les adolescents vulnérables et les alternatives thérapeutiques en protection de l’enfance

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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 265–277 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Les adolescents vulnérables et les alternatives thérapeutiques en protection de l’enfance Vulnerable teenagers and therapeutic alternatives in foster care Didier Drieu a,, Saeid Sarabian b , Marie Plagès c a Maître de conférences HdR en psychologie clinique et pathologie, psychologue psychanalyste de groupe Centre de guidance ACSEA, CERReV, université de Caen, 7, rue Bicoquet, 14000 Caen, France b Assistant Clinical Psychology, Science and Research Branch, Islamic Azad University Iran, docteur en psychologie clinique et pathologique, CERReV, MRSH Esplanade de la Paix, 14000 Caen, France c Psychologue clinicienne, chercheur collaboration CERReV, 12, rue Pasteur, 14000 Caen, France Rec ¸u le 15 aoˆ ut 2010 Résumé Les adolescents dits « incasables » sont des jeunes qui ont rencontré de multiples difficultés dans leurs parcours en Protection de l’Enfance. Celles-ci prennent leurs sources dans des problématiques d’attachement et dans les traumatismes. Bien souvent, on constate que ces facteurs ne sont pas suffisamment pris en charge par les institutions. Le regard porté sur la posture institutionnelle nous montre alors comment les pratiques sont cloisonnées. À travers l’histoire d’un jeune pris en charge en Protection de l’Enfance et dans le soin psychiatrique, nous voulons ici discuter des enjeux institutionnels qui amènent parfois l’adolescent dans une impasse. Nous aborderons les alternatives thérapeutiques pour permettre une élaboration de ces problématiques institutionnelles. © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Adolescent ; Vulnérabilité ; Institution ; Narcissisme ; Protection sociale de l’enfance ; Analyse institutionnelle ; Transfert ; Contre-transfert ; Cas clinique Abstract Adolescents faced with numerous difficulties in the course of their stay in foster care become vulnerable. Most of them experience trouble in their relationships (attachment to their family, trauma. . .). We observe Toute référence à cet article doit porter mention : Drieu D, Sarabian S, Plagès M. Les adolescents vulnérables et les alternatives thérapeutiques en protection de l’enfance. Evol Psychiatr 2012;77(2). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (D. Drieu). 0014-3855/$ see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2012.01.003

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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 265–277

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Les adolescents vulnérables et les alternativesthérapeutiques en protection de l’enfance�

Vulnerable teenagers and therapeutic alternatives in foster care

Didier Drieu a,∗, Saeid Sarabian b, Marie Plagès c

a Maître de conférences HdR en psychologie clinique et pathologie, psychologue psychanalyste de groupe Centre deguidance ACSEA, CERReV, université de Caen, 7, rue Bicoquet, 14000 Caen, France

b Assistant Clinical Psychology, Science and Research Branch, Islamic Azad University Iran, docteur en psychologieclinique et pathologique, CERReV, MRSH Esplanade de la Paix, 14000 Caen, France

c Psychologue clinicienne, chercheur collaboration CERReV, 12, rue Pasteur, 14000 Caen, France

Recu le 15 aout 2010

Résumé

Les adolescents dits « incasables » sont des jeunes qui ont rencontré de multiples difficultés dans leursparcours en Protection de l’Enfance. Celles-ci prennent leurs sources dans des problématiques d’attachementet dans les traumatismes. Bien souvent, on constate que ces facteurs ne sont pas suffisamment pris encharge par les institutions. Le regard porté sur la posture institutionnelle nous montre alors comment lespratiques sont cloisonnées. À travers l’histoire d’un jeune pris en charge en Protection de l’Enfance et dansle soin psychiatrique, nous voulons ici discuter des enjeux institutionnels qui amènent parfois l’adolescentdans une impasse. Nous aborderons les alternatives thérapeutiques pour permettre une élaboration de cesproblématiques institutionnelles.© 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Adolescent ; Vulnérabilité ; Institution ; Narcissisme ; Protection sociale de l’enfance ; Analyse institutionnelle; Transfert ; Contre-transfert ; Cas clinique

Abstract

Adolescents faced with numerous difficulties in the course of their stay in foster care become vulnerable.Most of them experience trouble in their relationships (attachment to their family, trauma. . .). We observe

� Toute référence à cet article doit porter mention : Drieu D, Sarabian S, Plagès M. Les adolescents vulnérables et lesalternatives thérapeutiques en protection de l’enfance. Evol Psychiatr 2012;77(2).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (D. Drieu).

0014-3855/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.evopsy.2012.01.003

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that these factors are often not addressed by institutions. Sometimes there is lack of continuity in theservices offered to these youth, which implies many breaks within therapeutic and foster care. Using aclinical example, we would like to discuss issues related to institutions, as well as therapeutic alternativesto institutional care.© 2012 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Teenagers; Vulnerability; Institution; Narcissism; Social welfare of the childhood; Institutional analysis;Transference; Counter-transference; Clinical case

Sans pouvoir penser des liens de cause à effet, nous sommes amenés souvent à évoquerl’importance d’antécédents traumatiques en jeu dans les troubles des adolescents. Dans lesconduites suicidaires, nous relevons par exemple l’existence de facteurs de risque tels que deshospitalisations, des troubles psychologiques, des conduites addictives précédant les actes, cesparcours insistant sur une plus grande vulnérabilité des jeunes suicidants. Par ailleurs, est notéeaussi une fréquence d’antécédents de problèmes familiaux (dépression maternelle, instabilitéfamiliale) décrivant un climat familial porteur d’insécurité narcissique. Les données épidémio-logiques en population générale confirment le fait que des antécédents traumatiques personnelset familiaux sont des facteurs potentialisant les risques de troubles à l’adolescence [1]. Ailleurs,dans des enquêtes sur l’abus de substances, ce sont les liens à la famille souvent décrits commeprécaires, qui s’avèrent « pathogènes » et potentialisateurs de risques avec les pairs [2]. Réaliséesdans une orientation psychosociale, ces enquêtes nous semblent devoir être mises en perspective,voire complétées par les observations cliniques de praticiens ayant pu suivre ces jeunes après unetentative de suicide ou des comportements de dépendance.

Nous voulons souligner ici l’importance d’une vulnérabilité traumatique chez ces adolescentsvenant à la suite de violences symbolicides dans la filiation et de difficultés identificatoires en lienavec les conflits de dépendance. Cette vulnérabilité joue encore un rôle plus important dans lesparcours des adolescents en Protection de l’Enfance. Leurs ruptures, leurs troubles du compor-tement ne nous paraissent pas suffisamment mis en perspective avec ces problèmes d’héritagetraumatique. Ces situations nous paraissent fonctionner en résonance dans les parcours des ado-lescents incasables avec une inadéquation des prises en charge, ces achoppements dans les liensde transmission finissant par être complètement impensés dans les institutions qui les accueillent.

Nous voulons illustrer cette problématique à l’aide d’une vignette clinique relevant d’unerecherche menée sur les parcours de « jeunes incasables », ces sujets qui « ni vraiment fous, nisimplement délinquants » ne relèvent spécifiquement « ni du psychiatrique, ni du judiciaire, ni del’éducatif » [3].

1. Un adolescent aux prises avec un héritage traumatique

Ahmed1 est un adolescent de 17 ans et demi que nous avons rencontré dans une chambred’isolement d’un service de psychiatrie. Les soignants et éducateurs qui le suivent ont été intéresséspar notre proposition de recherche, vu que ce jeune demeure depuis 2 ans et demi dans ce serviceaprès de multiples échecs de projets. Enfant de parents d’origine algérienne, nous le prendronsau départ pour un fils de harkis. Le père s’inscrit dans la communauté harki par défaut et révélera

1 Nous évoquons l’histoire d’Ahmed dans un autre écrit consacré aux parcours des adolescents vulnérables en protectionde l’enfance [4].

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seulement avant de mourir qu’il a d’abord été du côté des « fellagas », les accueillant sous sontoit. Ceux-ci ayant violé des femmes de son groupe familial, il a dû se résoudre à les dénoncer ets’est retrouvé à prendre la fuite. Longtemps seul en France, ce n’est qu’à sa retraite d’ouvrier qu’ila arrangé un mariage par l’intermédiaire de ses premiers fils restés en Algérie avec une femmevictime de violences conjugales, puis marginalisée par sa propre famille. Père et mère ont connudeux vies de couple, une première en Algérie, puis une autre en France. Ces liens sont soumis àl’épreuve du déracinement, de la violence culturelle chez la mère avec deux mariages arrangésavec sa famille et des liens de soumission à des maris beaucoup plus âgés. Confrontée à une sorted’arrachement de son village natal, à devoir laisser ses deux premiers enfants en Algérie, à laviolence de ses deux conjoints, elle sera souvent hospitalisée en psychiatrie, surtout au momentde la naissance d’Ahmed. Très tôt, le couple s’est installé dans la mésentente conjugale.

Ahmed est né alors que son père avait 73 ans. Il a été souvent témoin dans sa petite enfancede violences multiples entre ses parents, de violences conjugales répétitives. Il se souvientd’agressions de la part de son père, des propos suicidaires de sa mère faisant le lien aujourd’huiavec sa propre impulsivité. Il est placé à 7 ans dans une famille d’accueil avec son petit frèreâgé de 3 ans alors que sa mère est hospitalisée en psychiatrie pour des épisodes confusionnelsqualifiés de psychotiques.

Instable à l’école, en échec scolaire, Ahmed va toutefois trouver avec son frère, un ancragedans la famille d’accueil, très reconnaissant pour ceux qu’il appelle aujourd’hui son « tonton »et sa « tata ». Bien que ne laissant pas indifférent, son comportement étrange, voire parfois sesbizarreries inquiètent les proches, l’instituteur. En effet, il évoque très jeune des scènes d’uneviolence inouïe : des enfants morts jetés dans le feu, un accouchement dans la voiture, des échangestrès disqualifiants entre son père et sa mère.

Le trauma est ici marqué à la fois par la portée d’évènements effractant pour la psyché et laprégnance de liens disqualifiant les premières expériences d’individuation. Autant de facteurssusceptibles de susciter l’organisation d’un « narcissisme négatif » [5]. Aussi, devons-nous nousintéresser davantage à ces différents registres traumatiques pour mieux appréhender le fonction-nement de ces adolescents. C’est pourquoi nous nous proposons ici de revenir à une réflexion plusthéorique à propos des sources de ces traumas.

2. Du parricide au fillicide ou l’originaire traumatique d’Œdipe

« On peut imaginer que ce qui a frappé Freud dans la tragédie de Sophocle, ce n’est passeulement le drame d’Œdipe entre Laïos et Jocaste (l’inceste et le parricide) mais aussi la tragédiedu destin » ([6], p. 103).

En nous proposant une relecture de l’Œdipe chez Freud sous l’angle de l’héritage traumatique,C. Combasse nous invite à réfléchir aux traumatismes qui ont précédé le parricide. Freud enson temps nous rappelait qu’Œdipe dans la pièce de Sophocle n’est pas que le meurtrier deson père mais aussi le fils de la victime et de Jocaste [7]. Dans le même sens, S. Leclaire dansOn tue un enfant a mis l’accent le premier non plus sur le parricide d’Œdipe mais bien sur latentative de meurtre d’Œdipe-enfant, le plus « originaire des fantasmes » longtemps oublié dansla psychanalyse [8]. Avec ces travaux, une voie s’ouvre vers d’autres recherches que le noyautriangulaire du complexe d’Œdipe qui peuvent remonter le fil des générations en amont versles parents d’Œdipe (la filiation importante à l’adolescence), voire le descendre en aval vers sesenfants (le fraternel, l’affiliation). Nous avons vu combien la problématique d’Ahmed peut êtreentendue dans cette perspective de l’héritage traumatique mais elle peut se jouer aussi dans desagirs fratricides (vols d’objets appartenant à d’autres patients, tentatives d’abus, d’escroquerie. . .).

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Alors, la question se pose aujourd’hui du socle métapsychologique dont nous pouvons disposerpour penser ces violences du destin.

Abraham et Torok [8] nous ont amenés à réfléchir à propos de certaines figures de transmissiontraumatique : le fantôme, la crypte. Les propos quasi délirants ou parfois très naïfs d’Ahmed surles « objets » du pays de ses parents (les maisons en paille, les combattants qui s’entretuent. . .) nesont pas sans évoquer ces « formations endocryptiques » en nous suggérant un monde précaire,archaïque, un monde à jamais fermé au partage de souvenirs pour Ahmed [9]. Ces travaux endiscutant les vicissitudes de l’identification nous ont amenés à nous intéresser aux conséquencesd’évènements traumatiques dans les générations antérieures : deuils impossibles d’enfants morts,de suicidés et antécédents psychiatriques. Marquant l’écart par rapport à la théorie de la dégé-nérescence ou de la contagion psychique, Kaës et al. [10] évoquent l’importance d’une penséeen négatif dans le champ de la transmission suscitée souvent par l’héritage d’objets non transfor-mables (ou lacunes psychiques). Ces derniers demeurent enkystés, incorporés, voire inertes, nerisquant de se révéler que sur le mode de la transfusion ou dans des agirs. Ahmed par exemple esttrès tôt absorbé dans la problématique de ses parents, devenant une sorte de monnaie d’échange.Ces derniers semblent même l’utiliser pour se protéger des violences toujours actuelles du passé :les meurtres de la guerre chez le père, l’exil, la relégation identitaire pour les deux.

D’autres psychanalystes ont pu éclairer les conséquences de ces héritages négatifs, des rapportsà un objet dépressif pouvant amener à la figure de « la mère morte » pour Green ou à celle de« mère mal endeuillée » chez Cournut [5,11]. Il s’en suit alors chez les héritiers comme chezAhmed, des fonctionnements de type maso-narcissique, soit une problématique mélancoliqueou dépressive (de type dépression essentielle) alternant avec des excès maniaques (tendanceshystérodépressives ou antisociales) Ailleurs, l’accent est mis sur la manière dont le poids decertains secrets de famille peut générer des mécanismes de honte et des défenses en clivage quiparticipent à irradier les mécanismes de la transmission. On comprend dès lors le fonctionnementquasi psychotique d’Ahmed, les bizarreries de comportement témoignant de la violence toujoursactuelle de cette histoire non refoulée du fait du défaut de pare-excitation des soins maternels.

Ces travaux ont permis de réélaborer la notion de traumatisme. Ainsi, J. Laplanche à travers lanotion de « signifiants énigmatiques », D. Anzieu avec le concept « d’attachement traumatique »,P.-C. Racamier avec la « séduction narcissique » ont souligné l’importance des premiers liens surles conditions d’appropriation subjective [12–14]. Empruntant à l’idée pionnière de Ferenczi surla « Confusion des langues entre adulte et enfant », ces psychanalystes ont montré qu’il y aurait àla fois des traumas indispensables pour que s’originent et se déploient les fantasmes originaires etdes traumas désorganisateurs suscités par une forme de séduction narcissique, une scène primitiveviolente provoquant de l’emprise et de l’effroi. Ainsi, Bokanowski peut en évoquer aujourd’huiplusieurs variantes : le trauma précoce, le traumatique ou le traumatisme [15].

Dans une perspective intersubjective, J. Guyotat a réfléchi à la psychodynamique de ces enjeuxtraumatiques primaires à travers les problèmes de filiation et à partir de sa pratique clinique avecdes patients psychotiques. Face aux théories de la dégénérescence qui persistaient alors dans lapsychiatrie, modélisant une sorte d’involution qui peut aboutir de génération à génération à destroubles mentaux, il est intéressant de problématiser le traumatisme et ses effets dans les délires defiliation. À partir de ces conjonctures délirantes, il repère l’existence d’évènements symbolicides,de violences traumatiques telles que l’existence d’enfants morts, de coïncidences mort/naissance,d’inceste. . . qui en viennent à détruire le réseau symbolique de la transmission et donc l’institutionde la filiation. Ces « incorporats traumatiques » traversent le psychisme des descendants sanspouvoir être assimilés et s’exportent en formant de véritables lacunes traumatiques ou trous noirsdans la psyché [16,17]. C’est pourquoi dans la famille d’Ahmed, nous pouvons dire que c’est le

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mode de filiation narcissique qui prévaut, contribuant à installer durablement l’indifférenciationentre les générations et un fonctionnement incestuel, paradoxal dans les liens d’alliance.

Les conflits de dépendance sont encore de même plus forts là où se surajoutent des traumatismescollectifs tels que ceux de la migration liés à des violences identitaires comme par exemple chezAhmed, enfant de harkis ou de communautés persécutées [18]. À un complexe traumatique defiliation s’ajoute en effet l’héritage de situations sociales traumatisantes produisant des effetsde résonance traumatique entre générations, des « violences transubjectives », sources de honteet très certainement cause de malaises multiples dans les groupes de jeunes appartenant à cescommunautés [19]. En effet, les héritiers de ces violences sont amenés à se cliver pour se protégeret, en même temps, préserver le lien avec le groupe familial, la communauté. Ces fonctionnementssidèrent la vie psychique en installant chacun dans des contraintes de dépendance qui vont sejouer en des attentes fortes de reconnaissance, mais aussi des craintes, des menaces face à ladéception d’où l’importance chez ces jeunes des « auto-sabotages » [20]. Nous retrouvons aussicette dynamique négative chez Ahmed. Dans l’enfance, de nombreuses aides spécifiques sontproposées, tout d’abord au sein de l’école, puis dans des structures spécialisées. Nous pouvonsrelever plus d’une dizaine de propositions restées souvent sans lendemain : hospitalisation dejour en pédopsychiatrie, consultations auprès de collègues libéraux, d’un hôpital parisien, CLIS,deux IME à temps partiel. . . Il semble d’ailleurs que ces aides ponctuelles contribuent à rendrede plus en plus difficile le placement en famille d’accueil, ces échecs non discutés donnant unereprésentation du jeune progressivement phénoménale, monstrueuse. Bien que très mobilisés,l’assistante familiale et son conjoint se sentent alors isolés.

Par ailleurs, les secrets dans le groupe familial fascinent et, en même temps, irradientl’expérience symbolique de la transmission, empêchant que s’aménagent les conditions d’uneindividuation. Cette dépendance négative dès l’enfance mais surtout à l’adolescence risque alorsde s’exporter dans les groupes d’affiliation, les groupes sociaux, la bande de refuge provisoirepouvant devenir un véritable piège se refermant sur ces adolescents [21].

3. Héritages traumatiques et violences fratricides à l’adolescence

Ainsi, ces adolescents se retrouvent entre eux, « entre soi », très absorbés par une probléma-tique narcissique, venant de ces résonances traumatiques et de leurs rapports à la dépendance.En effet, en référence avec les processus spécifiques de cette période, soit la nécessité d’un tra-vail d’appropriation subjective, ils se retrouvent hantés par ces silences et traumatismes de leurhistoire. Ils ne peuvent qu’agir en résonance avec leurs tensions traumatophiliques ou tendancesantisociales et en réaction à des angoisses d’abandon. Piégés par des relations d’emprise d’abordenvers la famille, puis envers les pairs, ils mettent en jeu à la fois un besoin de reconnaissance(la dépendance) et la crainte de la déception, une sorte « d’écart narcissico-objectal » dans leursrapports aux autres [22]. Ces dynamiques mortifères les conduisent à saboter tout ce qu’ils entre-prennent, à s’enfermer avec d’autres jeunes aux mêmes problématiques dans des « contraintesgroupales » qui les poussent vers les prises de risque [23].

À l’hôpital au moment où nous le rencontrons vers 17 ans, Ahmed est percu comme un adoles-cent aux multiples visages. Très dépendant du regard de l’autre, il cherche à gagner l’estime desplus marginaux en se livrant à des petits larcins, des vols, parfois à l’intérieur de l’hôpital pourplaire à un réseau de petits délinquants extérieurs. Il peut ainsi donner l’impression de s’ancrerdans un fonctionnement limite (psychopathie) allant jusqu’à s’attaquer à d’autres patients, souventles plus fragiles. Ces jeunes se retrouvent entre eux parce qu’ils rencontrent les mêmes malaisesidentitaires causés tout autant par les échecs des investissements que des problématiques de

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séparation/individuation de l’enfance, d’attachement traumatique. Leurs rites de ralliement, leursjeux ordaliques témoignent également de l’importance d’une communauté d’existence autourd’un passé de situations sociales traumatisantes. Dans les situations extrêmes faisant suite à cesviolences transubjectives, le Moi utilise l’ambiguïté à la manière d’un bouclier pour se défendredes irradiations de l’héritage traumatique. Individuellement, ce mécanisme d’adaptation peutprovoquer une sorte d’indifférence, une forme de « banalisation du mal » qui amène le jeune àprotéger et à enfermer sa partie vivante. Collectivement, ces jeux de clivage vont faire l’objet dessortes de pactes narcissiques, voire parfois donner lieu à des alliances perverses déclenchant desviolences fratricides.

On comprend dès lors la crainte des soignants vis-à-vis d’Ahmed : peur qu’il se retrouveenfermé au creux de la bande, qu’il désinvestisse les liens, les activités susceptibles d’amenerde la différenciation. Pourtant, la fugue chez Ahmed est là aussi pour signifier dans la réalitéce besoin de retrouver un lien d’attachement et une forme de mise à l’épreuve (traumatophilie)lorsque, par exemple, il vole un engin à moteur pour rouler toute une nuit vers l’habitation de safamille d’accueil. Enfin, ces agirs peuvent prendre tout à coup le chemin d’actes plus symboliquesmettant au défi l’équipe hospitalière de proposer des objets à investir. Il s’avère par exemple toutà fait capable de retrouver seul le chemin de l’hôpital de jour après une longue fugue, montrantses capacités certes ponctuelles à s’accorder dans un lien, une activité, insistant à ce moment làsur une recherche de l’autre davantage sur un mode relationnel.

Des adolescents comme Ahmed se trouvent à affronter à la fois la violence de l’effractionpubertaire, une problématique narcissique mais aussi une problématique de secrets sur les origines,d’exclusion sociale et identitaire de leurs parents. Ces recouvrements traumatiques ont renduprécaires leurs investissements (scolarité, travail de latence) dans l’enfance et ils vont susciterune escalade dans les ruptures, des violences à l’adolescence. Cependant, ces actes sont souventpensés dans la référence à l’emprise du passage à l’acte psychotique alors qu’ils ne sont pas sansévoquer des scénarios initiatiques ou des tentatives de maîtriser les fantasmes, l’angoisse lorsquenous pouvons tenter de les appréhender dans le soin.

4. L’impensé dans le travail d’accompagnement

Rappelons dans quelles conditions Ahmed s’est trouvé hospitalisé dans un service de psychia-trie à l’âge de 14 ans. La veille d’un retour de l’IME, il est devenu subitement plus menacant avecle compagnon de l’assistante maternelle. Refusant de repartir le lendemain, il s’est saisi d’unehache, faisant alors peur à tout le monde. S’il l’a vite relâchée, il est parti complètement hagarden fugue dans la campagne, acceptant néanmoins le principe d’une hospitalisation. Cet épisoderelève bien d’un moment psychotique mais sa famille d’accueil continue à penser que cette scèneétait aussi en résonance très forte avec ce qu’il vivait alors : son intolérance par rapport au mondedu handicap qu’il était amené à côtoyer, son angoisse face à son cadre de vie qui devenait de plusen plus fragile, confronté à des liens de plus en plus toxiques avec ses parents. Son père refusaitde le voir alors, sa mère lui glissait des cadeaux subrepticement en lui criant qu’il n’était qu’unmauvais fils de harkis. Pourtant, cet appel à l’aide de la famille d’accueil va être interprété parles référents ASE d’alors comme une fin de prise en charge. Profitant de cette hospitalisation, ilsvont recommander instamment à la famille d’accueil de couper tout lien avec Ahmed, laissantentendre que celle-ci est trop dans la confusion avec le jeune et qu’ils peuvent aussi se prononcerpour une fin de contrat avec la famille d’accueil et le retrait du frère. Ces injonctions vont devenirde plus en plus problématiques au fil du temps, Ahmed s’installant à la fois dans le service psy-chiatrique dans un statut de fou ou d’adolescent « difficile », alternant avec des fugues répétées

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vers sa famille d’accueil qui sera invitée pourtant par l’équipe psychiatrique à participer à desentretiens familiaux.

L’installation de ce jeune dans un statut d’incasable interroge les pratiques éducatives et desoins. Le problème d’une évaluation précise de la situation d’Ahmed semble récurent. Dans lesnotes des divers intervenants que nous avons pu trouver dans son dossier, il est peu fait référenceaux enjeux traumatiques, aux problèmes d’attachement et de liens avec la famille. Nous y trouvonsencore moins de repères quant à l’anamnèse, aux liens possibles avec l’histoire de sa famille, lesviolences héritées de son père et de sa mère qui semblent pourtant avoir provoqué chez Ahmed, uneforme de régression dans l’ambiguïté. Celle-ci peut être activement recherchée avec ses proches,ce pour mieux les impliquer dans ces violences qui continuent à faire œuvre de mort longtempsaprès, empêchant le travail d’historicisation nécessaire aux jeux de transmission, à l’évolutiondes projets. Aussi, les observations très lacunaires et pourtant bien fournies insistent davantagesur les représentations des intervenants, très projectives se déplacant du jeune vers sa famille etcelle de l’assistante maternelle. Elles mettent en avant une sorte d’impensé collectif fonctionnantcomme en résonance avec les violences traumatiques, en instance dans les liens de transmissionchez Ahmed et dans son entourage. Progressivement, au fur et à mesure que se rapproche sonhospitalisation en psychiatrie, les agirs d’Ahmed sont d’abord percus sous l’angle de la réso-nance traumatique, puis de l’inquiétante étrangeté et pour finir, dans le registre de la pathologiepsychiatrique (psychose, perversion). Si la dimension de l’emprise d’un trauma primaire et d’un« attachement insécure » est bien présente dans ses problèmes de comportement, les observationstémoignent en creux pourtant d’une problématique à multiples entrées [24]. Ainsi, évoque-t-on demanière anecdotique des éléments reflétant tantôt des difficultés psychoaffectives (intolérance àla frustration, débordement de l’angoisse), des enjeux intersubjectifs (filiation traumatique, rela-tions toxiques), mais aussi transubjectifs lorsque se trouvent soulignés les problèmes d’adaptationdes parents, de leur histoire. Face aux violences de l’excès et du vide vécues avec ses parentsmais aussi celles des résonances traumatiques exportées dans les liens avec l’assistante familiale,dans la famille d’accueil, les institutions, il ne peut que recourir à l’acte lorsque sa sauvegardenarcissique est en jeu. Il en est bien sûr question dans ces observations très fragmentaires maisc’est comme si, au lieu de relever tous ces faits comme des indices susceptibles de mettre en lienles souffrances du jeune et de son environnement, famille d’accueil comprise, ces observationsfonctionnaient sur le mode factuel, d’objets creux, lisses, ne permettant pas l’élaboration. Lesprofessionnels sont tentés inconsciemment de se ressouder entre eux dans une forme d’illusiongroupale négative en faisant jouer au jeune ou à sa famille, le rôle de l’intouchable, voire en lessacrifiant sur l’hôtel de l’exclusion.

Ainsi, nous pourrions mettre l’accent sur les failles et les défauts dans le contenu de cette éva-luation. Les bilans ne se trouvent jamais terminés, dévoilant peu les aspects plus interactifs destensions traumatiques, des attachements négatifs et des violences dans la transmission. Cepen-dant, à l’instar de M. Berger [25], de P. Fustier [26,27], nous préférons insister ici davantage surl’impensé institutionnel du travail d’accompagnement en jeu. Les professionnels avec lesquelsnous nous sommes entretenus sont par ailleurs bien expérimentés, connaissant ces situations demaltraitance et les travaux sur les théories du transgénérationnel et de l’attachement. Nous nousintéresserons moins ici aux troubles d’Ahmed mais davantage à ce qu’ils peuvent déclencher enrésonance dans les deux institutions, les services de l’Aide Sociale à l’Enfance et le service depsychiatrie.

Comment pouvons-nous comprendre l’impératif posé par l’équipe de l’Aide Sociale àl’Enfance d’alors à l’encontre de la famille d’accueil ? Dans un même mouvement paradoxal,cette équipe présente le jeune comme un « possible pervers » et la famille d’accueil comme

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potentiellement séduite par son comportement déviant et donc susceptible d’être pathogène. Ellemaintient pourtant le placement de son petit frère dans cette famille. Elle fait alors le choix pardéfaut de confier Ahmed à une autre famille d’accueil à sa sortie de l’hôpital, ce qui ne se ferajamais vu l’attachement de ce jeune à son milieu de substitution et ses problèmes de comporte-ment. Pourtant énormément mobilisée dans les projets de placement, l’équipe apparaît tendue surun principe de précaution.

Nous pouvons penser que la situation d’Ahmed, de sa famille et de l’environnement d’accueilréactive certains traumas du passé dans le secteur de ce département. Sur ce territoire rural, on aen effet pendant longtemps exploité le filon économique avec de nombreuses familles d’accueilet des placements extérieurs au département jusqu’au jour où des situations scandaleuses sesont trouvées révélées, mettant à jour des scènes de perversion, plus relationnelles, interactivesque véritablement structurelles. Au-delà d’histoires conjoncturelles, ces modes de placementsd’autrefois fonctionnaient dans une sorte d’idéologie d’hygiénisme social, avec l’idée qu’il failleécarter ces enfants des sources du mal, celui-ci étant lié dans un curieux mélange aux conditionsde vie, voire même à un déterminisme héréditaire. Progressivement, un mouvement inverse s’estopéré pour penser les interventions des familles d’accueil vers une forme de suppléance familiale.Cette nouvelle orientation va dans le sens d’un soutien à la parentalité. Il s’agit de les aider àretrouver leurs actes éducatifs usuels sans les remplacer, ce qui doit contribuer à soutenir lesfamilles si la violence n’est pas trop excessive [28]. Toutefois, dans la réalité, il existe bienpeu d’interventions concertées entre l’éducatif et le soin, surtout lorsque nous touchons à cesproblématiques d’attachement négatif, de filiation traumatique. Face à Ahmed, l’équipe de l’AideSociale à l’Enfance paraît s’être mobilisée dans des accompagnements de substitution à la famille.Elle cherchait probablement à suppléer des carences avec l’idée d’un « vide à combler » commeen témoignent de nombreuses prises en charge éducatives et psychiatriques initiées souvent sanslendemain [29].

Pendant longtemps, l’assistante familiale et son compagnon seront les seuls à entretenir desliens avec les parents des enfants sans que ces relations soient bien reconnues par l’Aide Socialeà l’Enfance. Ainsi, tentent-ils de les soutenir tant bien que mal, en mobilisant Ahmed et son frèrepour leur apporter du bois de chauffage afin de les aider « à passer l’hiver », ces moments donnantlieu à des échanges inattendus. On retrouve là matière à médiation, à une autre formule d’échangeque le contrat marchand, celui du « don-contre don », ces moments permettant de repenser lesquestions de la dette et de la transmission autrement [30]. Cependant, s’opposant dans leur esprità une idéologie de la substitution fortement entretenue par l’équipe, ces faits ne seront mêmepas repris ou sinon dans leur négativité : la perversion relationnelle ambiante entre les parents.Tardivement évoqués, ces échanges sont alors percus comme faisant symptôme car non réguléspar l’apport institutionnel, non médiatisés par une réflexion d’équipe susceptible de porter sur lesproblématiques d’attachement traumatique. Ainsi, pouvons-nous penser les menaces de rétorsionà l’encontre de la famille d’accueil ? Celles-ci arrivent paradoxalement à un moment où l’équipede soin psychiatrique tente de se mobiliser sur la question des liens d’attachement entre les enfantset l’environnement d’accueil, voire d’origine en proposant des entretiens familiaux ouverts à tousles protagonistes.

D’un autre côté, le service psychiatrique qui accueille Ahmed en urgence vit aussi dans lahantise de son passé. D’abord lieu de dépôt des enfants abandonnés, hôpital général, puis asiledépartemental, les services psychiatriques ont fait leur révolution dans les années 70, fermantl’internat réservé alors aux enfants autistes, déployant des structures en ambulatoire qui amènerontprogressivement la fermeture de nombreux lits en psychiatrie adulte. Traversées actuellement parune fragilisation de leurs frontières, de leur projet, de la professionnalisation de leurs acteurs, les

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équipes ont eu tendance à l’encontre d’Ahmed à réagir d’abord par des projections à l’encontre dumédecin, puis dans un mouvement de clivage en interne face à leurs collègues de pédopsychiatrieaccusés alors de ne rien faire. L’équipe a d’abord reproché au médecin psychiatre d’avoir acceptéune hospitalisation d’un jeune adolescent dans un service consacré à des soins de longue durée àl’encontre de sujets psychotiques chroniques. Le médecin regrette de ne pas avoir plus fait face àces reproches, de s’être précipité sur un projet extérieur sans suite et sans avoir pu préserver unefonction de référent médical dans cette prise en charge. Éprouvée dans sa capacité à tenir dans ladifférenciation face à la transfusion du chaos interne du jeune, l’équipe de psychiatrie adulte vaensuite réagir sur le mode de la dévotion à la cause d’Ahmed, puis de la retaliation en demandantson isolement et enfin de l’abandon. Elle semble se protéger d’un mouvement dépressif en retouren reprochant à la pédopsychiatrie de ne rien faire pour changer la situation d’Ahmed et ce malgréson détour plutôt réussi vers des soins de jours en pédopsychiatrie. Constatant l’enfermementd’Ahmed dans une forme de psychiatrisation et dans une psychopathologie, les deux équipespar la voie du directeur vont alors revendiquer que les travailleurs sociaux de l’Aide Sociale àl’Enfance prennent position, la direction de l’hôpital allant jusqu’à réclamer un remboursementdes prix de journée.

Après ce jeu de procédures et surtout l’échec de tous les projets, l’arrivée d’une nouvelle édu-catrice référente au sein de l’ASE va permettre que se retisse un travail sur les liens d’Ahmedavec son environnement. C’est à ce moment là que s’amorce un travail sur les origines, l’histoirede vie avec Ahmed au sein de l’hôpital de jour « enfants-adolescents ». Comme il fugue réguliè-rement dans le village de sa famille d’accueil, une équipe de « thérapie familiale » commence àentreprendre alors des entretiens familiaux avec d’un côté, la famille d’accueil et des visites audomicile des parents. Toutefois, trop pris dans un circuit de dépendance, dans une position dedonataire, il met à l’épreuve ces prises en charge. Il fait le fou, s’attaquant aux autres maladesde la même manière que les fellagas, les protégés de son père qui antérieurement ont saccagé lamaison familiale avant d’être tués à leur tour. Dans ce contexte, nous avons proposé des entretiensindividuels et collectifs pour discuter ensemble de cette situation. Nous nous situons dans uneorganisation de type « action-recherche ».

Lors de ces deux réunions, les deux institutions ont eu tendance d’abord à s’interpeller en sereprochant leur impuissance mutuelle. Puis parvenant à rehistoriser le parcours d’Ahmed, de safamille, à discuter de nombreux points aveugles de leur histoire, les éducateurs et les soignantsse sont accordés sur les possibilités et les limites de leurs interventions. Ainsi, retrouve-t-oncertaines observations insistant sur les positions énigmatiques des différents protagonistes. Cejeune, petit monstre, est capable de se mobiliser pour séduire son monde comme d’arriver àl’hôpital de jour bien habillé alors qu’il vient de passer la nuit en fugue (pour faire illusion letemps des vacances) en participant à la vie collective. Un médecin d’origine algérienne nousraconte comment il s’est laissé investir dans l’échange avec le demi-frère d’Ahmed vivant enAlgérie, sans trop savoir de quel côté situer l’illusion : recherche d’un pays d’accueil pour cethomme ou de racines pour Ahmed. Ces liens en amènent d’autres en écho, l’assistante familialenous racontant alors son attachement à la famille d’Ahmed, d’autres intervenants commencant àmettre en doute l’appartenance du père aux harkis, ce qui sera confirmé par la suite. Un traitementsur l’énigme, toujours là, jamais résolue et des « violences paradoxales » peut alors commencerà s’effectuer, support majeur du traitement institutionnel de ces « situations extrêmes » [14,31].S’appuyant sur une expérience réussie de séjours de ruptures dans des institutions pratiquantdes médiations interculturelles en France, une expérience plus longue au Maroc est proposée àAhmed, l’idée étant de parier sur le caractère initiatique de ce placement, en faire une expériencede séparation/retrouvaille.

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5. Les enjeux dans les prises en charge avec les adolescents à difficultés multiples

Ces adolescents, attaquant à travers leur comportement le cadre thérapeutique, la psychothéra-pie individuelle, seule, est bien sûr inadéquate. Il s’agit alors de s’appuyer sur une prise en chargeinstitutionnelle s’étayant à la fois sur les médiations éducatives et thérapeutiques. Il importe deprendre soin du cadre et de l’accueil, c’est-à-dire porter attention à tous les investissements dujeune dans son quotidien. Il s’agit d’un travail d’équipe s’intéressant à la référence, au partage duvécu de tous les intervenants face aux attitudes du jeune [32]. À la croisée de plusieurs institu-tions, il est nécessaire de travailler aussi sur les dimensions de contenance (les cadres de prise encharge avec les règles) et de pare-excitation (les médiations, les supports d’investissement sur unplan éducatif, psychiatrique ou psychothérapeutique) en assurant le jeune et son entourage d’unecertaine cohérence dans les différentes interventions. Depuis les travaux de P. Jeammet [33] sur letraitement bi, voire trifocal, se sont développées dans ce sens des pratiques dites « plurifocales ».Avec ces jeunes il est important de penser de manière partagée ces interventions entre les diffé-rents professionnels (coréférences éducatives et psychiatriques) et en composant avec plusieursapproches (clinique psychodynamique, éducative, voire cognitivo-comportementale) dans unedémarche inter-contre-transférentielle. D’autres insistent sur l’utilisation des groupes de parents,voire d’assistantes familiales, de familles d’accueil [34]. Enfin, pour ces jeunes absorbés dansdes violences transubjectives aliénés en position de donataires, nous devons aussi utiliser lesmédiations culturelles pour rétablir des rites leur permettant de devenir donateur à leur tour ou,en tous les cas, moins dépendants. Souvent, le voyage dans un lieu étranger (chantier humanitaire)devient aussi le prétexte pour pouvoir construire une expérience initiatique permettant un arra-chement à la « mère famille » ou à la « mère quartier », une sorte de mise à l’épreuve (séparation)et une renaissance vers un nouveau statut (retrouvaille, formation professionnelle adulte, etc.).P. Kammerer [35] a développé cette idée de médiations culturelles par rapport à des adolescentsdélinquants souffrant de troubles de la régulation narcissique, le don avec l’échange travaillantdans le sens de la régulation du self et de la restauration de l’estime de soi. Ces expériences commenous l’avons percu pour Ahmed ont l’intérêt de rétablir un passage vers ces héritages multiplessouvent cryptés, souffrant du silence.

En fait, ces démarches interrogent les postures des différents intervenants. Les travailleurssociaux en Protection de l’Enfance ont tendance à accompagner ces jeunes en se centrant encoretrop sur leurs représentations de carences, d’un manque à combler. Ailleurs, les soignants enpsychiatrie qui accueillent ces adolescents dans l’urgence, risquent de mettre en place des pratiquesde contention, éloignées de leur idéaux de contenance. Comment alors faire en sorte de maillerces pratiques, d’aller vers des propositions de médiations ? Si ces dernières peuvent s’amorcer, ils’ensuivra une réflexion clinique, celle des moyens pour amener progressivement l’adolescent àpasser d’une partition de la déliaison à un univers plus organisé dans les liaisons, s’étayant surune intermodalité des médiations, des langages ?

Ainsi, s’agit-t-il de réfléchir à ce qui peut faire effet de contenance dans une institution ? Enpremier lieu, et cela va avec les enjeux de fondation dont nous avons parlé précédemment, ladimension de l’accueil, les repères des règles, du fonctionnement de l’établissement, de l’équipe,de la famille d’accueil comptent beaucoup. Ce sont toutes ces références qui vont nous aider à sym-boliser les passages, l’évolution du projet et de la vie du jeune. Toutefois, la rencontre ne pourras’instaurer que si le jeune trouve des professionnels se présentant comme des « objets à inves-tir » et non, des « objets durs, sans failles », réprimant toute mobilisation affective, déniant touteconflictualité [36]. Pour se faire, les intervenants doivent pouvoir y être aidés. Ainsi, manquent parexemple des lieux ressources pour les assistantes maternelles au sein de l’Aide Sociale à l’Enfance,

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d’analyse de groupe pour l’ensemble des intervenants. Il faut en effet pouvoir travailler dans uneconfiance mutuelle et ce malgré la mise en place d’une forme d’incompatibilité des positions sub-jectives nous situant souvent dans un rapport de disqualification/exclusion de la parole de l’autreen référence à la violence des positions transférentielles, des empreintes perceptives précoces[37]. Il s’agit alors de soigner les synthèses afin de passer d’une réflexion de type bilan à un tra-vail sur la portée de nos actes de soins, sur nos résonances inter-contre-transférentielles. Delion[32] évoque à l’image du gardien du sémaphore, une activité très figurative chez les soignantsportant sur les mouvements physiques et sensoriels des enfants autistes. En rapport avec le suivid’un autre jeune, Dylan, l’un d’entre nous insistait sur l’importance de l’activité groupale desintervenants, le groupe devenant d’abord le lieu pour élaborer nos différences institutionnelles etprofessionnelles, puis « la feuille d’assertion », le lieu sémaphorique des signes-indices de ce quiest à construire plus qu’à interpréter dans un premier temps [38].

Il y a donc nécessité de proposer des lieux, des objets d’investissement susceptible de dif-fracter les tensions, organiser des supports de pare-excitation, une « activité qui soutienne lejeune lorsqu’il fait face à sa violence » selon les propos du compagnon de l’assistante mater-nelle d’Ahmed. Ces activités doivent pouvoir s’instituer à partir du quotidien d’une institution ets’organiser dans une forme de transitionnalité, d’échanges dans le don/contre don, une certaineco-construction suscitant l’expérience de « l’utilisation de l’objet » selon Winnicott [39], voire de« l’objet médium malléable » selon R. Roussillon [40]. Dans ce sens, les médiations ne sont que lesupport à la relation, le prétexte à faire l’expérience d’un rapport à des médiateurs permettant detransformer la destructivité dans un cadre stable, fiable, mais aussi articulant projet(s) et limites.

Ces soins ne peuvent tenir que s’ils se jouent dans un dispositif articulant les positions référentesdes uns et des autres, l’ensemble œuvrant à une mise en lien de la violence du jeune et de laproblématique de l’environnement. Ces modèles de prise en charge évoquent l’importance d’uneréférence médicale pour la prise en charge dans son ensemble, d’une référence thérapeutique pourl’adolescent, d’intervenants référents pour la famille, parfois pour les groupes thérapeutiques.Il s’agit de travailler à détoxiquer les tensions dans les prises en charge, et, en premier, chezP. Jeammet de protéger la psychothérapie individuelle. Nous pensons qu’il y a nécessité avecces adolescents en violence de proposer plutôt un fonctionnement de co-référence, les équipeséducatives pouvant accompagner le jeune et sa famille autrement, dans l’observation de ce quise joue dans la réalité des attachements. Le travail en plurifocalité peut alors permettre ques’accomplissent « les fonctions de contention, d’hébergement et de transformation des penséesinconscientes d’un autre ou plus d’un autre auquel le sujet est lié » ([41], p. 92). S’entend ainsile travail de l’intersubjectivité, soit une mise en perspective de ce qui peut se jouer dans lesrésonances chez les intervenants avec le jeune et son entourage.

Toutefois, ces prises en charge pour avoir des effets éducatifs et thérapeutiques sur ces jeunesdoivent tenir dans la durée. C’est pourquoi il est nécessaire de penser les atouts et les faiblessesdu cadre de fonctionnement du service, ce qui renforce le maillage institutionnel, comme parexemple pouvoir discuter de la professionnalité des assistantes maternelles mais aussi de la placedu jeune dans une famille d’accueil (enjeux de pluriparentalité, de fratrie), tous ces enjeux nedevant pas s’exclure. Dans les institutions, il est important de revenir à l’histoire de ce qui fondel’accueil de ces jeunes dans la structure, de travailler à une analyse fine et historique de la trameinstitutionnelle. Ces jeunes dans leur errance nous amènent sur les traces de revenants hantant lesmurs des structures psychiatriques ou de la Protection de l’Enfance.

Ainsi, sur les terrains de la psychiatrie comme de la Protection de l’Enfance, de profondsbouleversements ont considérablement modifié la manière dont est traitée l’autorité (celle dupsychiatre et du juge mais aussi de bien d’autres). Le partage de ces autorités dans le traitement

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des problèmes de ces jeunes a toujours été un problème épineux. Les conflits qui en résultent sontsouvent aujourd’hui refoulés, réprimés derrière un cordon sanitaire : celui des procédures qui enplus délégitiment parfois les postures les plus innovantes de professionnels aux statuts fragiles. Cesadolescents à travers leurs troubles nous interrogent non seulement sur notre capacité à refonderde nouveaux dispositifs d’intervention mais surtout à requalifier nos postures institutionnelles.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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