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LE FRANCOPHONE SAFIR Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe SUPPLÉMENT MENSUEL PARUTION LE 1 ER LUNDI DU MOIS ÉDITORIAL Le cadeau du 40 ème anniversaire Le supplément francophone d’As-Safir Talal Salman AVRIL 2014 Ce supplément du quotidien As-Safir aurait dû paraître il y a bien longtemps. Cette hésitation à concrétiser le rêve, et qui a jusqu’à ce jour entraîné son report, est la conséquence de l’incessant climat de guerre imposé aux Libanais, qu’il s’agisse de guerres civiles ou de confrontation, jusqu’aux invasions israéliennes qui ont atteint Beyrouth durant l’été 1982, puis englobé la plupart des régions du Liban à l’été 2006. Aujourd’hui, avec l’engagement d’une personnalité « militante » tel le docteur Leila Barakat, il est devenu possible de réaliser ce projet ambitieux, d’autant plus qu’elle considère qu’As- Safir a abordé l’âge de la maturité – la quarantaine – et qu’il lui incombe dès lors de s’adresser au « monde » sans intermédiaire. Ainsi, ce projet a pu voir le jour, et voici que vous tenez entre vos mains le premier numéro du Safir francophone. Il constituera le supplément mensuel du journal As-Safir, dont l’histoire longue de deux générations rend témoignage de sa crédibilité et de son objectivité, sans qu’il ait eu besoin d’occulter ni d’édulcorer son identité politique, comme le proclament ses devises : « Le journal du Liban dans la nation arabe – Le journal de la nation arabe au Liban » ainsi que « La voix des sans-voix ». As-Safir demeure une source fiable d’information et une référence grâce à ce mouvement de débat intellectuel et pluriel qui l’anime, enrichissant du même coup la vie politique que les vociférations de l’extrémisme religieux et confessionnel étaient sur le point d’anéantir. Nous souhaitons que ce supplément accomplisse ce pour quoi il existe : faire parvenir une voix libanaise et arabe, nationaliste et progressiste, à un lectorat de l’élite francophone, aux diplomates, aux analystes en stratégie politique, aux étudiants, aux correspondants de presse et aux chercheurs qui éprouvent de la difficulté à appréhender les nuances des pensées, des hantises et des ambitions arabes exprimées dans leur langue originelle. Le désir d’apporter « la voix des sans-voix » à tous ceux qui s’intéressent à la vie politique ainsi qu’à la confrontation des idées et des opinions, Je suis pleinement persuadé que ce projet saura mener à bien la mission qui est la sienne, tout comme As-Safir, qui a réussi à occuper la première position au Liban. Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeurs : Fadia Kiwan, Nasri Al-Sayegh Responsable de la traduction : Johnny Karlitch Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah Karlitch, Johnny Karlitch Correctrice : Anne Van Kakerken Photographe : Manuel Belleli Maquettiste : Ahmed Berjaoui Remerciements à Catherine Cattaruzza pour sa collaboration à la conception graphique. Le Sar francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. diverses ou divergentes, reste l’un des buts qu’As- Safir s’efforce d’atteindre avec probité, confirmant sa foi dans le rôle du journalisme lorsqu’il s’engage pour la consolidation de la démocratie. Nous trouvons l’idée de ce supplément d’autant plus pertinente, que la presse francophone au Liban ne représente que l’opinion d’une fraction de la population. Si le succès frappe à notre porte, c’est le docteur Leila Barakat qui en portera le mérite. Et en cas d’échec, nous en assumerons nous-mêmes la responsabilité. Je suis pleinement persuadé que ce projet saura mener à bien la mission qui est la sienne, tout comme As-Safir, qui a réussi à occuper la première position au Liban et à devenir un journal influent au sein de son environnement arabe, depuis sa première parution jusqu’à la célébration de son quarantième anniversaire. Ce supplément en français est donc son « cadeau », une réalisation remarquable de plus ajoutée au palmarès de son histoire. O Talal Salman est le président-directeur général et le rédacteur en chef d’As-Safir. Mars ayant été partout déclaré « mois de la femme », Le Safir francophone, créé dans le même mois, entend en prolonger l’écho… Lire en page 4 notre dossier sur la femme arabe. « Le visage d’une belle femme nous raconte toutes les femmes, qui vont se fondre dans l’étoile du matin... » (Talal Salman) Léon Comerre, « Les coquelicots ». Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel : [email protected]

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LEFRANCOPHONE

SAFIR A m b a s s a d e u r d e l a p e n s é e p o l i t i q u e e t c u l t u r e l l e a r a b e

SUPPLÉMENT MENSUEL

PARUTION LE 1ER LUNDI DU MOIS

ÉDITORIAL

Le cadeau du 40ème anniversaire

Le supplément francophone

d’As-Safir

Talal Salman

AVRIL 2014

Ce supplément du quotidien As-Safir aurait dû paraître il y a bien longtemps. Cette hésitation à concrétiser le rêve, et qui a jusqu’à ce jour entraîné son report, est la conséquence de l’incessant climat de guerre imposé aux Libanais, qu’il s’agisse de guerres civiles ou de confrontation, jusqu’aux invasions israéliennes qui ont atteint Beyrouth durant l’été 1982, puis englobé la plupart des régions du Liban à l’été 2006.

Aujourd’hui, avec l’engagement d’une personnalité « militante » tel le docteur Leila Barakat, il est devenu possible de réaliser ce projet ambitieux, d’autant plus qu’elle considère qu’As-Safir a abordé l’âge de la maturité – la quarantaine – et qu’il lui incombe dès lors de s’adresser au « monde » sans intermédiaire.

Ainsi, ce projet a pu voir le jour, et voici que vous tenez entre vos mains le premier numéro du Safir francophone.

Il constituera le supplément mensuel du journal As-Safir, dont l’histoire longue de deux générations rend témoignage de sa crédibilité et de son objectivité, sans qu’il ait eu besoin d’occulter ni d’édulcorer son identité politique, comme le proclament ses devises : « Le journal du Liban dans la nation arabe – Le journal de la nation arabe au Liban » ainsi que « La voix des sans-voix ».

As-Safir demeure une source fiable d’information et une référence grâce à ce mouvement de débat intellectuel et pluriel qui l’anime, enrichissant du même coup la vie politique que les vociférations de l’extrémisme religieux et confessionnel étaient sur le point d’anéantir.

Nous souhaitons que ce supplément accomplisse ce pour quoi il existe : faire parvenir une voix libanaise et arabe, nationaliste et progressiste, à un lectorat de l’élite francophone, aux diplomates, aux analystes en stratégie politique, aux étudiants, aux correspondants de presse et aux chercheurs qui éprouvent de la difficulté à appréhender les nuances des pensées, des hantises et des ambitions arabes exprimées dans leur langue originelle.

Le désir d’apporter « la voix des sans-voix » à tous ceux qui s’intéressent à la vie politique ainsi qu’à la confrontation des idées et des opinions,

Je suis pleinement

persuadé que ce projet

saura mener à bien la

mission qui est la sienne,

tout comme As-Safir,

qui a réussi à occuper la

première position au Liban.

Rédacteur en chef : Talal SalmanDirectrice de la publication : Leila BarakatContributeurs : Fadia Kiwan, Nasri Al-Sayegh Responsable de la traduction : Johnny Karlitch Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah Karlitch,Johnny Karlitch Correctrice : Anne Van Kakerken Photographe : Manuel BelleliMaquettiste : Ahmed BerjaouiRemerciements à Catherine Cattaruzza pour sa collaboration à la conception graphique.

Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.

Publié grâce au soutien des éditions [liR].

diverses ou divergentes, reste l’un des buts qu’As-Safir s’efforce d’atteindre avec probité, confirmant sa foi dans le rôle du journalisme lorsqu’il s’engage pour la consolidation de la démocratie.

Nous trouvons l’idée de ce supplément d’autant plus pertinente, que la presse francophone au Liban ne représente que l’opinion d’une fraction de la population.

Si le succès frappe à notre porte, c’est le docteur Leila Barakat qui en portera le mérite. Et en cas d’échec, nous en assumerons nous-mêmes la responsabilité.

Je suis pleinement persuadé que ce projet saura mener à bien la mission qui est la sienne, tout comme As-Safir, qui a réussi à occuper la première position au Liban et à devenir un journal influent au sein de son environnement arabe, depuis sa première parution jusqu’à la célébration de son quarantième anniversaire. Ce supplément en français est donc son « cadeau », une réalisation remarquable de plus ajoutée au palmarès de son histoire.

Talal Salman est le président-directeur général et le

rédacteur en chef d’As-Safir.

Mars ayant été partout déclaré « mois de la femme », Le Safir francophone, créé dans le même mois, entend en prolonger l’écho…Lire en page 4 notre dossier sur la femme arabe.

« Le visage d’une belle femme nous

raconte toutes les femmes, qui vont

se fondre dans l’étoile du matin... »

(Talal Salman)

Léon Comerre, « Les coquelicots ».

Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - LibanCourriel : [email protected]

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POLITIQUE2

Le Safir francophoneou l’engagement

A l’ère des extrémismes, la presse modérée devient orpheline. Si, aujourd’hui, les médias libanais vivent une crise d’ordre financier sans précédent, force est de constater que ce sont les journaux les plus circonspects qui en sont le plus frappés. Dans cette phase de guerres irrationnelles qui embrase la région, il semble bien plus aisé de trouver des financements pour l’attisement des conflits que pour la pondération des idées.

Notre concept est le suivant : le quotidien As-Safir est un journal modéré, qui prêche la paix, la tolérance et la résolution des conflits de la région par la voie de la négociation. Propager la pensée politique de ce quotidien, et telle est la mission essentielle du Safir francophone, c’est en quelque sorte propager la modération et conforter la stabilité.

C’est que « la modération doit être le premier soin de l'homme ». Il y va, en tout cas, du salut de la région pour les décennies à venir.

Cela sur le plan régional. Sur le plan local, As-Safir va encore plus loin, indiquant souvent la voie à suivre à une classe politique qui emmène insouciamment le Liban à la dérive, lui proposant des solutions tangibles pour sortir de l’impasse. « La raison discute. La sagesse oriente. La connaissance aiguise la vision » : cette classe politique, As-Safir tente d’abord, tous moyens confondus, de la convaincre. Au besoin, il la sermonne, il la réprimande. Dans ce sens, As-Safir remplit une fonction d’éducateur, et la crème de ses articles constitue souvent un véritable enseignement politique.

De fait, la pensée politique d’As-Safir, modelée et dirigée par le grand journaliste Talal Salman, est trop précieuse pour être figée dans le carcan d’une seule langue. D’où la nécessité de commencer un chantier de traduction qui assurera la disponibilité de cette pensée en langue française. Traduire, c’est conquérir de nouveaux espaces, avec de nouveaux lecteurs. Comme le disait Victor Hugo : « Une traduction est une annexion ».

As-Safir représente l’opinion d’un très grand nombre de Libanais, qui refusent l’allégeance à nos politiques politiciens, issus du féodalisme ou du libéralisme rapace, des Libanais attachés à leur patrie, à leur identité arabe et qui n’ont pas perdu leur humanité – c’est-à-dire auxquels les tragédies répétées du peuple palestinien peuvent encore arracher des larmes. Ce journalisme de haut niveau, Le Safir francophone ne prétend en être que modestement le miroir. C’est que la francophonie ne prendra son sens que lorsqu’elle reflètera fidèlement la pensée des peuples.

Le projet du Safir francophone débute aujourd’hui sans sponsor et constitue avant tout un engagement personnel aux côtés d’As-Safir, une déclaration de foi en l’excellence du journalisme arabe.

Leila Barakat est écrivain.

Mars 2014.

Leila Barakat

Camp de Yarmouk

Ni l'Orient en butte à ses vieux démons religieux, ni l'Occident, donneur de leçons en matière de droits de l'homme, n'auront été remués outre mesure par la tragédie du camp de Yarmouk.

Enfant affamée dans le camp de Yarmouk. AP

À Mahmoud Darwich, dans le camp de Yarmouk :

« À quoi sert le poème ? »

I- Plus rien ne reste après ton départL’heure est venue d’organiser la cérémonie des

adieux ; les valises sont déjà prêtes pour le départ, les jours passés encombrent notre devenir, les mots ont perdu leur sens de l’orientation et le poème, depuis longtemps, s’en est allé sur l’autre rive de la Palestine, bien au-delà du chaos de Beyrouth, vers l’arène du sang de Damas, vers le « rêve anéanti » de Bagdad...

L’heure est venue de se remémorer furtivement le café d’autrefois, quand il exhalait la saveur de l’avenir. Quand le rêve tissait ses images avec le fil de la liberté, quand le sang, blanc comme le cœur d’une vierge, était servi pour les noces de la nation... Il est urgent que nous retrouvions nos mots, nos noms, nos guerres et notre culture, et que nous leur demandions pourquoi est mort tout ce qui fait partie de nous, tout ce qui est en nous, tout ce qui est avec nous. Et pourquoi nous restons à attendre que se produise un nouveau Tall El-Zaatar dans le camp de Yarmouk et pourquoi nous ne pouvons palper rien d’autre que les corps jonchés de Sabra et Chatila dans les étendues du malheur arabe.

L’heure est venue de demander à Mahmoud Darwich à quoi sert une culture raffinée qui... un beau poème qui... Une étudiante pourrait se demander : « À quoi peut servir un poème ? ». Un poète qui extrait des fleurs et de la poudre à fusil de deux vers, et les ouvriers écrasés sous les fleurs et la poudre à canon de deux guerres... À quoi bon, le poème ?

Nasri Al-Sayegh

L’heure est venue de demander à ce Palestinien, témoin de nos rêves, de notre sang et de l’Homme en nous : pourquoi cette défaite ?

Nous parcourons du regard notre pays qui n’en est plus un ; la Palestine d’aujourd’hui ne ressemble plus à la Palestine, symbole de liberté et d’humanité, emblème de la Cause. Nous contemplons notre culture : elle est devenue une horde de hurlements, de versets et de fatwas. Nulle grandeur dans le discours, et dans le langage rien d’autre qu’un concert de langues de vipères.

Nous portons notre regard sur les gens ; la mort se lit au cœur même de leur vie, et l’exception est provisoire. Nous jetons un regard sur l’amour, rien n’égale la peur de le perdre. Nous sommes une forêt de haines, de peurs et d’horreurs.

Pourquoi, ô toi qui es présent dans le poème, pourquoi sommes-nous encerclés par ce néant ?

Et pourquoi tout ce que tu avais décelé en nous, au fond de notre être, ce rayon de révolution, de poésie et d’espoir, s’est desséché, et pourquoi plus rien n’en reste après ton départ ?

II- Ce qui a commencé à s’effondrer doit s’effondrer tout à fait

Je tombe sur un texte de Mahmoud Darwich qui nous décrit avec pertinence, mais je ne le commenterai que plus tard. Le texte dit ce qui suit :

« Dans cet éclatement ouvert à toutes les éventualités, qui secoue les sociétés arabes, une question se pose à propos de la culture de la crise.

La crise, elle aussi, élabore sa culture. Et la culture de la crise est le résultat historique de toute une époque de souffrances, une époque où s’enchevêtrent les guerres globales et les guerres civiles, la modernité et l’émigration, l’authenticité

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POLITIQUE 3 SUPPLÉMENT MENSUEL - AVRIL 2014

et le salafisme, une époque où les tensions et les passions se manifestent entre dominant et dominé.

Parce qu’elle est ce qu’elle est, cette époque voit les fins se mélanger avec les commencements. Dans la culture de la crise, les choix et les visions se confondent, se réfugient dans les préceptes du passé, proclament l’irrationalisme, se vouent à l’occulte et nous divisent dans la folie furieuse des confessions des seigneurs de guerre, dans les guerres des maîtres en religion, tournant en rond dans le vide.

... Nous déclarons que toute chose doit cheminer jusqu’à sa fin et que ce qui a commencé à s’effondrer doit s’effondrer tout à fait. Nous déclarons que notre enthousiasme à proclamer la mort de la culture dominante, impuissante à préserver son autorité, est le seul moyen qui nous permette de définir la crise et d’affirmer qu’elle n’est pas la nôtre.

Notre choix unique est l’adhésion à la créativité et à la révolution. C’est ainsi que nous signons notre affiliation à un lendemain en cours d’édification. Et dans cette aventure, nous découvrons que notre terre de prédilection est une terre de liberté.

(...) La culture est liberté, elle est acte de liberté. Elle ne peut croître que dans la liberté et ne peut s’affirmer que lorsqu’on se bat pour la liberté. L’acte était le commencement, ce commencement que nous recréons sans cesse pour ne pas tomber ni mourir. L’acte et la réalisation de la liberté, c’est la proclamation de la rupture définitive avec cette relation ambiguë entre la culture du pouvoir et le pouvoir de la culture. Comme si l’opposition ne pouvait pousser que dans le champ du pouvoir, et ne s’adresser qu’au censeur qui se dresse contre elle ou en elle... La rupture, c’est le choix d’une nouvelle terre. »

À la fin du texte, il y a cette phrase qui révèle comme un anachronisme : « Cet effondrement global n’est pas le nôtre, il n’est pas l’effondrement de la créativité et de l’espoir, ni celui de la Palestine, qui est lutte, sens et futur ».

Ce texte n’a pas été écrit hier, ni après le déclenchement du terrifiant « Printemps arabe » ni même après les effondrements successifs et le passage aux célébrations des meurtres de masse. Mahmoud Darwich, ce sublime « visionnaire », a écrit ce texte dans l’hiver 1981. Ne noussemble-t-il pas qu’il l’ait écrit hier, ou qu’il pourrait l’écrire demain ?

L’écriture, quelle misère ! Et puis… « à quoi sert le poème ? »

III- Les chapitres de l’atrocité

Cette atrocité, les innocents en ont été les victimes. L’atrocité, c’est d’avoir rêvé d’un pays, d’une nation et d’un nationalisme, d’une démocratie, d’une liberté et d’une libération, d’un nouvel être, d’une société digne et d’une créativité constructrice, et d’avoir reçu, en lieu et place du rêve, une litanie de cauchemars qui se sont emparés de la conscience arabe, et de son inconscient.

Et le lot de Darwich aura été : « À chaque fois que je suis tombé amoureux d’une ville, elle m’a balancé la valise au visage ».

On pourrait préciser cette image en lui donnant un poids plus concret : « … elle m’a balancé un obus ».

Nous sommes devenus plus hideux que nous ne l’étions : nous naissons coupables, des condamnés en sursis... Le compteur nous dénombre selon nos religions, nos confessions et les féodaux auxquels nous prêtons allégeance. Les noms que nous

Nasri Al-Sayegh est le responsable de la page « Opinions et

perspectives » d’As-safir.

Article paru dans As-Safir, le 30 janvier 2014, et actualisé

pour le Safir francophone.

portons n’ont aucune importance. Nous avons été jumelés avec le passé, et nous sommes sevrés du futur. Nous ne sommes plus les bienvenus dans ces lieux, seuls les camps de concentration et les placards mortuaires nous accueillent à bras ouverts. Et le plus fortuné d’entre nous est celui qui gagne un trottoir pour y vagabonder, ou un exil qui lui permet de rêver en dormant, sans jamais pouvoir s’y intégrer.

Pourquoi avons-nous laissé le réel nous altérer au lieu de le transformer ? Serait-ce parce que nous n’avons pas su déchiffrer correctement notre réalité, au sein de ce monde rapace, de cet environnement de régimes et de confessions rapaces ? Cette réalité méconnue nous a modifiés ; nous avons été incapables de la comprendre et de l’interpeller pour qu’elle engendre une phase nouvelle, un nouveau temps où les gens auraient pu être plus libres, plus humains, plus patriotes et plus proches de la Palestine, cet inaltérable rêve de liberté.

Cette réalité cruelle est depuis un siècle réfractaire à nos entreprises. La pensée et la politique ne l’ont pas changée, la révolution ne l’a pas améliorée, les armes ne l’ont pas fait progresser, la religion ne l’a pas rendue plus juste. Au lieu que nous « brisions l’image du texte ruminé dans la hiérarchie de l’oppression », c’est le texte qui a prémédité notre assassinat et nous a emprisonnés dans un cercle vicieux horrifiant, dans les méandres d’une censure religieuse fascinée par les causes médiocres, et non point par les causes nobles. Cette réalité que nous avons ignorée sans mauvaise intention ou par méprise, a engendré une religion où légifèrent le châtiment et l’interdiction, et qui a décrété le jugement dernier, ici et maintenant, avant la fin des temps. Et c’est ainsi qu’au lieu de briser l’image du texte, c’est la forme et le fond de l’humain en nous qui ont été broyés...

Nous ne sommes plus des êtres humains. Comme nous étions beaux, il y a trente ans, malgré notre misère ! À comparer notre culture d’alors avec notre état d’ignorance, notre jâhilîya actuelle, nous paraissions des anges brillants. Aujourd’hui, nous sommes les prisonniers d’une culture despote qui a capturé l’âme, enchaîné le corps, muré le chemin vers la terre et ouvert les portes du ciel sur l’enfer d’ici-bas.

Comme nous étions beaux, quand nous espérions larguer les amarres vers nos rêves ! Et même quand nous avons échoué, nous n’avons pas renié ces rêves ; au contraire, nous nous y sommes accrochés comme à une croix, dans l’espoir d’une résurrection portée par une génération qui aurait hérité le rêve, la compétence, la conscience, la volonté et le savoir...

Mais, après cette date, des tréfonds des religions ont jailli de nouvelles invasions mongoles.

Ce qui devait s’effondrer... a cessé de s’effondrer. Et les lieux sont devenus ruines de l’âme et débris de corps. Yarmouk est le prototype en réduction de la tragédie arabe.

IV- Après les fins, pas de commencementsNous nous tenons devant la scène du

massacre des commencements, sous les fouets de l’oppression, les instruments des versets et les glaives du sacré, brandis pour la défense de l’ancien dictateur et des nouveaux seigneurs et émirs. Toutes les genèses possibles ont été anéanties, avec la récupération de ce patrimoine sanguinaire qui avait germé à Al-Sakîfa, dès les premières querelles à la mort du Prophète, et dans ce qui s’en est ensuivi. Nous voici de retour à l’origine du conflit éternel entre sunnites et chiites. Un conflit entre tous et contre tous. Une lutte de perdition perpétuelle, où ne triomphent que les plaies, qui ne cessent de s’approfondir. Cette guerre qui a éclaté un jour à Al-Sakîfa, n’a pas encore dit son dernier mot. Comment encore parler de rêves ? Et puis encore, à quoi sert le poème ?

Ne serait-il pas plus digne de nous demander quelles sont les causes de cet échec ?

(...) Celui qui regarde notre proche avenir, en Syrie, en Palestine, au Liban, en Égypte, et dans les pays du pétrole, y verra notre passé aux temps des émirs confessionnels et des guerres de confessions.

Tous les commencements se sont éteints, ou ne sont pas encore nés. Et ceux qui ont pu l’être, en Tunisie et en Égypte, nécessitent pour persister une puissante dose d’optimisme tandis que nous ne possédons qu’une misérable poignée d’espoir.

Pour toutes ces raisons, le poème s’est effondré à Yarmouk.

La Palestine n’a plus rien d’inviolable. La mort s’est plantée dans le camp. Elle s’est nourrie des cellules des réfugiés. Elle a aspiré les yeux hors de leurs orbites.

Ils se sont étendus sur le sol ; autour d’eux, un vide. Pas de pain, pas d’eau, pas de patrie. Puis ils sont morts. Tout simplement. Sans aucune larme de miséricorde. Il n’y a rien de plus atroce que la souffrance de l’affamé. Il n’y a rien de plus scandaleux qu’un martyr qui est témoin de son long martyre.

Pour toutes ces raisons… à quoi sert le poème ? 

La Palestine n’a plus rien d’inviolable. La mort s’est

plantée dans le camp. Elle s’est nourrie des cellules des

réfugiés. Elle a aspiré les yeux hors de leurs orbites.

Source : Internet

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DOSSIER DU MOIS : LA FEMME ARABE4

Penser les femmes

Pourquoi il faut écrire encore et toujours sur la femme

Ecrire, c’est d’abord communiquer la douleur d’être femme - et jeter la lumière sur la condition féminine sous toutes ses peines. Et comme « toute douleur qui n’aide personne est absurde », cette douleur a donc une fonction, celle de sensibiliser à la cause des femmes. Une cause censée rappeler qu’un tiers du monde arabe excise encore ses femmes et les mutile joyeusement. Rappeler qu’on les gave comme des oies dans plusieurs régions de Mauritanie. Qu’on les transforme en captives de guerre forcées d’assouvir les besoins des moujahidins en Syrie. Qu’on les lapide pieusement en Arabie Saoudite. Qu’on les immole pour laver un prétendu honneur en Jordanie, au Liban et ailleurs.

Egypte, 1860.

William Holman Hunt, « Dernières lueurs du couchant en Egypte ».

Egypte, 2012.

Manuel Belleli

Révolue, la lutte pour

les droits des femmes ?

En Occident, peut-être,

du moins au regard de

certains ; mais dans

un Orient qui avance à

reculons au rythme d’un

intégrisme rampant, elle

ne fait que commencer.

« Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature », avertissait Diderot. Ecrire, c’est donc à la fois entretenir le feu de la lutte pour les droits des femmes et en empêcher la banalisation. Du thème de l’égalité, certain(e)s semblent saturé(e) s. Françoise Giroud, par exemple, s’en moquait : « la femme serait vraiment l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente ». Et pourtant : ce qui est acquis pour les femmes dans certaines aires de la planète est très loin d’être acquis partout. Ecrire, c’est donc, justement, souder les femmes de par le monde et les inviter à plus de solidarité à l’égard de leurs semblables, à plus de projets de développement au profit d’un sexe nommé - ô combien pertinemment - le deuxième sexe. Ecrire c’est, tout autant, inciter les gouvernements arabes à élaborer des politiques

publiques tangibles dans l’objectif, excusez l’anglicisme, du « women empowerment ». Une notion superbe, ce « women empowerment », dont nous devons précisément l’existence aux avancées du féminisme qui jalonnent la littérature anglo-saxonne. Cherchez bien : le terme n’a pas son équivalent en français.

Révolue, la lutte pour les droits des femmes ? En Occident, peut-être, du moins au regard de certains ; mais dans un Orient qui avance à reculons au rythme d’un intégrisme rampant, elle ne fait que commencer.

On lutte quand on est une femme. Dès sa naissance, on lutte déjà, rien

que pour se faire accepter, rien que pour se faire pardonner d’être venue au monde. D’ailleurs, si la culture pouvait disposer de la nature, la plupart des familles arabes ne voulant pas de filles, il y a longtemps qu’on aurait eu un sexe de moins dans cette région du monde !

Oui, parfaitement, on lutte, toutes - avec des nuances entre les milieux, les classes sociales et les familles. Sauf que notre lutte est parfois, souvent, individuelle – et donc quelque peu nombriliste. Il semblerait qu’elle manque de conscience collective. En effet, si les filles de Palestine continuent à souffrir sous les tenailles du Shin Beth tandis que les grandes dames arabes, quand elles s’évertuent à s’associer, se laissent accaparer par leurs cocktails, la question de la conscience collective en matière féministe est fort légitime.

Leila Barakat

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DOSSIER DU MOIS : LA FEMME ARABE 5 SUPPLÉMENT MENSUEL - AVRIL 2014

Ecrire, c’est donc, paradoxalement, défendre la femme, mais aussi la responsabiliser. Ecrire pour rappeler aux autres qu’elle est une victime, écrire pour lui rappeler qu’elle est faible. Et faible n’est pas ici un qualificatif, c’est une accusation. Dans notre système masculin, sexiste, les piliers sont parfois, souvent, des femmes. Les hommes se contentent d’en être les architectes. Osons dire avec Flaubert que la femme est alors « un pur produit de l’homme ». Comme il s’est trouvé en Amérique des esclaves combattant aux côtés de leurs maîtres pour le maintien de leur esclavage, ce sont malheureusement bel et bien des femmes qui taillent dans la pierre, sculptent, comme une armada d’esclaves, un monde arabe ciselé à la mesure des hommes. Dans ce sens, écrire, c’est libérer la femme d’elle-même. Et c’est bien là la lutte ultime, impossible à entreprendre sans une dose supplémentaire d’intrépidité : la lutte contre soi. La lutte de la femme contre l’anti-femme qui l’habite.

Ecrire, c’est, ensuite, rectifier une erreur historique, et tenter de réparer en partie l’irréparable injustice de l’Histoire. Et ce, en faisant connaître des modèles arabes féminins qui nous ont ouvert la voie, à nous autres femmes qui les avons suivis, accomplissant ainsi notre devoir de reconnaissance à leur égard. Toute femme de plume se sent investie d’une mission, celle d’archiver leur crédit. Fatima Mernissi la première. Dans son ouvrage Sultanes oubliées : Femmes chefs d’Etat en Islam, elle dénonçait « les purges les plus fascinantes de l’histoire de l’humanité : une liquidation en série de (femmes) chefs d’Etat passée sous silence, laissant totalement indifférentes les autorités publiques (…) ». Force est de constater qu’elle a raison : crime d’auteur ou crime d’éditeur ? Toujours est-il qu’en lisant nombre d’écrits féministes publiés à Paris, Le XXème siècle des femmes (Larousse, 1993) ou Les grands événements de l’Histoire des femmes (Nathan, 1995) ou encore Quand les femmes prennent le pouvoir (Les collections de l’Histoire, 2007), on ne les retrouve quasiment pas, les femmes arabes. Créatures improbables dans un Orient sexiste (et qui se refuse de l’admettre, sans pour autant mettre les sexes sur un pied d’égalité), créatures de trop dans un Occident raciste (et qui se défend de l’être, sans pour autant mettre les races sur un pied d’égalité). De l’Histoire, on les a donc, et avec sang-froid, résolument rayées.

N’est-ce pas grave ce que nous affirmons ? Que la vérité n’était pas vraie, que la traversée du désert des femmes arabes n’en fut pas une, que la connaissance de ces femmes devrait faire irrémédiablement partie de notre culture ? Sans doute, car il y a des femmes devant lesquelles il est grand temps que l’Histoire s’incline.

Ecrire, c’est donc surtout offrir des modèles de femmes positifs et stimulants. Les modèles de femmes positifs et stimulants ont une utilité sociale. L’utilité sociale façonne l’avenir – et le devenir. Le devenir, c’est de contribuer à faire des

Maroc, 1916.

Bernard Boutet de Monvel, « Sur les remparts de Fès ».

Maroc, 2009.

Manuel Belleli

femmes les formatrices des générations futures, et non de simples reproductrices de mœurs et d’enfants, produits et accaparés par les hommes.

Ecrire, c’est aussi se pencher sur les vrais problèmes qui se posent aux femmes arabes, c’est soulever, dans une conjoncture où il en est grand besoin, des questions de fond. A preuve, pour embellir leur image les dictatures

arabes ont cherché à placer un certain nombre de femmes dans des postes de décision. Dans le gender language, cela s’appelle la représentation de la femme dans les centres de pouvoir. L’Egypte de Moubarak, la Tunisie de Ben Ali et la Lybie de Kadhafi en ont longtemps constitué une parfaite illustration. Mais un dictateur qui maintient son peuple dans la misère et le sous-développement (dont la moitié sont des femmes) peut-il se réclamer féministe parce qu’il s’entoure de femmes dans un cabinet ministériel et se fait représenter par

une poignée de femmes ambassadrices à l’étranger ? L’ensemble de la littérature sur les femmes arabes contemporaines veut

nous faire croire que le féminisme est l’apanage des tyrans. Mais il est intolérable de rester à la surface des choses. Le superficiel, quand on se veut penseur, est coupable.

Pousser au plus profond la réflexion, c’est redonner progressivement aux mots, aux concepts, aux idées, leur véritable sens - restaurer l’ordre du sens. Dans nos monarchies arabes (et nos démocraties qui ne demandent qu’à leur ressembler), celles qu’on nomme les « pionnières » n’en ont souvent que le nom ; quant aux héroïnes, elles sont reléguées aux oubliettes. Quand les militantes politiques sont délaissées en prison, les magazines décident de consacrer leur couverture aux épouses de dictateurs à l’occasion de leurs anniversaires. Sans premières dames, qui n’ont par ailleurs rien de premier, les colloques semblent même ne plus savoir s’ouvrir. Clamons alors que toute la gent féminine ne mérite pas d’être appelée « Femme » ! « Femme » semble

un titre usurpé, et il faudra, justement, le rendre à quelques-unes qui le méritent : souvent d’ailleurs, il s’agit de personnalités inconnues.

Ecrire, c’est contribuer, enfin, et c’est là l’objectif le plus ambitieux, à créer des foyers plus accueillants, plus chaleureux pour les centaines de millions de petites filles qui continueront à naître… Des foyers plus tendres et plus humains que ceux qui nous ont accueillies.

Tout article sur les femmes, tout dossier sur les femmes, sont imparfaits. Ils ne font que vous (oui, vous) inviter à les enrichir par de nouveaux articles, de nouvelles anthologies,

de nouveaux engagements, de nouvelles initiatives. C’est leur imperfection qui constitue leur force – parce qu’ils visent, d’abord et enfin, à mobiliser. Ils ne demandent qu’à être complétés. Complétez-les donc de la manière que vous souhaitez, chères lectrices, chers lecteurs, pourvu que vous découvriez et fassiez découvrir les femmes de votre entourage et d’ailleurs. 

Ecrire, c’est libérer la femme d’elle-

même. Et c’est bien là la lutte ultime,

impossible à entreprendre sans une

dose supplémentaire d’intrépidité : la

lutte contre soi. La lutte de la femme

contre l’anti-femme qui l’habite.

Dans nos monarchies arabes (et

nos démocraties qui ne demandent

qu’à leur ressembler), celles qu’on

nomme les « pionnières » n’en ont

souvent que le nom ; quant aux

héroïnes, elles sont reléguées aux

oubliettes.

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DOSSIER DU MOIS : LA FEMME ARABE6

Des paradoxes du « printemps arabe »

Fadia Kiwan

Nous sommes tentés de formuler beaucoup de réserves à l’égard de l’expression utilisée avec tant de naïveté par la plupart des média – aussi bien occidentaux qu’arabes « progressistes » – pour désigner les mouvements de colère qui ont éclaté dans différents pays arabes depuis janvier 2011. Cependant, cette expression est devenue tellement familière que son utilisation s’impose justement pour souligner les contradictions de ses manifestations et quelques grands paradoxes qui les ont accompagnées.

En effet, les milieux scientifiques « surpris » par l’éclatement de la colère des peuples arabes, peinent encore à lui donner un nom : soulèvement ? insurrection ? révolte ? révolution ?!... Mais les évènements se succèdent quel que soit le nom qu’on leur donne, et ils dévoilent jour après jour ambiguïtés, contradictions et incertitudes.

Nous avons choisi dans le présent article de nous pencher sur deux paradoxes de ces mouvements qui concernent directement les femmes.

D’une part, les mouvements de colère et de contestation ont témoigné d’une très large participation spontanée des femmes. Des femmes de tous les milieux sociaux, de tous les milieux culturels et politiques, de tous les âges, de tous les niveaux d’éducation, de tous les milieux professionnels, se sont retrouvées dans les rues, sur les places publiques. Elles ont exprimé leur colère, leur indignation, fait des sit-in, participé à l’organisation des mobilisations massives, aux campagnes médiatiques, à la gestion logistique, à l’aménagement et au nettoyage des places publiques…

Côte à côte avec les hommes, jeunes et moins jeunes, de tous les milieux également, elles ont fait spontanément et naturellement acte de présence. Elles ont participé à la réalisation de l’histoire sociale… Mais elles ne portaient pas de slogans propres. Cela peut être compris comme de la dignité ou de la fierté de la part des femmes, qui, une fois de plus, se seraient dit que le salut de la société nationale passait avant « nos revendications » sectorielles, ou encore, elles auraient pensé que cela allait de soi, que les régimes démocratiques auxquels les masses aspiraient seraient forcément des régimes favorables à l’égalité des droits et à l’égalité des chances entre les hommes

et les femmes. Ce n’est pas la première fois que les femmes se jettent dans l’action, dans le militantisme, dans le sacrifice, sur l’autel de la Nation. A-t-on oublié les initiatives des pionnières de la résistance algérienne, illustrées par les éclaireuses, avec à leur tête Jamila Bou Hreid ? Faut-il oublier les militantes palestiniennes qui ont rallié les fedayin et qui n’ont pas hésité à prendre part aux actions de prises d’otages israéliens et de détournement d’avion ? Leila Khaled est encore un exemple vivant de toute une vague de militantes femmes pour la Palestine. Faut-il rappeler les actions suicidaires des deux résistantes libanaises de 1983 contre l’occupation israélienne du Liban sud, Sana Mhaidli et Lola Abboud, ou encore l’action de résistance de Soha Bechara ?... On peut dire que ces trois résistantes libanaises ont été honorées par la suite par cette foule de résistants barbus qui ne serrent même pas la main des femmes pour les saluer…

Les femmes arabes étaient une composante importante des derniers mouvements de colère et de contestation. Mais cette position est paradoxale parce que les régimes dont elles revendiquaient la chute étaient souvent parmi les plus favorables aux femmes. Le régime du Président Moubarak s’était prononcé ouvertement en faveur de la participation des femmes au pouvoir. Après avoir nommé des femmes ministres, des femmes députés, le Président Moubarak a intégré dans la Constitution une modification augmentant de 25% le nombre de sièges, allouant ces nouveaux sièges aux femmes. Le régime du président Morsi s’empressera d’annuler une partie de cette disposition constitutionnelle : il maintenait l’augmentation des sièges mais supprimait le quota de 25% pour les femmes ! Le régime Moubarak avait fait voter une loi qui fixait à 18 ans l’âge minimum du mariage. Le régime Morsi, né de la première révolution, tentera de supprimer cette loi. De même, les actions menées par Madame Moubarak contre la pratique de l’excision étaient banalisées par des déclarations émanant des « femmes » du régime Morsi, qui faisaient référence à la tradition et à la « pureté » de l’excision. Ce sont quelques exemples des choix du régime déchu et des contre choix du régime né de la première vague de la révolution.

Le régime Ben Ali affichait lui aussi une attitude bienveillante à l’égard des femmes et ne manquait pas de les coopter dans différents postes prestigieux. La tradition de libéralisme fondée par le Président Bourguiba et illustrée par la Moudawanat Al Ousra, le code de la famille, avait été fermement maintenue par Ben Ali. Cela n’a pas empêché les femmes de rallier les mouvements de colère en Tunisie aussi.

Le relatif féminisme des régimes déchus donne plus de signification à cette pleine implication des femmes dans la révolution. Les femmes n’étaient pas acquises à un régime rien que parce qu’il les nommait et les cooptait dans des postes de prestige ou de responsabilité. Elles ne voulaient pas de dons aléatoires, discrétionnaires et éphémères, mais plutôt une reconnaissance durable et institutionnelle de leurs droits, à commencer par l’égalité de droit entre les hommes et les femmes.

Le deuxième paradoxe est celui de ce retournement contre les femmes des organisations islamistes qui ont pris le pouvoir en Egypte et en Tunisie dans la foulée de ces mouvements de colère, alors même que les femmes avaient participé activement à leur ascension. Comment pouvait-on réclamer l’appui des femmes et en même temps dévoiler tant de stéréotypes, tant de misogynie, tant de discriminations à leur égard…

Allons du côté de l’Irak, où le quota de 25% des postes d’élus a été attribué aux femmes depuis la première constitution de l’ère qui a suivi la chute de Saddam Hussein. La situation des femmes en Irak reste pourtant d’une grande précarité. Elles demeurent victimes de discrimination dans le code de la famille, dans les pratiques et les conduites sociales. Elles sont toujours exposées massivement à de multiples formes de violence impunie. Les femmes yéménites poursuivent quant à elles leur combat acharné pour préserver les quelques acquis symboliques des dernières années. Elles se félicitent de la loi qui fixe à 18 ans l’âge minimum du mariage, même si la loi n’est pas encore appliquée et que les dérogations demeurent impunies.

Ces observations ne devraient aucunement nous détourner de ce processus de maturation de nouvelles convictions des populations arabes dans le domaine des droits de l’homme, de la citoyenneté, des libertés personnelles et de la démocratie. Il suffit de voir

Faut-il rappeler les actions suicidaires

des deux résistantes libanaises contre

l’occupation israélienne, Sana Mhaidli et Lola

Abboud, ou encore l’action de résistance

de Soha Bechara ?... On peut dire que ces trois résistantes libanaises

ont été honorées par la suite par cette foule de résistants barbus qui ne serrent même pas la

main des femmes pour les saluer…

Soha BecharaSource : Internet

Manifestations de Tunisiennes à Paris. Prevel/Getty Images Manifestations en Tunisie. Source : Internet

Manifestations en Egypte.Patrick Baz/AFP

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DOSSIER DU MOIS : LA FEMME ARABE 7 SUPPLÉMENT MENSUEL - AVRIL 2014

La misogynie est-elleexclusivement orientale ?

comment les Egyptiennes et les Egyptiens sont sortis à nouveau par millions pour redresser le cours de la révolution. Le 30 juin 2013 est venu confirmer la volonté de changement et redresser l’action déclenchée le 25 janvier 2011. Les femmes ont été les plus mobilisées, il faut le reconnaître, dans le mouvement du 30 juin 2013 parce qu’elles avaient touché du doigt les mesures réactionnaires qui menaçaient le peu d’acquis qu’elles avaient gagné sur la voie de l’égalité et de la dignité. Mais elles n’étaient pas seules. De très larges couches de la population ont montré qu’elles partageaient les préoccupations des femmes.

Les femmes avaient été trahies par le premier régime après la chute de Moubarak. Mais elles n’ont pas baissé les bras.

Les femmes tunisiennes ont mené elles aussi leur combat. Toutefois, ce combat s’est déroulé plutôt dans des cadres institutionnels et a pris les contours d’un débat constitutionnel. Il y a eu un véritable bras de fer entre les femmes et Ennahda, formation islamiste qui passait pour la plus libérale de toutes les organisations islamistes du monde. Elle avait pourtant essayé de remplacer dans la Constitution le concept d’égalité homme/femme par celui d’équité, ou encore par celui de complémentarité entre les hommes et les femmes. Les événements de janvier 2014, qui ont abouti à l’adoption de la nouvelle Constitution tunisienne et à la nomination d’un nouveau premier ministre appelé à former un gouvernement neutre, mettant à distance les antagonismes, prouvent que les forces libérales et progressistes, confortées par une mobilisation exceptionnelle des femmes, ont réussi à lier le bras d’Ennahda : le principe d’égalité est rétabli, la liberté de conscience confirmée…

Si la question du statut de la femme et les paradoxes relatifs à la situation des femmes nous ont amenés à parler des agendas des régimes politiques qui ont remplacé les régimes déchus par le printemps arabe, c’est justement parce que ces régimes ont succombé en dévoilant les formes de discrimination les plus farouches à l’égard des femmes.

Deux constats s’imposent :D’une part les femmes sont de plus en plus conscientes et

actives ; d’autre part elles ne sont pas seules. Elles agissent au cœur de larges mouvements populaires profondément convaincus de la légitimité du combat de tous pour l’égalité, la liberté et la dignité. Dans un certain sens, les populations arabes commencent à démontrer qu’elles s’approprient chaque jour un peu plus la modernité, laquelle est un bien universel et n’appartient pas qu’à certaines cultures. Elles dévoilent aussi leur authenticité, loin de tout mimétisme, et leur maturité, loin de toute démagogie et de tout radicalisme.

En observant leurs souffrances dans le silence mais aussi leur combat dans la dignité, on doit tirer la révérence aux femmes arabes qui semblent être un des vecteurs les plus importants du progrès dans le Monde Arabe et de son ouverture à la civilisation universelle. 

Fadia Kiwan est professeur de Science politique et directrice de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.Mars 2014.

« Le français a la rgement usé d’un féminin que j’appellerai matrimonial, puisqu’il servait à nommer les femmes uniquement à partir de leurs places d’épouses. Comme tant d’autres noms féminins, la pharmacienne a longtemps désigné la femme du pharmacien, comme l’ambassadrice était l’épouse de l’ambassadeur, la mairesse la femme du maire, pour ne rien dire de l’étudiante qui signifia un moment la maîtresse de l’étudiant ! Ces exemples parlent d’eux-

mêmes et donnent une raison suffisante pour rompre avec un usage selon lequel les femmes n’avaient d’autre statut – ni d’autre nom – que celui de leur époux ou de leur amant. La survivance déplacée du féminin matrimonial laisse aux femmes les titres qu’elles doivent à leur mari alors qu’il convient de les attribuer à celles qui les méritent elles-mêmes. » 

Sylviane Agacinski, Politique des sexes, Paris :

Editions du Seuil, Collection Points-Seuil, 1998.

La langue française fut-elle conçue par des esprits misogynes ?

« Eduque-la et tu la perdras », prévient un proverbe arabe, qui met en garde contre l’éducation des filles. « Bats ta femme ; si tu ne sais pas pourquoi, elle le sait » : le proverbe est plus cruel, et il est bel et bien arabe. Il en est de plus cruels encore : « La fille, soit elle se trouve un homme, soit elle se trouve un tombeau ».

Dans l’Histoire, cependant, la dépréciation de la femme est loin d’avoir été exclusivement l’apanage des Arabes. La tradition orale des autres peuples n’aura pas été plus tendre à l’égard du deuxième sexe. Si l’Arabisme n’a jamais érigé le féminisme en bannière, il semble étonnant qu’en matière de misogynie Orient et Occident présentent plus de similarités que de dissonances. Nous ne sommes pas en train d’insinuer que les civilisations se ressemblent ; nous sommes en train de constater que les hommes se ressemblent.

« Où la femme règne, le diable est premier ministre », dit un proverbe allemand.

« Des femmes et des chevaux, il n’y en a point sans défauts », assure un proverbe français.

« Deux femmes et une oie font un marché », renchérit un proverbe italien.

« La femme infidèle a des remords ; la femme fidèle a des regrets », considère un proverbe japonais.

« Lorsque la chance nous sourit, nous rencontrons des amis ; lorsqu'elle est contre nous, une jolie femme », prétend un proverbe chinois.

« Femmes, chevaux et vignes exigent maîtres rigoureux », ose un proverbe turc.

Or les proverbes sont infiniment populaires : ils sont créés par des anonymes, et ne sont répétés que par les petites gens. Mais que dire quand c’est l’illustre élite pensante qui dénigre la femme, avec encore une plus grande férocité verbale ? Lisez bien les noms de ceux qui ont signé les citations ci-dessous, chers lecteurs : ils sont loin d’être des figures de l’ombre.

« Qu’est-ce qu’une maîtresse ? Une femme près de laquelle on ne se souvient plus de ce qu’on sait par cœur, c’est-à-dire de tous les défauts de son sexe. » (Chamfort)

« Emanciper les femmes, c'est les corrompre. » (Honoré de Balzac)

« Quoi de plus léger qu'une plume ? La

poussière. - De plus léger que la poussière ? Le vent. - De plus léger que le vent ? La femme. - De plus léger que la femme ? Rien. » (Alfred de Musset)

« Un homme de lettres peut avoir une maîtresse qui fasse des livres ; mais il faut que sa femme fasse des chemises. » (Denis Diderot)

« Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie. » (François 1er)

« Les femmes, peu aptes à la sublimation, souffrent d'un trop-plein de libido. » (Sigmund Freud)

« Une femme qui a un amant est un ange, une femme qui a deux amants est un monstre, une femme qui a trois amants est une femme. » (Victor Hugo)

« La constitution délicate des femmes est parfaitement appropriée à leur destination principale, celle de faire des enfants. Sans doute la femme doit régner à l'intérieur de la maison, mais elle ne doit régner que là. Partout ailleurs elle est déplacée. » (Mirabeau)

« Les femmes sont plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps. » (Molière)

« La meilleure femme est celle dont les hommes parlent le moins. » (Périclès)

« Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme. » (Pythagore)

« Elle flotte, elle hésite : en un mot, elle est femme. » (Jean Racine)

« Fragilité, ton nom est femme ! » (William Shakespeare)

« La femme est l'addition des ennuis, la soustraction du porte-monnaie, la multiplication des ennemis et la division des hommes. » (George Bernard Shaw)

«  La laideur et l'insanité de notre vie viennent du pouvoir qu'ont les femmes : ce n'est pas à la femme d'élever des revendications contre l'homme, mais à l'homme de s'émanciper de la femme. » (Léon Tolstoï)

« La femme, enfant malade et douze fois impure. » (Alfred de Vigny)

« Les femmes ressemblent aux girouettes : elles se fixent quand elles se rouillent. » (Voltaire)

« Les femmes partagent nos plaisirs, doublent nos tourments et triplent nos dépenses. » (Oscar Wilde) 

Leila Khaled est encore un exemple vivant de toute une vague de militantes femmes pour la Palestine.

Leila Khaled freedomarchives.org

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LA PAGE DE TALAL SALMAN8

Du plus proche Orient jusqu’aux confins de l’Occident, les mouvements de l’islam politique – Frères musulmans en tête – sont engagés, avec pour motif et unique mobile la conquête du « pouvoir », dans de féroces batailles qui débordent souvent leur cible initiale, à savoir les régimes au pouvoir, provoquant de graves dommages collatéraux aux dépens des sociétés arabes dans leur ensemble.

Le degré de férocité de la bataille peut varier d’une société à l’autre, pour des raisons de structure sociale ou en fonction des points forts et des failles des mouvements de l’opposition, ou encore selon la nature du pouvoir en place, son degré de connaissance ou d’ignorance de la conscience du peuple – véritable enjeu de la lutte – et de ses aspirations à un avenir meilleur. D’évidence, l’expérience politique contractée par ces sociétés au contact des mouvements de l’islam politique, et plus particulièrement celui des Ikhwân (Frères musulmans), a déteint sur le développement des événements actuels. Ces mouvements, dans certains pays arabes, sont bien enracinés et ramifiés, ayant acquis un droit de reconnaissance de par la longue histoire de leur opposition aux pouvoirs établis.

En Égypte, précisément, l’actif des Frères consiste en plus de quatre-vingts ans de pratique dans l’arène politique et de lutte contre le pouvoir, quelles que soient la nature et les orientations idéologiques de ce dernier, lutte émaillée d’affrontements mortels, d’assassinats politiques, d’incarcérations massives sur plusieurs générations, sans oublier les transactions et tractations politiques, les nombreuses opérations secrètes… Ajoutons à cela l’apparition des Frères au grand jour, et leurs compromissions dans une participation au « système », fût-ce au prix d’un statut marginal et d’un soutien accordé au régime dans ses confrontations avec d’autres forces politiques jugées plus dangereuses…

Au Liban, en Syrie et en Irak, le passé politique des Frères musulmans ressemble dans la mémoire collective à un élément exogène, qui les laisse comme en marge des sociétés arabes. Ceci explique que l’efficience de la confrérie au niveau national ait longtemps été mise en doute ; et, par le passé, de graves accusations d’allégeance à l’étranger ont été proférées à son encontre. Il lui a même été reproché, parce qu’elle s’était aventurée loin des inclinations populaires, d’avoir failli ébranler l’unité nationale.

Il est manifeste qu’au Liban le rôle des Frères est resté accessoire en raison de la nature et des composantes de la société libanaise, d’autant plus que la communauté sunnite n’y détient pas une majorité démographique. Ces constatations ne sauraient cependant estomper l’évidence de leur récente résurgence, même si elle s’effectue dans des milieux précis et restreints, où elle est porteuse de slogans et d’une communication tempérés, comme pour bien se démarquer des courants extrémistes, d’Al-Qaïda en particulier. En Syrie, à l’opposé, les Frères ont exercé une influence certaine sur la vie politique ; leur organisation, reconnue dans les années 1950, avait participé aux élections législatives, y remportant quelques sièges… Cependant, peu avant la déclaration de fusion entre la Syrie et l’Égypte, en 1958, au sein de la République arabe unie, la confrérie fut dissoute et entra alors dans la clandestinité. Après l’échec de l’union, les Frères, tentant de reprendre leurs

La monopolisation du pouvoir et l’effondrement des nations : du Baas et des nationalistes arabes aux Frères musulmans

activités, se heurtèrent au « nouveau régime », sur lequel le parti Baas laïque avait assis son hégémonie.

A la fin des années 70 et au début des années 80, le régime allégua leur implication dans une série d’attentats visant non seulement la junte politique mais aussi des membres de l’élite scientifique et sociale (la plupart appartenant à la communauté alaouite), et les accusa également d’avoir cherché à s’emparer de plusieurs casernes militaires, entraînant des tueries. La réponse du régime fut le massacre de Hama (en 1982), qui éradiqua quasiment la branche militaire de l’organisation, et ceux qui survécurent furent parqués dans des camps de concentration.

En Irak aujourd’hui, les Frères musulmans sont en train de saper tous les efforts visant à consolider l’unité nationale. Tout en accusant de confessionnalisme le gouvernement en fonction, ils attisent eux-mêmes les feux d’un confessionnalisme antagoniste.

C’est ainsi que le citoyen arabe se trouve relégué au rang de victime, pris dans une guerre féroce des forces vives de la société, qui rivalisent à coups de slogans et de justifications, apparemment aveugles aux répercussions terribles de leurs actes. À la une de cette « guerre », la confrontation entre les Frères et le peuple arabe, sous la bannière de l’accession au pouvoir puis de l’accaparement de ce pouvoir.

Il est vrai que cette confrontation n’est pas tout à fait nouvelle, mais elle a atteint un degré extrême lorsque les Frères se sont rapprochés du pouvoir puis l’ont entièrement conquis (comme ce fut le cas en Égypte, entre juin 2012 et juin 2013) ou l’ont partagé, quoiqu’en position dominante, avec d’autres partis politiques (comme ce fut le cas en Tunisie) ou alors lorsqu’ils sont entrés en conflit avec toutes les autres factions (comme en Lybie)… Le plus affligeant, c’est que cette « mauvaise tradition » de monopoliser le pouvoir ne serait pas l’apanage de la confrérie mais plutôt une maladie contagieuse générée par la méconnaissance ou l’ignorance du phénomène, une pratique arabe incurable qui contamine jusqu’aux partis et mouvements politiques nationalistes et progressistes dans leur course au pouvoir, lequel est accaparé finalement par la seule force des armes… armes, dans la plupart des cas, aux mains de l’armée !

De la Syrie jusqu’au Yémen du Sud et en passant par l’Irak, l’« honneur » de la conquête exclusive du pouvoir était jusqu’ici réservé aux mouvements nationalistes et progressistes : le Parti socialiste arabe Baas en Syrie et en Irak (à partir de mars 1963), et au sud du Yémen, se séparant du « Nord » à la décolonisation britannique pour adopter le nom de République démocratique du Yémen (à partir de l’été 1967), le Mouvement des nationalistes arabes, lequel n’a pas tardé à se « gauchiser » au point de quitter l’orbite de l’arabité, voire de la contrer, sous la houlette du Parti socialiste à Aden.

L’Histoire est là qui se charge de nous rappeler que, dans ces contrées, la monopolisation du pouvoir par un seul parti se paie très cher. Lorsque, après avoir prôné une lutte pour de justes et nobles causes (unité, liberté, socialisme, ou socialisme, liberté, unité – tel étant, en résumé, la différence « idéologique » entre le Baas et les nationalistes arabes ou les Nassériens), le parti accapare le pouvoir, c’est alors tout le pays et son peuple qui en subissent les conséquences désastreuses. Le principal

souci du parti, que ce soit le Baas ou le Mouvement des nationalistes arabes, aura été l’infiltration et le noyautage de l’armée en vue de son contrôle et, par son biais, du contrôle de tout l’État.

En Syrie et en Irak, le Baas a pu faire aboutir un tel plan et, par conséquent, armé de la force nécessaire, il a monopolisé le pouvoir tout en « décorant » la vitrine de son règne avec ce qui fut désigné du nom de Front national progressiste, un mélange d’organisations à influence limitée malgré l’imposante résonance historique de leurs noms dans les annales du militantisme. Dans les années 70 et plus récemment, une remarque plaisante a bien fait rire dans les chaumières, particulièrement celles de Syrie et d’Irak : « Le Front national progressiste, propriété du Parti arabe socialiste Baas ».

Pour en revenir à la tentative des Frères musulmans d’accaparer le pouvoir en Égypte, il ne serait pas diffamatoire de constater que cette organisation (pourtant active depuis longtemps) n’a pas appris grand-chose, ni de sa propre expérience dans la lutte contre le régime, ni de l’expérience des autres organisations qui, bien qu’ayant constitué l’avant-garde de l’action nationaliste et progressiste dans différents pays, ont précipité l’effondrement de la nation une fois arrivées au pouvoir, plus portées par la force militaire que par la capacité de leurs programmes politiques à mobiliser les « masses républicaines ». Et voici que ces pays qu’elles ont gouvernés – la Syrie, l’Irak et le Yémen – vivent une période de guerres civiles alimentées et attisées au plus haut degré par l’ingérence étrangère.

En conclusion, dans le contexte concret des partis politiques à l’intérieur du monde arabe, du Maghreb au Machrek, il n’existe aucune chance pour qu’un seul parti vienne aujourd’hui à monopoliser le pouvoir ou gouverner au mépris de la volonté populaire, car celle-ci refuse une telle hégémonie. Aucun de ces partis ne pourrait prétendre représenter exclusivement le peuple.

Ils ont bel et bien échoué, ces partis qui pensaient pouvoir s’accaparer le nationalisme, l’arabisme ou le progressisme (autrement dit, le socialisme édulcoré), et leurs expériences ont été extrêmement onéreuses pour ces États que d’« immortels guides » avaient régentés au nom de ces mêmes idéologies. Sans aucun doute, de tels partis ont pu réussir à polariser l’énergie populaire au début de leur « combat pour prendre le pouvoir et instaurer le gouvernement du peuple par le peuple », leurs principes politiques stipulant alors la reconnaissance des droits d’un peuple dans son pays, c’est-à-dire sur une terre où il se tient debout et non pas dans un hypothétique éden.

L’unique distinction entre l’expérience du Baas et des nationalistes arabes d’une part, celle des Frères musulmans d’autre part, réside dans la courte durée du séjour au pouvoir de ces derniers dans le cas de l’Égypte, tandis que la longueur du règne militariste, sous le couvert du parti Baas, aura été de quarante ans en Irak, et qu’en Syrie il a déjà dépassé les cinquante ans.

La question demeure… Où en est aujourd’hui l’Irak ? Et la Syrie ?

Article paru dans As-Safir, le 18 septembre 2013, et actualisé

pour le Safir francophone.

Talal Salman