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Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 1984 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 29 juil. 2020 06:29 Santé mentale au Québec Le soignant, l’équipe psychiatrique et le malade The care-givers, the psychiatric team and the sick Jean-Guy Lavoie Pratique analytique et psychose Volume 9, numéro 1, juin 1984 URI : https://id.erudit.org/iderudit/030211ar DOI : https://doi.org/10.7202/030211ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Revue Santé mentale au Québec ISSN 0383-6320 (imprimé) 1708-3923 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lavoie, J.-G. (1984). Le soignant, l’équipe psychiatrique et le malade. Santé mentale au Québec, 9 (1), 67–79. https://doi.org/10.7202/030211ar Résumé de l'article L'approche psychiatrique a été modifiée par l'avènement de la psychiatrie communautaire. Le maintien du psychotique dans sa communauté naturelle requiert des ressources importantes. Le travail en équipe représente une façon de faire qui peut répondre à ce besoin. Les défis à relever persistent dans les soins au psychotique : respect de l'individualité, des attributs du sujet, maintien des liens affectifs du patient. L'approche individuelle cherchera ainsi à personnaliser les soins. Mais la psychose est un défi au soignant. De par sa nature même, cette psychopathologie tend à déborder sur la vie d'équipe, à en enrayer le fonctionnement et à semer la confusion, brimant ainsi tout effort thérapeutique. Les soignants réagissent par une activité désordonnée, des débordements affectifs... L'équipe doit cependant veiller à maintenir sa fonction soignante. Deux cas cliniques illustreront certaines des difficultés rencontrées.

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Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 1984 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 29 juil. 2020 06:29

Santé mentale au Québec

Le soignant, l’équipe psychiatrique et le maladeThe care-givers, the psychiatric team and the sickJean-Guy Lavoie

Pratique analytique et psychoseVolume 9, numéro 1, juin 1984

URI : https://id.erudit.org/iderudit/030211arDOI : https://doi.org/10.7202/030211ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Revue Santé mentale au Québec

ISSN0383-6320 (imprimé)1708-3923 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleLavoie, J.-G. (1984). Le soignant, l’équipe psychiatrique et le malade. Santémentale au Québec, 9 (1), 67–79. https://doi.org/10.7202/030211ar

Résumé de l'articleL'approche psychiatrique a été modifiée par l'avènement de la psychiatriecommunautaire. Le maintien du psychotique dans sa communauté naturellerequiert des ressources importantes. Le travail en équipe représente une façonde faire qui peut répondre à ce besoin. Les défis à relever persistent dans lessoins au psychotique : respect de l'individualité, des attributs du sujet,maintien des liens affectifs du patient. L'approche individuelle cherchera ainsià personnaliser les soins. Mais la psychose est un défi au soignant. De par sanature même, cette psychopathologie tend à déborder sur la vie d'équipe, à enenrayer le fonctionnement et à semer la confusion, brimant ainsi tout effortthérapeutique. Les soignants réagissent par une activité désordonnée, desdébordements affectifs... L'équipe doit cependant veiller à maintenir safonction soignante. Deux cas cliniques illustreront certaines des difficultésrencontrées.

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Le soignant, l'équipe psychiatrique et le malade

Jean-Guy Lavoie*

L'approche psychiatrique a été modifiée par l'avènement de la psychiatrie communautaire. Le maintien du psychotiquedans sa communauté naturelle requiert des ressources importantes. Le travail en équipe représente une façon de fairequi peut répondre à ce besoin. Les défis à relever persistent dans les soins au psychotique : respect de l'individualité,des attributs du sujet, maintien des liens affectifs du patient. L'approche individuelle cherchera ainsi à personnaliserles soins. Mais la psychose est un défi au soignant. De par sa nature même, cette psychopathologie tend à débordersur la vie d'équipe, à en enrayer le fonctionnement et à semer la confusion, brimant ainsi tout effort thérapeutique.Les soignants réagissent par une activité désordonnée, des débordements affectifs... L'équipe doit cependant veillerà maintenir sa fonction soignante. Deux cas cliniques illustreront certaines des difficultés rencontrées.

Cet article se veut le prolongement des contribu-tions de nos prédécesseurs qui ont élargi nos con-naissances sur le phénomène de la maladie mentale,et dans la foulée des praticiens qui ont ouvert le sen-tier de la psychiatrie communautaire et orienté nospas vers cette communauté, où se réinstallait lemalade mental sorti de l'asile ou de l'hôpitalpsychiatrique.

Après avoir esquissé un aperçu de ce qui nousa semblé l'évolution des patients à l'intérieur de lapsychiatrie communautaire, nous passerons ensuiteà certaines problématiques que le soignant en équipedoit assumer dans son travail auprès de ses patients.Nous insisterons davantage sur le clivage manquantassocié à l'absence de frontière du Moi et les pro-blèmes consécutifs sur l'identité du sujet. Nous relè-verons la confusion que les soignants doivent amé-nager dans une telle situation où l'équipe se voitconstamment envahie par les projections multiplesdu malade.

Dès le début de la psychiatrie communautaire, latâche devait se révéler ardue. Permettre au maladed'être soigné dans sa communauté naturelle n'al-lait pas de soi. Mais l'espoir s'agrippait aux pro-messes d'une psychiatrie à visage humain. Le sur-vol du nid de coucous avait laissé un goût amer etl'expérience des asiles devait être cessée. Le niddevait être démoli et les pensionnaires retournés àleur lieu d'origine.

Mais d'origine, ceux-ci n'en avaient pas; ou dumoins ils n'en gardaient pas le souvenir.

Voilà donc les psychiatres nantis de collaborateursplus empressés à rechercher l'ombre sous les arbresqu'à suer sur des routes désertes où aucun passantne les reconnaissait plus, et où eux-mêmes ne recon-naissaient plus personne d'ailleurs.

Encadrée des soignants de la psychiatrie commu-nautaire, la cohorte devait prendre le chemin duretour, se gonflant au fur et à mesure des sujetsinterceptés qui s'en allaient encore à l'asile. Ceux-ci devaient rebrousser chemin en apprenant la fer-meture du refuge. Ils acceptèrent de se joindre auconvoi qui les ramènerait chez eux.

Surprise à la maison! On ne les attendait pas sitôt. Même que l'on commençait à se faire à leurabsence. On venait à peine de se réajuster à leurdépart, qu'il fallait à nouveau s'accommoder de leurprésence. Ça n'allait pas de soi de fermer les asi-les! Les psychiatres parlementèrent et obtinrent unminimum de coopération. Leurs arguments étaientconvaincants, semble-t-il.

Il fallait se remettre au travail, favoriser la réin-sertion du malade dans son milieu, soulager sesangoisses désorganisantes, lui faciliter la recherchede nouvelles façons d'être afin d'éviter que se repro-duisent les désordres fâcheux qui avaient conduità son exclusion. Les familles se faisaient tirerl'oreille, le malade ne l'entendait pas forcément dela même façon que les soignants, mais puisque lesspécialistes affirmaient que la chose pouvait se faire,il ne restait plus qu'à se mettre à la tâche. Chacun

L'auteur, médecin et psychiatre, est chef du service externedes adultes au Pavillon Albert-Prévost.

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y trouverait son compte après tout! Même l'inten-dance y vit son intérêt et accepta d'y contribuer avecla parcimonie qui sied à des gens de gouvernement.Parallèlement, la crise morale qui suivit la décou-verte des horreurs de la deuxième guerre mondialedevait faciliter les remises en question du sort faitau malade. Du moins, il devenait possible de con-tester l'isolement du fou. Dans l'ordre nouveau quel'on tentait de rétablir, certaines innovations sur lafaçon de traiter la marginalité du malade pouvaients'élaborer.

La psychiatrie communautaire disposait de res-sources appréciables : une réflexion experte sur lapathologie des milieux fermés de l'asile et de l'hô-pital psychiatrique, une approche psychologiquethéorique constamment enrichie depuis Freud et quipermettait de retrouver une communication com-préhensible dans le discours et le comportement dumalade, un arsenal thérapeutique biologique offrantdes garanties de contenir les troubles comportemen-taux les plus dramatiques (surtout depuis 1950 oùla camisole chimique se substituait graduellementaux contentions physiques), un développement dessciences humaines qui apportait des connaissancesvariées sur le milieu social.

L'un des objectifs visés par la psychiatrie com-munautaire était de permettre la réintégration dumalade dans son milieu afin de lui conserver tousles éléments de son identité de sujet et de restau-rer les liens qui lui permettraient de reprendre saplace et son développement un moment interrompu.N'était-ce pas tout simplement prendre l'aliénationlà où elle se trouvait, c'est-à-dire au lieu de la rup-ture entre le malade et les siens! Poser ainsi le pro-blème c'est pointer l'aspect inter subjectif du phé-nomène de la maladie mentale, c'est diriger l'at-tention vers l'interface où se manifestera la rupturedes liens, ce grand désordre de l'aliénation mentale.

Envisager la maladie mentale comme un phéno-mène de marginalisation, c'est poser la probléma-tique de la maladie mentale en essayant de comprendrecomment un être a dû parvenir à une telle étanchéitéavec son entourage, ou une telle distorsion dans sesrapports avec autrui. C'est aussi regarder pourquoiet comment un être a dû se prémunir contre son pro-che pour éviter la souffrance, comment il n'a paspu être avec l'autre dans un échange confiant etriche. C'est aussi se demander comment l'autre aréagi à la présence étanche ou à l'absence bruyante

d'un tel sujet, comment ce patient, cet ami, s'estsenti contesté, agressé, happé, nié et ce qu'il a faitpour s'éviter de tels tourments.

L'ÉQUIPE PSYCHIATRIQUE

Pointer ce lieu stratégique des relations intersub-jectives, c'est mettre le doigt entre l'arbre etl'écorce. Et l'équipe psychiatrique s'y retrouveeffectivement souventes fois coincée. Si elle veutintervenir au niveau de l'aliénation, le soignant, eneffet, peut atterrir sur un terrain miné où une familleprend ses ébats, dans un immeuble surchauffé oùtous les occupants cherchent un peu d'air, dans unmilieu de travail où chacun convoite une placeassise. Voilà donc le soignant psychiatrique entraînédans le feu de l'action. Les séries télévisées nousont familiarisés avec des escouades d'interventiond'urgence, mais nos équipes psychiatriques ne sau-raient se permettre de défoncer des portes ouvertesou même fermées! Elles ont appris à identifier lesoccupants avant d'intervenir et elles ont surtoutappris à stimuler le désir de leur intervention de lapart des sujets en crise.

Mais la tentation est grande d'intervenir en force,d'autant que les pouvoirs publics ont plutôt tendanceà favoriser la manière rude du collectif, plus expé-ditive et plus radicale! La psychiatrie communau-taire a ainsi souvent été récupérée et recyclée enune forme de psychiatrie où chaque citoyen, malen point, est placé sur la liste des gens susceptiblesde bénéficier de l'unité d'intervention. L'équipe sevoit tout simplement attribuer des effectifs ayantpour tâche de maintenir la paix dans un secteur biendélimité. Une équipe psychiatrique se voit accor-der pignon sur rue au même titre que le poste depolice ou la caserne de pompiers.

Et pourvu que le citoyen soit tranquille, on nes'inquiétera pas trop de la façon dont les expertsexercent leur fonction. Ce type de psychiatrie visesurtout à rentabiliser les investissements des pou-voirs publics en fonction des charges à assumer,d'où la nécessité d'un grand contrôle bureaucrati-que sur la quantité des interventions faites, le nom-bre de patients pris en charge, la compilation desdivers moyens employés durant l'opération, le coûtdes retombées en séjours hospitaliers effectués ouévités, le tout se soldant en un savant calcul «percapita».

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Beaucoup de ressources peuvent ainsi être englou-ties dans l'encadrement bureaucratique, mais l'or-dinateur n'en demande pas moins pour énoncer sonfutur plan quinquennal qui assurera la santé men-tale de la population. Ce plan ne s'embarrasseraguère des considérations psychologiques, biologi-ques, voire même sociales.

Mais la psychiatrie ne peut guère suivre de tracéaussi désincarné et le psychotique se chargera biend'ailleurs d'affoler l'ordinateur si celui-ci ne réus-sit pas à le robotiser. Il n'est guère facile de pré-voir le malade mental, celui-ci n'ayant souvent pourtout recours que la possibilité de brouiller les car-tes et les programmes établis.

L'équipe ne peut offrir que sa disponibilitéd'écoute et d'intervention selon la place que lemalade lui assigne. Il faut découvrir cette place,dénouer les conflits qui lui permettront un peu demouvements dans cet univers désorganisé ou réor-ganisé de façon très personnelle.

Les exigences d'un tel métier sont grandes. Et ilfaut beaucoup de ressources qui devront rester dis-ponibles jusqu'à ce moment que le sujet choisirapour étendre la main afin de vérifier la réalité del'aide offerte, quitte à ne s'en servir vraiment queplus tard, beaucoup plus tard... ou jamais!

Une seule personne ne saurait suffire à faire lesiège de la psychose. Les ressources nécessairessont trop nombreuses et variées pour qu'un seul êtrey suffise. Même si le soignant n'est pas effective-ment mis à contribution par le malade, le seul besoinde rester là l'oblige à métaboliser beaucoup d'éner-gie. Maintenir l'écoute, présenter en assumant lerefus, accepter d'être dénié dans la présence même,soutenir d'être perçu comme attaquant au momentd'une offre généreuse, veiller à ses propres fron-tières quand le pays voisin tout entier dort, tolérerses propres défaillances et ne pas verser dans latoute-puissance, voilà quelques-unes des tâches dusoignant de l'équipe. Et ces tâches sont grandes con-sommatrices d'énergie!

La diversité des interventions invite à multiplierla complémentarité des intervenants. Cette équipese donnera donc les moyens de se poser au lieu derencontre du subjectif et du social. En plus de latravailleuse sociale, voilà donc justifiés les rôles dupsychologue, de l'ergothérapeute et de l'infirmièredans l'équipe où nous travaillons. Le psychiatre estune sorte de pivot ou de point de repère à partir

duquel évolueront les autres soignants et qui per-mettra l'unité de coordination face au malade et àson entourage. Nous pensons à coordination plutôtqu'à direction tant il nous apparaît que l'interven-tion du soignant se situe toujours dans son identitépropre et dans celle du soigné. L'équipe devientdonc le vecteur par lequel se canaliseront les inter-ventions proposées et finalement coordonnées parle psychiatre. L'intervention sera mesurée, souhai-tée la plus petite possible.

LE MALADE COMME SUJET

La tâche assumée par le soignant sera de toujoursrespecter l'identité du sujet malade. La chose n'estguère facile lorsque nous arrivons dans un monded'aliénation où le sujet lui-même ne semble pas por-ter beaucoup d'attention à respecter et à faire res-pecter sa propre individualité. Mais il est certainque si le soignant accepte d'aliéner ou d'être aliéné,il n'y aura pas de lieu possible pour une restaura-tion toujours problématique des liens. Commentamener le malade à réintrojecter la part de lui-mêmequ'il a aliénée et comment proposer à son entou-rage une autre façon de faire que l'exclusion, si lesoignant lui-même n'entretient pas les liens néces-saires à l'ancrage du patient dans son milieu!

Empruntant une image à S. Leclaire, nous dirionsque le soignant travaille avec le malade comme untisserand sur un tissu abîmé. Une recherche patienteet minutieuse lui permettra de faire l'inventaire desfils rompus et de ceux qui peuvent restaurer la con-tinuité de l'ensemble, rattacher les bouts concor-dants, rajouter du matériau nouveau là où le man-que doit être comblé.

Le soignant arrive dans un lieu qui a déjà son his-toire propre et où il ne peut tout créer de toutes piè-ces. L'obligatoire inventaire des ressources dumalade, des manques dans le tissu psychologiqueet des matériaux disponibles dans le milieu propredu sujet invite à un examen plus serré de ce qu'estla maladie mentale et plus particulièrement lapsychose et l'état-limite, ces troubles qui rendentl'équipe soignante indispensable et qui ont justifiéla psychiatrie communautaire.

En regard du type de clientèle desservi par uneéquipe psychiatrique, laquelle se compose généra-lement de psychotiques, de borderlines et de per-sonnes atteintes de troubles graves de la personna-

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lité, la nécessité de l'implication de différents inter-venants nous semble donc se justifier. Et même siune psychothérapie formelle peut être offerte par-fois par un membre de l'équipe qui en a la forma-tion suffisante, l'approche courante faite auprès denotre patient prendra le plus souvent une formed'aide, de soins. Nous veillons à maintenir des para-mètres rigoureux et à éviter que les choses soientfaites n'importe comment et par n'importe qui.

Nous nous efforçons donc de comprendre nosinterventions selon le schéma de la théorie analyti-que et nous tendons à organiser notre action selondes repères bien définis et généralement acceptés.En ce sens, toute intervention pourrait avoir unevaleur thérapeutique en s'inscrivant dans une com-préhension de la maladie mentale, qui permet desretouches à la psychologie du patient et des inter-ventions sur son milieu.

Nous favorisons nettement l'approche individuellepar l'assignation du patient à un membre désignéde l'équipe. Les autres intervenants viennent semanifester pour des services d'appoint au cours decette prise en charge, à l'exception de certaines pra-tiques de co-thérapie qui nous sont apparues justi-fiables auprès de certains malades, notamment ceuxatteints de trouble à composantes paranoïdes sévè-res qui compromettent constamment la stabilité deleur relation thérapeutique.

L'approche individuelle vise surtout à maintenirla capacité de relation du sujet, à permettre ce qu'ilnous faut bien appeler un transfert alors même queles moyens de comprendre ce transfert sont nota-blement réduits en comparaison de la cure-type.Malgré l'ambiguïté que ce mot comporte, nous par-lons cependant le plus souvent de la «relation» dusoigné au soignant plutôt que de transfert, parce quenous réservons ce terme pour la relation psycho-thérapeutique formelle.

COMPOSANTES DYNAMIQUESPRIMITIVES

Dans son travail quotidien, le soignant fait faceà des aménagements très particuliers dans ses rela-tions d'aide. Le malade a beaucoup plus de facilitéque les autres à se mouvoir dans un monde sansfrontière. Il sème la confusion sur son passage pourmieux brouiller les pistes conduisant à des conflitsintérieurs, camouflant la source de ses angoisses aux

autres et à lui-même. Chez le plus perturbé, la con-fusion semble un état quasi permanent et l'on pour-rait même supposer qu'il n'est jamais sorti du chaosprimitif.

Chez les schizophrènes les plus régresses, le cli-vage ne semble pas avoir été réussi de façon satis-faisante. La mer Rouge n'a jamais pu être séparéeen deux pour permettre au Moïse du schizophrènede conduire ses bons objets aux lieux sûrs de laTerre Promise. Le jeune nourrisson qui deviendraschizophrène n'arrive pas à se dégager du chaos pri-mitif où prédominent les pulsions hostiles et agres-sives accompagnées d'affects désagréables et déplai-sants. Le bon sein n'arrive pas à se former et à per-mettre à l'enfant un autisme protecteur qui lui per-mettra progressivement des vécus agréables et biendistincts. Chacune des expériences reste entachéede déplaisir et enclenche des réactions hostiles quirendent le soutien maternel aléatoire. Confondu aumauvais sein, le bon sein sera attaqué et détruit lorsdes attaques du nourrisson.

Depuis les travaux de Mélanie Klein, on saitqu'un clivage survient à différents moments dudéveloppement psychologique et qu'il doit induiredes dichotomies transitoires. C'est ainsi que le bonsein sera séparé du mauvais sein, condition essen-tielle à la séparation ultérieure du soi et de l'objet.Advenant une défaillance de ce mécanisme et uneimpossibilité de réussir le clivage transitoire, il nesera jamais possible à l'enfant de reconnaître et dis-tinguer ce qui lui est agréable de ce qui lui estdésagréable.

La confusion entre le bon et le mauvais empê-chera la phase ultérieure de séparation nette entresoi et l'autre. Au début, le premier clivage s'esteffectué entre d'une part les représentations bon-nes de soi et de l'objet et d'autre part entre les repré-sentations mauvaises de soi et de l'objet. Lorsquece clivage est complété, une nouvelle distinctionpeut se faire d'une part entre les représentationsbonnes de soi et les représentations du bon objet etd'autre part entre les représentations mauvaises desoi et les représentations mauvaises de l'objet. Lesoi ambivalent et l'objet ambivalent émergeront dela fusion des parties mauvaises et bonnes du soi etdes parties mauvaises et bonnes de l'objet. Lors-que ces étapes ne sont pas bien traversées, la con-fusion sera exacerbée lors des crises et empêcherala séparation nette entre soi et l'autre. Le soi res-

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tera fragmenté, morcelé et les tentatives heureusesde représentations achevées resteront susceptiblesd'un éclatement facile. Le schizophrène demeureainsi toujours menacé du chaos, surtout quand lechaos devient son principal refuge!

Il en coûte beaucoup de vivre dans la confusion.Les frontières du soi demeurent mal investies.L'identité du sujet est chancelante. Les angoissesparanoïdes sont pressantes devant l'éventualité cons-tante de voir ressurgir le mauvais objet pour atta-quer le bon objet mal affermi. Les embryons de bonobjet doivent être constamment protégés en les dis-simulant n'importe où, donnant lieu à la techniquede l'écureuil, ainsi nommée par Paulette Letarte.L'ennui, comme chacun le sait, est que l'écureuilne retrouve pas ses cachettes, ce qui donne lieu àune activité fébrile mais tout à fait futile. Le psycho-tique sait quelque chose de cet appauvrissement etil apprendra bientôt à réagir par l'apathie et l'iner-tie devant les objectifs à atteindre.

Les relations du schizophrène montreront la pré-carité qui ne peut être évitée lorsque des portionsseulement du sujet entrent en relation avec des por-tions d'objets. Les relations d'objet partiel sont loinde la qualité et de la richesse des relations d'objetglobal inhérentes au niveau génital. Le patient leplus régressé aura du mal à maintenir les simplesrelations instrumentales destinées à combler sesbesoins de base. Bien souvent il sera difficile de lemotiver à entreprendre une nouvelle relation ou àsortir de sa gangue protectrice, et il se raffermit dansson autisme. Cette attitude n'est peut-être pas siinsensée lorsque l'on considère les dépenses très éle-vées d'énergie qu'il effectue pour des relations avecdes objets aussi décevants, incohérents et instables.

Le psychotique acceptera peut-être un jour d'éta-blir une relation significative avec le soignant. Lors-que la rencontre se produit, le soignant peut s'at-tendre à une relation des plus intenses où beaucouplui sera demandé pendant longtemps avant de voirle moindre signe de gratitude. Nous pouvons direque ce type de relation s'apparente peut-être le plusà la relation mère-enfant. Dans certains secteurs dela personnalité du psychotique, l'enfant est resté tapiet se manifeste encore comme un nourrisson avide.

Ce malade se présente donc très souvent avec desattentes importantes envers le soignant. Il est ten-tant pour le soignant d'une équipe de répondre glo-balement à chacun des besoins du patient au risque

de sombrer dans un agir tous azimuts. Il s'agit pour-tant d'une expérience s'apparentant à la tentativede remplir le tonneau des Danaïdes. Si la demandelatente du psychotique qui souffre dans ses relationsinterpersonnelles n'est pas reconnue et que l'on pré-tend répondre à chacun des besoins manifestes dumalade, que nous nous engageons à satisfaire ceux-ci aveuglément, les soins seront rapidement engouf-frés dans un tourbillon d'activités qui, pour toutesjustifiées qu'elles soient, n'en sont pas pour autantpertinentes.

Deux cas illustreront ici le piège de l'activismeet nous proposerons une esquisse de solution parla suite.

Illustration I

Béatrice est une jeune malade qui nous est ame-née en consultation par son père. Elle n'a que dix-huit ans, mais elle a déjà eu trois hospitalisations,écourtées à chaque fois par un appel au père aprèstrois ou quatre semaines de séjour à l'hôpital afinqu'il vienne chercher sa fille malheureuse d'êtreséparée des siens. Il s'agit de la sixième de sixenfants, tous adoptés. Elle est la fille de la soeurdu père (donc sa nièce). Un frère a été adopté aussipar la même famille.

Le père a déjà effectué plusieurs consultations encabinet privé avant de se rendre chez nous, maisil n'a pas donné suite à ces consultations parce qu'iln'y trouvait pas la réponse à sa demande. Il voulaittout simplement que sa fille de dix-huit ans soitinternée pour la vie, jugeant sa situation désespé-rée et ne pouvant la supporter dans cet état.

Le passé ne nous révèle pourtant pas d'éclats dra-matiques de la part de la malade. Pas d'agirs incon-trôlés non plus. Mais le père nous fait savoir qu'elleconstitue une charge trop lourde pour des parentsdans la soixantaine et que ses capacités à lui sonttrès diminuées depuis qu'il doit porter un «pacema-ker» cardiaque.

De la part de la patiente, il n'y a pas de demndeexplicite. Elle semble se laisser porter, ce qui s'avé-rera exact lorsque nous constaterons qu'elle accepted'être le fer de lance de sa mère dans les conflitsopposant le couple parental. La présentation de lapatiente est des plus dépouillée et son discours estpauvre. L'ensemble évoque même l'allure d'unepseudo-débilité.

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Comme nous l'avons maintes fois constaté, unetelle entrée de jeu n'augure rien de bon pour la dis-cussion en équipe. En disant si peu tout en étant là,la patiente active massivement l'identification pro-jective. Le thérapeute le moins expérimenté peutêtre rapidement happé dans le processus défensifet en arriver à se placer sous l'autorité des morceauxde la malade projetés en lui. Tout soignant peutavoir le sentiment d'avoir bien compris une maladequi parle si peu et celle-ci n'y trouvera pas à redire.

L'empathie, cette forme évoluée de l'identifica-tion projective, amène le soignant à réagir à la pré-sentation pathétique de la malade. Ne faut-il pasintervenir auprès des parents pour qu'ils reprennentà leur seule dimension leurs propres conflits qu'ilsélaborent à travers leur fille? Ne vaut-il pas mieuxséparer la fille d'un tel milieu familial d'autant plusque le père est jugé intrusif, la fille sans défense,la mère rivée au silence par un père omnipuissant?Et le bien-être matériel de la patiente ne devrait-ilpas désormais être assumé par les services publicspour lui permettre un début d'autonomisation? Nebénéficierait-elle pas d'une hospitalisation? d'un pla-cement? d'une psychothérapie?

Voilà les soignants qui brassent de grosses affai-res sous le regard morne du portier malade. Celui-ci, pendant ce temps, ne fait que veiller à contrôlerles entrées et les sorties, trop occupé à s'y retrou-ver dans ses registres sans dessus dessous.

L'équipe oubliera de faire cette constatation dèsle départ, ce qui nous obligera très souvent à reve-nir consulter la carte routière. Chacun s'y perd àson tour. L'angoisse monte dans l'énervement dela recherche fébrile d'une solution. Chacun y metdu sien. Après des semaines d'effort, une halte s'im-pose, probablement attribuable à l'épuisement desparticipants. Ceux-ci ne s'y retrouvent plus. Unevérification de nos positions est entreprise. Nousfaisons le bilan! Deux soignants offrent chacun deleur côté une approche individuelle différente à lamalade. L'un de ces soignants avec un autre soi-gnant fait un couple qui offre de l'aide aux parents.Le psychiatre est relancé par le père qui n'a tou-jours pas démordu de sa solution d'asile à vie. Heu-reusement, la patiente est introuvable, ou plutôt si,elle se trouve à l'hôpital que l'équipe avait voulutenir loin, pour un temps du moins, afin de permet-tre un réaménagement de la situation familiale dela malade. Mais le père avait conduit la malade à

l'institution après plusieurs essais infructueux pourl'y faire admettre. Il jugeait que notre dépensed'énergie ne pouvait contenir la folie de sa fille. Età l'hôpital, d'autres soignants viendront s'ajouteret l'on se retrouve bientôt dans la Tour de Babel.Personne ne parle la même langue, surtout pas cellede la patiente.

Chacun dit quelques mots de cette langue, maisces mots sont tous différents, d'où l'impossibilitéde s'y reconnaître. Ces bribes de langage comprispar les soignants sont finalement juxtaposées sansque se dégage une orientation claire. Nous consta-tons que nous devons nous mettre à l'étude de lalangue de la malade. Un seul soignant s'inscrira àcette rude formation, restant secondé par les autresmembres de l'équipe.

De son côté, la malade ne semble guère préoc-cupée par tout ce charivari des gens qui lui veulentdu bien. Elle accepte évidemment de s'adresserdésormais à une seule personne alors que d'autressoignants s'occuperont de rencontrer ses parents.Le psychiatre reste coordonnâtes des interventions.

Cet instant est un point tournant pour l'équipe,même si peu de chose en apparence ont changé. Leséchanges à propos de la malade sont toujours aussinombreux, et animés des émotions que la maladen'assume pas elle-même, mais chacun s'y retrouvedans ce cadre réorganisé qui n'est plus secoué parla confusion défensive que la malade y semait.

La patiente en vient alors à présenter un déliremanifeste (à moins qu'il ne soit ouvertementreconnu que maintenant) démontrant ainsi la néces-sité où elle se trouve de recourir à d'autres organi-sations défensives pour stabiliser son économiepsychique. Son discours devient plus nourri et lapatiente semble plus vivante.

Cette narration de péripéties prétend surtout illus-trer la facilité avec laquelle des soignants peuventse laisser prendre au filet des identifications pro-jectives où l'agir est activé rapidement et la vie dumalade prise en charge de façon globale comme l'yinvite la régression massive de la malade. Dans cejeu des identifications et des projections, c'est le quiperd gagne. La malade perd sa vie et gagne plu-sieurs soignants. La confusion est entretenue, lesbarrières entre soi et l'autre sont allègrement sau-tées et prédomine ainsi la règle de «ce qui est à toiest à moi». Et l'aliénation se perpétue ainsi dans lesinstances thérapeutiques.

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L'absence de frontières individuelles n'ayant paspermis une identité ferme du sujet, chaque soignanta raison quand il présente une facette différente dela malade. La compréhension du soignant est par-tielle, certes, mais souvent très réelle. Pour peu quele praticien sente la nécessité d'intervenir, il pas-sera à l'action avec toutes les justifications néces-saires, d'autant que l'agir fait beaucoup de bien auxsoignants dans de telles situations. Ils peuvent ainsiapparemment tenir en échec la blessure narcissiqueque leur imposerait un sentiment d'impuissance tropgrand devant une malade si pathétique. «Il faut bienfaire quelque chose» est-on porté à se dire devantde telles carences, surtout devant quelqu'un quiporte si bien le rôle de victime consentante.

Mais il ne faut pas s'y méprendre : le piège dela psychose est souvent un pis-aller auquel la vic-time tient elle-même beaucoup. Il faudra du tempspour lui faire reconnaître les mâchoires qui l'em-prisonnent. Et il en faudra encore davantage pourlui faire accepter d'être délestée de cette empriseécrasante mais combien rassurante, familière etintime.

On ne sera guère surpris de ces vécus assez tumul-tueux dans une équipe lorsque l'on considère la posi-tion stratégique que cette équipe investit à l'inter-face du sujet et de son milieu et que l'on constatela nature du défaut fondamental, cette faille de lapersonnalité du psychotique à laquelle le soignanttente d'apporter une solution. Si les soignants selaissent aller à s'approcher de la psychose, ils doi-vent toujours s'attendre à éprouver des vécus glo-baux répondant à des angoisses massives et à desmoyens primitifs de faire face à ces situations.

Le psychotique a traversé les différentes phasesdu développement sans y avoir gagné les structu-res internes stables consécutives à ces stades. Lacristallisation ne s'est pas opérée après le conflit,et les éléments psychiques continuent à flotter libre-ment sous forme de particules, sans opérer une soli-dification véritable qui permettrait de tirer profit dechacune des expériences de développement, de cha-cun des passages critiques. La cristallisation devaitnormalement s'opérer à partir des précipités qui seforment durant l'apaisement des crises après l'in-teraction des éléments enjeu. Le résultat donne desstructures stables et patiemment construites, commedes coraux. Mais si le remous n'a pas cessé, lesstructures n'ont pu se former. Et notamment, l'ob-

jet reste mal différencié. Les quelques esquissesréussies d'objet qui ont pu prendre forme resterontmarquées de ses qualités des imago primitives quirisqueront de ressurgir à tout moment. Ces repré-sentations d'objet peuvent prendre des allures fan-tastiques au moindre propos, donnant aux objets uneinstabilité qui n'est pas du tout rassurante.

Un moi en instabilité précaire se débat donc avecdes objets primitifs. L'angoisse surgit rapidement.Et les mécanismes de défense utilisés seront mas-sifs, globaux, sans discrimination. Leur action estpeu différenciée et dans le mouvement de réprimerl'angoisse massive, ces mécanismes démolissent delarges secteurs de la vie psychique. Nous sommesloin de l'action de refoulement, ce mécanisme dedéfense des plus sélectifs. Pour juguler les angois-ses primitives, le psychotique prendra les grandsmoyens : le clivage, le déni, l'idéalisation primi-tive, l'identification projective, les projections mas-sives! Ce sont des mécanismes dévastateurs, peusélectifs, peu respectueux de la réalité. Un seulobjectif est privilégié : maîtriser l'impétuosité del'angoisse, peu importe les dégâts aux structuressaines.

Les affects mobilisés au cours de ces manoeuvresseront aussi très massifs. Le bien-être sera extati-que si la satisfaction est accordée, mais l'angoissesera insupportable devant tout abandon appréhendé.Toute manifestation agressive soulèvera des crain-tes de rejet, d'exclusion! L'univers se peuple degens suprêmement bons ou superlativementméchants. Le bon l'est toujours et le méchant n'ajamais de moment de mansuétude. Le soignant seretrouve régulièrement en situation de tout bon outout mauvais, selon qu'il porte l'idéal inassouvi deson malade ou le mal impossible à assumer, que lepsychotique rentre de force dans l'autre pour s'évi-ter les douleurs d'une culpabilité insupportable.

L'ordre de tels affects rappelle quelque peu lesdébordements du nourrisson qui n'a pas encoreréussi son contrôle moteur et qui se manifeste defaçon globale, à l'emporte-pièce. Les contrôles raf-finés que le nourrisson installe progressivement aucours de son développement n'ont pu s'établirfermement.

S'il n'y prend garde, le soignant sera rapidementemporté dans un tourbillon d'affects et de sentimentsdébordants et faute de pouvoir maintenir des repè-res précis, son action viendra ajouter à la confu-

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sion. Le plus sûr moyen de s'y retrouver est encorede bien repérer les embûches au préalable, de dis-tinguer les ressources réelles du malade et de misersur les capacités de ce dernier. Ceci suppose uninventaire précis et patient qui s'effectuera dans uneatmosphère d'écoute, d'attente active, comme nousavons tenté de le faire dans l'illustration suivante.

Illustration II

Patrice, un jeune homme de 21 ans, se présenteà nous avec une condition et une situation rappe-lant étrangement celles de Béatrice. Son identité malassurée se dévoilera tout le long de ce premier entre-tien où il recoura uniquement au pronom indéfini«on» pour parler de lui-même. Patrice est manifes-tement dans un état schizoïde depuis de nombreu-ses années. À son état de dépendance affective secombine un dénuement matériel à peu près total.Mais c'est sur ce terrain qu'il lutte pour conserverses dernières traces d'individualité en refusant d'as-sumer sa condition matérielle. Il refuse de se pré-senter aux organismes publics pour obtenir des allo-cations de soutien. Pour contrer les pressions del'entourage, il allègue l'éventualité d'un emploiimminent quoiqu'il ne puisse rien avancer de con-cret de ce côté-là. Sa mère enrage de le voir ainsiclaquemuré dans l'isolement oisif et il lui arrive depriver son fils de nourriture pendant quelques joursou de le faire séjourner sur le balcon extérieur pen-dant de longues heures aux prises avec le froid afinde le mobiliser. Mais notre jeune homme ne décon-gèle pas pour autant ses rapports avec autrui.

Au niveau de l'équipe, le pathétique de la situa-tion enclenche rapidement les élans salvateurs dessoignants. Les discussions sont animées et donnentlieu aux propositions les plus généreuses! Une foisla tempête affective apaisée, la propension à l'agiratténuée, nous nous efforçons de dégager une façond'être qui nous gardera de la confusion. Surtout êtrepatient, connaître notre interlocuteur, respecter leslimites qu'il pose à son insu à l'aide des autres. Sonopposition est destructrice, certes, mais elle protègela petite flamme de subjectivité qui cherche à sur-vivre au fond de lui-même. Il s'agira donc plutôtpour nous de confirmer cette flamme, de la nourrirde copeaux pour qu'elle s'enfle et prenne vigueur.Il faudra être patient, mater notre ardeur d'inter-vention, tolérer l'intolérable.

La lutte contre nous-même durera des mois. Etle doute nous accompagnera sur la validité de notrefaçon de faire : proposer l'écoute, proposer en quel-que sorte au patient de se reconnaître comme sujetdifférencié capable de désirs et de paroles, n'est-cepas nier le trouble grave de ce moi incapable de suf-fire à la tâche? Est-il tout bonnement adéquat pourdes soignants de proposer une démarche d'élabo-ration psychique à quelqu'un qui semble enfoncédans les ornières non verbales? La chose peut paraî-tre d'autant plus aléatoire que le sujet lui-même n'ade cesse de montrer la vanité de nos efforts en nese présentant pas aux rencontres fixées par le soi-gnant, ou en se présentant à contretemps. Quelqueséchanges furtifs, des coups de téléphone qui relan-cent la relation montrent son désir, cependant, mal-gré l'opposition qui nous tient à distance. Nousattendons un signe de sa part avant de tenter desmanoeuvres concrètes de soutien. Puis Patrice cessede nous donner signe de vie pendant des périodesallant de trois à six mois. Enfin une interruption plusprolongée nous laisse dans l'attente.

Nous le revoyons finalement, à sa demande. Sonapparence extérieure est métamorphosée. Il estdégagé, plutôt volubile et il affiche même une cer-taine prestance, encore que mal assurée. Patricevient manifestement réparer l'image qu'il nous alaissée lors de la première rencontre. Il tient à faireconnaître son évolution et nous charge de la com-muniquer aux membres absents de l'équipe. Il s'estdéniché un emploi de garçon de courses. Il esthabillé de façon recherchée, même si le goût estdouteux.

Il nous narre la suite des rapports avec sa familledepuis notre dernière rencontre. Les contacts sontmaintenant rétablis et il ne s'en montre pas peu fier.H a fait diverses fredaines depuis sa dernière visite,dont celle de faire un petit feu pour se réchauffersur le trottoir devant une caserne de pompiers et unposte de police! Ce qui l'a conduit rapidement enprison pour quelques semaines. D attribue à cet inci-dent la mobilisation de ses parents qui auraient alorscompris (selon lui) à quelle extrémité il en étaitrendu, eux qui avaient rapidement sabordé les ren-contres familiales instituées peu après la premièreconsultation.

Bien sûr, on pourrait supposer que le messageprovocant du petit feu sur le trottoir nous étaitadressé, au moins en partie, et ce serait probable-

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ment juste. Mais il nous apparaît que même décodé,le message ne devait pas modifier notre attitude sil'on tient compte de la marge de manoeuvre qu'ilnous laissait. Patrice était engagé dans une lutteauprès de sa famille pour se faire accepter dans sondénuement et nous ne pouvions lui assurer à courtterme une modification de cet état. Il était évidentqu'il agissait pour se faire délaisser en même tempsqu'il s'acharnait à se faire accepter par sa famille.«J'ai été accepté dans mon pire» nous avait dit unjour, avec une évidente satisfaction, un autre schi-zophrène qui venait d'être reconfirmé parmi lessiens après avoir roué de coups sa petite amie etavoir pénétré dans la maison de son père en for-çant la porte arrière à coups de hache. N'était-ce pascette même demande que faisait Patrice aux siens,d'être accepté lui-même, gratuitement, sans que l'onexige quoique ce soit de lui. La confirmation nar-cissique que devaient lui prodiguer les siens sedevait d'être à peu près absolue pour que Patricese sente accepté avec certitude.

Patrice avait démontré une grande ténacité dansson désir de réintégrer sa famille et il ne supportaitpas de diversion à son projet. En s'immisçant dansle conflit, les soignants risquaient de distraire Patricede sa tâche primordiale. Il se protégeait donc denous en ne laissant qu'une porte entrouverte sur salutte avec sa famille. Nous respections son combatet cette attitude semble lui avoir apporté un quel-conque soutien narcissique tout en évitant qu'unetrop grande manifestation de notre part ne vienneperturber l'équilibre précaire où il s'était placé. Biensûr nous aurions peut-être réagi autrement si nousavions connu plus tôt le message du petit feu surle trottoir, mais il se pourrait bien que nous serionsdevenus alors des agents sociaux de répression plu-tôt que des thérapeutes voués à la préservation deses liens avec son milieu.

Une action trop ardente des soignants est souventintempestive et peut porter atteinte aux liens fragi-les du patient avec son entourage. Les interventionsprécoces trop prometteuses qui amènent l'équipeà être massivement investie par le patient etpar la famille sont de cet ordre. Des aménagementssont tentés dans l'économie familiale avant mêmeque l'alliance thérapeutique ne soit suffisammentaffermie et que les attentes envers les soignantss'harmonisent avec les capacités d'intervention psy-chiatrique. Les actions prématurées mènent inéluc-

tablement à une rupture précipitée dans le désen-chantement et la rancoeur mutuelle.

Mais puisque la demande quasi unique de Patriceétait de se sentir accepté par les siens, notre pre-mière démarche ne devait-elle pas consister à luiaccorder cet accueil et à accepter de le suivre tantque c'était possible pour nous? Nous devions évi-demment poser des limites à une telle ouverture,mais ces limites se disaient par nos limites réelles,dépouillées le plus possible du sentiment de toute-puissance ou du désespoir dépressif qui mènent dansIe premier cas à l'agir stérile et dans l'autre cas àl'apathie ou au retrait.

Notre acceptation réelle a bien plus d'effet chezle malade qu'une intervention thérapeutique visantà faire payer aux autres les frais d'une acceptationpar le jeu de notre médiation. Le schizophrène nes'y trompe pas. Il est en constante demande narcis-sique envers toute personne qui l'approche. À sesyeux, le soignant est rapidement mis à nu et il estpeu utile de se réfugier derrière un uniforme pro-fessionnel, fut-il bardé des plus belles décorations.«Dans le monde de la psychose, les soignants tra-vaillent sans filet», disait en substance PhilippePaumelle.

UN NARCISSISME EN SOUFFRANCE

Cette exigence fondamentale du psychotiqued'être accepté gratuitement est posée par des besoinsnarcissiques très grands tributaires d'une identitéévidée qui empêche le malade d'établir des relationsobjectales stables et fécondes. Le sujet garde ungrand creux au fond de son être, un «défaut fonda-mental» soulignait Balint. La reconnaissance de cedéficit narcissique s'impose dans l'approche dupsychotique.

Voici un individu en mal d'exister, incertain delui-même et incertain des autres. Les tâches de sondéveloppement l'obligent à se trouver une placedans le grand ensemble social, mais il connaît malle jeu des relations humaines, et il n'est pas sûr depouvoir désirer ce qu'il peut appréhender de cetteréalité. Son énergie est foncièrement orientée à main-tenir ses morceaux ensemble alors qu'il est exigé delui de s'articuler aux autres, de se projeter dans uneindividualité et de produire. L'asile lui a long-temps permis de s'éviter les tiraillements d'une

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telle tâche. Les murs pouvaient être des contenantssûrs qui empêchaient la diffusion de sa substance.Faute de pouvoir lui-même poser les limites à sonindividualité, l'extérieur suppléait en posant les bali-ses qui délimitaient ses contours. L'asile s'est trouvéen quelque sorte à relayer la mère dans son rôle decontenant et à permettre au psychotique une certaineforme de vie. Mais il arrive dans l'asile ce qui arri-verait à l'individu qui continuerait à vivre constam-ment sous les jupes de sa mère, le psychotique nevit pas sa propre vie, les autres se vivent à traverslui.

C'est bien dans le rôle de contenant que l'asilea le plus failli à la tâche. Cette institution n'a passu préserver l'individualité du sujet qui lui était con-fié. Toute institution, en effet, semble vouée à lapréservation de sa vie propre, et est amenée à con-sommer les énergies et la vie même des sujets quien font partie. Et le psychotique n'a pas les ressour-ces suffisantes pour préserver son identité dans legrand ensemble. Invariablement, il est assimilé augrand tout et il perd ses caractéristiques propres.

L'équipe psychiatrique s'est donné le doubleobjectif de contenir et de respecter les caractéristi-ques du sujet dont elle a à s'occuper. Elle n'est pasle seul contenant possible pour le patient. Sponta-nément, certains sujets trouvent dans leur entouragedes alliés qu'ils réussiront à intéresser à leur sortet qui leur assureront un apport narcissique suffi-sant pour réaliser un mode de vie satisfaisant. Il estessentiel de pouvoir repérer ces situations viableset même de favoriser leur maintien. Certains exem-ples de couples de patients qui se sont formés ontsemblé présenter toutes les caractéristiques suffi-santes d'un soutien mutuel gratifiant que nous avonspris garde de ne pas perturber. Dans certains cas,nous avons dû nous faire quelque peu violence pouraccepter des formes distordues de vie, mais lareconnaissance des satisfactions mutuelles que cha-cun des membres puise dans le couple nous a sem-blé justifier le soutien de leurs relations.

Mais ces contenants naturels de l'entourage despatients ne sont pas toujours magnanimes oudévoués à une autre cause qu'à la leur. L'équipepsychiatrique peut alors représenter un substitut adé-quat en autant que cette équipe accepte de remettreau propriétaire les possessions que celui-ci lui a con-fiées de façon transitoire par identification projec-tiye.

La qualité essentielle d'un bon contenant est depouvoir conserver, rendre mentalisable puis resti-tuer au sujet le matériel que le malade y a déposéet dont il devra un jour ou l'autre reprendre pos-session pour colmater son identité amputée. Le con-tenant a un rôle transitoire, limité à la période oùle sujet ne peut garder lui-même ses possessionsparce que son appareil psychique faillit à la tâche.La fermentation dans le contenant suppléera auxmécanismes psychiques défaillants du patient.

Les valeurs narcissiques qui sont confiées aucourtier psychiatrique sont toutes importantes pourle patient, quel que soit le bilan qu'en fassent lessoignants pour eux-mêmes. Elles représentent unepart importante des possessions du sujet et ne sau-raient être écartées sans appauvrir, fussent-elles desvaleurs négatives. Le psychotique devra bienapprendre quoi faire de ses dettes qui ne font main-tenant surgir qu'angoisse et culpabilité insupporta-bles. Lorsque les défenses paranoïdes auront étéatténuées et qu'il sera prêt à recouvrer la res-ponsabilité de lui-même, le psychotique pourraéventuellement assumer qu'il peut abriter des pul-sions destructrices envers l'objet. En autant que lelien objectai soit suffisant, des angoisses dépressi-ves pourront naître et permettre la culpabilité à tra-vers des craintes d'abandon et de rejet.

Lorsqu'il reconnaîtra de façon nette l'existenceséparée de l'objet, il craindra l'abandon à cause deses manifestations hostiles qui lui font craindre pourla survie de son objet. À ce moment de son déve-loppement, l'individu devient capable d'appréhen-der l'objet total, et dans un mouvement progressifd'identification projective, il peut se mettre à laplace de l'objet souffrant qu'il a attaqué et éprou-ver de la culpabilité pour le mal qu'il lui a fait. Etles oeuvres de réparation viendront rétablir les liensde confiance envers le bon objet retrouvé.

Il apparaît donc indispensable que le soignant soitlui-même capable de contenir les attaques sans êtredémoli et plus tard, il lui sera possible de retournerau malade la réalité des agressions que celui-ci luia fait subir. C'est par ce matériel ainsi vécu avecson thérapeute que le patient pourra accéder aux dif-férentes étapes de la maturation en passant par lescraintes de la loi du Talion et celles du désespoird'être abandonné. Mais la possibilité lui sera ainsiconservée de déboucher un jour sur la dépressionoù se déploiera une culpabilité ouvrant la restaura-

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tion narcissique : «je suis coupable, donc je suiscapable» disait Francis Pasche. Parvenu à ce degréde considération pour l'objet, le sujet psychotiquepourra s'employer à la réparation de cet objet, cequi permettra au patient des espoirs nouveaux et ladécouverte de sentiments magnanimes. Le sujet toutcomme l'objet deviennent capables de pardon et deréconciliation, ce qui ouvre des perspectives de sta-bilité dans les relations malgré les embûches desattaques hostiles qui ne manqueront pas de surve-nir. Le sujet et l'objet peuvent alors aspirer à la tota-lité de leurs dimensions propres.

Mais avant de parvenir à cette capacité de rela-tion, la béance narcissique du patient devra être col-matée. Le renflouement narcissique passe par larelation duelle comme l'a bien souligné JacquesHochmann. Cet apport s'opère dans une relationquasi fusionnelle où se vivront certains éléments dela symbiose. L'opération est délicate parce qu'elleimplique pour le soignant d'assumer presque com-plètement certains secteurs de la personnalité dupatient tout en sachant préserver les parties auto-nomes du sujet. La place du psychotique ne peutêtre prise par le soignant là où le sujet peut l'assu-mer! Il s'agira ainsi de tolérer les demandes les plusrégressives à côté des demandes les plus évoluées.La tentation est souvent forte de ne pas y aller tropdélicatement au risque de brimer des tentatives timi-des ou peu rentables d'affirmation du patient. Maismalgré les embûches, la ligne directrice incite le soi-gnant à maintenir le cap sur les possibilités futuresdu patient. L'aménagement de la situation présentepourrait être relativement facile pour le soignant s'ilse limitait à trouver un expédient à la crise actuelle.Une solution ou l'autre peut généralement être trou-vée assez aisément. Le difficile pour le soignant serade permettre au sujet de se sortir de la crise en ayantappris quelque chose qui l'aidera à résoudre lui-même les autres situations qui se présenteront à luipar la suite.

Parmi les fonctions que le soignant est amené àassumer en auxiliaire pendant un certain temps,nous soulignerons plus spécifiquement la nécessitépour le thérapeute de dégager la relation des diffé-rentes toxines que le patient y déverse. Il s'agit detous ces vécus d'angoisses, d'hostilité, de blessu-res mutuelles qui sont infligées aux participants dansce corps à corps. Les mécanismes psychotiquessèment le trouble et la désorganisation. Une entre-

prise de detoxification devient indispensable. Ellel'est pour le soignant qui doit survivre dans un telclimat et réussir à préserver son identité propre. Elleest également indispensable pour le malade qui nepeut disposer de ses propres déchets et qui risqued'avarier les rapports avec son soignant. En se ser-vant de son élaboration psychique, le soignantpourra au moins un certain temps effectuer lui-même la vidange mais il se gardera bien de jeterles rebus afin de présenter ses comptes futurs aupsychotique en temps opportun. Durant cettepériode le soignant risque d'être submergé par lesprojections qui sont faites sur lui et il devra faireappel à ses propres réserves narcissiques pour tolé-rer d'être dénié dans sa propre identité. C'est enmaintenant une relation constante, durable, quasiinébranlable, avec son soignant que le patient pourraen venir à concevoir que ses attaques destructricesne sont pas toutes-puissantes ni absolues et qu'ilpourra même occasionnellement en arriver à éprou-ver des sentiments positifs, solides et stables pourson thérapeute. Mais ce n'est pas une mince tâchepour le soignant d'accepter d'être l'objet d'agres-sion, de mépris, de négation dans ce type de rela-tions. Certaines attitudes défensives pourront leséduire. Le soignant est ainsi amené à maîtriser sespropres pulsions de représailles, de rejet, d'exclu-sion; dans des formes atténuées, les mêmes tendan-ces se manifesteront dans le retrait défensif du soi-gnant, ou dans la perte d'espoir de tout objectif thé-rapeutique réaliste.

Lorsqu'il se trouve au coeur de ces crises, le soi-gnant est souvent tenté de lancer un appel à Her-cule pour nettoyer les écuries. Mais il n'y a pasd'Hercule en psychiatrie malgré les développementsles plus récents de l'arsenal thérapeutique. La médi-cation pourra parfois servir de recours. En y met-tant la quantité suffisante, nous savons qu'il est pos-sible d'arriver à mater toute manifestation exces-sive du patient. Mais nous savons également queles médicaments n'ont pas une activité discrimina-tive et que souvent en plus d'apaiser les tensionsles plus néfastes, les médicaments écrasent aussi lesmanifestations les plus saines de la vie psychiquedu malade. Le soignant a appris à se méfier desaméliorations superficielles induites par les médi-caments. Nous savons que le résultat obtenu n'estque transitoire et que les causes psychiques respon-sables de la perturbation ne sont pas durablement

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modifiées par les médicaments. Il sera nécessaireà un moment ou l'autre de laisser poindre à nou-veau l'angoisse d'une structure psychique pertur-bée afin d'obtenir un terrain propice au travailpsychologique aux effets plus vulnérables.

CONCLUSION

Le sujet soigné, s'il est appréhendé comme sujet,sera perçu dans son entité biologique, psychologi-que, sociale. L'adéquation à son milieu sera priseen considération et le thérapeute cherchera à repé-rer les possibilités de soutien que le malade peutencore espérer de la part de son entourage. Car cemilieu fait partie intégrante de l'économie globaledu sujet et constitue une des facettes importantesde sa vie d'adulte. Reconnaître cette incidence, cen'est pas poser le social comme facteur nécessaire-ment déterminant de la genèse des troubles, maisc'est compter avec les investissements ou contre-investissements que le sujet a opéré sur son envi-ronnement. Considérer le milieu c'est aussi tenterd'évaluer l'impact de la faille psychologique dumalade sur les siens. C'est également déceler lesdéficits que la cicatrice a imposés aux relations dumalade avec son entourage qui ont parfois dû seplier à des solutions marginales pour que des liensarticulés puissent se maintenir.

En somme, tout l'arsenal de la psychiatrie com-munautaire constitue un dispositif lourd, mais lesmoyens mis en oeuvre nous semblent proportion-nels à la difficulté de lutter contre les avanies dela marginalité psychique. Il nous semble que desacquis ont pu être confirmés depuis les premiersjours de cette façon de penser la psychiatrie. Il estplutôt rare maintenant, en effet, de rencontrer deces malades qui émergeaient autrefois des concen-trations asilaires et dont la vue évoquait l'aspect decorps déshabités, d'âmes en exil. Il se pourrait bienque le maintien scrupuleux des liens avec leur milieude vie ait permis à ces êtres de rester plus vivants.Quand nous parlons d'une meilleure qualité de vie,nous ne parlons pas ici uniquement des fonctionssociales du malade qui sont davantage préservéesactuellement. Nous tenons surtout à souligner lameilleure qualité de liens affectifs qui nous semblentplus gratifiants pour le malade. Nous avons l'im-pression que la vie affective est davantage respec-tée dans les structures actuelles.

La préservation des liens dans le souci de luttercontre l'aliénation sans cesse renaissante a proba-lement contribué largement au maintien d'une plusgrande vie intérieure chez le patient. L'objectif demaintenir dans le malade sa flamme de vie nousapparaît rendre à la psychiatrie le visage humainqu'elle a toujours souhaité depuis Pinel.

Ainsi, en posant les jalons d'un travail qui allaitpermettre de décoder le discours du délirant, Freuda permis au psychotique de sortir de l'isolementsplendide de sa tour d'ivoire. Les médicaments ontfavorisé sa sortie de l'asile. Il revenait à la psychia-trie communautaire d'intégrer ces acquis des expé-riences passées et d'aider le malade à réintégrer laplace qui est la sienne dans son milieu.

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Page 14: Le soignant, l’équipe psychiatrique et le malade...d'ailleurs d'affoler l'ordinateur si celui-ci ne réus-sit pas à le robotiser. Il n'est guère facile de pré-voir le malade

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SUMMARY

The psychiatrie approach has been modified by the advent ofcommunity psychiatry. The maintenance of the psychotic in hisnatural community requires significant resources. The teamapproach is one which can respond to this need. The challengerto be met persist in the care of the psychotic: respect of the indi-viduality, of the attributes of the subject, the maintenance of theaffective ties of the patient. The individual approach attemptsto personalize care. But psychosis is a challenge to the care-giver. By its very nature this psychopathology tends to overflowonto the life of the team, to impede its functioning and to sowconfusion, thus harming all therapeutic effort. Caregivers reactby disorderly activity, affective outbursts... The team must,however, take care to maintain its caregiving function. Two clini-cal cases will illustrate certain of the difficulties encountered.