le vide - esam-c2.fr · le petit larousse illustré 2012. italie 1, p. 429 8. je monographiques,...
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Structuresp.8
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Greffe
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De la figuration à la configuration
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Bibliographiep.43
Crédits photographiquesp.44
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idée. Le journal que je tiens déjà et qu’on pourrait qualifier d’« intime » ne sert qu’à lister m
es lectures, l’avancée de m
es travaux et mes projets : c’est une écriture diff
érente. J’y réfléchis peu. Aujourd’hui, après trois ans sans regarder de film
s, je décide de renouer avec le cinéma. J’ai vu G
odard et Truffaut
dans les rayons. Je ne les ai pas pris : j’ai ce rapport à la collection qui fait que j’aimerais tous les voir
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Derrière la jaquette en carton du dvd, on lit en blanc sur noir : « Je suis le ciné-œ
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les virtuoses du montage de la vie…
»1
Le film est un classique, il fait partie des prem
iers titres référencés par les filmographies
traditionnelles. Il paraît logique de passer par là. L’évocation de l’œil et du m
ontage confirme m
on choix. C’est une sorte d’addition, une form
ule mathém
atique : nos sens et ce que nous en faisons. L’o
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la matière à percevoir. Le dernier chapitre du dvd s’appelle « A la conquête du tem
ps et de l’espace », cela m
e plaît aussi. C’est une bonne définition du cinéma. Le kínêm
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1Dziga Vertov, M
anifeste« Kinoks-Revolution »,Revue LEF
, n°3
, 19
23
.
Le ton est donné dès l’apparition de la caméra, de l’écran film
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ontrée en plan fixe. La frontière avec la photographie est fine m
ais les choses prennent vie sitôt la caméra installée. L’histoire
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plus fort. Les artifices du cinéma sont dévoilés sans lyrism
e, dans leur sens vertueux, dans un rapport d’ordre pratique et de création. L’artifice c’est le m
étier, et le métier, c’est l’œ
il. L’œil qui construit.
La composition se fait eff
ectivement dans le tem
ps (les plans) et l’espace (l’image). Le cinéaste est
ermite, voyageur, voleur. Il n’a pas de point d’attache. Il m
arche dans le décor qu’il filme, il devient
double en filmant sa cam
éra et triple lorsqu’il enregistre la salle qui regarde son travail. La caméra
prend vie dans un élan de science-fiction qui pousse à croire qu’il n’y a jamais eu de cinéaste. Peut-
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d’enregistrer, prendrait des images à n’en plus finir, en boucle sur la m
ême bande…
Les images que
nous voyons sont coupées, assemblées, m
ontées sous nos yeux. Ceux-là enregistrent à leur tour. La cam
éra cligne de l’œil. Je n’ai jam
ais vécu une expérience aussi complète de ciném
a. La promesse de
ne faire ni dans la littérature ni dans le théâtre est respectée, mais surtout poussée à son paroxysm
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complétude et de rondeur. Le rom
an du roman se trouve chez Proust, le film
du film chez D
ziga Vertov. J’apprécie cette sincérité. Il n’est pas question d’autoréférence ni de réflexion sur soi-m
ême, de vivre
simultaném
ent l’illusion et le secret du magicien, m
ais plutôt d’une forme d’honnêteté m
atérielle et pédagogique : une existence sans m
ystification. Je ne parle pas non plus d’un rapport moderne où
les média sont poussés à leur paroxysm
e, où la peinture doit être le plus « peinture » possible. Au contraire, il s’agit de prendre en considération les caractéristiques spécifiques des m
édia dans leur histoire, leur existence tangible jusqu’au m
oment contem
porain où nous nous apprêtons à les utiliser, sans les y réduire ; créer en regard de ces spécificités, que l’on se positionne en porte-à-faux ou dans la lignée directe de leurs préoccupations. G
illes Deleuze évoque à ce sujet dans sa conférence « Q
u’est-ce que l’acte de création ? »
2 le fait que les idées soient intrinsèquement vouées à quelque chose, c’est-
à-dire qu’elles soient des « potentiels engagés dans des modes d’expression»
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e de « spécificité » ou de « caractéristique » d’un médium
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ent avec le cinéma, je m
e pose la question suivante : que signifie d’arrêter de regarder des film
s ? Je ne m’intéresse pas ici aux conséquences
de cette interruption mais aux raisons – ni exhaustives, ni incontestables – possibles. Ainsi, je ne
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s ne vole le temps consacré à l’autre, il n’y a pas de rapport de causalité à cet endroit.
Pour autant, la question du temps est un point de distinction im
portant entre ces deux manières
2Gilles D
eleuze, « Qu’est-ce que
l’acte de
création ? », confé
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d’utiliser la séquentialité : le temps de parcours de l’œ
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érentes possédant par conséquent des possibilités d’action elles-aussi diff
érentes – les spécificités liées au médium
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bande dessinée contient une infinité de temps de lecture possibles, ceux-ci dépendant de l’attention
et du rythme du lecteur, m
ais également de son appréhension du m
édium et donc de ses choix
personnels : il est possible de ne pas lire les phylactères, de lire une case sur deux, de revenir en arrière, de lire cinq fois la m
ême page, de parcourir le récit à rebrousse-chem
in… Ce rythm
e choisi est rendu possible par le fait que la bande dessinée ne soit pas un objet tem
porel, c’est-à-dire un objet c
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En dehors de cette question de l’appréhension temporelle de l’œ
uvre, le cinéma et la bande dessinée
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trouve dans l’utilisation du story-board, véritable outil de construction et de montage réunissant les
deux média avant leur séparation dans des directions diff
érentes : « l’espace est à la bande dessinée ce que le tem
ps est au cinéma »
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« The thrilling adventure of the dragon »,The upside-dow
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des deux médium
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ployé et essentiel pour penser dans sa globalité le rapport de m
ontage d’une œuvre, en opposition avec une création spontanée, « sans filet » et donc
elle-mêm
e temporelle, bien qu’elle n’exclue pas la possibilité de revenir sur ce qui a été fait plus tôt. La
bande dessinée pourrait être une sorte de cinéma m
is à plat ; pour autant, sa caractéristique spatiale im
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donc dans le cas de la bande dessinée figurative, l’implication du hors cham
p et de l’ellipse. Tout n’est eff
ectivement pas donné à voir : la gouttière, espace de l’entre-deux cases, am
ène le lecteur à com
pléter ses vides et à créer naturellement ses propres transitions. En cela, elle lui confère un statut
actif et non passif.
Ces « entre les images », qu’il s’agisse de gouttières, de traits de séparation ou de blanc tournant,
découpent le récit et lui servent de charpente, comm
e des poutres faisant tenir les choses entre elles. L’utilisation de la grille ne concerne pas la totalité de la bande dessinée m
ais reste une spécificité du m
édium utilisable à la fois en tant qu’outil et objet de réflexion. En 1903, G
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au sujet du questionnement des caractéristiques propres de la bande dessinée l’O
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d’auteurs créant sous l’imposition de contraintes volontaires ; néanm
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uvres plus intéressantes et complètes que de
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bande dessinée L’Association, en référence à l’« O
uvroir de Littérature Potentielle » (O
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simples exercices. La cohérence des résultats ne suffi
t pas à définir leur qualité, des planches incohérentes étant d’ailleurs parfois plus intéressantes que d’autres plus com
préhensibles ; u
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ent du signe. J’ai évoqué plus haut le fait q
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prétendre à l’imitation de la nature : les français retranscrivent
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et les
anglophones en
« cock-a-doodle-doo », chaque langue étant un filtre diff
érent à la
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monde qui nous entoure. Par ailleurs, une
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forme,
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transcriptions sonores. Par ailleurs, les traductions françaises re
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par le sous-titre « eau qui goutte » ou « goutte » que par les traditionnels « plic plic » francophones. La transm
ission du son est alors diff
érente et passe par l’intermédiaire d’un m
essage,
René Magritte
Ex
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ots et les images
Ed
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Première publication dans Le M
onde
7« Emanata » : néologism
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américain M
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Le terme de « krolles » est
aussi employé dans la
tradition franco-belge.
8« Yuichi Yokoyama »,
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Vanessa Dziuba et Sam
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, n°2
, 20
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7.
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Bottomless Belly Button
(nombril sans fond),
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, 72
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Première édition aux
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d’une information déclenchant chez le lecteur une évocation plutôt que par une contrefaçon du bruit
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mot « buée » apparaissant dans les nuages de vapeur d’une scène de salle de bain. Il est égalem
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Kid de Richard Felton O
utcault, l’un des premiers personnages
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Ces partis pris ont eu une influence sur ma m
anière de considérer le rapport entre le langage et la bande dessinée, et ont accentué l’im
portance de l’information descriptive au sein de m
on travail, que le rapport entre le texte et l’im
age soit tautologique (« Ciel bleu » écrit sur l’image d’un ciel bleu) ou
non, ouvrant alors une dimension supplém
entaire contenue dans l’écart entre l’information visuelle
6
10Vie ? ou Théâtre ? e
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œuvre de Charlotte Salom
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et l’information textuelle. La typographie entre égalem
ent en ligne de compte, perm
ettant d’ajouter un côté visuel et expressif à l’inform
ation d’une porte qui claque rendue par le verbe conjugué « claque » et non un « clac » ou « vlam
» sonore. On entre alors dans un rapport d’évocation et non plus
de simulation, et la lecture devient un phénom
ène actif. Cette veine du langage m’am
ène à approfondir le rapport entre l’im
age et le texte, et de compléter parfois le dessin avec du concept, de l’inform
ation : u
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des arbres et éclairé d’une lune blanche peut ainsi porter la mention « nuit étoilée » au m
ilieu du ciel, portant l’accent sur une am
biance à la fois connue de tous et liée à des images individuelles fixées dans
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se déroule sur terre, si je choisis plutôt de l’accompagner de la qualification « lune blanche » ou « lune
ronde ». Les indications de couleur interviennent dans le cas du noir et blanc, pour renseigner, autant q
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physique et perception mentale. Ces ajouts installent un rapport de com
munication entre l’auteur et
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ou la question du sous-titre et de la voix-off au ciném
a.
Ainsi, l’investissement des spécificités des m
édia n’amène non pas à un cloisonnem
ent des disciplines, m
ais au contraire à des choix et des questionnements pouvant ensuite déborder et faire
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dans cet esprit que peuvent naitre des œuvres telles que celle de
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d’un personnage. Pour en revenir à la bande dessinée, son lien m
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directement la notion d’original et d’exposition, d’où sa diffi
culté à être exposé d’une façon qui respecte ses caractéristiques et n
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Ces ouvertures, ces tentatives d’élucidation sont possibles grâce à la connaissance où l’intérêt porté aux spécificités des m
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pour la référence ou la satisfaction que l’on a pour les choses q
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réflexions, de nouveaux champs de recherche. Le film
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sur une salle de cinéma vide ; le film
comm
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com
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.
7
Structures
Je marche la bouche ouverte.
Ou plutôt : durant la m
arche, je respire la bouche ouverte. L’air pénètre le corps par le plus bref chem
in, il s’avale. Il glisse. S’il faut courir, je compte dans m
a tête des mesures de quatre secondes
d’inspiration , puis quatre secondes d’expiration. C’est une question d’endurance, ce cycle m
e permet de ne pas perdre m
on souffle. J’aim
e penser ce phénomène com
me un m
oment où
le temps fait m
atière : le corps s’emplit d’une quantité d’air définie par le rythm
e mis en place et cet air
permet de le propulser, le prolonge dans son existence de corps vivant.
On apprend en cours de science qu’il existe un organe du nom
de diaphragme. Cet organe est un
muscle com
parable à une peau souple tapissant l’extrémité de la cavité thoracique, collée aux côtes
comm
e une pellicule de caoutchouc. Sur les vues schématiques de l’appareil respiratoire, c’est un trait
qui se déforme. Tendu, il déploie la poitrine et perm
et à l’air de pénétrer dans les poumons ; gonflé, il
expulse le gaz carbonique et réduit l’espace du corps dont le ventre se creuse. A l’intérieur, les organes se déplacent. Sous la poussée, ils se réorganisent. Il est peut-être question, dans le dessin, de quelque chose de cet ordre-là.
De la figuration à la configuration
« ETUD
E n.f. (du la
t. studium
, zèle
). […]
4. BX-ARTS. D
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Dans l’utilisation qu’en font les éditeurs de m
onographies, ces dessins sont souvent ceux qui cohabitent avec le texte introductif. D
es reproductions de petite taille qui s’insèrent entre deux paragraphes ou dans la m
arge, accompagnées de légendes au corps plus petit
que celui du texte principal : comm
e un murm
ure dans le propos, une parenthèse qu’il serait possible de sauter.
Sur la page du dictionnaire, sous la définition, figure une reproduction d’un portrait de G
iulia Bellelli réalisé par Edgar Degas en 1860. La fillette, assise les m
ains à la taille, a le regard tourné à sa gauche. Son visage au m
odelé travaillé avec précision est rattaché à un corps ébauché en quelques traits, m
ais sa posture n’en est pas moins solide. Le dessin
fixe une première vision de l’enfant sur le papier.
1 Etude. In : Le petit Larousse illustré 2012. Italie : Larousse, 2011, p. 429
8
Si je ne pratique pas le dessin d’étude, il s’agit néanmoins d’une chose à laquelle je
suis attentive. Je rencontre généralement ces dessins au sein de livres m
onographiques, d’expositions de peinture ou de cabinets qui leur sont consacrés au sein des m
usées. Je les regarde avec plus ou m
oins d’application selon la manière dont ils m
e sont montrés, c’est-
à-dire selon le statut qui leur est implicitem
ent accordé.
Pourtant, le statut de ces images est souvent argum
entaire : le dessin fait office de tém
oignage visuel appuyant le propos de l’auteur, il possède donc un caractère comm
unicatif au m
ême ordre qu’un m
ot ou une phrase.
Si la taille réduite de ces dessins a pour objectif de faciliter leur intégration à la lecture, évitant au lecteur de sortir du texte, elle nous em
pêche paradoxalement de
regarder attentivement la reproduction et rend difficile la lecture du dessin lui-m
ême.
Or, le dessin d’étude provient d’un prem
ier rapport de l’œil à la m
ain, il convient donc de pouvoir le regarder attentivem
ent. Il dévoile le regard de l’artiste sur ce qu’il observe à un m
oment donné, quel que soit son niveau de représentation. Plutôt que d’une capture,
telle que l’incarne dans certains cas la photographie, il s’agit d’une représentation, de l’acte de présenter à nouveau.
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2
Le réel est filtré par l’œil, l’esprit et la m
ain. Digéré et rendu. Le dessin d’étude
est à la fois le résultat et la trace de ce phénomène. Il est lieu d’ém
ergence ; il appartient à l’œ
uvre de l’artiste tout en participant à sa construction. De ce fait, il perm
et aussi d’en retirer une certaine com
préhension qui, sans s’imposer com
me une vérité absolue, donne
la possibilité au spectateur de se positionner vis-à-vis de ce qu’il voit. Dans une approche
historique de l’art ou de l’œuvre d’un artiste, l’esquisse peut s’intercaler entre les pièces
les plus connues et construire une ligne temporelle perm
ettant d’étudier l’évolution d’une form
e, d’un style, d’une intention. Pour l’artiste lui-mêm
e, il est parfois une étape prépara-toire à un second m
oment de création : de cette m
anière, il porte aussi en lui la question du tem
ps et la promesse possible d’une œ
uvre pour le mom
ent inexistante, intangible.
2 « Le bon vouloir du dessinateur ». Entrevue avec Matthieu Cossé. Propos recueillis par Louise G
rislain. Roven (France), 2011, n°4, p.91.
Edgar Degas
Portrait de Giulia Belleli, 1860
Huile sur toile
Dum
barton Oaks Research Library and Collection,
Washington D
C, Etats-Unis
9
Au sein de mon travail, ce rapport d’« avant l’im
age » s’applique ailleurs que dans le des-sin d’étude : le dessin n’est pas le résultat d’un tem
ps d’observation, mais il m
’est essentiel de placer les choses d’une m
anière plus ou moins précise avant de passer au m
oment de
la réalisation. C’est un temps de recherche, non pas d’une com
position parfaite mais d’un
équilibre raisonnable, d’une solution possible à un problème consistant à devoir organiser
un certain nombre d’élém
ents entre eux. Ce temps est plus ou m
oins exigeant selon la na-ture du dessin : dans le cas de la bande dessinée, il m
’est nécessaire de produire la totalité du story-board avant de com
mencer à travailler les planches originales, tandis que pour
d’autres projets, une esquisse gribouillée suffit à construire l’espace du dessin à venir.
Et si le dessin est un espace de construction, il porte également en lui la construction
d’un espace : la question de la répartition desvides
etdes
pleins
de l’un et de l’autre côté dela ligne, lorsque il y en a une.
Il est en cela question de découpage et d’agencement, de proposition. M
atisse n’a jamais
cessé de dessiner, mêm
e lorsque la paire de ciseaux est venue remplacer la pointe du
crayon. L’outil a changé, mais pas la m
anière de penser la forme.
Au lycée, je répétais à l’infini des lignes au caractère presque typographique dans les m
arges de mes cahiers, des lignes qui provenaient de silhouettes de corps et qui étaient
devenues des lettres, des signes, de la matière à rem
plir le blanc.
Le protocole était inconscient mais bien existant, il ne fallait pas qu’elles soient trop
proches, pas non plus qu’elles forment un m
otif régulier ni qu’elles n’empiètent sur la
ligne rouge bordant les grands carreaux de la page. Ainsi naît le temps du dessin : un
premier élém
ent définit l’emplacem
ent d’un autre, qui lui-mêm
e va induire la composition
de l’espace restant. On com
pte un, puis deux, puis trois, on retrace mentalem
ent ce qui a été tracé sur le papier. Léonard de Vinci dessine l’hom
me barbu, puis la fem
me au chignon
tressé, celle qui se retourne, et enfin les deux études d’yeux. Le rapport de lecture existe déjà à l’intérieur du dessin et lui donne un prem
ier sens qui est celui du geste de l’artiste inscrit dans le tem
ps et l’espace.
Dans ce rapport de dessin posé sur un espace blanc, qu’on considère par défaut com
me
un espace vide à remplir, les objets représentés sem
blent parfois flotter dans le vide. Ni
rattachés par un réseau de traits ni retenus par la gravité induite par une ligne d’horizon,
Henri M
atisseN
u bleu II, 1952Papier gouaché, découpé et collé
sur papier marouflé sur toile, 116.2 x 88.9 cmCentre Pom
pidou, Paris, France
Matthieu Cossé
Extrait de carnet, 2015
Léonard de VinciFeuille d’étude recto, ca. 1470-80Crayon, encre brune et craie noire sur papier couché, 16.4 x 14 cmN
ational Gallery of Art, W
ashington DC, Etats-U
nis
10
entourés de rien, ils ne tiennent pas. Ils s’affirment dans leur planéité. Ce sont des pièces
de puzzle figées au milieu de pièces blanches, incapables de se déplacer. En plissant les
yeux ou en bougeant la tête comm
e pour apercevoir la seconde image d’un hologram
me,
on réalise qu’on s’est trompé et que ces dessins ponctuels sont au contraire am
ovibles com
me des billes roulant sur une surface plane, déplaçables à l’infini. N
e suffirait-il pas de rajouter une feuille plus grande sous celle qui les supporte ? Q
uelques fois, des ombres
propres les décollent de l’arrière-plan, ou des ombres portées font de cet arrière-plan
un sol, un espace virtuel où déposer toutes sortes de choses ; le fond d’un aquarium où
laisser couler des formes pour qu’elles se fixent dans le sable. Le dessin devient un espace
particulier où toutes les perspectives sont possibles, où leur absence l’est tout autant, un nouveau réel qui est celui de la représentation.
Cette construction de l’espace révèle l’importance du vide qui soutient, entoure, contourne
le dessin. Je me dem
ande souvent quelle est la juste quantité de blanc à conserver dans m
es dessins. Cette interrogation est d’autant plus présente au mom
ent de l’encrage d’une bande dessinée, car la com
position concerne la totalité d’un gaufrier et donc à la fois la case seule, les cases dans tous leurs sens de lecture possibles et l’ensem
ble de la planche en tant que m
asse générale. Si le story-board, qui correspond à une mise en im
age du scénario dans un rapport très ciném
atographique de plans et de séquences, est l’étape la plus fluide à m
es yeux, l’encrage correspond à un mom
ent de tâtonnements et de traits
sans cesse corrigés pour arriver à quelque chose de cohérent raccordant plus ou moins
mon im
age mentale à son résultat physique.
Le vide, qu’on oublie, qu’on ne voit ni ne regarde pas, est en réalité une matière qui tient
les pleins entre eux, une gouttière qui dirige l’œil dans son parcours du dessin. Il m
e semble
que les livres aux marges trop fines procurent généralem
ent des expériences de lecture désagréables : le souffle sem
ble sans cesse manquer, les doigts ne savent pas où se placer
pour tenir l’ouvrage et les mots tom
bent vers l’intérieur de la reliure. En comparaison,
des marges larges laissent respirer le texte et le lecteur, créant une bordure qui sépare le
monde réel de l’espace de la lecture, devenu alors un refuge possible. L’espace du blanc est
l’espace de l’esprit, de la divagation : il permet au lecteur de prendre une pause entre deux
paragraphes, de parapher le texte de ses réflexions, de mieux se concentrer sur le noir des
caractères d’imprim
erie. Ce rôle existe aussi dans le domaine du dessin.
Herm
enegildo BustosN
ature morte aux fruits (avec scorpion et grenouille), 1874
Huile sur toile, 43.3 x 35.3 cm
Museo N
acional de Arte, Mexico City, M
exique
Fabio ViscogliosiU
ntitled, 2015Encre sur papier
Maren K
arlsonRhianne’s m
agic touch, 2015Crayon de couleur sur papier
11
Cette répartition ou définition de l’espace par le dessin n’existe pas uniquement en sur-
face, mais aussi en profondeur par la distinction des plans.
Ma pratique du dessin a tendance à rester plane, en surface. Lorsqu’il y a une profondeur,
celle-ci est généralement décom
posable en deux couches : un fond en arrière-plan et un m
otif en premier plan.
Le motif dont il est question est généralem
ent figuratif et à l’origine mêm
e du dessin : il peut s’agir d’un objet, d’un personnage, d’un sym
bole… Il va alors être question de
l’accorder avec un fond qui lui convient, une forme de réponse ou de contenant qui lui
permettra de rester l’élém
ent central du dessin tout en étant associé à un contexte défini. Le contexte en question peut tenir à un sim
ple fond coloré, l’important étant de faire en
sorte que la paire soit complète. L’objet apparait alors sur cet arrière-plan com
me s’il
s’agissait d’un collage ou d’une sérigraphie.
Lors d’un travail avec Antoine Medes où nous avions constitué un carnet iconographique
à partir d’images de sources diverses im
primées et découpées, nous nous som
mes retrouvés
face à une table couverte d’images éparpillées se couvrant les unes les autres ; pour les
coller dans l’ordre souhaité dans le carnet, nous avons entamé une recherche passant par
la désignation orale des images telles que nous les connaissions, sous des titres génériques
qui évoquaient imm
édiatement à l’autre de quoi il s’agissait. « Les eaux rouges », « Les
pics », « le dentier », « le dédoublement »…
Aucun de nous deux n’a pioché la m
auvaise image. Les titres que nous leur attribuons arbitrairem
ent faisaient sens, parce que nous travaillions avec ces im
ages depuis quelques temps, parce
que nous avons des préoccupations iconographiques comm
unes. Ce rapport de désignation existe de la m
ême m
anière dans mes dessins. Le titre, souvent
métonym
ique, définit le dessin à partir du motif du prem
ier plan en le rendant à la fois im
age et mot, un objet de langage, un signe.
Le dessin consiste également en cette désignation des choses ; non pas uniquem
ent en regard de son étym
ologie de designo mais dans le sens où il définit un espace, où il
structure les choses. Au mom
ent d’un croquis dans un carnet, le premier geste est celui de
dessiner un rectangle figurant l’espace de la feuille. Seulement après vient l’esquisse du
dessin à l’intérieur de l’espace choisi. Le premier geste est donc un geste de sélection ; le
second, un geste de construction.
Donald Baechler
The Smile and the Falling, 2013
Gesso et collage sur papier, 132.1 x 101.6 cm
Courtesy Donald Baechler et Cheim
and Read Gallery
Gordon M
atta-ClarkEtude pour O
ffice Baroque, 1999 (détail)Feutre noir et crayon blanc sur planche contactphotographique, 30.2 x 23.8 cmG
uggenheim M
useum, N
ew York, Etats-U
nis
Double page suivante :
Maurits Cornelis Escher
Concave et convexe, 1955Lithographie sur papier japon vergé, 28 x 33.5 cmM
usée des Beaux-Arts du Canada, Ottaw
a, Canada
12
Entre-deux
Dans ces espaces fictifs où tout peut exister se trouvent des endroits de trouble per-
ceptif, des zones qui vont capter le regard, comm
e les portails d’une nouvelle dimension
possible. L’œil et l’esprit font face au doute. L’œ
uvre graphique de M. C. Escher repose
en grande partie sur cette remise en question de la logique ou plutôt, sur cette nouvelle
forme de logique détournant les m
odèles de systèmes de perception et de représentation
occidentaux que nous avons assimilés au cours de l’histoire et, à l’échelle individuelle, au
cours de notre éducation. Enfant, les rêves qui me contrariaient le plus étaient ceux qui
portaient atteinte à la logique fondamentale des choses. Je posais un peigne sur m
on bu-reau à l’étage ; descendue au rez-de-chaussée pour m
anger avec ma fam
ille, je retrouvais le peigne placé à l’identique à côté de m
a serviette de table, comm
e s’il s’était téléporté. Lorsque je rem
ontais les marches à la volée pour retourner à m
a chambre, m
on bureau était effectivem
ent vide. Si les dessins d’Escher sont aussi troublants, c’est parce qu’ils reposent sur des principes géom
étriques et mathém
atiques vraisemblables auxquels nous
faisons confiance, jusqu’à ce que nous rencontrions le point où cette confiance se brise ; par exem
ple la rencontre, impossible dans la réalité à cause de leur em
placement physique, de
deux poutres dans la structure d’une construction. C’est le mom
ent du choc et de l’incom-
préhension, celui qui déclenche aussi la nécessité d’un mom
ent de recul, de repli sur un soi dont les fondations viennent d’être rem
ises en question. L’œuf, ou la poule ?
« Il me
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lle. »
3
3 Maurits Cornelis Escher, L’œ
uvre graphique, Taschen, 1993, 77 p., p. 5.
Sylvie Joerger, une camarade, parle lors d’un exposé en classe d’une quatrièm
e dim
ension : l’espace du corps dépasserait sa barrière physique. Elle trace un schéma sur
le tableau. Il y aurait cet endroit qui serait à la fois du corps, et autre chose que du corps. Ces zones de l’entre-deux – entre le réel et l’im
aginaire, entre un plan et un autre – sont com
me des failles où pénétrer le dessin, des ouvertures obligeant l’œ
il à refaire son accom
modation et l’esprit à se réajuster de m
ême. D
ans le travail d’Escher, elles sont assez littérales puisque les espaces représentés sont vraisem
blables : elles interrogent donc directem
ent la notion de perception du spectateur, ce sont des trompe-l’œ
il dans lequel se projettent à la fois le corps et l’esprit. M
ais elles existent aussi dans des œuvres
non imm
ersives, et c’est peut-être à cet endroit que se situe un lien important entre le
dessin et la peinture : une traversée des surfaces.
Steve Gianakos
Untitled, 2002
Techniques mixtes sur papier, 176 x 148 cm
Galerie Sém
iose, Paris, France
Joseph YoakumThe D
olomites in N
orth Italy, n.d.Crayon de couleur, graphite et encre sur papier, 30.5 x 48.3 cmCavin M
orris Gallery, N
ew York, Etats-U
nis
14
Dans le dessin, ces interpénétrations sont rendues possibles par le m
élange des média,
des échelles ou encore des systèmes perspectifs. Le trouble qui se crée fait
de l’espace de la page un vortex, le spectateur perd ses repères et se retrouve à errer dans le dessin. L’œ
il ne trouve pas où se fixer ou rencontre des endroits énigmatiques qui
introduisent une nécessité de se frotter au mystère, qu’on désire le résoudre ou non. D
ans m
es Dessins blancs, le dessin à l’encre précède le rem
plissage au gesso ; de cette manière,
le blanc déposé avec un pinceau trop large se superpose toujours légèrement au noir et
redéfinit les lignes en les faisant trembler. Ce serait com
me verser du plâtre entre des
baguettes métalliques pour les faire tenir entre elles. A certains endroits, de la peinture
en spray blanche ou noire vient entourer le trait, si bien que l’ordre des couches devient m
oins clair à la lecture ; le trouble qui m’intéresse peut se situer à cet endroit-là, à l’endroit
de la rencontre entre plusieurs superpositions des différents média, à l’endroit où l’on
comm
ence à se poser la question de la frontière des choses. J’ai pu voir les dessins de Steve G
ianakos4 à deux reprises en 2015, et je ne parviens toujours pas à com
prendre la façon dont ils ont été construits. M
es hypothèses tournent autour du dessin et de la photocopie à son tour photocopiée, m
ais le mystère reste plein. Bien entendu, celui-ci ne donne pas
son intérêt à la pièce : il s’agit plutôt d’un point d’accroche physique, comm
e une maille
de pull sortie de son rang, un trou noir où l’on aime se perdre. C’est se dem
ander où va le papier coupé par la paire de ciseaux : où disparaît ce que tranchent les lam
es, comm
ent, à un niveau m
oléculaire, est-il possible que la rupture des éléments entre eux se fasse sans
perte ? Les territoires se frôlent, se rencontrent et se mélangent.
Ces préoccupations sont directement liées à des questions d’assem
blage et de juxtaposition. Au sein d’un dessin, les choses cohabitent bord à bord et induisent un rapport de lecture de l’im
age, un parcours du regard qui passe d’élément en élém
ent. Lorsque plusieurs im
ages cohabitent les unes à côté ou autour des autres, ce mêm
e rapport de lecture intervient chez le spectateur. Il s’agit de faire les liens entre les différents espaces, de com
prendre si ils sont concernés par une forme de narration, si ils se répondent, se
suivent, s’ignorent ou se contrastent. C’est ce qui fait de l’atelier un lieu de stimuli, un lieu
où le travail provoque le travail.
Ce phénomène de résonnance et de répercussion, je le connais d’abord en bande dessinée,
où je n’emploie pas de gouttière. Les cases sont collées les unes aux autres et form
ent une m
asse unique,
les seules marges existantes étant celles qui entourent la planche.
4 Exposition Steve Gianakos du 14/03/2015 au 11/04/2015 à la G
alerie Sémiose (Paris) et sur le stand de cette m
ême galerie au
salon du dessin contemporain D
rawing N
ow 9èm
e édition du 25/03/2015 au 29/03/2015 au Carreau du Temple (Paris).
L’espace devient alors une multiplication d’unités, un cube qui se serait déplacé en
basculant de face en face et qui aurait laissé son empreinte chaque fois, s’appropriant la
place physique du réel pour le remplir, le couvrir, l’investir. Il y a contam
ination. Les cases ouvertes sont des trous ou des m
iroirs : elles absorbent et rejettent, se souviennent et répètent. L’endroit où le spectateur devrait pouvoir errer, cette m
arge-couloir, n’existe pas ; c’est une distance qui interrom
prait l’échange quasi cellulaire des images, qui couperait
le flux. J’investis ce seul trait séparant deux cases juxtaposées, cette couture, comm
e un nouveau lieu d’intervention, un m
oyen de créer du lien entre les différents espaces. Les élém
ents que j’y fais apparaitre sont des signes graphiques sur lesquels peuvent glisser les yeux, induisant des sens de lecture différents du gauche-droite occidental habituel. Ce prem
ier plan graphique se mêle parfois au contenu des cases. Il disparaît sous certains
traits du gaufrier, et sème le doute entre ce qui fait fond et ce qui fait form
e, entre les élém
ents qui meuvent le récit et les outils de m
onstration qui interviennent désormais
sous l’identité de nouveaux personnages abstraits.
La terre ferme
Le dessin a donc pour caractéristique d’être à la fois un outil de composition et de
construction spatiale. Par l’ajout, le retrait, la rectification de traits, nous définissons un espace dans sa surface et sa profondeur. M
ais au-delà de cette intervention de désignation, cet espace, nous nous l’approprions. N
ous nous l’attribuons. Il ne s’agit pas simplem
ent de planter son drapeau sur un territoire m
ais de le faire sien en le recouvrant, en en traçant les frontières, en le possédant de fait par nos gestes physiques. Cette m
anœuvre
n’empêche pas qu’il soit visité ou m
ême partagé avec d’autres, car la véritable prise de
territoire ne s’effectue pas à l’endroit physique de son appartenance au monde m
ais en nous. Plutôt que de retirer quelque chose du réel pour le posséder, nous m
ettons en place un lien, à la fois physique et m
ental, entre le monde et nous. Le dessin, ou en réalité
n’importe quelle pièce que nous réalisons, est nôtre m
ais aussi tout à fait étrangère : c’est à la fois une m
atière empruntée et une m
atière produite, c’est un endroit de connexion et de pouvoir sur la réalité. C’est une place prise et une place donnée. C’est une inscription, et là se trouve peut-être la véritable em
preinte, qui ne concerne pas en premier lieu une
mém
oire humaine m
ais plutôt
d’une part la trace physique laissée dans tout ce qui n’est pas nous
d’autre part notre mém
oire individuelle en ce qu’elle est active, c’est-à-dire non pas à l’endroit du souvenir ni de l’anticipation m
ais à l’endroit de l’action.
15
Nous ne som
mes pas dans une gravure de D
ürer : la réponse à la mélancolie rom
antique se situe dans la création, dans la prise en m
ain littérale et conceptuelle du monde qui
nous entoure, dans le faire. Le dessin dans l’espace pourrait être une traduction de cette volonté, une m
anière de se rendre maître des choses, de soum
ettre le monde à ses propres
règles : lorsque Richard Long emploie la m
arche pour tracer une ligne dans le sol, il ne se contente pas de sortir le dessin de son habituel form
at aux limites établies par les bords
de la feuille de papier. Son corps s’implique de m
anière explicite dans la trace qu’il laisse, trace qui n’est pas une couche d’encre ajoutée à la m
atière du monde m
ais un labour, et donc égalem
ent un labeur. La terre est littéralement gravée par les pieds de Long, m
ais surtout, déplacée. L’acte de création passe par un acte de m
odification qui devient à la fois une expérience pour l’artiste et le m
onde. La terre pourrait être retournée, la marque
effacée, toutes les images de la perform
ance détruites ; il en resterait que cet endroit ne serait jam
ais, en termes avant tout physiques m
ais aussi conceptuels, le mêm
e qu’avant la m
arche de Long. Une poussière se serait envolée, un brin d’herbe ne serait pas à la
mêm
e place qu’avant. L’importance du geste ne réside pas dans la m
émoire que nous en
avons – sans quoi il me serait inutile, pour prendre m
on exemple, de faire quoi que ce soit
au vu de ma capacité très réduite à retenir les choses – m
ais dans le fait de son existence, et en ce sens dans l’action qui l’a rendue possible.
Les dessins muraux de Sol LeW
itt exposés au Centre Pompidou de M
etz en 20135 qui
sont aussi, d’une toute autre manière, un exem
ple de dessin spatialisé, ont été détruits com
me l’exigent les consignes de l’artiste après le tem
ps de l’exposition. Bien que selon les idées de LeW
itt, le concept doive primer sur son résultat m
atériel, ces œuvres contiennent
la temporalité de l’action de Long : par leur m
onstration, les dessins sont rendus visibles au public et leur existence m
atérielle crée un impact irrém
édiable sur les étudiants, artistes et assistants qui les ont réalisés, les spectateurs qui sont venu s’y confronter, les passants qui ont aperçu l’affiche de l’exposition... Il peut bien entendu s’agir de m
icro-changements,
de détails anodins qui n’auront pas une grande influence sur tout le monde, m
ais aussi infim
es soient-ils, ces changement rendent différent le cours des choses. Ce sont des inter-
ventions qui séparent toutes les réalités alternatives possibles, et leur importance tient au
fait qu’il s’agisse d’actions choisies, d’influences volontairement appliquées sur le m
onde. Ici se tient une form
e de contrôle et d’expression capitale, une solution ou en tous cas une réponse au fatalism
e.
Sol LeWitt
Vue de l’exposition « Sol LeWitt. D
essins muraux de 1968 à 2007 »
Centre George Pom
pidou, Metz, France
Hippolyte H
entgen et John JohnClassons les peignes par le nom
bre de leurs dents, 2015Perform
ance, 15’, texte « Combien » de M
adeleine AktypiFestival H
ors Pistes du 23/01/15 au 15/02/15,Centre G
eorges Pompidou, Paris, France
Richard LongA line m
ade by walking, 1967
Photographie et graphite sur panneau, 37.5 x 32.4 cmTate M
odern, Londres, Angleterre
Main négative, entre 39000 et 28000 ans avant le présent
Grotte Chauvet, France
16
Chaque pièce devient alors un moyen d’appréhender le m
onde, de sonder la réalité et de la m
odifier par son action. L’empirism
e est important dans ce processus : de la m
ême m
anière que pour la com
position d’un dessin, il s’agit d’une construction de soi au travers des choix que l’on fait, des expériences que l’on m
et en place, quels que soient leur résultat. L’art devient alors un m
oyen de connaissance de soi et du monde, une approche constam
ment
portée par la pédagogie et la nécessité de percevoir, sinon de comprendre, le parcours que
l’on est en train de tracer tout en participant au cycle d’existence de toute chose.
« La ré
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qu’il crée qui peuvent apporter des significations au m
onde. »
6
6 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau rom
an, Les éditions de Minuit, Collection « Critique », 2010, p.120.
17
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ie contre une flaque d’eau. Attirée par les
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à qui j’accorde l’existence d’un univers alternatif inversé de l’autre côté de la surface de l’eau ; ce n’est que seulem
ent bien après que j’ai réalisé m’être trom
pée de mythe. Les deux légendent réunissent
néanmoins toutes les deux le vrai et l’illusion, ce rapport de surfaces sim
ultanément écrans et portails,
comm
e des vitres sans tain qu’il serait question de franchir. Dans La m
ythologie d’E
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qu’Orphée « osa ce qu’aucun hom
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ais, n’avait osé pour son amour »
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des réalités. Leur richesse tient au fait qu’elles ne soient pas isolées dans leur alternativité, étanches, m
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La mythologie
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Université, 1978, p.121. Prem
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13Antonin Artaud,
Le Théâtre et son Double, G
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ard, 1937, Coll. Idées-Gallim
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6, p
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u, La bande
dessinée et son double, L’Associa-
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., p.4
1.
14Je
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en
u, La bande
dessinée et son double, L’Associa-
tion
, 20
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0 p
., p.4
1.
qui en font une construction de perpendiculaires imbriquées
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une forme proche à celle développée par Antonin Artaud dans
Le Théâtre et son Double
13 : un m
oyen d’accéder à la substance d
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particulièrement adaptée pour les deux film
s en question, de « l’envers du m
iroir »1
4. L’idée de « substance » des choses ne convient pas tout à fait à m
a pensée en ce qu’elle implique une
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vérité. Je revisiterai donc cette définition du double de la manière
suivante : un moyen de développer les diff
érentes substances des choses
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, qu’elles soient d’ordre conceptuel ou technique.
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Ch
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de
s doubles possibles du ciném
a. Le film déploie un éventail
d’effets spéciaux et de m
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il, employant le faux du m
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deus ex machina à la fois scénaristiques
et cinématographiques. Le ciném
a n’a pas honte de ses artifices, et selon le précepte évoqué par H
eurtebise lors de la découverte de l’Autre Monde par O
rphée, il suffit d’y croire
. Le
s m
éc
an
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du cinéma utilisés dans le film
font que l’histoire se tient : le fond et la forme sont intrinsèques et
fonctionnent comm
e deux voix sans lequel le dialogue ne serait pas possible. Ces trucages sont d
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dieux, mais du film
. Le cinéma est l’un des protagonistes à part entière de son histoire d’am
our à rebondissem
ents, et contraint ses mouvem
ents de la mêm
e manière que la M
ort qui le kidnappe ou l’assaille de reproches infantilisants.
Il est proposé au spectateur de suivre le mêm
e parcours et de traverser ainsi portes, fenêtres, m
iroirs
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aller chercher Eurydice aux Enfers : peut-être y est-il depuis le début. La Mort tient entre ses m
ains
15Jo
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Ca
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Le héros aux mille et un visages
, J’ai
lu, Coll. « Bien-être », 2013, 633 p., p.16. Prem
ière édition auxE
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16« Il s’agit des m
éthodes, concepts, conventions et m
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malgré tout paraître banals et rabâ
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chés ; être vieux de 1000 ans – ou plus – et sem
bler totalement neufs.
Ils n
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ou
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exprimer leurs idées au public. »
Trope, [en ligne]. http://tvtropes.org/pm
wiki/pm
wiki.php/M
ain/Trope (Page consultée le 21 janvier 2016). Traduction personnelle. Le s
ite w
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tvtro
pe
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rg s
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rés
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comm
e un catalogue des ficelles de la fiction et réunit plus de 26000 tro
pe
s.
17Vladim
ir Propp,M
orphologie du conte, S
eu
il, Co
ll.
« Points essais », 254 p.Prem
ière édition en Union
So
vié
tiqu
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n 1
92
8.
gantées les ficelles de la vie d’Orphée : elle enclenche la
machine (infernale) et annule tout ce qu’elle a provoqué ;
c’e
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crit le
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la terrasse du Café des Poètes, ou peut-être, qui l’efface.
L’his
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à faire à une boucle. Cocteau annonce cette éventualité dès le début du film
: « C’est le privilège des légendes d’être sans âge. » Cet aspect de l’adaptation de la m
ythologie n’est pas sans im
portance à mes yeux. Il instaure un rapport tem
porel hum
ain à la mythologie et au récit en général qui dépasse
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avec l’histoire de la transmission des m
ythes, à l’origine com
muniqués à l’oral par des figures de narrateurs tels que
les aèdes ou les bardes. Cette tradition a défini le mythe
comm
e un objet de partage (et donc de comm
unication et de langage), de connaissance (en tant que sujet et acteur du m
onde) et de mém
oire (dans l’héritage et l’inscription historique).
Jos
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ille et un visages, paru en 1949, « que le m
oindre conte de nourrice soit d
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les centres créateurs profonds »1
5, et propose l’hypothèse de l’existence d’une unique structure m
ythologique sur laquelle seraient construites toutes les histoires. Le m
ythe serait un ré
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a narratif en trois étapes
Annonce parue dans les comics d’Arleigh Publication
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face à ses fantasmes. Cam
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et intéressante dans l’hypothèse, qui m
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ythes du
monde entier. L’histoire des form
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Par ailleurs,
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28
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Morphologie du conte m
erveilleux1
7 : désirant faire de l’étude des contes une science rigoureuse et constatant l’échec des tentatives de classification des contes par thém
atique, Propp propose une étude structurale des contes merveilleux russes. Cette
analyse, moins portée sur le rapport psychologique de l’hom
me avec les histoires qu’il crée que celle
de Campbell, établit la liste de trente-et-unes fonctions se succédant toujours dans le m
ême ordre
au sein d’une histoire, certaines pouvant être supprimées et m
odifiées selon les variations. L’essai de Propp m
e parait également plus proche de m
a manière d’envisager le récit dans le sens où la m
ajorité des contes que j’ai lus et appréciés enfant sont des contes russes, qui sont aujourd’hui à l’origine de certaines visions archétypales que je peux avoir du récit, telle que la figure de l’héroïne quittant le
19
domicile fam
ilial pour mener son aventure. Le conte russe est donc à m
es yeux une sorte de premier
apprentissage des codes du conte et par extension, du récit : le nom d’Ivan Tsarévitch, principal héros
masculin de ces histoires, signifie littéralem
ent « Jean le Prince », le définissant comm
e un héros au p
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autres. D’autres personnages reprennent aussi ce schém
a d’unité archétypale en intervenant dans plusieurs contes à la fois com
me la sorcière Baba Yaga, tantôt antagoniste, tantôt protagoniste.
Ces archétypes de personnages, de concepts ou encore de structures narratives sont importants
car ils composent les fondations de la narration et se m
êlent en une mém
oire comm
une fournie des ré
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ou non, n’est pas à mes yeux d’être piochés et assem
blés de manière à construire une histoire à
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autour de ces références (en pratiquant le collage, l’hybridation, le déplacement) et de com
prendre le fonctionnem
ent de ces systèmes pour être en m
esure de les contourner, les détourner ou se les approprier. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cet ensem
ble de possibles du récit ne sont pas u
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donc définie par des caractéristiques telles que la géographie, la politique, le patrimoine, la culture…
Et c’est en vue de la totalité de ces caractéristiques que le récit prend sens à m
es yeux : d’une part en ta
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e d’unités et à tra
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à interroger les différents m
oyens de créer de la narration et de considérer à la fois la surface et le tem
ps nécessaires pour produire du sens. Les notions de début et de fin se retrouvent alors brouillées ; Le D
éluge, un fanzine que j’ai réalisé en 2014 et composé de dix-huit livrets de huit pages, relate
ainsi une catastrophe (sur)naturelle imaginaire de telle m
anière qu’il est possible de comm
encer la lecture de l’histoire à partir de n’im
porte quel livret, la boucle narrative se refermant toujours sur
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La très belle, l’héroïne russe finissant par remplacer
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familial pour venir se perdre dans ses bois. Paradoxalem
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La bande dessinée et son double, L’Association, 2011, 5
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p., p
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9.
19Frank Santoro, né en 1972
à Pittsburgh et auteur des b
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(édition française par Çà et Là, 2009) et Pom
péi (édition
femm
e accompagnée par le violeur qu’elle a capturé vers son
villa
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a disparu. Ce travail plus récent s’éloigne des archétypes qui sont parfois dangereux lorsqu’on les considère suffi
sants à faire tenir un récit, qui prend ici place dans un « M
onde Clos ». Jean-Christophe M
enu définit le « Monde Clos » com
me « la recherche
personnelle d’un auteur pour élaborer la fiction qui lui ressemble
Jochen Gerner
Ex
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L’Association, Collection Eprouvette, 2008
20
Louise AleksiejewD
essins blancs, 2
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5
Gesso, encre de Chine et aérosol sur papier de récupération, 37.5 x 50 cm
et 100 x 75 cm
Maurice
, 20
15
Gesso, encre de Chine, scotch et aérosol sur papier de récupération, 200 x 300 cm
le plus, sans souci de fournir au lecteur des repères rassurants et identifiables »1
8 ; cette idée s’exprime
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Frank Santoro1
9, où l’histoire prend généralement place dans des décors de cet ordre, à savoir des
forêts, des déserts ou encore l’espace. Ces endroits sans frontières sont des champs ouverts pour
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sur leurs actions, aussi insignifiantes soient-elles. Dans un rapport de tem
ps et de surface encore diff
érent, ma série de D
essins blancs emploie des form
es narratives de manière plus ponctuelle,
comm
e les indices d’un récit hors-champ m
ultiforme : un profil gréco-rom
ain renvoie à l’histoire et à la perception qu’en fait l’histoire de l’art, une rose illum
inée rappelle plutôt l’icône magique d’une carte
de tarot et un serpent étouffe ce qui pourrait être un chignon sans tête ou une balle élastique. Toutes
les histoires, de l’anecdote au fantasme, en passant par l’archive offi
cielle, sont alors convoquées, filtrées, et produisent l’im
age : ce qui est lu, entendu, vécu se transforme et s’extrait pour rejoindre
d’autres signes, d’autres fragments, com
posant un nouveau répertoire pictural, un nouveau corps narratif.
Avec Orphée
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choses en place et un second temps, en m
iroir, à les défaire comm
e on détricoterait un pull en tirant sur le fil. L’entrée d’O
rphée dans l’Autre Monde est la séquence la plus représentative de l’effi
cacité de Cocteau dans l’appropriation ciném
atographique, dans le sens fort du médium
, d’une mythologie.
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des limites des seuls sens physiques. « O
n dirait que vous marchez im
mobile », rem
arque Orphée
en dévoilant sans pudeur tout l’artifice de la situation, créée par des jeux de transparence entre les
française par Çà et Là, 2013), s
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20Portrait 9 Claude Ridder
par John John et Hippolyte
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« Classons les peignes par le nom
bre de leurs dents », Festival H
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-1 du Centre Pompidou, du
23 janvier 2015 au 15 février 2
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ippolyte Hentgen
20 : Perle Palom
be, filmée
par Emilie Rousset, rejoue en playback des scènes de Je t’aim
e je t’aim
e d’Alain Resnais, tandis que son image est projetée en
direct sur le mur d’à côté. Les réalités se frôlent et se rencontrent,
évoquent la fiction et la multiplicité des réalités. Chez Cocteau,
c’est la fiction qui propose des entrées possibles sur le cinéma en
tant que médium
. Avec en tant qu’idée retenue, peut-être, la mise
en garde de la Mort quant à la puissance du regard : « N
e regardez pas en arrière, à ce petit jeu il y en a qui se changent en statues de sel. » En tém
oignent les innombrables statues qui peuplent les
décors du monde « réel », ou plus précisém
ent de ce monde lui-
21
mêm
e très incertain dont Orphée est issu. L’adaptation est assum
ée et appropriée. Le film se retourne
comm
e un gant. « C’est le rêve qui continue », se plaint Orphée, la réalité n’est jam
ais qu’une vague supposition qu’il est im
possible de vérifier. J’ai l’impression de voir un film
qui applique les règles, ou p
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lequel je regarde les films : m
on intérêt pour cette démarche d’écriture du retour au ciném
a se trouve à cet endroit, dans cette rencontre des œ
uvres, à l’endroit de l’espace intermédiaire de la gouttière.
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d’appréhension et de compréhension qui im
pacteront chaque fois le visionnage suivant mais aussi
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créée par des cinéastes, dans l’investissement de l’infram
ince. Après deux films, je m
’interroge sur la continuité de ce travail. Restera-t-il du texte, ou uniquem
ent une collection de photogramm
es ? Je ne fais pas de la critique ciném
atographique, ni mêm
e de l’analyse, ce n’est pas mon objectif m
ême
si ces étapes interviennent parfois naturellement dans la construction de m
a pensée. Ce n’est pas un e
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de se réhabituer à regarder des films, je pourrais faire cela sans écrire. L’expérience m
e paraît plus la
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la.
22
Hippolyte H
entgen et John JohnPortrait 9 Claude Ridder, 2
01
5
Festival Hors Pistes, Centre G
eorges Pompidou, 50’
D’après le film
Je t’aime Je t’aim
e d’Alain Resnais
En français dans le texte : échappé quatrième devant, échappé seconde, échappé quatrièm
e derrière, échappé seconde, échappé seconde, brisé, brisé, entrechats quatre, entrechats quatre, entrechats quatre, entrechats quatre.
Sur des mesures de huit tem
ps, les chevilles se frôlent et les pieds échangent leur place. Il faut rebondir et m
onter plus haut encore si l’on espère avoir le temps de réaliser le m
ouvement dans son
entièreté : plier pour l’impulsion , sauter le dos droit , la jam
be de derrière passe devant la jam
be de terre puis reprend sa place , on retombe déjà , plier pour l’am
orti . Si j’avais des pelotes de laine reliées aux orteils je tisserais peut-être une étoffe dans l’espace d’un saut, d’une fraction de seconde – m
ais il faut repartir déjà.
Après les sauts de batterie, qu’on appelle aussi les petits sauts, viennent les grands. On a presque plus
de souffle, m
ais on soufflera plus tard. Il y a un petit saut pour se lancer qui porte le nom
de tombé,
c’est un pas de liaison, c’est comm
e la majuscule qui déclare l’ouverture de la phrase. Alors le corps
prend de l’ampleur et la raideur des m
embres devient invisible, il faut tracer des gestes souples et ne pas
interrompre sa diagonale. « Parcourez », j’entends au m
oment de la glissade. Et je glisse plus loin : je fais
de mon corps l’outil qui parcourt. Les jam
bes s’ouvrent à la plus large envergure au mom
ent du saut. Les extrém
ités du corps tracent des courbes parfaites.
Fer forgé
23
A → B
Une cage d’escalier Art N
ouveau rapportée par une photographie en noir et blanc ; les boucles de la signature de la Reine Elizabeth I ; des garde-corps de fenêtre en fer forgé
feuilles d’acanthe d’une colonne de type corinthien, les chapiteaux des colonnes ioniques ; les traits d’exclam
ation d’un personnage de bande dessinée surpris ; les fioritures d’un bouton de rose étudié au dessin et l’enroulem
ent de sa tige verte, épaisse et ponctuée d’épines ; les costum
es bariolés des soldats répertoriés dans un jeu de cinquante-quatre cartes ; des cheveux de fem
mes sculptés en paquets ondulés com
me des nouilles chinoises.
poli aux arêtes ; des marqueteries de m
inéraux colorés et de bois exotiques ; des typographies gothiques ; les perruques tressées d’une œ
uvre de Laura Porter ; des papiers peints floraux ; des toiles d’araignée ; des enlum
inures et leurs dorures ; les
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our lui le
mo
nde
pa
rticulie
r de
l’é
criva
in. »7
Je désigne une famille d’im
ages, des images que je collectionne, que je regarde et qui
m’interpellent chaque fois. J’énum
ère un « style ». Un « style » de lignes et un répertoire
de couleurs, un « style » de gestes et de choix. J’essaie de définir les choses : les lignes sont courbes, traversent l’espace ou du m
oins le composent, le ponctuent. Elles sont des
signes, des points d’accroche pour l’œil, des trajets possibles vers le fond de la page. Elles
permettent de rebondir. Elles ont dans leurs rondeurs des aspérités inattendues m
ais précises, des trem
plins vers la suite de l’image. Elles ont des angles cassants com
me si
elles avaient fait une pointe de vitesse. Elles sectionnent et sélectionnent des parties, ouvrent des fenêtres, font le tour du dom
aine. Elles indiquent, assemblent et dém
antèlent.
Elles inscrivent précisément les choses dans le dom
aine du dessin. Une m
arque est laissée. J’aim
erais parler de trait, car c’est la forme que celle-ci prend généralem
ent au sein de m
a pratique, mais cette définition exclue bien trop de gestes dépendant directem
ent des enjeux du dessin. U
n poignet tourne… puis un coude…
puis un bras… et le corps lui-
mêm
e peut être une torsion à l’origine de dessin.
7 Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périm
ées », Pour un nouveau roman, Les éditions de M
inuit, Collection « Critique », 2010, p.41.
« JE MA
RQU
E / JE TRAC
E / JE FAIS LE C
ON
TOU
R OU
JE DEC
RIS / J’IND
IQU
E OU
JE D
ESIGN
E / JE RESERVE O
U JE C
HO
ISIS / JE NO
MM
E OU
J’ELIS / J’ORD
ON
NE
OU
JE PREVO
IS »8
8 Adaptation libre de la définition du verbe italien designo sur le site web w
iktionary.org : « 1. I mark / 2. I trace out / 3. I outline
or describe / 4. I indicate or denote / 5. I earmark or choose / 6. I appoint or elect / 7. I order or plan ». CO
LLECTIF. Designo. [en
ligne.] https://en.wiktionary.org/w
iki/designo [page consultée le 25/12/2015.]
Le contrôle mêm
e du geste et l’implication physique de l’artiste sont variables et nuancés
par les choix du dessinateur, les circonstances de création, les contraintes physiques. Le crayon est m
aintenu fermem
ent au creux des doigts, est-ce que la main trem
ble ? Le fusain est suspendu au bout d’une ficelle qui traîne derrière soi. L’aérographe diffuse sa peinture de travers, la craie s’effrite à cause d’une trop grande pression contre le papier. D
’ailleurs ce n’est plus du papier, c’est une planche, et la trace laissée est celle d’un pyrograveur qui brûle la surface de bois. C’est un journal plié et frotté contre un sol irrégulier. C’est un souffle contre une bulle d’encre. Jean M
essagier laisse le gel faire son affaire avec les pigm
ents, Jean Tinguely conçoit les Méta M
atics qui dessinent à sa place, Jean-Michel
Basquiat graffe les murs de M
anhattan de messages en lettres capitales.
Une préoccupation récurrente dans les livres que j’ai pu lire sur le dessin concerne sa
définition, et celle-ci existe souvent dans une mise en contraste avec la peinture ; l’un
serait l’art du noir et blanc, l’autre de la couleur ; le support privilégié de l’un serait le papier, celui de l’autre la toile ; on dessinerait au crayon et on peindrait au pinceau. M
ais chaque fois ces approxim
ations de définition sont abrogées par ceux qui les ont évoquées, citant autant d’exceptions que d’exem
ples suivant la règle. Ma réponse ne peut exister
qu’en regard de ma pratique, et donc du fait que je peins très peu ou pas ; elle est vrai dans
mon rapport au dessin et à la peinture, et ne s’appliquera probablem
ent à aucun de mes
collègues d’atelier, qu’ils soient peintres et/ou dessinateurs. Pour mettre un point d’arrêt
provisoire à la question de ce qui entre, ou non, dans cet ensemble que j’intitule « dessin »,
aux parois par ailleurs perméables et en constante évolution, je fixe une condition qui est
applicable dans la totalité, il me sem
ble, des objets que je souhaite désigner : plutôt que d’une ligne ou d’un trait, il s’agit d’un point avec une orientation.
D’une poussée.
L’empreinte d’une fum
ée orientée est un dessin ; celle d’une fumée ém
anant d’un point fixe dans une direction fixe est probablem
ent également un dessin, m
ais elle m’intéresse
moins en ce qu’elle entretient plus avec le support un rapport parallèle de surface ,
qu’un rapport perpendiculaire . On parle d’un trait d’arbalète, et c’est cette im
age que j’ai en tête lorsque j’em
ploie le mot dessin en tant que m
édium. En peinture, on ne trace
pas de la mêm
e manière : on a plus tendance à recouvrir les choses. Lorsque je dessine,
j’ai plutôt l’impression de construire une tram
e ou une grille, un jeu de mikado où chaque
ligne en soutient une autre : deux lignes qui se croisent forment un nœ
ud, une soudure, et renforcent la structure entière du bâtim
ent.
24
25
Ces questions de définition ne sont par ailleurs pas si capitales que cela, elles me
permettent seulem
ent de mieux cerner un cham
p d’intérêt et d’insister sur sa capacité de m
étamorphose : l’objet ou le résultat « dessin » n’est en réalité pas plus im
portant que le geste de dessiner, qui touche d’autres m
édia que le graphite ou le fusain, si l’on veut caricaturer la vision traditionnelle du dessin. Et cela est vrai égalem
ent d’œuvres qui
semblent totalem
ent s’éloigner des enjeux du dessin : les colonnes de Marion Verboom
exposées au M
usée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne
9 me renvoient, m
algré leur forte inscription dans le volum
e (plus dans leur conception, leur rapport à l’atelier et à la m
atière que dans leur présence imposante), dans des gestes qui sont ceux du dessin,
et notamm
ent du dessin d’architecte, qui est finalement un dépôt classique de graphite
sur du papier. Je n’ai pas ce sentiment face aux autres pièces de l’artiste, m
ais dans le cas de ces fragm
ents de colonnes, le rapport des vides et des pleins me renvoient directem
ent au geste de dessin décrit plus haut, en particulier pour les tronçons aux allures de bustes où sont gravés des sem
blants de systèmes digestifs. Il s’agit peut-être de m
oulages mais
ils m’évoquent le geste d’une gouge ou d’un burin retirant la m
atière sous l’effet du choc d’un m
aillet, et donc une fois de plus cette question du trait orienté.
9 Lectio difficilior potior de Marion Verboom
, installation exposée au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’O
lonne du 04/07/2015 à février 2016.
La graphie
Lors d’un repas de famille, j’entends m
a mère dire devant les dessins de m
on filleul de quatre ans que les enfants sont passionnés de dessin jusqu’à ce qu’ils apprennent à écrire. Pour m
a part, le dessin et l’écriture ont toujours été des activités parallèles, mais
je me souviens effectivem
ent m’être dem
andé à l’école primaire quelle était la raison pour
laquelle tout le monde ne dessinait pas, alors que le m
oment de l’illustration du cahier de
chants était le meilleur pour m
oi. En réalité, tout le monde ne dessinait plus. L’écriture
devient, pour certains, un moyen d’expression et/ou de com
munication plus évident, plus
pratique, plus adapté que le dessin. Et bien que l’écriture et le dessin diffèrent dans leur rapport au signe, ils sont très liés dans leur relation à l’espace : ce sont des traces laissées, des traits orientés, on en rem
plit le vide qui nous entoure ou qu’on crée artificiellement
avec des pages de cahier.
Cette proximité entre l’écriture et le dessin n’est pas forcém
ent évidente, car leur utilisation n’a généralem
ent pas le mêm
e objectif : l’écriture de tous les jours nécessite généralem
ent de prendre peu de place, d’être lisible et efficace afin de transmettre son
message, tandis que le dessin existe principalem
ent dans ses caractéristiques expressives et techniques. Pour sim
plifier, l’emploi quotidien que nous faisons de l’écriture serait
purement usuel et dans le but de com
muniquer du sens, tandis que le dessin est plus
souvent considéré sous l’angle de l’art ou de la fantaisie où cohabitent fond et forme. M
ais
Illustration du livre de Charlotte Oelschlager H
ippodrome
skating book : practical, illustrated lessons in the art of figure skating, édité en 1916 par The H
ippodrome Skating
Club, New
York, p.58
Jasper Johns0 through 9, 1960Lithographie, 76.2 x 56.7 cmM
useum of M
odern Art, New
York, Etats-Unis
Tézzo SuzukiAm
e nochi Hallelujah, 2015
Issu de son site web http://tezzosuzuki.com
/
Statue de la Princesse et Prêtresse Takushit (détail)Trouvée à Bubastis, Egypte, 730-656 avant Jésus ChristBronze avec incrustation d’argent et d’or, hauteur 69 cmN
ational Archaeological Museum
, Athènes, Grèce
26
le dessin existe aussi sous sa forme purem
ent usuelle, par exemple dans le cas de schém
as explicatifs pour le m
ontage d’un meuble. Q
uant à l’écriture, manuelle ou num
érique, elle peut aussi investir le cham
p formel, si l’on prend les exem
ples les plus évidents des onom
atopées de bande dessinée, des calligramm
es ou encore des hiéroglyphes de l’Egypte Antique. D
ans le mouvem
ent lettriste fondé par Isidore Isou, l’écriture devient mêm
e insignifiante, une m
atière de lettres « devenues simplem
ent elles-mêm
es » 10.
10 Isidore Isou, Bilan lettriste, 1947.11 Tania K
ovats, « Trace of thought and intimacy », The draw
ing book, a survey of drawing : the prim
ary means of expression,
Black Dog Publishing, 2005, p.8.
« La re
latio
n entre
l’éc
riture e
t le d
essin e
st que
lque
cho
se q
ui me
pè
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em
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essus a
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n. Le m
ot g
rec
Graphe
ne
disting
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as le
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riture. Le
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nuscrit o
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urnal,
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uillon, so
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roits o
ù l’on p
eut vo
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roc
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criture
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pa
ge
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s rayure
s, de
s flèches cha
ngeant l’ord
re des phrases, d
es marges rem
plies de réflexions
supp
lém
enta
ires o
u d’instruc
tions p
our p
lus tard
. Ma
pro
fusion d
e no
tes
pour cette introduction m
e fixe du regard
, et je peux la regard
er comm
e je re
ga
rde
rais l’un d
e m
es d
essins. »
11
La question de la relation entre le texte et l’image m
’intéresse non seulement dans leur
juxtaposition mais aussi dans l’échange de leurs statuts, c’est-à-dire à partir du m
oment
où le texte fait image de la m
ême m
anière qu’une image peut devenir aussi bavarde qu’un
texte. C’est mêm
e ici le point d’origine d’un dessin à la pierre noire intitulé I’m : l’envie de
dessiner est née du mom
ent où le changement d’échelle d’une typographie aux arabesques
multiples la faisait basculer dans une zone d’indécision, entre l’écriture et le dessin. Le
texte n’a alors plus aucune importance et ne fait plus sens que dans sa form
e, dans la m
anière dont il occupe l’espace. La typographie ne disparait pas pour autant, mais elle
possède un objectif nouveau. Elle n’est plus uniquement signe m
ais aussi image, ligne et
surface, et c’est lorsqu’elle adopte ces fonctions multiples qu’elle devient à m
es yeux la plus intéressante.
La lettrine et l’enluminure sont en ce sens des com
positions de l’entre-deux qui re-groupent ces différentes fonctions. Le dessin et la typographie cohabitent directem
ent au sein d’un m
ême espace, dans un objectif décoratif ou illustratif. Les échelles de
échelles de taille s’échangent : le dessin se réduit pour s’intercaler entre les boucles d’une lettre m
ajuscule, tandis que l’écriture gagne en am
pleur, devenant contenant, fond ou support. Dans les m
anus-crits occidentaux du M
oyen-Âge, la composition des pages tient de
l’esprit de construction par propagation du dessin et de la bande des-sinée. Les dessins se lisent au m
ême rythm
e que le texte puisqu’ils n’en sont jam
ais isolés, et tout fait corps. L’écriture gothique fait à la fois ornem
entation et comm
unication. La composition est structu-
rée par des lignes, des cases et des marges parfois laissées vierges ;
la page apparaît sous la forme d’une grille de vides et de pleins. Le
vide disparait au profit de motifs floraux rem
plissant les marges à
l’image des lierres qu’ils représentent, et ce sont ces entrelacem
ents flottants conçus uniquem
ent dans le but de remplir l’espace qui m
’intéressent. J’imagine
William
BlakeIllustration pour les Poèm
es de Thomas G
ray, Design 23,
« A long Story », 1797-98 (détail)Yale Center for British Art, N
ew H
aven, Etats-Unis
Page d’ouverture avec marge décorée,
XVème siècle, France
New
York Public Library, New
York, Etats-Unis
Joris Hoefnagel et G
eorg BocksayO
range amère, m
ollusque terrestre et consolida,1561-1562 (texte) et 1591-1596 (enlum
inure)Aquarelle, peinture dorée et argentée et encre sur parchem
in, 16.6 x 12.4 cmG
etty Museum
, Los Angeles, Etats-Unis
27
Bâtir
« Dans le langage m
usical, l’ornementation est une m
odification d
e la p
artitio
n visant à
la re
ndre
plus p
laisa
nte, d
’auc
uns diro
nt plus p
ime
ntée
. »12
les moines au travail et l’attitude à avoir au m
oment de com
pléter les marges à l’aide
de ces motifs répétitifs. Je ne sais pas s’il y avait dans leur posture quelque chose de
fondamentalem
ent religieux, un rapport à la méditation ou à la prière, m
ais je ne peux m
’empêcher de relier cette pratique à m
es propres dessins dans les marges de m
es cours, ce m
oment paradoxal où le besoin de rem
plir le vide est trop fort pour y résister mais aussi
où le geste se fait de manière anodine, sans investissem
ent particulier. L’autre hypothèse voudrait qu’au contraire, il s’agisse du seul espace de liberté dans la copie des écritures saintes, à la m
anière des marbres colorés des m
arches de l’estrade du Couronnement de la
Vierge de Fra Angelico.
Ces ornements végétaux n’ont pas disparu avec l’apparition de l’im
primerie : en 1501
paraît en Italie le Martial d’Alde M
anuce, premier ouvrage im
primé en italique, typogra-
phie
des scènes de vie ou des bosquets entiers d’arbres et de plantes, la végétation devenant alors clairem
ent image et non plus sim
ple motif. Ce prolongem
ent du texte, puisque les vignettes perm
ettent bien de changer le rythme de lecture de l’œ
uvre, me renvoie directem
ent à la question de l’ornem
entation telle qu’elle existe au sein des livres mais aussi dans son
intervention dans le monde physique chaque fois qu’il est question d’organiser l’espace,
c’est à dire principalement au centre des barrières, des portes ou des grilles.
inspirée de l’écriture manuscrite. M
ais l’endroit où est réellement
représenté cet entre-deux de l’écriture et du dessin est l’espace de la vignette, qui prend lors de son apparition dans les m
arges au début du XVIèm
e siècle la forme de petites feuilles de vignes enroulées sur
elles-mêm
es. Entre la lettre, le signe de ponctuation et le dessin, la vignette s’est ensuite développée de m
anière à pouvoir former des
frises voire des pages entières de motifs directem
ent inspirées du travail des m
iniaturistes. Le système des vignettes se situe entre
la banque d’images et l’alphabet : les plom
bs étaient répertoriés par fam
ille et vendus aux imprim
eurs à l’unité, il s’agit donc de dessins réutilisables. Avec le tem
ps sont mêm
e venus des plombs plus im
po-sants représentant de petites illustrations telles que des anim
aux,
12 Jérôme Peignot, Petit traité de la vignette, Actes Sud, 2000, p.20.
Présente dans l’ensemble des sociétés hum
aines depuis le début de leur existence, l’ornem
entation serait le plaisir du détail, du mom
ent spécial. On pourrait com
parer cela à ce que l’on définit com
me le m
eilleur mom
ent d’une chanson, celui qu’on préfère et que l’on attend à cause de sa légère variation de m
élodie qui nous avait surpris à la prem
ière écoute et qu’on essaye de retrouver les fois d’après, trop attentif cependant pour que la ruse ne fonctionne. L’ornem
entation existerait alors en comparaison au reste
du monde : il s’agirait d’un m
orceau infime, ponctuel, un espace particulier qui aurait
bénéficié d’une plus grande attention à la réalisation de ses formes. Il y aurait un critère
de rareté ; mais à l’heure actuelle, ainsi que le craignait W
illiam M
orris dans L’Art et l’Artisanat, l’ornem
entation a quitté les ateliers des artisans pour entrer dans l’industrie de consom
mation et devenir une form
e par défaut, cataloguée à côté d’autres styles, qu’on ne rem
arque plus ni dans les portails en fer forgé, ni dans les arabesques des clés des vieilles arm
oires. Il est impossible de négliger cet aspect : l’ornem
ent n’était, avant le développem
ent de l’industrie de masse, accessible qu’aux classes dom
inantes. Les critères du beau tel qu’il a été loué en O
ccident depuis le début de l’artisanat concernent des signes de richesse et donc de pouvoir, ou plutôt, ces critères du beau ont été eux-m
êmes définis
dans le but d’exprimer la richesse et le pouvoir. L’ornem
ent appartient à ce beau-là, celui qui perm
et d’affirmer et de justifier son rang social, cela peut donc expliquer sa popularité
à présent qu’il a été rendu abordable, sous des formes appauvries, pour tous.
Malgré ces aspects économ
iques, culturels et sociaux plus complexes que la m
anière dont je les ai énoncés, m
on interrogation concernant spécifiquement les ornem
ents semblables
aux frondaisons des marges des m
anuscrits du Moyen-Âge reste d’actualité : pourquoi
ce besoin d’investir l’espace de ces fausses végétations entremêlées ? Les définitions
proposées par le dictionnaire renvoient les uns aux autres sans plus d’explication :
orner c’est embellir
décorer c’est ornerem
bellir c’est décorer
Aucune explication concernant cette beauté vers laquelle on voudrait tendre ; les fleurs sont, visiblem
ent, une valeur sûre. Simule-t-on une paralysie des objets, pris dans les
lierres d’une vision mythologique, ou s’agit-il au contraire d’un m
oyen de signifier leur actualité, im
itant la vivacité des plantes dans leur milieu naturel ? D
ans tous les cas, la nature représentée est une nature fantaisiste et fantasm
ée, équilibrée dans ses formes et
sa répartition dans l’espace. Par ailleurs, l’homm
e est passionné par l’aspect miraculeux
de ce qu’il définit comm
e des « merveilles de la nature », c’est-à-dire des élém
ents naturels
Fra AngelicoLe couronnem
ent de la Vierge, ca. 1430 (détail)Tem
pera sur bois, 209 x 206 cmM
usée du Louvre, Paris, France
28
agencés d’une façon qui rappelle la raison humaine : les visages perçus com
me les plus
attirants sont ceux qui sont symétriques, et l’on estim
e miraculeux tout ce qui nous
rappelle que « la nature est bien faite » : toiles d’araignées, nervures des feuilles, com
plexité du corps humain…
Dans ce sens, le plaisir esthétique viendrait de la satisfaction des choses ordonnées,
propres et lisibles. Il ne passerait pas uniquement par les yeux m
ais également par le
contentement de la raison hum
aine. L’art du jardin, tel qu’il est pratiqué dans la tradition française, possède la m
ême artificialité et un désir sim
ilaire d’organiser le chaos, de se rendre m
aître de la nature en reproduisant à échelle réduite un monde dont on est
le créateur. Alain Robbe-Grillet dénonce ce m
ême phénom
ène dans le domaine de la
littérature13 : les paysages sont décrits au m
oyen d’un vocabulaire anthropomorphique,
le monde est soum
is à l’homm
e jusque dans sa représentation, affublé de sentiments,
témoin d’une com
munion artificielle avec la nature. Cette m
anipulation est plus explicite encore dans le jardin rom
antique, spectacle visuel ponctué de ruines artificielles créées spécialem
ent pour l’ornement de l’extérieur.
« Ca
r le c
lasse
me
nt, mê
me
hété
roc
lite e
t arb
itraire
, sauve
ga
rde
la ric
hesse
e
t la d
iversité
de
l’inventa
ire ; e
n dé
cid
ant q
u’il faut te
nir co
mp
te d
e to
ut, il fa
cilite
la c
onstitutio
n d’une
"mé
mo
ire". »
14
Ce monde devient alors à la portée de nos m
ains et de notre compréhension : en le
soumettant à notre propre logique de répertoire, car l’organisation spatiale est bien un
système perm
ettant de présenter, de classer et de hiérarchiser les éléments de la réalité
en fonction de nos valeurs culturelles, nous prenons le contrôle dessus et accédons à un sentim
ent de paix.
Plus jeune, j’empruntais sans cesse à la bibliothèque de m
on village des livres de bricolage pour enfant dans l’optique de créer des objets, m
ais je ne parvenais jamais à vaincre le
sentiment de frustration qu’ils provoquaient en m
oi. Alors que je voulais façonner des m
eubles ou tisser des tapisseries, ils ne me proposaient que des instructions pour construire
des abris à oiseaux à partir de briques de jus de fruit, et cela ne me suffisait pas. Je m
’étais longuem
ent intéressée à la confection de maisons de poupées, qui m
e paraissait être un bon com
promis entre le fantasm
e de faire apparaître de véritables objets et la réalité de m
es moyens et de m
es capacités en tant qu’enfant de dix ans. L’importance portée à l’idée
de bâtir les choses est encore présente dans ma pensée et m
a pratique aujourd’hui en ce qu’elle est une form
e de responsabilité individuelle et de pouvoir d’action mais aussi
une expérience continue de l’existence, dans le sens où chaque production amène à une
nouvelle étape de la création. Il n’est pas question d’un progrès mais d’une évolution
constante, d’un mouvem
ent de vie. Mes m
oyens sont à présent différents, élargis par l’apprentissage de techniques artisanales ou par l’auto-pédagogie de l’em
pirisme, m
ais ces connaissances développées ne retirent pas le fantasm
e de la création, les nuits passées
13 Alain Robbe-Grillet, « N
ature, humanism
e, tragédie », Pour un nouveau roman, Les éditions de M
inuit, Collection« Critique », 2010.14 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Pocket, 2014, p.29.
Hans Vredem
an de Vries Extrait de Perspectiva, 1604
« Il faut p
our ré
ussir da
ns les tra
its avo
ir de
l’inventio
n, du g
oût, d
e l’o
rdre
e
t de
l’ad
resse
. De
l’inventio
n po
ur varie
r et ne
pa
s faire
de
rép
étitio
ns, du
go
ût po
ur disc
erne
r ce
qui p
eut ê
tre c
onve
nab
le ; d
e l’o
rdre
po
ur évite
r la
confusion ; de l’ad
resse, enfin, pour placer toutes choses da
ns le tour le plus ré
gulie
r et le
plus a
gré
ab
le. En te
rmina
nt, je d
irai q
ue, d
ans l’e
xéc
ution d
es
traits, il e
st imp
orta
nt, po
ur que
l’œil ne
soit p
oint o
ffusqué
, de
savo
ir que
d
eux p
leins a
insi que
de
ux dé
liés ne
se c
oup
ent ja
ma
is et q
ue l’o
n do
it évite
r le plus qu’on le peut le m
esquin et le colifichet. »15
Mais cette volonté de construction des choses ne signifie pas obligatoirem
ent se soumettre
à la rigidité que l’on imagine lorsque l’on parle de la tradition française des jardins ou
de la nécessité de répertorier le monde pour parvenir à l’appréhender. Il est possible de
se constituer ses propres outils, son propre mètre étalon pour aborder la réalité. Il est
possible, et nécessaire, de répéter les choses, de se montrer irrégulier, de produire des
pièces désagréables : d’offusquer l’œil.
Dans sa définition, le dessin est égalem
ent « dessein », c’est-à-dire projet ou intention précédant la réalisation de la form
e ; cette étymologie du term
e est souvent présentée com
me la plus im
portante, néanmoins, je ne la conçois pas com
me prim
ordiale, elle n’est en tous cas pas à m
es yeux intrinsèque au dessin mêm
e. Certaines formes peuvent
n’apparaître que par hasard, au gré des circonstances ou par envie, et cet aspect me
semble im
portant, relevant réellement de la liberté propre au dessin en m
esure de facilité de production : ce n’est bien entendu pas le cas de tous, m
ais un dessin peut exister dans une certaine économ
ie de moyens et d’efforts, être transportable dans une poche ou sur
la peau, au coin d’une feuille, déchiré, effacé et oublié, recomm
encé. Il n’implique pas
obligatoirement de dépense ou de décision irrém
édiable. Il en est de mêm
e pour le sujet d’un dessin, ou l’im
pulsion à l’origine de sa création. Il peut aussi bien être le lieu du com
ique et du burlesque que de sujets plus sérieux, critiques ou politiques ; les deux se réunissent m
ême parfois sur la m
ême feuille, com
me au sein du travail d’H
onoré Daum
ier. Il peut, pour ainsi dire, être une com
position abstraite, une empreinte de chaussure, un
papier gratté sur le sol. Un dessin peut être « pas grand-chose », et il est im
portant de ne pas lui négliger cet aspect, de ne pas lui im
poser une rigueur absolue qui ne convient probablem
ent pas à tous.
« No
us co
nsidé
rons to
utes le
s de
ux le d
essin c
om
me
une a
ctivité
pa
r dé
faut,
un lieu d
e lib
erté
ab
solue
, où le
s enje
ux ne so
nt pa
s aussi lo
urds q
ue d
ans une
insta
llatio
n ou une
anim
atio
n. L’esp
ac
e d
e la
feuille
est to
tale
me
nt dra
ma
tisé,
tous le
s sentim
ents p
euve
nt y être
mis e
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tisé où les figures jouent sans complexe, ni retenue. D
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tif. »16
15 Citation de Charles Paillasson, maître écrivain désirant renouveler le prestige de la calligraphie en France, dans
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alem
bert, in Jérôme Peignot, Petit traité de la vignette, Im
primerie nationale éditions, 2000, p.126.
16 Les mim
es se désarticulent là où les clowns s’engluent…
Entretien avec Hippolyte H
entgen. Propos recueillis par Catherine M
acchi de Vilhena. Roven, 2009-2010, n°2, p.91.
29
à rallumer la lum
ière pour noter des schémas incom
préhensibles d’œuvres délirantes ni
l’excitation première de savoir qu’on a le pouvoir de faire apparaître les choses.
Hippolyte H
entgenM
adame la cocotte, 2009
Acrylique sur papier Arches
J’ai ré
cem
me
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Sur l’image qui m
anque à nos jours2
1, édition imprim
ée d’une conférence de Pascal Q
uignard autour du manque intrinsèque à l’im
age, en particulier dans le cas des fresques a
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oire. Quignard parle en introduction d’un « apprendre qui ne rencontre jam
ais le connaître – et qui est infini »
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avant la solution, qui elle-mêm
e importe guère et peut ne pas avoir lieu. U
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ent de tension où se construit la pensée, où s’élaborent les choses et qui est déplaçable aussi au contexte du travail dans l’a
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des idées, des pièces et d’un environnement, dans une m
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marathon en train de se faire et qu’em
ploie Quignard m
e paraît très appropriée pour parler de cet état de construction et d’indécision, dans son existence tem
porelle. Les choses ne sont pas faites : elles se font, et ce flux ne possède pas de réelle fin. C’est la construction d’une m
émoire et d’un regard. Le
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age manquante de R
ithy Panh.
Le ton est donné dès les premières secondes du film
avec ces bobines stockées dans une pièce, b
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21Pascal Q
uignard,Sur l’Im
age quim
anque à nos jours,
Arléa, Coll. « Arléa-Poche », 2
01
4, 8
0 p
.
22Ib
id., p
.7.
d’enregistrement et de conservation. Il faut parler de m
émoire.
L’angle d’approche de Panh est annoncé dès le début : « Mon
enfance je la cherche comm
e une image perdue, ou plutôt, c’est
elle qui me réclam
e. »
Dans la déportation, la possession d’eff
ets personnels est in
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Je c
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er La jetée de Chris M
arker à cause de L’image m
anquante. Je trouve le film sans
difficulté sur internet, en stream
ing. Cela fait longtemps que je le garde dans m
es favoris, et je sais q
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encer. C’est un film dont j’ai entendu parler à plusieurs reprises. Je vois une jetée de bord de
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pête. Les plans sont assez longs, chacun est composé d’une im
age fixe. Le comm
entaire raconte l’histoire. N
ous avons à faire à quelque chose de particulièrement descriptif. Je veux regarder La jetée
à cause des dioramas film
és de Rithy Panh, c’est ce qui m
’en donne l’idée. Nous som
mes plus proches
de
L’image m
anquante que ce que j’aurais pu imaginer : « Ceci est l’histoire d’un hom
me m
arqué par une im
age d’enfance. »
Le mystère est donné dès les prem
ières secondes, la tension s’organise ensuite autour de
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ais un lieu de passage. C’est une histoire de fantôme, une histoire de science-fiction.
C’e
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fatalité : lui aussi doit venir du futur. Un hom
me, m
arqué par une image d’enfance, est choisi lors de la
troisième guerre m
ondiale pour devenir le cobaye d’une expérience visant à l’envoyer dans le temps
chercher de l’aide et donc sauver l’humanité. Cette im
age d’enfance, c’est le meurtre d’un hom
me, sur
la jetée de l’aéroport d’Orly, sous les yeux d’une fem
me. Voyageant, adulte, dans le passé, il retrouve
la femm
e dont il a retenu le visage et entame une liaison avec elle, pour finalem
ent la rejoindre sur la jetée d’aéroport de son souvenir et s’y faire assassiner : l’hom
me de l’im
age d’enfance n’était autre q
ue
lui-m
êm
e.
Mon prem
ier sentiment est celui de la proxim
ité. Je retrouve la narration sous forme de boucle
avec laquelle je suis familière et que j’évoquais plus haut. Et ce que j’étais venue chercher à l’origine :
humaine. Physiquem
ent, mentalem
ent, il faut résister : faire son choix. Le père de Panh choisit de refuser. Panh est un enfant, il se soum
et au nouveau monde qui lui enlève sa fam
ille, sa mém
oire, son bonheur, il reste en vie. Il m
’est difficile de ne pas passer par ce genre de description après une heure
et demie de ce ton grave et docum
entaire. Quelle voix pour ce genre de m
émoire ? Q
uel registre ? Il faut dire quand on ne peut plus rien dire, m
ontrer ce qu’on ne peut pas montrer – Panh prend cette
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Pourtant, cette image n’est pas la m
ienne : je ne la recherche pas. Je n’essaye pas non plus d’en faire le deuil. Je ne peux m
ême pas im
aginer, spéculer. Au contraire, je suis étouffée par l’abondance
d’im
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images d’archive, film
s de propagandes, scènes contemporaines, dioram
as filmés…
C’est dans cette profusion que trouve le sens du titre de ce film
, c’est à cet endroit que j’ai l’impression d’approcher
ou plutôt de voir, car nous ne pouvons que voir, le vide que Panh cherche à combler. D
ans le décalage e
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rizières telles qu’elles sont montrées par Pol Pot et la réalité crue des corps détruits par une idéologie
aveugle. Entre les tentatives de reconstitution au moyen de m
aquettes et de figurines en liège et le s
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est manquante. Là, il n’y a pas de réponse.
Et s’il fallait trouver une réponse, essayer de s’approcher d’une vérité concernant cette disparition, la solution inachevée de Panh resterait celle qui m
e paraîtrait la plus appropriées : prendre ses mains,
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figurines, qui sont pour moi plus capitales encore que la m
anière dont est tourné le film, une prem
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c’est dans leur existence que s’expriment le vide, l’absence, le m
anque et la difficulté du deuil, ou
plutôt dans l’acte qui permet de les faire exister. N
ous sortons du cinéma vendeur et m
ensonger de la propagande, de l’absurdité inhum
aine des images d’archive : la véritable fabrication de l’im
age se trouve à cet endroit, et si elle ne com
ble pas le manque de Panh, elle y répond. En cela, Panh fait acte
de
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.
23Léo Q
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l’image fixe. Le film
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Léo Quiévreux, une bande dessinée de science-fiction où des
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Léo Quiévreux
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01
5, p
.30
permettant de m
ettre la main sur le prototype volé de la m
achine qui leur permet cette projection
astrale. En dehors des proximités scénaristiques, le lien que je tisse entre ces deux œ
uvres concerne surtout leur form
e : les planches du Programm
e imm
ersion sont contemplatives, utilisent parfois le
point de vue subjectif et sont surtout généralement très grandes, certaines planches n’étant séparées
qu
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érente dans la lecture, l’amenant un peu plus près de l’expérience du ciném
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-
mêm
es filmées. Je rate les battem
ents de cils de la femm
e retrouvée. Il y a plus de ralenti que ce à quoi je m
’attendais, moins de story-board. Il ne s’agit pas d’une structure de film
dénudée, mais
d’un décalage du mode visuel de la narration, il m
e faut plusieurs minutes pour m
’y habituer. J’ai p
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entre celles-ci s’observe attentivement. Elles deviennent un m
oyen de transport pour voyager dans le tem
ps, littéralement, com
me on l’a souvent soupçonné, com
me l’histoire de l’art peut m
ême nous le
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? Pourquoi n’y a-t-il pas de mouvem
ent ? Notre place est indéterm
inée.
La jetée n’est pas un diaporama. C’est un film
très chargé de cinéma, peut-être plus encore de vidéo :
l’association du temps et de l’im
age, ou plutôt la permission du tem
ps par l’image, est finalem
ent la condition prem
ière de la vidéo. Je réalise que les quatre films que j’ai visionnés em
ploient tous des spécificités visuelles pour raconter leur histoire, investissant avec attention leur form
e pour servir leur propos et nourrissant par leur form
e, un propos sur leur médium
. En dehors du rapport au trucage, je pense qu’il s’agit de solutions alternatives pour em
ployer au maxim
um l’organe visuel dans sa liaison
dire
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Des im
ages
L’image : des trous, des écrans, des passoires, des m
iroirs, des failles, des rectangles, des volum
es, des photographies, des fragments, des surfaces glissantes, des hologram
mes, des
trompe-l’œ
il, cinq images à l’intérieur d’un cube (l’espace-im
age).
Il est impossible de penser sans im
ages. Elles prennent la place mêm
e des pensées. Elles sont des im
ages intérieures. Elles apparaissent ; elles ont toujours été là ; elles se m
étamorphosent. Elles sont éduquées par les lectures, les visionnages, la confrontation
au dehors. Par les images extérieures. A l’ère de leur reproduction technique, elles sont
plus que jamais plurielles, et cela a une lourde influence sur notre m
anière de penser l’unicité de l’im
age. L’image n’est jam
ais seule : elle est accompagnée d’une seconde im
age, qui peut elle-m
ême prendre la form
e d’une légende, d’un élément paratexte de n’im
porte quel genre. Elle possède des sources que l’on précise, un auteur, un éditeur, un im
primeur,
tous les maillons qui lui perm
ettent de voir le jour et d’apparaître au public. Privée de ces racines elle est facilem
ent flottante, libre de circuler – par le fait et non par le droit. Elle est alors tantôt appropriée (aussi bien dans le sens de sa dépossession que dans celui de sa justesse), tantôt dangereuse. D
ans tous les cas, elle n’existe pas seule : elle se multiplie
sans cesse grâce à la reproduction technique, qu’il soit question d’une presse d’imprim
erie ou d’une propagation num
érique.
Je ne vois pas l’image seule. Je n’ai pas été élevée à l’im
age seule. Celles que j’ai vues ont rapidem
ent été mises en regard avec de nouvelles im
ages, ont participé à la création d’ensem
bles supplémentaires. D
epuis le début, il est question de narration et de séquentialité : je vis et je grandis avec un m
onde d’histoires, de dessins animés, de
livres, de bandes dessinées, de films, de séries, de collections de cartes. Il faut rem
plir des objectifs et cocher ce que l’on a. D
ans l’idée d’une image qui n’est jam
ais seule, il y a surtout celle qu’elle appartient à une série, une fam
ille, et à moi en ce qu’elle se collectionne. Elle
Greffe
33
appartient à un plus grand tableau : la double page de l’album panini, des silhouettes
pour figurer déjà la présence des images m
anquantes, « à venir ».
C’est à la fois la constitution d’une iconographie et d’une mém
oire. Cette mém
oire n’est pas à proprem
ent parler visuelle, puisque la vue n’est que la première étape de sa création :
elle déborde ensuite par sa signification, ses formes, ce qu’elle évoque ou invoque, et se
mêle au reste des expériences vues et vécues.
Lorsque l’image est seule, ou plutôt isolée (et là encore, elle appartient souvent à une
série implicite, m
ême si je suis la seule à l’avoir constituée : im
ages trouvées sur internet, triées, choisies, déplacées), je dessine dessus ou à partir d’elle, et elle ne l’est plus. La superposition du dessin lui confère une double identité, une nouvelle profondeur. Les m
écanismes d’éloquence de l’im
age seule me sem
blent lointains, moins saisissables.
Je comprends et conçois naturellem
ent le sens à partir de deux images. « U
n puis deux », jam
ais « un et deux ». C’est l’introduction du concept de lecture, dont la chimie fonctionne
à partir de deux. Le parcours des yeux n’est pas le mêm
e : je ne regarde pas en cercle, à l’intérieur d’un espace
mais en allers-retours linéaires, en passant par l’espace de rupture entre les
différentes images.
Le sens qui m’intéresse généralem
ent provient du dialogue né de la collision des images.
L’espace entre les deux images, m
ême s’il n’est pas représenté physiquem
ent, nous fait devenir la troisièm
e image. Le rapport n’est plus frontal m
ais imm
ersif. Il est brusquement
possible de participer, de devenir personnage. L’effort est différent de celui de l’image
unique. Une faille existe, qui attend que l’on s’y faufile. Bien entendu, cette lecture existe
aussi au sein de l’image unique, entre les élém
ents qui la composent, quel que soit son
degré de complexité ; j’y suis juste m
oins familière.
Guillaum
e PinardD
étail d’une vue de l’exposition Service public, 2011Centre d’Art Le Parvis, Pau, France
Giuseppe Penone
Retourner ses propres yeux, 1970Photographie noir et blanc issue d’une série de 16, 20 x 27 cm
34
35
Dans le cas de l’im
age multiple/m
ultipliée, de la seule idée de lecture, la notion de tem
poralité me pousse à un m
ode de réflexion particulier. Le caractère multiple des
images n’induit pas obligatoirem
ent de temporalité si l’on prend l’exem
ple des cartes à collectionner, des cartes de tarot ou dans certains cas, des séries de dessins abordées sous l’angle de la déclinaison, m
ais il existe malgré tout dans un sens différent. Sans parler
d’un « récit » concernant les actions de personnages, dans le sens littéraire du terme, la
temporalité concerne plutôt un dynam
isme, un m
ouvement lui-m
ême lié à la lecture et
au mouvem
ent des yeux. Sauter d’une image à l’autre, d’un élém
ent à l’autre, en soi, apporte quelque chose de différent. Il ne s’agit pas forcém
ent de la temporalité de l’histoire
racontée, car dans certains cas il n’y en a pas, mais de la tem
poralité du lecteur. Compter
est l’un des premiers langages, com
pter les cases, un premier récit.
Dans le cas de l’im
age seule, la temporalité induite au lecteur est différente : il peut
cesser de regarder quand il le désire, il n’a pas de parcours imposé. Avec l’im
age multiple,
je suis obligée de regarder la première et la seconde pour finir m
a lecture. Cela ne veut pas dire que je dois tout regarder en détail, m
ais il y a toujours un début et une fin, un processus d’aventure dans les im
ages. Quand bien m
ême je les survolerai pour aller
plus vite, ma lecture aurait toujours des points de début et de fin précis, et cela m
ême
si les images n’étaient pas juxtaposées de m
anière linéaire. Néanm
oins, mêm
e si j’y suis peut-être m
oins sensible, ce processus existe aussi dans ce que j’ai appelé plus haut « l’im
age seule » : la peinture de la Renaissance pourrait en être un exemple explicite, ou
plutôt un point de rencontre entre l’image seule et l’im
age multiple : une im
age isolée (car appartenant toujours à des ensem
bles tels que l’œuvre com
plète de l’artiste ou la représentation biblique) dans laquelle s’agencent en réalité plusieurs im
ages, plusieurs scènes ou encore plusieurs m
oments. M
ême lorsque le personnage n’est pas dédoublé pour
signifier clairement les différentes étapes de son parcours au sein de l’espace représenté,
le rapport de lecture peut exister dans la composition m
ême du tableau ou de l’im
age, incarnée par les lignes de forces, les vides et les pleins, les rapports form
els : l’expérience de lecture relie alors le tem
ps de la construction de l’œuvre à celui du spectateur.
« Il n’y a p
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orts d
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s. »17
17 Jean-Luc Godard, Jean-Luc G
odard par Jean-Luc Godard, Tom
e 2, Éditions les Cahiers du cinéma, 1998, p. 430.
Dans l’im
age dans l’image dans...
Je recule d’un pas, un large pas, et je regarde de nouveau ces images que je connais :
celles que je suppose, que je vois, que j’observe, que je collectionne, celles que je produis. Elles appartiennent à m
a mém
oire et sont le matériau qui participent à sa constitution,
mais elles interviennent aussi dans la com
position d’une mém
oire humaine à travers le
temps. L’im
age pourrait être une trace de réel ; nous avons conscience qu’il ne s’agit que d’apparences, m
ais nous l’employons en tant que tém
oin de faits, d’actes ou d’idées. Elle
peut servir à justifier un témoignage, qu’elle soit vraie ou factice, et en cela être une trace
de type argumentaire, une preuve, m
ais son rôle ne se résume pas à cela. Ce serait la
réduire à un statut de comm
unication auquel elle ne se limite pas, et négliger l’im
age non figurative. Sa sim
ple existence fait d’elle une trace du réel, dans le sens où elle implique
qu’elle a été créée par l’homm
e. Qu’elle ait été pensée ou spontanée, intentionnelle ou
accidentelle, la création de l’image im
plique un rapport humain. M
ême dans le cas où
celle-ci aurait été créée par la nature, qu’il s’agisse d’une empreinte ou d’une m
arque, de l’em
preinte d’une forme suite à la décoloration provoquée par la lum
ière du soleil, le concept d’im
age est humain. C’est un recadrage, à la fois conceptuel et physique : il s’agit
d’une action humaine. U
ne extraction qui devient un objet sur lequel poser le regard. L’im
age est une découpe.
Et la mém
oire se construit d’une manière sim
ilaire, à l’aide de fragments, l’im
age servant de support visuel où fixer les choses lorsqu’elle n’est pas directem
ent elle-mêm
e le souvenir. L’histoire pourrait alors être un collage de strates d’im
ages avec des jeux d’ajourages, des superpositions, des répétitions possibles, des m
orceaux séchés par le vernis, pris dans la résine, et d’autres rendus transparents com
me du papier passé à
l’huile de lin. Chaque image créée ou définie par l’hom
me participerait à cette m
atière ; les im
ages plus personnelles, comm
e les photos de famille, seraient à la fois invisibles
sous leur quantité, cachées comm
e au milieu d’une botte de foin, et visibles à tous en
tant qu’images génériques, une photo de fam
ille valant pour toutes les photos de famille
dans son idée, si bien qu’il est possible de se l’imaginer, c’est-à-dire de s’en fabriquer une
représentation mentale, une im
age interne.
Les différentes images peuvent donc s’im
briquer les unes dans les autres à des niveaux de représentation différents, au sein de la m
émoire m
entale comm
e au sein de celle à laquelle on donne form
e en faisant nous-mêm
e apparaître de nouvelles images. Les
artistes eux-mêm
es reviennent sur les images qui interpellent leur regard, qu’ils les
reprennent en tant qu’objets de natures mortes ou avec une optique de réinterprétation,
de réappropriation. L’art se montre lui-m
ême, non pas dans l’intention d’exprim
er sa richesse et son pouvoir com
me ce peut être le cas dans la com
mande de portraits, m
ais dans le sens où l’im
age appelle et répond à l’image, constituant une longue chaine de
regards des uns sur le travail des autres.
« Elle e
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Amy Cam
pbellPaperscape III, 2015
Acrylique sur papier, 120 x 120 cmIssu de son blog http://am
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plus. »
18
18 Marcel Proust, D
u côté de chez Swann, G
allimard, coll. « Folio classique », 2013, p.95
Il est donc important de garder à l’esprit l’idée que notre vision de l’histoire hum
aine est le résultat d’un passage par plusieurs filtres de perception, qu’il s’agisse aussi bien des nôtres que ceux des autres. J’em
ploie le terme « histoire » sans dire, « l’H
istoire avec un grand H
». La majuscule est inutile et m
e paraît être un symptôm
e du rapport que nous entretenons avec notre histoire, c’est-à-dire la distinction entre une H
istoire qui serait celle d’un être hum
ain alpha traversant le temps com
me s’il m
archait directement
sur une frise chronologique – une Histoire à lire, regarder et apprendre – et les histoires
individuelles des homm
es qui sont celles que nous vivons. Nous étudions uniquem
ent les hom
mes du passé à travers le spectre de la représentation qui a en a été faite, ce qui
est normal, m
ais surtout en tant que représentation, comm
e des contemporains en costum
e d’époque dans des décors de théâtre. Il y aurait un arc m
ythique (celui des légendes), un arc passé (celui qu’on apprend) et un arc présent (celui qu’on vit ou dans lequel s’inscrit notre fam
ille telle que nous la connaissons).
Il me sem
ble étrange de considérer que les ruines de Pompéi ont été découvertes au
XVIIème siècle, ou encore que l’histoire de l’Egypte Antique s’étend sur plus de trois m
ille ans, c’est-à-dire une période plus longue que les deux m
ille et quelques années que nous étudions à l’école, articulées par des dates d’inventions et de conquêtes m
ilitaires. Or,
cette distinction entre ce que l’on définit comm
e notre temps et le tem
ps passé n’a pas lieu d’être. Les guerres les plus anciennes que nous étudions com
me des anecdotes ou un
enchaînement de faits logiques sont de réels m
assacres, les décisions et actions d’homm
es qui appartiennent à la m
ême réalité que nous. N
ous oublions facilement qu’il s’agit d’une
histoire de pouvoir, de tyrans et de violeurs. Nous ne som
mes pas exclusivem
ent le résultat d’une histoire, m
ais nous l’habitons et nous y participons.
Le filtre à travers lequel est écrite et officialisée l’« Histoire » reste un filtre hum
ain m
algré le fait qu’il s’agisse d’une discipline académique – ce qui finalem
ent, ne fait que rajouter un filtre de perception supplém
entaire, provoquant de nouvelles déformations
vis-à-vis de la réalité des choses. En tant que science humaine, il s’agit réellem
ent d’une construction artificielle. Je ne prétends pas exiger une exactitude, une vérité de fait contre ces vérités subjectives car ce sont bel et bien elles qui form
ent la mém
oire humaine, et
il serait vain de prétendre pouvoir accéder de quelque façon que ce soit à une objectivité absolue sur les effets de causes, de conséquences et de hasards qui font du m
onde celui qu’il est aujourd’hui. M
ais il est nécessaire d’avoir conscience des distorsions de notre perception de l’histoire pour ne pas subir, ou subir au m
inimum
les visions ne nous appartenant pas, tout en restant en capacité de les prendre en com
pte si nous les jugeons dignes d’intérêt ou légitim
es. Si l’image est une découpe, elle est aussi un cadrage et donc
un point de vue spécifique, que son choix soit orienté ou non. L’histoire de la perspective en est un bon exem
ple : la systématisation de la perspective artificielle au XVèm
e siècle par
Alberti correspond au basculement de la société de la croyance à la raison. Ce systèm
e est généralem
ent reconnu comm
e objectif et naturel, mais il reste une création hum
aine et non une vérité absolue – pour peu qu’il y en ait une. A d’autres époques, à d’autres endroits, des systèm
es différents de représentation spatiale ont existé durant des centaines d’années et paraissaient tout aussi légitim
es aux homm
es qui leur étaient contemporains.
Il faut donc avoir conscience de ce rapport rétroactif à l’histoire au mom
ent de regarder une im
age pour pouvoir cerner son contexte, ou en tous cas pouvoir ouvrir le champ de
réflexion possible et d’éviter la mystification de l’histoire, de la création et des rapports
humains. D
ans une conférence pour l’émission Treize m
inutes, Audrey Rieber interroge la notion de progrès dans l’art, distinguant plusieurs types de progrès possibles pour finalem
ent convenir à des interprétations multiples, et donc au statut fictif de la notion
mêm
e de progrès dans l’art. Le privilège que nous accordons à certaines conceptions de l’art serait d’ordre idéologique ; une solution pour concevoir l’art autrem
ent que chronologiquem
ent et donc d’échapper à ce rapport de force lié à la domination de l’hom
me
capitaliste serait de considérer l’art comm
e une interruption du flot historique.
« Si l’art p
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é". »
19
De cette m
anière, il est possible d’approcher l’art d’une façon différente de celle qui consiste à lui écrire une histoire sous la form
e de mouvem
ents succédant les uns aux autres. D
e renverser une boîte d’images découpées sur une table plutôt que de chercher
à les rétablir sur une frise dans leur ordre chronologique, et donc de contredire le sens unique de l’histoire. C’est ce qui perm
et d’affranchir certaines barrières hiérarchiques, d’établir des rapports de « bon voisinage », selon les term
es d’Aby Warburg, entre des
images de natures, d’origines et d’époques différentes et de faire naître du sens grâce
à une vision transversale et non plus linéaire de l’histoire de l’art, révélant alors des tensions intéressantes. Il est norm
al que la perception d’œuvres de cultures et d’époques
différentes ne soit pas la mêm
e que dans l’intention originelle de l’artiste, mais il est
enrichissant de pouvoir les considérer comm
e des réponses aux questions de la création m
algré les changements connus par le dom
aine de l’art depuis leur production, et savoir les recontextualiser ou en tous cas avoir conscience de l’orientation de notre connaissance de ces pièces est nécessaire pour pouvoir les aborder avec un œ
il nouveau. Comprendre
les origines d’un masque Pueblos, l’enjeu de ses significations culturelles et religieuses
mais aussi les conditions historiques et sociales qui l’ont am
ené hors de ses terres dans les m
usées et les collections colonialistes, et pouvoir tout à la fois le considérer en tant que création hum
aine, dans ses formes et ses intentions et donc en regard avec notre
propre rapport à la création, qu’il s’agisse de notre propre production ou des enjeux qui constituent nos centres d’intérêt et notre engagem
ent.
19 Audrey Rieber, « Y a-t-il un progrès dans l’art ? », conférence donnée en février 2013 à l’Université Paris D
iderot, émission
Treize minutes.
Double page suivante :
Ad ReinhardtA page of jokes by Ad Reinhardt, 1946
Publié en 1952 dans Belfry, Brooklyn College
Rencontres
D’ici découlent donc la possibilité et le besoin de réunir des choses lointaines, loin de
l’illusion que tout ait été fait ou que ce critère puisse seulement entrer en ligne de com
pte dans le processus de création. D
e la rencontre d’un élément 1 et d’un élém
ent 2 nait un élém
ent 3, qu’il s’agisse d’une production matérielle ou intellectuelle. Le M
usée de la Chasse et de la N
ature de Paris est un témoin de ce genre de dém
arche : il regroupe à la fois l’architecture et la décoration intérieure d’un hôtel particulier parisien et une vaste collection d’objets de chasse – arm
es, insignes, peintures, trophées – parmi lesquels
sont exposés des œuvres contem
poraines, à la fois dissimulés dans les étagères en tant
qu’objets montrés et dans la m
uséographie en tant que mobilier. La perception
du spectateur est alors différente : le rapport qui s’installe n’est pas celui d’un jeu où il faudrait trouver les œ
uvres cachées dans le décor mais plutôt une création de liens
possibles entre les objets qui sortent du registre du répertoire ou de l’accumulation pour
se comm
enter mutuellem
ent. Ces relations deviennent alors aussi importantes que leurs
vecteurs, faisant apparaitre des propositions de lecture au niveau des objets – de quelle m
anière tel objet spécifique entre en résonnance avec telle pièce contemporaine – m
ais aussi au niveau de l’histoire de la création hum
aine et de la manière de la présenter
et donc de la conceptualiser. Le musée non pas com
me un lieu de connaissance finie et
maitrisée, une encyclopédie à consulter, m
ais comm
e un outil de construction de la pensée.
« L’art s’insère à
mi-chem
in entre la connaissance scientifique et la pensée m
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20
20 Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Pocket, Saint-Amand-M
ontrond, 2014, p.37.21 L’atelier A. : Bernhard Rüdiger, 23 septem
bre 2015, Arte.
En combinant ces deux figures, l’artiste est à la fois celui qui se nourrit d’un ensem
ble d’élém
ents qui le précède, un univers clôt auquel il va donner une nouvelle forme, et celui
qui ouvre cet univers en y intégrant sa propre création qui à son tour, peut devenir le nouvel ingrédient d’une production, en tant qu’objet com
plet ou par l’une de ses caractéris-tiques. L’histoire de la création telle que nous la regardons et y participons pourrait être
ses propres points de broderie à partir de ceux qu’on a vus, qu’on a appris, pour finalement
tresser le fil directement avec les doigts parce que l’on préfère procéder ainsi, parce que
l’on n’y arrive pas autrement, parce que l’on se retrouve m
ieux dans ce geste. La liberté de la création s’accom
pagne d’un bagage d’images et d’histoires qui est différent pour chaque
individu mais qui existe et qu’on utilise, consciem
ment ou non. D
ans un entretien pour l’Atelier A. 21, Bernhard Rüdiger em
ploie le terme de « dette des form
es ». Il ne s’agit pas d’un boulet à traîner derrière nous m
ais d’une forme d’honnêteté et de conscience vis-à-
décrite comm
e un inventaire infini. Un alphabet technique, concep-
tuel et formel auquel s’ajouteraient sans cesse de nouvelles lettres,
et parmi ces lettres des im
ages ou des objets à la nature indéfinis-sable rem
ettant encore en question la prononciation, le sens et les intentions du langage ainsi créé. Il est question de rejouer des choses passées en les inscrivant dans une approche personnelle. Inventer
Camille H
enrotG
rosse fatigue, 2013Vidéo, 13’
Nathalie du Pasquier
Grey M
atter, 2013M
otif de tissu pour la collection de design Wrong for H
ay
Carquois à lancesExcavations de K
hashaba, Asyut, Egypte,ca. 1981-1802 avant J.C.Bois, stuc, peinture, 41.6 x 7.8 cmM
etropolitan Museum
of Art, New
York City, Etats-Unis
Hippolyte H
entgenLes Vallauris, 2014-2015Techniques m
ixtes
38
39
vis de notre rapport à l’histoire et à la création : les formes que nous em
ployons ne sont pas autonom
es, elles sont toutes héritées de quelqu’un et il est nécessaire d’assumer ces
origines, sans obligatoirement devoir en faire des citations, puisque ce sont d’elles que
proviennent des tensions intéressantes. Cela m’am
ène également à m
e placer à l’encontre d’une position trop entendue du « tout a déjà été fait », qui installerait un systèm
e hiérarchique où un art neuf, inédit, serait considéré com
me supérieur. L’idée d’un art
entièrement neuf est illusoire dans le sens où il est absolum
ent impossible de produire
un art sans attaches à moins de n’avoir aucun contact avec l’im
age et la représentation. Paradoxalem
ent, chaque création est absolument neuve, m
ême dans le cas d’une peinture
copiée à l’identique, par le simple passage du tem
ps : le Don Q
uichotte écrit par Cervantes et recopié à l’identique par l’auteur fictif Pierre M
énard22 im
pliquent des contextes et des intentions différentes. Par ailleurs, cette illusion réduit l’art à un effet de surprise, un trucage, quand le plus im
portant me paraît justem
ent être ce lien qui existe avec l’histoire de la création et des hom
mes, parce qu’un regard est posé sur cette histoire alors
mêm
e que nous y participons. La réelle nouveauté existe dans le fait qu’il est possible de donner naissance à des choses qui n’existeraient pas sans nos actions, de rendre réels les différents possibles, de participer à la m
atérialité (mêm
e conceptuelle) des infinis de « et si ».Piocher des papiers m
élangés dans deux chapeaux retournés et les associer par paire en les tirant au sort. D
’une certaine manière il s’agit d’une action contre le cours naturel
des choses ou plutôt, de choisir soi-mêm
e ce que sera ce cours, non pas dans le sens invraisem
blable d’un contrôle absolu mais dans l’optique de considérer qu’il est possible
d’orienter et de rendre différentes les choses.
De les rendre possibles et existantes, aussi bien avec un aspect absurde que dans la
spéculation, le « et si » qui pourrait être vrai.
22 Jorge Luis Borges raconte dans « Pierre Ménard, auteur du "Q
uichotte" », nouvelle parue dans le recueil Fictions en 1944, le projet de l’écrivain im
aginaire Pierre Ménard de réécrire à l’identique le D
on Quichotte de M
iguel de Cervantes sans réduire ce travail à une sim
ple copie, mais en lui attribuant des qualités et une valeur supérieures à l’original de par le contexte de sa
démarche.
23 Emily D
ickinson, extrait de « I dwell in Possibility », The Poem
s of Emily D
ickinson, Harvard U
niversity Press, 1999.
« I dw
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ssibility –
A fa
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er Je t’aim
e je t’aime de Resnais. Trop de signes m
’y incitent, m
ême si les signes seuls ne suffi
sent pas toujours à désigner le prochain film à regarder. Il s’avère que
Claude Ridder est un personnage passif ; l’action a déjà eu lieu. D
ésormais, il n’est plus que spectateur.
Il rev(o)it.
Tout est fragm
enté et répété, et répété encore, coupé et tranché, scié et assemblé. D
es im
ages hachées et Claude Ridder pris dans le flux, porté par une m
arée qui le noie et le fait revivre chaque instant de sa vie, de son « avant » la passivité, du tem
ps où il était acteur. Il palpe l’eau comm
e O
rphée cherche à rencontrer l’Autre Monde de la paum
e de ses mains, avec des gestes de m
odeleur, d
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état intermédiaire. Spectacteur de sa vie, Claude R
idder est soumis à des courants tem
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attrape la main pour passer de l’autre côté : en m
arge de la farce science-fictionnelle et des décors p
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ent n’était peut-être pas que le mien, peut-être pas que l’œ
il. Il y a une q
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ns
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en
s d
e ce qui est porteur. J’ai dans la tête la phrase « Claude R
idder est un m
édium », com
me peut l’être la cam
éra vivante de Vertov. Il y a un objet supplémentaire – par
rapport au dessin, par rapport à l’existence-mêm
e. Est-ce un autre œil ? Est-ce le ciném
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e trickster
24, n
on
sa
ns
avoir joué de ses illusions sur les habitants auparavant ? Nous nous y soum
ettons bien volontiers,
24Le trickster est un trope sans
réelle traduction française ; les term
es de « farceur » ou d’« em
brouilleur » pourraient se rapprocher de la défini-tion de cette typologie de p
ers
on
na
ge
qu
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rota
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autre objectif que de s’amuser,
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.
il n’y a pas eu de tromperie. N
ous réclamons la supercherie. U
n schém
a de perception s’affiche dans m
a tête, avec des cônes pour représenter la vision et l’eff
et d’entonnoir que je perçois à l’endroit d
es
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r 2. L’e
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l’autre. Vide de profondeur temporelle, la photographie échoue
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Ce
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e Je t’aim
e je t’aime est vertical : c’est un rapport de surfaces. N
ous somm
es dessous ou dessus. Claude R
idder essaye de reprendre son souffle entre deux allers-retours. Il ne parvient à se fixer
dans aucun temps : « je suis hors-jeu, hors tem
ps, il est trois heures à tout jamais ». Il n’appartient nulle
pa
rt. On
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ce. S
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finalement la m
émoire. La m
émoire com
me dernière capacité cérébrale. Si au début de l’expérience,
son corps disparaît par intermittence afin de signifier au spectateur l’instabilité du processus, Claude
Ridder ne se déplace pas en tant qu’individu physique, sinon actif, dans le tem
ps. Il n’existe pour lui plus aucun m
oyen d’intervention, aucune lutte contre la montre, il sem
ble lui-mêm
e n’avoir aucune préscience de ce qui est sur le point de lui arriver ; peut-être était-ce le prix à payer afin d’accéder à ce passé clôt, un droit de passage, une pièce dans la bouche ? Abandonner son pouvoir pour retrouver la
vu
e, a
ve
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i com
pre
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Ce
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ran
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ho
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réc
it.
En 1999, Reiko Shimizu dessine dans Top Secret
25 un univers où la technologie est suffi
samm
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artir
des images enregistrées par le cerveau des victim
es avant leur assassinat. Claude Ridder pourrait
être
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d’images. Claude R
idder est l’acteur, la caméra, le support d’enregistrem
ent et le spectateur, chaque fois dans des tem
ps différents. Il est lui-m
ême une expérience ciném
atographique plutôt qu’une
25Reiko Shim
izu, Top Secret, Tonkam
, 2008-2015, 12 tomes.
Première édition au Japon en 2001.
26O
samu Tezuka,
La grande pagaille du Diletta
,
Ed
ition
s F
lblb
, 20
13
, 39
4 p
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Première édition au Japon en 1968.
Gilles Barbier
Faire quelque chose avec n’importe quoi, 2
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expérience scientifique, c’est un outil de fabrication et de visionnage d’im
ages. A travers ces deux derniers films et
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dimensionnelle. Cette ouverture concerne à la fois l’espace et
27G
eorge Didi-H
uberman,
Devant le tem
ps – Histoire de l’art
et anachronisme des im
ages, E
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00
, pp
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-74
.
28O
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,
Le Portrait de Dorian G
ray, 1
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Nicolas G
ogol, Le portrait, 18
35
.
le temps, com
me un ciném
a à vivre soi-mêm
e et non plus uniquement à regarder, des situations où
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La grande pagaille du D
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u Tezuka imagine un nouveau m
édium de transm
ission de l’image : en se
connectant à l’esprit d’un mangaka soum
is à des ondes sonores, il est possible d’atteindre le monde
fantasmagorique de ses visions. L’expérience, portée par un réalisateur sans scrupule, com
mence à
déraper lorsqu’il l’adapte sous forme de m
édia de masse, les spectateurs subissant alors les hum
eurs du m
angaka dépressif sous la forme d’un cauchem
ar dont ils ne parviennent pas à s’échapper. La conclusion dystopique de cette histoire tém
oigne d’un lien certain entre l’existence de cette science-fiction et la société de consom
mation de m
asse dont Tezuka imagine avec intuition les issues en
19
68
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oire : ce fantasme science-fictionnel est
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onde. L’histoire du cinéma est liée à celle du fantôm
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27, et liée entre autres à l’histoire des m
asques et modelages funéraires,
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important potentiel à faire surgir le surnaturel – nous pouvons citer le pouvoir attribué au portrait
de Dorian G
ray ou celui de la nouvelle de Nicolas G
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de cette capacité de l’image à faire surgir le fantastique, en particulier dans l’idée de franchir les
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Je parle de l’entreprise de ce mém
oire avec Alice Laguarda lors d’un entretien et elle me renvoie
vers des questions auxquelles je n’avais pas pensées : mon retour au ciném
a me fait en réalité renouer
avec le film, m
ais pas avec le cinéma en tant qu’espace et expérience. Je visionne généralem
ent les film
s sur mon ordinateur, c’est-à-dire sur un écran de quinze pouces posé sur m
es genoux. Le film :
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la suite… Le film
correspond à un objet visuel et sa périphérie, aussi bien médiatique que narrative.
Je n’ai jamais pris en com
pte l’expérience du déplacement au ciném
a ; je l’ai peu fréquenté enfant et je n’ai pas le sentim
ent d’avoir été élevée dans un univers où le cinéma ait été autre chose qu’un
divertissement auquel je n’attachais pas une im
portance particulière. Je choisis jusque-là les films
que je regarde, c’est mêm
e un aspect important de m
a démarche : observer où se porte m
on intérêt, le
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s, mais se servir de l’expérience de chacun pour
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41
42
Dans une conférence donnée à l’U
niversité Paris Diderot, le docteur en sciences de l’éducation et
en philosophie Richard-Em
manuel Eastes définit le processus de l’apprentissage com
me le passage
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28. N
os erreurs seraient dues à des biais cognitifs, c’est-à-dire des raccourcis pris vers des conceptions plus faciles d’accès que les véritables réponses : il pose par exem
ple à son public la question de l’origine de l’apparition de la Lune sous forme de croissant. Le
biais cognitif est ici de répondre « l’ombre de la Terre », alors qu’il s’agit de l’om
bre propre du satel-lite éclairé de façon latérale. Le biais cognitif est lié à un contexte : l’exigence d’une réponse rapide e
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ais inappropriée à cet instant. L’apprentissage passerait donc aussi par l’inhi-b
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situe dans la notion de vérité : si l’apprentissage peut être un moyen d’accéder à une connaissance
plus vraie ou plus appropriée des choses, je préfère le considérer comm
e un fil continu d’appréhen-
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Les captures d’écran que j’extrais sont des moyens m
némotechniques, des im
ages que je choisis de m
anière à pouvoir retrouver en les voyant une sensation qui me rappellerait l’expérience du film
, une synthèse provoquant un stim
ulus sous l’apparence d’un photogramm
e. L’origine de la forme de ce
mém
oire, ou plutôt de l’expérience qu’il relate, provient de ma pratique de fiches m
némotechniques :
au fil de mes lectures, j’entretiens des notes afin de synthétiser les inform
ations les plus utiles à mes
yeux. Ces notes ne sont pas rédigées et sont essentiellement com
posées de citations. Il s’agit d’un m
oyen de conserver une trace de mes lectures tout en les gardant à portée de m
ain afin de faire en sorte de pouvoir retrouver les inform
ations oubliées de la manière la plus pratique possible. En cela
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au recyclage du vécu et du retenu. Il y a dans mon rapport à l’art et au m
onde un besoin de connais-
sance. L’art me paraît être un endroit d’apprentissage : le rapport m
anuel y est primaire. L’expérience
réside dans la main et les yeux, des organes à la fois outils et perceptifs.
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ent entre mes fiches de notes et la rédaction d’un journal. Benjam
in Hochart évoque le
terme d’un « m
émoire de la m
émoire ». L’écriture n’est pas quotidienne, m
ais évolue au fil de mes
visionnages et me perm
et d’entretenir un espace de réflexion sur l’expérience racontée au mom
ent de la vivre, un recul qui m
e renvoie finalement à m
a propre pratique plastique : l’art comm
e moyen de
28R
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anuel Eastes, « Pourquoi on se trom
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ment on apprend », conférence
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et 100 x 75 cm
Louise Aleksiejew, Maurice, 2015, gesso, encre de Chine, scotch et aérosol sur papier de
récupération, 200 x 300 cm
P.22H
ippolyte Hentgen et John John, Portrait 9 Claude Ridder, 2015, Festival H
ors Pistes, Centre G
eorges Pompidou, 50’, d’après le film
Je t’aime Je t’aim
e d’Alain Resnais(http://hippolytehentgen.tum
blr.com/, photographie H
ippolyte Hentgen et John John)
PP.24-25Illustration du livre de Charlotte O
elschlager Hippodrom
e skating book : practical, illustrated lessons in the art of figure skating, édité en 1916 par The H
ippodrome
Skating Club, New
York, p.58 [image pivotée dans le sens des aiguilles d’une m
ontre](https://archive.org/stream
/hippodromeskating00new
y/uconn_asc_ocm15687652#page/
n0/mode/2up)
P.25Tézzo Suzuki, Am
e nochi Hallelujah, 2015
(http://tezzosuzuki.com/)
Statue de la Princesse et Prêtresse Takushit (détail), Trouvée à Bubastis, Egypte, 730-656 avant Jésus Christ, bronze avec incrustation d’argent et d’or, hauteur 69 cm
, N
ational Archaeological Museum
, Athènes, Grèce
Jasper Johns, 0 through 9, 1960, lithographie, 76.2 x 56.7 cm,
Museum
of Modern Art, N
ew York, Etats-U
nis(http://w
ww.m
oma.org/collection/w
orks/65207)
P.26Joris H
oefnagel et Georg Bocksay, O
range amère, m
ollusque terrestre et consolida, 1561-1562 (texte) et 1591-1596 (enlum
inure), aquarelle, peinture dorée et argentée et encre sur parchem
in, 16.6 x 12.4 cm, G
etty Museum
, Los Angeles, Etats-Unis,
(http://ww
w.getty.edu/art/collection/objects/2315/joris-hoefnagel-and-georg-bocskay-sour-orange-terrestrial-m
ollusk-and-larkspur-flemish-and-hungarian-1561-1562-illu-
mination-added-1591-1596/)
Page d’ouverture avec marge décorée, XVèm
e siècle, France, New
York Public Library, N
ew York, Etats-U
nis(http://openm
arginalis.tumblr.com
/post/130511250488/opening-page-of-text-with-bor-
der-decoration-by)
William
Blake, Illustration pour les Poèmes de Thom
as Gray, D
esign 23, « A long Story », 1797-98 (détail), Yale Center for British Art, N
ew H
aven, Etats-Unis
(https://ww
w.google.com/culturalinstitute/u/0/asset-view
er/the-poems-of-thom
as-gray-design-23-a-long-story/9w
Hw
310hVX2otw?hl=en)
44
P.27Fra Angelico, Le couronnem
ent de la Vierge, ca. 1430 (détail), tempera sur bois,
209 x 206 cm, M
usée du Louvre, Paris, France(U
mberto Baldini et André Berne-Joffroy, Tout l’œ
uvre peint de Fra Angelico,Flam
marion, 1973, 120 p.)
P.28H
ans Vredeman de Vries, Perspectiva, 1604
(https://ww
w.fulltable.com/vts/p/psp/v/c.htm
)
P.29H
ippolyte Hentgen, M
adame la cocotte, 2009, acrylique sur papier Arches
(https://picasaweb.google.com
/112789379709726993844/LeParvis#5395833576067172018)
P.30Photogram
me de L’im
age manquante, Rithy Panh, 2013
P.31Photogram
me de La jetée, Chris M
arker, 1962
P.32Léo Q
uiévreux, Le programm
e imm
ersion, Editions Matière, 2015, p.30
P.34G
iuseppe Penone, Retourner ses propres yeux, 1970, photographie noir et blanc issue d’une série de 16, 20 x 27 cm
Guillaum
e Pinard, détail d’une vue de l’exposition Service public, 2011,Centre d’Art Le Parvis, Pau, France(http://ddab.org/fr/oeuvres/Pinard/Page12)
P.35Am
y Campbell, Paperscape III, 2015, acrylique sur papier, 120 x 120 cm
(http://amycam
pbellart.tumblr.com
/)
P.37Ad Reinhardt, A page of jokes by Ad Reinhardt, 1946, publié en 1952dans Belfry, Brooklyn College(Robert Storr, H
ow to look, Ad Reinhardt, Art Com
ics, Hatje Cantz, 2013, 88 p.)
P.38Carquois à lances, Excavations de K
hashaba, Asyut, Egypte,ca. 1981-1802 avant J.C., bois, stuc, peinture, 41.6 x 7.8 cm
,M
etropolitan Museum
of Art, New
York City, Etats-Unis
(http://ww
w.metm
useum.org/art/collection/search/590949)
Nathalie du Pasquier, G
rey Matter, 2013, m
otif de tissu pour la collection de design W
rong for Hay
(http://gallerily.com/nathalie+du+pasquier+fabric)
Camille H
enrot, Grosse fatigue, 2013, vidéo, 13’
(http://ww
w.camillehenrot.fr/en/w
ork/68/grosse-fatigue)
Hippolyte H
entgen, Les Vallauris, 2014-2015, techniques mixtes
(http://hippolytehentgen.tumblr.com
/)
P.40Photogram
me de Je t’aim
e je t’aime, Alain Resnais, 1968
P.41G
illes Barbier, Faire quelque chose avec n’importe quoi, 2001, Epreuve chrom
ogène sous diasec, 120 x 120 cmPierre Sterckx, G
illes Barbier, un abézédaire dans le désordre, Regard, 2008, 279 p.
45
Remerciem
ents
Louise Aleksiejew - M
émoire D
NSEP 2016
Ecole supérieure des arts et médias de Caen/Cherbourg
Je remercie particulièrem
ent Benjamin H
ochart pour son regard attentif, sa pédagogie précieuse et son soutien.
Merci à Antoine M
edes, Agnès Moncorgé, Clém
ent Rodzielski, Sarah Fouquet, M
axime Thieffine, Pierre
Tatu, Thierry
Topic, Eric
Paquotte, Chantal
Marie,
Catherine Blanchemain, Pierre Aubert ; m
erci à mes
camarades d’atelier, à tous les techniciens, professeurs et
acteurs de l’ésam qui rendent possible l’existence de cette
école ; merci à m
a famille pour son soutien.