administration de l’AGIRC (1947-1966).

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cence des compétences, la FNSIC et la CGC entameront une campagne de persuasion àcontre-courant du discours généralisé, en tentant de convaincre que le vieillissementn’est pas le même pour toutes les professions et qu’en particulier, les ingénieurs etcadres sont vieux bien plus tard que les autres.

Les lendemains de la guerre sont marqués par de nombreuses études démographiquesdémontrant un accroissement des vieillards dans la population française, ce qui ne peutlaisser indifférent les autorités scientifiques et politiques. L’Institut national des étudesdémographiques (INED) fournira notamment de nombreux articles à ce sujet dans sarevue Population au cours des années 1950 et 1960. Le vieillissement des cadres devientpar-là même un sujet d’intérêt en avril 1948, lors du premier colloque organisé sur laquestion du vieillissement où l’on entend « faire avaliser par les plus hautes autorités »les thèmes favoris sur le vieillissement des Français [Feller, 2005, p. 29]. Organisées parl’Alliance nationale contre la dépopulation, l’INED et l’Institut national de la statistique etdes études économiques (INSEE), les Trois journées pour l’étude scientifique sur levieillissement de la population proposent de nombreuses communications sur les consé-quences négatives du vieillissement et le déclin de la France (106). En contraste avec lesnombreuses interventions sur l’usure et le vieillissement de la population, le démographeet sympathisant de la cause des travailleurs intellectuels, Jean Daric, ingénieur diplôméde l’EPCI et chef de service à l’INED, se prononce sur un vieillissement différencié pourles « cadres âgés » en accord avec la feuille de route des ingénieurs et cadres. Faisantautorité sur la question, il déclare que si la vieillesse est synonyme de déclin dans les pro-fes sions manuelles, il n’en est pas de même pour les « intellectuels âgés », comme lesmédecins, les ingénieurs et les cadres qui atteignent le maximum de leurs capacités intel-lectuelles en prenant de l’âge. Par conséquent, il déclare d’emblée que la « cessation bru-tale de l’activité » est « nocive » pour ces catégories de travailleurs, à qui il est nécessaired’aménager des fins de carrière.

« Plus qu’à toute autre catégorie de travailleurs, la prolongation de la vie active s’imposeà l’intellectuel. Parmi les facultés qu’il met en œuvre, c’est bien évidemment l’intelligenceet le jugement qui dominent, et elles atteignent leur maximum à un âge où les forcesphysiques ont, depuis longtemps souvent, commencer à décliner. C’est sans douteaussi pour les intellectuels âgés que se fait plus nocive encore la cessation brutale del’activité, avec ses répercussions d’ordre physiologique. Mais pour eux, par contre, laprolongation de la vie active semble être plus facile à réaliser que pour la plupart desautres travailleurs. On connaît le cas du médecin âgé abandonnant ses visites à domicile,devenues trop fatigantes, pour ne recevoir ses malades que dans son cabinet. […] Dansles activités industrielles et commerciales, les possibilités d’emploi des dirigeants et descadres âgés restent grandes. Pour ne retenir que le cas des ingénieurs, si, aux âgesavancés, leur utilisation est difficile dans les postes de commandement proprement dits,la multiplication des services généraux de préparation et de contrôle des travaux, despostes d’ingénieurs-conseils, placés « en parallèle » avec la hiérarchie de l’entreprisepermettent d’en faciliter l’emploi. On les utilisera avec profit dans l’étude des prix derevient et des économies de temps, de matières premières et d’énergie, dans les ser-vices de recherches et de documentation, les institutions d’enseignement » (107).

L’inquiétude est telle que le vieillissement alimente de nombreux débats, procès-verbauxet rapports de commissions dans lesquelles les membres de l’Alliance s’attachent àdécrire les dangers de la dénatalité jusqu’à la fin des années 1960 [Bourdelais, 1993]. Iln’est donc pas surprenant que le ministère du Travail se penche aussi sur la question dela population vieillissante en activité, ce ministère étant souvent en concurrence avec leministère de la Santé publique sur certains dossiers liés aux conséquences démogra-phiques [Béthouart, 2006]. Au début des années 1950, dans le cadre de la préparation desplans de développement économique, la Commission nationale de la main-d’œuvreentreprend les premières études. En 1952, un groupe de travail est nommé pour étudier

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(106) On peut par exemple citer : A. Girard, « Le comportement psychosocial en fonction de l’âge », in Trois jour-nées pour l’étude scientifique sur le vieillissement de la population, fasc. I, pp.59-79 ; Melle Chleq, « Le Pro -blème du travail professionnel des femmes âgées », ibid, fasc. V, pp.61-63 ; Mme Brésard et G. de Beaumont« Les Applications de la psychotechniques dans l’emploi et le reclassement des travailleurs âgés », ibid, fasc. V,pp. 80-84.(107) Jean Daric, « La Prolongation de la vie active des travailleurs intellectuels et des agents de la fonctionpublique », ibid., fasc. I, pp. 80-84.

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l’emploi des « travailleurs âgés » dans lequel les membres de l’Alliance (Boverat, Delteill,Géraud, Bailly) sont encore présents, ainsi que Jean Daric. L’idée est de constituer ungroupe de travail susceptible de favoriser « le reclassement des travailleurs âgés devantl’ampleur du problème posé par le vieillissement de la population » (108). En 1954, uneétude comparative vise à étudier le « personnel âgé de plus de 50 ans » afin de repérerles « rendements, la qualité du travail, la conscience professionnelle, la fréquence desaccidents du travail, et l’absentéisme par rapport aux travailleurs moins âgés » (109).L’enquête est réalisée par questionnaires auprès de 1163 chefs d’entreprises du secteurprivé. Elle est présentée à la réunion du 27 avril 1954 à la commission nationale de lamain-d’œuvre devant les représentants du Commissariat général au Plan (Brossard, Chai-gneau), Jean Fourastié (président de la commission « prévisions » du Plan de modernisa-tion), et Fernand Boverat. Dans cet exposé, les cadres font l’objet d’une attention particu-lière, puisque l’étude conclut sans explication au fait que le vieillissement porte moins àconséquence pour cette catégorie de salariés.

« En règle générale, le pourcentage des salariés âgés de plus de 50 ans est plus impor-tant pour les cadres qu’il s’agisse du secteur administratif ou technique que pour lesouvriers. Il est admis, en effet, qu’on conserve plus longtemps l’intégrité des facultésmentales et intellectuelles nécessaires au fonctions de direction et d’encadrement quela plénitude des ressources physiques indispensables aux travaux d’exécution ; d’autrepart, l’accession à ces fonctions se faisant plus tardivement, le pourcentage de cadresrelativement jeunes est plus faible » (110).

Ainsi, dans cette effervescence politique ouverte aux nombreux débats sur le vieillisse-ment, les réclamations syndicales des « cadres âgés » et leurs difficultés de placementsont entendues au moment où s’impose une conscience démographique dans les partispolitiques. L’inquiétude liée au vieillissement de la population française et le renouveaupolitique, favorable au syndicalisme professionnel, permettront dès lors aux syndicats decadres d’être entendus sur les difficultés de « reclassement des cadres âgés ». Dans cetteconjoncture, l’argumentaire syndical est de nouveau employé avec la même intensité etle même degré de persuasion. La revendication syndicale du « problème des cadresâgés » est progressivement prise en compte en tant que « problème social » à résoudre.

5.2. La reprise d’un slogan au service des cadres

À l’origine, la volonté de la FNSIC est de mettre en place un grand bureau de placementsitué à l’interface des nombreux services de placement existants déjà dans les écolesd’ingénieurs et les organisations syndicales. Son objectif, teinté d’un esprit de camarade-rie de classe, est de continuer à protéger l’emploi des ingénieurs et cadres, dont l’État nese soucie guère. L’idée est encore de « venir en aide », d’être « solidaire » vis-à-vis deceux qui vivent le drame du chômage. La dynamique impulsée par ses fondateurs estallée bien au-delà de leurs espérances. L’ancienne revendication syndicale qui concernaitjusqu’alors les « ingénieurs âgés » s’est diluée dans la catégorie naissante des cadres, àl’image même de l’absorption du groupe professionnel des ingénieurs parmi les cadres,pour réapparaître sous les traits des « ingénieurs et cadres âgés ». Cette période décisives’ouvre alors sur un nouveau cycle discursif, porté par l’élargissement du groupe profes-sionnel des ingénieurs et dont l’objet est toujours la défense du placement des cadresentre 40 et 60 ans.

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(108) AN n° 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre,direction départementale du travail), art. 21 à 23 : Travailleurs intellectuels : minutiers chronologiques (1950-1958), Confédération internationale des travailleurs intellectuels, commission de la propriété intellectuelle, com-mission consultative des employés et travailleurs intellectuels, Commission nationale du statut des travailleursintellectuels, Conseil supérieur des travailleurs intellectuels créé par décret le 25 juillet 1953 : 1944-1966.(109) AN n° 19820203, art. 21. (110) Exposé de Frézouls sur « l’emploi des personnes âgées », le 27 avril 1954 à la Commission nationale de lamain-d’œuvre. AN 19820203, art. 8.

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5.2.1. Des « ingénieurs âgés » aux « cadres âgés » : l’extension du placement

C’est dans ce contexte de reconstruction économique que la FNSIC et la CGC sédimententl’argumentaire des « ingénieurs et cadres âgés » en décrivant les fins de carrière difficilesdes cadres par une série d’arguments. Avec insistance et répétition, la stratégie syndicalede la FNSIC consistera à nouveau à pointer du doigt certaines situations comme le casdes « jeunes cadres » rencontrant des difficultés à trouver un travail, celui des « femmescadres » pour qui l’accès à des postes d’ingénieur comporte toujours autant de freins. Etenfin, le cas des « cadres âgés » sans emploi ou déclassés permettant invariablementd’émouvoir sur les fins de carrières. De façon analogue au cycle précédent, sa diffusionse réalisera en interne au sein même du groupe professionnel. Et, en externe, dans lescommissions institutionnelles qui participeront à l’objectivation de la formule syndicale,en validant l’existence de difficultés spécifiques pour les « très âgés » en dehors de toutesdémonstrations.

À partir de 1948, la FNSIC commence à s’intéresser au chômage des ingénieurs et cadres,à l’heure où pourtant le taux de chômage de la population active est de l’ordre de 1 %[Maruani, Reynaud, 1993]. Le sujet est abordé au congrès de 1948, où il n’est désormaisquestion du chômage des ingénieurs mais celui des cadres dans une plus large accep-tion. Mais, en définitive, la fédération est démunie de toute connaissance sur le sujet. Ellea seulement recours à quelques statistiques internes issues de son service de placementqui ne concerne encore qu’une population très réduite (entre 300 et 1 500 cadres inscritsentre 1945 et 1956) (111). Par conséquent, c’est à partir d’une statistique parcellaire que lafédération construira son argumentation. En 1950, date à laquelle la situation « drama-tique des ingénieurs et cadres âgés » est dénoncée, la FNSIC recense 1 135 demandesd’emploi : ils ne sont plus que 580 en 1952, puis 389 en 1956. Et la part des cadres suscep-tibles d’être affectés par le chômage en fin de carrière est très faible puisqu’on peut l’éva-luer approximativement à moins de 300 cadres au cours de l’année 1952 (112). C’estpourquoi, la fédération communiquera peu de chiffres sur le nombre de « cadres âgés »au chômage, et préférera suggérer l’ampleur du phénomène sans autre explication.

Tableau 5.Statistiques du service de placement de la FNSIC de 1950 à 1956

Source : FNSIC, Ingénieurs et Cadres de France.

Le point de départ se situe en 1951 quand Roger Millot est élu à la présidence de laFNSIC. Lors du congrès annuel, le 3 février 1951, la question de l’emploi des « cadresâgés » est pour la première fois à l’ordre du jour : la commission du service de placementsignale qu’en dépit d’une forte amélioration du placement des cadres, des difficultés per-sistent pour les « cadres de plus de 40 ans » (113). En 1952, le congrès annuel accordeune place prépondérante à cette réclamation et les statistiques du service de placementsont désormais établies selon le critère d’âge.

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(111) Le fonctionnement de ce service reposera sur la bonne volonté de quelques bénévoles comme ElisabethChovet, adhérente de l’USIC, qui dirigera ce service jusqu’à sa retraite en 1963. Fonds d’archives Roger Millot(F delta 1065), carton 46, dossiers personnels (Elisabeth Chovet).(112) Ce chiffre a été calculé par rapport aux statistiques internes de la FNSIC qui évaluent à 580 le nombre dedemandeurs d’emploi en 1952, dont 51,5 % proviennent d’ingénieurs et cadres de plus de 40 ans. Cité dansIngénieurs et Cadres de France, n° 39, avril 1953.(113) Ibid., n° 33, février 1951, p. 4.

1950 1951 1952 1954 1956

Demandes d'emploi 1 135 0 668 0 580 437 0 389

Offres d'emploi 0 409 0 370 0 240 300 0 317

Placés connus 0 113 0 122 0 070 086 0 089

Nombre de visites 2 338 2 091 1 343 828 0 776

Nombre de lettres envoyées – – 0 646 794 1 152

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« Sur les offres, 6 % s’adressaient à des débutants ; 86 % s’adressaient à des cadres demoins de 40 ans ; 8 % s’adressaient à des cadres de plus de 40 ans. […] Les chiffres quenous venons de donner montrent les difficultés rencontrées pour le placement des ingé-nieurs et cadres ayant dépassé l’âge de 40 ans » (114).

À cette date, les orientations de la fédération sont définies et le placement des cadresconstitue une priorité. La FNSIC entame une campagne de sensibilisation en réutilisantles mêmes moyens que ses prédécesseurs, ce qui lui permet de conclure sur une « injus-tice » à résoudre.

« Il nous paraît indispensable d’attirer l’attention du patronat et de l’opinion publiquesur les conséquences économiques et sociales qui menacent le pays si l’on continue àcéder à la “mode” stupide qui consiste à éliminer de la production les hommes lesmieux équilibrés, les plus expérimentés et par conséquent les plus efficients. […] S’il estdifficile de trouver une solution immédiate au vieillissement de la population, il estpermis d’affirmer que l’élimination des moins de 40 ans du secteur productif, est un pro-cédé inhumain et grotesque. On ne peut que regretter l’indifférence de la presse et demilieux sociaux et politiques à l’égard d’un problème qui intéresse une forte proportionde la population. La FNSIC se devait de dénoncer le mal et d’attirer l’attention de sesadhérents, en leur demandant de l’aider par leurs suggestions, leurs critiques, leursexemples personnels, à apporter une solution à ce déplorable état de choses […]. Lesingénieurs et cadres ne doivent pas oublier qu’ils ont fait admettre le régime de pré-voyance des cadres, qui a remédié aux injustes conséquences d’une époque de déva-luation […]. Nous espérons que nombreuses seront les suggestions qui seront faites etnous serons heureux si nous avions pu contribuer à faire renaître “le respect de lavieillesse”, notion morale qui tend à se perdre » (115).

Au congrès suivant, quelques journalistes ont été « chaleureusement accueillis » (116). Lajournée du 21 février 1953 débute par le discours d’ouverture du président de séance,Roger Millot, président de séance, qui tient à signaler le « problème du chômage descadres de 40 ans et plus ». Puis, comme d’ordinaire, le sujet est abordé au moment defaire état des dernières statistiques du service de placement de la fédération. Les chiffresutilisés sont identiques à ceux mentionnés aux congrès précédents : ils correspondentencore à des données internes à la fédération, présentées sous forme de pourcentagespour masquer la faiblesse des effectifs. Malgré cela, et toujours sur un ton dramatique, lafédération ne déroge pas à ses objectifs.

« Ces chiffres nous permettent de constater qu’il y a toujours une très grande difficulté deplacement pour les ingénieurs et cadres ayant dépassé l’âge de 40 ans, malgré une légèreamélioration par rapport à l’année dernière si l’on se base sur les pourcentages. Nouscontinuons à estimer qu’il y a là un problème très grave et que ce serait l’intérêt mêmedes employeurs de s’assurer les services d’ingénieurs et cadres qui ont acquis une plusgrande expérience du fait d’une plus longue durée d’emploi dans l’industrie » (117).

Devant ces problèmes, quelques solutions sont envisagées : la première vise à limiter leslicenciements en fin de carrière en augmentant les indemnités de licenciement et en insti-tuant une commission paritaire par profession pour évaluer avec équité les motifs dulicenciement (faute lourde, insuffisance professionnelle…). La deuxième idée consiste àcréer une nouvelle caisse de chômage qui serait en partie alimentée par les employeursn’employant pas un pourcentage suffisant de « cadres de plus de 50 ans ». L’autre partieserait alimentée par des prélèvements obligatoires sur des fonds sociaux du régime deretraites complémentaires. Enfin, la dernière proposition consiste à obliger lesemployeurs à verser aux régimes de retraites complémentaires la double cotisationpatronale et salariée, même en cas de suppression d’emploi (118). Mais ces différentespropositions n’ont que peu d’importance aux yeux de la fédération dont l’intention pre-mière est de mobiliser le patronat sur une mesure de placement. C’est pourquoi, aucongrès de 1954, la FNSIC lance un appel aux chefs d’entreprise, à qui elle réclame « uneprise de conscience de leur intérêt ».

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(114) Ibid., numéro spécial, février 1952.(115) Ingénieurs et Cadres de France, n° 36, février 1952, p. 8. (116) Le Creuset, n° 186, mars 1953.(117) Ingénieurs et Cadres de France, n° 39, avril 1953, p. 7.(118) Ibid., p.10.

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« Au point de vue des âges, il y a une légère augmentation des places offertes auxcadres de plus de 40 ans d’un exercice à l’autre. Cependant, la difficulté de placer lescadres âgés reste entière et l’Association dont nous avons parlé permettrait peut-être detrouver une solution même partielle à cette question très grave, si les employeurs finis-sent par prendre conscience de leur intérêt qui est de ne pas négliger les gens à quil’âge a donné ce type d’expérience » (119).

En effet, le patronat est doublement sollicité sur ce projet pour lequel la CGC n’est pastout de suite partenaire. Car depuis son apparition, le thème des « cadres âgés » ne pré-occupe pas réellement la CGC. Aucun article ne sera écrit, aucun discours ne sera prononcésur ce sujet jusqu’en 1952, ce qui laisse à penser que la CGC reste, au début, étrangère àcette préoccupation. En fait, à ce moment-là, la FNSIC est seule à mener campagne jus-qu’en 1952. Même lorsqu’André Malterre écrit en avril 1950 sur le « problème du pleinemploi » et le reclassement de la main-d’œuvre, aucune attention n’est portée sur le pla-cement des « cadres âgés ». Il accorde davantage de place à une réflexion sur l’économiedu pays, la conjoncture et les prix (120). En fait, la thématique va progressivementprendre une importance grandissante à la CGC avec l’arrivée de deux événementsmajeurs : le passage de Roger Millot à la présidence de la FNSIC en février 1951 et lacréation du Centre économique et social de perfectionnement des cadres, créé par AlbertLecompte. Ces deux événements vont permettre à la fédération d’inscrire définitivementsa place à côté de celle de la CGC, en menant des actions en matière de formation descadres. Sur cette initiative, la FNSIC va élargir sa présence syndicale sur de nouvelleszones d’actions (placement et formation des cadres), qui n’avaient jusqu’alors jamais étéinvesties par la CGC (121). C’est ainsi que les actions de la FNSIC seront ensuite soute-nues par la CGC à partir de décembre 1952.

5.2.2. L’influence de Roger Millot (1909-1973), président de la FNSIC

Le premier événement déterminant est le remplacement d’Yves Fournis à la présidencede la FNSIC par Roger Millot en 1951 qui restera à la tête de la fédération jusqu’en 1973,date de son décès à l’âge de 64 ans. Né en 1909, Roger Millot est un homme d’influencequi possède un réseau de relations très étendu. Ingénieur des mines de Paris, ferventcatholique, il est membre de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) etmilitant catholique dans le mouvement de Pax Romana avant de rejoindre l’USIC. Il s’ins-pire fortement de l’ouvrage de Georges Lamirand sur Le rôle social de l’ingénieur et pro-longe ces réflexions dès son arrivée à l’Union [Olivier, 1995]. Il conserve les liens d’amitiésavec d’anciens camarades de promotion, tels Alain Poher (Président du Sénat), EmileRoche (Président du Conseil économique et social), ou encore l’historien Jean-BaptisteDuroselle avec qui il fonde le Centre catholique des intellectuels français (CCIF). Aprèsl’obtention de son diplôme, il adhère à l’USIC où il obtient une place importante puisqu’ilest élu vice-président en 1949. Il est aussi président de la Fédération française des étu-diants catholiques (FFEC) de 1935 à 1938, et participe aux Equipes sociales de Robert Garric en donnant quelques cours de mathématiques aux ouvriers. Enfin, il contribue à lamise en place de la Confédération générale des cadres de l’économie (CGCE) en avril1937, puis à la mise en place de la CGC en 1944 sans obtenir les honneurs en raison de saparticipation à la Charte des cadres sous le gouvernement de Vichy. En réalité, il a été lepremier président de la CGC avant Jean Ducros, pendant deux mois seulement (d’octobreà décembre 1944). Mais, au lendemain de la guerre, le discrédit porté à la CGC et lesaccusations de « collaboration » incitent les dirigeants syndicalistes de la CGC à remettreà plus tard son mandat à la présidence. En fait, il n’obtiendra jamais la présidence de laCGC, mais occupera une place de choix à la Confédération internationale des cadres (CIC)où il sera vice-président en 1951. À partir de 1953, il accorde une place grandissante à laCIC en développant l’idée d’un syndicalisme international des classes moyennes [Gadea,2003 ; Ruhlmann, 2009].

C’est à partir de 1950 que Roger Millot prend de l’importance grâce à son réseau. Millotest un homme de communication possédant un tempérament de conciliateur, ce qui per-mettra de calmer les rivalités entre la FNSI et la CGC lors de la démission d’Yves Fournis

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(119) Ingénieurs et Cadres de France, n° 44, mars/avril 1954, p. 10.(120) Le Creuset, n° 120, avril 1950.(121) AN n° 19790327 (Ministère du Travail, Direction relations du travail), art. 25 : Commissions de la main-d’œuvre, commission « Formation des cadres ».

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en février 1951. D’ailleurs Albert Lecompte, secrétaire général de la FNSIC, n’a pas dissi-mulé son mécontentement à l’égard d’Yves Fournis et aux dirigeants de la CGC auxquelsil a reproché de laisser pour compte la fédération (122). Dans ce contexte, Roger Millot ajoué un rôle de médiateur entre les deux organisations, tout en donnant une impulsionconsidérable à la fédération. Il a notamment soutenu les nombreuses initiatives d’AlbertLecompte et d’Henri Benoit-Guyod qu’il recevait souvent à son domicile (123).

5.2.3. Le soutien de la CGC ou « le dramatique problème des vieux » (décembre 1952)

La force évocatrice d’un manquement à l’ordre moral convainc définitivement les diri-geants de la CGC qui s’appliqueront à utiliser la formule dans de nombreux discours. En1952, la CGC s’engage résolument dans la défense de « cadres âgés » comme entémoigne ses nombreux articles du Creuset. En décembre 1952, « le dramatique problèmedes vieux » apparaît sans que les contours du « problème » ne soient définis : comme àl’identique, aucune précision n’est donnée, aucune statistique enregistrée, aucun témoi-gnage n’est entendu. L’article laisse place à l’émotion en annonçant un drame imminentpar l’emploi d’un vocabulaire alarmiste : « redoutable », « imprévisible », « époque tour-mentée », « affres », « abandon d’une carrière », « l’inconnu », « danger », « gravesinquiétudes », « choquant », « mécontentement », « aigreur », « perdu » (124). Désormais,la CGC n’aura de cesse de publier des articles sur le sujet. Citons par exemple « Le tragi -que problème des vieux » ou encore « Le placement des cadres de plus de 50 ans » enfévrier 1953 (125). Progressivement, la CGC devient plus insistante et choisit de placerson 9e congrès sous le signe de l’« humain » pour évoquer la thématique et mobiliser lepatronat sur le placement des cadres. La CGC fait maintenant feu de tout bois puisqu’endécembre 1953, André Malterre intervient même au Conseil économique et social (CES)pour déclarer que « le problème est tellement grave » qu’une demande spécifique a étéadressée au ministère du Travail afin que les bureaux de placement se coordonnent pouravoir une vue exacte des possibilités de l’emploi (126).

C’est en ces termes que la CGC suspend ensuite sa communication sur les « cadres âgés »jusqu’à l’annonce de la mise en place effective d’une structure de placement. Le ton dra-ma tique disparaît alors pour laisser place à des événements plus factuels et notamment àla concrétisation du projet de placement par l’organisation du premier conseil d’adminis-tration de l’APEC. Du slogan, la formule est à nouveau investie dans l’action.

5.2.4. La défense des travailleurs intellectuels au ministère du Travail

Les syndicats d’ingénieurs et de cadres ont donc convergé vers l’intention commune demettre en place une structure de placement dans un contexte institutionnel qui leur étaitfavorable. En effet, le directeur de la main-d’œuvre au ministère du Travail n’était autrequ’Alfred Rosier, président de la CTI, fervent défenseur du problème des « ingénieursâgés ». De toute évidence, le soutien de ce haut fonctionnaire influent a été capital dans lacréation de cette structure. Sa contribution ne s’est effectivement pas résumée àquelques signatures, il a véritablement porté cet ambitieux projet dont les syndicats eux-mêmes n’ont sans doute pas mesuré tout de suite la portée. Placé dans une positionconfortable entre juge et partie, Alfred Rosier a souvent été remercié pour son aide et, àce titre, a obtenu le siège de vice-président de l’APEC. Cependant, l’intention d’AlfredRosier n’a pas seulement été de défendre le placement des ingénieurs et cadres. Il s’agis-sait avant tout de continuer ce qui avait été entrepris auparavant, c’est-à-dire mener defaçon plus large une politique de défense des travailleurs intellectuels dans laquelle onttoujours été inclus les ingénieurs et cadres. Et devenu désormais président de la CTI,Alfred Rosier avait les moyens de mener à terme des mesures en faveur de tous les tra-vailleurs intellectuels.

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(122) Le Creuset, n° 140, février 1951, p. 4.(123) Entretien du 18/01/2003 avec sa fille, Marie-Hélène Olivier. On retrouve un portrait plus complet de ce syn-dicaliste dans « L’engagement social d’un ingénieur humaniste », Matériaux pour l’histoire de notre temps,n° 24, juillet-septembre 1991, pp. 43-46.(124) « Le dramatique problème des vieux », Le Creuset, n° 180, décembre 1952.(125) A. Boulzaguet, « Le placement des cadres de plus de 50 ans », Le Creuset, n° 184, février 1953, p. 2 : « Letragique problème des vieux », Le Creuset, n° 186, février 1953. Ch. Renaudin « Le sort des cadres âgés », Le Creuset, n° 189, avril 1953, p. 2.(126) Le Creuset, n° 194, juillet 1953, p. 3.

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Dans cette logique, la création de l’APEC s’insère dans le cadre d’une politique de protec-tion des travailleurs intellectuels, à laquelle des syndicalistes de la FNSIC ont beaucoupcontribué. En effet, il y a toujours eu une réelle volonté de participer aux actions de la CTI,vis-à-vis de laquelle ces militants ont toujours été redevables (127). Par conséquent, lesrelations entre la CTI et les syndicats d’ingénieurs et cadres continuent à participer d’unéchange de bons procédés, les uns protégeant les intérêts des autres dans l’idée de parti-ciper à une œuvre communautaire.

Cette politique se concrétise par de nombreuses actions tout à fait décisives pour l’APEC.Il en est ainsi de la création de la Commission nationale du statut des travailleurs intellec-tuels (décret du 27 avril 1948) dans laquelle les principales réclamations des travailleursintellectuels seront diffusées. Ce conseil consultatif permettra aux syndicats de cadres depoursuivre leur pratique d’influence en diffusant leurs réclamations sous forme de « pro-blèmes » au sein du ministère du Travail. La légitimité institutionnelle de cette cellule lob-byiste, où il y a eu d’ailleurs très peu de débats contradictoires, servira de canal d’accrédi-tation des revendications syndicales des cadres, grâce au double statut de deux acteursclés (Alfred Rosier et son adjoint, Pierre Demondion) : les réclamations de l’encadrementpeuvent dès lors se présenter non plus comme telles mais, désormais, sous couvert de« problèmes sociaux » que l’État est en mesure d’entendre. La politique de l’emploi s’organise en effet de plus en plus en étroite relation avec les groupements profession-nels, associés comme « partenaires sociaux » dans le paritarisme florissant de laIVe République.

5.2.4.1. Les enjeux idéologiques des commissions paritaires

Par conséquent, cette politique de défense encourage les dirigeants syndicaux de ne pasrelâcher leur pression. Citons par exemple Georges Wolff qui continue à diffuser inlassa-blement la propagande en faveur du « placement des ingénieurs d’âge moyen (45 ansenviron) » à la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels. Selon lui,l’idée est d’interdire le cumul des postes pour les fonctionnaires (ou militaires) à la retraitequi occupent en fin de carrière des postes administratifs dans les entreprises, ce que l’onappelle le « pantouflage ».

« Lors de la dernière réunion de la Commission, M. Wolff avait fait observer qu’il seraitlogique que les ingénieurs, en fin de carrière, puissent accéder aux postes administratifsdes entreprises dans lesquelles ils occupaient un poste technique et actif. Or, disait-il,ces postes sont fréquemment confiés à des officiers supérieurs en retraite ou à deshautes fonctionnaires en retraite, qui les obtiennent grâce aux relations nouées pendantleur activité, et privent ainsi des hommes de valeur, encore jeunes, des emplois aux-quels ils pourraient prétendre. Il demandait, en conséquence, que les lois et règlementsur les cumuls soient modifiés pour interdire aux fonctionnaires retraités le cumul deleur retraite et d’un emploi privé » (128).

Présidée par Alfred Rosier, la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuelsautorise en 1949 la mise en place d’un vaste programme contre le chômage avec l’ouver-ture de 21 chantiers de chômeurs intellectuels qui emploiera plus de 90 personnes (129).Sont présents à cette commission les acteurs syndicaux les plus proches de la CTIcomme Maurice Dablincourt, Henri Benoit-Guyod, Albert Lecompte, Georges Wolff, RogerMillot, Jacques Thill (secrétaire adjoint du BUS). Parmi les autres personnalités, citonsaussi Pierre Laroque, directeur général de la Sécurité sociale qui travaille alors dans lemême cabinet du ministre du Travail qu’Alfred Rosier. C’est à partir de janvier 1953 que lesujet des « cadres âgés » apparaît à la Commission nationale du statut des travailleursintellectuels dans un contexte de création de nombreuses autres associations, comme

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(127) Par exemple, Albert Lecompte a eu l’initiative d’un projet relatif à la création d’une caisse nationale desArts alimentée par des redevances provenant du domaine public. AN 19820203 (Ministère du Travail, délégationà l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail).(128) Extrait de l’intervention de G. Wolff, le 21 novembre 1952 à la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels. Peluvier du 1er bureau des travailleurs intellectuels. AN 19820203 (Ministère du Travail,délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail), article20-21. Travailleurs intellectuels : minutiers chronologiques (1950-1958), Confédération internationale des travail leurs intellectuels, commission de la propriété intellectuelle, commission consultative des employés ettravail leurs intellectuels, commission nationale du statut des travailleurs intellectuels, conseil supérieur des travail leurs intellectuels créé par décret le 25 juillet 1953 : 1944-1966. (129) Décret du 12 février 1949.

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l’Association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens de l’agriculture (APECI-TA) en 1954, ou encore l’Association française pour la propagande en faveur de lamusique (130). La création d’une structure de placement se présente donc comme unvœu légitime de protection catégorielle parmi d’autres, au moment où l’impulsion don-née par le mouvement des travailleurs intellectuels encourage de toute part un protec-tionnisme catégoriel. Dans ce contexte, Alfred Rosier adresse une note au ministre duTravail et de la Sécurité sociale, Paul Bacon, le 30 janvier 1953. Cette note est relative àl’amélioration du placement des cadres et techniciens en vue de remédier au désordrequi règne dans le placement de cette catégorie de travailleurs.

« Il semble que le moyen le plus expédient qui s’offre aux services de la main-d’œuvrepour retrouver leur place dans ces circuits du placement privé serait de faire entrer dansune association de la loi de 1901 tous les organismes privés actuellement autorisés àpratiquer le placement gratuit des cadres et techniciens ainsi que les représentants desemployeurs, ceux du ministère du Travail et, éventuellement, ceux des administrationséconomiques (Industrie et commerce, Affaires économiques). L’association en cause neconstituerait en aucune façon un organisme supplémentaire alourdissant ou compli-quant les opérations mais un organisme de compensation du placement public et privédes cadres et techniciens » (131).

La Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels n’est pas la seule commission à s’être créée. Succédant à Jacques Maillet qui dirige de 1945 à 1947 la Commission provisoire de la main-d’œuvre, Alfred Rosier met en place plusieurs commissions de travail dans lesquelles alors seuls les syndicats ouvriers (CFTC, CGT-FO,CGT) sont représentés. Les syndicats d’ingénieurs sont les grands absents jusqu’en 1955.

C’est à partir de 1953 qu’Alfred Rosier débute son travail de persuasion dont on trouvequelques exemples dans les dossiers de séances de la commission nationale de la main-d’œuvre quand il regrette à plusieurs reprises « l’absence trop fréquente des représen-tants des travailleurs intellectuels » (132). En effet, la présence de la CGC dans lesréunions institutionnelles garantit, sinon la prise en compte des revendications descadres, du moins la considération de leurs « problèmes » dans des instances de négocia-tion. Et c’est bien là le souhait d’Alfred Rosier, partisan d’une représentation de tous lessyndicats dont l’absence ne se justifie pas à ses yeux. C’est dans ces circonstances, afinde garantir la représentation égalitaire de tous les partenaires sociaux, que le Conseilsupérieur des travailleurs intellectuels est créé le 25 juillet 1953. La CTI est ainsi introduitedans les réunions de séances : elle désigne alors Dablincourt, Simonneau et Lecomptecomme représentants des travailleurs intellectuels. Ce conseil, mis en place par AlfredRosier, constitue un relais d’informations tout à fait favorable aux demandes des cadres.Les premières réunions de ce conseil débutent sous la présidence d’Alfred Rosier jus-qu’en 1957. Les premiers bureaux se composent de représentants de la CTI représentéspar Henry Lion, Georges Wolff, Maurice Dablincourt, Yves Fournis, Roger Millot, AlbertLecompte, Roland Weiss (CGC) (133), des centrales ouvrières (CGT, CGT/FO, CFTC), dupatronat (CNPF, UIMM, UIC) et de l’ACADI. Lors des premiers conseils, André Marie,ministre de l’éducation nationale et Paul Bacon, ministre du Travail, sont à l’écoute desréclamations des travailleurs intellectuels. De 1953 à 1972, les réclamations du conseilmélangent des orientations propres aux travailleurs intellectuels et aux cadres : la hiérar-chie des rémunérations, la réforme de l’enseignement secondaire, la limitation des« cadres étrangers », la Sécurité sociale pour les travailleurs indépendants, le chômage etla défense des artistes y sont discutés dans ces réunions de travail. Le rôle du conseil estde défendre deux orientations : l’emploi des cadres et des professions artistiques ou intel-lectuelles. Aussi le soutien de l’APEC est-il indéniable. À la réunion du 1er décembre 1954,le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels met à l’ordre du jour deux sujets : lacréation de l’APEC présentée par Albert Lecompte et l’organisation des services de place-

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(130) AN 19820203. art. 24.(131) Note de la direction de la main-d’œuvre (sous-direction de l’emploi) sur l’« Amélioration du placement descadres et techniciens » du 30/01/1953 adressée au ministre du Travail et de la Sécurité sociale. AN 19820203.Art. 20.(132) Commission nationale de la main-d’œuvre, dossiers de séance du 18 décembre 1953. AN 19820203, art. 8.(133) WEISS Roland (1965), Les cadres : carrière et servitudes, Paris, Gedafge, Wast et Cie, Coll. « Cadres et diri-geants ».

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ment des travailleurs intellectuels en France. Dans le cadre de la première question,Roger Millot apporte son soutien en déclarant son « inquiétude quant au placement descadres “d’un certain âge” » :

« D’une part, la durée moyenne de la vie humaine s’allonge sensiblement ; d’autre part,les employeurs considèrent précocement comme âgés les cadres postulant à unemploi ; comment concilier ces contradictions ? » (134).

Entre 1947 et 1957, le ministère du Travail est donc particulièrement à l’écoute des travail -leurs intellectuels en proposant des réponses institutionnelles à leurs demandes. Parconséquent, jamais les syndicats d’ingénieurs et cadres n’ont eu un tel pouvoir d’action :cette période exceptionnelle leur a permis de sceller avec sûreté les fondements d’unenouvelle identité professionnelle. Et, devant une telle ouverture, les syndicalistes démulti-plient leur présence dans plusieurs commissions ministérielles, font élire leurs représen-tants et rassemblent autour d’eux les groupements associatifs militant en leur faveur.Longtemps souhaité comme tel, le syndicalisme des ingénieurs et cadres peut désormaisse jouer sur des terrains plus proche du pouvoir, au sein d’instances de décision politiqueoù quelques leaders syndicalistes, comme Georges Wolff, Roger Millot, Albert Lecompteou Corentin Calvez, obtiendront des sièges institutionnels dans des commissions pari-taires, et ce jusqu’à la fin de leur vie (135). Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuelscessera ensuite de se réunir entre 1957 et 1964. Puis, à la demande de la CTI, il se réuniraà nouveau sous la présidence de Jacques Chazelle et de son directeur adjoint, PierreDemondion. Au cours des années 1970, le conseil passera sous la présidence de PhilippeDechartre qui sera toujours à l’écoute aux travailleurs intellectuels.

5.3. La création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC)

La création de l’APEC participe donc d’une action syndicale engagée par la FNSIC, organi-sée par la CTI puis rattrapée par la CGC qui a découvert, plus tardivement, la possibilitéd’y défendre la sécurité de l’emploi. Mais le projet est ambitieux et se heurte à des diffi-cultés financières. Malgré tout, l’APEC restera indépendante des pouvoirs publics, maissera sous tutelle du ministère du Travail jusqu’en 1961 puis sous contrôle de 1961 à 1966.

5.3.1. Une mise en route malaisée

La nouvelle institution se donne comme objet de « favoriser le placement des ingénieurs,cadres administratifs et commerciaux et techniques », en coordonnant « les différentsorganismes de placements privés et publics » (136). Cependant, même avec l’accordimplicite du ministère du Travail, le projet reste ambitieux. Les bureaux de placementpublics sont très peu nombreux et leur fonctionnement encore rudimentaire. Quant auxbureaux de placements privés, ils émanent des syndicats professionnels et des associa-tions d’anciens élèves qui se sont jusqu’alors réservés un usage exclusif de leurs offres,comme en témoigne la remarque d’André Bapaume, secrétaire général de la Fédérationfrançaise des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC).

« Les bureaux de placement officiels ne donnent pas grand chose ; d’autre part les asso-ciations d’anciens élèves monopolisent le placement mais s’évitent de signaler lesemplois qu’elles ne peuvent satisfaire » (137).

En fait, l’idée est de récupérer les offres non pourvues par les associations d’anciensélèves des écoles d’ingénieurs, autrement dit d’intervenir dans un système de « compen-sation des offres ». Seulement les syndicats font abstraction d’une difficulté majeure, àsavoir que les écoles d’ingénieurs sont extrêmement réticentes à confier leurs offresd’emploi, même celles qui ne sont pas pourvues. Et elles le sont d’autant que les écoles

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(134) AN 19820203, art. 21. Procès verbal du Conseil supérieur des travailleurs intellectuels, le 1er décembre1954.(135) Corentin CALVEZ, AN : 507 AP 1 à 104. (136) Premiers statuts de l’Association pour l’emploi des cadres ingénieurs et techniciens (APEC), 31, rue Médé-ric à Paris XVII, déposés à la préfecture de police le 24 août 1954 et signés par son premier président, RaymondBoulenger (CNPF).(137) Réunion du bureau fédéral du 6 novembre 1948 ; Archives interfédérales de la CFDT, inventaire de la Fédé-ration française des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC) de 1946 à 1960 (1U20).

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s’y emploient déjà avec la Fédération des associations et sociétés françaises d’ingénieurs(FASFI). Les débuts de l’APEC sont donc entachés de cette difficulté relativement impor-tante. Car les associations d’anciens élèves résistent à accepter ce mode de fonctionne-ment pour une structure qu’ils n’ont de surcroît pas choisie. Et cette réticence est d’autantplus forte que l’APEC, avec l’aide du directeur de la main-d’œuvre, décide unilatéralementde rendre obligatoire la transmission des offres en 1955.

« L’Association n’entend pas avoir à substituer son action à celle des services de place-ment des associations des différentes écoles et des syndicats professionnels. Aucontraire, elle estime que, dans l’intérêt général, il est nécessaire que l’existence et l’au-tonomie de ces différents services soient respectées et sauvegardées. Sa mission estd’intervenir auprès de ces services exclusivement en vue de leur permettre de surmon-ter les difficultés trop souvent rencontrées, en leur apportant d’abord une aide dans larecherche des offres d’emploi, et ensuite le moyen d’effectuer la compensation indiquéeci-dessus » (Premiers statuts de l’APEC du 24 août 1954).

Installée au 31, rue Médéric à Paris, cette nouvelle structure fonctionne à ses débuts avecdes moyens bien rudimentaires. Mais, au fond, ce qui importe n’est pas tant les activitésque les moyens qu’elle offre au développement du syndicalisme des cadres, encore fragileau début des années 1950 [Groux, 1986]. La représentation institutionnelle qu’elle apporten’a pas de commune mesure avec ce que les syndicats d’ingénieurs ont connu jusque-là,ou même espéré. Car l’officialisation d’une telle structure, héritière directe des bureauxde placement privés que les syndicats ont égrené tout au long des années 1920 et 1930,constitue une réelle victoire.

L’APEC des débuts donne une place de choix à ses instigateurs. Son premier comité debureau se compose de 12 membres, parmi lesquels Albert Lecompte est élu vice-prési-dent. La FASFI y est représentée par G. Sellie, ainsi que la Société des ingénieurs civils deFrance. On y retrouve aussi le syndicaliste Georges Wolff qui est maintenant âgé de 73ans ; il continue à occuper une place importante en prenant un siège au conseil d’admi-nistration (138). Un siège est également réservé au patronat représenté par la personnede Raymond Boulenger, ingénieur centralien, membre du comité de bureau du CNPF, etprésident de l’Association amicale des anciens élèves de l’École centrale. Il obtient la pré-sidence de l’APEC pour une durée deux ans. Robert Michard, vice-président de l’Associa-tion nationale des directeurs et chefs du personnel (ANDCP), prendra également place aubureau en 1961.

Des rapprochements ont également lieu avec les sections cadre de la CFTC et la CGT-FOet ont abouti à la constitution d’un conseil d’administration paritaire. La CTFC, en particu-lier, souhaite développer une politique de présence et trouve par ce biais le moyen de« toucher des cadres réfractaires au syndicalisme ouvrier » (139). Le 30 avril 1950, lecomité de bureau de la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et de cadres(FFSIC) fait état de la sollicitation d’Alfred Rosier. Et malgré quelques réticences des parti-cipants, Jean Escher-Desrivières estime qu’il faut « être présent partout pour savoir cequ’il se passe et faire prévaloir, autant que faire se peut » le point de vue du syndicat(140). Par ailleurs, l’attention portée au placement des cadres est telle qu’en 1953, AndréBapaume et Jean Escher-Desrivières présentent cette inquiétude au ministre du Travail,Paul Bacon. Lors de cet échange, André Bapaume insiste sur deux sujets : les difficultésde placement « pour ceux qui atteignent 50 ans », et la concurrence déloyale faite par les« ingénieurs étrangers » (141).

« La délégation a demandé au Ministre de pousser à la discussion des conventions col-lectives, dont de nombreux secteurs professionnels sont encore privés, préconise laconciliation et l’arbitrage obligatoire. Bapaume a insisté également sur le chômage quiatteint actuellement les cadres, les difficultés de placement pour ceux qui atteignent 50ans, et le fait que de nombreux ingénieurs étrangers entrent chez nous et constituentune concurrence pour nos propres ingénieurs » (142).

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(138) Il a aussi été nommé vice-président de la CTI.(139) Procès-verbal du conseil fédéral de la FFSIC du 28 février 1953. Archives CFDT n° 1U20 (140) Ibid. du 30 avril 1950. (141) Ibid. du 28 février 1953. (142) Ibid.

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La CFTC est donc un partenaire en faveur de la création de l’APEC qui sait convaincre dela nécessité de défendre les ingénieurs et cadres. En outre, la volonté d’inscrire lesactions syndicales en faveur des cadres à partir du catholicisme social contribue au rap-prochement avec le syndicalisme des intellectuels, qui comprend des dirigeants syndica-listes profondément croyants.

5.3.2. Des sources de financement encore fragiles

L’APEC est alimentée par les cotisations des adhérents qui restent cependant peu nombreux,ce qui ne suffit pas à amortir les frais générés par son fonctionnement. Les principalessubventions proviennent pour partie de la CTI, du CNPF et des fédérations patronales et,pour l’essentiel, de l’AGIRC représentée par son directeur, Yvan Martin (143). Mais, endépit de ces subventions, les crédits restent encore insuffisants pour garantir les ambi-tions de cette nouvelle structure. C’est pourquoi, quelques mois après sa création, l’APECadresse une demande de subvention en novembre 1956 au Commissariat à la productivi-té du ministère du Travail, demande qui restera cependant lettre morte.

En fait, cette jeune structure a une activité qui reste encore relativement limitée. Au coursde la première année, l’APEC ne reçoit que 155 offres d’emploi, ce qui reste bien insuffi-sant pour justifier de l’utilité d’une telle structure. Et de surcroît, ces chiffres n’ont quepeu de valeur car, bien souvent les offres sont déjà pourvues avant même d’arriver àl’APEC. Le bilan d’activité en mars 1956 rapporte en effet que 95 % des offres reçues sontdéjà périmées depuis plusieurs semaines (144). Ces offres sont gérées par un bureau deplacement, appelé le Bureau central des employés, techniciens et intellectuels (BUCETI)qui centralise les offres et gère les inscriptions. Ce bureau, placé sous l’autorité d’AlfredRosier, est une petite cellule d’études et de placement qui dépend du ministère du Travail.Mais ce bureau n’est pas situé dans les locaux de l’APEC, sans doute par manque deplace et de moyens. Il fonctionne grâce à quelques « prospecteurs » et « psychotechni-ciens » regroupant sans doute moins d’une dizaine de personnes (145). Et de surcroît, onpeut même supposer que l’ensemble des administrateurs et les membres du bureauréunis sont bien plus nombreux à diriger que les prospecteurs à faire fonctionner l’APEC.Leur travail est sommaire car, hormis la transmission des offres, ils renseignent desfiches administratives et demandent quelques informations aux cadres demandeursd’emploi s’inscrivant à l’APEC : ils sont 722 cadres inscrits en 1956 et 1547 en 1965. Ainsice fonctionnement de fortune, en contraste avec une administration importante, s’es-souffle rapidement au moment où l’APEC souhaite être une structure incontournabledans le placement des cadres.

Tableau 6.Statistique reconstituée du nombre de cadres « reclassés » par l'APEC, selon l’âge

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(143) Les procès-verbaux des réunions du bureau font état de la somme de 8 000 000 F versée par l’AGIRC en1955 et 6 731 000 F en 1957. Jusqu’en 1966, l’APEC fonctionne essentiellement sur les subventions de l’AGIRC.(144) Bilan d’activité de l’APEC en mars 1956. AN 19920251(Ministère du Travail – législation et contrôle de l’em-ploi de la direction de la main-d’œuvre) art. 4 -5 : Association pour l’emploi des cadres (APEC) : compte-rendusde réunions, notes, correspondances, procès-verbaux du bureau administratif de l’Apec entre 1954-1966. (145) Un article de la revue de l’APEC, Courrier Cadres, retraçant brièvement l’histoire de l’Association, indiqueque l’APEC comptait 17 salariés en 1967, ce qui peut laisser supposer qu’il était effectivement très peu nom-breux au début. Courrier Cadres, n° 1 160, 31 mai 1996.

1955 1956 1957 1958 1965

25-40 ans 24 165 243 632

40-50 ans 97 28 148 219 497

50-55 ans 26 116 154 211

55-60 ans 165 25 88 146 150

60 ans et plus 3 42 49 15

Total 262 106 559 811 1505

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L’APEC ainsi créée est loin d’être en sécurité. De façon provisoire, le statut d’Alfred Rosieret l’aide de la CTI contribuent à son maintien qu’elle doit maintenant défendre. Car, aufond, ses activités de placement restent très discutables dans un contexte économique oùle chômage des cadres est encore résiduel. Par conséquent, le principal objectif des diri-geants de l’APEC est de pérenniser cette structure en lui procurant une autonomie finan-cière durable, indépendante des pouvoirs publics. Même si l’AGIRC permet jusqu’à pré-sent de faire face aux dépenses, ces subventions restent encore insuffisantes. Dansl’esprit de ses fondateurs, l’APEC doit désormais posséder les moyens de ses ambitions,si elle souhaite ne pas disparaître. Et parmi ces ambitions, l’un des projets est de « démultiplier l’APEC en province » en mettant en place deux succursales, à Lyon et Clermond-Ferrand. C’est pourquoi entre 1955 et 1961, les dirigeants s’attacheront àaccentuer la propagande sur l’institution afin de démontrer avec force son bien-fondé, cequ’ils réussiront puisqu’elle sera reconnue d’utilité publique en 1957. L’image misérabilistedont l’APEC fait usage pour conserver sa place, sera corrélée avec l’image interne trèspositive du « cadre âgé » circulant au sein à la catégorie des cadres et représentantl’idéal-typique de la carrière d’un cadre.

« Le placement des cadres perdant leur emploi à partir de 45 ans est devenu très difficileet il importera de rechercher les moyens propres à replacer ces cadres et à les dirigervers des occupations autres que celles qu’ils auront eues avant la perte de leur emploi.La réussite de ce reclassement nécessitera des relations avec les employeurs et uneentente avec eux absolument nécessaire pour faciliter la solution de cet angoissant pro-blème » (146).

Cette « nouvelle » préoccupation guide les premiers pas de l’APEC et continue à servird’argument de mobilisation, notamment auprès des écoles d’ingénieurs qui sont encoreréticentes à confier leurs offres d’emploi. Il est alors question de servir la cause moraledes « plus de 45 ans » dans l’intérêt général de la corporation. Ce « problème » sert doncd’argument de justification pour développer l’APEC, comme le démontre l’un des cour-riers du président de l’APEC en 1954, Raymond Boulenger, adressé à une association desanciens élèves.

« Nous estimons que par une collaboration très étroite entre votre association et lanotre, nous parviendrons ensemble à apporter une solution concrète au difficile et déli-cat problème que pose le placement des cadres en général, et de celui des plus de 45ans en particulier – cette dernière catégorie faisant tout spécialement l’objet de nos pré-occupations » (147).

En 1955, quelques mois après avoir déposé les statuts de l’APEC, le comité de bureau semobilise aussitôt. Raymond Boulenger indique que le problème est « capital » et qu’unemobilisation est nécessaire. À cela, Georges Wolff ajoute « que la question des cadresâgés constituera 99 % de notre activité » (148). De concert, Albert Lecompte insiste sur la« gravité » de la question créant chez les cadres une « obsession » et atteint le « moral »(149). Le chômage est en effet interprété comme un « déshonneur », un « déclassement »,un stigmate auquel il faut échapper (150). C’est pourquoi les dirigeants de l’APEC n’au-ront donc de cesse d’interroger cette « angoissante » question par la réalisation de petitesenquêtes, sans jamais avoir les moyens d’une réelle investigation. La mécanique socialede cette obsession met en scène des acteurs profondément convaincus de la gravité dequestion dans des scénarios répétitifs où se déroule toujours la même histoire. Les questions restent en suspens : comment y remédier ? Qu’arrive-t-il aux cadres en fin decarrière ? Quelles sont les causes de leur chômage ?

Ainsi, au cours des deux premières années d’activité de l’Association, le traitement decette question occupe une place importante au comité de bureau. En 1955 déjà, cettequestion soulève de nombreuses interrogations de la part des participants. Il est alorsquestion d’examiner le problème du « renvoi » du cadre (« pourquoi alors a-t-il perdu saplace ? »). En somme, cette « nouvelle » question intéresse tout le monde, même si, ellesuscite parfois quelques railleries, et notamment de la part du secrétaire général adjoint

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(146) Programme d’actions de l’APEC en 1955. AN 19920251, art. 4.(147) Lettre de Raymond Boulenger, adressée aux associations d’anciens élèves en 1954. AN 19920251. (148) Procès-verbal de la réunion de bureau de l’APEC du 20 janvier 1955. AN 19920251.(149) Ibid., le 30 mars 1955. (150) « Histoire de l’APEC. 1954-1996 », document interne, juin 1996, p. 3.

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de la CFTC, F. Gallot, qui déclare avec agacement que l’opposition rencontrée au « reclas-sement des cadres âgés » est au fond « plus affective qu’effective » (151). L’obsession despremiers comités de bureau est donc de connaître les « vraies raisons » s’opposant aureclassement des « cadres âgés » (152). Et, à cet effet, en mars 1955, le comité de bureauréalise une première étude afin « d’entendre des personnes au sujet du placement descadres ayant atteint ou dépassé 45 ans » et mesurer l’ampleur du problème sur lequel, endéfinitive, les organisateurs en savent très peu (153). En premier lieu, un sondage est réa-lisé auprès de quelques associations d’anciens élèves : HEC, Centrale, ESPCI, Arts etmétiers, École Charliat. Puis, à partir de ce sondage, un questionnaire est envoyé auxécoles adhérentes de l’Association pour connaître le nombre de « candidats sans situa-tion à partir de 40 ans » et les « oppositions au reclassement (employeur, technicité,manque d’adaptation, exigence de salaire…) » (154). En fait, l’idée est de réfléchir à lafaçon de développer les activités de l’APEC sur le créneau de la formation, en mettant enplace des cours de « perfectionnement ». Ce projet de formation se concrétisera à la findes années 1960 avec le Fonds national de l’emploi (FNE) qui accompagnera 125 cadressur l’ensemble du programme. Désormais, une statistique s’organise entre les cadres demoins et de plus de 45 ans comme valeur modale permettant de mettre en relief les« cadres dits âgés » dans chacun des rapports d’activité adressés au ministère.

Extrait du rapport d’activité de l’APEC, le 15 mars 1956

« En ce qui concerne les reclassements des cadres et ingénieurs sans emploi réelle-ment effectués, un très récent relevé fait apparaître, pour les trois derniers mois, desrésultats encourageants qui se résument comme suit au 1er février 1956 :

Reclassements effectués par l’APEC (chiffres vérifiés et contrôlés)

Ces 106 replacés se ventilent selon leur âge :

– de 30 à 41 ans = 24– de 40 à 50 ans = 28– de 50 à 55 ans = 26

soit 82 cadres « dits âgés »– de 55 à 60 ans = 25– de + de 60 ans = 3

[…] En conséquence, le chiffre énoncé ci-dessus ne représente qu’un MINIMUN dontnous sommes sûrs. Cependant, en nous contentant des résultats connus, nous pou-vons, dès maintenant faire état de l’incidence du rôle que joue l’APEC dans le réemploides cadres sur le marché du travail » (155).

Ainsi, après deux années d’enquêtes (1955-1956), l’inquiétante question des « cadresâgés » ne disparaît pas pour autant. Au contraire, elle reste figée comme aux premiersjours de son traitement. La question des « cadres âgés » ne cessera d’être posée par lanouvelle organisation en quête de légitimité comme une inlassable litanie, une éternellequestion qui parvient à convaincre une nouvelle opinion. En insistant elle-même sur unproblème social, elle justifie ainsi son existence.

La presse constitue aussi un relais de propagande dont les militants ont pleinementconscience et, en premier chef, André Malterre qui pressent rapidement son importance.D’ailleurs, lui-même, organise les relations avec la presse parisienne et crée, quelquesannées plus tard, un service de presse au sein de la CGC qu’il confiera à un journalisteprofessionnel (156).

« Dans le courant de l’année 1957, nous avons également très largement développé noscontacts avec la radio et la presse. Vous avez pu prendre connaissance entre autres desarticles de Monsieur Creiser dans Le Figaro et de Maitre Chastenet de l’Académie fran-çaise dans L’Aurore. D’autres journaux de Paris et de Province ainsi que les bulletins

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(151) Ibid., le 1er juin 1955.(152) Ibid.(153) Lettre d’A. Montrochet (APEC) adressée à Alfred Rosier, directeur de la main-d’œuvre et vice-président del’APEC, le 26 mars 1955. AN 19920251, art. 4(154) Sur un total de 125 associations interrogées, 12 seulement ont répondu à ce questionnaire sur les « cadresâgés ».(155) AN 1992025.(156) Op. cit. André Malterre ou l’honneur des cadres (Avant-propos de Nathalie Malterre), Éition France-em pire,Paris, 1976, p. 41.

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d’association d’anciens élèves ont diffusé aussi des renseignements très intéressantssur l’APEC. Ceci a permis d’alerter d’une façon certaine l’opinion publique sur les diffi-cultés grandissantes du reclassement des cadres « dits âgés » c’est-à-dire ayant dépasséla quarantaine et malheureusement ce problème très grave ne peut que se développerdans l’avenir » (157).

Le Figaro est particulièrement réceptif au sujet. Plusieurs articles du journaliste Denis Per-rier-Daville paraissent le 17-18-19 janvier 1956 ce qui, selon les dirigeants de l’APEC, per-met « d’attirer l’attention du grand public sur le problème des cadres âgés » (158). À laradio, le 16 février de la même année, sur la chaîne de radio Paris-Inter, Roger Millot ainsiqu’un représentant de l’APEC, Jack Lavie-Deruy sont invités à l’émission « La Tribune »pour discuter du « délicat problème du reclassement des cadres ». En 1958 encore, leFigaro fait la promotion de l’APEC en usant d’un titre d’article accrocheur : « Est-on unvieillard à 45 ans ? » où l’article partisan s’emploie à démontrer de l’utilité de la structure.Au cours de la même année, L’Aurore consacre aussi un article au « reclassement descadres âgés ». Le journaliste, Jacques Chastenet, contacté par la CGC, se réjouit d’ailleursde l’existence d’une telle organisation qui permet de faire « œuvre d’humanité » pour lescadres (159). La mobilisation en faveur du placement des « cadres âgés » s’étend progres-sivement à la presse sensible à la défense catégorielle et à l’émotion contenue dans lathématique du vieillissement. Le chômage des cadres devient à nouveau un élémentsymbolique, représentatif du désarroi d’un groupe en lutte pour sa défense. Il recouvredès lors bien plus que les difficultés de reclassement ; il rappelle à la mémoire les mauxd’un mouvement professionnel et ses angoisses communautaires.

CONCLUSION

La période de l’après-guerre est caractéristique d’un développement de la catégorie descadres dans des circonstances économiques et politiques de reconstruction nationaleexceptionnellement propice à la montée des classes moyennes. La rupture avec la IIIeRépublique prend forme avec la mise en place des Ordonnances de 1945, inspirées duprogramme d’actions de la Résistance. Devant ces changements radicaux, les syndicatsd’ingénieurs et cadres, encore peu représentatifs, réagissent en s’opposant pour préser-ver les avantages acquis avant la guerre sur les retraites et le placement. Et, au termed’une longue bataille, ils parviennent à leurs fins en se dotant, tout d’abord, d’un régimecomplémentaire de prévoyance en 1947, puis d’une institution de placement privée en1954, dans le cadre d’une gestion paritaire. Mais le fonctionnement de l’organisme deplacement à partir de fonds privés s’avère dans les faits impossible. Entre 1958 et 1966, lenouvel enjeu syndical aura donc pour objectif la recherche de financements pour stabili-ser l’activité de placement des cadres.

CHAPITRE 6 – LE PLACEMENT DES CADRES AU DÉBUT DE LA Ve RÉPUBLIQUE (1958-1974)

Au début de la Ve République, la politique de l’emploi soutient une forte croissance éco-nomique générant le quasi-plein emploi. Au cœur de cette politique, le ministère du Tra-vail devient un acteur décisif auprès de l’État qui est chargé de faire face à la pénurie demain-d’œuvre aussi bien quantitativement et qualitativement [Freyssinet, 2006]. Devantcette demande, s’opère une profonde transformation amenant davantage d’interventionsdes politiques de la main-d’œuvre, par la mise en place de nouvelles règles de décisionsplus ouvertes au dialogue social. Cette période correspond à la création de nouveaux dis-positifs de gestion tels le Fonds national de l’emploi, l’Union nationale interprofessionnellepour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC), les Associations pour l’emploidans l’industrie et le commerce (ASSEDIC), et l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE).

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(157) Procès-verbal du conseil d’administration de l’APEC du 28 mai 1958. AN 19920251. (158) Rapport d’activité de l’APEC du 15 mars 1956.(159) « Pour le reclassement des “cadres âgés” » par Jacques Chastenet, L’Aurore, 8/01/1958.

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L’État développe et coordonne aussi la création de dispositifs de « promotion sociale »ouvrant la voie au déploiement de la formation professionnelle. C’est d’ailleurs, portéepar ce contexte, que l’Association de la formation professionnelle des adultes (AFPA),issue du groupement de différentes associations de formation professionnelle, est crééeen 1966. Conjointement, les pouvoirs publics (État et collectivités locales) accompagnentles entreprises dans leurs restructurations par un traitement social fondé sur des outilsinstitutionnels de départs anticipés à partir des années 1960. Ainsi le renforcement del’APEC, souhaité par les syndicats d’ingénieurs et cadres, s’inscrit en droite ligne de cettepolitique de protection sociale qui porte un nouveau regard sur les « travailleurs âgés ».D’autant que la CTI connaît une montée en puissance grâce à l’augmentation considé-rable du nombre de ses adhérents : ils seront 600 000 en 1972.

6.1. Les « cadres dits âgés » dans les politiques sociales

Jusqu’à la remise du rapport de Pierre Laroque en 1962, la question de l’emploi des actifsâgés est encore balbutiante [Freyssinet, 2006]. Le ministère du Travail envisage quelquesmesures éparses et sans concertation pour lutter contre le « vieillissement professionnel »en raison de la pénurie de main-d’œuvre. La politique de l’emploi s’oriente temporaire-ment dans une volonté d’agir pour maintenir en poste « les personnes âgées ». Le principed’une spécificité pour les cadres est reprise en 1962 au moment de la publication du rapport de Pierre Laroque, issu des travaux de la Commission d’étude des problèmes dela vieillesse (160). Ce texte préconise pour la première fois le développement d’une actionsociale en faveur de leur maintien en poste, en raison de l’insuffisance du personnel,mais aussi afin de tenir compte de leur « équilibre physique et psychologique » générépar le travail pour défendre les fins de carrière (161). Deux catégories sémantiques vontdés lors se distinguer, d’un côté les « personnes âgées » qui seront prises dans le champde la politique de la vieillesse [Lenoir, 1979] et, de l’autre, le chômage des « travailleursâgés » qui sera traité dans la politique de l’emploi [Guillemard, 1986]. La proposition dumaintien en poste ne sera cependant pas retenue et rapidement, un consensus va s’éta-blir pour favoriser le départ des « travailleurs âgés » comme solution aux problèmes del’emploi. C’est donc à partir des années 1960 que la formule syndicale des « ingénieurs etcadres âgés » va évoluer sous la sémantique des « cadres âgés », puis sous celle des« cadres dits âgés » au sein des commissions ministérielles.

6.1.1. La commission Laroque (1960-1961)

Cette commission, présidée par Pierre Laroque, a été chargée d’étudier les problèmesposés par l’emploi des « personnes âgées » afin de « proposer au gouvernement les solutions à ces problèmes, dans le cadre d’une politique d’ensemble, compte tenu del’évolution démographique prévisible au cours des années à venir » (162). Son fonction-nement a reposé sur les auditions de « personnalités », de groupements représentatifs etd’organisations professionnelles, au cours desquelles Alfred Sauvy et Jean Fourastié ontapporté leur concours. Le rapport de cette commission indique que le vieillissement dessalariés actifs reste un « problème » dans la politique de l’emploi, tout en ayant conscienceque la mise à la retraite des travailleurs âgés reste « la condition nécessaire de l’insertiondes jeunes dans la vie professionnelle et de leur promotion » (163). La sémantique se pré-cise, et les « travailleurs âgés » représentent désormais la population des hommes et desfemmes âgées entre 40 à 60 ans, victimes d’un âge couperet autour de la cinquantaine.Dès lors qu’aucune considération économique ne permet d’éliminer par principe les per-sonnes âgées du marché du travail, il convient donc que le « problème des travailleursâgés » soit géré dans le cadre d’une politique de l’emploi et non dans celui d’une politique de la vieillesse (164). C’est dans ces circonstances qu'Henri Lion, au titre de pré-sident de l’AGIRC et Albert Lecompte ont été entendus, et qu’ils ont pu démontrer unespécificité liée à la formation et à la carrière des cadres (165).

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(160) Premier ministre, Haut comité consultatif de la population et de la famille, politique de la vieillesse, Rap-port de la commission d’étude des problèmes de la vieillesse [présidée par Pierre Laroque], Paris, La Documen-tation française, 1962.(161) Ibid.(162) Décret du 8 avril 1960 instituant une commission d’étude des problèmes de la vieillesse.(163) Ibid., p.117.(164) Ibid., p.134.(165) AN n° 19760183, art. 26-27 : commission d’étude des problèmes de la vieillesse (commission Laroque)1960-1961.

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« Les employeurs justifient leur position en affirmant tout d’abord leur souci de ne paspouvoir former les candidats qu’ils embauchent aux méthodes de l’entreprise ; ils esti-ment que les travailleurs et spécialement les cadres âgés ne sont plus suffisammentadaptables ; ils pensent, également, que l’embauche d’un personnel est un véritableinvestissement qu’il faut amortir ; pour les cadres, la notion de carrière, de “filière”, qu’ilfaut suivre dans une même entreprise intervient pleinement. De même, les exigencesdes cadres âgés en ce qui concerne leur niveau de rémunération font-elles obstacles àleur reclassement ; ceux-ci se résignent plus difficilement à un abaissement relatif deleur niveau de vie et, plus encore peut-être, à la perte de leur prestige que traduit leuraffectation à un poste hiérarchiquement inférieur à celui qu’ils avaient antérieurement occupé » (166).

Pour autant aucune mesure concrète n’a été proposée en leur faveur. Le rapport a conclusur la nécessité de maintenir les « personnes âgées » dans l’emploi grâce à une série demesures pour lutter contre « l’obsolescence des connaissances ». Le développement de laformation continue et l’enseignement technique a été retenu, ainsi qu’un travail derecherches spécifiques sur les « travailleurs vieillissants ». Ce qui constituera d’ailleurs lepoint de départ du nouveau champ d’investigation scientifique en gérontologie, écono-mie, démographie et sociologie.

6.1.2. Le rapport Aguilhon au Conseil économique et social (1961)

Au début des années 1960, le Conseil économique et social s’organise aussi pourrépondre aux inquiétudes gouvernementales sur le vieillissement des salariés. Favorableà une représentation des différentes catégories professionnelles, le Conseil entretient debonnes relations avec la FNSIC et la CGC, sans doute grâce à son président, Emile Rocheprésent de 1954 à 1974, qui a pour ami Roger Millot et André Malterre (167). Roger Millotentre au Conseil économique comme représentant du Groupe des classes moyennes en1951, en même temps qu’André Malterre et obtient une place de choix puisqu’il estmembre du bureau du Conseil économique depuis 1952 (168). Parmi les autres syndica-listes, Jean Ducros est également introduit au Conseil dans la section de la Productionindustrielle, et Georges Wolff débute également son mandat en 1951 au titre de vice-président dans la même commission de 1951 à 1953. Il sera également membre de lacommission des affaires sociales de 1954 à 1959.

Mais ce n’est pas lui qui présente le problème des « travailleurs dits “âgés” » auxmembres du bureau, même s’il est fortement attaché à cette revendication qu’il continueà invoquer. C’est Robert Aguilhon, membre de la CGC, qui présente un rapport sur le «Problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs dits “âgés” » le 9 février1961 au Conseil Economique et social. Ce rapport fait suite à une section de travail réuniepour réfléchir à la réinsertion des « travailleurs âgés » (169). Au sein de cette section, plu-sieurs membres de la CGC et de la FNSIC ont été présents, dont Robert Aguilhon qui a étédésigné pour présenter le rapport dont la visée est de pérenniser l’APEC (170). Et c’estbien là l’un des objectifs de ce rapport que de faire sentir l’urgente nécessité de dévelop-per une instance capable de s’occuper du « problème des cadres âgés ». En effet, ce rap-port est important pour les syndicats d’ingénieurs et cadres car il est soumis à un voted’approbation à l’issue duquel des solutions doivent être mises en œuvre. Leurs objectifssont en premier lieu de recevoir une aide de la part des pouvoirs publics pour appuyer ledéveloppement de l’APEC, et d’obtenir un soutien financier dans le cadre de la promotionsociale en développant la formation professionnelle et le perfectionnement des cadres. Àl’issue de cette présentation, le bureau du Conseil économique et social se prononcefavorablement : il accepte de reconnaître que des « difficultés » apparaissent vers la qua-rantaine et qu’elles sont particulièrement « aiguës » pour les cadres, d’où la nécessitéd’encourager le développement de l’APEC. L’idée que les travailleurs soient jugés à tortcomme « âgés » est encore dénoncée et le bureau décide de « lutter contre cette idée que

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(166) Ibid., p. 59.(167) Entretien avec la fille de Roger Millot, le 18/01/2003.(168) Fonds Roger Millot, cartons 79 à 83 sur sa présence au Conseil économique et social.(169) La section de la promotion sociale, de l’orientation et de la formation professionnelles du problème dureclassement et de la réadaptation des travailleurs âgés.(170) Rapport de Robert Aguilhon, Problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs dits « âgés »,Avis et rapport du Conseil économique et social, séance des 8 et 9 février 1961.

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tout salarié ayant atteint la quarantaine puisse être considéré comme un travailleur “âgé”et de ce fait diminué » (171). Le maintien des salariés dans leur emploi est par conséquentadmis et le développement de l’APEC s’inscrit parmi les mesures acceptées, comme laréalisation d’études sur le vieillissement, la mise en place d’une réglementation législativepour la défense de l’emploi des travailleurs âgés et la création d’une sous-commission dela main-d’œuvre au Commissariat au Plan chargée du problème des « travailleurs âgés ».

6.1.3. Le Commissariat général au Plan

En dépit de ces succès, Alfred Rosier tient tout particulièrement à introduire les tra-vailleurs intellectuels dans le Commissariat au Plan. En fait, ce qu’il souhaite plus particu-lièrement, c’est que la demande des travailleurs soit intégrée en amont des politiques dugouvernement, dans la rédaction même du Ve Plan: « Nous avons acquis [déclare-t-il] lacertitude que le Ve Plan fera la place qu’elle mérite aux diverses disciplines profession-nelles du monde intellectuel. Cette innovation devra avoir de sérieux prolongements »(172).

Dans cette visée, une délégation de la CTI est reçue à l’Hôtel Matignon, le 25 septembre1963 pour débuter les pourparlers. La délégation se compose alors de Benoid-Guyot, Mil-lot, Riffault, Courtaigne, Stéphane-Claude. Tour à tour les membres de la délégation sontentendus par le Premier ministre, G. Pompidou, qui désire s’entretenir avec les profes-sions « où l’on réfléchit » (173). C’est tout d’abord Henry Benoid-Guyot qui prend la parole

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(171) Ibid.(172) Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), Les Cahiers du travailleur intellectuel, n° 75, mai-juin1964. (173) Ibid., n° 72, sept-oct. 1963, p.11.

Extrait du rapport de Robert Aguilhon, Problème du reclassement et de la réadap-tation des travailleurs dits « âgés », présenté au Conseil économique et social,séance des 8 et 9 février 1961, p. 363.

« I – EN CE QUI CONCERNE LA NATURE ET L’AMPLEUR DU PROBLÈME

A – Il n’est pas possible de donner une définition précise du travailleur âgé. Mais on constateun accroissement continu du nombre des travailleurs, qui n’ayant pas atteint l’âge d’admis-sion à la retraite, éprouvent des difficultés à conserver ou retrouver un emploi en raison ousous prétexte de leur âge.

B – Le pourcentage de demandes d’emploi non satisfaites augmente rapidement pour lestravailleurs ayant dépassé la quarantaine. Le reclassement des travailleurs en chômage estdonc beaucoup plus difficile pour ceux qui ont dépassé cet âge que pour les jeunes tra-vailleurs, ce qui signifie que la durée moyenne du chômage est beaucoup plus élevée pourles travailleurs âgés.

C – Il est particulièrement difficile de reclasser les travailleurs administratifs ou technico-commerciaux, ainsi que les cadres supérieurs et les dirigeants, surtout si ceux-ci recherchentun poste équivalent à celui qu’ils ont perdu.

Le chômage des travailleurs âgés est particulièrement douloureux pour les intéressés s’ilsurvient à un âge où ils ont les charges familiales les plus lourdes. Il est en outre anti-écono-mique et paradoxal, si l’on considère le déficit de la Métropole en cadres, techniciens et, engénéral en personnel qualifié, déficit qui risque d’aggraver, dans les prochaines années, lasituation du marché de l’emploi » […]

IV – LES SOLUTIONS AUX DIFFICULTES DE RECLASSEMENT DES TRAVAILLEURS ÂGÉS

Il importe de lutter contre cette idée fausse que tout salarié ayant atteint la quarantaine puisseêtre considéré comme un travailleur « âgé » et, de ce fait, diminué. Il faut aussi considérerque le problème étudié est un problème humain qui engage la responsabilité morale desemployeurs, cadres et techniciens, et un problème d’intérêt économique pour la Nation. Ilconvient d’essayer de le résoudre en tenant compte de certains aspects de la politique sociale,qui exercent une influence prépondérante sur les possibilités d’emploi des travailleursâgés ». […] D’autre part, sans qu’il soit porté atteinte à l’esprit de l’ordonnance du 24 mai1945, il y a lieu d’engager le ministre du Travail à appuyer l’association pour l’emploi descadres, ingénieurs et techniciens, dans sa mission particulière de placement ».

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pour exposer les difficultés de placement des cadres et plus spécifiquement « les difficul-tés éprouvées pour le reclassement par les cadres licenciés, dès l’instant qu’ils atteignentla cinquantaine ou même un âge moindre » (174). Le projet est accepté en avril 1963. LaCTI obtient une introduction à la commission de la main-d’œuvre du Commissariat auPlan en siégeant dans le « groupe du Travail intellectuel » qui est représenté par Raymond Berquier et animé par Vimont, administrateur au CES. René Millot, Jean Hourticq (175), Gaston Riffault et Courtaigne sont nommés pour siéger dans le groupe.L’objectif de la CTI est d’y défendre les problèmes de la formation et de l’emploi des tra-vailleurs intellectuels. Sur l’ensemble des doléances, seule la formation professionnelledes cadres sera cependant retenue dans les prévisions de développement (176).

6.1.4. Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels

Parallèlement, la pression s’accentue au ministère du Travail. Les comptes rendus duConseil supérieur des travailleurs intellectuels mettent régulièrement à l’ordre du jour laquestion du chômage des cadres et des fins de carrière. En 1964, la 11e réunion duConseil met à nouveau à l’ordre du jour le dossier du licenciement des cadres (177). En1965, l’emploi des cadres dits « âgés » est défendu par deux syndicalistes de la CGC, Clogenson et Roland Weiss, afin de « montrer combien il est illogique de gâcher prématu-rément un capital de matière grise » (178). La situation est encore décrite comme un « scandale social », un « paradoxe économique » alors que « le monde entier a soif decadres » en temps de « crise particulièrement aiguë ». « Le jeune coûte moins cher »,mais il faut compter sur la « fidélité du cadre âgé » qui, au chômage, se retrouve dansune situation psychologique et matérielle très grave ». Il perd son « prestige » et vit un «drame au sein de sa famille ». C’est un « problème social important », car le « cadre âgé »constitue un « capital irremplaçable d’expérience des choses et des hommes » (179).Même si ce rapport repose sur très peu d’éléments de démonstration, il contribue à sensi-biliser quelques hauts fonctionnaires au ministère du Travail, comme en témoignent lesquelques annotations apposées sur les documents : « Le problème est posé en termesbeaucoup trop vague ; mais ces considérations n’en sont pas moins valables ».

Simultanément, Rosier intervient auprès de Jacques Chazelle pour adapter le mode defonctionnement du Fonds national de l’emploi (FNE) au profit des cadres, et plus particu-lièrement des « cadres dits “âgés” ». En 1966, encouragé par le Ve Plan (1966-70) qui pro-pose une politique active de l’emploi, la direction de la main-d’œuvre charge l’APEC dedévelopper des actions de formation financée par le FNE. À la fin des années 1960, la spé-cificité du chômage des cadres est admise. La nouvelle équipe au ministère du Travail,constituée par Gilbert Grandval, intègre le problème de la sécurité de l’emploi dans unepolitique de progrès social en reprenant la formule des « cadres âgés ». En 1967, le direc-teur de cabinet de Jacques Chirac, G. Belorgey, évoque le « problème grave » des cadres« de plus de 45 ans » au chômage lors d’une conférence.

« Je voudrais encore brièvement évoquer les grands problèmes en suspens. Ces grandsproblèmes en suspens tiennent aux difficultés d’ajustement propres à certains catégo-ries professionnelles ou démographiques (les handicaps physiques, les femmes, lesjeunes, les cadres). […] Le nombre de demandeurs d’emploi en dessous de 25 ans estde l’ordre de 180 000 à 200 000, et avant 21 ans, on peut vraiment situer le problèmejeune. Il est de l’ordre de 90 000 à 100 000 avec en fait d’énormes disparités régionales[…] Si l’on prend les cadres au sens que ce mot a à l’égard des institutions de retraite,les cadres demandeurs d’emploi sont de l’ordre de 8 000 à 10 000. Il y en a beaucoupmoins d’inscrits dans nos services, mais compte tenu des sondages effectués un certainnombre de corrections, est estimé raisonnable le nombre de 10 000.

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(174) Ibid., n° 72, sept-oct 1963, 12. (175) Il deviendra Conseiller d’État dans les années 1970.(176) « Au niveau des techniciens, techniciens supérieurs, ingénieurs et cadres supérieurs, la redistribution desfonctions de formation et d’adaptation exigera un effort particulier », Rapport imprimé, Ve plan de développe-ment économique et social, p. 35.(177) Ibid., le 4 juin 1964.(178) Rapport interne de la CTI présenté par Clogenson au Conseil supérieur des travailleurs intellectuels, « Pro-blèmes posés par l’emploi des cadres dits âgés », 1965. AN 19920251 (Ministère du Travail – législation etcontrôle de l’emploi de la direction de la main-d’œuvre), art. 5. : Politique de l’emploi en faveur des travailleursâgés (chômage des cadres âgés) : 1960-1966.(179) Ibid.

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Le problème est grave sur le plan psychologique, car il est véritablement inconce-vable qu’une société qui a consommé de l’intelligence et des énergies les rejette aubout d’un certain temps et que des gens qui ont 45 ans se trouvent en chômagelong car, le cadre est généralement âgé et un chômeur long ; les trois mois sontsouvent dépassés dans son cas ; c’est sept mois, douze mois, et lorsqu’il s’incrustedans cette situation, il est de plus en plus difficile de l’en faire sortir. En fait, le pro-blème reste entier dans le domaine du placement et dans le domaine de la forma-tion. Dans le domaine du placement, nous avons nos services, il y a l’APEC aveclaquelle nous avons passé une convention ; l’un et l’autre n’ont sans doute pas untaux de pénétration qui dépasse 2 % dans le domaine des cadres ; il faut donc cer-tainement améliorer les moyens et je veux vous dire que nous allons regarder detrès près l’aide que nous pourrions apporter à l’APEC d’une part et d’autre part,dans le cadre des créations locales des sections cadres » (180).

6.2. Une campagne syndicale relayée par les médias

La prise en compte de la spécificité des cadres continue à être relayée dans les journauxet les revues destinées aux cadres. Le Figaro du 30 septembre 1965 titre un article « Ungrave problème : le non-emploi des cadres dits “âgés” », où le journaliste s’attache à ren-verser les idées reçues sur les « cadres qui ont plus de 45 ans » : glorification de la jeu-nesse et son dynamisme, coût d’un cadre expérimenté, obsolescence des connaissances(181). En 1969, la revue Entreprise édite un article sur « Les cadres âgés en chômage » ouencore Les informations industrielles et commerciales sur « Le drame du chômeur deplus de 40 ans » en 1966 (182). Remarquons aussi la revue Hommes et techniques etmême le bulletin de l’UNEDIC qui décrit le chômage des cadres (183). L’UGIC-CGT, danssa revue Options, se demande si un cadre est vieux à 35 ans, tandis que la CFTC s’alarmesur la crise de l’emploi des cadres » (184). De son côté, la CGC souligne que de nombreuxarticles « ont contribué à l’information de l’opinion et fait prendre en considération unphénomène d’une brûlante actualité » (185). Le Creuset, porté par cet engouement média-tique, publie à son tour de nombreux articles sur un « drame humain », un « scandalesocial », le « chômage d’encadrement injuste » (186).

« Qu’il me soit permis de revenir sur une question qui touche une catégorie assez nom-breuse et particulièrement intéressante de Français : celle du reclassement des « cadresâgés ». Il s’agit de ces ingénieurs, techniciens et agents supérieurs administratifs oucommerciaux qui, avant d’avoir droit à une retraite, ont été privés de leur emploi sansqu’il y ait eu faute de leur part et qui en cherchent un autre répondant à leurscapacités » (187).

« Les amateurs de statistiques qui ont tendance à nous accuser d’exagération sur le seulexamen du pourcentage des cadres chômeurs (je rappelle qu’ils ne sont pas tousdénombrés) par rapport au nombre total de cadres ne tiennent aucun compte des facteurs moraux du chômage » (188).

Par conséquent, la mobilisation se répand progressivement dans les organisations professionnelles des ingénieurs et cadres, en entraînant par son effet une mobilisationcollective en faveur d’une structure de « protection sociale ».

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(180) Conférence de G. Belorgey, le 21 octobre 1967 in Revue Personnel de l’ANDCP, n° 114, mars 1968, p. 42-49.(181) « Un grave problème : le non-emploi des cadres dits “âgés”. Les efforts de l’entreprise, de la profession etdes organisations syndicales ne suffisent pas. L’État doit intervenir », Le Figaro, le 30/09/1965.(182) A. Janin, « Les cadres âgés en chômage », Entreprise, n° 741, 22 novembre 1969, p. 85-95 ; « Le chômagedes cadres », Entreprise, n° 582, 3 novembre 1966, p. 85-115 ; J.-P. Dumont, « Le drame du chômeur de plus de40 ans », Les informations industrielles et commerciales, n° 1124, 4 novembre 1966, pp. 40-42.(183) B. Fontgeloy, « Le malaise des cadres », Hommes et techniques, n° 22, décembre 1966, pp. 1 231-1 238 ;« Le chômage des cadres », Hommes et techniques, nos 298-299, août-sept. 1969, pp. 769-788 ; « Enquête sur lechômage des cadres », Bulletin de liaison de l’UNEDIC, mars et juin 1967, nos 25 et 26. (184) « Un cadre est-il vieux à 35 ans ? », Options, novembre 1965, n° 2, pp. 13-33 ; « La crise dans l’emploi descadres », Options, oct. 1966, n° 10 ; « Le chômage des cadres », Cadres et professions, n° 215, avril 1967, pp. 4-6.(185) Le Creuset, 1/12/1966, p. 8.(186) Le Creuset, 5/05/1966, p. 11/12 ; le 1/09/1966, p. 5 ; le 20/10/1966, p. 7 ; le 1/12/1966, p. 8 ; « Le Chômage descadres » par Albert Lecompte, 1/12/1966 ; le 5/01/1967, p. 7.(187) L’Aurore, « Pour le reclassement des “cadres âgés” », le 8/01/1958.(188) A. Lecompte, ibid., n° 490, 1966.

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6.2.1. Le soutien des associations de cadres

L’APEC peut également compter sur le soutien de ses administrateurs et notamment deRaymond Vatier, président de l’Association nationale des directeurs et chefs de personnel(ANDCP). Ces responsables du personnel sont réceptifs à la thématique des « cadres âgés »qui fait l’objet de plusieurs articles dans leur revue, Direction de personnel (189). La mobi-lisation en faveur des « cadres âgés » est également adoptée par l’ACADI qui évoque la «situation inquiétante des cadres âgés » et plus particulièrement durant l’année 1966 aumoment où l’APEC stabilise son fonctionnement (190). Il en est de même du côté duCentre national des jeunes patrons (CNJC) qui démontre son soutien en ouvrant au coursde la même année un dossier spécifique sur « l’emploi des cadres âgés ».

« Un climat règne actuellement dans les entreprises préoccupées par un équipementhumain le plus perfectionné possible, tendant à donner une préférence très nette auxjeunes, parce que leur formation scolaire est plus récente et plus moderne, en sacrifiantdélibérément les cadres âgés, que l’on estime ne “plus être dans le coup”. […] La crised’emploi qui affecte aujourd’hui les cadres français âgés de plus de 35 ans, est la consé-quence inévitable de cette absence d’une politique de la carrière des cadres. De ce fait,la stabilité de la carrière des cadres est devenue aujourd’hui un problème national. Sasolution appelle la collaboration des organisations des cadres et du patronat, ainsi quedes instances ministérielles et parlementaires » (191).

En outre, des associations de défense des « cadres âgés » se forment. L’association « LaQuarantaine », dirigée par d’anciens ingénieurs à la retraite, se crée en 1956 pourdéfendre les « travailleurs de plus de 40 ans ». Son président, Gaston Cany, ingénieurArts et métiers, a pour objectif de mettre en place une action d’entraide en faveur des« salariés de plus de 40 ans ». Cette petite association, qui ne regroupe que quelques par-tisans de la cause, soutient la création de l’APEC et participe activement au débat naissantsur les « travailleurs âgés ». L’Union de Défense Interprofessionnelle pour le Droit au Tra-vail des plus de 45 ans (UDIT), autre organisation de défense des « cadres âgés », estcréée, le 28 novembre 1960, à Lyon, par Georges Bourgoignon et Gaston Dervieux (192).Cette association se donne également pour rôle de créer un mouvement d’entraide socialedont l’action est dirigée vers le réemploi et le reclassement des travailleurs et des « cadres âgés ». Elle se dote d’un journal corrosif, Plein Emploi, dans lequel elle s’attacheà défendre le sort des « travailleurs âgés » qui regroupent, selon elle, les professions libé-rales, les cadres commerciaux et industriels, les agents de maîtrise et collaborateurs,techniciens. Dans ce journal, paraissent des petites annonces pour les « travailleurs, tech-niciens, et cadres dits “âgés” ». Pour cette initiative, l’association reçoit d’ailleurs en 1962les félicitations de Valéry Giscard D’Estaing, alors ministre des Finances et des AffairesEconomiques.

« On peut même dire qu’elle s’imposait (l’association), si l’on tient compte de la dégra-dation sans cesse accrue de la situation de l’emploi pour ceux qui, après 45 ans – etpour des raisons très souvent indépendantes de leur compétence professionnelle – setrouvent rejetés des éléments actifs de la nation. […] Il faut bien reconnaître, en effet,que jusqu’à ce jour, aucune solution digne de ce nom n’y a été apportée, et cela estd’autant plus tragique que ces travailleurs âgés de plus de 45 ans, se trouvent à unepériode de leur vie où les charges familiales sont les plus lourdes à supporter. Devantcette situation qui ne cesse de s’aggraver d’année en année, il importe aujourd’huiqu’une politique nationale soit clairement définie pour lutter efficacement contre ce phé-nomène antiéconomique et antisocial » (193).

Toutefois, en dépit de leur véhémence, ces groupuscules n’auront que peu d’influence etdisparaîtront au cours des années 1980. Quant à la campagne de sensibilisation sur les « cadres âgés », elle prendra fin en 1966 après la stabilisation du statut de l’APEC. La nou-velle convention du 18 novembre 1966 concrétise sa position institutionnelle sans chan-gement majeur puisque l’APEC conserve son mode d’organisation paritaire. Le seul pointimportant de cette convention concerne son mode de financement. Désormais, l’APEC,

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(189) G. Toupet « Embauche et utilisation des cadres dits âgés », n° 97, Direction du personnel, mars-avril 1966.(190) Bulletin de l’ACADI, n° 217, novembre 1966, p. 471.(191) Jeunes cadres, n° 13, février 1966, p. 8.(192) Gaston Dervieux est l’ancien Président du Groupe de la Chambre syndicale de la Métallurgie de Lyon.(193) Plein emploi, n° 1, janvier 1963.

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dont la fragilité économique risquait de la faire disparaître, met en place un mode definancement plus régulier et systématique. Son financement est assuré par une contribu-tion forfaitaire à 2 F par an et par collaborateur inscrit au titre des articles 4 et 4 bis durégime de retraite et de prévoyance des cadres institué par la convention nationale du14 mars 1947. 60 % de cette contribution est à la charge de l’entreprise et 40 % à la chargede l’intéressé. Cette contribution est recouvrée par l’AGIRC et reversée à l’APEC sousforme de subventions. Enfin, le 22 novembre 1971, l’APEC parvient à faire accepter àl’AGIRC une modification du montant des cotisations : l’accord institue un prélèvementde la cotisation selon un pourcentage s’élevant à 0,04 % sur les salaires en 1973, puis à0,06 % en 1974 selon les mêmes modalités de cotisation de retraite versées par les cadreset les entreprises.

L’objectif syndical est désormais atteint et une page du syndicalisme des ingénieurs etcadres se tourne. Les années 1970 s’accompagneront d’une politique de l’emploi de plusen plus interventionniste où le maintien en poste ne sera plus envisagé. Les mesuresd’âge viseront cette fois-ci le départ des « travailleurs âgés » pour répondre aux préoccu-pations principales des entreprises dans la gestion de la main-d’œuvre. Et l’État y joueraun rôle important pour faciliter les négociations entre partenaires sociaux, qui mettronten place une suite de plans sociaux dans certains secteurs. Mais les cadres seront encorepeu touchés par ces mesures. Il faudra attendre le début des années 1990 et la montéed’un chômage structurel chez les cadres, pour que s’organise une autre mobilisation caté-gorielle en faveur des « cadres de plus de 45 ans » et un nouveau cycle discursif pourdéfendre, non plus le placement, mais cette fois-ci le « chômage des cadres âgés ».

6.3. Le début des préretraites : restructurations industrielles et politiques d’accompagnement des entreprises

Après une période de forte croissance économique et de pénurie de main-d’œuvre dansles années 1960-65, la situation se modifie. La situation de l’emploi se fragilise et le chô-mage augmente : entre 1964 et 1971, il passe de 110 000 à 360 000 personnes pouratteindre un million de personnes en 1978 (194). Le chômage de longue durée prend del’importance : les personnes inscrites à l’ANPE depuis plus de 12 mois sont 60 000 en1974 et 270 000 en mars 1979. Les ouvriers et les employés peu qualifiés sont les plustouchés. Le chômage des cadres progresse aussi en touchant principalement leshommes, dont 40 % sont âgés d’au moins 50 ans. Cette période clôture la fin du pleinemploi pour la seconde moitié du XXe siècle. Les restructurations industrielles entraînentdes suppressions d’emploi mal compensées par le renouvellement du tissu économique.La croissance marque le pas, et l’intensité de la concurrence internationale surprend desentreprises peu préparées à ces changements. Ces dernières réagissent souvent en seséparant en priorité des salariés les plus âgés [Gaullier, 1982, 1984].

La compétitivité des entreprises jugée insuffisante inquiète les dirigeants français quiveulent améliorer la productivité en procédant à des restructurations. Les entreprisesdéclarent avoir besoin de modifier l’organisation en place pour introduire une gestionplus souple, plus adaptée aux demandes de la concurrence car la crise traversée s’avèreimportante. Les industriels français ont besoin d’un second souffle, d’un nouvel appeld’air pour moderniser les appareils de production et réduire les coûts de fabrication. Ceschangements ont des conséquences sur l'organisation même du travail qui donne nais-sance à des sureffectifs et à une nouvelle gestion de l’emploi (automatisation de la pro-duction, extension du travail posté, polyvalence du personnel, encouragement de lamobilité, etc.). Les premières mesures de préretraite, jugées au départ comme des licen-ciements déguisés, vont peu à peu s’enraciner dans les pratiques sociales. D’un côté, lesentreprises trouveront par cet intermédiaire un moyen de gérer le vieillissement de leureffectif. De l’autre, syndicats et salariés vont progressivement réclamer et revendiquer cesmesures de retrait anticipé comme un droit au repos mérité avant l’âge de la retraite,même s’il n’y a pas l’unanimité et qu’une partie des salariés reste opposée à cette « miseà l’écart forcée » [Ibid].

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(194) Gaullier (X), « L’avenir à reculons. Chômage et retraite », Éd. ouvrières, Paris, avril 1982, p. 44.

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Ces mesures comportent aussi une nouveauté fondamentale qui bouleverse l’équilibresocial entre les générations : désormais, être ancien ne constitue plus la garantie de res-ter en activité. Un véritable statut social de préretraité apparaît en tant que catégorie spé-cifique non assimilable au statut de salarié ni à celui de chômeur même s’ils doiventencore s’inscrire à l’ANPE, ni à celui de retraité. Une nouvelle entité sociale de « vieuxjeunes » ou de « jeunes vieux » apparaît [Gaullier, 2003]. Réforme après réforme, ils sem-blent peu à peu perdre leur place, leur utilité au sein de la société. La sortie anticipée d’ac-tivité professionnelle va s’imposer comme phénomène sociétal en symbolisant une avan-cée sociale des cultures européennes.

6.3.1. L’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) – (1963-72)

Les premières mesures prises vis-à-vis des travailleurs vieillissants concernent, en 1961,l’allongement de la durée d’indemnisation du chômage pour les salariés perdant leuremploi après 60 ans. Mais c’est en 1963 que l’Allocation Spéciale du Fonds National pourl’Emploi (ASFNE), financée conjointement par l’État et l’UNEDIC, est instituée pour résor-ber l’excès de salariés de plus de 60 ans dans les secteurs industriels en reconversion.Elle concerne les salariés ne pouvant être reclassés et leur permet de conserver près de80 à 90 % de leur salaire antérieur. Les prestations versées par le Fonds National pourl’Emploi (FNE) et les ASSEDIC couvrent la période entre la sortie anticipée de l’activité etle moment où les personnes peuvent demander à bénéficier de leur pension de retraite.

Les industries lourdes, notamment la sidérurgie et les charbonnages, sont les premièresutilisatrices du système de préretraite pour accompagner les restructurations dans desrégions où l’économie est gravement touchée (Nord-Pas-de-Calais). En effet, à partir de1960, les pouvoirs publics engagent un long processus de fermeture des sites d’extrac-tion en France. Les préretraites et les départs en retraite sont largement utilisés dans lebut de réduire le nombre de licenciements économiques et d’accompagner les restructura-tions sectorielles dans trois principaux secteurs (sidérurgie, chantiers navals, agriculture).Concernant la sidérurgie, elle commence à subir des difficultés économiques, à partir desannées 60, qui vont s’amplifier dans les années 70 et 80 avec l’arrêt progressif des mines.Au cours de ces années, elle connaît une suite de plans sociaux dans le cadre de samodernisation destinée à accroître sa compétitivité. En 1967, un premier plan social pré-voit la suppression de 15 000 emplois en cinq ans, dont une partie sous forme de départsen préretraite. La cessation d’activité peut être acquise dès 60 ans par tout le personneldes usines avec le financement du Fonds National de l’Emploi (FNE). Même si les réac-tions syndicales sont vives, elles ne peuvent s’opposer aux départs. Succède, en 1971, undeuxième plan social qui concerne les usines Sacilor-Sollac où 15 % du personnel estdéclaré travailleurs vieillissants ou travailleurs handicapés : 10 500 emplois seront suppri-més en quatre ans.

En parallèle avec les problèmes économiques, la question du vieillissement devient objetd’intérêt général. Dès les années 70, la tendance générale accorde à l’âge des défauts deperformance. Le contexte social s’oriente en priorité vers une adaptation des postes detravail aux jeunes adultes. Peu à peu, il se dégage de ces différentes approches un diag -nostic plutôt défavorable au maintien en activité des travailleurs âgés.

6.3.2. La Garantie de Ressources Démission (GRD) – (1972-1983)

Sous la pression de la montée du chômage, pouvoirs publics et partenaires sociaux vontmettre en place un autre système de préretraite pour inciter une partie de la population àcesser le travail avant l’âge légal de la retraite. La garantie de ressources est le premiersystème de préretraite créé à l’intention de l’ensemble des salariés âgés de plus de 60ans ; elle a pour objet de garantir des ressources d’un niveau supérieur à celui prévu parl’assurance-chômage. Deux dispositifs vont être successivement créés : le premier (GRLen 1972) s’adresse aux salariés victimes de licenciement, et le deuxième (GRD en 1977)sera la reprise de la première mesure élargie aux cas des salariés qui démissionnent. En1977, le gouvernement généralise le dispositif de la garantie de ressources à tous lesmotifs de rupture du contrat de travail pour les salariés âgés de 60 ans et plus. L’indem -nité de préretraite, comme pour la GRL, se monte à 70 % du dernier salaire brut. La GRDs’apparente, sans être nommée comme tel, à un système de retraite à un âge plusavancé : elle touche maintenant aussi bien les salariés licenciés que ceux qui ont démis-sionné. L’extension de ce dispositif ouvre l’accès à un plus grand nombre de bénéficiaires

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dès 1979 et connaît un succès important. En 1982, il enregistre un flux de nouveaux béné-ficiaires de 72 000 entrants (196). Ce dispositif disparaîtra en 1983, quand l’âge de laretraite sera abaissé à 60 ans pour tout le monde. Il a concerné principalement d’anciensouvriers (70 %) âgés en moyenne de 63 ans, et dont les trois quarts étaient lorrains. Laproportion de cadres n’y est même pas de 1 % [Baudouin, 1996].

L’usage de ces dispositifs fait considérablement chuté le taux d’emploi des actifs de 55 à64 ans à partir de 1971 et engendre une dépréciation des salariés à partir de 40 ans[Guillemard, 2003]. L’année 1974 marque ensuite une rupture. Après le premier chocpétrolier (1973/74), entraînant une baisse générale des marchés et une forte hausse desprix, le chômage augmente et affecte plus longuement les actifs : entre 1974 et 1987, l’an-cienneté au chômage double en passant de 8 à 16,5 mois [Marchand, Thélot, 1997]. Lesdisparités se creusent selon les âges en affectant plus particulièrement les classesextrêmes (moins de 25 ans et plus de 50 ans) mais leur vulnérabilité reste encore faiblejusqu’en 1996 [Ibid.]. La politique du gouvernement donne toujours priorité aux restructu-rations de l’ensemble de l’appareil de production. La première mesure d’âge, l’AllocationSpéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE), est progressivement abandonnée en1972 au profit de nouvelles mesures de préretraite qui vont se succéder et qui concerne-ront un nombre de bénéficiaires de plus en plus élevé. Cette première allocation n’aconcerné que peu de salariés (11 000 en 1968 et 14 000 en 1971), mais elle est symboli-quement importante : elle inaugure une suite de mesures sociales reposant sur le mêmeprincipe, à savoir celui d’un régime assurantiel associant le plus souvent des fonds d’Étatà ceux mobilisés par l’ASSEDIC. L’idée de faire partir les travailleurs les plus âgés s’intro-duit de plus en plus dans la pratique des entreprises [Nowick, 1998]. Certaines commen-cent à initier des systèmes de départ anticipé « maison » ou des « congés de fins de car-rière » internes. C’est le cas notamment de la SNECMA, Merlin-Gerin, Gilette-France,Chrysler, la SNIAS, Thomson-CSF, IBM, Citroën. Renault signe un accord en 1973. Pernod,Fleury-Michon signent à leur tour des accords similaires pour abaisser l’âge de la retraite.Chez Peugeot, le départ à la retraite est possible à 60 ans, depuis près de 20 ans.

6.4. Eléments de prospective

Ces premières mesures de préretraite ont donc un caractère exceptionnel, et sont prisespour gérer des crises industrielles vives ; elles suscitent plutôt l’hostilité de la part deleurs destinataires, qui les assimilent à une mise au chômage. Progressivement, ellesdeviennent usuelles, structurelles, et s’adressent peu à peu aux cadres ayant atteint uncertain âge, même si l’opinion de ces derniers reste partagée sur cette « mise à l’écart for-cée » [Gaullier, 1982]. Les préretraites sont de plus en plus assimilées à un quasi-droit etdeviennent partie intégrante du paysage social : elles s’imposent comme un phénomènesocial symbolisant une avancée des sociétés européennes.

Qu’ils soient le fruit de directives gouvernementales ou de la négociation entre parte-naires sociaux, ou encore d’une combinaison entre les deux, ces nouveaux dispositifs necesseront ensuite de se succéder les uns aux autres et de se compléter mutuellement. Ilsgénéreront des réglementations, des mesures, des exceptions et dérogations, des possi-bilités de choix entre telle ou telle formule, des conditions d’éligibilité pour les salariés etpour les entreprises, c’est-à-dire un outillage de plus en plus diversifié à disposition desservices de ressources humaines pour gérer les fins de carrière. S’introduira alors pro-gressivement l’idée, aujourd’hui largement admise, qu’il est nécessaire de remplacer les« travailleurs âgés » pour résoudre les problèmes économiques et endiguer le chômagedes jeunes. Ainsi, l’accumulation des mesures prises aux niveaux juridique, économiqueet social a-t-elle participé à la construction sociale de la notion de fin de carrière dans leprolongement des thèses natalistes de l’immédiat après-guerre, en introduisant un seuil à partir duquel les salariés sont estimés « âgés » dès 60 ans, puis de plus en plus tôt, à 55 ans, enfin à 45 ans.

Autrement dit, l’orientation des politiques sociales a généré l’idée d’une vieillesse profes-sionnelle à un âge de plus en plus jeune, laissant entendre par effets pervers que cesactifs ne sont pas « indispensables ». La dominante des années 80 est donc bien de favo-riser la sortie anticipée du marché de l’emploi, et non pas le maintien dans l’emploi. Seu-

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(196) « Entre l’emploi et la retraite », Les dossiers thématiques, INSEE-LIAISONS SOCIALES-DARES, n° 5, 1996,p. 32.

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lement, les préjudices ont été importants. Il est nécessaire de rappeler que les premierspréretraités n’ont pas tous très bien vécu cette période d’inactivité. L’adaptation à cettenouvelle vie a été variable d’un individu à un autre, certains acceptant plus ou moins bienla perte de leur travail et du réseau de sociabilité qui y était lié. Des enquêtes de témoi-gnages font notamment apparaître que le passage à l’inactivité a produit chez certainsindividus des troubles psychologiques importants, ayant pour conséquence une perted’identité, le sentiment « d’être inutile » ou « d’être payé à ne rien faire ».

Après l’embellie économique de 1987 à 1989, la tendance s’inverse. Le chômage, augmen teà nouveau très fortement et touche principalement les plus jeunes. Le chômage structurelapparaît. Partant d’un très faible niveau au début des années 1990 (2 %), le chômage descadres triple de volume au cours de cette décennie en passant de 53 000 à 151 000 chô-meurs en 1995 [Marchand, Thélot, 1997]. Le gouvernement continue d’orienter sa poli-tique de l’emploi vers l’insertion professionnelle en développant de plus en plus lesemplois aidés : contrats emploi-solidarité (CES), travaux d’utilité collective (TUC), etc. Etl’accès à l’emploi sur des postes à contrat à durée indéterminée devient de plus en plusdifficile.

En 1992-93, la récession affecte tous les secteurs, y compris les nouvelles technologies.Le coût des préretraites est maintenant jugé trop lourd. Mais, le gouvernement décidetout de même d’encourager les préretraites progressives (financement FNE en majorité)par le décret du 21 mars 1994 qui assouplit les modalités d’exercice de la préretraite progressive. Pour compléter l’ensemble du dispositif de protection sociale des « salariésâgés », l’assurance-chômage met en place en 1996 plusieurs mesures permettant d’assu-rer durablement un revenu minimal aux « chômeurs âgés ». C’est le cas de l’AllocationChômeurs Agés (ACA) qui s’adresse à des personnes recevant déjà l’Allocation UniqueDégressive (AUD). Il s’agit aussi, depuis le 1er juin 1998, de l’Allocation Spécifique d’Attente(ASA), ouverte aux chômeurs de moins de 60 ans. Par conséquent, les mesures de pro-tection sociale continuent à s’accumuler en faveur d’une sortie anticipée de l’emploi des« salariés âgés », tout en renforçant la formation de représentations stigmatisantes[Démazière, 2002].

Enfin, à la fin des années 1990, la volonté de faire face à la perspective du vieillissementdémographique, en France comme dans les autres pays de l’Union européenne, conduit àune remise en cause des préretraites. Mais les décisions à prendre sont à contre-courantde leur profond enracinement dans les pratiques des entreprises et les attentes de nom-breux salariés. Dans l’esprit des pouvoirs publics, la Cessation d’activité de certains tra-vailleurs salariés (CATS), créée en 2000, doit à terme rendre caducs les autres dispositifset opérer un recentrage sur les seuls salariés ayant exercé des travaux particulièrementpénibles. Ainsi, la redéfinition de la place et de l’utilité des « salariés âgés » dans les orga-nisations n’étant pas vraiment engagée, le vide créé par l’absence de préretraites incitepar contrecoup les entreprises à davantage recourir à la mise au chômage pure et simple,ce qui entraîne une surcharge accrue sur le marché de l’emploi des cadres quinquagé-naires. Depuis, leur maintien dans l’emploi et leur place dans les organisations semblentêtre désormais des questions clés pour les gouvernements successifs, comme entémoigne la création récente du contrat à durée déterminée « senior » pour faciliter leurinsertion.

Dans ces nouveaux contextes de marginalisation, puis de revalorisation de l’expérience,l’ancienne formule fédératrice a continué sa progression en trouvant les bases néces-saires à sa survivance. La formule catégorielle des « cadres âgés » a donc continué à évo-luer jusqu’à nos jours, avec la montée d’un chômage structurel et différencié selon l’âge.Ainsi on le voit bien, cette désignation ne rend pas seulement compte d’une particularitécontemporaine d’une classe d’âge. Elle renferme aussi toute l’histoire d’un groupe pro-fessionnel dans sa volonté de défendre ses membres et de les protéger. Mais, comme cesluttes ont depuis été oubliées, la mémoire collective s’est arrangée pour garder la tracede ces expériences syndicales passées en continuant à diffuser l’émoi premier à l’originede la mobilisation. Ce qui fait qu’aujourd’hui, l’expression s’impose à l’évidence et tout àchacun est en mesure de ressentir l’émotion liée à ce « problème », sans pour autantconnaître sa nature et encore moins son passé. On peut dès lors gager que le slogan des« cadres seniors » continuera son évolution comme outil de défense catégoriel, quelleque soit l’évolution politico-économique à venir, tant que le syndicalisme des cadres perdurera.

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CONCLUSION

Le début de la Ve République s’ouvre sur davantage de représentativité pour les syndicatsd’ingénieurs et cadres. Progressivement écoutés, ils pratiquent une politique de présencedans les commissions ministérielles les portant à stabiliser l’activité de placement enfaveur des « cadres âgés ». La politique de la vieillesse, menée au début des années 1960,encourage la protection des « travailleurs âgés », au sein de laquelle le slogan fédérateurmonte en puissance dans un réflexe corporatif. Sa diffusion est relayée par la pressed’encadrement, et les associations d’ingénieurs et cadres comme marque de leur soutiencommunautaire. Les années 1970 marquent ensuite une rupture avec un chômageconjoncturel et une politique de l’emploi de plus en plus interventionniste pour retirer lestravailleurs les plus âgés du marché. Cette exclusion touchera progressivement les cadresà partir des années 1980, tout en continuant à alimenter une défense du syndicalisme descadres vigilant sur ses acquis sociaux.

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Repère chronologique des mesures d’âge

1961 : Allongement de la durée d’indemnisation du chômage pour les salariés perdant leuremploi après 60 ans.

1963 : Création d’un Fonds national de l’emploi (FNE), le 18 décembre 1963, pour étendre lapolitique d’accompagnement des restructurations économiques et mise en place de l’Alloca-tion Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) pour les salariés licenciés de plus de60 ans.

Accord du 27 mars 1972 : Mise en place de la Garantie de Ressources Licenciement (GRL), le27 mars 1972, au sein du régime d’assurance-chômage, permettant aux salariés de plus de60 ans de conserver 70% de leur rémunération. La Garantie de Ressources Licenciement(GRL) est étendue aux 57-60 ans en 1973 puis aux démissions le 13 juin 1977 avec la créationde la Garantie de Ressources Démission (GRD).

Loi du 12 juillet 1977 sur l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans pour toutes lesfemmes relevant du régime général et ayant cotisé pendant 37,5 ans d’activité.

Décret du 22 août 1979 : Extension de l’ASFNE aux salariés de plus de 55 ans licenciés pourmotif économique et reprise de l’Allocation Spéciale du Fonds National de l’Emploi (ASFNE),le 13 juin 1980 (abaissement de l’âge d’entrée à 57 ans avec une dérogation à 56 ans).

1983 : Abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, le 1er avril 1983. Suppression progressivedes garanties de ressources (GRL, GRD).

1987 : « Contribution Delalande », loi du 10 juillet 1987 imposant une contribution pour toutemployeur qui se sépare d’un salarié âgé de 50 ans et plus.

1993 : Pré-Retraite Progressive (PRP) apparaît le 31 décembre 1993.

1993 : Réforme Balladur sur les retraites augmentant le nombre d’années de cotisations de37,5 ans à 40 ans.

1995 : Allocation de Remplacement Pour l’Emploi (ARPE)

1996 : Congé de fin d’activité (CFA) dans la fonction publique et l’Allocation Unique Dégres -sive (AUD) pour les salariés ayant validé 160 trimestres à l’assurance-vieillesse.

1997 : Allocation Chômeurs Agés (ACA) qui vient renforcer le dispositif en faveur des chô-meurs âgés.

1998 : Mise en vigueur de l’Allocation Spécifique d’Attente (ASA) pour les chômeurs demoins de 60 ans.

2000 : Ouverture du dispositif de cessation d’activité de certains travailleurs salariés (CATS) àtoutes les branches professionnelles.

2003 : Loi du 21 août 2003 sur la réforme des retraites, dite « loi Fillon », portant sur l’allon-gement de la durée des cotisations, l’incitation à l’activité des « seniors » et la mise en placed’un système de retraite par capitalisation indidivuel (PERP).

2005 : Accord national interprofessionnel du 13 octobre 2005 relatif à l’emploi des « seniors »crée un contrat à durée déterminée (CDD) d’une durée maximale de 36 mois pour le recrute-ment d’un salarié âgé de plus de 57 ans.

2006 : Suppression de la Contibution Delalande (Loi du 30 décembre 2006).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

La crise actuelle des « cadres âgés » n’est pas seulement le résultat d’un mécanisme économique excluant une fraction des cadres vieillissants : c’est aussi le produit d’unelongue construction sociale qui a été employée en filigrane, année après année, pour sou-tenir la formation de la catégorie socioprofessionnelle des cadres. Cette défense corpora-tive a pris naissance au moment de la formation des groupes de défense catégoriels au début du XIXe siècle, lors d’un premier cycle sous les traits des « camarades âgés » ausein des associations amicales des écoles d’ingénieurs. Puis, sous l’effet d’un second(1914-1939), elle se développe tout au long de l’entre-deux-guerres sous la formule des« ingénieurs âgés » ou des « ingénieurs de plus de 45 ans » avec le mouvement de syndi-calisation. La formule du départ, contenue dans l’évocation familière des « anciens cama-rades de promotion », souvent utilisée par les associations amicales des anciens élèvesprônant l’idéologie de la « camaraderie », disparaît progressivement au profit d’uneexpression fédératrice (les « ingénieurs âgés ») avec le mouvement de syndicalisation desingénieurs, à l’heure où la vieillesse est un sujet d’actualité. La situation « des anciens »fera ensuite l’objet d’une mobilisation collective face à la dureté de la crise économiquede 1929, sans que le groupe professionnel des ingénieurs parvienne encore à trouver uneissue coordonnée au problème des « ingénieurs âgés ». Elle a été élaborée en réaction àdes situations professionnelles à risque qui ont vraisemblablement touché une partie dela population des ingénieurs et en particulier, « les jeunes ingénieurs », les « ingénieursâgés » et les « femmes ingénieurs ». Ces différentes catégories de population-cible ontconstitué des points de réclamation qui ont été progressivement diffusés et intégréscomme catégories « à problèmes » par l’ensemble de la corporation des ingénieursdurant l’entre-deux-guerres. Le choix des mots ne s’est donc pas imposé par hasard : il aété le fruit d’une mobilisation sociale ayant élu certains vocables comme des « armes »,afin de « constituer une fiction puissante et mobilisatrice » plus ou moins en lien avec laréalité [Hughes, 1996, p. 245]. Cette désignation contenait en effet une puissante forcesymbolique qui a suscité émotion et compassion. Après la réunification des syndicatsd’ingénieurs, la nouvelle situation politique du Front populaire ouvre le chemin des pre-miers régimes de prévoyance et de protection sociale, qui serviront d’assise au dévelop-pement du syndicalisme des ingénieurs et cadres après la Seconde Guerre mondiale.C’est donc au terme d’une longue gestation que les ingénieurs sont parvenus à se doterde moyens de protection collectifs, régulés par l’État. Il faut donc attendre que toutes cesconditions soient réunies pour que le groupe professionnel des ingénieurs envisage pro-gressivement la socialisation de leur vieillesse, pour qu’ils parviennent à raisonner, nonplus de façon individuelle, mais en terme de groupe dont l’unité restait à construire.

Le second cycle de la rhétorique professionnelle touche à son terme avec l’arrivée de laSeconde Guerre mondiale, et laisse place à un autre cycle (1945-1974) qui se développeaprès la Libération avec l’émergence du syndicalisme des cadres. Les expressions langa-gières sont conservées en l’état par les syndicats de cadres qui, à leur tour, emploient cesdifférentes catégories devenues pour l’occasion les « jeunes cadres », les « cadres âgés »et les « femmes cadres », comme outils de défense du groupe émergent des cadres. Cesreprésentations mobilisatrices trouvent un premier aboutissement en 1947 avec la créa-tion de l’AGIRC, qui initie la récente Confédération générale des cadres de l’économie(CGCE) au paritarisme dans une institution de prévoyance complémentaire réservée auxcadres. Puis, un second en 1954, grâce à la création de l’Association pour l’emploi descadres (APEC) qui concrétise les anciennes revendications des syndicats d’ingénieurs enmatière de placement. C’est au sein de ce nouveau contexte historique que la catégoriedes « ingénieurs âgés » réapparaît sous la forme des « cadres âgés » tout au long de cettedécennie. Elle devient alors un « problème social », intégré dans une politique de lavieillesse orienté vers la protection des « travailleurs âgés », et le déploiement d’une poli-tique de l’emploi privilégiant des dispositifs de placement et de formation professionnelle.On s’aperçoit ainsi que l’expression actuelle des « cadres âgés » n’est pas une simple for-mule journalistique : elle est, au contraire, chargée par les souvenirs du passé dont lamémoire collective ne garde plus aujourd’hui que l’émotion.

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TABLE DES PRINCIPAUX SIGLES ET ABRÉVIATIONS

AGIRC : Association générale des institutions de retraites des cadres

AGPI : Association générale de prévoyance des ingénieurs

ANDCP : Association nationale des directeurs et chefs de personnel (puis Associationnationale des directeurs et cadres de la fonction personnel)

APEC : Association pour l’emploi des cadres et techniciens

APECITA : Association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens de l’agriculture

APRI : Association pour la retraite des ingénieurs

BIT : Bureau international du travail

EPCI : École de physique et chimie indutrielles de la ville de Paris

CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens

CGC : Confédération générale des cadres

CGCE : Confédération générale des cadres de l’économie

CGT : Confédération générale du travail

CGTU : Confédération générale du travail unitaire

CGPF : Confédération générale de la production française

CES : Conseil économique et social

CNE : Conseil national économique

CNPF : Conseil national du patronat français

CSI : Chambre syndicale des ingénieurs

CTI : Confédération des travailleurs intellectuels

FFSIC : Fédération française des syndicats d’ingénieurs et de cadres

FGM : Fédération générale des cadres et employés de la métallurgie

FIATIM : Fédération des ingénieurs, agents de maîtrise et techniciens des industriesmécaniques et métallurgiques

FNSI : Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs

FNSIC : Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs

GSCD : Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et desfacultés

ICF : Société des ingénieurs civils de France

MICIAC : Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique

UDIT : Union de Défense Interprofessionnelle pour le Droit au Travail des plus de 45 ans

UIMM : Union des industries des mines et de la métallurgie

USIC : Union sociale des ingénieurs catholiques

USIF : Union des syndicats d’ingénieurs français

SFIC : Société française des ingénieurs coloniaux

SIS : Syndicat des ingénieurs salariés

SICF : Syndicat des ingénieurs chimistes français

SPID : Syndicat professionnel des ingénieurs diplômés

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ANNEXES

■ Lettre de Léon Guillet, directeur de l’École centrale, le 12 novembre 1924, adressée auministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, sous-secrétariat d’État de l’Ensei-gnement technique (197). Archives Nationales 19771190 (Ministère de l’éducation natio-nale, direction de l’enseignement technique), art. 4 : enquête de la commission des titresauprès des écoles d’ingénieurs reconnus par l’État depuis 1908 (nombre d’admis et dediplômés, programmes et concours).

« Monsieur,

J’ai l’honneur de vous rendre compte que nous avons été avertis par l’Association ami-cale des anciens élèves de l’École de plusieurs usurpations du titre d’Ingénieur des Artset Manufactures, que s’attribuaient des individus non pourvus de diplômes. Ces faitsn’avaient du reste pas échappé à la Direction de l’École elle-même.

En conséquence, le Conseil de l’École, dans sa séance du 6 courant, a décidé, sur lademande de la Société des Anciens élèves, que des poursuites criminelles seraientintentées en usurpation de titre professionnel, contre le nommé Paul […], qui, à diffé-rentes reprises, a pris la qualité d’Ingénieur des Arts et Manufactures et notammentdans un acte authentique publié dans « l’Éclaireur de Nice », du 25 août 1924.

Tous les frais résultant de cette action seront à la charge de la Société des AnciensÉlèves. »

■ Premières lois sur les retraites

Loi du 10 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables

Cette loi crée une obligation d’assistance de la part de la nation, la commune ou le dépar-tement. Les bénéficiaires, admis à l’assistance publique, doivent remplir des critèresd’âge (plus de 70 ans), être sans ressources et être inscrits dans leur commune de rési-dence. Cette loi, d’une portée considérable durant l’entre-deux-guerres, « va modeler descomportements administratifs, familiaux et individuels durables, imprégner fortementl’image de la vieillesse que se fait l’ensemble de la société » [Feller, 2005, p. 183].

Loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes

La loi de 1910 s’inscrit dans une perspective résolument assurantielle en proposant uneretraite-vieillesse selon l’âge, l’ancienneté et les conditions de ressources, sans qu’inter-vienne l’incapacité de travail. Elle repose sur le triple versement obligatoire du bénéficiaire,du patron et de l’État. L’âge de la retraite, d’abord fixé à 65 ans est abaissé à 60 ans en1912 avec 30 versements annuels. Toutefois, le bénéficiaire peut décider de prendre saretraite à l’âge de 55 ans, mais avec une retraite plus faible. Ce système n’efface pas lesdispositions existantes comme caisses mutualistes, patronales et syndicales qui peuventrecevoir l’agrément à collecter les cotisations. Malgré les nombreux rejets et les difficul-tés d’application venant notamment de la définition de salariat, cette loi fut une véritableréussite dans l’acceptation d’un principe assurantiel général, porteur d’un nouveau statutsocial de retraité.

La loi du 16 mars 1928 sur les assurances sociales

Ce grand projet de protection sociale instaure des assurances sociales obligatoires, souscontrôle de l’État, pour les personnes salariées de l’industrie et du commerce. Il couvreles risques de maladie, maternité, invalidité, décès et vieillesse pour les salariés n’excé-dant pas des revenus modestes compris entre 1 000 et 21 000 francs annuels, et jusqu’à25 000 francs avec un enfant à charge. Le système est financé par des cotisations patro-nales et ouvrières, et géré par des caisses privées. Avec cette loi, se dégage désormais uncertain consensus vers une prise en charge de la vieillesse, financée par une épargneobligatoire et gérée par l’État.

(197) Les majuscules sont dans le texte.

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Extrait du Figaro, vendredi 14 février 1958, n° 4181

Le reclassement des cadres « âgés »

EST-ON UN VIEILLARD À 45 ANS ?

Quand on parcourt les colonnes d’offres d’emploi qu’un quotidien ou d’une revue profes-sionnelle, on remarque de nombreuses annonces rédigées en ces termes : « Importantesociété recherche jeunes ingénieurs… » ou « Belle situation offerte à H.E.C., 28-35ans… ». Parfois encore, mais plus rarement : « Recherchons ingénieurs méthodes maxi-mum 40 ans… ». Ensuite, rien. 40 ans semble être un âge limite. Aucune société ne veutengager un « vieillard de 45 ou de 50 ans ». Le problème est grave. Chaque jour, descadres dits « âgés » se trouvent sans emploi pour des raisons sans rapport avec leurscompétences ou leurs qualités professionnelles. La décentralisation industrielle, lesregroupements de société, les difficultés d’une entreprise ou un simple changement dedirection sont autant de licenciements et de réorganisations internes souvent arbitraires.Il est aussi parfois difficile, pour un cadre ou pour un ingénieur, de quitter une région,pour suivre une entreprise qui s’installe à 800 kilomètres de là. La question du logementne facilite pas les choses…

Il est inutile d’insister sur les difficultés du reclassement. Nous voulons seulement signa-ler ici l’action remarquable d’une association privée qui, sans aucun but lucratif, s’acharneà résoudre ce problème. Il s’agit de l’A.P.E.C. (Association pour l’emploi des cadres, ingé-nieurs et techniciens) dont les accueillants bureaux sont installés 8, rue Montalivet, dansle 8e arrondissement.

Quels sont les buts de l’A.P.E.C. ?

Elle s’efforce de promouvoir tous les moyens qui peuvent favoriser les contacts entre leschefs d’entreprises cherchant des collaborateurs et les services publics ou privéscapables de les procurer. Son rôle est de compenser. Sans vouloir se substituer aux ser-vices de placement des grandes écoles ou des syndicats professionnels, elle ne désire aucontraire que les aider.

L’A.P.E.C. groupe d’ailleurs dans son conseil d’administration, à la fois des représentantsdes syndicats de cadres, des chambres de commerce du CNPF, etc., et des représentantsdu Ministère de l’industrie, du Ministère du Travail et des grandes écoles.

Comment s’effectue le reclassement ?

Les candidats sont reçus par le secrétaire général lui-même, ce qui permet un contacthumain indispensable pour redonner très souvent confiance à des cadres sans emploi ; lesoffres, ainsi que les demandes sont codifiées selon une méthode simple pour connaître –pour chaque offre ou pour chaque demande – la catégorie, la spécialité, les langues par-lées, l’âge du candidat et l’âge limite demandé. Et c’est sous le contrôle des administra-tions intéressées que la compensation des offres et des demandes est organisée.

Il est apparu aux dirigeants de l’association que des difficultés de reclassement avaienttrois raisons principales :

1/ Le désir trop fréquent des entreprises de n’embaucher « que » du jeune personnel ;

2/ La position des cadres en place qui craignent que l‘arrivée de nouveaux cadres exté-rieurs ne les gênent dans leur avancement ;

3/ Les cadres d’un certain âge ne sont souvent pas suffisamment informés de l’évolution –de plus en plus rapide – des techniques industrielles, commerciales ou administratives.

Aussi l’association veut-elle porter tout particulièrement son action sur ces trois points.Elle a pu, au cours de l’année passée, reclasser environ 800 personnes dont 28 % de 41 à50 ans, 27 % de 51 à 55 ans et 18 % de 56 à 60 ans. Et cette année, elle envisage la créa-tion de nouveaux centres à Lyon et à Clermont-Ferrand.

Ce bon travail mériterait d’être signalé. Jean Creiser

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Lettre d’Alfred Rosier, directeur de la main-d’œuvre, adressée à Maurice Dablincourt, secré-taire général de la CTI, le 11 décembre 1952 (198).

Mon cher ami,

Je me préoccupe, dès à présent, d’élaborer l’ordre du jour de la prochaine réunion de laCommission Nationale du Statut des Travailleurs intellectuels. À la fin de la récente séancedu 21 novembre, j’ai déjà retenu les questions suivantes : les conditions de travail des dessi-nateurs et affichistes du Cinéma. Exposé de M. Rojac, Président du Groupement des Décora-teurs et Affichistes du Cinéma.

Cette question était déjà inscrite à l’ordre du jour de la réunion du 21 novembre, mais n’a puêtre abordée en raison de l’heure tardive à laquelle celle-ci s’est terminée.

– Suite à donner au vœu émis par M. Wolff, concernant le placement des ingénieurs d’âgemoyen (45 ans environ) aux postes administratifs des entreprises dans lesquels ils occu-paient, auparavant des postes actifs.

Ces postes administratifs sont fréquemment confiés à des officiers supérieurs à la retraite ouà des hauts fonctionnaires en retraite, qui les obtiennent grâce aux relations nouées pendantleur activité, et privent ainsi des hommes de valeurs encore jeunes des emplois auxquels ilspourraient justement prétendre.

– Difficultés rencontrées par les artistes lyriques et de variété française se produisant en Bel-gique et pour les artistes belges se produisant en France pour l’exercice de leur profession.

De nombreuses autres questions mériteraient d’être exposées et discutées aux réunions dela Commission Nationale du Statut des Travailleurs Intellectuels.

Je vous serais très obligé de les rechercher et d’en constituer une liste, que vous me sou-mettrez et sur laquelle je choisirai celles qui présentent le plus grand caractère d’urgence.

Je vous prie d’agréer, mon Cher ami, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

(198) AN 19820203, art. 21.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE ................................................................................................................................................................................................... 7

INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................................................................................................... 9

PREMIÈRE PARTIE

LA DÉCOUVERTE DE L’« INGÉNIEUR ÂGÉ » : L’ENTRE-DEUX-GUERRES .......................................................... 11

CHAPITRE 1 – AUX ORIGINES DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS ................................................ 11

1.1. Amicalisme et sociétés savantes au XIXe siècle ................................................................................................... 12

1.1.1. La Société des ingénieurs civils de France (ICF) .............................................................................................. 13

1.1.2. La Société française des ingénieurs coloniaux (SFIC) ............................................................................. 14

1.2. Syndicalisation et regroupements associatifs d’ingénieurs civils.............................................. 14

1.2.1. L’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC)............................................................................................. 14

1.2.2. La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI).......................................................................................................... 15

1.3. Les syndicats d’ingénieurs de l’entre-deux-guerres ...................................................................................... 16

1.3.1. L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA) ....................................................................................................................................................................................................... 16

1.3.2. L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF).................................................................................... 17

1.3.3. La Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) ................................................................................. 17

1.3.4. La Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI).... 18

1.3.5. La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI)............................................................... 19

1.4. Le syndicalisme des ingénieurs ................................................................................................................................................ 21

1.4.1. Les titres, le chômage et le placement ..................................................................................................................... 21

1.5. Les conditions de travail dans l’industrie .................................................................................................................... 22

1.6. Assurances et retraites : une libre prévoyance ..................................................................................................... 24

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 25

CHAPITRE 2 – L’ESSOR DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA FIN DE LA IIIe RÉPUBLIQUE ........ 26

2.1. La figure mythique de « l’ingénieur âgé » .................................................................................................................. 26

2.1.1. « Jeunes diplômés », « femmes ingénieurs » et « ingénieurs âgés »..................................... 26

2.2. Des stratégies syndicales contradictoires..................................................................................................................... 27

2.2.1. Le front des intellectuels.............................................................................................................................................................. 28

2.3. La crise de 1929.................................................................................................................................................................................................. 30

2.3.1. L’adhésion du bloc conservateur ....................................................................................................................................... 32

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 34

3

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CHAPITRE 3 – DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA PROTECTION SOCIALE SOUS LE FRONTPOPULAIRE ...................................................................................................................................................................................... 34

3.1. L’électrochoc du Front populaire ............................................................................................................................................. 34

3.1.1. La déroute : le départ des adhérents .......................................................................................................................... 34

3.2. La réunification et la retraite des ingénieurs .......................................................................................................... 35

3.2.1. Les premiers accords collectifs ......................................................................................................................................... 36

3.2.2. L’accord du 27 mai 1937 avec l’Union des industries métallurgiques et minières(UIMM) .......................................................................................................................................................................................................... 36

3.3. L’apparition du syndicalisme des « cadres » et des « collaborateurs » ............................ 38

3.3.1. De nouvelles règles d’arbitrage ........................................................................................................................................ 39

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 41

Conclusion de la première partie ................................................................................................................................................................. 41

Les ingénieurs et cadres sous Vichy ............................................................................................................................................... 42

DEUXIÈME PARTIE

LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » OU L’EXTENSION D’UNE PROTECTION ......................................... 43

CHAPITRE 4 – LE RENOUVELLEMENT DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS ET ÉMER-GENCE DES CADRES À LA LIBÉRATION ............................................................................................... 44

4.1. Les transformations du paysage syndical .................................................................................................................. 44

4.1.1. L’expansion de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et cadres (FNSIC) . 45

4.1.1.1. Les salaires, la retraite et le placement .............................................................................................. 454.1.1.2. Des militants engagés ............................................................................................................................................ 46

4.1.2. Le soutien réitéré de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) ....................... 46

4.1.2.1. Une nouvelle présidence à la Confédération des travailleurs intellectuels(CTI) : Alfred Rosier (1900-1986) ................................................................................................................ 47

4.1.2.2. De nouvelles orientations .................................................................................................................................. 48

4.1.3. Les sections cadres des centrales ouvrières et groupements associatifs ......................... 49

4.2. La bataille de la Confédération générale des cadres (CGC) .............................................................. 49

4.2.1. Des débuts difficiles ....................................................................................................................................................................... 50

4.2.2. Le « triptyque revendicatif » du syndicalisme des cadres................................................................... 50

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 52

CHAPITRE 5 – LA CONSTRUCTION D’UN « PROBLÈME SOCIAL » SOUS LA IVe RÉPU-BLIQUE (1947-1958) ........................................................................................................................................................... 54

5.1. Les ordonnances de 1945 .................................................................................................................................................................. 54

5.1.1. La création de l’Association générale des institutions de retraites des cadres(AGIRC)........................................................................................................................................................................................................... 55

5.1.2. Le gouvernement attentif aux « travailleurs âgés » .................................................................................. 56

5.2. La reprise d’un slogan au service des cadres ........................................................................................................ 58

5.2.1. Des « ingénieurs âgés » aux « cadres âgés » : l’extension du placement ....................... 595.2.2. L’influence de Roger Millot (1909-1973), président de la FNSIC ................................................. 615.2.3. Le soutien de la CGC ou « Le dramatique problème des vieux » (décembre 1952) ....... 62

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5.2.4. La défense des travailleurs intellectuels au ministère du Travail .............................................. 625.2.4.1. Les enjeux idéologiques des commissions paritaires ...................................................... 63

5.3. La création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) ...................................................... 65

5.3.1. Une mise en route malaisée ................................................................................................................................................. 65

5.3.2. Des sources de financement encore fragiles .................................................................................................... 67

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 70

CHAPITRE 6 – LE PLACEMENT DES CADRES AU DÉBUT DE LA Ve RÉPUBLIQUE (1958-1974) .......................................................................................................................................................................................................... 70

6.1. Les « cadres dits âgés » dans les politiques sociales ................................................................................. 71

6.1.1. La Commission Laroque (1960-1961) ......................................................................................................................... 71

6.1.2. Le rapport Aguilhon au Conseil économique et social (1961) ....................................................... 72

6.1.3. Le Commissariat général au Plan ................................................................................................................................... 73

6.1.4. Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels ..................................................................................... 74

6.2. Une campagne syndicale relayée par les médias ........................................................................................... 75

6.2.1. Le soutien des associations de cadres ..................................................................................................................... 76

6.3. Le début des préretraites : restructurations industrielles et politiques d’accom-pagnement des entreprises ............................................................................................................................................................. 77

6.3.1. L’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) – (1963-1972)......... 78

6.3.2. La Garantie de Ressources Démission (GRD) – (1972-1983) ........................................................... 78

6.4. Éléments de prospective ..................................................................................................................................................................... 79

Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 81

CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................................................................................................ 82

TABLE DES PRINCIPAUX SIGLES ET ABRÉVIATIONS ................................................................................................................. 83

ANNEXES ......................................................................................................................................................................................................................................... 84

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................................................................................................................... 87

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RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE

La désignation actuelle des « cadres seniors » est le produit d’une construction sociale,élaborée par un groupe professionnel afin d’accompagner le vieillissement de sesmembres. L’élaboration collective s’est organisée au cours de plusieurs étapes d’évolu-tion, dont les origines remontent au XIXe siècle. Cette production langagière s’est dévelop-pée tout au long du XXe siècle, afin de protéger certaines catégories d’individus au coursde leur évolution de carrière, tels les « jeunes », les « femmes » et les « vieux ». Leur évo-lution sémantique a accompagné le groupe professionnel des cadres tout au long de saformation, depuis son origine jusqu’à aujourd’hui, dans un réflexe identitaire et corporatif.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

Comprendre le problème actuel des « cadres de plus de 45 ans » demande bien plusqu’une seule analyse du présent. Les nombreux travaux sur les « cadres de plus de 45 ans », ou plus récemment les « cadres seniors », soutiennent généralement la thèsed’une discrimination. Dans le secteur privé, ceux-ci constituent une partie de la main-d’œuvre qui, stigmatisée comme « salariés âgés », subissent une vulnérabilité croissantesur le marché de l’emploi malgré la mise en place de dispositifs spécifiques. De nom-breux travaux sur les cadres attestent en effet d’une surexposition au chômage à partir de45 ans et d’une diminution régulière du taux d’emploi pour le groupe d’âge 50-54 ansdepuis 1985 [Bouffartigue, Gadea, 2000 ; Guillemard, 2003]. En découle la production d’undiscours urgentiste qui a donné naissance à de nombreuses études, articles, colloques,conférences pour lutter contre cette discrimination sociale, sans que les effets n’aientdiminué d’aucune sorte son acuité. Au contraire, l’intérêt porté au sujet a renforcé d’au-tant son questionnement, ces manifestations participant de façon constante à alerter l’État et l’opinion publique sur une situation considérée comme « dramatique ».

De nombreuses représentations négatives leur sont accolées, parmi lesquelles on leurreproche notamment « d’être trop chers », « d’avoir une trop grande rigidité dans le tra-vail », « d’avoir une conception du travail pas assez moderne car trop axée sur le respectde la hiérarchie », « de se sentir supérieurs aux autres de par leur expérience en procla-mant « tout savoir sur tout », et enfin, on leur reproche aussi un « manque d’adaptationaux nouvelles technologies ». En fin de compte, il semblerait que la maîtrise des nou-velles technologies soit réservée à une main-d’œuvre jeune, considérée comme plussouple, moins chère, dotée de diplômes récents, habituée au maniement des techniqueset symboliquement tournée vers le modernisme.

Sur le sujet des « cadres âgés », les articles de presse sont nombreux et récurrents dansla presse quotidienne et économique destinée aux cadres ; le journal Le Monde leur amême adressé une rubrique spécifique au cours de l’année 2005. S’appuyant tantôt surun sondage, tantôt sur des témoignages, ces articles tentent à chaque fois d’alerter l’opi-nion publique sur un « nouveau » problème, celui de l’emploi des « cadres âgés ». Pourcela, différentes terminologies leur sont attribuées : il peut être question de « cadresseniors », de « quincadres », de « quinquas », de « cadres de plus de 45 ans », de « quin-quagénaires », et plus récemment de « seniors », voire encore de « salariés âgés », de« travailleurs vieillissants », dans une acceptation plus générique. Ainsi, devant l’ampleurd’une telle indignation, où la simple évocation du mot « senior » suscite l’émotion, unéclairage historique s’impose.

En effet, on s’aperçoit que le problème actuel des « cadres de plus de 45 ans » est loind’être nouveau puisqu’il prend naissance dans le syndicalisme des ingénieurs dansl’entre-deux-guerres. Ou plus exactement, il s’enracine au cours du XIXe siècle, toutd’abord sous les traits des « camarades âgés » au sein des associations amicales desécoles d’ingénieurs dont le rôle est alors de porter secours aux « anciens élèves ». Puis, ilse développe tout au long de l’entre-deux-guerres avec le mouvement de syndicalisationdes ingénieurs dans le contexte de la IIIe République (1875-1940) qui modifie le fonction-nement politique et administratif de la France par la mise en place de nouvelles institu-tions consultatives comme le Conseil national économique (CNE), le Bureau internationaldu travail (BIT) et la Société des nations (SDN). C’est auprès de ces institutions que lessyndicats d’ingénieurs vont tenter de se faire entendre : ils réclameront une reconnais-sance de leur existence à partir d’un programme syndical où l’expression alors employéedes « camarades âgés », issue de l’amicalisme des anciens, va peu à peu se transformeren outil de propagande dans un syndicalisme naissant, auquel les ingénieurs ne sont pasencore habitués.

L’objectif de cette étude est de présenter quelques pages de l’histoire des « cadres âgés »à travers sa genèse, au moment de la formation des syndicats d’ingénieurs dans l’entre-deux-guerres (partie I), puis à travers son développement durant les « Trente Glorieuses »jusqu’à la crise pétrolière en 1974 (partie II). Sachant qu’il reste encore à découvrir lesautres phases de formation de cette notion, notamment celles qui se situent en amont eten aval de la période couverte, à savoir les racines de la genèse issues de l’amicalisme

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des anciens élèves des écoles d’ingénieurs au XIXe siècle. Cette période ouvre en effet surl’émergence des premières formes de solidarité corporative qui s’exprime à travers lanotion de « secours » et d’aide financière en faveur des « camarades âgés ». L’autre phaserestant à découvrir s’étend des années 1980 jusqu’à nos jours. Ce qui comprend d’autreséléments majeurs, tels l’apparition des préretraites privées et publiques, l’évolution struc-turelle du chômage des cadres et l’expansion du syndicalisme des cadres, que nous pré-senterons à grands traits afin de poser quelques hypothèses d’évolution. Autant depériodes demandant un regard attentif et contextualisé pour mieux comprendre lesenjeux actuels dont est chargé le problème actuel des « cadres seniors ».

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PREMIÈRE PARTIE

LA DÉCOUVERTE DE L’« INGÉNIEUR ÂGÉ » : L’ENTRE-DEUX-GUERRES

Le groupe professionnel des cadres n’est pas apparu de nulle part. Il est le fruit d’uneconstruction sociale qui a bâti les fondations nécessaires à sa formation et à son édifica-tion, dont les origines se situent au moment où les grandes écoles d’ingénieurs ont crééles premières formes de rassemblement corporatif au XIXe siècle : les associations ami-cales des anciens élèves. Le point de départ se situe là quand ces premières formes desolidarité vont constituer ce que les sociologues nomment la « proto-syndicalisation » (1)des cadres, qui conduira à la constitution de deux grandes sociétés savantes, puis à lanaissance des premiers syndicats d’ingénieurs au début du XXe siècle.

Ces premiers groupements sont des organisations professionnelles dont leur rôle est demener des actions corporatives de défense des conditions de travail des ingénieurs maisaussi de promotion de l’identité des ingénieurs civils en opposition avec celle des ingé-nieurs d’État, dont la carrière est davantage protégée. En effet, le groupe professionneldes ingénieurs ne bénéficie pas encore de la reconnaissance qu’ils possèdent aujour-d’hui, d’autant qu’ils sont encore bien peu nombreux dans l’entre-deux-guerres : lenombre d’ingénieurs diplômés est évalué environ à 50 000 alors que la population activedes ouvriers est de 7 720 000 et celle des employés 2 470 000 au recensement de 1936[Sauvy, Hirsch, 1965]. Autant dire que les « cadres », qui ne sont pas encore nomméscomme tel, sont encore très peu représentatifs.

Sachant que leur histoire complexe mériterait une analyse plus fine, je me limiterai ici àtracer les grandes lignes de leur évolution durant l’entre-deux-guerres, afin de mieuxcomprendre comment les syndicats d’ingénieurs ont commencé à s’intéresser aux « ingé-nieurs âgés ».

CHAPITRE 1 – AUX ORIGINES DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS

Un mouvement de mobilisation d’ingénieurs se traduit par l’apparition progressive, entre1848 et 1929, d’organisations corporatives dédiées aux ingénieurs civils de l’industrie.Ces organisations s’attacheront à démontrer l’importance de l’ingénieur industriel dans lasociété moderne, son rôle dans son enrichissement et dans son bien-être. Pour ne citerque les principaux, il s’agit tout d’abord de la Société des ingénieurs civils de France(1848) qui a en quelque sorte initié le mouvement de défense des ingénieurs civils à côtéde leurs homologues, les ingénieurs d’État. La Société française des ingénieurs coloniaux(1895) dont le rôle est de faire rayonner la figure de l’ingénieur colonial [Vacher, 1999].

Puis apparaissent, à l’aube du XXe siècle, les premiers syndicats d’ingénieurs avec l’Unionsociale d’ingénieurs catholiques (1906) et la Chambre syndicale des ingénieurs (1914).S’ensuit, après la Première Guerre mondiale une période décisive donnant naissance à laformation de nombreuses organisations syndicales qui s’établissent cette fois-ci sur desbases doctrinaires renforcées en mesure de susciter des offensives avec l’Union syndicaledes techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (1919), l’Union des syndi-cats d’ingénieurs français (1920), la Confédération des travailleurs intellectuels (1920), etenfin, la Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (1929).

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(1) La « proto-syndicalisation » se définit par la période qui précède la phase active de syndicalisation des ingé-nieurs, telle la phase de latence de la formation des syndicats.

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Par conséquent, l’histoire des syndicats d’ingénieurs et cadres est le produit d’un mouve-ment social qui s’est réalisé au cours de plusieurs étapes, dont la première qui a ouvert lechemin sur les premières formes de solidarité corporative : l’amicalisme des écoles d’ingénieurs au XIXe siècle. Leur apparition n’est pas spécifique au groupe professionneldes ingénieurs.

Ces organisations se sont développées dans le cadre d’un environnement économique,social et politique propice, fortement générateur d’une défense catégorielle généraliséequi a dépassé la seule catégorie des ingénieurs. Juridiquement, les associations profes-sionnelles sont reconnues par la loi de 1884 autorisant les regroupements professionnelsde travailleurs ou d’employeurs d’une même branche, interdits depuis la loi Le Chapelier(1791). Puis, avec la loi de 1901 sur les associations donnant une existence légale auxregroupements professionnels, de nombreux courants de défense corporative s’organi-sent [Segrestin, 1984], notamment chez les techniciens (2), « collaborateurs », agents demaîtrise, employés, chefs d’ateliers, contremaîtres, chefs de services, « travailleurs intel-lectuels », artisans ou dirigeants d’entreprise, qui participent à la mobilisation profession-nelle des classes dites « moyennes » [Kuhlmann, 2001].

1.1. Amicalisme et sociétés savantes au XIXe siècle

Succédant aux premiers corps de l’État et à la création d’écoles techniques spécialiséesapparues aux XVIIe et XVIIIe siècles pour répondre aux besoins militaires et au développe-ment de l’infrastructure, l’enseignement technique et scientifique français se modifie sousl’influence de la première et la seconde industrialisation en France, mais aussi en Europeet en Amérique du Nord [Gouzevitch, Grelon, Karvar, 2004]. Les ingénieurs des corps del’État, formés à la résolution de problèmes militaires, administratifs et économiques de lapremière industrialisation (mines, ponts, routes, canaux, chemins de fer, artilleries, fortifi-cations, poudres et salpêtre, etc.) sont alors en nombre insuffisant pour répondre à cettenouvelle donne économique, et combler le retard français par rapport à l’Angleterre.D’autant que ces derniers sont peu préparés à remplir de telles fonctions dans l’industrie.Aussi le manque de techniciens est-il toujours latent et les besoins du marché du travailencore insatisfaits. Il faut donc satisfaire un niveau médian en personnel qualifié entrel’élite industrielle des ingénieurs d’État, dotée de connaissances théoriques et abstraites,et le savoir empirique des ingénieurs des Arts et métiers, surnommés familièrement les« gadzarts » [Shinn, 1978]. Devant cette demande, plusieurs écoles d’ingénieurs et insti-tuts vont apparaître en France. Après le monopole de l’État sur la formation des ingé-nieurs, la diversification de l’enseignement technique donne naissance à un deuxièmeprofil : l’ingénieur « civil ».

Corrélativement au développement de l’enseignement technique, ces nouvelles écolesd’ingénieurs vont constituer des associations amicales d’anciens élèves, durant la secondemoitié du XIXe siècle [Ribeill, 1986b]. En décembre 1846, une centaine de « gadzarts »déposent les statuts de la nouvelle Société des anciens élèves des écoles royales d’Arts etmétiers, pour inciter les jeunes diplômés à entreprendre une carrière industrielle [Day,1991]. En 1860, d’anciens élèves de l’École des Ponts et Chaussées, issus des promotionssortantes des élèves externes, fondent l’Association des ingénieurs civils. En 1862, l’Asso-ciation amicale des anciens élèves de l’École centrale des arts et manufactures est crééeavec l’aide du nouveau directeur de l’École centrale, Perdonnet. Un an après, le corps desPonts et Chaussées se dote aussi en 1863 de la Société amicale de secours des ingénieursdes Ponts et Chaussées, dans des conditions différentes des amicales précédentes. En1865, l’École polytechnique adopte la même démarche, ainsi que le corps des Mines en1874 en constituant la Société des ingénieurs du corps des mines. Cette société proposerad’ailleurs une extension de l’association en créant avec le corps des Ponts et Chaussées,la Société amicale de secours entre les ingénieurs des Ponts et Chaussées et des mines,le 12 décembre 1874 [Ribeill, 1986a]. Le principe est dès lors initié et adopté. Les futuresécoles d’ingénieurs adopteront le même réflexe corporatif en créant systématiquementune association des « anciens », où la question des « camarades âgés » commencera à

(2) Fortement réclamés sur le marché de l’emploi, les techniciens peuvent être des ingénieurs diplômés prove-nant des petits nombreux instituts régionaux, catholiques et laïcs, ou des facultés des sciences de physique,mécanique et électricité. En particulier, les facultés des sciences ont créé près de 25 nouveaux diplômes d’ingé-nieurs entre 1914 et 1939, ce qui fera dire aux syndicats que les ingénieurs sont maintenant trop nombreux.

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faire l’objet d’attention. En 1846 notamment, avant la création de la Société des ingé-nieurs civils de France, on constate dans le Journal du génie civil le début d’une réflexionsur la vieillesse des ingénieurs par le souhait de constituer une grande société d’entraide,protectrice du statut des ingénieurs civils [Weiss, 1985]. Le projet original conserve en sonsein la volonté de secourir les membres adhérents au chômage ou en semi-retraite.

Ingénieurs d’État versus ingénieurs civils

La croissance de l’industrie française, entre 1880 et 1914, dans les domaines à fortestechnicités (caoutchouc, aluminium, matières synthétiques, produits pharmaceu-tiques…) nécessite un savoir scientifique de haut niveau adapté aux nouveaux déve-loppements de l’industrie. Les ingénieurs des corps d’État (Mines, Ponts et Chaussées,Polytechnique…), formés à la résolution de problèmes militaires, administratifs et éco-nomiques de la première industrialisation sont en nombre insuffisant pour répondre àcette nouvelle donne économique. En outre, l’augmentation du nombre d’entreprisesdans les secteurs de pointe accentue cette demande d’ingénieurs dont le contenu change avec les nouvelles techniques exigeant davantage d’applications physiques etchimiques. Pour répondre à cette demande industrielle croissante, des institutionsd’enseignements spécifiques sont créées, telles l’École centrale des arts et manufac-tures (1829) et l’École de physique et de chimie industrielles de Paris (1882), l’Écolesupérieure d’électricité (1894), ainsi que de nombreux instituts régionaux dans lesfacultés des sciences qui sont majoritairement des instituts de chimie comme l’Institutpolytechnique de l’Ouest (1919). Après le monopole de l’État sur la formation des ingé-nieurs qui étaient civils, fonctionnaires ou militaires dans un corps d’État, la diversifica-tion de l’enseignement technique donne naissance à un deuxième profil d’ingénieurs(l’ingénieur civil) qui appuie sa légitimité, non pas à partir d’un esprit de « corps »,mais par l’application d’un savoir scientifique appliqué à la production industrielle dansle secteur privé. Les uns construisent leur identité professionnelle en référence au titrecontenant le corps auquel ils appartiennent, et les autres, en référence à la pratiqueindustrielle.

1.1.1. La Société des ingénieurs civils de France (ICF), fondée en 1848

La première organisation est la Société des ingénieurs civils de France, fondée le 4 mars1848 par d’anciens élèves de l’École centrale des arts et manufactures, qui la nommèrentalors la Société centrale des ingénieurs civils. Cette société est la première organisationofficielle des ingénieurs en France qui influencera particulièrement les syndicats d’ingé-nieurs laïcs après la Première Guerre mondiale. Sa création s’explique par la volonté dedéfendre un nouveau statut des ingénieurs civils, qui alimente dès le début un lourdcontentieux avec les ingénieurs d’État. Elle constitue durant l’entre-deux-guerres unesociété savante respectée, une sorte d’« académie des arts techniques » qui se situe à mi-chemin entre le syndicat et l’amicale [Grelon, 1995, p. 171]. Inspirée par la doctrine socio-économique saint-simonienne et du positivisme du philosophe Auguste Comte, la Sociétédes ingénieurs civils cherche à imposer une légitimité professionnelle et sociale aux ingé-nieurs de l’industrie au XIXe siècle, en démontrant comment l’application de leurs savoirstechniques et scientifiques contribue au développement de l’industrie et à la prospéritéde la société.

Par cette valorisation, la Société des ingénieurs civils parvient ainsi à défendre les intérêtsde ses membres et ce, très concrètement, en leur permettant d’obtenir des emplois dansl’industrie. Cet ambitieux programme attire de nombreux adhérents : la société compte300 membres en 1857, 1 500 en 1882, puis 4 500 en 1924 [Shinn, 1978]. Son recrutement,au départ essentiellement composé de centraliens, s’élargit vers 1890 aux ingénieurs chimistes, physiciens et électriciens. Elle admet en outre des « gadzarts » et des autodi-dactes, son premier président (Eugène Flachat) étant lui-même un ingénieur autodidacte.La valorisation de la pratique industrielle sera donc systématique. Son organe officiel, leBulletin de la Société des ingénieurs civils de France, dénoncera les « faux » ingénieurs,c’est-à-dire tous ceux qui occupent des postes administratifs dans l’industrie. En défen-dant ainsi l’image de l’ingénieur civil, cette première structure fondatrice prépare lesbases nécessaires à l’expansion des syndicats d’ingénieurs, à qui elle donnera le relaispour poursuivre la défense professionnelle des ingénieurs civils.

Forte de cette notoriété au début des années 1920, la Société des ingénieurs civils est fortement sollicitée au démarrage du processus de syndicalisation des ingénieurs. Elle

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jouera ensuite un rôle essentiel dans la création d’autres organismes fédérateurs après laSeconde Guerre mondiale, en accompagnant la création de l’Union des associations etsociétés industrielles françaises (UASIF) en 1948, puis le Conseil national des ingénieursfrançais (CNIF) en 1957, avec lequel elle fusionne pour créer l’actuel Conseil national desingénieurs et scientifiques de France (CNISF) en 1992, en intégrant la Fédération desassociations et sociétés françaises d’ingénieurs diplômés (FASFID).

1.1.2. La Société française des ingénieurs coloniaux (1895)

La Société française des ingénieurs coloniaux (SFIC), fondée en 1895, prolonge cette valo-risation en défendant l’identité professionnelle de l’ingénieur à travers ses missions demodernisation dans les colonies françaises et à l’étranger. En lien direct avec la Sociétédes ingénieurs civils de France, sa mission est de hausser la carrière de l’ingénieur colo-nial dans son « œuvre » d’expansion industrielle [Vacher, 1999, 2004]. En proposant uneidentité liée aux carrières d’outre-mer, elle défend l’exportation du génie civil françaiscomme instrument modernisateur de la colonisation, tout en promulguant l’image tradi-tionnelle de l’ingénieur inventeur.

Ces deux sociétés participeront à la dynamique professionnelle du groupe des ingénieursau XXe siècle, en rassemblant et en mobilisant des élites économiques et politiques inves-ties dans la politique française de la IIIe République. Elles contribueront également à créerles bases fondatrices de l’identité de l’ingénieur civil, sur lesquelles les futurs syndicatss’appuieront.

1.2. Syndicalisation et regroupements associatifs d’ingénieurs civils

Parmi les premiers syndicats d’ingénieurs, l’USIC est le plus ancien. À l’origine, l’USICvient en continuité du Centre d'études sociales d'ingénieurs catholiques fondé en 1891-1892, par un jeune jésuite, Henri-Régis Pupey-Girard.

Tableau 1.Liste des syndicats d'ingénieurs de l'entre-deux-guerres

Création Arrêt

Union sociale d'ingénieurs catholiques (USIC) 1906 en activité

Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) 1914 1939

Union syndicale des techniciens de l'industrie, du commerce et de l'agriculture (USTICA) 1919 1939

Union des syndicats d'ingénieurs français (USIF) 1920 1939

Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) 1920 en activité

Fédération des associations, sociétés, et syndicats français d'ingénieurs (FASSFI) 1929 1992

Fédération nationale des syndicats d'ingénieurs et cadres (FNSIC) 1937 1986

1.2.1. L’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), fondée en 1906

Ce premier regroupement se transforme en syndicat en 1902 pour devenir un groupe-ment mixte de patrons et d’ingénieurs, animé d’un esprit social chrétien. Il prend alors lenom de l’« Abeille, syndicat professionnel d’ingénieurs », qui tient déjà à défendre lesintérêts de ses membres en encourageant notamment la création de caisses de retraite.Les adhérents de l’USIC se recrutent parmi les grandes écoles. En particulier, plus de lamoitié de ses adhérents sont d’anciens élèves de l’École centrale et de l’École polytech-nique ; l’autre moitié, de l’École des mines de Paris et celle de Saint-Étienne ainsi qued’anciens élèves des jésuites [Thépot, 1985].

L’USIC est un syndicat puissant durant l’entre-deux-guerres. Il puise sa force de sa doc -trine, issue d’un renouveau du catholicisme social, qui séduit à l’heure où se pose avecacuité la question de l’identité des ingénieurs et leur place dans la société. Il remportel’adhésion d’un nombre important d’ingénieurs catholiques, influencés par la doctrine deFrédéric Le Play qui étaye solidement la conduite des ingénieurs en leur donnant un

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« rôle social » à jouer dans les entreprises [Grelon, 1995]. Son importance est croissantedès le début du XXe siècle et se prolonge au-delà puisqu’elle augmente le nombre de sesadhérents de façon spectaculaire au cours des années 1930. En 1911, l’USIC comptabilise800 adhérents, 3 500 en 1922, 6 000 en 1930, et 9 000 en 1935. La courbe annuelle dunombre d’adhérents démontre clairement que la croissance se réalise principalemententre les deux guerres, de 1920 à 1939 (3).

Dans l’esprit de ses fondateurs, l’USIC a pour devoir de diffuser la doctrine sociale de l’Église auprès des dirigeants d’industrie, en s’inspirant de l’encyclique sociale du PapeLéon XIII, Rerum Novarum (Des choses nouvelles). Ce texte, publié le 15 mai 1891, est aufondement de la doctrine sociale de l’Église catholique, dont est issu le syndicalismechrétien en France et en Belgique. Il dénonce la recherche du profit et s’oppose au socia-lisme. Pour cela, il propose de s’appuyer sur le développement de regroupements corpo-ratistes patronaux et ouvriers (syndicats et associations coopératives), ou sur toutesautres formes d’organisations mixtes. Il favorise en outre le développement de la « démo-cratie chrétienne » par la création de journaux et de revues (4).

Après la Première Guerre mondiale, l’USIC s’ancre dans le catholicisme social conduit parAlbert Liouville (1875-1957), ingénieur centralien, président de l’Union de 1920 à 1945.

Son programme d’action vise à traiter des questions liées aux réformes des institutions,en particulier dans les domaines du placement et des retraites. Si le placement des ingé-nieurs fait partie des préoccupations de l’USIC, le chômage est son pendant : il constitueaussi un thème récurrent qui fait l’objet de « chroniques » pour rendre compte de la« gravité » et de « l’origine du mal » (5). De nombreux « cercles sociaux » sont organiséssur le thème du chômage, du « déclassement », du « malaise » des ingénieurs et des dangers de la « prolétarisation ». Le relèvement des « appointements » fait pareillementpartie de ses réclamations, ainsi que la demande d’une retraite pour les ingénieurs audébut des années 1920.

En 1937, une nouvelle perspective d’action catholique se fait entendre à l’intérieur del’USIC : le Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique (MICIAC)propose aux ingénieurs de rechristianiser la société économique dans le quotidien de leurtravail (6). Après la guerre, l’USIC abandonne progressivement ses actions syndicales auprofit d’une activité confessionnelle. L’USIC est ensuite renommée le Mouvement descadres et dirigeants chrétiens (MCC) en 1965, après la fusion avec le MICIAC, mais il neconservera plus qu’une activité marginale dans le syndicalisme des cadres [Chamozzi,Grelon, 1995].

1.2.2. La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), fondée en 1914

La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) exercera un rôle tout à fait décisif dans lemouvement corporatif des ingénieurs dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, elle reste souvent absente de l’histoire des ingénieurs et cadres. Créée en 1914 par des ingénieurscivils des mines, cette association modifie ses statuts en 1920 pour se constituer en syndi-cat professionnel mixte, en admettant des ingénieurs patrons et salariés. Son objectif estde contribuer au rayonnement du groupe professionnel et, de façon plus pragmatique, dedéfendre les « intérêts professionnels généraux et particuliers des ingénieurs auprès despouvoirs publics » (7). Constituée en groupe de pression, la Chambre n’a pas d’adhérents,mais des sociétaires. Elle fonctionne à l’image d’une grande amicale d’anciens élèves ras-semblant des ingénieurs des grandes écoles (Mines de Paris, Centrale, Polytechnique)avec le projet de faire rayonner le génie civil. Ces membres sont cooptés dans ce cercleélitiste mêlant « dîners corporatifs » et « causeries » scientifiques, pour reprendre leurs

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(3) Pour plus de renseignements sur l’évolution du nombre d’adhérents et, plus généralement, sur la formationde l’USIC, je renvoie à l’article d’André Thépot (1985), « L’Union sociale des ingénieurs catholiques durant lapremière moitié du XXe siècle », in Thépot A. (dir.), L’ingénieur dans la société française, coll. Mouvement social,Éd. Ouvrières, pp. 217-227. (4) Une petite partie du patronat chrétien a également puisé son inspiration doctrinale dans cette encycliquesociale : l’Union fraternelle de commerce et d’industrie (1891) et les Unions fédérales professionnelles descatholiques, créées par Émile Doguin. (5) Écho de l’USIC, Responsables, bulletin de l’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), n° 9, novembre1936.(6) Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique (MICIAC), Cadres supérieurs écono-miques, Bulletin de liaison, 1943-1954.(7) Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), Revue syndicale trimestrielle. Bulletin n° 49, 30 septembre 1936.

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propres termes. Elle s’installe à Paris, rue Taitbout, mais ses conseils d’administration sedéroulent dans l’imposant immeuble des Ingénieurs civils de France, au 19 rue Blanche.Elle édite un bulletin syndical trimestriel, la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), de1925 à 1936, et à partir de 1934, Essai de bulletin syndical de l’ingénieur, qui n’a pas encore été retrouvé.

La principale réalisation de la Chambre est la création d’un groupe de parlementairesréunissant une quarantaine de républicains de droite qui exerceront des campagnes d’in-fluence auprès des gouvernements de la IIIe République. Leurs missions sont de réaliserun travail de lobbying à la Chambre des députés et au Sénat pour défendre le projet deloi sur les titres d’ingénieurs que nous expliquerons dans les pages suivantes. Après lesuccès de ce groupe, la CSI connaît une dernière montée en puissance en 1936 avec lacréation d’un comité de patronage créé vraisemblablement pour faire face à la montée dela gauche au pouvoir. Mais la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) disparaît en 1938après le décès de ses fondateurs : Félix Colomer, « travailleur infatigable », décède d’unecrise cardiaque en 1927 à l’âge de 62 ans, Jean-Marc Bel en 1930 à l’âge de 75 ans, puisMaurice Max en 1938 à 77 ans (8).

1.3. Les syndicats d’ingénieurs de l’entre-deux-guerres

Les quatre années de conflits de la Grande Guerre donnent lieu à une mise en place spo-radique de nouveaux processus de production et de fabrication inspirés du taylorisme,par lesquels la profession d’ingénieur est reconnue comme une forme de salariat indis-pensable à la conception et au développement des nouvelles techniques [Moutet, 1984].Dès 1920, sous l’effet de la croissance, les industries de construction mécanique, élec-trique et métallurgique connaissent d’importantes mutations technologiques. Lesgrandes sociétés se développent comme Thomson-Houston, Schneider et Fives-Lille.

La progression de l’industrie chimique est identique avec Saint-Gobain, Solvay, Péchiney,Kuhlmann qui dominent la chimie des produits de base. Des usines sont montées detoutes pièces. La croissance de l’automobile est soutenue par la fabrication de matérielmilitaire, de camions et d’autobus [Fridenson, 1972, 1998]. Les industries de pointe,comme la chimie, la métallurgie, l’automobile et l’aéronautique, font appel aux capacitéstechnologiques des ouvriers qualifiés et au savoir scientifique des ingénieurs. L’ingénieurvoit donc son rôle technique grandir dans la société française des années 1920 quiconnaît une forte expansion industrielle. En outre, de nombreuses découvertes scienti-fiques bouleversent l’organisation économique du XXe siècle : l’électricité est intégrée au process industriel, la chimie organique transforme la fabrication de médicaments etl’industrie textile utilise de nouveaux colorants. La métallurgie connaît de nouveauxmatériaux (l’aluminium) et l’invention du moteur à explosion développe l’industrie auto-mo bile. Les entreprises s’accroissent et font appel à des postes fonctionnels dans lesindustries (ateliers de fabrication, laboratoires de recherche, bureaux d’études, servicescommerciaux, etc.), au plus près du suivi de la fabrication et du commandement deséquipes.

Ainsi, la compétence technique de l’ingénieur, associée au pouvoir d’une autorité, compose les représentations sociales du « parfait » employé, « l’archétype de l’hommemoderne, réunissant à la fois les qualités du créateur et de l’homme d’action » [Thépot,1986, p. 43]. En l’occurrence, un sondage d’opinion en 1924 classe l’ingénieur numéro undes « professions de rêve », bien avant le médecin ou l’avocat, qui n’occupent alors quela sixième et la septième place, le banquier l’avant-dernière place après le boxeur (9).Dans ce contexte favorable, d’autres syndicats d’ingénieurs se forment après la PremièreGuerre mondiale en mesure, cette fois-ci, de mener des offensives syndicales concertées.

1.3.1. L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture(USTICA), fondée en 1919

À l’origine, leur objectif est de se constituer en groupement syndical au même titre queles ouvriers et les patrons : « Les ouvriers sont syndiqués, les patrons sont syndiqués, les

16

(8) Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’École des mines de Paris, décembre 1927.(9) Le Journal l’Intransigeant demande à des enfants de décrire la profession de leur rêve, avril 1924.

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techniciens sont isolés. Il faut grouper les techniciens » (10). Dès sa création, l’USTICAorganise son action en opposition aux autres syndicats d’ingénieurs qu’elle estime être àla solde des patrons. Si les revendications de l’USTICA sont comparables à celles desautres groupements d’ingénieurs, en revanche ses positions idéologiques diffèrent fonda-mentalement. La doctrine de l’USTICA vise à niveler les différences et les niveaux de pou-voir pour constituer un vaste rassemblement autour de la notion de « technicien », unetelle démarche allant à l’encontre de celles des groupements d’ingénieurs et des associa-tions amicales d’écoles d’ingénieurs dont le socle des réclamations repose sur une volonté de distinction sociale. Mais en définitive ce mouvement sera de courte durée. Àpartir de 1928, l’USTICA, devenue l’Union des syndicats de techniciens (UST) puis l’Unionsyndicale de techniciens et des employés de l’industrie (USTEI), s’essouffle rapidement :alors qu’elle réunit 5 000 adhérents en 1930, elle n’en compte plus que 1 000 en 1936[Chateau, 1938]. Et d’ailleurs, ce groupement aura peu d’influence dans le syndicalismedes ingénieurs [Mouriaux, 1984a].

1.3.2. L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), fondée en 1920

L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) a eu un rôle tout à fait décisif etmoteur dans la défense de la profession. Contrairement à l’USIC, l’USIF n’est pas investied’une mission confessionnelle, ce qui constitue d’ailleurs un point d’achoppement entreces deux organisations. L’USIF, représentant surtout les ingénieurs chimistes et électri-ciens, obtiendra sa légitimité de ses idées « militantes » défendues par une quinzained’ingénieurs, républicains de droite, qui deviendront rapidement de fervents propagan-distes, très attachés à leur syndicat. Ses réalisations ne se résument pas seulement à lamise en œuvre d’actions protectionnistes, ce syndicat participera aussi à l’édification dela profession par la diffusion de représentations valorisantes liées au progrès technique,en mettant au sommet de la hiérarchie les valeurs de la science et de la raison où l’ingé-nieur est censé avoir sa place [Robert, 1986, p. 141].

L’USIF est un syndicat professionnel, fondé par des ingénieurs chimistes et physiciens quisont majoritairement diplômés de l’École de physique et de chimie industrielles de la villede Paris (EPCI) (11). Ce mouvement trouve son origine à l’issue de la Grande Guerre,quand les ingénieurs chimistes de l’EPCI n’ont pas reçu la reconnaissance qu’ils espé-raient dans ces efforts de guerre. Cette quête de légitimité suscite alors un mouvement dedéfense en faveur de la protection de leur diplôme. Leurs premières réalisations portentsur la création de trois syndicats professionnels en 1918 et 1919 : le Syndicat profession-nel des ingénieurs chimistes français (SICF), le Syndicat professionnel des ingénieursélectriciens français (SIEF) et le Syndicat professionnel des ingénieurs de la mécanique,de la métallurgie et des travaux publics (SIMMTP), qui formeront les syndicats fondateursde l’USIF. Après la fusion, ces trois syndicats maintiendront en parallèle leur défense pro-fessionnelle en accord avec la feuille de route de l’USIF et ce, jusqu’au Front populaire.Puis, ils disparaîtront définitivement lors de la Seconde Guerre mondiale.

Au début des années 1920, à l’heure où l’USIF rassemble seulement 1 200 adhérents, elleveut trouver des alliances avec d’autres organisations professionnelles afin d’être enten-due et que le patronat, l’État et l’opinion publique reconnaissent la responsabilité desingénieurs dans la production, responsabilité que l’USIF revendique haut et fort sansavoir pour autant de véritable doctrine. Pour élargir son audience, l’USIF se rapprocherad’une autre organisation qui réunit alors un grand nombre d’adhérents : la Confédérationdes travailleurs intellectuels (CTI).

1.3.3. La Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), fondée en 1920

Cette organisation, qui au fond a représenté des intérêts professionnels assez différentsde ceux des ingénieurs, a constitué un formidable soutien dans le développement de la

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(10) L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce, et de l’agriculture (USTICA), bulletin d’infor-mations n° 59, mars 1922.(11) Le reste des adhérents provient de l’École supérieure d’électricité, de l’Institut polytechnique de Grenoble,de l’Institut électrotechnique de Lille, l’Institut électrotechnique de Nancy, l’Institut électrotechnique de Toulouse, Institut industriel de Nord, École Bréguet, l’École d’électricité industrielle de Paris, École d’électricité etde mécanique de Marseille, École technique supérieure de la Marine, Institut catholique des arts et métiers, etseulement quelques adhérents proviennent de l’École polytechnique, Ponts et Chaussées, Mines de Paris, Minesde Saint-Étienne, Centrale.

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représentativité des syndicats d’ingénieurs durant l’entre-deux-guerres, et au-delà. Sonaction repose sur la défense du « travailleur intellectuel » qu’elle définit de façon unitairecomme « celui qui tire ses moyens d’existence d’un travail dans lequel l’effort de l’esprit,avec ce qu’il comporte d’initiative et de personnalité, prédomine habituellement sur l’effortphysique » (12). La CTI prend naissance à la fin de l’été 1919, par le souhait de quelquesjeunes écrivains démobilisés. Ces écrivains se donnent pour mission de défendre les inté-rêts des « travailleurs intellectuels » en protégeant leurs droits moraux et matériels.

Ce jeune mouvement attire d’autres initiés qui deviendront membres fondateurs, telRomain Coolus (1865-1952), compositeur dramatique et président de la Société desAuteurs. Il est rejoint par d’autres hommes de lettres, journalistes et scientifiques commeHenry de Jouvenel, le mathématicien Émile Borel, José Germain (écrivain), Henri deWeindel (13) (journaliste et directeur du journal Excelsior), Léon Xanrof, Frantz Jourdain(architecte), Alfred de Tarde, Foveau de Courmelles et Charles Matiot (14), pour citerquelques grands noms.

Forte de ces personnalités influentes, les projets de la Confédération sont ambitieux : elledécide de s’ouvrir à tous les candidats, associations et syndicats regroupant des travailleurs intellectuels mais exclut, par principe, les travailleurs manuels et le patronat.Elle édite plusieurs publications dont le Monde Intellectuel, la Revue des Vivants, leCétéiste à partir de 1929, puis Les Cahiers du travailleur intellectuel à partir de 1946. Cemouvement, assez analogue aux autres organisations de défense catégorielle qui sontapparues au cours des années 1920, se différencie par sa volonté plus étendue de mettreen place un nouveau droit social de défense des conditions de travail et des rémunéra-tions.

La CTI est une organisation professionnelle puissante et importante. Puissante, puisqu’elleorganise sa défense corporative à la Chambre des députés et au Sénat. Importante,puisque cette confédération regroupe 85 000 adhérents en 1921, entre 120 et 150 000adhérents en 1923 (répartis dans 120 sections) et enfin, 200 000 en 1935 répartis dans 140sections comprenant diverses professions, telles que les travailleurs des arts drama-tiques, graphique, musical ou encore l’enseignement, la presse, les professions libéraleset les techniciens du commerce et de l’industrie (15). Elle continuera à jouer un rôlemajeur sous la IVe et au début de la Ve République, aux côtés des syndicats d’ingénieurset cadres. Puis, son influence diminuera progressivement pour s’éteindre en 1986 aumoment du décès de son président, Alfred Rosier. Aujourd’hui, cette organisation conserve une activité restreinte : elle siège au Conseil de l’Europe grâce à la participationd’une cinquantaine d’adhérents.

1.3.4. La Fédération des associations, sociétés, et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI),fondée en 1929

La FASSFI n’a pas de doctrine précise mais une idéologie sous-tendue par un patriotismed’école donnant une explication, une justification au rassemblement. Ce groupement sedonne pour but de servir de liaison entre les groupements adhérents pour l’étudeconjointe des questions relatives à la formation des ingénieurs, en coordonnant lesmoyens d’actions afin d’intervenir auprès des pouvoirs publics. Elle s’installe aussi rueBlanche, dans l’immeuble de la Société des ingénieurs civils de France, et devient ungroupement extrêmement puissant en rassemblant 24 000 ingénieurs en 1929 puis 50 000en 1935, soit près de la totalité des ingénieurs diplômés de l’entre-deux-guerres. Et c’estlà son vœu le plus cher car elle a toujours souhaité représenter la quasi-totalité de la profession pour parler en son nom. D’ailleurs, elle l’exprime clairement dans L’Usine, en1933, en parlant d’elle à la troisième personne : « Encore un peu elle regroupera tous lesingénieurs, à quelques unités près. Ce jour-là, dire qu’elle ne peut parler en leur nomreviendrait à soutenir que les ingénieurs n’ont pas le droit de parler au nom des ingé-nieurs » (16). De fait, la FASSFI parvient à réunir près de 25 associations en 1935.

18

(12) Confédération internationale des travailleurs intellectuels (CITI), Bulletin officiel, 1927.(13) À ne pas confondre avec Henry de Wendel, grand patron industriel.(14) Paul Boucherot, qui n’est pas mentionné ici, a également participé à la création de la Confédération des travailleurs intellectuels.(15) Elle regroupe 30 associations en 1920 et 220 en 1939.(16) L’Usine, « Le point de vue des ingénieurs : l’activité de la FASSFI », le 21 avril 1933, p. 29.

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Ses réclamations rejoignent celles des autres syndicats d’ingénieurs : les accidents du travail, le relèvement des premiers salaires, la défense des brevets d’invention, la régle-mentation du nombre d’ingénieurs étrangers, la concurrence déloyale faite par les ingé-nieurs d’État (Polytechnique, Ponts et Chaussées, X-Mines…) aux ingénieurs civils (Centrale, Arts et Métiers…), la représentation des ingénieurs au Conseil supérieur de lamain-d’œuvre et bien sûr, en priorité, la protection des titres d’ingénieurs, réclamée avecinsistance par les responsables des écoles d’ingénieurs devant l’augmentation des insti-tutions de formation technique.

1.3.5. La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI)

En 1937, l’USIF, l’USIC et la FASSFI parviennnent à trouver un terrain d’entente pour créerla Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI). Dans un premier temps, l’USICcrée le Syndicat des ingénieurs salariés (SIS) dans l’intention de distinguer les ingénieurspatrons des ingénieurs salariés. En se séparant ainsi des ingénieurs patrons et en conser-vant exclusivement les ingénieurs salariés, l’USIC peut à cette seule condition se revendi-quer comme syndicat représentatif dans les accords collectifs, et faire alliance avec lesautres syndicats d’ingénieurs pour fonder cette nouvelle fédération. De son côté, la FASSFI crée le Syndicat professionnel des ingénieurs diplômés (SPID) pour rejoindre lagrande réunification, malgré son aversion.

La fédération voit donc le jour le 20 février 1937. Dès son origine, le syndicalisme de laFNSI prend la forme d’un groupe de pression chargé de la défense catégorielle, représen-tatif des syndicats membres, « plus soucieux de représentativité dans les institutions offi-cielles que d’action revendicative dans l’entreprise » [Maurice, 1967, p. 52]. Dans ce rôle,ce mouvement syndical, sans doctrine précise, se charge « de donner à l’ingénieur, sur leplan économique et social, la place et les garanties auxquelles il a droit » (17). Les enjeuxsyndicaux de la fédération se situent en effet à une plus grande échelle, très éloignés d’unsyndicalisme de terrain dont l’enjeu est l’entreprise. Bien au contraire, les syndicats atten-dent de la fédération qu’elle prenne en charge les questions macroéconomiques etsociales visant les ingénieurs (18). En adoptant cette démarche, la FNSI veut faire recon-naître la profession dans un certain nombre de commissions et de conseils, en participantnotamment à leurs travaux. Et, de fait, cette fédération jouera un rôle notoire dans denombreuses instances de décisions pour la représentativité des ingénieurs et cadres encomplétant l’action parallèlement menée par la Confédération générale des cadres del’économie française (CGCEF) qui deviendra après la guerre, la Confédération généraledes cadres (CGC), sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie.

Dès le départ, la FNSI fédère un nombre conséquent d’ingénieurs : 22 000 adhérents en1937, soit près des trois-quarts des ingénieurs salariés et réalise en novembre 1937,quelques mois après sa formation, un important travail de représentativité des ingénieursdans les conventions collectives [Chateau, 1938]. Elle s’ouvre ensuite à la catégorie émer-gente des cadres en 1946 en devenant la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurset cadres (FNSIC). Sans nul doute, cette période de la fin des années 1930 constitue uneétape déterminante dans l’affirmation de la catégorie des ingénieurs et cadres, mais aussidans le renforcement plus général « des classes moyennes » tendant à s’imposer auprèsde l’État et des pouvoirs publics [Ruhlmann, 2009]. Ces réunifications sont le signe de lamontée d’une nouvelle « conscience salariée », malgré les diversités idéologiques qui lesont opposées [Descostes, Robert, 1984, p. 91]. Elle constitue aussi un des éléments-clésde la « construction sociale qui a progressivement fédéré sous la même bannière unensemble hétéroclite de métiers et de positions sociales » [Bouffartigue, Gadea, 2000,p. 12], en « inventant » des valeurs communes pour construire « cet agrégat dispersé,sans homogénéité, sans organisation, sans identité et, jusque-là, sans nom, que l’on commence à désigner sous le terme vague de “cadre” » [Boltanski, 1982, p. 126].

19

(17) Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs (FNSIC), Circulaire d’informations,n° 18, janvier 1947.(18) En pratiquant ainsi une politique de présence systématique dans les instances de décision, la FNSI a adopté une orientation politique ancienne puisque, vingt ans auparavant, d’autres syndicalistes avaient déjà ini-tialisé ce type de démarche représentative. Déjà en 1918, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, avaitdemandé aux militants d’adopter une politique de présence dans les affaires de la nation : « Nous voulons êtrepartout où se discutent les intérêts ouvriers ». Intervention de Léon Jouhaux lors d’un comité confédéral natio-nal, le 16 décembre 1918 [Le Crom, 1995, p. 26].

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Étapes de syndicalisation des ingénieurs et cadres

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1 – Amicalisme et sociétés savantes du XIXe siècle

Arts et métiers (1848)Société des ingénieurs civils de France – ICF (1848)Ponts et Chaussées (1860)Centrale (1862)École de physique et de chimie industrielles de Paris (1885)Centre d'études sociales d'ingénieurs catholiques (1892)Société française des ingénieurs coloniaux – SFIC (1895)Polytechnique (1895)Mines (1897)

2 – Proto-syndicalisat ion des ingénieurs

Union sociale d'ingénieurs catholiques – USIC (1906)Chambre syndicale des ingénieurs – CSI (1914)Union nationale des associations d’anciens élèves des écoles de chimie de France– UNADEC (1910)Fédération des grandes écoles (1918)

3 – Syndicalisation des ingénieurs sous la IIIe République

Syndicat professionnel des ingénieurs électriciens français – SIEF (1918)Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français – SICF (1919)Syndicat professionnel des ingénieurs de la mécanique, de la métallurgie et des travaux publics– SIMMTP (1919)Union syndicale des techniciens de l'industrie, du commerce et de l'agriculture – USTICA (1919)Union des syndicats d'ingénieurs français – USIF (1920)Confédération des travailleurs intellectuels – CTI (1920)Fédération des associations, sociétés et syndicats français d'ingénieurs – FASSFI (1929)Confédération internationale des travailleurs intellectuels – CITI (1930)

4 – Syndicalisat ion des ingénieurs, cadres et collaborateurs sous le Front populaire

Syndicat professionnel des techniciens de l’industrie du pétrole (1936)Fédération nationale des ingénieurs – FNSI (1937)Confédération générale des cadres de l'économie française – CGCEF (1937)Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés – GSCD (1937)

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1.4. Le syndicalisme des ingénieurs

Dans l’entre-deux-guerres, le corporatisme des ingénieurs est de nature défensive etassez peu contestataire dans ses intentions. Alors que ces groupements se vivent commerivaux, ils défendent en définitive peu ou prou les mêmes types de réclamations. De façon générale, leurs réclamations se situent à deux niveaux : elles concernent desactions que l’on pourrait qualifier de défense matérielle et, sur un autre plan, des actionsde défense idéologique. Matérielle d’abord, car les syndicats d’ingénieurs s’attachent àdéfendre leur salaire afin de retrouver le niveau atteint avant la Première Guerre mondiale.Dès 1920, l’USIF revendique une revalorisation des « traitements des débutants » et des« gratifications ». La défense de la propriété scientifique et les brevets d’invention sontaussi défendus tout au long des années 1920, au même titre que la demande de générali-sation des allocations familiales, proposées par certaines entreprises seulement et dontles ouvriers ont été les premiers bénéficiaires [Dumont, Pollet, 1993]. L’obtention d’uncontrat et de certificats de travail alimentent aussi les demandes de protection matérielle,ainsi qu’une amélioration des conditions de travail (« locaux insalubres, sans air, ni lu mière » (19), durée du travail…), ces dernières revendications étant toutefois beaucoupplus rares. Enfin, relevons deux autres réclamations que l’on trouve plus particulièrementdans le programme de l’USIC : la protection contre les maladies professionnelles et laretraite de l’ingénieur qui nous intéresse plus particulièrement. Sur le plan idéologique,les groupements d’ingénieurs ont fini, en dépit de toute concertation, par produire un discours commun sur ce que devait être un ingénieur et le rang social qu’il était censétenir dans la société. Pour cela, ils ont utilisé trois types de réclamations : la défense destitres d’ingénieurs, le chômage et le placement.

1.4.1. Les titres, le chômage et le placement

Concernant les titres d’ingénieurs, ce mouvement de défense professionnelle s’attached’abord à protéger l’usage du terme d’« ingénieur diplômé » en mentionnant l’école dontles ingénieurs sont issus. Ce projet est chargé d’une double intention : en premier lieu, ils’agit d’organiser la profession entre ceux qui occupent un poste de patron, de salarié oud’ingénieur-conseil avec un statut indépendant. En second, il est question de « détecterles imposteurs », les « usurpateurs » qui s’approprient les titres d’ingénieur sans en avoirreçu les enseignements, et contre lesquels les directeurs d’écoles engagent des pour-suites qui aboutissent rarement. De surcroît, certains établissements délivrentdes diplômes d’ingénieur par correspondance, après une formation d’un an seulement,voire en quelques mois. Cette situation encourage d’ailleurs les associations d’anciensélèves à mener une campagne en faveur de la protection des titres d’ingénieursdiplômés (20).

Leurs actions débutent en 1921-22, quand un premier projet de loi, rédigé par le députéFélix Liouville et proposé en 1921 par Joseph Paul-Boncour, est adopté au Sénat et à laChambre des députés. Mais, la question du titre ne sera véritablement réglée qu’en juillet1934, soit près de dix années après, grâce au vote de la loi du 10 juillet 1934 relative auxconditions de délivrance et à l’usage du titre d’ingénieur diplômé. À partir de cette date,l’« ingénieur diplômé » est désormais reconnu comme celui qui a obtenu un diplômedans une école publique reconnue par l’État ou par une commission pour les écoles privées. Les ingénieurs autodidactes sont également pris en compte par la loi : elle leuraccorde la possibilité de passer un examen au Conservatoire national des Arts et Métiers(CNAM), à condition de justifier de cinq ans de pratiques industrielles comme technicien(article 8). Cet examen se compose d’épreuves théoriques et pratiques dans le domainede spécialité du candidat et la soutenance d’un mémoire devant un jury qui, à l’issue,délivre le titre d’ingénieur diplômé par l’État (DPE). En outre, par l’effet de cette loi, lesécoles d’ingénieurs sont désormais réglementées par la Commission des titres d’ingé-nieurs (CTI), dont l’action reste effective de nos jours.

Le chômage des ingénieurs est également une préoccupation commune aux syndicatsqui déclarent vouloir s’exprimer « dans un sens analogue sur la situation générale de laprofession » (21). L’USIF et l’USIC sont les premières à s’insurger contre le chômage des

21

(19) Syndicat professionnel des ingénieurs, directeurs et chefs de service de l’industrie, La vie de l’ingénieur,Bulletin mensuel d’informations, n° 1, novembre 1927.(20) Pour une illustration de ces actions, je renvoie à la lettre de Léon Guillet, directeur de l’École centrale desarts et manufactures, adressée au ministère de l’Instruction publique et des Beaux arts, mise en annexes. (21) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 42, février 1929.

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ingénieurs, suivies de près par la CTI pour la défense des travailleurs intellectuels et l’USTICA contre le « demi-chômage des techniciens ». Seules la CSI et la FASSFI sont restées presque indifférentes.

Enfin, concernant le placement, ces organisations réclament une juste adéquation entre lenombre de diplômés et les emplois disponibles, chacun devant accéder à un poste correspondant à sa juste valeur, au regard de son âge et de son expérience. Dans unelogique méritocratique, l’effort consenti à l’apprentissage du métier et l’utilité de la pro-fession pour le bien-être de la société justifient le privilège d’un statut. Ce qui est réclamé,c’est un droit au travail, le travail étant pris comme valeur professionnelle centrale dontdépend le prestige de l’ingénieur. A contrario, le chômage symbolise l’effondrement desvaleurs de la profession, une situation synonyme de déshonneur et de déclassement.

1.5. Les conditions de travail dans l’industrie

Pour mieux comprendre leurs revendications, il faut aussi comprendre le développementdu mouvement des ingénieurs dans une France républicaine dominée par le parti radicalpour qui les principaux aspects sociaux de la société sont réglés et ce, jusqu’aux événe-ments de 1936. Le travail se réalise sans réglementation (hormis la loi journalière sur leshuit heures), ni convention collective. Les syndicats ne sont pas encore acceptés comme« partenaires sociaux » dans les négociations. Il n’y a pas de droit de grève garantie et lesdélais de licenciements sont rarement respectés. Seule la loi de 1898 sur les accidents dutravail permet aux salariés de bénéficier d’une réparation forfaitaire en fonction des dom-mages corporels [Dreyfus, Ruffat, Viet, Voldman, 2006].

Sur les conditions de travail des ingénieurs industriels, il est difficile de savoir si elles diffèrent réellement de celles des ouvriers, les archives étant rares dans ce domaine.Même le volumineux corpus des bulletins syndicaux renseigne insuffisamment, alors queles moyens étaient pourtant réunis pour rédiger des articles, mener des enquêtes auprèsde leurs adhérents ou recueillir des récits d’ingénieurs. Curieusement, ces conditions detravail n’ont pas voulu être décrites. Seul le bulletin du Syndicat des ingénieurs chimistesfrançais, l’Ingénieur-chimiste, apporte quelques renseignements intéressants sur lescontrats de travail, les rémunérations et les rares procès prud’homaux engagés par lesyndicat. Une étude réalisée pour l’Organisation internationale du travail (OIT) fournitaussi des renseignements sur les conditions de travail des ingénieurs chimistes au débutdes années 1920. Mais ces informations sont à prendre avec réserve car les données del’étude proviennent d’un syndicat catégoriel d’ingénieurs (l’Union des syndicats d’ingé-nieurs français) qui mène un important travail de propagande.

Toutefois, cette étude apporte des données intéressantes, comme le fait qu’il existe descontrats de travail écrit pour les cadres supérieurs, pouvant aller jusqu’à 10 ans. Lesindemnités de licenciement sont rares et les clauses de non-concurrence peuvent freinerla réinsertion. Les ingénieurs effectuent plus de dix heures de travail par jour et ont pourprincipe de ne pas compter leurs heures pour « se dévouer » au bon déroulement de laproduction. L’obtention d’un certificat de travail dépend du bon vouloir des patrons caraucune réglementation n’existe dans ce domaine. Enfin, un grand nombre d’ingénieursn’a droit à aucun congé ou seulement une semaine par an (22).

Le Syndicat des ingénieurs chimistes français (SICF), représentant les intérêts des ingé-nieurs industriels, complète ces informations. Il confirme l’existence des deux formes decontrat identiques à celles d’aujourd’hui, le contrat de travail « à durée déterminée » ou à« durée indéterminée », le second semblant être le plus courant pour les ingénieurs.Cependant, la signature d’un contrat reste facultative. Régis sous aucune convention, les« appointements » (et non les « salaires »), sont soumis aux mêmes aléas (23). Dans cer-tains cas, ils peuvent être complétés par un intéressement aux bénéfices de l’entreprise,une prime à la production, une participation aux bénéfices de l’entreprise, une « gratifica-tion », des allocations familiales versées par l’entreprise ou encore la mise à dispositiond’un logement pour l’ingénieur et sa famille. En effet, ces types d’« intérêts » accordésaux ingénieurs en complément de leurs appointements sont loin d’être négligeables,comme en témoigne ci-dessous l’un des rares tableaux réalisés par le SICF (tableau 2).Sur 91 réponses, un tiers des ingénieurs déclare tout de même percevoir des intérêts sur

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(22) Bureau International du Travail (1924), Les conditions de vie des ingénieurs et des chimistes, Genève,Études et Documents, série L (travailleurs intellectuels), n° 1.(23) Jusqu'au Front populaire, le terme « salaire » désigne les revenus des ouvriers. Tandis que les ingénieurss’en distinguent en percevant des « appointements », « traitements », « émoluments » ou « indemnités ».

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les bénéfices de l’entreprise, en complément de leur salaire. Cependant, il reste très diffi-cile d’obtenir des informations précises sur les rémunérations des ingénieurs civils, car ilsne font l’objet d’aucune statistique systématique durant l’entre-deux-guerres [Penissat,Touchelay, 2006].

Toutefois, les rémunérations semblent plutôt faibles en début de carrière. Les ingénieursdébutants (entre 21 et 23 ans) n’accèdent pas tout de suite à des responsabilités de ges-tion ou de production dans une usine, la réalité industrielle étant souvent très éloignée del’enseignement académique reçu. À l’issue de leur formation, on considère qu’il faut aumoins cinq ans de service dans le métier pour être « convenablement formé » [Weiss,1985, p. 27]. C’est seulement après ces quatre à cinq années de maison, qualifiées parAndré Grelon de « longue propédeutique » qu’un ingénieur diplômé peut obtenir l’équi-valent du salaire moyen d’un ouvrier qualifié [Grelon, 1998, p. 231].

La carrière d’un centralien peut commencer en bas de l’échelle et ne pas être nommé toutde suite « ingénieur » après une embauche : d’abord recruté comme ouvrier, il devientensuite chef d’équipe, puis contremaître avant d’accéder à des postes à commandement.Un tel parcours laisse dès lors supposer de la faiblesse des appointements en début decarrière. Mais ce modèle d’insertion professionnelle, certainement plus fréquent au coursdes années 1920, semble cependant s’estomper au cours des années 1930 pour laisserplace à un accès plus direct au poste d’ingénieur. Il faut toutefois attendre la signaturedes premières conventions collectives en 1937 pour connaître l’assurance d’un « salaire »a minima pour les ingénieurs débutants. Ces avancées seront ensuite généralisées par lesavenants cadres de 1945 (arrêtés Parodi).

Tableau 2.Enquête du SICF auprès de ses adhérents sur les intérêts proposés aux ingénieurs chimistes en 1925

Type d'intérêts NombreIntéressés aux bénéfices 32Primes sur fabrication 11Intéressés aux chiffres d'affaires 7Primes diverses 5Logement, chauffage, éclairage et automobile 4Associés 3Indemnités diverses 3Part sur le chiffre d'affaires 2Intéressés à la production 2Commission 2Allocations pour charge de famille 2Propriétaire 2Associés participants 1Associés collectifs 1Intéressés sur la fabrication 1Intéressés sous forme de gratification 1Intéressés sur le prix de revient 1Pourcentage sur recettes 1Participation 1Primes sur ventes 1Subventions 1Minimum garanti 1Gratifications 1Vie chère 1Indemnité de loyer 1Heures supplémentaires 1Père actionnaire 1Actionnaire 1TOTAL des réponses 91

Source : L’ingénieur-chimiste, bulletin mensuel d’informations du Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), n° 41, décembre 1925.

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(24) L’ingénieur-chimiste, bulletin mensuel d’informations du Syndicat professionnel des ingénieurs chimistesfrançais (SICF), n° 41, décembre 1925.

Une autre enquête du SICF apporte des éléments intéressants sur les salaires des ingénieurs chimistes en 1925 (tableau 3). Elle souligne en particulier la faiblesse dessalaires : plus de 50 % des enquêtés gagnent moins de 18 000 francs annuels (soit moinsde 1 500 francs mensuels), ce qui reste nettement inférieur au salaire d’un ouvrier pari-sien (24). Comme éléments de comparaison, l’ouvrière non qualifiée de province peutgagner moins de 1 000 francs. Le salaire mensuel d’un ouvrier parisien dépasse souvent2 500 francs, et celui d’une secrétaire dans un ministère peut atteindre 3 000 francs parmois [Feller, 2005].

Tableau 3.Enquête sur les rémunérations des ingénieurs

réalisée par le Syndicat des ingénieurs chimistes français (SICF) en 1925

Appointements mensuels Effectif % % cumulé

Inférieur à 9000 F 17 5,05 5,05

9 000 à 12 000 51 15,18 20,23

12 000 à 15 000 64 19,05 39,28

15 000 à 18 000 39 11,6 50,88

18 000 à 24 000 67 19,95 70,83

24 000 à 30 000 33 9,82 80,65

30 000 à 40 000 21 6,25 86,9

Supérieur à 40 000 23 6,85 93,75

Réponses incomplètes 21 6,25 100,00

TOTAL 336 100,00

Source : Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), L’ingénieur-chimiste,Bulletin mensuel d’informations, 1919-1939, dépôt légal BNF.

Malgré la faiblesse de l’échantillon (336 ingénieurs), cette enquête démontre la très grandediversité des revenus selon l’âge, certains ingénieurs conservant encore des appointe-ments de débutant en fin de carrière. L’assurance d’obtenir un meilleur revenu en fin decarrière demeure donc relativement aléatoire jusqu'au début des années 1920, car lesrémunérations restent bien souvent à la discrétion des entreprises. Pour la plupart, ellesrefusent d’établir des évolutions de carrière type avec des grilles de salaires pour l’en-semble de l’encadrement jusqu’à la fin des années 1930 [Vuillermot, 2001].

1.6. Assurances et retraites : une libre prévoyance

Jusqu’aux accords collectifs du Front populaire, les ingénieurs civils sont démunis d’uneprotection sociale généralisée contrairement à leurs homologues les ingénieurs d’État quibénéficient d’une retraite de fonctionnaires ou de militaires avec la loi de 1853. La loi de1910 sur les Retraites paysannes et ouvrières ne s’adresse pas aux ingénieurs (voir enannexe). Seule la loi du 10 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmeset incurables peut permettre aux plus démunis d’être accueillis dans des hospices [Feller,2005]. Mais la vieillesse des ingénieurs peut être couverte grâce aux retraites d’entreprisequi sont la plupart du temps proposées dans les grandes compagnies et plus particulière-ment dans certains secteurs comme la métallurgie, le textile, la chimie et la verrerie. Lessalariés peuvent en bénéficier à partir de 50 ans, sous réserve d’avoir cumulé entre 20 à 30ans de service dans la même compagnie. En revanche, en cas de licenciement à cettedate d’anniversaire, l’assuré perd tous ses droits à la pension versée par le patron[Dumons, Pollet, 1994].

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Mais bien souvent les dépenses liées à la gestion de ces caisses entraînent des prises derisques considérables pouvant limiter le respect des engagements patronaux. Par consé-quent, la grande industrie reste souvent incapable de développer des politiques socialesd’envergure. Et les grands patrons préfèrent orienter leur politique sociale vers des coûtsmoins élevés, notamment vers le logement, la famille et les loisirs [Ibid.]. Enfin, les ingé-nieurs peuvent éventuellement bénéficier de quelques aides financières par leur syndicatou, exceptionnellement, par l’association amicale des anciens élèves de leur école, dontle rôle est de porter secours aux plus anciens. Mais ces aides financières sont très limi-tées. Ce qui explique la volonté des associations et des syndicats d’ingénieurs d’élargirleurs interventions dans la protection de la vieillesse en créant notamment des maisonsde retraite.

La Société des ingénieurs civils de France est la première organisation à secourir les« anciens camarades » au chômage ou en semi-retraite. Certaines associations amicalesdes anciens élèves des écoles d’ingénieurs portent aussi cette préoccupation. A l’USIC, laquestion des retraites va progressivement s’imposer, tout d’abord pour les ouvriers de1908 à 1914 en écho aux nombreux débats politiques sur la généralisation des retraitespour les « travailleurs âgés », puis celle des ingénieurs au début des années 1920. La CTIs’engage sur la nécessité d’une retraite durant la Semaine des travailleurs intellectuels en1923 et propose l’ouverture d’une caisse privée, la Société de coopération et de retraitesdu travailleur intellectuel (CORTI). Puis, en 1929, l’USIF crée une caisse de retraite, sansgrand succès puisque le nombre d’assurés sera très réduit : 97 en 1929, 31 en 1930 et seu-lement 19 en 1931.

Ce n’est qu’à partir du moment où les ingénieurs parviendront à se mobiliser qu’ils pour-ront raisonner en terme de « groupe » professionnel avec des préoccupations communes.Il faut donc attendre que s’écoulent les années 1920 et 1930, au cours desquels plusieurssyndicats d’ingénieurs vont se constituer, pour que s’établissent des offensives syndi-cales en matière de défense des conditions de travail et de protection sociale. Par consé-quent, ce n’est qu’à partir du moment où les ingénieurs civils parviendront à raisonner enterme de « groupe » qu’ils pourront ensuite défendre leurs intérêts.

Toutefois la corporation n’est jamais restée indifférente à la question. Seulement leur raisonnement s’est inscrit dans une autre logique : ils estiment que le projet de loi sur lestitres d’ingénieurs constitue une panacée, l’unique remède susceptible de remédier auchômage et à la protection sociale. Dans leur esprit, une loi réglementant le nombre d’ingénieurs diplômés et la délivrance des titres serait à même de réguler le marché del’emploi pour qu’il y ait une juste adéquation sur le marché de l’emploi entre l’offre et lademande. Aussi cette juste adéquation doit-elle permettre d’éviter le chômage et, parconséquent, les difficultés de placement. Ce qui permettrait aux ingénieurs de se constituerune épargne personnelle, ce que les historiens désignent comme la « libre prévoyance »afin de couvrir les risques d’accidents, de maladie et de vieillesse [Dreyfus, Ruffat, Viet,Voldman, 2006].

CONCLUSION

La période de l’entre-deux-guerres donne donc naissance à la constitution de plusieursorganisations dont l’intention commune est de protéger la profession d’ingénieur en sedotant de nouvelles structures de défense qui viennent s’ajouter aux organisations plusanciennes. Ces groupements sans doctrine précise ont, sinon généré des actions communes en faveur des ingénieurs, du moins défendu des revendications relativementsemblables, même s’ils se vivaient comme très différents, voire opposés. C’est dans cecontexte que se situe la genèse des « ingénieurs âgés », après l’épreuve de la Grandeguerre et le difficile retour des appelés, dans un contexte d’une prise en compte croissantedes « problèmes » de vieillesse et de chômage.

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CHAPITRE 2 – L’ESSOR DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » SOUS LA IIIe RÉPUBLIQUE

À partir de 1920, ces groupements s’organisent et mettent en place des campagnes lobbystes afin d’imposer une reconnaissance par l’État des titres d’ingénieurs civils etune réduction du flux d’ingénieurs diplômés. Dans ce projet malthusien, l’USIF est le premier syndicat à mener campagne à partir d’un programme, dans lequel l’avancementen âge des ingénieurs sert de levier de propagande pour réclamer le projet de loi sur laprotection des titres d’ingénieurs.

2.1. La figure mythique de l’« ingénieur âgé »

Au début des années 1920, l’USIF concourt à créer une « troisième voie » en voulantreprésenter les ingénieurs dans les principales instances de négociations profession-nelles, comme le Bureau international du travail (BIT) et le tout récent Conseil nationaléconomique (CNE) qui souhaite engager des discussions sur les « formes de représenta-tion de la démocratie de masse » [Chatriot, 2002]. Son bulletin apparaît au début du Cartel des Gauches (1924-26), dans un contexte politique propice à un durcissement deson discours et au lancement d’offensives plus systématiques. Ces années se caractéri-sent par l’intensification de ses actions qu’elle mène conjointement avec la Confédérationdes travailleurs intellectuels (CTI), dont l’importance numérique est déjà patente puis-qu’elle regroupe 160 000 membres en 1924, alors que l’USIF n’en comprend que 1 200.Ainsi secondée, l’USIF estime être en mesure d’atteindre ses objectifs.

L’intensification de ses actions porte sur le placement, le chômage, la réglementation des« ingénieurs étrangers », l’enseignement technique, les maladies professionnelles et laprotection des titres. Sur la question du placement, l’USIF est en faveur du placementpublic pour une répartition plus égalitaire des offres d’emploi. En fait, le président del’USIF, Paul Boucherot (1869-1943), ingénieur et savant français, se préoccupe du place-ment car lui-même ne parvient pas à obtenir un bon fonctionnement de son propre service :il explique ces difficultés par la guerre et les conséquences sur l’économie. Mais, en défi-nitive, ces raisons ne sont pas essentielles : les griefs s’adressent surtout aux grands« patrons », à qui l’USIF reproche leur défiance vis-à-vis de son syndicat. De surcroît, lessituations proposées sont jugées « peu attirantes » par les adhérents (25). En comparai-son, le service de placement de l’USIC propose davantage d’offres d’emploi, provenantdes adhérents eux-mêmes qui sont nombreux à être chefs d’entreprise : en 1911, l’USICpropose 279 offres d’emploi et redistribue les offres non pourvues à des associationscatholiques [Gamichon, 1982]. Face à cette profusion, l’USIC est même contrainte de réor-ganiser son service de placement en 1924, afin de réaliser une meilleure sélection descandidats. La situation est donc fort différente pour l’USIF qui ne parvient pas au niveaude l’USIC en matière de placement pour ses adhérents. Et de ce fait, ce service défaillantrecueillera de nombreuses plaintes qui serviront d’exemples pour décrire le chômage desingénieurs.

2.1.1. « Jeunes diplômés », « femmes ingénieurs » et « ingénieurs âgés »

Dans ce contexte contestataire, les dirigeants de l’USIF porteront un regard attentif sur lesvictimes du chômage à partir de quelques exemples : ils choisiront de présenter le casdes « jeunes diplômés » pour leur inexpérience et les ingénieurs vieillissants subissantune moindre considération de la part des patrons en raison de leur avancement dansl’âge. Toutefois, pour l’USIF, il ne s’agit pas de tous les ingénieurs vieillissants mais plusparticulièrement des « vieux ingénieurs spécialisés » ayant travaillé pendant plusieursannées dans un domaine technique spécifique et qui, vers l’âge de 40 ans, ont l’espoird’accéder à des postes hiérarchiquement plus élevés. Il ne s’agit pas non plus des ingé-nieurs issus des grandes écoles pour qui l’accès vers les postes administratifs est ouvert,mais de cadres moyens, d’ingénieurs de production issus de l’enseignement techniqueintermédiaire dont la carrière, soumise aux aléas économiques, est moins protégée. Enfait, ces contestations permettent à l’USIF de défendre les intérêts de ses propres adhé-

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(25) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 1, janvier 1924, p.3.

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rents qui peuvent ainsi s’identifier à ces risques de carrière. Issus des classes moyenneset dotés d’une qualification technique « opératoire » socialement moins prisée, les adhé-rents de l’USIF se trouvent en effet dans une situation professionnelle plus fragilisée.

« Quant au chômage proprement dit, c’est-à-dire l’oisiveté complète, il atteint surtout lescatégories inférieures de techniciens et particulièrement les débutants sortant des écoles oules ingénieurs très âgés. Plusieurs organisations ont insisté dans leur réponse, sur la situa-tion très difficile de ces derniers. [….] Il ne semble pas que le chômage soit très considérableparmi les ingénieurs ayant déjà occupé des places dans l’industrie. Par contre, le placementdes ingénieurs sortant des écoles et des ingénieurs âgés est très difficile. Il y en a trop et detoutes les catégories. La production des écoles qui forment les ingénieurs bons ou mauvaisest trop grande pour les besoins de l’industrie française » (26).

C’est la raison pour laquelle les dirigeants de l’USIF vont s’emparer des débuts difficilesdes « jeunes ingénieurs » et du chômage des « ingénieurs âgés », jugés selon eux commeparticulièrement intolérables et, de temps à autre, de la pénible insertion professionnelledes « femmes ingénieurs » qui, cependant ne pourra pas être développée dans cetteétude. Toutefois, ces dernières ne seront jamais réellement défendues. L’USIF s’intéresseradavantage à la carrière des ingénieurs lorsqu’ils sont « jeunes » puis « âgés ». Cesexemples permettront d’illustrer les obstacles que peuvent rencontrer les ingénieurs aucours de leur carrière et démontrer combien la profession contient de situations indi-gentes. Plus précisément, le diptyque jeune /vieux illustrera comment le parcours d’uningénieur peut être laborieux sitôt sorti de l’école, à commencer par les problèmes de pla-cement des ingénieurs débutants qui ne sont pas les derniers puisque, même fort d’unesolide expérience, l’ingénieur plus âgé n’est pas non plus à l’abri du chômage.

« Résumons-nous : il y a à l’heure actuelle de plus en plus d’ingénieurs âgés sans situation.Que peut-on faire pour cette classe d’ingénieurs intéressante en dehors des secours ordi-naires que nos caisses spéciales ne peuvent bientôt plus accorder ? Quelle France de mutua-lité devons-nous concevoir, en dehors de nos actions personnelles ? […] Et comment sepeut-il que cette société se désintéresse comme elle le fait de ses vieux serviteurs ? C’est àréparer cette injustice sociale que je vous convie, mes chers collègues, en exprimant en Franceque des mesures urgentes soient recherchées par les groupements d’ingénieurs pour remé-dier à la crise qui sévit, depuis quelques années, parmi ceux dont les postes autrefois réservésaux ingénieurs spécialistes âgés, deviennent à la fois de moins en moins rémunérés, de plusen plus instables, et, fait singulièrement grave, de plus en plus difficiles à retrouver dès quel’ingénieur a dépassé la quarantaine » (27).

L’apparition de ce nouvel exemple, utilisé à de nombreuses occasions pour défendre lathèse du surnombre, est l’exclusivité de l’USIF jusqu’à l’arrivée de la crise des années1930. Cependant, la revendication ne sera jamais clairement définie même si, en filigrane,le « droit » de la vieillesse de l’ingénieur est contenu dans l’évocation des « ingénieursâgés ». Cet exemple sera davantage employé comme argument illustratif durant l’entre-deux-guerres pour défendre le projet de loi sur les titres d’ingénieurs, alors perçu commel’unique remède à toutes les difficultés sociales. Ce n’est qu’après le vote de ce projet deloi, qu’un mouvement de défense pour la retraite des ingénieurs s’organisera à partir de1937. Jusqu’à cette date, la terminologie vague des « ingénieurs âgés » recouvrira plu-sieurs formes sémantiques, parfois contradictoires, pouvant séduire les groupements lesplus rivaux par la souplesse de son caractère.

2.2. Des stratégies syndicales contradictoires

La fin des années 1920 se caractérise par l’affirmation du syndicalisme des ingénieursdans son statut et dans ses rôles avec la poursuite de l’organisation syndicale autour dedeux fronts rivaux : d’un côté les partisans d’un syndicalisme intellectuel se reconnaissentsous l’identité générique des « travailleurs intellectuels ». Cette coalition est constituéeentre l’Union des syndicats d’ingénieurs français soutenue par la Confédération des tra-vailleurs intellectuels (USIF/CTI). De l’autre, la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) etl’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC) attendront la création de la Fédération desassociations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI) en 1929 pour faire face à

27

(26) Bureau international du travail (1924), Les conditions de vie des ingénieurs et des chimistes, Genève,Études et Documents, série L (travailleurs intellectuels), n° 1, pp. 32-38.(27) La Semaine de l’ingénieur français, « Les vieux ingénieurs » Albert Guiselin, compte-rendu des travaux du16 au 20 novembre 1925, p. 38.

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la prédominance de cette ligue des intellectuels. Le troisième segment, relativement marginal, se caractérise par l’USTICA, dont la survie a largement dépendu de l’aide de laCGT (USTICA/CGT). Ce sont les deux premiers segments (USIC/FASSFI/CSI et USIF/CTI)qui ont dominé le mouvement de défense entre les deux guerres.

Ces deux fronts rivaux, détenant pourtant des revendications semblables engageront desactions propagandistes parallèles afin d’imposer une réglementation sur la protection destitres d’ingénieurs, la limitation du nombre de diplômés et un contrôle sur la création desétablissements d’enseignement technique. Les années 1930 constituent donc une nouvelleétape de mobilisation pour les syndicats d’ingénieurs. Leurs revendications se précisentet les pressions auprès du gouvernement s’accentuent de part et d’autre pour que l’Étatlégifère sur une réglementation des titres d’ingénieurs. C’est dans ce cadre propagandisteque la formule des « ingénieurs âgés » servira d’instrument de pouvoir dans un contexteinstitutionnel de développement d’une nouvelle politique sociale de lutte contre le chô-mage et la vieillesse.

2.2.1. Le front des intellectuels

Proche du syndicalisme ouvrier, la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI)cherche à imposer une nouvelle définition de son statut social à partir de stratégies lob-byistes qu’elle exerce auprès des pouvoirs publics, notamment au Bureau internationaldu travail (BIT) et au Conseil national économique (CNE). Séduite par la vitalité de cemouvement et par son rayonnement, l’USIF entérine son rapprochement avec la Confédé-ration où elle y trouve protection pour débuter ses offensives syndicales. Ainsi soutenue,l’USIF fait de son intérêt récent pour le vieillissement des ingénieurs une nouvelle armede propagande, dans deux contextes politiques et économiques différents : le premier dela fin des années 1920 correspondant au développement de la protection sociale de lavieillesse des travailleurs, puis le deuxième au début des années 1930 avec l’arrivée de lacrise économique et son chômage de masse, où l’expression des « ingénieurs âgés »,manifestation essentiellement discursive, est portée à son paroxysme. La « misère » desretraités et des chômeurs devient alors un outil de propagande au service du syndicalismedes intellectuels.

L’union entre l’USIF et la CTI, qui s’opère vers 1926/27, donne naissance à une vigoureusecampagne syndicale étroitement menée en duo, où le mode dramatique sert d’instrumentde persuasion auprès des pouvoirs publics afin d’appliquer leur logique malthusienne. Etleurs actions sont couronnées de succès. L’un des plus importants est la création de laCommission consultative des travailleurs intellectuels, le 25 avril 1928, où, ils obtiennentune introduction au Bureau international du travail (BIT) qui se tient en liaison avec l’Insti-tut de coopération intellectuelle. Cette commission consultative, créée au départ pour unedurée de deux ans seulement, détermine un premier pas vers une plus grande reconnais-sance, une avancée considérable pour l’USIF et la CTI qui trouvent ainsi la possibilitéd’occuper pour la première fois une place entre les syndicats patronaux et ouvriers. Ainsila « misère des ingénieurs » et la « formation d’un nouveau prolétariat » succèdent à la« misère des intellectuels » où le ton, à la fois plaintif et menaçant, permet d’exposer l’urgence des doléances adressées aux pouvoirs publics.

« Je dois en 10 minutes vous exposer la misère des ingénieurs et des techniciens de l’indus-trie ; on croit généralement que ces gens-là roulent sur l’or ; vous allez voir ce qu’il en est[…]. Voyons seulement le bas de l’échelle sociale : là se trouve l’ingénieur presque à sesdébuts qui vient de consacrer à son instruction, générale et spécialisée, un capital à peu prèségal à celui gagné par le petit commerçant en boutique pour l’acquisition de son fonds d’épi-cerie ou de fruiterie ; or, nous le voyons tous les jours celui-ci récupère son capital et quel-quefois bien au-delà, en 5 ou 10 ans ; l’ingénieur, dans ce même temps, trouve juste de quoivivre – chichement, c’est-à-dire des pois chiches que lui vend le fruitier …[…]Ah, mais dira-t-on, l’ingénieur, grâce à son instruction, pourra voir un accident heureux, une bonne idée ;une invention peut lui donner la fortune…[…] L’ingénieur, en entrant dans une maison, aban-donne par avance tous ses droits sur ses inventions. Il y a des braves gens qui croient quel’esclavage est entièrement supprimé […] Quant à l’accident heureux, je vais vous en parler.Deux de nos collègues du SICF sont morts, il y a quelque temps de la disparition progressivedes globules rouges dans le sang, disparition consécutive à la manipulation des substancesradioactives. Le gouvernement leur a [seulement] attribué la croix de la Légion d’honneur àtitre posthume… » (28).

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(28) Allocution de Paul Boucherot au congrès de la CTI, le 28 novembre 1926, Union des syndicats d’ingénieursfrançais (USIF), Bulletin d’informations, n° 8, janvier 1926, p. 6.

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Pourtant le niveau de chômage général est encore relativement faible, même s’il est sansdoute sous-estimé : il est évalué à 1,2 % (soit 245 000 chômeurs recensés) en 1926, puis2,2 % en 1931 (450 000 chômeurs) [Marchand, Thélot, 1997]. Les travaux d’Alfred Sauvyrejoignent cette constatation : aucune difficulté d’emploi spécifique selon l’âge n’estsignalée avant la crise. Les taux d’activité masculins en 1921, 1926 et 1931 par classed’âge sont quasiment similaires et proches du plein emploi, même après quarante ans, cequi permet d’en « conclure que les taux d’activité masculin en 1929 sont aux âges de pleine activité, de l’ordre de 0,98 %, confirmant la situation de plein emploi » [Sauvy,Hirsch, 1965, tome 1, p. 221]. Les statistiques internes de l’USIF, réalisées par son servicede placement, présentent même un chômage résiduel. Mieux, leurs commentaires témoi-gnent d’une situation plutôt favorable en 1927/1928. Les syndicats professionnels affiliésà l’USIF – le Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), le Syndicatprofessionnel des ingénieurs électriciens français (SIEF) et le Syndicat professionnel desingénieurs de la mécanique, de la métallurgie et des travaux publics (SIMMTP) – décla-rent pareillement « n’avoir constaté aucun chômage parmi leurs membres », mais seule-ment une « grande stagnation dans les situations inférieures », ce qui semble probable àl’heure où la carrière d’un ingénieur est davantage gérée par l’entreprise que par sa for-mation [Omnès, 2000] (29). En outre, le marché de l’emploi, atteint par une pénurie demain-d’œuvre chronique est particulièrement favorable à cette main-d’œuvre qualifiée[Viet, 2006]. Et les ingénieurs sont d’autant plus attendus que leurs compétences corres-pondent à des applications industrielles en cours de développement [Moutet, 1984]. Pourautant, la thèse d’une discrimination selon l’âge sera reprise à l’identique, sans qu’àaucun moment le diagnostic du « problème » ne soit clairement présenté : aucun fait nesera présenté, aucun chiffre cité, aucun témoignage apporté, aucun secteur économiquevisé, comme si l’administration de la preuve importait moins que l’évocation douloureusede l’« ingénieur âgé », accumulant le poids de la vieillesse et du chômage.

« Les débutants trouvent assez facilement à se placer, dans tous les cas dans des postes provisoires qui leur permettent, en faisant connaissance avec la profession, de gagnermodestement leur vie et d’attendre une situation meilleure. Malheureusement, les ingé-nieurs-chimistes qui ont plusieurs années de pratique sont plus difficiles à caser. Ils ontbesoin naturellement d’appointements qui ne soient plus ceux d’un débutant et sont pour-tant considérés comme tels par les industriels, à moins qu’il ne s’agisse d’entreprise demême spécialité que celle d’où ils sont sortis. La demande par un employeur d’un spécialistedéterminé rencontre rarement sa contre-partie et un assez grand nombre d’offres sont per-dues de ce fait. Ce qui se passe au service de placement du Syndicat se produit dans lesassociations et il est tout à fait regrettable qu’un contact ne soit pas établi entre tous les ser-vices de placement, qui se communiqueraient les offres auxquels ils n’ont pu donner suite.Le syndicat avait tenté, il y a quelques années, d’établir une entente à cet effet. Il lui a étéimpossible d’aboutir. Je crois qu’il y a dans l’industrie chimique que la manie du spécialisteest poussée à un tel degré. Un grand nombre de patrons de l’industrie chimique ont conservéà ce sujet une mentalité un peu arriérée. S’ils engagent un chimiste sortant de chez unconcurrent, c’est pour qu’il lui apporte un procédé nouveau et l’expérience qu’il a acquisechez les autres. Ils ne veulent pas comprendre qu’un ingénieur ayant une solide instructionscolaire et une bonne pratique de l’usine rendra très rapidement les mêmes services qu’unspécialiste pur, en apportant bien souvent des vues absolument nouvelles. Dans cet étatd’esprit découle la difficulté de trouver une place aux chimistes d’âge moyen, sans compterque ceux-ci sont souvent liés pendant plusieurs années par des clauses de non-concurrence.La situation est la même, avec plus d’acuité encore, pour les chimistes qu’on appelle âgés(de 45 à 50 ans et plus). Si ceux-là perdent leurs places, ils ont bien peu de chance d’enretrouver une autre, ou doivent accepter des appointements ridicules. Il ne semble pas qu’ilsoit possible de trouver un remède à cet état de chose, sinon de recommander des mesuresde prévoyance » (30).

On s’aperçoit donc que l’acuité du placement des « ingénieurs âgés » n’a de sens, pourl’instant, que dans la coalition syndicale des intellectuels. Jusqu’alors, les autres groupe-ments professionnels n’ont pas adopté la même attitude sur ces problèmes de place-ment. À l’USIC en particulier, aucune difficulté spécifique n’est constatée. Les carrièresprofessionnelles de ses adhérents sont en fait fort différentes de ceux de l’USIF. Majoritai-rement issus des grandes écoles, les adhérents de l’USIC sont pour la plupart des patronsd’industrie. La Société des ingénieurs civils de France ou la FASSFI, récemment créée en1929, ne relèvent pas non plus de difficultés d’emploi particulières pour les plus âgés, aumême titre que les grands syndicats patronaux qui sont restés observateurs de la situa-

29

(29) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 37, août/septembre 1928, p. 2.(30) Texte de Paul Dubois sur le fonctionnement du service de placement. Union des syndicats d’ingénieursfrançais (USIF), Bulletin d’informations, n° 62, novembre 1927, p. 6.

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tion des ingénieurs. L’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) et laConfédération générale de la production française (CGPF) sont muettes sur la questiondes « ingénieurs âgés » et, plus généralement, sur l’ensemble des questions profession-nelles touchant aux ingénieurs jusqu’aux accords collectifs du Front populaire. Mêmedans les petites structures professionnelles, éditant des revues d’informations techniqueset scientifiques (telle la revue professionnelle, Les Ingénieurs), aucune trace de difficultésde placement n’apparaît pour les « ingénieurs âgés » (31). Enfin, la CFTC non plus, n’évo-quera à aucun moment de telles préoccupations. Au cours des années 1920, soucieuse dese présenter comme une organisation unie de travailleurs chrétiens en marge du mouve-ment communiste, la CFTC circonscrit son action syndicale sur les salaires, les congéspayés, les conditions de travail, les assurances sociales et les allocations familiales [Launay, 1986] (32). Seule l’USTICA, devant l’incontestable succès des « travailleurs intel-lectuels », lance un appel à collaboration en 1928, en vue de constituer une entente à partir des réclamations de l’USIF portant sur la revalorisation des salaires et la « défensedes vieux techniciens » (33). Mais cette collaboration est brève, et prend fin sur de lourdsreproches : l’USTICA accuse la CTI de « ne pas avancer dans le sens d’une véritable orga-nisation syndicale » et d’être un syndicat « collaborationniste à la solde des patrons » (34).L’USTICA, de sensibilité ouvrière, est en effet réfractaire à l’élitisme des syndicats d’ingé-nieurs et particulièrement à leur xénophobie dans leur « chasse aux étrangers » pourrésorber le chômage (35). Ce syndicat restera donc idéologiquement opposé aux autressyndicats d’ingénieurs, et aucune entente ne sera possible.

Aussi, pour le moment, ce « problème » de placement n’a-t-il de sens que dans l’enceintesyndicale USIF/CTI, ces organisations étant désireuses de mettre en place un programmed’actions d’envergure pour se faire entendre à partir d’un discours misérabiliste, où lafigure émouvante de l’ingénieur vieillissant sans emploi trouve progressivement sa place.Ce n’est qu’avec l’arrivée de la crise économique de 1929 et l’expansion du chômageparmi les « cols blancs », que la thèse des « victimes de la crise » finira de convaincre lesautres syndicats d’ingénieurs.

2.3. La crise de 1929

Le krach de Wall Street, survenu en octobre 1929, détermine une série de catastrophesdont la France ne mesure pas tout de suite l’étendue. Les conséquences de la crise se traduisent par une économie progressivement étouffée et une production en baisse.L’augmentation du nombre de chômeurs recueille l’attention de l’opinion publique. À cetégard, Alfred Sauvy précise que le chômage, et les finances publiques sont les deuxsujets les plus sensibles au cours de ces années de crise et qu’ils le resteront encore plu-sieurs années après ces événements [Sauvy, Hirsch, 1965, tome I]. Le chômage arrivepourtant tardivement : il est quasiment nul jusqu’en 1931 (2,2 % de la population active).En revanche, il augmente considérablement jusqu’en 1936, après avoir connu son apogéeen 1935, alors que la démographie contribue à réduire son évolution par l’arrivée desclasses creuses de 1914-18 sur le marché du travail [Marchand, Thélot,, 1997]. Ondénombre 454 000 « sans emplois » au recensement général de la population de 1931,puis 865 000 au recensement de 1936, soit près du double cinq ans plus tard. Le nombrede chômeurs secourus entre ces deux dates augmente considérablement : 50 000 en 1931et 465 000 en 1936 (variation de + 815 %) [Baverez, 1991, p.106].

Le chômage ne touche pas toutes les professions avec la même intensité. Les premièresvictimes sont les travailleurs immigrés et les femmes (300 000 licenciements entre 1931 et1936), notamment parmi les ouvrières du textile dans le Nord de la France [Borne, Dubief,1989]. Le chômage est aussi « sectorisé et régionalisé » : les vieilles industries comme letextile sont particulièrement visées par la crise, contrairement aux industries de pointe(aluminium, électricité) qui au contraire se renforcent [Omnès, 2000, p. 357]. Les secteursles plus affaiblis de 1930 à 1934 sont la mécanique, la métallurgie, le commerce, la

30

(31) Les Ingénieurs. Revue bimensuelle anecdotique et professionnelle. (32) Archives syndicales de la CFDT : n° 2 H 1 (activités du secrétariat général de la Confédération française destravailleurs chrétiens CFTC 1919-1939).(33) Bulletin du Syndicat professionnel des ingénieurs, directeurs et chefs de service de l’industrie, bulletinmensuel d’informations, La Vie de l’ingénieur, n° 2, janvier 1928.(34) Ibid., n° 106, août 1928.(35) L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA), n° 97, mars1927.

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banque d’affaires, et plus particulièrement encore, le textile et l’agriculture. Parmi ces sec-teurs, certaines branches économiques sont dominées par des trusts dont les débouchéset les marchés restent protégés par l’État, ce qui crée une grande différence entre les sec-teurs « abrités » et les autres [Asselain, 1984]. Alors que l’ensemble de l’économie pro-ductive est en perte, les cadres et les employés sont encore épargnés par la crise jusqu’àla fin de l’année 1931 : il y a encore peu de licenciements dans le « personnel mensuel »[Sauvy, Hirsch, 1965, tome II, p. 25].

Tableau 4.Évolution du nombre de chômeurs secourus entre 1929 et 1939

1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939

900 2 400 54 600 273 800 276 300 341 600 425 800 433 700 351 300 374 100 356 400

Source : Sauvy A., Hirsch A (1965), Histoire économique de la France entre les deux guerres, tomes I, Fayard, p. 554.

La crise a encore d’autres conséquences : elle introduit une grande précarité parmi leschômeurs qui, tout en perdant leur emploi, sont en même temps dépossédés de leursgaranties sociales (caisse de retraite, allocations familiales et parfois logement) qui sontalors proposées par les grandes entreprises [Dumons, Pollet, 1994]. Pour pallier à cettesituation, il existe alors que deux systèmes de secours : l’assurance et l’assistance. L’assu-rance concerne un nombre limité de personnes puisqu’en 1934, on dénombre 35 000assurés contre 325 000 assistés [Salais, Baverez, Reynaud, 1986, p.128]. Parmi les ingé-nieurs aussi, la contraction d’une assurance est loin d’être systématique. Il existe de rarescaisses professionnelles – la plus ancienne étant la caisse des Travailleurs du Livre fondéeen 1892 – qui proviennent en majorité des syndicats ouvriers. Elles sont largement encou-ragées par l’État qui participe à leurs subventions [Daniel, Tuchszirer, 1999]. Pour les ingé-nieurs, ils bénéficient d’une caisse de secours : le décret du 28 juillet 1932 habilite la CTI àconstituer une caisse mutuelle, qui sera financée en presque totalité par l’État [Chatriot,2006]. Mais les fonds seront insuffisants, et cette caisse prendra fin en avril 1934 (36).

Quant à l’assistance, elle est dispensée par les fonds de chômage et les bureaux de bienfaisance qui connaissent un développement croissant par l’ampleur de la crise, etsubstituent progressivement les systèmes d’assurance. La mise en place de ces fonds,distribués par les municipalités de plus de 10 000 habitants, introduit la présence de l’Étatet des collectivités locales dans la gestion du chômage [Demazière, 2003]. Ils introduisentdes règles de droit qui reconnaissent désormais comme « chômeurs » les individus âgésentre 25 et 65 ans qui ont involontairement perdu leur emploi salarié depuis moins dedeux ans. A ces seules conditions, les personnes sont susceptibles de s’adresser à unbureau de placement public pour s’inscrire et percevoir une allocation chômage [Larquier,2000] (37). Mais l’inscription n’est pas obligatoire et une partie d’entre eux trouve souventà se reclasser sans intermédiaire [Letellier, 1938], ce qui pourrait expliquer la sous-estimation des statistiques du chômage.

Ce contexte institutionnel inédit, définissant progressivement un statut spécifique au« chômeur » en tant qu’individu privé d’un droit, offre dès lors au syndicalisme intellec-tuel un cadre d’expansion à la litanie du « chômage intellectuel ». Seulement dans lesfaits, il s’avère impossible d’évaluer le nombre d’ingénieurs au chômage entre les deuxguerres, les statistiques sur les ingénieurs n’étant pas encore constituées. Il faut attendreles accords de Matignon pour qu’apparaisse une première reconnaissance des ingé-nieurs, puis une seconde sous Vichy (1940-1945), quand ils obtiennent une reconnaissanceofficielle avec la Charte du travail (1941) [Bouffartigue, Gadea, 2000]. Les premières statis-tiques des ingénieurs et cadres apparaissent à la fin des années 1950 et signent alors lareconnaissance définitive des ingénieurs et cadres en tant que catégorie socioprofession-nelle [Desrosières, Thévenot, 1988]. Avant, les statistiques nationales sur les ingénieursn’existent pas, ce que confirme un rapport du Conseil national économique (CNE) indi-

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(36) Seulement 80 ingénieurs ont été inscrits à cette caisse et les indemnités attribuées en 1932, 1933 etquelques mois en 1934. Après quoi, la caisse de chômage a fermé après l’arrêt des subventions accordées parl’État en 1934.(37) En réalité, cette règle est assouplie dans la pratique et l’on s’aperçoit, par exemple, que des femmes sansprofession ont pu bénéficier d’une allocation chômage. AN 19810115 (Ministère du Travail, Agence nationalepour l’emploi).

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quant qu’en dépit de son « importance et de sa gravité pour le présent et l’avenir du pays,le problème du chômage des travailleurs intellectuels n’a pas encore été l’objet, en France,de la part des pouvoirs publics, d’une étude d’ensemble, ni d’action coordonnée » (38).Aussi, face à ces lacunes où il s’avère impossible de s’appuyer sur une statistique fiable,ces groupements d’ingénieurs seront-ils considérés comme des « experts », comme lesdétenteurs exclusifs des connaissances professionnelles. Et c’est par ce biais que la liguedes intellectuels trouvera en effet un nouvel élan lui permettant d’ouvrir un nouvel espacediscursif sur le registre de la plainte. L’exemple de l’ingénieur vieillissant au chômagedevient progressivement un élément symbolique par l’ampleur de la crise : il se trans -forme en allégorie professionnelle, en représentation emblématique à partir de laquelle ilparvient à incarner l’homme tragique sur qui les souffrances s’accumulent. Il condense enlui-même les événements les plus douloureux, de sorte que l’histoire révèle l’indignation,une injustice qui doit cesser. À ce moment seulement, l’argument dépasse le stade de ladescription : il parvient à symboliser l’ultime blessure infligée à la profession en cessantd’être un simple élément d’une propagande.

« Pour les travailleurs intellectuels ou plus exactement pour certains d’entre eux, les causesde la privation totale ou partielle de leur rémunération professionnelle sont plus nombreusesque pour les autres travailleurs. Vivant, pour la plupart, de leur travail uniquement, et artisans d’une œuvre qui ne relève pas des besoins matériels indispensables à la vie, ilsdevraient être les premiers touchés, et ils seront les derniers à ressortir de la crise écono-mique lorsque celle-ci s’atténuera ou disparaîtra. Il y a déjà plusieurs années que les artistes,peintres, sculpteurs, graveurs, etc. ne peuvent plus vendre leurs œuvres […]. Les ingénieurs,eux, sont des victimes directes de la crise économique. Les compressions ont surtout portésur ceux qui se livrent à des recherches et des licenciements, sur les "plus de quarante ans",remplacés par les plus jeunes que l’on rétribue moins cher » (39).

« […] nous soulignerons la détresse des jeunes ingénieurs dont le stage se prolongera sansespoir, comme celle des vieux ingénieurs, [c’est-à-dire âgés de plus de 45 ans], fortementspécialisés après 15 ou 20 ans de travail et qui subissent de ce fait un chômage complet etsouvent définitif » (40).

« D’où provient cet état de choses ? Non point essentiellement des Facultés des sciences et des Instituts, ni même des Écoles des Arts et Métiers, dont le recrutement est limité et contrôlé par rapport à l’ensemble des effectifs scientifiques ; mais des écoles qui se créentet se développent sans ordre, sans discipline et où règne parfois un état d’esprit déplo-rable… La première impression qui se dégage de ce domaine étant celle d’une véritableanarchie » (41).

On peut alors supposer que le slogan des « ingénieurs âgés » se transforme là, durant cesannées de crise, en se dotant d’un sens suffisamment important pour que l’usage mêmede cette désignation suffisse à évoquer les maux d’un mouvement professionnel grâce àson pouvoir symbolique : « l’ingénieur âgé » est un homme riche d’expériences et deconnaissances, devenu un « grand homme » par les « services rendus », qui, après avoiracquis un titre d’ingénieur, a conquis ensuite un « titre d’entreprise » au regard des fonc-tions occupées [Cohen, 1986].

2.3.1. L’adhésion du bloc conservateur

La figure émouvante de « l’ingénieur âgé » au chômage attire aussi le front adverse. LaChambre syndicale des ingénieurs (CSI), en accord avec la FASSFI, puise dans cetexemple la possibilité de démontrer les conséquences néfastes du surnombre des ingénieurs. À leur tour, les dirigeants de la Chambre penseront utile de dissuader lesjeunes gens de choisir une profession déjà encombrée par des « diplômés de secondeclasse » (42). Dans ce contexte, l’effort de dissuasion consiste à dresser un portraitsombre d’une profession en difficulté où l’exemple de l’ingénieur vieillissant au chômagesert cette démonstration.

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(38) Ingrand Jean-Pierre, La main-d’œuvre et le chômage. I. III. Le chômage des travailleurs intellectuels, Conseilnational économique (CNE), Melun, Imprimerie administrative, 1938, p. 2.(39) Bulletin de la Confédération des Travailleurs Intellectuels, Le chômage chez les travailleurs intellectuels. Cequi a été tenté, ce qui a été fait, ce qui reste à faire pour y pallier. Les catégories les plus touchées, premier etdeuxième trimestres 1933, n° 43, p. 5. (40) Rosier Alfred (1934), Du chômage intellectuel. De l’encombrement des professions libérales, Paris, Dela grave, p. 5.(41) Ibid., p. 69.(42) Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), n° 43, 1er trimestre 1934, p. 7.

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Quant à l’USIC, les difficultés des « ingénieurs âgés » rencontrent à l’heure de la crise unécho favorable. En novembre 1934, l’Echo de l’USIC passe en revue les difficultés d’inser-tion de l’ingénieur au cours de ses « premiers pas » puis sa situation professionnelle« après trois ou quatre ans d’exercice » et enfin, de celle des ingénieurs de « plus de quarante ans » licenciés par des patrons peu scrupuleux (43).

« Les "plus de quarante ans" sont atteints plus durement que les autres par les licenciementsde personnel ou de krachs : on préfère les remplacer par de plus jeunes qu’on pourra conserverplus longtemps et qu’on paiera moins cher. On voit parmi eux des situations angoissantes :c’est au moment où ils ont le maximum de charge de famille qu’ils sont mis à la rue avec leminimum de chances de trouver à se placer. Certains sont prêts à accepter n’importe queltravail de petit employé ; à l’un des deux, on a répondu : « Si vous n’aviez pas occupé unposte important de direction, nous aurions pu vous donner quelque chose, mais étant donnéce que vous êtes, nous regrettons beaucoup … à cause de notre personnel. En fait, il estextrêmement difficile, pour ne pas dire impossible de placer, même dans des conditionsmédiocres, les ingénieurs âgés de plus de quarante cinq ans » (44).

En février 1935 encore, le président de l’USIC, Albert Liouville, exhorte au soutien desingénieurs « de plus de 45 ans » en déclarant vertement : « Après 45 ans, on est bon pourcrever de faim » (45). Dans cet article, il décrit longuement le cas dramatique d’un père defamille de six enfants, ingénieur « de plus de 45 ans » au chômage depuis deux ans, quis’est adressé au service de placement de l’USIC pour y trouver secours.

« Je recevais ces jours derniers la visite d’un ingénieur, père de six enfants, diplômé d’unegrande école réputée pour la bonne organisation de son service de placement, et pourtant enchômage depuis deux ans, qui me disait, non sans brutalité : "Après 45 ans, on est bon pourcrever de faim". Cet ingénieur avait entendu dire qu’à l’USIC on plaçait mieux qu’ailleurs et ilne cachait pas le motif qui le poussait à désirer faire partie de notre syndicat. Je n’ai pasencouragé cet ingénieur dans son projet, d’abord parce que nous aimons rencontrer cheznos futurs membres une adhésion spontanée à notre programme qui ne soit pas comman-dée par d’autres considérations trop intéressées. Je ne l’ai pas encouragé pour cette autreraison que je ne lui ai pas dissimulée : la grande difficulté de placer un ingénieur dans soncas. Constater un pareil mal, une pareille injustice, n’est-ce pas prendre parti, et nous devonsréagir, mais comment ? La première manière la plus immédiatement efficace, et par la suitela plus nécessaire, est de nous préoccuper de trouver des situations pour ces ingénieurs.Elles sont rares, sans doute, mais il y en a et on peut en trouver en cherchant bien, ou plussimplement en ne les laissant pas échapper lorsqu’elles se présentent. […] Ayons donc tou-jours présent à la pensée ce devoir de rendre service à des camarades en leur procurant dessituations, et n’ayons pas peur de faire un geste inutile en indiquant des postes qui nerequièrent pas nécessairement la présence d’un ingénieur.

Les ingénieurs sont-ils trop nombreux pour les postes qu’ils devraient logiquement occuperdans l’industrie ? Il est probable que non et l’enquête entreprise par la FASSFI le démontrerasans doute. On a tout lieu de penser au contraire que si l’économie nationale employait desingénieurs partout où ils seraient en état de rendre service, l’offre n’arriverait peut-être pas àrépondre à la demande. Mais le fait est là : les postes que l’on continue d’attribuer aux ingé-nieurs sont en nombre insuffisant pour les occuper tous et il faut par conséquent, trouverd’autres postes à une partie d’entre eux. Les emplois ne manquent pas pour lesquels il fautdes hommes ayant du sens pratique, du jugement, du commandement, toutes qualités quepossède un ingénieur d’un certain âge. Prenons donc la résolution d’être à l’affût de toutessituations disponibles, même celles pour lesquelles un ingénieur n’est pas spécialementdemandé, et indiquons sans retard ces situations à nos services de placement. […] La loigénérale obligeant les vieux à faire place aux jeunes n’en restera pas moins inéluctable, etseules des institutions sociales appropriées, notamment la retraite généralisée, dont la FASSFI et l’USIC s’occupent en ce moment, apporteront une solution à ce problème angois-sant » (46).

La figure misérable du « vieux travailleur » forme donc un relatif consensus dans unmonde professionnel divisé, incapable d’adopter un discours commun, qui érige cet élément en symbole, l’icône des malheurs d’une profession représentant en quelquesorte le « martyr des ingénieurs ». L’argument sera maintenu de la sorte jusqu’au vote dela loi sur la réglementation des titres d’ingénieurs, le 6 juillet 1934, qui met un terme auxréclamations syndicales.

33

(43) Écho de l’USIC, n° 9, novembre 1934, pp. 599-600.(44) Ibid., « Le problème de l’ingénieur : quelques situations… au hasard », n° 9, novembre 1934, p. 600.(45) Ibid., « Songeons au placement », n° 9, février 1935.(46) Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), Écho de l’USIC, « Songeons au placement », n° 9, février1935.

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CONCLUSION

Par l’arrivée de la crise, la peur du chômage et du déclassement entraîne un sursaut demobilisation qui finit par convaincre l’ensemble la corporation. Dans ce cadre, quand lasituation devient collectivement anxiogène, la formule des « ingénieurs âgés » se diffuseprogressivement tout en recueillant une audience favorable selon les attentes et lesrevendications de chacun, dès lors que le flou de la désignation des « âgés » laisse lechamp libre à toute définition. La figure misérable du « vieux travailleur » forme à cemoment-là un relatif consensus dans un monde professionnel divisé, encore incapable detrouver un discours commun sur la protection de la vieillesse.

CHAPITRE 3 – DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA PROTECTION SOCIALE SOUS LE FRONT POPULAIRE

Confrontés à un problème de représentativité des ingénieurs au moment des accords col-lectifs sous le Front populaire, les groupements d’ingénieurs n’ont d’autres alternativesque de se regrouper sous une seule et même bannière, au sein de la Fédération nationaledes syndicats d’ingénieurs (FNSI). Aussi le mouvement social de juin 1936 servira-ild’électrochoc pour prendre conscience de leurs similitudes et dépasser les querelles aux-quelles ils se sont livrés depuis le début des années 1920. Dans ce contexte, le chômage,qui structurait jusqu’alors l’action du syndicalisme des ingénieurs, s’efface au profit d’unedéfense plus globale des ingénieurs qui sont amenés à raisonner en terme de « groupe »pour négocier avec le gouvernement sur les accords collectifs. Du discours, la formule estdésormais réinvestie dans l’action. Cette situation politique amène donc les syndicats àtourner une page syndicale de leur histoire qui les conduit à mettre en place les premiersrégimes de prévoyance avec l’aide de l’État. Il faut donc attendre que toutes ces condi-tions soient réunies pour que le groupe professionnel des ingénieurs envisage progressi-vement la socialisation de leur vieillesse.

3.1. L’électrochoc du Front populaire

L’institution d’un régime de convention (loi des 11-12 juin 1936) introduit un nouveau rapport salarial par lequel le travailleur est désormais défendu grâce à un statut régle-mentaire obtenu par accords entre le patronat et les syndicats de salariés. L’interventionde l’État oblige les syndicats à s’engager dans la pratique contractuelle et les négocia-tions sur la durée du travail, les congés payés, l’apprentissage, le délai-congé, les assu-rances sociales, les allocations familiales et les retraites. Entre 1936 et 1938, ce sont prèsde 5 000 conventions qui sont signées et 12 000 conflits résolus [Omnès, 2000]. Cepen-dant, ce grand mouvement social et politique est avant tout une conquête ouvrière,remettant en question la position patronale et l’encadrement par l’imposition de nou-velles règles d’arbitrage [Prost, 2002]. Dans cet environnement, les ingénieurs et cadressont les parents pauvres de ces négociations. Peu de conventions sont signées, et seulela grande industrie (chimie, mécanique et métallurgie) en bénéficie réellement. Mais leFront populaire a ceci de spécifique qu’il fait émerger en contrepoint des conquêtesouvrières, un nouveau type de défense syndicale qui contribuera au processus de profes-sionnalisation des ingénieurs et des cadres.

3.1.1. La déroute : le départ des adhérents

La première convention collective des ingénieurs est signée le 12 juin 1936 entre lesIndustries métallurgiques mécaniques et connexes de la région parisienne, la Fédérationdes techniciens, des dessinateurs et assimilés de l’industrie et des arts affiliée à la CGT, laCFTC, la Société amicale des chefs de service et contremaîtres des industries métallur-giques, l’USIF (Jaubert, Dubois) et le SIS (Mille). Elle porte sur le droit syndical, le préavis,la période d’essai, les congés annuels, les allocations familiales, les indemnités de congé-diements, les brevets d’invention. Cette convention soumet les salaires à un barème desappointements définissant pour les ingénieurs débutants diplômés une rémunérationfixée à 1 300 F et une progression dans l’ancienneté établissant le salaire à 2 750 F pour

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les ingénieurs ayant travaillé 8 ans dans l’entreprise ou dix ans dans l’industrie (47). Maisles négociations restent difficiles, et les syndicats se heurtent à un manque de représenta-tivité que la CTI n’arrive pas à combler. Son exclusion à la conférence de Matignon de1936 démontre que la grande Confédération ne parvient plus à peser dans les négocia-tions : elle se montre vite dépassée par les événements, sans prise sur ses membrespuisque le nombre de ses adhérents diminuent considérablement (182 000 en 1935) [Des-costes, Robert, 1984]. Cette perte d’influence va de pair avec la montée de l’autonomiedes syndicats d’ingénieurs, dès lors qu’ils affirmeront leur indépendance au sein d’uneseule fédération. Par ailleurs, une partie des ingénieurs rejoint la Fédération des techni-ciens, dessinateurs et assimilés de l’industrie et des arts appliqués, affiliée à la CGT, quiapparaît le 6 juin 1936. Elle est issue de la fusion entre ce qui reste de l’USTEI (l’Unionsyndicale des techniciens et employés de l’industrie) et la Fédération des dessinateurs, etcomprend majoritairement des techniciens et des cadres supérieurs [Maurice, 1967]. Desurcroît, l’appel de Paul Langevin en août 1936 creuse le déficit quand il encourage lesingénieurs et techniciens à se rassembler autour de la CGT, qui connaît alors une crois-sance soudaine : selon Jacques Kergoat, le nombre de « collaborateurs d’entreprise »cégétistes serait passé de 1 800 en avril 1936 à 82 000 en 1937 [Kergoat, 1986]. Mais,après un tel essor, discréditée par les fédérations ouvrières qui jugent la structure tropcatégorielle, la fédération des techniciens perd rapidement ses adhérents lors de tenta-tives de grèves en 1938 [Mouriaux, 1984b]. Quant à la CFTC, elle recevra l’adhésion desingénieurs et techniciens par l’intermédiaire de l’ancienne Fédération des employés, quimodifie son nom pour devenir la Fédération des employés, techniciens et chefs de serviceà partir de 1939. Mais son influence et le nombre d’adhérents resteront faibles [Chateau,1938].

Pour faire face à cette déperdition, tous les groupements d’ingénieurs sont alors tournésvers un projet de réunification, même si certains d’entre eux, comme la Chambre syndicaledes ingénieurs (CSI) ou la Société des ingénieurs civils (ICF), feront le choix de ne pas s’yassocier. En revanche, l’USIF se réjouit d’un tel projet. D’ailleurs, l’ensemble de son état-major sera présent dans le conseil d’administration de la FNSI. L’USIC, pour sa part, estcirconspecte et son président, Albert Liouville, critique ce nouveau projet. La fédérationvoit tout de même le jour le 20 février 1937 grâce à la signature de l’USIF, l’USIC par le biais du SIS et la FAFFSI par le SPID. Pour la première fois, les ingénieurs ontdésormais à leur disposition une grande fédération regroupant un nombre conséquentd’adhérents (22 000) pour mener les actions revendicatives, et poursuivre leurs vœux dereconnaissance sur la base du salariat.

3.2. La réunification et la retraite des ingénieurs

Les syndicalistes sont maintenant amenés à discuter avec leurs opposants qu’ils ontpourtant décriés pendant des années. D’une situation de conflits et d’antagonismes, ilssont maintenant amenés à discuter ensemble sur des actions communes. Autant dire quela situation est tout à fait inédite, sachant que l’exercice syndical de persuasion auquel ilsétaient habitués, n’a plus lieu d’être. L’ordinaire exercice argumentatif s’efface désormaisau profit de l’action. A cet égard, le contenu des bulletins est symptomatique de ce changement : les pages des bulletins syndicaux ne font plus l’objet de grands discoursdoctrinaires mais cèdent la place aux actions engagées.

L’ensemble de l’état-major de la FNSI consacre dès lors tous ses efforts sur ce nouvelenjeu de mobilisation. Pour la première fois, les syndicats d’ingénieurs parviennent às’entendre pour mettre à l’ordre du jour la question des retraites : ils arrivent enfin à orga-niser durablement une protection sociale encore facultative [Pollet, Renard, 1995]. Lessyndicats signataires de la FNSI développent une action commune à partir des points sui-vants : reconnaissance par le patronat des titres d’ingénieurs, amélioration des salairesde début et progression en fonction de l’expérience, esquisse du « rôle social » de l’ingé-nieur, assurance-décès, propriété intellectuelle, et retraite. Sur cette base, la fédérationsigne les premières conventions avec le sentiment d’une grande avancée syndicalemême si, leur nombre sera très inférieur à celui de la classe ouvrière : 45 conventionsseront signées jusqu’en 1939 [Mouriaux, 1984b] et « dans bien des cas, dès 1938, lesnécessités du réarmement rendent les transgressions fréquentes » [Jacquin, 1955, p. 178].

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(47) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 123, juillet 1936.

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3.2.1. Les premiers accords collectifs

À partir du mois de novembre 1936, les premiers régimes de retraite en faveur des ingé-nieurs rejoignent les préoccupations des autres salariés « exclus » des assurancessociales aux côtés des employés, techniciens et agents de maîtrise [Pollet, Renard, 1995,p. 557]. Parmi ces conventions, notons les plus importantes dans les secteurs de la métal-lurgie, des travaux publics, et l’industrie chimique : la Convention collective de travail destechniciens, agents de maîtrise, ingénieurs de deux sexes de l’industrie du bâtiment etdes travaux publics, signée le 25 novembre 1936, règle plus spécifiquement les brevetsdes inventions, les retraites et la clause de non-concurrence. La Convention collective detravail des employés, techniciens agents de maîtrise et ingénieurs des industries métal-lurgiques, mécaniques et connexes de la région parisienne, signée le 19 juillet 1936, portesur les traitements (salaire minimum pour les ingénieurs débutants), les conditions d’em-ploi (définition du poste d’ingénieur, reconnaissance des « ingénieurs autodidactes »,durée du travail, calcul de l’ancienneté, absences…) et la création des délégués d’ingé-nieurs.

Enfin, dans le cadre du renouvellement des accords de la Convention collective des colla-borateurs de la métallurgie parisienne, le ministère du Travail accueille à nouveau favora-blement la demande d’audience de la FNSI en juillet 1938. A cette occasion, la Fédérationdemande un statut spécifique de prévoyance pour les ingénieurs en invoquant le fait queleur vie professionnelle commence très tardivement, et « qu’elle est trop souvent inter-rompue très tôt » (48). Le 8 juillet 1938, un nouvel accord de prévoyance complémentaireest signé entre la FNSI et le Syndicat professionnel des entrepreneurs de travaux publicsde France : il permet pour les ingénieurs des travaux publics « âgés de moins de 60 ans »,et non assujettis aux assurances sociales, de bénéficier d’un système de prévoyancereposant sur une contribution commune de la part de l’employeur et de l’ingénieur pourcouvrir les risques de vieillesse, décès, maladie, invalidité et interventions chirurgicales.

Des accords similaires sont signés jusqu’en mars 1939 dans les secteurs de l’industrieélectrique, chimique, aéronautique et routière, qui bénéficient ainsi d’un régime de pro-tection sociale désormais rendu obligatoire par convention collective, dont certainesseront étendues par arrêtés ministériels [Gabellieri, 1987]. Mais l’accord le plus importantreste celui du 27 mai 1937, signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite enfaveur des ingénieurs diplômés et assimilés entre l’Union des industries métallurgiqueset minières (UIMM), la FNSI et le récent Groupement syndical des collaborateurs diplô-més des grandes écoles et des facultés (GSCD), dont on sait encore peu de choses et surlequel de plus amples recherches pourraient être menées pour mieux saisir les originesde la CGC (49).

3.2.2. L’accord du 27 mai 1937 avec l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM)

Cette entente novatrice, entre les ingénieurs, « collaborateurs » et patronat, offre desgaranties similaires à celles des assurances sociales [Pollet, Renard, 1995 ; Friot, 1995].Elle constitue un point de départ important ouvrant sur l’institutionnalisation d’un régimevieillesse pour les ingénieurs, dès lors que la corporation a accepté le principe d’une protection collective. Ce premier régime de prévoyance, principalement impulsé par lessyndicalistes de l’USIF, repose sur l’idée « d’apporter une aide aux travailleurs dont l’âgeest compris entre 40 et 60 ans » et « aux salariés intellectuels de plus de 60 ans de ne pasfinir leurs jours dans la rue ou à l’hôpital comme cela a été trop souvent le cas dans desannées pourtant peu éloignées de nous » (50). Il faut attendre le « choc » du Front popu-laire pour que les syndicats d’ingénieurs prennent conscience que « seul l’établissementd’un régime de retraites peut assurer à ces collaborateurs du pain pour leurs vieux jourssans qu’ils aient à recourir à l’aide de leurs collègues plus jeunes » (51). La nouvelleentente syndicale débouche donc sur un revirement complet sur la question de la retraite

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(48) Syndicat des ingénieurs salariés (SIS), n° 7, juillet-août 1938, p. 2. (49) En effet, deux syndicalistes majeurs de l’histoire des cadres en sont issus : André Malterre, président de laConfédération générale des cadres (CGC) de 1955 à 1975, rejoint le GSCD en 1937. Et Albert Lecompte, acteursyndical décisif sous la IVe République, qui sera vice-président de la FNSIC et président de l’Association pourl’emploi des cadres (APEC), adhère au GSCD à la même date. (50) Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50.(51) Ibid., nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50.

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des ingénieurs même si, précédemment, la formule des « ingénieurs âgés » contenaitdéjà de façon indécise une demande de protection sociale. Mais cette question n’a jamaisété traitée en priorité, et n’a jamais constitué jusque-là l’objet d’actions concertées.

L’accord du 27 mai 1937 signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite en faveur des ingénieurs diplômés et assimilés.

Cet accord met en place un système de prévoyance par capitalisation soumis à une contributionparitaire (10 %), dont 5 % à la charge de l’employeur et 5 % à la charge des salariés, pour tousles ingénieurs âgés de moins de 60 ans, avec une liquidation des droits à la retraite à 60 ans, oupar anticipation à 55 ans. Chaque ingénieur choisit librement sa ou ses caisses de retraite parmiles organismes de l’État (ou organisme contrôlé par lui), sur la base d’un capital maximum soumis à retenue fixé à 75 000 F. par an. Les cotisations sont affectées à raison de 7,5 % à laretraite et 1 % à une assurance décès.

On s’aperçoit dés lors que le groupe des ingénieurs n’est jamais resté indifférent à laquestion de la protection de la vieillesse. Au contraire, cette question n’a cessé de l’inter-roger sans qu’il puisse organiser un projet collectif, sans qu’il parvienne à trouver uneissue coordonnée au problème des « ingénieurs âgés », dont le flou sémantique a jusqu’àprésent servi les intérêts les plus divers. Ce n’est qu’au terme d’une longue gestation, quele groupe professionnel des ingénieurs est parvenu à se doter de moyens de protectioncollectifs, régulés par l’État, après avoir prôné pendant de nombreuses années la libreprévoyance.

« La possibilité d’assurer une retraite aux ingénieurs date de la mise en vigueur de la loi surles assurances sociales, mais cette question n’a vraiment pris forme qu’au cours de ces der-nières années. Si, en effet, en ce qui regarde les assurances sociales, on pouvait arguer quetouchant des appointements suffisants, ayant une certaine stabilité d’emploi, les ingénieurspouvaient se constituer une retraite par leurs propres moyens, il n’a plus été possible de sou-tenir cette thèse quand, par suite de la crise, on a vu tout à la fois les appointements subirdes abattements souvent hors de proportion avec la diminution d’activité des entreprises, etconcomitamment, l’âge de congédiement des ingénieurs s’abaisser progressivement » (52).

Ainsi, avec l’apparition de la mise en place des premiers régimes de prévoyance pour laretraite, s’ouvre un nouveau champ d’actions qui devient désormais une évidence dans lesyndicalisme des ingénieurs, même si subsiste la crainte que les ingénieurs se « fonction-narisent » et « perdent le sens de leurs responsabilités » (53). La FNSI s’engage dès lorssur le terrain d’une défense syndicale de la retraite et la prévoyance qui sera interrompuepar la guerre. En août 1937, elle crée deux organismes de gestion afin de regrouper lesbénéficiaires des accords dans une même structure de transmission des informations :l’Association générale de prévoyance des ingénieurs (AGPI) et l’Association pour la retraitedes ingénieurs (APRI) (54). A l’Exposition universelle du 26 au 29 septembre 1937, encore,le comité directeur de la FASSFI, largement influencé par l’USIF, choisit de débattre, aucôté des autres thématiques récurrentes des syndicats d’ingénieurs (« formation de l’in-génieur », « protection et organisation de la profession », « rôle social de l’ingénieur »),de la vieillesse et des retraites (55). La question des retraites s’impose donc maintenantcomme une priorité dans la nouvelle fédération des ingénieurs, même si elle est rapide-ment déstabilisée en octobre 1938 quand le plafond d’affiliation aux assurances socialesest relevé à 30 000 F. Une partie des « exclus » des assurances sociales se retrouvent dèslors assujettis aux assurances, alors qu’ils ne veulent pas perdre le bénéfice des régimesconventionnels auxquels ils ont souscrit auparavant [Pollet, Renard, 1995] (56).

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(52) Rapport d’Henry Lion, « Idée des syndicats d’ingénieurs sur les retraites », Bulletin de la Confédération destravailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50. (53) Garcet André (1937), « Les ingénieurs », Esprit, 5e année, n° 53, p. 752. Cette évidence sera d’ailleurs repriseultérieurement quand Henry Lion s’attachera, plus de vingt ans après, à retracer la genèse du syndicalisme descadres et ses actions sur la protection de la vieillesse : « on peut constater que les dirigeants syndicaux tout enétablissant une doctrine propre au syndicalisme des cadres y inséraient, comme essentielle, la notion de retraite »in Lion Henry (1962), « La convention du 14 mars 1947 et son évolution », Droit social, nos 7-8, Les régimes complémentaires de retraites, juillet-août, p. 396.(54) À son tour, le Comité des forges crée la Caisse interprofessionnelle de prévoyance des cadres, en octobre1937, pour gérer les nouvelles conventions [Gibaud, 2001].(55) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 138, novembre 1937.(56) Le décret-loi du 31 décembre 1938 apporte une solution pour que les régimes conventionnels soient reconnuscomme « régimes de substitution aux assurances sociales » [Pollet, Renard, 1995, p. 558].

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Néanmoins, les signatures des conventions collectives sont vécues comme de grandesconquêtes syndicales affirmant le statut des ingénieurs au sein de l’entreprise, et permet-tant enfin de trouver une issue à l’épineux problème des « ingénieurs âgés » (57). C’estaussi une grande victoire pour l’USIF qui obtient gain de cause sur de nombreux thèmesrevendicatifs, ce qui l’encourage à poursuivre ses efforts. Forte de ces succès, l’Unionestime en effet que le dossier des « ingénieurs âgés » dont l’âge, selon elle, s’étend de 40à 60 et plus n’est encore que partiellement résolu. À ses yeux, il reste à défendre le droitau travail par un meilleur placement des ingénieurs. Nous retrouvons ce dessein dans lerapport d’Henry Lion, qui a apporté une grande contribution à la rédaction de l’accord du27 mai 1937 avec l’UIMM et aux négociations patronales (58). Henry Lion, ingénieur diplô-mé de l’EPCI, militant syndicaliste de l’USIF sur lequel tout reste à écrire, propose dedécomposer le complexe problème des « ingénieurs âgés » en deux étapes de travail :tout d’abord, venir en aide aux « salariés intellectuels de plus de 60 ans », ce qui a déjàété entrepris dans les différentes conventions collectives. Puis, il est question de s’occu-per ensuite des « travailleurs intellectuels dont l’âge est compris entre 40 et 60 ans » (59).

« Seul l’établissement d’un régime de retraites peut assurer à ces collaborateurs du painpour leurs vieux jours sans qu’ils aient à recourir à l’aide de leurs collègues plus jeunes. Il nefaut pas croire simplement que du fait d’un régime de prévoyance permettant d’assurer desretraites soit instauré, la question soit entièrement résolue pour les ingénieurs âgés. Il n’estque de consulter les tables donnant les rentes viagères produites par des versements à capi-tal aliénable pour se convaincre qu’à l’âge où on leur conteste le droit au travail, à cet âge,également, les primes versées ne produisent plus que des rentes de faibles importances. […]On voit donc, à notre avis, comme pour les ingénieurs, scinder en plusieurs parties l’étudede l’établissement d’un régime des retraites pour les travailleurs intellectuels âgés, d’unepart réaliser un régime de prévoyance pour les salariés intellectuels, et d’autre part, instituerun régime provisoire qui ira en diminuant d’importance au fur et à mesure de l’applicationdu régime aux assujettis et qui aura pour objet :

– d’apporter une aide aux travailleurs intellectuels dont l’âge est compris entre 40 et 60 anspar exemple ;

– d’apporter une aide aux salariés intellectuels de plus de 60 ans de ne pas finir leurs joursdans la rue ou à l’hôpital comme cela a été trop souvent le cas dans des années pourtantpeu éloignées de nous » (60).

Il s’agit donc là, exposé cette fois-ci avec une grande clarté, de démêler les contradictionsinternes de la polysémie lexicale des « ingénieurs âgés », en proposant de procéder endeux étapes de travail : défendre, tout d’abord, un droit à la retraite à partir de 60 ans,puis réfléchir ensuite à une protection susceptible « d’apporter une aide » avant l’âge dela retraite, aux ingénieurs âgés entre 40 et 60 ans. Et cette réflexion de l’USIF est essen-tielle puisqu’elle sera à l’origine des actions majeures du syndicalisme des ingénieurs etcadres après la Seconde Guerre mondiale, qui concrétisera ce projet avec l’AGIRC afin de« verser immédiatement une retraite aux épargnants ruinés », et avec l’Association pourl’emploi des cadres (APEC) pour assurer le placement des ingénieurs âgés entre 40 et60 ans (61). On perçoit ici le passage vers un autre cycle de production symbolique de lanotion d’« ingénieur âgé » qui laisse déjà transparaître une nouvelle forme de revendica-tion liée au placement.

3.3. L’apparition du syndicalisme des « cadres » et des « collaborateurs »

Conjointement à ces événements, la syndicalisation croissante des salariés transformel’ensemble du paysage syndical des ingénieurs et s’ouvre sur la création de nouveauxregroupements de « cadres » et de « collaborateurs », ces termes étant déjà utilisés dansles entreprises privées (62). Leur émergence, au côté du syndicalisme des ingénieurs,

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(57) Bernard Gibaud évalue à 200 000, le nombre de cadres et assimilés bénéficiaires de ces nouveaux régimesprofessionnels de protection sociale [Gibaud, 2001].(58) Ce qui, à ce titre, lui permettra d’obtenir la présidence de l’AGIRC de 1947 à 1953, puis celui de vice-présidentde 1954 à 1963.(59) Rapport d’Henry Lion, « Idée des syndicats d’ingénieurs sur les retraites », Bulletin de la Confédération destravailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50.(60) Ibid.(61) Site Internet de l’AGIRC (www.agirc.com) : Historique/La construction du régime de retraite des cadres.(62) Le terme générique de « collaborateurs » désigne aussi d’autres catégories de salariés, dont les employés,techniciens et agents de maîtrise [Cooper-Richet, 1993].

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n’apparaît pas comme incongrue. À cet égard, le discours d’André Sainte-Laguë, le17 février 1938, témoigne de ce constat, lorsqu’il précise que l’on peut dire « “cadre”comme on dit “ingénieur” » car ce « substantif masculin » est « nouveau cheznous » (63). De fait, la Confédération générale des cadres de l’économie française(CGCEF) est créée le 6 avril 1937, et réunit 22 fédérations et syndicats de cadres, d’agentsde maîtrise et de « collaborateurs diplômés » représentant divers secteurs économiquesde l’assurance, l’aéronautique, les mines, la chimie et le pétrole [Groux, 1983, 1986] (64).Elle fédère notamment le Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandesécoles et facultés (GSCD) et le Syndicat professionnel des techniciens de l’industrie dupétrole (SPTIP), récemment créé en 1936.

Forte de cet appui, l’objectif de la CGCEF est de défendre les intérêts professionnels des« titulaires de fonctions comportant commandement, responsabilité, initiative, à l’exclusiondes personnes possédant une délégation complète et permanente d’un patron ou d’unconseil d’administration » (65). Autrement dit, voulant se démarquer de la FNSI, la nou-velle confédération n’admet que les cadres salariés ayant une fonction d’encadrement.Son premier état major est composé de syndicalistes jusqu’alors étrangers aux syndicatsd’ingénieurs, dont les origines syndicales nous sont encore presque inconnues. Il s’agit,entre autres, de Lucien Allix, Jean Brisset, Georges Garneau (66), Jacques Casimir-Perier,Pierre Marty, Claude Grangette.

Ce groupement profitera du sillage tracé par le syndicalisme des ingénieurs pour bénéfi-cier des nouvelles réglementations. Il faudra attendre Vichy et les années d’après-guerrepour que se développe avec ampleur le syndicalisme autonome des cadres. Maisl’idéologie cégéciste d’après guerre est déjà présente « autour de trois axes : l’ordre, l’anti-étatisme et le refus du libéralisme » qui constitueront les invariants de la future CGC[Groux, 2001, p. 305]. Pour renforcer son pouvoir, elle se rapproche de la Confédérationgénérale des classes moyennes (CGCM) en 1938, récemment attirée par la mobilisationde ces nouveaux « collaborateurs d’entreprise », pourtant jugés jusqu’alors « indifférentsaux questions sociales », et empreints d’un « individualisme égoïste » et d’un « sentimentd’une certaine supériorité personnelle », comme en témoigne son journal Étapes, fondépar Pierre Couturaud, qui lui sert d’organe de liaison et de support doctrinal [Mouriaux,1984b ; Ruhlmann, 2001, 2009] (67). Mais les « cadres » s’identifient difficilement à cette« classe moyenne », en majorité représentée par des petits commerçants. En revanche,les syndicats d’ingénieurs réunifiés envisagent rapidement une collaboration éventuelleafin de représenter les ingénieurs et cadres devant le gouvernement.

3.3.1. De nouvelles règles d’arbitrage

La nouvelle donne institutionnelle tend à modifier les conditions de négociations des inté-rêts professionnels, les conflits sociaux devenant maintenant une affaire d’État. Dans cecontexte, les syndicats d’ingénieurs et cadres tentent d’accéder à la scène publique, surlaquelle tout le monde veut être présent et représenté pour s’opposer à l’influence de laCGT. Les « luttes d’hégémonie » se poursuivent et de nouveaux clivages apparaissent[Groux, 2001, p. 304]. Forts de la négociation réussie avec le patronat, les dirigeants del’USIF se méfient de la nouvelle fédération. Ils décident alors de déléguer leurs voix à laCTI qu’ils désignent comme « la plus représentative » des organisations syndicales pours’opposer aux dérives de la FNSI et représenter les « intellectuels » avec un statut similaireà celui de la CGT pour les « manuels ».

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(63) Discours d’André Sainte-Laguë à l’assemblée générale de la CTI, Bulletin de la Confédération des travail -leurs intellectuels, n° 63, 2e trimestre 1938, p. 33. (64) La CGCEF est composée de 18 sections : alimentation, bâtiment, bois, crédit, eau et gaz, électricité, chimie,mer, air, métallurgie, mécanique, mines, pétrole, prévoyance, presse et imprimerie, transports, textiles, verres et céramique. Selon Jean Ruhlmann, la confédération comprend 25 000 membres en 1939 [Ruhlmann, 2001, p. 428].(65) Statuts de la Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF), déposés le 6 avril 1937,article 2, p. 1. Archives de la Confédération française de l’encadrement CFE-CGC.(66) Georges Garneau était auparavant président du Syndicat des cadres de direction et de maîtrise des assu-rances, ainsi que de l’Union interprofessionnelle des syndicats de cadres de la région parisienne. Il a été cofon-dateur de la CGCEF en 1937 et membre de la commission économique et sociale de la Confédération généraledes syndicats de classes moyennes (CGSCM) [Ruhlmann, 2001].(67) Confédération générale des syndicats de classes moyennes (CGSCM), Le Front économique. Quotidien dedéfense des classes travailleuses, le 5 mai 1937.

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Devant la pluralité des syndicats d’ingénieurs et cadres, la CTI accède à un nouveau rôlede coordination [Mouriaux, 1984a]. Mais les anciennes querelles ne sont pas oubliées. Denouvelles oppositions resurgissent et opposent encore les militants de l’USIF/CTI au blocconservateurs SPID/SIS qui tentent à nouveau un rapprochement avec le patronat. La CTImenace alors de cesser tout soutien en démontrant clairement que son organisation estsuffisamment « armée » pour se « séparer le cas échéant de tout groupement d’ingé-nieurs, de techniciens et de chefs de services qui sortiraient de la ligne de conduite envoulant se solidariser avec lui [le patronat] » (68). En quelques jours, la CTI en appelle aurassemblement, et met en place un comité de coordination pour rassembler la FNSI et laCGCEF autour d’intérêts communs, tout en décidant unilatéralement « que, pour êtreinfluent, il faut se montrer dynamique et savoir prendre la tête des mouvements ou cou-rants qui se manifestent » (69). Ensemble, la CTI, la FNSI et la CGCEF parviennent finale-ment à s’entendre sur plusieurs causes communes : clause de non-concurrence, respectdes titres professionnels, délai de préavis, indemnité de congédiement en rapport avecl’ancienneté, extension de la loi sur les accidents et la nécessité des retraites.

Sur cette base, et suite à la loi du 31 décembre 1936 généralisant les commissions pari-taires de conciliation et d’arbitrage, la CTI rédige le 20 novembre 1937 un texte communtout d’abord pour faire connaître aux pouvoirs publics l’existence des groupements d’ingénieurs et de cadres techniques, commerciaux et administratifs des entreprises,mais aussi pour protester contre leur dénégation dans les organismes officiels d’étudeséconomiques et sociales à base paritaire. En conséquence, le « manifeste collectif desmouvements d’ingénieurs et cadres techniques, commerciaux et administratifs des entre-prises », signé par la CGCEF, la CTI, la Fédération des ingénieurs, agents de maîtrise ettechniciens des industries mécaniques et métallurgiques (FIATIM) et la récente Fédérationgénérale des cadres et employés de la métallurgie (FGM), vise principalement à représen-ter les ingénieurs et cadres à la Commission d’enquête sur la production [Chateau, 1938].Et c’est la CTI qui obtient cette entrée à l’Hôtel de Matignon, le 7 janvier 1938, sous legouvernement radical-socialiste de Camille Chautemps. La semaine suivante, le 12 jan-vier 1938, elle est à nouveau reçue en compagnie de la FNSI, la CGCE, la FIATIM, la FGMet le GSCD qui reçoivent cette audience avec soulagement, et l’interprètent comme unepromesse de reconnaissance professionnelle. Le Syndicat des ingénieurs salariés (SIS),dont les intérêts sont représentés par la FNSI, ne dissimule pas la joie d’une telle victoire,en déclarant avec raison que « pour la première fois, le cycle patrons-ouvriers, ouvriers-patrons, a été rompu et il y a lieu d’espérer qu’il ne se résoudra plus que sous la formepatrons-cadres-ouvriers » (70). Le GSCD s’est également réjoui de ce geste qui contribuera,selon lui, à « l’apaisement social » afin de redonner au pays « l’autorité morale» qu’il estcensé avoir (71). En deux ans, ce rapide retournement de gouvernement à l’égard desingénieurs et cadres souligne une importante modification des rapports de force. Cetteouverture institutionnelle offre en effet la possibilité aux syndicats d’ingénieurs et cadresd’occuper plusieurs sièges dans les commissions de négociation, dont celle organiséedans le cadre de l’enquête sur la production menée par le gouvernement en 1937, ouencore celle de la commission du travail à la Chambre des députés en 1938, relative à lalégislation du travail, dans laquelle siègera la CTI avec son président Sainte-Laguë et PaulDubois aux côtés de la CGP, la CGT et la CFTC (72). Puis, au cours de la même année, laFNSI, accompagnée de la CGCE et de la FIATIM, obtient des sièges au Comité d’étudessociales, issu de la fusion du Conseil supérieur du travail et du Conseil supérieur de lamain-d’œuvre. C’est ainsi que l’on mesure le poids de cette victoire ouvrant la porte auxsyndicats d’ingénieurs sur des décisions de toute première importance qui modifierontles règles d’arbitrage dans le travail en faveur des salariés sur les congés payés, lesconditions d’embauches et de licenciements, et l’extension de la couverture retraite.

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(68) Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 58 et 59, 2e trimestre 1937, p. 13.(69) Ibid., nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 45.(70) Syndicat des ingénieurs salariés (SIS), n° 2, février 1938, p. 38.(71) Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés, Bulletin du Groupe-ment syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés (GSCD), n° 1, juin 1938.(72) Cette commission a été organisée par le gouvernement pour discuter des conventions collectives, du statutdes délégués, des grèves, du placement, de l’embauchage et du débauchage.

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CONCLUSION

Le Front populaire offre au syndicalisme des ingénieurs de réaliser un véritable bond enavant vers une protection sociale institutionnalisée où l’État, contre toute attente, devientle garant de son bon fonctionnement. Cette période a aussi de spécifique qu’elle faitémerger un nouveau type de syndicalisme, le syndicalisme des cadres, qui prendra appuisur les conquêtes des ingénieurs. Aussi, les nouveaux syndicats d’ingénieurs et cadres nerentrent-ils dans le système général qu’à condition d’y obtenir un intérêt spécifique, cequi préfigure déjà la façon dont la CGC négociera son entrée dans le régime de la Sécuritésociale après la guerre, à la seule condition de mettre en place une mutuelle complémen-taire, l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC) pour lesbesoins spécifiques de l’encadrement [Chopart, Gibaud, 1989]. Ainsi, à l’issue de ces évé-nements, le syndicalisme des ingénieurs et cadres prend sa forme spécifique d’aprèsguerre avec la création de la CGCEF et de la FNSI, et ce de façon très active après la périodede Vichy.

Ce contexte inédit divise le slogan douloureux des « ingénieurs âgés », dont le sensmêlait auparavant à la fois un droit au travail et un droit à la retraite. Cette fois-ci, lesconditions sont réunies pour que la question soit traitée en deux parties : dans un pre-mier temps, il s’agit de s’occuper de la retraite des ingénieurs, puis reste à réfléchir à uneprotection adaptée aux « 40-60 ans ».

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Le problème des « ingénieurs âgés » est le produit d’une construction sociale qui a étéélaboré par les syndicats d’ingénieurs comme élément de propagande [Berger, Luckmann,1989]. À l’origine, formulé tout d’abord sous les traits des « camarades âgés » par lesassociations amicales des écoles d’ingénieurs, le contenu de l’expression se transformeensuite sous l’effet de la propagande par les syndicats d’ingénieurs durant l’entre-deux-guerres. Cette défense corporative a pris naissance au moment de la formation desgroupes de défense catégoriels au début du XXe siècle. Elle a été élaborée en réaction àdes situations professionnelles à risque qui ont vraisemblablement touché une partie dela population des ingénieurs et en particulier, « les jeunes ingénieurs », les « ingénieursâgés » et les « femmes ingénieurs ». Ces différentes catégories de population cible ontconstitué des points de réclamation qui ont été progressivement diffusés et intégréscomme catégories « à problèmes » par l’ensemble de la corporation des ingénieursdurant l’entre-deux-guerres. Elle a pris naissance au lendemain de la guerre de 1914-18au moment de la constitution des syndicats d’ingénieurs, puis elle s’est enracinée dans letissu social de la profession par l’arrivée de la crise des années 1930 qui a concrétisé lesprédications les plus pessimistes des syndicats d’ingénieurs, en mettant de nombreuxadhérents au chômage. Cette situation a fini de convaincre l’ensemble de la corporationjusque-là réfractaire à l’idée que des ingénieurs nourris par l’expérience puissent avoirdes difficultés de placement, et a favorisé un courant de mobilisation en faveur de la pro-tec tion du titre. À partir de 1932, la propagation rapide du chômage aux cols blancs a profondément choqué les groupements d’ingénieurs de voir leurs adhérents sans emploiou employés à des postes en dessous de leur qualification.

Avec l’apparition de la FNSI en 1937, les régimes de retraites se développent dans lecontexte contractuel des conventions collectives à partir du statut de « salarié diplômé ».Ce qui marquera plus tard les stratégies et l’institutionnalisation du syndicalisme descadres qui confortera son assise après la Seconde Guerre mondiale quand elle négocierason entrée dans le régime de la Sécurité sociale après la guerre, à la seule condition demettre en place une mutuelle complémentaire, l’Association générale des institutions deretraites des cadres (AGIRC).

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LES INGÉNIEURS SOUS VICHY

L’entrée dans la « drôle de guerre » met fin à cette effervescence syndicale, jusqu’à l’Armis tice de juin 1940. La IIIe République est suspendue en juillet 1940. Les syndicatsd’ingénieurs sont dissolus avant la constitution de la Chartre du travail, à laquelle lesingénieurs sont invités à participer aux comités sociaux tripartites qui organisent unereprésentation distincte des agents de maîtrise, ingénieurs et cadres administratifs dansles entreprises (Loi du 4 octobre 1941). La Révolution nationale vise à éliminer la doctrinede la lutte des classes et rétablir la hiérarchie. Sous l’effet de l’interdiction, la publicationdes bulletins syndicaux cesse dès 1940, mais pour autant on peut s’interroger sur l’arrêtcomplet de la FNSI et de la CGCEF qui apparaissent renforcées à la Libération. Mais laprudence est de mise car nous ignorons presque tout sur les relations qui se sont nouéesentre les administrations et les responsables des syndicats d’ingénieurs dissous. Nous nesavons pas non plus en quels termes les ingénieurs et cadres ont participé à la Charte du travail, et plus généralement nous ne savons rien sur leur collaboration à Vichy ou leur participation aux efforts de guerre, hormis les quelques indications livrées par MarcDescostes et Jean-Louis Robert sur le rôle de la FNSI et du SPID dans le comité d’organi-sation professionnelle [Descostes, Robert, 1984]. Aussi, même si les syndicats sont restésen sommeil pendant cette période, on peut aussi supposer que Vichy a cependant consti-tué un terrain favorable au développement du syndicalisme des cadres que l’on a appeléà jouer un tiers rôle de conciliateur entre patrons et ouvriers dans les comités sociaux[Grunberg, Mouriaux, 1979]. La place accordée à l’encadrement dans l’organisation del’entreprise a sans doute participé à divulguer très largement le terme « cadre » et lesreprésentations qui lui sont associées [Bouffartigue, Gadea, 2000]. Cette période de« mise en sommeil » du syndicalisme des ingénieurs et cadres reste donc susceptibled’être revisitée grâce à la découverte de nouvelles archives pour savoir comment les diri-geants des anciens syndicats d’ingénieurs ont vécu cette période trouble et à quelles finsla formule des « ingénieurs âgés » a-t-elle été employée ? En tout cas, l’élucidation decette période est un travail en soi qui peut à elle-seule faire l’objet d’une étude.

Repères chronologiques

1929 : Création d’une caisse de retraite par l’USIF.

1932 : Décret du 28 juillet habilitant la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) à consti-tuer une caisse mutuelle de secours.

1936 : Proposition d’une « indemnisation des travailleurs intellectuels dont les emplois sont supprimés après de longs services par suite de réorganisation d’une entreprise » par la Commission consultative des travailleurs intellectuels au Bureau international du travail (BIT), le22 juin.

1937 (mai) : L’accord du 27 mai signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite enfaveur des ingénieurs diplômés et assimilés.

1937 (août) : Création par la FNSI de l’Association générale de prévoyance des ingénieurs (AGPI)et l’Association pour la retraite des ingénieurs (APRI).

1937 (septembre) : Conférence de la FNSI sur la retraite de l’ingénieur à l’Exposition universelledu 26 au 29 septembre 1937.

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