le rouge et le noir devant la critique (1830-18941le rouge et le noir devant la critique...

58
Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-1894 1 ) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n° 247, 27 octobre 1830. Le libraire Levavasseur doit publier ce livre sous peu de jours ; nous en parcourons les feuilles avec tout l’attrait qu’inspire un ouvrage nouveau de M. de Stendal [sic] et notre curiosité est vivement amusée à chaque page, comme dans tout ce que l’auteur a écrit de plus spirituel et de plus raffiné sur le cœur. C’est une aventure contemporaine. Nous sommes à Verrières, jolie ville de Franche- Comté, chez M. de Rênal, maire de l’endroit, haut, empesé, espèce de gentillâtre enrichi ; rougissant depuis 1815 d’avoir été industriel auparavant, fort occupé d’étouffer le libéralisme parmi ses administrés ; il a d’ailleurs deux jolis enfants et une jolie femme. Il lui prend un jour envie, pour faire effet sur l’opinion, et parce que son grand- père lui a dit avoir eu un précepteur dans sa jeunesse, d’en donner un à ses fils, et il pense au plus jeune fils du paysan Sorel, qui a appris le latin auprès du curé et se destine à être prêtre. Il l’habillera en noir, lui donnera 300 fr. par an, et les enfants de M. de Rênal iront à la promenade sous la conduite de précepteur, ce qui vexera beaucoup M. de Vollenod [sic], le directeur du dépôt de la mendicité, avec lequel M. le maire rivalise de considération. Madame de Rênal, bonne et jolie femme de trente ans environ, élevée au Sacré-Cœur à Besançon, mais redevenue sensée 1. Comme cela a été le cas les années précédentes, ce florilège devait être publié dans la rubrique « Au programme » du Magasin du XIX e siècle, dont le n° 3 va paraître en novembre 2013. Le manque de place dans cette livraison dans la solitude ; ingénue, rêveuse, distinguée par l’âme sans le savoir, ne jugeant pas son mari et adorant ses enfants, madame de Rênal est d’abord choquée de l’idée qu’un petit prêtre sale et sournois va venir régenter ses enfants et s’entreposer entre eux et leur mère ; elle lutte un peu contre la vanité de son mari, puis finit par se faire une raison. Heureusement le petit Julien, fils du vieux montagnard Sorel, et sur lequel le choix de M. de Rênal est tombé, n’est pas tout-à-fait ce que s’était représenté l’imagination de la jeune mère. Âgé de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers mais délicats, un nez aquilin, un œil vif et par moment farouche, pâle et pensif, le petit Julien, toujours grondé, souvent battu par son père et par ses frères, n’a trouvé jusque-là d’asile et d’amitié que chez deux personnes, d’abord un ancien chirurgien-major retiré qui lui a conté ses campagnes d’Italie, lui a appris des bribes d’histoire, de latin et de chirurgie, l’a bercé du grand nom de Napoléon, et lui a légué en mourant le Mémorial de Sainte-Hélène, avec sa croix de la Légion d’honneur ; puis le curé du lieu, le bon vieillard Chélan, qui a succédé au chirurgien, s’est inquiété de l’avenir du jeune homme, et a tâché de le rendre capable d’entrer au séminaire. Au fait, Julien croit plus au vieux chirurgien-major qu’au bon curé ; bien qu’il sache par cœur la Bible en latin, c’est le Mémorial qu’il relit sans cesse et qu’il dévore ; il y cherche, ambitieux et fier qu’il est, des présages pour son propre avenir. Son premier sentiment, quand son père lui parle d’une place de précepteur chez madame de Rênal, c’est la peur d’y être sur le pied de domestique ; et rassuré sur ce point, il hésite encore avant d’oser franchir, son petit paquet sous le bras, la grille du château. Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, madame de Rênal [...]. Tel est l’effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle [...] il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée. nous a fait l’adjoindre aux autres documents concernant le programme d’agrégation mis sur le site de la SERD.

Upload: others

Post on 30-Sep-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

Le Rouge et le Noir

devant la critique (1830-18941)

Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz

1830 : « Littérature », Le Globe, n° 247,

27 octobre 1830.

Le libraire Levavasseur doit publier ce livre sous peu de jours ; nous en parcourons les feuilles avec tout l’attrait qu’inspire un ouvrage nouveau de M. de Stendal [sic] et notre curiosité est vivement amusée à chaque page, comme dans tout ce que l’auteur a écrit de plus spirituel et de plus raffiné sur le cœur. C’est une aventure contemporaine. Nous sommes à Verrières, jolie ville de Franche-Comté, chez M. de Rênal, maire de l’endroit, haut, empesé, espèce de gentillâtre enrichi ; rougissant depuis 1815 d’avoir été industriel auparavant, fort occupé d’étouffer le libéralisme parmi ses administrés ; il a d’ailleurs deux jolis enfants et une jolie femme. Il lui prend un jour envie, pour faire effet sur l’opinion, et parce que son grand-père lui a dit avoir eu un précepteur dans sa jeunesse, d’en donner un à ses fils, et il pense au plus jeune fils du paysan Sorel, qui a appris le latin auprès du curé et se destine à être prêtre. Il l’habillera en noir, lui donnera 300 fr. par an, et les enfants de M. de Rênal iront à la promenade sous la conduite de précepteur, ce qui vexera beaucoup M. de Vollenod [sic], le directeur du dépôt de la mendicité, avec lequel M. le maire rivalise de considération. Madame de Rênal, bonne et jolie femme de trente ans environ, élevée au Sacré-Cœur à Besançon, mais redevenue sensée

1. Comme cela a été le cas les années précédentes, ce

florilège devait être publié dans la rubrique « Au programme » du Magasin du XIXe siècle, dont le n° 3 va paraître en novembre 2013. Le manque de place dans cette livraison

dans la solitude ; ingénue, rêveuse, distinguée par l’âme sans le savoir, ne jugeant pas son mari et adorant ses enfants, madame de Rênal est d’abord choquée de l’idée qu’un petit prêtre sale et sournois va venir régenter ses enfants et s’entreposer entre eux et leur mère ; elle lutte un peu contre la vanité de son mari, puis finit par se faire une raison. Heureusement le petit Julien, fils du vieux montagnard Sorel, et sur lequel le choix de M. de Rênal est tombé, n’est pas tout-à-fait ce que s’était représenté l’imagination de la jeune mère. Âgé de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers mais délicats, un nez aquilin, un œil vif et par moment farouche, pâle et pensif, le petit Julien, toujours grondé, souvent battu par son père et par ses frères, n’a trouvé jusque-là d’asile et d’amitié que chez deux personnes, d’abord un ancien chirurgien-major retiré qui lui a conté ses campagnes d’Italie, lui a appris des bribes d’histoire, de latin et de chirurgie, l’a bercé du grand nom de Napoléon, et lui a légué en mourant le Mémorial de Sainte-Hélène, avec sa croix de la Légion d’honneur ; puis le curé du lieu, le bon vieillard Chélan, qui a succédé au chirurgien, s’est inquiété de l’avenir du jeune homme, et a tâché de le rendre capable d’entrer au séminaire. Au fait, Julien croit plus au vieux chirurgien-major qu’au bon curé ; bien qu’il sache par cœur la Bible en latin, c’est le Mémorial qu’il relit sans cesse et qu’il dévore ; il y cherche, ambitieux et fier qu’il est, des présages pour son propre avenir. Son premier sentiment, quand son père lui parle d’une place de précepteur chez madame de Rênal, c’est la peur d’y être sur le pied de domestique ; et rassuré sur ce point, il hésite encore avant d’oser franchir, son petit paquet sous le bras, la grille du château.

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient

naturelles quand elle était loin des regards des hommes, madame de Rênal [...].

Tel est l’effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle [...] il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée.

nous a fait l’adjoindre aux autres documents concernant le programme d’agrégation mis sur le site de la SERD.

Page 2: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

2

Madame de Rênal ne s’indigna pas toujours ; elle se laissa aller, sans trop y penser, à un intérêt croissant pour le jeune homme, que la timidité retint longtemps à distance. Julien n’était pas une âme tendre ; fier et indomptable, pénétré et rongé du sentiment de son infériorité sociale et de sa supériorité intérieure, il ne songeait qu’à ne pas être humilié et à monter haut et vite. L’amour le touchait peu comme but et comme tendresse ; né du peuple, il se sentait flatté d’être aimé d’une belle dame et cela lui prouvait sa propre valeur. Julien est le type assez réel de plus d’une nature cachée, souffrante, gauchement refoulée, qui dès l’enfance a rêvé l’excès du bonheur et n’a connu que l’amertume de la misère, et qui ne pouvant être magnanime à l’aise serait féroce au besoin ; c’est l’homme de génie des classes inférieures qui veut faire irruption à tout prix dans la société dont il se sent écrasé. Tel il se montre même aux instants les plus doux. […]

1830 : « Album. Le Rouge et le Noir.

Chronique du XIXe°siècle, par M. de Stendhal », Revue de Paris, 28 novembre 1830, t. XX, p. 258-260.

Il y a au titre de ce livre le défaut, ou, si l’on aime mieux, le singulier mérite, qu’il laisse le lecteur dans l’ignorance la plus complète de ce qu’on lui prépare. Le Rouge et le Noir ! Avec notre intelligence, qui n’est point sans doute d’une portée supérieure, mais qui, du moins, nous semblait devoir suffire à une pareille tâche, nous avons cherché le rapport qui pouvait exister entre ces mots et la fable du roman : nous le déclarons en toute vérité, nous sommes à le découvrir encore. Ceci est plus grave qu’on ne le croirait.

Car, entre les mérites par lesquels se fait remarquer le talent de l’auteur, un de ceux qui lui paraissent le moins familier, c’est le naturel. Or la critique n’est-elle pas merveilleusement posée pour lui faire ce reproche, lorsqu’on le voit en cherche d’un effet dès le titre, débuter par une énigme ; et n’est-ce point là un homme singulièrement brouillé avec la simplicité que celui qui, pour

en manquer, n’attend pas même qu’il ait commencé de parler ?

Pourtant plus que personne, avec la donnée de son livre, l’auteur avait besoin de rester dans le vrai. Sa chronique est tout simplement une dénonciation en forme contre l’âme humaine, une sorte d’amphithéâtre où on le voit occupé à la disséquer pièce à pièce, pour mieux mettre en relief la lèpre morale dont il la croit rongée. Pour faire accepter au lecteur ce point de vue très contestable, et à tout le moins désespérant, le moraliste doit se montrer constamment observateur exact et véridique. S’il se laisse aller à quelque exagération, l’amour-propre et l’optimisme que ses tableaux dérangent dans leurs calculs, ont bientôt fait, au nom des erreurs qu’ils contiennent, d’en récuser en masse la vérité. Ainsi en arrivera-t-il à ceux-ci, et pour notre compte nous ne serons pas des derniers à protester contre leur fidélité.

Nous ne voulons pas le nier ; plus d’une turpitude cachée, plus d’un mouvement généreux, plus d’une inconséquence, se révèlent au cœur de l’homme, mais avec moins de préméditation qu’on ne voudrait ici nous le faire croire.

II n’y a pas chez nous, pour le mal, tant de travail et tant d’apprêt ; résultat de calculs moins profonds, il se produit d’un jet plus naïf ; mais aussi admet-il plus de relâche, plus d’intermittence, plus de mélange du bien. Bénie en soit la Providence, car, avec le monde ainsi fait, il faudrait un trop haut courage pour vouloir continuer de vivre ; si la lecture de pareilles fictions vous laissent [sic] le cœur serré et malade d’un horrible désenchantement, que serait-ce donc de la réalité, si elle existait ?

La satire des mœurs contemporaines, que l’auteur a eu l’intention de faire marcher de front avec celle de l’homme en général, nous a paru de même prodigieusement passionnée, et peut-être à force de vouloir en rendre la peinture vive et saillante nous en a-t-il donné la charge ; mais le cherché et l’effort paraissent être le défaut habituel de sa manière. Il faut une fois en finir avec ce reproche, et dire tous les mérites par lesquels son œuvre se recommande. Compliquée d’un

Page 3: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

3

très-petit nombre d’événements, sa fable est cependant à ce point attachante par la grâce et la vigueur des détails, qu’une fois engagé avec eux le lecteur ne saurait plus quitter le livre qu’il n’ait vu, ainsi que disent les portières, comment cela finira. À tout instant on serait tenté de se prendre de querelle avec l’auteur, ici pour un sentiment faux, pour une situation tourmentée ou bizarre ; là pour une négligence dans la conduite des événements ou des caractères ; on serait disposé surtout à lui demander raison de ses amants, si étranges, s’adorant (ceci est à la lettre) avec des transports de haine, et se détestant avec tous les raffinements du plus vif amour ; mais à côté de toute cette pâture jetée à la critique, apparaissent des scènes si habilement conduites ou si profondément saisissantes ! un vif intérêt de drame est si largement répandu sur l’œuvre entière, pour en dérober les parties moins saillantes et jusqu’aux défauts, que notre censure doit n’y aller qu’avec grande mesure. Il ne serait pas impossible que, malgré nos savantes protestations, le public, qui veut avant tout qu’on l’amuse et qu’on l’intéresse, et pour lequel le livre de M. de Stendhal remplit à un haut degré cette prétention, ne proclamât son œuvre l’une des plus remarquables qui se soient produites depuis longtemps. La critique est comme la médecine : tous les jours elle condamne des malades qui n’en vivent pas moins leurs trois éditions.

1830 : « Feuilleton. Le Rouge et le Noir,

chronique du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Le Globe, n° 279, 28 novembre 1830.

Dans une société à l’état normal, les beaux-arts forment le concert à l’harmonie duquel l’homme accomplit sa tâche. Ce sont les musiciens précédant la foule qui se dirige vers une œuvre de fête. Mais aux époques où les institutions sociales cessent de réunir la sympathie de tous, où les hommes agissent en dehors d’elles, sans union, sans affections communes, alors les beaux-arts ne sont plus que l’expression de sentiments individuels. C’est le moi qui soupire, gémit ou éclate en injures. Froissés par la société, les poètes

cherchent des inspirations dans leur antipathie pour elle. Ils exhalent des accents divers, selon la diversité de leur caractère. S’ils sont faibles, ils se laissent mollement aller à des pleurs, ils murmurent tristement une élégie plaintive, ou lancent en tout sens les traits acérés d’une mordante satire ; s’ils sont fortement trempés, debout sur les ruines des empires, ils prononcent d’un ton lugubre l’oraison funèbre de la société qui se meurt ; ou, dévorés par un sombre désespoir, ils se répandent en virulentes invectives, ils insultent dédaigneusement à l’agonie des âges qui s’éteignent.

C’est dans les époques de révolution, où la société s’agite, en proie aux convulsions et aux angoisses, où la vie des individus comme celle des nations n’est que malaise, tourments et douleurs, qu’apparaît cette poésie qui s’acharne à étaler dans leur hideuse nudité les plaies dont l’homme est affligé ; de cette poésie qui commence à Shakspeare [sic], qui, par les Confessions de Rousseau et les sarcasmes de Diderot, est venue, jusqu’à nous, dicter à M. de Chateaubriand les gémissements de René, et s’exhaler dans les soupirs de la muse romantique.

C’est que chacun, isolé et marchant sur des ruines, ne trouve plus dans ses yeux que des larmes, et dans son cœur que de l’amertume ; c’est que la société n’a plus qu’une vie galvanique, c’est qu’en elle tout mouvement n’est plus que la convulsion d’une agonie, c’est que le siècle où nous vivons aura cessé avant que l’horloge séculaire ait sonné sa dix-neuvième heure.

Hommes forts, qui ne voyez dans une belle vie qu’un beau combat, la société est malade, dites-vous : déjà vous entendez le râle, et vous ne savez que pleurer, et vous ne savez qu’insulter à une fatalité imaginaire. Vous n’avez pas le courage de supporter le spectacle d’une opération douloureuse, de fouiller à travers les viscères gâtées, pour remonter jusqu’aux sources de la vie, et de là la suivre et lui pratiquer un facile passage ? Ces institutions sociales ne sont-elles pas en votre puissance ? N’est-ce point par elles que, pour vous frapper, doivent passer tous les traits ? Les siècles précédents, qui vous les ont léguées, n’en avaient-ils pas

Page 4: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

4

fait leur ouvrage ? Changez-les donc si elles ne vous conviennent plus. Pour cela il n’est que de vouloir.

Aux poètes de notre époque on sera en droit d’adresser un grave reproche, ils ont menti à leur belle définition d’hommes à double vue. Courbés sur le lit du malade, ils ont su verser sur son front quelques larmes de désespoir. Mais était-ce ce qu’il réclamait ou bien quelque parole forte de courage, quelque vérité de consolation puisée dans l’avenir ?

Toutes ces réflexions nous ont été inspirées par le nouveau livre de M. de Stendhal. L’auteur, comme on sait, plein de mépris pour nos institutions vieillies et pour tout ce qui est ordinaire, ne qualifie de beau que ce qui sort de la ligne, que ce qui donne un soufflet aux choses convenues. En haine de nos petitesses, soit crime, soit vertu, il remonterait volontiers à ce moyen âge, sinon meilleur, du moins plus beau que le nôtre. Là on peut trouver des caractères.

M. de Stendhal sent que les êtres les mieux organisés sont les plus maltraités par la société qui leur refuse leur place ; à ses yeux il y a autant de perversité et mille fois plus de bassesse dans cet honnête marchand hollandais qui emploie toutes ses facultés pour acquérir sans vol cet or, unique thermomètre auquel tout se mesure, que dans ce brigand qui tue un homme pour la fantaisie de s’emparer de sa maîtresse ou de son fusil. Il va nous peindre un de ces hommes au cœur plus grand que leur fortune, qui veulent conquérir le poste auquel ils ont droit, et qui, en duel avec la société, tombent frappés de la foudre.

Julien Sorel, fils d’un charpentier de Verrières, dès sa plus tendre jeunesse souffre des brutalités de son père et de ses frères jaloux. Personne qui s’intéresse à lui qu’un vieux chirurgien-major qui lui a légué sa croix d’honneur, le Mémorial de Sainte-Hélène et les bulletins de la grande armée. Ce sont les seuls amis qu’il ait au monde : c’est là qu’il a pris ses pensées, et aussi dans les souffrances que, si jeune encore, il a endurées. C’est un jeune homme à grands yeux noirs, à figure pâle et méditative, à traits irréguliers, disant beaucoup, beau par conséquent ; il a l’esprit

fortement trempé et une ambition au niveau de sa force. Son père le donne à M. de Rênal, le maire de Verrières, pour élever ses enfants. Julien est en butte aux hauteurs de ce M. de Rênal, type d’un important maire de village. Il se dit : « Moi qu’on humilie, je vaux davantage [...] Guerre ! Guerre ! » […]

Le voilà maintenant à Paris, sur ce grand théâtre pour lequel il a tant soupiré, et chez un marquis, pair et cordon bleu. Quelle distance le sépare de ces gens-là ! que leurs armes sont supérieures ! Tu veux t’élever, Julien, dans les salons de la noblesse : relis Napoléon ; il t’eût été plus facile de t’élever comme lui sur les champs de bataille.

Mathilde, fille du marquis de La Mole, grande, blonde, aux yeux bleus et à l’air ennuyé, reçoit les hommages de tout le monde qui se rassemble dans le salon de son père, de ces officiers si beaux, si élégants, si nés. Mathilde, sous les apparences d’une demoiselle uniquement occupée des choses de société, cache un esprit aventureux et romanesque. Elle a lu Joinville et Brantôme ; et quand elle compare les chevaliers de ces temps à tous ces beaux fils, qu’ils sont étroits et exigus ! – « J’ai un caractère », dit cette demoiselle si dédaigneuse et si altière. Aussi que d’ennuis éprouve-t-elle ! Elle n’a pour se distraire que la ressource de l’épigramme.

Elle remarque Julien, froid, impassible. Elle découvre en lui de la profondeur, du contradictoire, du mystérieux. Est-ce un grand homme, un hypocrite ou un valet ? Quel contraste avec les autres jolies poupées ! Julien ne la regarde pas. Elle se pique, et veut fixer sur elle son attention. Marguerite de Valois a pris pour amant un chevalier de La Mole ; elle a enseveli et baisé toute sanglante cette tête qui était tombée pour elle. Mathilde a dit à Julien qu’elle l’aime. – « C’est un piège », dit-il. À la lueur du plus beau clair de lune, il doit grimper à la fenêtre de sa maîtresse. – « Si j’y vais, je suis mort ; mais c’est une honte de reculer. » […]

Nous avons honte en vérité d’avoir fait un résumé aussi sec de deux volumes qui contiennent des pensées ingénieuses, où l’on trouve un coloris original et des pages chaleureuses. Mais si à nous la faute, elle est aussi au format du journal. La peinture des

Page 5: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

5

amours de madame de Rênal est douce et touchante. Le caractère de Julien n’est pas sans quelques contradictions, sans quelques invraisemblances. Au second volume, la noble société de Paris nous a paru bien singulière. M. de Stendhal y parle passion avec l’esprit plutôt qu’avec le cœur. L’affectation s’y fait beaucoup sentir

Lecteur, avez-vous remarqué quelque chose qui eût trait au rouge et au noir ? Pas moi du moins. C’est un des mystères de l’auteur, qui en a caché plus d’un, dit-on, sous les noms qui figurent dans le roman. Si vous en voulez connaître la clef, allez en Espagne y trouver l’auteur. Qu’il soit un homme d’esprit, qui le contestera ? Mais qu’il lise les réflexions qui précèdent cet article.

1830 : « Un hôtel de Paris sous

Charles X », Le Mercure de France au dix-neuvième siècle, novembre 1830, t. XXXI, p. 266.

Après tant d’imitations de l’histoire pittoresque et dramatique telle que Walter Scott la conçoit dans ses romans, après tant de vagues rêveries et de personnages psycologiques [sic] dans une autre école de fictions, il était temps qu’un homme de l’époque actuelle daignât mettre l’époque actuelle en scène. C’est ce qu’a tenté M. de Stendhal dans le livre intitulé Le Rouge et le Noir que va publier M. Levavasseur, au Palais-Royal. L’ouvrage de M. Stendhal est la société française telle que la Restauration l’avait faite ; c’est la province et puis Paris. Nous parlerons de ce livre en critique : aujourd’hui place à un extrait. Le héros, espèce de jésuite bonapartiste, est lancé dans le grand monde de Paris et y devient le familier d’une famille importante : nous sommes à l’hôtel de La Mole au noble faubourg et dans un salon :

Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut,

se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.

1830 : « Chronique », Le Mercure de

France au dix-neuvième siècle, novembre 1830, t. XXXI, p. 384.

Voici un nouveau roman dont Napoléon est encore la divinité : c’est Le Rouge et le Noir de M. de Stendhal. L’amour de Napoléon dans un cœur de jésuite ! L’idée est vraie. Il y a dans cet ouvrage bien d’autres éléments de succès, et surtout un autre amour dans deux cœurs de femmes qui fera rêver plus d’une lectrice. M. de Stendhal est le Larochefoucault [sic] des romanciers, je dirais presque le Machiavel.

1830 : « Le Rouge et le Noir, chronique

du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Gazette littéraire, 2 décembre 1830.

Voici un titre distingué. Le livre l’est aussi. Je n’ai pas besoin de dire alors qu’il est à la mode, car nous adorons tout ce qui est distingué. Ce mot-là est à la bouche des jolies femmes, des tailleurs, des poètes, des marchandes de mode et même des gastronomes. […] Heureusement que M. de Stendhal a senti ce que devait être un livre au xixe siècle. C’est dans ce but qu’il a travaillé, faisant usage à la fois de son talent et de l’entente qu’il a des goûts du siècle. Aussi, je ne connais pas de livre plus inégal en fait de style, de caractères, d’intrigues, de descriptions et d’intérêt. Rien ne se ressemble ; et je défie d’y rien prévoir. En un mot, la raison de presque tous les incidents est dans le caprice de l’auteur qui n’a pas voulu se soumettre ses propres données et faire de la fin une suite du commencement. Ce sont toujours les mêmes noms, mais ces noms servent d’enseigne à deux, trois et quatre caractères, les uns possibles, les autres fantastiques, le tout mêlé à des détails bien précis de la vie commune, qui se trouve, grâce à tout cela, devenir fort distinguée.

Il faut, dans tous les romans, une scène où se passent les événements. L’auteur a choisi la petite ville de Verrières dans le département du Doubs. Il transporte aussi son héros à Besançon et à Paris, mais une note placée à la fin du volume annonce qu’il a fait ce choix au hasard et par la nécessité de désigner des

Page 6: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

6

noms propres. Ce n’est donc pas d’un maire véritable de Verrières que M. de Stendhal a entendu parler quand il nous montre un M. de Rênal, ambitieux subalterne, fort habile à ménager ses intérêts et curieux en même temps de faire appeler sa maison château. Cela suppose une lutte entre le démon de l’avarice et celui de l’orgueil. Cela suppose de plus, chez un maire de la Restauration, le respect le plus aveugle pour les prêtres, les nobles et la Quotidienne. M. de Rênal, aujourd’hui, pour obtenir l’écharpe aux trois couleurs, serait un patriote décidé ; alors il était tout bonnement un ultra, mais un ultra enrichi par le commerce et calculant mieux que personne le prix de ses écus. Il en dépensait le moins possible et croyait cependant les avoir bien employés lorsqu’il avait en quelque chose joué au grand seigneur. Or, il se crut obligé un beau jour de donner un précepteur à ses enfants. Il lui parut que dans le pays on verrait avec une sorte de respect les enfants de M. de Rênal se promenant, accompagnés de leur précepteur. Les précepteurs à Verrières étaient rares et à bon marché. Tout bien considéré, M. de Rênal ne vit qu’un homme qui fût capable de remplir ces importantes fonctions, et cet homme, il crut le payer largement en lui donnant 36 fr. par mois. […]

Voilà un caractère énergique tel que M. de Stendhal n’en a sûrement pas rencontré dans le département du Doubs. Pour mon compte, je n’avais pas imaginé comme possible sur la terre ce jeune paysan qui réduit l’orgueil en théorie, qui devine en profond métaphysicien qu’un autre Napoléon n’est plus possible et que, pour dominer dans l’avenir, il faut se faire prêtre. Ce philosophe de dix-huit ans, qui, avec un plan de conduite arrêté, s’établit en maître au milieu d’une société qu’il ne connaît pas, qui débute par séduire une femme, parce qu’il y va de sa gloire, et qui n’y trouve d’autre bonheur que celui de l’amour-propre satisfait, le croirait-on, il va devenir sensible, amoureux à la folie et animé des passions de tout le monde. Alors commence un autre livre, un autre style ; alors on voit une femme longtemps vertueuse et liée à son mari par les habitudes de la vie conjugale ; on la voit remuée par des séductions inconnues,

en lutte avec l’amour qu’elle avait entrevu dans les livres, étourdie, enivrée de son bonheur et fière de trouver dans son amant une âme grande et forte, sensible comme la sienne, digne de comprendre les affections qu’elle a fait naître, et créant une vie nouvelle d’extase et de ravissement pour un cœur dont la religion et l’amour maternel n’avaient satisfait qu’à demi la brûlante sensibilité. Alors Julien n’est plus orgueilleux ; il aime avec passion, avec naturel, et je n’hésite pas à dire que je me suis rappelé les amours de J.-J. Rousseau et de madame de Warens. […]

Je n’entreprendrai pas de raconter quelque chose du séminaire de Besançon. On y verra la peinture plus ou moins spirituelle d’une vie impossible que l’auteur a organisée sans intérêt pour le lecteur et sans profit pour sa réputation. J’en excepte quelques détails sur la gourmandise et la stupidité des séminaristes.

Du séminaire Julien passe à Paris, dans l’hôtel du marquis de La Mole : c’est un nouveau monde à décrire et un nouveau caractère pour Julien. On peut y voir des remarques pleines de vérité sur les ridicules du vieux faubourg Saint-Germain et à côté de cela, comme dans le reste du livre, des suppositions, qui ne sont nulle part. Il y en a une qui dure fort longtemps : c’est l’amour de mademoiselle de La Mole pour Julien. Elle l’aime par orgueil et à condition qu’il se montrera plus audacieux, plus fier que sa maîtresse. Julien la séduit à force de ne pas faire attention à elle, et parce qu’il ose planter une échelle contre les fenêtres de son amante, au milieu d’une nuit éclairée par la pleine lune. Elle avait choisi exprès ce moment pour lui donner rendez-vous. Il en résulte que, dans la famille la plus aristocratique, une jeune fille, fière jusqu’à l’excès, n’a plus d’autre parti que d’épouser le fils d’un charpentier. L’auteur aurait pu à toute force en rester là ; mais le dénoûment eût été commun. […]

Il retrouve dans sa prison le souvenir de ses premières amours, et s’y livre avec délices jusqu’au moment où il monte sur l’échafaud. À cette fin sanglante viennent se joindre des détails qui seront sublimes pour les amateurs des scènes de la place de Grève. Je les laisse où je les ai trouvés.

Page 7: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

7

Puissent certains auteurs se guérir de la manie la plus dangereuse, celle de viser à l’originalité, de faire des mœurs et des passions avec de l’esprit et de viser en tout à l’imprévu. La chronique de M. de Stendhal sera lue avec intérêt. On lui dira de plus d’un côté qu’il a fait preuve de talent, mais qu’il se garde bien de croire que les inventions les plus bizarres de son ouvrage puissent entrer en comparaison avec le récit des amours de Julien et de madame de Rênal. C’est là qu’est le naturel le plus parfait ; et il est développé avec un talent supérieur. Ce talent se retrouve plus d’une fois dans le reste de l’ouvrage ; et je n’hésite pas à dire que peu d’hommes seraient en état d’écrire un pareil livre ; mais, quand M. de Stendhal le voudra, il en écrira un beaucoup meilleur.

1830 : « Le Rouge et le Noir, chronique

du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Figaro, n° 353, 20 décembre 1830.

Les époques de transition sont mortelles aux nouveaux ouvrages. Et comment cela pourrait-il ne pas être ? Les affections de la veille, les projets mûris à la lampe, les espérances qu’on avait cultivées, tout venant à se fondre au rayon du soleil levant, on se cherche et l’on se trouve vieux. On s’était couché sujet d’une monarchie absolue, exclu des élections et du jury, et en s’éveillant vos vitres s’irritent au bruit du canon ; La Marseillaise passe sous vos fenêtres, le souverain crie vive la liberté plus fort que les autres. Comme le cactus des Indes, c’est une civilisation nouvelle qui a éclaté dans la nuit. Maintenant si votre imagination d’artiste a fait son lit dans une société composée d’orgueils aristocratiques, de prétentions financières, d’amours-propres froissés, soit sous les pieds du jésuitisme, soit entre les doigts nerveux d’une bureaucratie congréganiste, quelle sympathie devez-vous attendre d’une époque qui ne connaît plus vos modèles, qui a crevé votre toile avec un pavé, sali vos couleurs avec la boue de juillet ? Rappelez-vous la mutilation faite au tableau du sacre : cette tête de roi détachée avec la pointe d’un sabre est votre histoire. Ce n’est pas que ces considérations trouvent leur application

absolue au roman de M. de Stendhal ; assez de beautés neuves, d’émotions trouvées y fourmillent, pour qu’on passe condamnation sur quelques figures sans caractère, types aujourd’hui effacés de cette société, morte entre les bras de M. Scribe qui n’y survivra pas.

Deux créations sont sorties de la pensée de l’auteur, Julien et Mathilde de La Mole. Je ne sais si elles seront comprises : mais les voici. Julien Sorel est enthousiaste, pauvre et méprisé dans sa famille, parce qu’il n’a ni la vigueur, ni les goûts domestiques de ses frères. Eux scient du bois, remuent des fardeaux énormes ; lui passe ses journées à voir couler l’eau du moulin, à méditer, à lire avec la plus religieuse admiration le seul livre que le hasard ait mis entre ses mains, le Mémorial de Ste-Hélène. C’est à dix-neuf ans, entre deux corrections paternelles expliquées au bâton, au milieu de sa vive sympathie pour Napoléon, que Julien est appelé par M. Rênal, maire de Verrières, petite ville du Jura, pour être le précepteur de ses enfants. La maison de M. Rênal est toute parfumée de respect pour les usages féodaux et les momeries d’église. Julien sait la Bible en latin par cœur, il a de beaux yeux, des lèvres roses et une candeur d’enfant. Tout Verrières parle de son érudition. Mme de Rênal, femme de trente ans, mais encore belle, se prend d’une chaleureuse passion pour le jeune Julien ; elle l’aime. Est-elle aimée ? C’est ici que la question devient aussi inexplicable que le caractère donné par l’auteur à son héros. C’est tout ensemble de la passion et du calcul, de la candeur et de l’hypocrisie, de la naïveté et de la morgue, que le cœur de ce jeune homme, né pour être évêque au Moyen Âge, un Gustave-Adolphe dans les temps modernes, un fourbe sous toutes les époques ; mais qui n’est rien, parce que son époque n’a que faire de l’héroïsme, et que l’utile a passé sur le corps du beau, du grand, du glorieux, du chevaleresque.

Il fera donc de l’amour pour voir à ses pieds une grande dame, pour être préféré, lui, homme sans nom, sans condition, à un mari, à un maire, à un noble. Il se vengera de n’être rien, en avilissant ce qu’il ne peut atteindre. C’est encore du Napoléon. Nous rentrons dans le roman. Quoique insoucieux et

Page 8: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

8

commode mari, M. de Rênal prend de l’ombrage de quelques soupçons que changent en certitude des lettres anonymes qui lui sont écrites. Julien est renvoyé dans le séminaire où ses études le ramènent ; il façonne son âme à l’hypocrisie. Don Juan n’eût pas mieux dissimulé son mépris pour les choses saintes. Il écoute avec une rare onction les conseils que de vieux et durs ecclésiastiques lui font subir pendant une captivité de plusieurs mois. Il souffre beaucoup ; mais il songe à Sixte-Quint, et la thiare [sic] vaut bien une couronne.

Cette Mme Rênal, que sa sauvage indiscrétion a compromise ; cette Mme Rênal, qui l’a tant aimé, qui l’aime encore, il doit la retrouver par un beau jour de procession, pendant que le soin de garder l’église lui est confié, comme service d’honneur, par un abbé Chas Bernard, autre ambitieux de chasubles d’or, qui rêve le canonicat depuis quinze ans. Mais cette entrevue le touche beaucoup moins que l’emploi de répétiteur pour le Nouveau et l’Ancien Testament, dont il est gratifié par l’abbé Pirard, directeur du séminaire. Il serait donc prêtre, si cet abbé Pirard, appelé à Paris à la suite d’un procès, auprès de son ami le marquis de La Mole, n’eût fait publiquement l’éloge de son jeune élève. M. de La Mole le veut pour son secrétaire. C’est résolu. On envoie cinq cents francs à Julien : il part ; mais auparavant, il a vu sa première amie, cette tendre, religieuse, et bonne Mme Rênal. Il a voulu, non essuyer ses larmes, lui jurer une fidélité à l’épreuve des séductions de la capitale, mais s’informer auprès d’elle si un billet de cinq cents francs qu’il a reçu d’une main anonyme ne viendrait pas de sa générosité. Toute sa sensibilité d’adieu est renfermée dans cette question d’amour-propre. Enfin, il est heureux. Ce n’est pas Mme de Rênal ; et pour comble de joie, lorsqu’il franchit le mur qu’il a escaladé pour la surprendre, on lui tire un coup de fusil dans les jambes. C’est presque Napoléon à Ratisbonne.

Le voilà dans Paris. À peine descendu de diligence, il court à la Malmaison. Il veut que le premier objet qui frappe sa vue soit la retraite silencieuse de Napoléon. Il a vu, il a pleuré, il a admiré : il a rougi d’être en soutane.

Ce pèlerinage achevé, il faut descendre au rang de commis de M. de La Mole. Il aura des chemises propres, un cheval, un domestique, une bibliothèque à lui, toute à lui, qui ne se possédait plus le jour où l’archevêque lui donna Cornelli Taciti opera omnia ; mais il sera commis, et cela ne mène à rien. Il n’y a jamais eu de secrétaire, même général, devenu pape ou empereur.

C’est ici qu’il faut placer la seconde figure originale du livre de M. de Stendhal, pour arriver ensuite, tout d’une haleine, au dénouement ; car nous ne dirons pas toutes ces enluminures, ces silhouettes dorées, admirablement placées dans une table de chapitre sous le titre de : la Vieille épée, le Vase du Japon, le Tigre, etc. ; mais très fades ailleurs.

Mathilde de La Mole est une exaltée, une exaltée en amour, une exaltée en dévouement, une exaltée en haine, une exaltée en tout. Elle pense comme au quinzième siècle ; et rien n’est grand dans ses souvenirs de famille, comme un de ses aïeux qui périt en place de Grève par suite d’une conspiration. C’est ainsi qu’elle veut un amant qui risquerait cent fois par jour sa vie pour elle, qui se grandirait à ses yeux de toute la hauteur de l’échafaud. Ce qu’elle aime encore, c’est l’imprévu ; ce qu’abhorre Julien, c’est la différence ; passions algébriques qui ne peuvent avoir qu’un résultat négatif, puisqu’elles ne représentent que deux valeurs opposées, sans combinaison possible. Celle-ci se coupera la moitié de la chevelure pour donner à son amant un témoignage de servilité ; celui-là, après s’en être fait aimer, après l’avoir séduite, déshonorée, dira dans son cœur : « Mon roman est fini, et à moi tout le mérite. J’ai dû me faire aimer de ce monstre d’orgueil : son père ne peut plus vivre sans elle, et elle sans moi. »

Indigné contre son protégé, M. de La Mole veut le renvoyer ; mais, touché par les larmes et la position irréparable de sa fille, il donne son consentement à son mariage avec Julien. L’arbre généalogique en souffrira un peu ; mais l’opinion du monde avant tout. C’est dans cet état de choses, qu’une lettre, écrite par Mme de Rênal au marquis, vient tout dévoiler, et ses amours avec Julien, et l’odieux caractère de cet ambitieux qui l’a séduite.

Page 9: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

9

Julien, démasqué, cache son ressentiment, se rend avec des pistolets dans l’église de Verrières, et les décharge sur Mme de Rênal. Ainsi finit le roman. Julien est exécuté, et sa tête reste aux mains de Mathilde. L’imprévu triomphe, la différence passe sous le couteau de la guillotine.

Le succès que ce livre obtient dans le monde pourrait nous dispenser de dire par quel côté il brille, et par quel autre côté il ne répond pas toujours à la curiosité du lecteur, tenue en haleine tout le premier volume, puis lasse d’attendre l’intérêt qui rate au second. Cependant nous dirons que tout ce qui est causerie, aperçus, portraits, raillerie, philosophie, impiété, dans le roman de M. de Stendhal, y est traité avec supériorité. Calme sans être mesuré, le style en est jeune, frais et plein de couleur, trop plein quelquefois, car c’est le vermillon qui domine. Reste à dire notre opinion sur les deux têtes qui sortent du cadre. À coup sûr, elles sont neuves, bizarres, étranges, opposées ; c’est le rouge et le noir. Elles intéressent comme une partie d’échec bien embrouillée par deux forts joueurs ; mais il faut savoir jouer. Au reste, malgré ses longueurs, ce livre est le plus remarquable qui ait paru depuis la révolution de juillet, et comme elle, le succès ira loin.

1830 : J[ules] J[ANIN], « Variétés. Le

Rouge et le Noir, chronique de 1830, par M. de Stendhal », Journal des Débats, dimanche 26 décembre 1830.

[…] Je vous prie de ne pas perdre de vue un instant les deux personnages, M. de Rênal et M. Valenod. Les deux hommes représentent deux principes. M. de Rênal est l’homme ministériel, l’homme important des petites villes. Valenod est le jésuite de robe courte, tel qu’il était en province. L’auteur va poursuivre dans son livre cette idée féconde. Il va la rattacher à la vie d’un jeune homme qui grandira, ballotté entre les deux principes ; tantôt libéral, tantôt jésuite, également embarrassé çà et là, et finissant par mourir sur l’échafaud pour échapper à l’affreuse alternative d’être grand seigneur ou bourgeois, se révoltant contre la loi de son époque, qui lui permet d’être peuple de bonne

foi. Sous certains rapports, la position est atroce et vraie ; mais qu’il a fallu d’efforts pour le deviner ! […]

Mais, avant tout, je dois vous prévenir qu’en y pensant bien, je crois avoir deviné le sens à donner au titre de cette chronique, Le Rouge et le Noir, sur lequel l’auteur ne s’explique pas. Selon moi, M. de Stendhal ayant eu dessein de peindre la société telle que l’avait faite le jésuitisme de la Restauration, et ne voulant pas se hasarder à intituler son ouvrage Le Jésuite et le Bourgeois, par exemple, ou bien encore les Libéraux et la Congrégation, a imaginé de désigner les uns et les autres par des couleurs emblématiques : de là ce titre, le Rouge et le Noir. Seulement, j’ignore encore qui est le rouge, qui le noir, d’autant plus qu’un jésuite comme l’entend M. de Stendhal peut aussi bien être femme et porter une robe de gaze et un bonnet avec des fleurs, que des aiguillettes de colonel, un cordon bleu de Pair de France, ou une robe de missionnaire. Mais je laisse cette petite difficulté à résoudre aux plus fins que moi. […]

Julien Sorel est un petit jeune homme faible et joli, aux yeux noirs, battu de bonne heure par son père et par ses frères, les détestant du fond de l’âme. C’est un jeune homme méfiant, envieux, colère en dedans, fier surtout, plus fier que M. de Rênal avec sa maison, sa grille en fer, sa fabrique de clous, son titre de maire de la ville et son précepteur.

Julien sait pour toute science l’Ancien-Testament en latin ; il l’a appris par cœur, il le récite à tout venant en commençant si l’on veut par le dernier verset et finissant par le premier. Aussi dès le premier moment, Julien réussit chez M. de Rênal. M. de Rênal l’admire, les amis et les domestiques de la maison l’admirent. Pour surcroît de bonheur, le Valenod s’avoue en lui-même qu’il est vaincu cette fois, et il oublie chevaux et calèche, pour ne penser qu’au petit précepteur. Quel triomphe pour M. de Rênal ! […]

Au reste, le petit Julien est d’abord assez vrai. C’est bien le paysan humilié, isolé, ignorant, curieux, plein d’orgueil, égoïste avant tout, profondément égoïste, méchant, n’aimant personne. Somme toute, ce Julien, M. de Rênal, M. Valenod, l’abbé de Frilair, ce

Page 10: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

10

sont là de très vilains personnages, très hideux les uns et les autres, surtout si vous les laissez vieillir.

Julien ressemble en outre à tous les savants de province. En province, il y a peu de livres, la plupart sont à l’index ; c’est ordinairement parmi les livres à l’index que choisit tout jeune homme qui se croit de l’avenir. L’un s’attache au Contrat social qu’il dévore sans y comprendre un seul mot, et il se croit un jacobin ; l’autre a volé chez son père un Dictionnaire philosophique et il se met au rang des esprits forts ; il en est qui font du sentiment et de la douleur : par exemple Werther est fort lu parmi les écoliers de province. À son héros M. de Stendhal n’a donné ni Rousseau, ni Voltaire, ni Goethe, il lui a donné Napoléon : le Mémorial de Sainte-Hélène est le livre favori de Julien.

Vous ne sauriez croire tout ce que cette lecture jette de sotte vanité dans la tête du petit rustre. À force de lire le Mémorial, Julien se croit un héros ; plus d’une fois il se dit : je serai Bonaparte ! voilà en effet le malheureux qui, de propos délibéré, se fait un cœur de fer, une tête de fer. Bientôt cet enfant n’est plus qu’un mauvais fanatique, pétri d’orgueil et de misère. Dans ce personnage, si cruellement exact, il n’y a pas un mouvement de jeune homme, pas un transport naturel. Ce petit Julien, au bout de trois mois de professorat, est un monstre qu’il faudrait jeter à la porte de la maison. Si c’est là de la vérité, c’est une vérité bien triste ; si c’est là de la nature, c’est une horrible nature. On ne saurait imaginer combien souvent je me sens déchaîné contre ces esprits méthodiques et inflexibles, qui considèrent le monde moral avec une loupe, qui se posent là comme sur un cadavre, disséquant scalpel en main les recoins les plus hideux de cette nature sans vie. Allons donc, opérateur, dissèque à loisir, compte les taches livides de ta victime, mets à nu ses moindres viscères, dépouille-la de sa peau blanche et veloutée, fais ton métier : plus tard et à ton préjudice viendront le poète ou le romancier qui feront leur devoir.

Je n’ai pas encore parlé de Mme de Rênal. Mme de Rênal est une charmante femme comme il y en a beaucoup à Paris et surtout en province ; c’est une de ces femmes qui ne

savent pas si elles sont belles, qui s’ignorent, qui regardent leur mari comme le premier homme du monde, tremblantes devant ce mari, et croyant l’aimer de tout leur cœur, douces, modestes, tout entières à leur ménage, chaste et retirées, aimant Dieu et priant, sans compter que leur négligé est élégant, qu’elles sont le plus souvent en robes blanches, qu’elles aiment les fleurs, les bois, l’eau qui coule, l’oiseau qui chante, la poule qui couve, femmes charmantes, sans faste, sans tristesse, sans gaîté, et qui meurent souvent sans avoir connu l’amour.

Telle était Mme de Rênal. Un soir, sous les marronniers de la maison,

à la clarté de la lune, par un doux zéphyr du mois de mai, Mme de Rênal touche par hasard la main de Julien, et retire la sienne aussitôt.

Julien se dit : Napoléon à ma place prendrait la main de Mme de Rênal. Cela dit, le petit précepteur tremble comme un enfant, comme on tremble toujours avant de saisir une main de femme pour la première fois : le voilà donc qui tremble, qui balbutie, qui en perd tout son latin ; il allait même renoncer à sa grande entreprise quand Bonaparte lui revient en mémoire. Alors il reprend courage et il s’anime par ces mots : Si à minuit je n’ai pas pris la main de Mme de Rênal, je me jette par la fenêtre demain. Et, par un dernier effort, il s’empare de cette main blanche et potelée, de cette main qu’on ne lui retire pas, et qu’il tient à présent sans crainte et sans bonheur ! C’est ainsi que notre homme se croit un Bonaparte : on n’est pas plus ridiculement un héros.

Cette nuit-là, le bonheur empêche Mme de Rênal de dormir. Au contraire, un sommeil de plomb s’empare de Julien, et le lendemain, en entrant au salon, il se dit : Il faut dire à cette femme que je l’aime. Le fat !

Ici commencent les amours de cette aimable femme avec ce misérable. Quand on songe que ce Julien a seize ans à peine, et que pour se venger des coups de bâton que lui a donnés son père, il va séduire de sang-froid une femme qui l’a reçu chez elle, une femme charmante, sa bienfaitrice, une femme qui l’aime sans le savoir, on ne peut s’empêcher de s’écrier que l’auteur de ce livre a menti. Non, ce jeune homme si atroce n’est pas dans

Page 11: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

11

la nature. Quoi donc, philosophe, quoi donc, romancier, vous voulez refaire Lovelace, et pour cela vous choisissez un enfant de seize ans ! Et vous allez chercher à la charrue un malheureux jeune homme pour lui faire traverser tout seul, et tout d’un coup, les combinaisons les plus actives de la séduction et de l’adultère. Et cet enfant n’a que de l’orgueil et pas un moment d’amour ! […]

Je n’ai jamais vu nulle part plus de rage anti-jésuistique et anti-bourgeoise, que dans le livre de M. de Stendhal. Sous sa plume, tout se flétrit sans retour, le plus beau jour, le plus beau sol, les plus heureux sentiments. Il promène avec un admirable sang-froid son héros, son monstre, à travers mille turpitudes, à travers mille niaiseries pires que des turpitudes. Singulier plaisir que s’est donné cet écrivain de réunir en bloc toutes les criailleries, toutes les misères, toutes les dissimulations, tous les mensonges, toutes les superstitions, toutes les cruautés de notre état social ; singulier acharnement avec lequel il place la France d’avant notre révolution de Juillet au-dessous de la France barbare et pédantesque. Ô mon Dieu ! serait-il donc possible que ce soit là la province ? Et plus tard, quand le héros est à Paris, serait-ce bien là Paris ? À quoi on répond peut-être : car le livre est bien fait. […]

La partie remarquable de ce roman est le séjour de Julien au séminaire. Ici l’auteur redouble de rage et d’horreur. Il est impossible de se faire une idée de cette hideuse peinture ; elle m’a frappé comme le premier conte de revenants que ma nourrice m’a conté. Voici cette peinture. Le séminaire de Besançon est ici comme la ville de Verrières, un séminaire en général, composé de rustres, de manants, de paysans dégoûtants et autres aspirants à la prêtrise, heureux d’avoir une soutane et de la soupe ; avides de pain et de choucroute; malheureux sans intelligence, hypocrites subalternes, dévots aux grosses mains et aux nez rouges. Dans ce séminaire comme à Verrières, il y a des jansénistes et des jésuites. Le janséniste est un fou honnête homme, que le jésuite chasse de sa place. Le jésuite est un scélérat qui tend mille pièges à Julien. Ce séminaire est la contre-partie de Verrières : la vie y est

horrible, désespérée, c’est à la fois le vice abject et la sottise hypocrite. C’est Tartuffe sans manchettes ; Tartuffe en habit sale, au coin de la rue, et se livrant à ses horribles penchants. Ceci donne à penser. Si tels étaient en effet ces séminaires d’autrefois, (autrefois cela veut dire il y a huit jours), M. de Stendhal a fait une bonne action ; en prenant sur lui d’être si atroce, je lui pardonne cette fois.

Mais hélas ! au-delà du séminaire, l’atrocité continue. Julien est envoyé à Paris pour être le secrétaire de M. le marquis de La Mole. Le marquis de La Mole représente le noble de Paris, l’homme élégant, l’homme de cour, aussi bien que M. de Rênal de Verrières représente le gentillâtre provincial, rampant, lâche, ambitieux et qui veut parvenir. À Paris, Julien ne change pas : le séminariste crasseux entre dans le salon doré de Mme de La Mole avec autant d’assurance que le petit charpentier est entré dans la salle à manger de Mme de Rênal. […]

À ce moment du livre, ce n’est pas de Julien qu’on s’occupe, c’est de Mlle de La Mole, c’est de Mathilde, qui, après avoir rejeté Julien, s’est remise à l’adorer de plus belle. À présent elle adore Julien, Julien l’adore aussi et se promet bien de ne plus le lui dire. Il n’est plus question de la demoiselle de comptoir à Besançon ; car ce roman est fait en partie double ; tout se passe à Besançon comme à Verrières, à Paris comme à Besançon ; ce sont les mêmes jésuites, les mêmes femmes, les mêmes amours, les mêmes paroles, le même héros. […]

Donc, Mlle de La Mole est folle. Elle rappelle Julien dans sa chambre ; elle coupe pour Julien tout un côté de ses beaux cheveux blonds, qu’elle jette dans le jardin. Pour Julien, elle rejette la main de M. le marquis de Croisenois ; elle devient enceinte de Julien, elle déclare à son père qu’elle aime Julien ; c’est une fièvre, c’est une folie d’amour. Cette Mathilde est folle, elle pleure, elle rit, elle appelle la mort, elle se frappe en héroïne ; on n’a jamais imaginé une fille comme cela. Je n’ose pas croire qu’il y ait à Paris une société qui ressemble à celle que veut peindre M. de Stendhal. Pour un bourgeois d’une étroite sphère, de pareilles peintures seront toujours invraisemblables.

Page 12: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

12

Que ceux qui ont vu de près le très grand monde, le monde des grands seigneurs, des jésuites élevés, les hommes de vieux noms et de haute fortune; que ceux qui ont pénétré dans ce sanctuaire qu’on appelle la cour, daignent me dire ce qu’ils pensent de Mlle de La Mole. Et si, par hasard, ces mœurs sont vraies, que Dieu nous préserve des femmes de la cour, des filles à marier à la cour, et aussi des pères de famille qui vont à la cour !

Mais que dis-je ? J’oubliais qu’il n’y a plus de cour.

Nous en sommes aux amours de Julien et de Mlle de La Mole. Ces amours vont finir par un mariage, et Julien va devenir à son tour un grand seigneur, quand les jésuites s’en mêlent. Nous allons revoir enfin Mme de Rênal. Mme de Rênal repentante est dirigée par le jeune jésuite de Verrières. Le jésuite, pour plaire à M. de La Mole et détacher sa fille de Julien, dicte à sa pénitente une lettre dans laquelle Julien est traité comme un misérable. Cette lettre est envoyée à Mathilde. Mathilde montre cette lettre à Julien. Julien est furieux, il part, arrive à Verrières pendant l’office ; il voit Mme de Rênal, il lui tire deux coups de pistolet à bout portant, sans autre explication. La pauvre femme a l’épaule fracassée. Julien est arrêté et jeté en prison : le lendemain il est traîné dans les cachots de Besançon.

Il est des lecteurs pour qui ce dénouement sera absurde. L’échafaud, le bourreau, le couteau fatal, les jurés, tout cet assemblage de torture morale et physique doit être amené dans un sujet avec autant de modération que le Dieu d’Horace. Le bourreau tranche trop vite une difficulté, surtout quand on ne sait pas pourquoi le héros se jette sous sa main. […]

Je m’aperçois que j’ai parlé bien longuement de cette chronique, j’aurais bien mieux fait de parler de son auteur. Si le dernier roman de M. de Stendhal est, avec de si graves invraisemblances et si peu morales, un ouvrage remarquable, vif, colère, plein d’intérêt et d’émotion, s’il mérite d’être lu, même dans le grand oubli de la littérature contemporaine, M. de Stendhal est autrement digne d’être étudié. M. de Stendhal est un de ces écrivains à plusieurs noms, à triple visage, toujours sérieux, dont on ne saurait trop se

méfier. C’est un observateur à froid, un railleur cruel, un sceptique méchant, qui est heureux de ne croire à rien, parce qu’en ne croyant pas, il a le droit de ne rien respecter et de flétrir tout ce qu’il touche. Un auteur ainsi fait, corps et âme, s’en va sans inquiétude et sans remords, jetant son venin sur tout ce qu’il rencontre : jeunesse, beauté, grâces, illusions de la vie ; les champs même, les forêts, les fleurs, il les dépare, il les brise. […]

Ajoutez à cet invincible besoin de tout peindre en laid et de grossir sa voix pour être plus effrayant, que M. de Stendhal est un faiseur de paradoxes. Dans le moment le plus vrai de sa fiction, à l’instant même où il s’aperçoit que vous êtes attaché et intéressé, le voilà qui suspend son récit, qui brise sa phrase, qui s’arrête tout court, et qui vous lâche froidement un paradoxe inattendu. Oui, il abuse même du paradoxe. Il est parvenu à rendre odieux le paradoxe, ce puissant auxiliaire de tous les hommes qui font de l’art ou de l’histoire, le paradoxe, digne gardien de l’homme qui parle ou qui écrit, cet infatigable compagnon qui le repose quand il est fatigué, qui le rassure quand il tremble, qui lui donne de nouvelles forces quand il est épuisé. […] Qu’il est triste de voir un homme en venir là ! Qu’il est à plaindre l’écrivain qui dit adieu à ses dernières ressources d’écrivain ! Que je l’estime malheureux de ne plus croire à rien, pas même à la fiction qu’il invente, pas même aux vertus qu’il veut peindre, que dis-je ? pas même au paradoxe qu’il imagine et qu’il devrait respecter comme la dernière ressource, comme le seul génie inspirateur de tout homme qui a tout vu, tout écrit, tout pensé, et n’a plus rien à apprendre, rien à sentir de nouveau.

1830 : « Le Musicien italien », Le

Mercure de France au dix-neuvième siècle, décembre 1830, t. XXXI, p. 458.

Il est un livre que je ne quitte plus depuis huit jours : l’auteur est parvenu à me distraire de toutes les graves préoccupations politiques du moment : ce livre c’est Le Rouge et le Noir ; cet auteur, c’est celui que la Chronique du Mercure surnommait dernièrement le La

Page 13: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

13

Rochefoucault des romanciers. Ah ! aucune pensée secrète de l’amour-propre n’échappe à M. de Stendhal : je lui en veux même de disséquer avec si peu de pitié notre société : le faubourg Saint-Germain doit bien lui en vouloir aussi, et les banquiers donc ! Il y a du Don Juan dans cet ouvrage, et un mépris ironique pour la pauvre espèce humaine, qui fait quelquefois sourire et plus souvent attriste, tant la vérité est encore peu faite pour nous depuis si peu de temps que la Charte est enfin une vérité. Rouge et Noir est sous bien des rapports un roman satirique ; mais il n’en est pas moins saisissant d’intérêt, d’un intérêt habilement gradué jusqu’à la catastrophe. Ô vous qui aimez la Dona Julia de Don Juan, vous aimerez madame de Rênal ; elles sont de la même famille. Je voudrais bien, avant de juger définitivement un ouvrage si remarquable, en donner au moins une courte analyse ; mais qu’il me soit permis d’abord de le relire : en attendant voici encore un petit fragment qui tient peu à l’ouvrage et s’en détache aisément.

1831 : [BALZAC], « Lettres sur Paris.

Lettre XI », Le Voleur, 9 janvier 1831.

M. de Musset a donné de grandes espérances et s’est placé d’un seul bond au milieu des vieilles réputations impériales qu’il n’a pas seulement daigné saluer. Vous avez lu, sans doute, La Confession ? Ce livre, dont la pensée première est hardie, manque d’audace dans l’exécution. Charles Nodier a publié son Histoire du roi de Bohême, délicieuse plaisanterie littéraire, pleine de dédain, moqueuse : c’est la satire d’un vieillard blasé, qui s’aperçoit à la fin de ses jours du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. Ce livre appartient à l’École du désenchantement. C’est une déduction plaisante de L’Âne mort, singulière coïncidence d’ouvrages ! Cette année, commencée par la Physiologie du mariage, dont vous me permettrez de ne pas vous parler beaucoup, a fini par Le Rouge et le Noir, conception d’une sinistre et froide philosophie : ce sont de ces tableaux que tout le monde accuse de fausseté, par pudeur, par intérêt peut-être. Il y a dans ces quatre

conceptions littéraires le génie de l’époque, la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint.

L’auteur anonyme de la Physiologie pend plaisir à nous ôter les illusions du bonheur conjugal, premier bien des sociétés. La Confession achève le livre de M. de Lamennais, et proclame que la religion et l’athéisme sont également morts […]. Nodier arrive, jette un regard sur notre ville, sur nos lois, sur nos sciences ; et par l’organe de don Pic de Fanferluchio et de Breloque, il nous dit, en poussant un rire éclatant : « Science ? Niaiserie ! À quoi bon ? Qu’est-ce que cela me fait ? » Il envoie des Bourbons mourir à l’écurie sous la forme d’une vieille jument aristocratique […] Puis en décembre M. de Stendhal nous arrache le dernier lambeau d’humanité, de croyance qui nous restait ; il essaye de nous prouver que la reconnaissance est un mot comme amour, Dieu, monarque. La Physiologie du mariage, La Confession, le Roi de Bohême, Le Rouge et le Noir… sont les traductions de la pensée intime d’un vieux peuple qui attend une jeune organisation ; ce sont de poignantes moqueries ; et la dernière est un rire de démon, heureux de découvrir en chaque homme un abîme de personnalité où vont se perdre tous les bienfaits.

Un homme viendra peut-être, qui, dans un seul ouvrage, résumera ces quatre idées, et alors le XIX

e siècle aura quelque terrible Rabelais, qui pressera la liberté comme Stendhal vient de froisser le cœur humain.

1831 : N., « Littérature. Le Rouge et le

Noir, chronique du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Le Correspondant, 14 janvier 1831, p. 302-304.

Ce titre est une énigme, dont l’ouvrage ne donne pas le mot : ne perdons pas de temps à la deviner.

Julien Sorel, né dans la petite ville de Verrières en Franche-Comté, fils d’un scieur de planches, est doué de facultés puissantes, d’une volonté de fer et d’un égoïsme inflexible ; l’ambition est sa vie ; c’est un Bonaparte en sabots ; il a lu le Mémorial de Sainte-Hélène avec délices, et appris la Bible par hypocrisie ; il sera prêtre pour faire son chemin. M. de Rênal, maire de Verrières, le

Page 14: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

14

donne pour précepteur à ses enfants ; Julien séduit madame de Rênal par orgueil, et déshonore son bienfaiteur pour se venger des bienfaits qui l’humilient ; bientôt il aime la femme dont il est maître. […]

Telle est l’action de Rouge et Noir ; un résumé si rapide ne nous a pas permis de rapporter la vingtième partie des merveilles de cet ouvrage. Non, vraiment, nous n’en sommes plus aux dissertations niaisement sentimentales, aux passions distillées, détaillées et bavardes du dernier siècle : nous n’avons plus les géants et les nains, les magiciens et les invincibles du Moyen âge ; mais le surnaturel est revenu. Le Rouge et le Noir n’est pas moins surprenant que La Surprenante Histoire du brave Frégus et de la belle Gallienne. Si le bras et la force physique des amants sont rentrés dans les limites naturelles, les têtes sont devenues colossales, les cœurs immenses, les sentiments incroyables. L’amour n’est pas plus vif, plus respectueux, mais il est plus étrange et tout à fait nouveau ; on ne peut pas dire qu’il ait quelque chose d’humain. D’ailleurs, les tableaux des mœurs actuelles sont aux mœurs actuelles ce que les romans de chevalerie étaient à la chevalerie. Comme passion, le coup de pistolet de Julien vaut bien le coup d’épée de Rolland [sic] comme vigueur, et son séjour au séminaire n’est pas moins prodigieux que le voyage d’Astolphe dans la lune, quoique moins amusant.

Quant à la thèse de M. de Stendhal (car il en a une), elle est facile à formuler : le régime de la Restauration étouffait ou dépravait le génie. Son héros est une espèce de grand homme avorté, abâtardi : son roman une satire, en deux volumes et en prose, contre les quinze dernières années et contre toutes les époques de paix et de tranquillité qui n’offrent pas de débouchés à ces quelques hommes fortement trempés, mais obscurs, dont l’énergie sombre et ambitieuse a besoin d’un grand rôle dans le drame des choses humaines. […] La Restauration, telle que nous la dépeint l’auteur était donc une mare d’eau dormante et fangeuse, où se débattaient en vain les hommes comme Julien : elle tendait à subalterniser le génie, à dégrader les esprits par la frivolité et les mesquineries du

congréganisme ; elle forçait l’ambition à la bassesse. […]

Sous le point de vue des passions M. de Stendhal n’est pas heureux : outre le plus grand que nature que nous avons déjà signalé, on sent à chaque pas les efforts pénibles de l’imagination, le travail de l’observateur qui a vu et n’a point éprouvé. Il surprend mais ne satisfait pas. Son Julien est un monstre moral dans le sens de Geoffroy Saint-Hilaire ; il est jeune et son cœur est vieux ; son amour calculé a presque toujours le sang froid de l’avarice. Le machiavélisme de roué et de méchant qu’il porte dans la moins réfléchie, la moins concertée des passions, est un phénomène ridicule d’impossibilité. Ce n’est pas ce délicieux amour de jeune homme, plein de rêveries douloureuses et ravissantes, qui a toujours une larme dans les yeux et un sourire sur les lèvres, qui dit : j’aime ! comme on dit : je suis coupable, ou j’ai peur. Ce n’est pas cette tendresse d’âme si pure, si animée, si triste ; cette folie du cœur qui concentre la vie sur une image, dans une idée ; cette recherche de dévouement qui aspire au sacrifice et déplace l’égoïsme. J’entends des paroles qui veulent être brûlantes, je trouve des sentiments qui veulent être énergiques, mais qui ressemblent au délire d’une irritation nerveuse et factice, et je me demande : où est le jeune homme qui aime ? Une espèce de Sylla de seize ans amoureux, comme on proscrit, comme on conspire à quarante, est une conception encore plus fausse que bizarre. Si Bonaparte eût aimé dans sa jeunesse, M. de Stendhal croit donc qu’il eût nécessairement porté dans son amour la même vigueur de tête que Bonaparte à l’âge d’homme porta dans son ambition. Chacun n’a-t-il pas à chaque âge et pour chaque passion une capacité distincte, une aptitude spéciale ? Un héros ou le jeune homme qui peut le devenir, boude et pleure et rit et s’intimide et s’enhardit comme un enfant ; il dit comme Paul à Virginie : « Quand je suis fatigué, ta vue me délasse... Si je te touche seulement du bout du doigt tout mon corps frémit de plaisir... » Et puis est-ce connaître le cœur humain que de donner à Julien ainsi fait de l’amour pour une femme de même nature, un Julien en jupon. Orgueil, audace,

Page 15: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

15

exaltation, misanthropie, tout leur est commun et par cela même il doit y avoir répulsion sur tous ces points. Une âme fière comme celle de Julien doit aimer la faiblesse tendre et timide qui cherche le bras qui soutient et protège : elle veut être le chêne auquel se suspend la vigne : le chêne n’embrasse pas le tronc du chêne. Les haines, les dédains, les frénésies de Mathilde sont fausses [sic] comme un rire forcé : la peinture de sa passion n’a rien de senti. […]

Pour ces emportements d’un amour furibond, je les regarde comme une vraie monomanie incapable d’entrer dans un cœur droit. Les passions furieuses ne sont pas les belles passions et surtout ne sont pas les vraies passions. La plupart des romanciers l’ont oublié. Ils ont peint des imaginations délirantes et des âmes folles. Ils nous ont montré le beau idéal de l’humanité dans des hommes à la torture. Mais moi, j’ai peur que ces passions démesurées, quand elles tombent dans le cœur d’un homme, ne soient quelque punition terrible ou quelque suite funeste d’un dérèglement inconnu : il faut que Dieu ait été chassé de son cœur. Des passions honteuses, un orgueil invétéré, un oubli criminel, voilà peut-être ce qui l’a jeté hors de l’humanité et ce qui le rend entièrement semblable à un pauvre insensé.

1831 : « Le Rouge et le Noir, chronique

du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Le Temps, 26 janvier 1831.

Ambitieux, mais aigri par la misère et les coups, Julien Sorel a honte de sa famille de paysans, de l’esclavage paternel, des travaux de ses frères qui lui sont préférés. Sa constitution délicate, une éducation due au hasard, l’écartent des métiers, de la vie grossière et des manières communes de tout ce qui l’entoure. Autour de lui il ne se trouve plus une époque ni des accidents contemporains dont il puisse se faire un marchepied militaire ; mais la Restauration a déchaîné le clergé sur la France : budget, honneurs, pouvoirs, tout est la proie de quiconque a sa tonsure à montrer pour titre à ce magnifique pillage. Ah bien ! il aura sa part, il la lui faut, il sera prêtre. L’exemple de

Bonaparte est un stimulant pour l’ambitieux Julien. Une pensée fixe sera sa loi morale : et n’importe à quel prix, bassesse ou désintéressement, héroïsme ou crime, il arrivera. Dès lors toute sa vie est un calcul. Rien de spontané ne mettra son sort en compromis. L’examen des chances profitables sera la base de son caractère. C’est la dernière expression de l’égoïsme que va nous développer M. de Stendhal, l’égoïsme sous l’habit du prêtre.

Et voilà qu’une petitesse d’esprit du maire, dont il est le subordonné, est le premier échelon de Julien. M. Rênal [sic] est un composé de préjugés mesquins et de sotte envie ; mais il veut à toute force prouver son rang par ses libéralités dans l’intérieur de son ménage. Les primeurs plaisent à cette âme rétrécie et semi-féodale. Un personnage du canton cherche un professeur à ses enfants. M. Rênal, que la vanité tient aux aguets, a eu vent de cette idée ; il devance le concurrent et installe Julien chez lui, près de ses enfants, à tout prix. Les manières timides et décontenancées, la fierté sombre et les jolis traits du professeur, d’ailleurs voué au célibat par son avenir ecclésiastique, lui donnent dans ce logis une importance prodigieuse, et Mme Rênal, la femme du maire, beauté pâle et souffrante qui n’a pas ses trente ans trop gravés sur la figure, se prend d’un compatissant et perfide intérêt pour le paysan ambitieux.

Ceci se laisse deviner facilement à notre héros, et dans son mépris réfléchi pour l’aristocratie de position où son hôte est à son égard, il conçoit l’idée d’attenter à ces fruits défendus dont son isolement, sa misère et sa naissance semblaient devoir à jamais l’éloigner. Il médite et consomme à froid l’adultère, et par là, se trouve déjà maître d’une existence de femme, roi sur le cœur d’une esclave qu’il n’a pas voulu aimer, mais avilir. C’est un tigre que ce petit singe de Napoléon.

Tandis qu’il désole une faible femme parce que son ambition de la soumettre est satisfaite, des soupçons viennent au mari. Une ou plusieurs lettres anonymes ont troublé le grave maire : non qu’il soit convaincu, d’abord son orgueil s’y oppose, et

Page 16: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

16

puis une fois coupable, sa femme, comme toutes les femmes en ce cas, lui fait voir clairement, sans avoir le moins du monde l’air de répondre à ce qu’il lui tait, qu’il existe dans le pays des calomniateurs que l’autorité, la richesse et le bonheur de M. Rênal font mourir de chagrin. Après quoi elle lui dit en secret comme quoi M. Julien la désoblige par sa présence, implore qu’on le renvoie, et cela si parfaitement et avec tant d’instances, que le mari, qui volontiers eût jeté Julien par la fenêtre, a les plus fortes démangeaisons de le clouer à jamais chez lui. Mme Rênal sent toutefois que le départ de Julien peut seul dépister les faiseurs de lettres anonymes : elle consent donc vite à ce que veut son mari, lequel, par une réaction que la dame a bien prévue, laisse aussitôt Julien partir. Tout ceci est fin et vrai.

Julien est entré au séminaire. Voilà le séminaire avec sa crasse ignorance, ses gros paysans stupides, les sept péchés capitaux couverts de laine noire, se vernissant d’hypocrisie, taciturnes, gourmands, ignobles. Julien a horreur de cette canaille qui vient apprendre un métier en se traînant à genoux ; qui parle de Dieu comme d’un outil pour chercher un filon d’or dans la carrière sociale ; qui le haïssent, lui Julien, parce qu’il les méprise.

On parle du lugubre qui fait frissonner, de la misère qui glace, du froid qui saisit en lisant les œuvres de l’Anglais Maturin. Je ne sais si ces corridors sales, ces mœurs de goujats, ces vilenies de séminaire n’ont pas quelque chose de plus hideux. Maturin ne montre que des natures abaissées, des chutes effrayantes. M. Stendhal nous montre à la loupe la vermine théologique, auprès de cela la dégradation est de la grandeur. Julien prend de l’orgueil encore parmi ces créatures qui ne voient dans la sacristie qu’un simple garde-manger. Vivre au milieu de cela, c’est une torture ! N’importe, Sixte-Quint de gardeur de pourceaux devint pape. C’est une triste route, mais c’en est une. Il ne croyait pas, le jeune homme, que l’ambition dût le faire passer par de si rebutantes épreuves.

Je passe sur bon nombre d’épisodes : des abbés coquets, cardinaux de parade, préparant leur solennité d’apparat devant les

glaces d’un boudoir ; des rois agenouillés devant des châsses dans la pensée d’obtenir je ne sais quelle complicité du ciel pour des vœux qu’on n’articule jamais tout haut. M. Stendhal excelle dans ce portrait. Il est sanglant sans être amer, il dit des choses à faire bouillir le sang de l’air le plus désintéressé : c’est un diable d’homme qui fait voir des monstruosités dans sa lanterne magique, et tout cela d’une manière simple, naïve parfois, comme un plaisant conteur qui en a vu bien d’autres. […]

Ici s’élève une figure nouvelle, Mathilde de La Mole ; et nous lui devons quelques lignes.

Dans les papiers de famille de cette seconde héroïne (Mme Rênal étant la première), il y a l’histoire d’une aïeule dont l’amant passa par les mains du bourreau. Sous Henri III, si j’ai bonne mémoire, il avait conspiré, il était noble ; il fut décollé, c’est dans l’ordre. On pendait les roturiers qui se permettaient cette usurpation sur les habitudes de la noblesse. L’aïeule de Mathilde acheta la tête, l’embauma et vécut des années à pleurer solitaire sur cette infortune, et près de cette effrayante relique. Cette légende a frelaté l’esprit de Mathilde, elle se souhaite une pareille bonne fortune. Parmi ces jolis nobles qui l’adorent, elle ne voit que des freluquets musqués, des petits-fils qui n’ont plus dans les veines le sang de leurs ancêtres, incapables de conspirer pour lui plaire et de se faire couper le cou en son honneur.

Elle les écoute avec dédain, et cette bizarre demoiselle se joue des papillons aristocratiques dont l’essaim bourdonne autour d’elle. De prime abord, Julien, avec son insolence, l’expression mal dissimulée de sa haine contre les grands, son orgueil de fer et ses dispositions évidentes à se mettre en dehors de toute cohue, soit de marquis, soit d’hommes sans nom, Julien surprend Mathilde. Il y a aussi du conspirateur dans ce cerveau, de l’héroïsme au fond de cette âme irritée. Elle le devine, elle l’aime, elle se donne à lui ; puis le renie, le repousse, lui prodigue du mépris, et ne cesse de vouloir l’éloigner que lorsqu’elle est sûre qu’il n’en mourra pas de chagrin. Quand elle a cette certitude, alors elle devient son esclave résignée ; elle abjure toute fierté, toute force d’âme, et trouve

Page 17: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

17

quelque consolation à sentir combien l’esprit de Julien Sorel est plus vigoureusement trempé que le sien. De tout cela résulte bientôt un péril pour notre séminariste si oublieux de devenir pape. […]

De dire maintenant comment la fantaisie toute romanesque de Mathilde a son accomplissement, comment l’aimante Mme Rênal aime Julien jusqu’à la dernière ligne du livre en femme vulgaire, et Mathilde en écervelée dupe de ses rêves historiques, c’est ce que je ne veux pas. Le dénouement est original, et le livre est chez le libraire. Mais il faut, avant de poser la plume, parler de ce style qui, comme le dit l’annonce, est tantôt noir jusqu’au lugubre, tantôt rouge comme du sang. Les caractères ont aussi ces deux nuances, et bien marquées. C’est sans doute là ce que promet le titre, si tant est qu’il promette quoi que ce soit. Du reste, M. Stendhal est un désenchanteur par excellence ; il aime à désoler son monde : il affectionne l’imprévu. S’il parle d’amour, c’est la haine qu’il fait agir ; s’il vous montre un beau visage, c’est un masque ; s’il trace une caricature, s’il annonce un scélérat, soyez sûr qu’il vous prépare une supercherie et que sa manière de jouer est de vous cacher son jeu. Il y aurait un livre à faire sur son livre. Ce serait celui où l’on résoudrait tous les problèmes qu’il affectionne, et alors, ligne par ligne, on en viendrait peut-être à dire que tout est factice et mensonger dans ce livre si spirituellement écrit et coloré. Qu’on ne s’y méprenne pas, ceci est un éloge. Tout autre que M. Stendhal, avec ce système, n’aurait pas rendu supportables deux in-8° où caractères, événements, pensées et portraits, tout enfin est paradoxal. C’est un admirable tour de force.

1831 : « Aperçu des publications. Rouge

et Noir, par M. de Stendhall [sic] », L’Artiste, 1re livraison, 6 février 1831, t. I, p. 13.

C’est un livre qui fera peut-être fortune un jour, et qui est au monde depuis trois grands mois. Les publications de l’auteur vieillissent lentement. Il sera sans nulle doute connu de la postérité ; mais ses contemporains

l’ignorent, parce qu’il va aux succès musqués, et que ce sont les nuls. C’est ordinairement de l’algèbre sur le cœur humain : par exemple, il prend huit ou dix personnes et les barbouille de rouge et de noir. Le lecteur, quand il y a un lecteur, s’écrie : « Voilà un personnage féroce, et son vis-à-vis est un hypocrite ! » Le lecteur se trompe : le sanguinaire est doux comme un agneau ; le Tartuffe a le cœur sur ses lèvres, et réciproquement. Si l’on avise dans ses pages la candeur incarnée, il faut s’attendre à des actes de fourberie, de même que tout mouton cachera sous sa laine l’âme d’un garçon boucher. Quand on sait ceci on sait tout. L’art de M. de Stendhall [sic] c’est le désappointement. Son but, son tic, son mot favori, l’imprévu. Il désappointe les gens si coup sur coup qu’au bout de trente pages on est au fait de son secret. On est tellement alors préparé à l’imprévu qu’on prévoit tout ce qui se prépare. D’ailleurs il n’invente pas : s’il a fait entrer quelqu’un par une fenêtre au premier volume, soyez sûr qu’il le fera monter par le même moyen à une seconde fenêtre dans un événement tout semblable. Il marque la moitié de son ouvrage par un coup de fusil ; il fait le dénouement par un coup de pistolet : ainsi de suite. L’imprévu est pour le caractère de ses héros : la monotonie dans les incidents de sa fable. Je vous prie de lire son premier volume ; je vous conjure de ne pas lire le second. Il y a un jeune entêté, Julien, qui est immuable dans ses idées de se faire pape, et d’abord il quitte le séminaire et se fait secrétaire d’un marquis. En conscience tous les chemins mènent-ils à Rome ? La fille du marquis en est passionnée par pédantisme : elle veut être héroïne à l’instar d’une de ses aïeules du quinzième siècle. C’est une forcenée copiste qui plagie glacialement une anecdote qu’elle sait par cœur. Je ne sais rien de moins naturel ; mais c’est bizarre. L’imprévu est de trouver dans notre société d’aujourd’hui une fillette si romanesquement servile. L’imitation est, comme on sait, dans la nature ; mais, en fait de type, on emprunte plus volontiers à tout le monde qu’à une seule personne. Pour que l’imitation soit parfaite, il faut que Julien ait la tête coupée. Quelle joie pour son amante s’il allait à l’échafaud ! car son aïeule ou bisaïeule avait embaumé jadis la

Page 18: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

18

tête de son adorateur. M. de Stendhall [sic] s’arrange de sorte que Julien prête à son insu le cou à cette merveilleuse pensée de sa douce amie. Le bourreau s’en mêle et le roman finit. Cependant il faut louer le premier volume ; il faut le louer au libraire et le lire ; il y a de l’esprit, de l’esprit fin, des choses vues et décrites à la loupe, une immense combinaison de petits riens qui forment je ne sais quoi qui plaît. C’est de la jaserie exquise, une manière de profondeur qui porte sur des détails sans consistance. Le second volume est moins amusant quoique bien plus faux. La sécheresse de la pensée s’y met en saillie avec beaucoup moins d’intérêt, et l’on regrette d’avoir perdu la moitié de son temps à se laisser persuader par l’auteur d’aller jusqu’à la fin de son ouvrage.

1831 : « Revue littéraire et politique »,

Gazette de France, mercredi 16 février 1831.

Que l’auteur de ce roman doit être fier ! il a trouvé le secret de faire scandale dans cette scandaleuse époque de notre littérature !

[…] Le titre n’est-il pas bien combiné ? Le Rouge et le Noir ! Et que direz-vous de la petite lithographie qui, selon l’usage de ces messieurs, décore la couverture et le frontispice ? Une jolie femme qui tient sur son guéridon une tête de guillotiné, et qui la contemple amoureusement ! Comme les doigts vous démangent d’ouvrir le livre ! Eh bien ! pour satisfaire votre impatience, nous allons prendre le roman par la queue. Cette tête coupée est celle d’un jésuite ; ce jésuite, comme cela est de règle, a séduit les femmes, les filles et ses bienfaiteurs ; il a enfin assassiné une infortunée qui n’eut que le tort de lui donner trop de preuves de sa tendresse ; et pour que cette action héroïque eût tout l’éclat possible, il a choisi pour le lieu de la scène le temple de Dieu, et pour l’instant de l’exécution celui où le prêtre montre aux fidèles la victime de l’expiation.

Lorsque, revenu de l’extase produite par l’accumulation de tant de merveilles, vous témoignerez le désir de savoir quel rapport elles peuvent avoir avec le titre de l’ouvrage, on vous répondra qu’il s’appelle le Rouge et le

Noir, tout comme il aurait pu s’appeler le vert et le jaune, le blanc et le bleu. Au reste, sous tous les titres, sous toutes les couleurs, cette honteuse production ne sert qu’à constater par une preuve ajoutée à vingt autres, qu’il est plus que temps que M. de Stendhal change encore une fois de nom, et pour toujours de manière et de style.

1831 : A[nselme] P[ETETIN],

« Littérature. Le Rouge et le Noir, Chronique du XIXe siècle, par M. de Stendhal », Revue encyclopédique, février 1831, t. XLIX, p. 350-359.

On se rappelle ce tragique roman dont les journaux rapportèrent, il y a deux ans, les tristes détails et dont le dénouement fut un échafaud.

Un jeune paysan, élevé dans un séminaire de province, d’où son caractère inquiet, ses passions ardentes, son impiété profonde l’avaient fait chasser deux fois, après mille tentatives pour s’ouvrir une carrière, trouve un asile dans la maison d’un honnête propriétaire campagnard et devient le précepteur de ses fils. Une femme habitait sous le même toit, une femme jeune encore et belle, belle surtout pour ce pauvre prêtre qui toute sa vie avait rêvé l’amour, sans rencontrer jamais la réalité de ses songes. C’était la mère de ses élèves ; il la voyait à toute heure, il partageait avec elle les caresses de ces enfants dont il était adoré ; enfin il était seul avec elle au milieu d’un pays enchanteur.

Les convenances défendent d’écarter les voiles diaphanes que de bizarres débats jetèrent sur la partie intime de cette liaison ; mais il faut croire qu’elle fut orageuse. Le précepteur, congédié ou mécontent, s’éloigna et fut remplacé. Il était entré dans une famille noble qui habitait à quelques lieues. De là il épiait avec une diabolique attention ce qui se passait dans son ancien séjour. Il apprit des choses qui firent naître dans son cœur de noires idées de vengeance, et plusieurs fois il les laissa s’exhaler dans des lettres pleines de mystérieuses menaces. Enfin vint le moment d’accomplir ses projets.

Ceux qui ont habité les campagnes, où le sentiment religieux n’est pas entièrement

Page 19: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

19

éteint, ont éprouvé sans doute une certaine émotion, en assistant, par un beau dimanche de printemps, à la grand’messe. Ce jour-là, les travaux pénibles sont interrompus, et le bonheur règne sur tous les visages ; car, pour un paysan, le bonheur, c’est le repos. Chacun revêt des habits de fête, et la propreté, cette parure du pauvre, éloigne l’idée de la misère. […]

C’est une fête de ce genre que notre séminariste choisit pour exécuter un dessein qu’il avait mûri avec beaucoup de sang-froid. Madame *** assistait à la messe avec une de ses amies. À l’instant le plus solennel de la cérémonie, elle détourna la tête et aperçut derrière elle une figure qui lui apprit son sort. - Je suis perdue, dit-elle à son amie.

Deux coups de pistolet partirent : ni l’un ni l’autre ne fut mortel.

Pendant la durée du procès, le jeune homme offrit le plus étonnant contraste de faiblesse et de force ; de courage et de peur, de présence d’esprit, d’habileté, de talent même, et de sottise présomptueuse et ridicule ; de sensibilité profonde et vraie, et de méchanceté infernale.

Toute la province émue était accourue au chef-lieu. Les femmes se disputaient les tribunes de la Cour d’assises, et y passaient les jours et les nuits, oubliant le sommeil, la fatigue, la faim. Leurs regards ne quittaient pas cette belle figure, blanche et pure comme un visage de femme, rendue plus noble encore et plus frappante par le bandeau noir qui couvrait une blessure dont l’amour était la cause. Quant au criminel, il n’oubliait pas un instant qu’il était le personnage principal du spectacle : ses vêtements étaient choisis avec goût, arrangés artistement, drapés comme la soie d’un portrait qu’on veut faire saillir. Ses cheveux noirs se déroulaient avec grâce sur un cou découvert, d’une blancheur éclatante ; sa pose étudiée avec soin faisait ressortir une taille svelte et souple, et ses grands yeux noirs se promenaient souriants ou pensifs sur l’auditoire, et particulièrement sur les femmes, qui y étaient en majorité.

Les débats furent ridicules : le mari de la femme assassinée y assistait, et prenait un intérêt bourgeois au sort du meurtrier ; son rôle fut celui d’un très-honnête homme.

L’accusé fut défendu par un vieil avocat, renommé pour son savoir et son habileté. Évidemment l’avocat, les juges, les jurés ne comprenaient rien à la cause, et l’admirable institution du jury n’était pas faite pour ce cas.

Le jeune homme le sentit, et c’est peut-être ce qui rendit si bizarres sa conduite, ses réponses, son plaidoyer même, qu’il prononça sans émotion, et qui annonçait un talent dépravé par les études classiques. Berthet fut exécuté.

C’est cet événement qui a fait naître le livre que ma tâche est d’examiner. Je me garderai bien de pousser plus loin cette comparaison et de reprocher à M. de Stendhal de s’être éloigné du type qu’il semblait avoir choisi, et d’avoir peint un tableau de fantaisie, au lieu d’un portrait.

À chacun sa couleur et son style : ce n’était pas au héros brillant des salons de Paris, de Florence et de Rome à pénétrer profondément dans cette nature qui tient de l’ange et du démon, à nous donner un nouveau Werther. Quoiqu’il y eût dans cette aventure des circonstances toutes neuves, des teintes originales et vraies, quoique les traductions poétiques soient de misérables parodies, il faut avouer que Gœthe, Byron, Ugo Foscolo ont laissé peu de chances de réussite. Si le succès est possible, il ne sera obtenu que par quelque malheureux, rongé longtemps du mal qu’il s’agit de décrire, dans le cas toutefois où, revenu à la santé, il pourrait s’en rappeler toute l’horreur.

On me demande sans doute de quelle maladie je veux parler. Certes, je serais embarrassé de répondre clairement : pourtant je vais tâcher d’indiquer ma pensée.

Notre civilisation est une machine au moyen de laquelle les faibles enchaînent, resserrent, étouffent les passions puissantes, c’est-à-dire, le génie ou le crime : c’est là son but, et les savants auteurs de nos Codes ne se sont pas donné d’autre tâche.

En ce temps-ci, il est bon d’avoir de l’activité, de l’adresse, de la patience, le courage des petites choses : il ne faut que cela pour réussir : en un mot, beaucoup de bonnes qualités à dose médiocre, et pas une grande vertu. Mais la civilisation, dans sa lutte avec la nature de l’homme, n’est pas toujours

Page 20: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

20

victorieuse : il y a des êtres sur lesquels elle est impuissante, qui la domptent ou meurent. Ces êtres sont ou Napoléon, ou Werther, ou Berthet. […]

Nous avons dit que le caractère essentiel d’une civilisation avancée est de ne laisser se développer aucune passion, c’est-à-dire, aucune illusion. Eh bien ! l’éducation de vos fils est combinée tout entière pour faire naître, pour alimenter les passions. Les livres qu’on leur donne, sur lesquels ils pâlissent jour et nuit, sont des poètes, ou des historiens qui ne valent guère mieux ; des poètes, non pas de ce temps, cela toucherait de trop près à la réalité, mais des temps anciens où tout était figure, illusion, fantasmagorie passionnée. Voilà de quoi on les nourrit jusqu’à vingt ans. Et comme, pendant tout ce temps, l’être physique se développe et cherche à vivre, les enfants, auxquels il est resté, malgré toutes les précautions, une idée vague du monde actuel, combinent, pour former une réalité, les fantômes de l’Antiquité, ces besoins nouveaux qui les étonnent, et les souvenirs du foyer paternel : ils construisent ainsi des imaginations monstrueuses, avec lesquelles ils entrent dans le monde.

Quand ils appartiennent à la classe riche, le mal est grand, mais réparable. Ils en sont quittes pour défaire peu à peu, par une expérience de fautes et de chutes, l’éducation du collège, et à trente ans, ils peuvent commencer à vivre avec presque autant d’avantages que s’ils venaient de naître.

Mais, quand l’enfant est sorti d’une famille de paysans ou d’artisans, il faut, pour qu’il puisse vivre, qu’il devienne ou un grand homme, ou un grand fripon. Dans tous les cas, ce sera un être bien misérable et bien dangereux. […]

Sous le dernier gouvernement, les jésuites avaient adroitement exploité notre monstrueux système d’enseignement ; ils avaient fondé des milliers de séminaires où la vanité des paysans, excitée par le bon marché de la pension, leur faisait jeter leurs enfants en foule. Sortant de là, sans moyen d’existence, avec des goûts de vie douce et luxueuse, ces enfants étaient à leur discrétion : devenir,

hypocrites, ou mourir de faim, voilà l’alternative qu’ils leur offraient.

Le héros de M. de Stendhal, Sorel, n’hésita pas ; c’était une âme forte, persécutée dès l’enfance par la brutalité de ceux qui l’entouraient. […] Le voilà donc tout jeune encore, entrant dans cette longue et pénible carrière, étudiant le monde, s’étudiant lui-même pour n’être jamais trahi par son naturel, analysant ses sensations et ne les laissant se développer que dans un but, déterminé, et comme un instrument propre à agir sur les autres.

On a beaucoup reproché à M. de Stendhal ce caractère qu’on a trouvé invraisemblable et impossible. Je le regarde, moi, comme une conception profonde, originale et vraie, et je le dis hardiment, sans redouter les interprétations. Quiconque connaît le monde, et voudra être sincère, avouera qu’il était difficile de peindre plus nettement le trait caractéristique de la jeunesse de ce temps. J’invoque à cet égard le témoignage de tous les hommes qui sont partis de très-bas pour arriver très-haut, et qui n’ont pas été servis par un hasard extraordinaire.

Ainsi, ce sang-froid de Sorel qui, dans les scènes de passion les plus enivrantes, et pour lui les plus neuves, lui laisse étudier ses émotions, raisonner et calculer ses transports ; ce sang-froid qui lui fait perdre les heures d’un bonheur unique dans la vie, est un fait très-général, au siècle où nous sommes. Les passions sont devenues très-calmes, très-polies, très-raisonnables, et c’est un perfectionnement qui en vaut bien un autre.

Sorel, jeté dans la bonne compagnie de Paris, mais sans lui appartenir, et comme un être de nature inférieure, y développe des talents et une hypocrisie savante qui le placent bientôt sur le chemin de la fortune. Il y marche rapidement, quand un accès de passion, indigne d’un si grand génie, le pousse à un acte de vengeance atroce, d’autant plus blâmable qu’évidemment il ne pouvait servir à rien. Toutefois, il n’est pas homme à se désespérer ; et, comme il voit son avenir perdu, il en prend son parti, se résigne à mourir, et, en attendant, à passer le moins tristement possible les deux mois que le

Page 21: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

21

procès lui laisse en perspective. C’est une idée dramatique et touchante d’avoir donné pour compagne à ses derniers jours, pour complice à ses derniers plaisirs, cette même femme qui lui avait appris le bonheur, et qu’il a vainement essayé de tuer. Aujourd’hui que la guillotine, la roue, le gibet sont si fort en honneur dans la littérature, nous ne pouvons trop remercier l’auteur de nous avoir épargné le récit du supplice de Sorel, et de l’avoir abandonné au moment où le pathétique disparaissait pour faire place à l’horreur. C’est un trait de bon goût, comme il y en a beaucoup dans ce livre. ‘

Sans parler des autres sortes de mérite qu’on y trouve, l’ouvrage de M. de Stendhal est riche de ce mérite négatif, qui consiste à éviter les écueils littéraires. On pourrait le comparer à ces hommes de bonne compagnie que chacun trouve charmants, sans qu’ils possèdent aucune qualité notable, parce qu’en eux rien ne choque, rien ne repousse, et qu’ils ont toujours le talent d’être parfaitement convenables et en harmonie avec les circonstances.

Nous avons pris nos réserves : ce tact des convenances n’est pas le seul talent de M. de Stendhal. L’homme spirituel qui se cache sous ce nom a déjà fait ses preuves ailleurs : il serait difficile d’être plus brillant, plus piquant, plus original. Mais, dans ce genre léger, il n’a peut-être été donné qu’au seul Voltaire de ne jamais tomber dans la manière et l’affectation : c’est un malheur que n’a pu éviter M. de Stendhal.

Du reste, il excelle à peindre le monde. Il reste si peu d’hommes de bonne compagnie, que ce talent sera apprécié, sans doute, par un bien petit nombre de lecteurs. J’avoue naïvement que beaucoup de traits, probablement fort spirituels, ont été perdus pour moi. J’ai vu plus d’un portrait peint avec une grande délicatesse, avec une exquise finesse de détails, et je n’ai pas su écrire au-dessous le nom de l’original : d’autres seront plus heureux et goûteront ce plaisir de malice dont mon ignorance me prive.

Souvent, ce ne sont point des individus que l’auteur s’attache à reproduire, mais des types de classes ; et alors, il est intelligible pour tous. Nous citerons surtout M. de

La Mole, le janséniste Pirard, le grand-vicaire Frilair, le petit Tambeau, et M. de Rênal.

En résumé, Le Rouge et le Noir est un livre d’aristocratie dont le succès sera plus brillant que général et durable. C’est une peinture gracieuse, et quelquefois profonde, de la société, telle que l’avaient faite les jésuites et les émigrés de la Restauration. Elle a le malheur d’arriver après l’orage populaire qui a renversé tout cela, et par conséquent d’être déjà un peu vieille.

Un seul coin du tableau promet de rester encore longtemps vivant et jeune ; c’est ce persiflage admirable de sel et d’esprit, quoique un peu trop répété, dont l’auteur a déchiré l’aristocratie d’argent, la seule puissance politique qui soit sortie brillante et victorieuse des décombres des barricades.

1838 : Arnould FRÉMY, « Critique

littéraire. Mémoires d’un touriste », Revue de Paris, août 1838, t. LVI, p. 215-217.

En général, il est à remarquer que du moment où l’auteur entre dans la fiction, son style renonce entièrement à ses saillies et à ses bigarrures. Il prend le ton le plus simple ; rien ne heurte le cours de sa narration ; c’est la vérité même. Ces traits de sentiments, et entre autres le souvenir que l’auteur accorde à J.-J. Rousseau, sur les bords de la Saône, nous ont rappelé, par je ne sais quel lien, les plus délicieux passages d’un roman que tout le monde a lu, que tout le monde a dans la mémoire, et que cependant on oublie si souvent de vanter. Ce roman a pour titre : Rouge et Noir.

Nous oserons dire ce que Fénelon dit de l’O fortunate senex ! de Virgile : Malheur à celui qui pourrait lire sans attendrissement le récit des amours de Julien Sorel et de Mme de Rênal, si ce n’est la première partie des Confessions de Rousseau, peut-être, notre langue n’a rien produit, je crois, de plus touchant ni de plus délicatement senti que cette histoire de deux cœurs novices et timides à des titres différents et qui se cherchent, se fuient, se craignent tour à tour. Est-il rien de plus doux et de plus naturel, en même temps, que ce sentiment qui enveloppe

Page 22: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

22

ces deux êtres comme une première fraîcheur ? L’amour, avec ses ardeurs, ses nuances, ses grâces indécises, respire tout entier dans le cœur de ce petit paysan ambitieux, aux idées tortueuses et bizarres comme le cours de la Fidélité.

La seconde partie du livre est sans doute moins fraîche et moins tendre que la première, mais je la crois plus forte. L’hôtel de la Mole est resté comme le modèle de ces forteresses aristocratiques où se retranchent encore certains restes de préjugés nobiliaires et de féodalité polie. On croit franchir le seuil de cette porte cochère surmontée d’une plaque noire ; on frissonne en parcourant ce grand appartement pour arriver au cabinet où se tient le maître de cet hôtel, M. de la Mole, « dont la perruque a trop de cheveux ».

Le caractère de Mathilde est venu opérer une réforme complète parmi les héroïnes de romans. C’est toute une révolution qu’une création semblable. Il y a là plus de véritable hardiesse et de nouveauté que dans tant de prétendus caractères romantiques chez qui l’innovation n’a jamais dépassé l’épithète. Nous avons tout à l’heure prononcé le mot de génie ! Je ne sais en vérité à quels traits et à quels mouvements de cœur nous l’accorderons, si nous le refusons à certaines pages de Rouge et Noir.

J’en demande pardon à l’auteur des Mémoires d’un Touriste, je m’étais promis en commençant de ne pas le confondre avec l’auteur de Rouge et Noir, de respecter la ligne de démarcation qu’il a semblé vouloir établir lui-même : je voulais, en un mot, être réservé, bienséant, convenable ; mais à présent j’y renonce, car je m’aperçois qu’il est des souvenirs qui nous entraînent malgré nous et des rapprochements auxquels on ne résiste pas.

À quoi bon le nier ? La plume qui a tracé les Mémoires d’un Touriste est celle qui a doté aussi notre littérature de Rome, Naples et Florence, de l’Amour, de l’Histoire de la peinture, etc. Ces productions ont depuis longtemps franchi le seuil du sanctuaire mystérieux où l’auteur a voulu vainement les enfermer. À présent, il a perdu ses droits sur elles : émancipées par les suffrages des gens de goût,

elles sont tombées malgré lui dans le domaine de l’admiration publique.

Le monde, les convenances particulières, ont leur droit, sans doute ; mais la poésie, la pensée, a aussi les siens, et nous nous trouvons ici en quelque sorte chargé de les revendiquer devant l’auteur contre l’auteur lui-même. Il faut bien que tôt ou tard un écrivain, que tout le monde adore et salue, se résigne à laisser rassembler ses titres et compter ses croix et ses chevrons. […]

1839 : Eusèbe G. [Girault de SAINT-

FARGEAU], Revue des romans : Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers, Paris, Didot, 1839, t. I, p. 67.

BEYLE (le chev. L. Alex. Cés.), plus connu sous le nom de Stendhal, né à Grenoble.

Le Rouge et le Noir, 2 vol. in-8, 1830. - Nous serions fort embarrassé de dire quel rapport la fable de ce roman a avec son titre, car il s’appelle Le Rouge et le Noir tout comme il aurait pu s’appeler le Vert et le Jaune, le Blanc et le Bleu. Quoi qu’il en soit, Le Rouge et le Noir n’est pas un livre ordinaire ; voyez plutôt la petite lithographie qui, selon l’usage, décore la couverture et le frontispice, et qui représente une jolie femme qui tient sur son guéridon une tête de guillotiné, et la contemple amoureusement ! Comme les doigts démangent d’ouvrir le livre en voyant cela ! Eh bien ! pour satisfaire l’impatience du lecteur, nous allons prendre le roman par la queue. Cette tête coupée est celle d’un jésuite ; ce jésuite a séduit les femmes, les filles de ses bienfaiteurs ; il a enfin assassiné une infortunée qui n’eut que le tort de lui donner trop de preuves de sa tendresse, et pour que cette action eût tout l’éclat possible, il a choisi pour lieu de la scène le temple de Dieu, et pour l’instant de l’exécution, celui où le prêtre montre aux fidèles la victime de l’expiation. Deux coups de pistolet partent, mais ni l’un ni l’autre ne sont mortels. L’assassin est traduit à la cour d’assises ; il se défend avec audace et sang-froid, est condamné et exécuté. Et voilà justement pourquoi l’ouvrage est intitulé Le Rouge et le

Page 23: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

23

Noir. Mais encore quel rapport ce titre a-t-il avec l’ouvrage ? — Quel rapport ? Ami lecteur, vous êtes bien curieux.

1839 : Arnould FRÉMY, « Critique

littéraire. La Chartreuse de Parme, par l’auteur de Rouge et Noir », Revue de Paris, juin 1839, n. s., t. V, p. 57.

On pourrait citer un grand nombre de romans qui doivent être regardés comme à peu près impossibles en Italie ; Werther, Clarisse Harlowe, Grandisson, Marianne, Paul et Virginie, René, Adolphe, et même des récits moins tristes, mais qui exigent un contrepoids de vanité politique ou sociale tels que Tom-Jones et Gil Blas. Nous citerons même un autre roman plus moderne, moins consacré, mais non moins recherché peut-être, Rouge et Noir. Une production pareille pourrait-elle s’acclimater ailleurs que sur le sol français et même au milieu des mœurs et des pensées qui aboutissent à un centre tel que Paris ? Est-il un héros de roman plus étrange et en même temps plus attachant que ce Julien Sorel, ce petit paysan qui a tant d’imagination, d’orgueil, de chances personnelles de tourments, ce qui manque à Fabrice del Dongo ? Chaque chapitre déroule en quelque sorte un pli nouveau de ce jeune cœur pétri d’amour et d’ambition. La lutte entre le lecteur et le héros est éternelle, on le sent dès les premières pages, et de là naît l’intérêt du livre. Mais irez-vous chercher parmi les dames de Naples ou de Rome une madame de Rênal ou une Mathilde de la Mole ? Cette pauvre Italie si franche et si bonne a-t-elle seulement l’idée de ces orgueilleuses passions qui se développent et s’étendent avec une sagacité, des gradations que la complication des mœurs comporte seule ?

Transplantez cette histoire en Italie, placez ces personnages, ces situations, au milieu des passions unies et des sensations adolescentes, sur cette terre où l’amour n’est presque qu’un jeu, une félicité toute sensuelle, vous vous privez nécessairement d’un grand mobile d’intérêt. Ces indécisions, ces contrariétés, ces mouvements tortueux et irréguliers que vous placiez naguère dans la peinture du cœur, il vous faut maintenant les appliquer à l’action,

car l’Italie est bien plutôt agissante que sentimentale et réfléchie. Fabrice del Dongo est prêtre comme Julien Sorel ; il est jeune et amoureux comme lui ; mais voyez la différence des caractères ! Fabrice aime rarement, mais il aimerait qu’on ne le croirait pas ; tandis qu’au moment même où Julien jure qu’il n’aime pas, on sent fort bien qu’il aimera ; le lecteur le dément, tant il est vrai qu’on gagne toujours beaucoup à pouvoir caractériser ses personnages. Il y a plusieurs femmes réunies dans Mathilde de la Mole, la vaniteuse, l’amante, la protectrice, la dédaigneuse, l’affligée, la pénitente : le caractère existe ; mais dans Clélia Conti, il n’y a qu’un accent, une surface, et par conséquent pas de caractère : c’est la voix de la jeunesse qui appelle l’amour, c’est un cœur tel que le climat le produit, un fruit qui tombera de la branche dès qu’il sera mur. Obéissez aux lois et aux conditions essentielles de votre sujet, ne faites point de sacrifice à certaines conventions ; privez-vous de ces invraisemblances que la majorité des lecteurs vous pardonnerait assurément, mais que votre propre goût repousse, vous serez vrai dans ce cas-là, fidèle à votre point de vue, authentique, purement italien, mais vous ne serez pas romanesque. […]

Le talent de l’auteur de Rouge et Noir incline principalement vers l’idolâtrie de la réalité ; du moment où il entre dans une époque ou une contrée quelconque, on sent qu’il tient avant tout à en réfléchir les moindres détails, à réunir les plus subtils fragments de mœurs et de particularités locales. Il ne faut cependant pas que ce scrupule consciencieux soit poussé trop loin ; l’indépendance du style et de la pensée en souffrirait à la longue. Ne travailler que pour le commun des lecteurs, ce public peu délicat qui consomme et qui paie, est un grave défaut sans doute, et on n’en voit que trop bien la suite funeste dans plus d’une réputation actuelle ; mais, d’un autre côté, ne travailler que pour soi, pour ses prédilections et ses amours, a bien aussi son désavantage. On tombe souvent alors dans le maniéré, l’entortillé ; on risque même quelquefois de n’être qu’imparfaitement compris ; le style devient léché, gratté, comme disent les

Page 24: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

24

peintres, l’inspiration première manque de hardiesse et de l’exécution de franchise.

1841 : Émile LEFRANC, Histoire

élémentaire et critique de la littérature, Paris, Perisse, 1841, p. 496.

M. de Stendhal est un pseudonyme sous lequel Rouge et Noir a été publié. C’est un horrible tableau de la vie d’un jeune homme qui veut avoir l’énergie de la volonté de Napoléon, et qui réussit à s’élever assez haut pour devenir un infâme séducteur et porter sa tête sur l’échafaud. Ce roman désenchante de la terre, sans reporter l’âme vers des consolations plus hautes ; il enseigne que ce que nous prenons pour de la noblesse n’est qu’un semblant trompeur qui couvre l’intérêt le plus sordide ; qu’il ne faut pas se laisser aller aux instincts de son cœur, mais calculer chaque parole, chaque acte de la vie. Le danger d’un tel livre est énorme : c’est de dessécher tout penchant généreux au fond de nous-mêmes.

1841 : Gabriel COURNAND, « La

confession d’un danseur », Le Prisme : encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, Paris, L. Curmer, 1841, p. 175.

J’avais déjà passé plus de dix fois devant la banquette où se trouvaient madame Lelièvre et sa fille. Je marronnais une invitation, je barbotais dans mes phrases, je sentais les épithètes se porter vers mon cerveau avec frénésie, et mon col de chemise s’humecter par degrés. Enfin je me dis comme Julien Sorel de Rouge et Noir : « Si dans cinq minutes je n’ai pas invité Hermione à danser, je me réduis en capilotade. » Je l’appelais Hermione par un reste de licence poétique, je pensais au sonnet où je lui disais :

Tulipe ou réséda, que l’on nomme Hermione. Ton être est pour mon être une incarnation. Ton haleine me cause une inflammation De poitrine, ta voix est l’archet de Crémone.

Au bout d’un quart d’heure j’étais planté devant mesdames Lelièvre mère et fille : « Mademoiselle veut-elle avoir l’avantage de...

de... de... ? » Je n’achevai pas : « Pour la septième », interrompit la basse-taille maternelle. Je m’enfuis aussi vite que mes escarpins me le permirent, et je me perdis dans la fête en m’écriant :

« Un vis-à-vis, un vis-à-vis ! mon royaume pour un vis-à-vis ! »

1843 : Auguste BUSSIÈRE, « Poètes et

romanciers modernes de la France. XLVIII. Henry Beyle (M. de Stendhal) », Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1843, t. LVI, p. 169-218.

Ses romans ont voulu concourir pour leur part à démontrer la supériorité des caractères qui ont pour ressort la passion sur les caractères qui ont pour ressort la vanité ou tout autre mobile, l’idée du devoir, par exemple. Le premier de ces romans, Armance, ou Un Salon au dix-neuvième siècle, n’est pas un essai heureux. Tout y est forcé, rien n’y a sa mesure, rien n’y est intelligible ; l’auteur n’avait pas encore le sentiment de la perspective du récit. Faute de savoir montrer ou cacher, développer ou restreindre à propos, il s’y prend de manière à ce que l’on ne puisse saisir le rapport qui unit les actions des personnages à leurs intentions ou à leur caractère annoncé. On croit se promener dans une maison de fous. M. de Stendhal a voulu peindre le côté triste et maladif des jeunes gens du XIX

e siècle. Il n’a griffonné qu’une caricature indéchiffrable. C’est le seul de ses livres où il ait trouvé l’art d’être constamment ennuyeux.

Dans Le Rouge et le Noir, il paraît avoir repris le même type de caractère en le développant et le complétant. Il en a retiré aussi la rêverie sombre et la tristesse dont on ne sait pas la cause. Quand Julien Sorel devient sombre, c’est que ses passions ont rencontré un objet qui les irrite ; il devient sombre par haine impuissante, par envie, par vanité blessée, par ambition, par toutes les passions mauvaises dont l’auteur fait le lot du XIX

e siècle. Pourquoi M. de Stendhal ajoute-t-il à tous ces éléments de malheur l’idée du devoir qui, lorsqu’elle est librement acceptée, ne peut être qu’un élément de bonheur, s’il est vrai, surtout comme il l’affirme lui-même,

Page 25: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

25

qu’il n’y a dans la volonté rien d’autre que le plaisir du moment ? Cette idée du devoir, donnée, nous le savons, comme contraste à l’idée de l’utile, avait déjà bien assez embrouillé son premier roman, où l’on voit le héros principal se rendre malheureux à plaisir, en allant se chercher des devoirs dans les visions les plus fantasques, et violer en même temps les plus simples devoirs d’humanité. L’idée du devoir est-elle donc d’ailleurs si inhérente aux mœurs de notre époque ? Il nous semble que non ; et si l’auteur n’a voulu que présenter une idée négative de l’idée de plaisir, ne pouvait-il pas mieux rencontrer ? À défaut du plaisir, ce n’est point le devoir qui meut les générations nouvelles : c’est l’intérêt, c’est l’utile, et cela était vrai en 1827 et en 1830 au moins autant qu’aujourd’hui. Quelles sont d’ailleurs les circonstances dans lesquelles M. de Stendhal met à l’œuvre cette idée de devoir ? Julien Sorel, pour en citer un exemple, nouvellement établi dans la maison de M. de Raynal, s’impose, un certain jour, comme devoir, d’avoir baisé, lorsque dix heures du soir sonneront, la main de Mme de Raynal, sinon il se brûlera la cervelle. Ici, nous devons l’avouer, l’auteur et nous ne parlons plus une langue commune, et nous ne pouvons comprendre celle qu’il parle. À qui fera-t-on admettre et comprendre cette confusion qu’il admet et qu’il comprend sans doute entre le devoir et l’obligation que s’impose un drôle vaniteux de violer les lois de l’hospitalité, les lois de la reconnaissance, et les devoirs les plus sacrés ? tout cela pour le plaisir de se brûler la cervelle s’il manque d’audace, car il n’a pas même l’amour pour excuse ; l’amour ne spécule pas ainsi. Si M. de Stendhal n’a voulu que représenter dans cet exemple la vanité française, il l’a outrée monstrueusement et au point de la rendre aussi inadmissible qu’inintelligible. La vanité peut pousser un homme au suicide, mais seulement pour les humiliations qui ont des témoins, et non pour une simple reculade de la conscience. Ce dernier fait n’est justiciable que de l’orgueil, qui seul le connaît, et l’orgueil ne s’impose point d’aussi ridicules devoirs. Ce qu’une âme haute commence par respecter, c’est elle-même. Le caractère de Julien Sorel est donc faux, contradictoire, impossible,

incompréhensible en certaines parties. Nous ne reconnaissons point, dans cette morose création du romancier, la vanité de ce Français sanguin, jovial, insouciant, présomptueux, que le physiologiste a plus d’une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal a réussi à figurer un personnage on ne peut plus malheureux ; mais comment, sauf beaucoup de détails parfaits d’observation et de justesse, a-t-il pu voir dans le dessin général de cette figure l’image et la personnification de la jeunesse française ? Cette jeunesse savante, pédante, ambitieuse, dégoûtée, il n’était point fait pour la comprendre. De son temps, on était tout autre chose.

Quoi qu’il en soit, Le Rouge et le Noir a été lu, et nous serions presque tenté d’en conclure qu’il n’a pas été compris, car le patriotisme d’antichambre, pour parler comme M. de Stendhal après Turgot, ne lui eût point pardonné. Ce livre s’est sauvé par le charme et la nouveauté des détails, qui ont masqué l’idée fondamentale par la transpiration des opinions politiques de l’auteur, par l’odieux jeté sur quelques figures de prêtres, enfin par la beauté réelle des deux caractères de femmes, beauté touchante chez l’une, énergique et fière chez l’autre. Sur ce propos, il est à remarquer que les femmes, dans les romans de M. de Stendhal, ont toujours un rôle plus beau que les hommes, même quand les hommes ont un beau rôle, ce qui tournerait à la gloire de celles qu’il a aimées. Malgré tout, il s’est rencontré dans ce roman assez de bonnes choses pour que des écrivains qui ont trouvé du plaisir à ravaler M. de Stendhal après sa mort aient trouvé de l’avantage à le piller de son vivant. L’éducation fashionable que reçoit Julien Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole et diplomate, a été copiée depuis pour l’éducation du héros d’un autre roman aussi connu que Le Rouge et le Noir.

Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu montrer comment, par la vanité, les Français savent se rendre malheureux ; dans La Chartreuse de Parme, il a essayé de montrer comment, par la passion, un peuple qui n’a point de vanité sait se rendre grand, sinon heureux.

Page 26: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

26

[…] Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme sont les deux romans que devait écrire M. de Stendhal. Ils se font suite, ils se complètent, ils résument toutes ses idées, l’un par le côté critique, l’autre par le côté idéal. C’est le monde qu’il a conçu, appuyé sur ses deux pôles. Après ces deux romans, il n’eût pu en écrire un troisième, au moins sur le même plan philosophique que les premiers.

1846 : Hippolyte BABOU, « Du caractère

et des écrits de Henri Beyle », Revue nouvelle, 1er novembre 1846.

Ses idées, assez indécises dans Armance jusqu’à la catastrophe finale, acquièrent dans Rouge et Noir un degré de résolution effrayante, et viennent enfin s’apaiser doucement dans les dernières pages de la Chartreuse.

Quand il publiait Armance en 1827, il avait pour son compte des projets de suicide, et cette circonstance explique pourquoi le héros de son premier roman, sans transition, presque sans motif, arrive à terminer son existence par un coup de pistolet. Rien dans le cours de l’action n’indique cette issue violente. Le caractère d’Octave, chrysalide imparfaite de celui de Julien, flotte dans le vague ; il a quelque chose d’incompréhensible pour qui n’a point lu les dernières œuvres de l’auteur. […]

Beyle se reprend à la vie pour la maudire. Il écrit Rouge et noir, il invente le type effrayant de Julien, et cette seule création justifierait le reproche de méchanceté qu’on a fait à Beyle, reproche qu’il semble s’adresser à lui-même dans les lignes suivantes : « Vous avez eu mille fois raison, écrit-il à l’un de ses amis ; je m’étonne encore que l’on ne m’ait pas étranglé. Je m’étonne, mais sérieusement, d’avoir un ami qui veuille bien me souffrir. Je suis dominé par une furie ; quand elle souffle, je me précipiterais dans un gouffre avec plaisir, avec délices, il faut le dire. Ne me répondez pas, car cela vous fatigue ; mais laissez-moi vous écrire, cela m’adoucit l’âme.... Je le sens vivement. L’étonnant, c’est qu’on me souffre. Quel malheur d’être différent des autres ! ou je suis muet et commun, même sans grâce aucune, ou je me

laisse aller au diable qui m’inspire et me porte. »

L’inspiration diabolique anime en effet cette singulière création de Julien ; mais entendons-nous : le démon de Beyle n’est point un de ces vulgaires esprits de ténèbres qui jettent feu et flamme à tout propos, se montrent entourés de tout l’appareil mélodramatique de l’enfer, traînant de longues chaînes sur les dalles de quelque église maudite et secouant avec des gestes furibonds une torche empestée. Il faut renoncer au merveilleux des fantasmagories. Nous sommes dans le monde réel, notre diable a pris forme humaine, et si complètement que je défie l’œil le plus pénétrant d’apercevoir le pied fourchu sous la botte vernie, les cornes sous l’élégant chapeau de soie. Il ne ressemble pas mal à l’ange de M. de Maistre, l’ange exterminateur ! Tous deux, partis des extrémités les plus opposées, se rencontrent au pied d’un échafaud ; tous deux reconnaissent le bourreau comme le seul magistrat logique de ce monde.

Quelqu’un demandant à Beyle s’il s’était peint dans Julien, l’écrivain répondit : Oui, Julien, c’est moi, du même ton que dut prendre Byron quand il disait : Je suis Child-Harold. Il serait ridicule de chercher à prouver l’identité parfaite de l’auteur et d’un personnage de roman sorti de son imagination. Ici pourtant la ressemblance saisit plus d’une fois l’esprit du lecteur. La perpétuelle hypocrisie de Julien attentif à déguiser ses moindres impressions, le tour orgueilleux de ses méfiances, les froids calculs de son intelligence opposés aux énergiques mouvements de son âme, tous ces traits se retrouvent chez Beyle, et lui sont communs avec son héros. Julien a de plus que Beyle une inépuisable force de volonté.

Voici la pensée tout entière de Rouge et Noir : un jeune homme, le fils d’un paysan, est enlevé à sa misérable sphère par un caprice du hasard. Il est soudainement jeté sur le grand chemin de la fortune au milieu d’un tourbillon de poussière qui lui cache ses compagnons de voyage. Peu à peu la poussière tombe, il se voit pressé de tous côtés par une foule avide qui le coudoie, qui le heurte, l’éclabousse, et le poussera bientôt, s’il n’y prend garde,

Page 27: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

27

jusque dans la bourbe du fossé. Comment lutter, chétif et inconnu, avec la plupart de ces heureux voyageurs solidement montés sur un cheval de course ou mollement accoudés sur les coussins de leur calèche emportée avec une prestigieuse vitesse ? Julien se fait petit et rusé. Il reçoit sans broncher, humiliations, dédains et menaces. La violence de ses grands instincts est comprimée par une indéfectible volonté. Pour satisfaire ses désirs, au lieu d’aller franchement au but, il suit avec une ténacité logique les mille détours de la ligne brisée. Sa conviction intime, c’est qu’un seul mouvement irréfléchi compromettrait à tout jamais les secrètes ambitions de son cœur, les folles espérances de sa tête ardente. À chaque heure néanmoins il joue son avenir sur un coup de dé. C’est une audace indomptable dans la conception de ses plans, mais quelle fermeté calme dans l’exécution ! Le cerveau brûle et la main est de marbre. Il marche vers le précipice pour le franchir glorieusement ou s’y abîmer sans retour, avec un air de magnifique insouciance. On ne distingue le fond de sa pensée qu’après l’avoir vue paraître dans une action d’éclat. Encore s’efforce-t-il souvent d’effacer la trace lumineuse du rayon révélateur, par crainte de livrer le secret de son âme à l’influence d’autrui.

Que de sophismes entasse ce malheureux dans le but de comprimer ses généreux élans ! Ne voit-il donc pas que cette jalousie de soi-même lui enlève le plus délicat parfum des joies de la vie ? Deux femmes adorables, l’une au cœur simple et irréfléchi comme celui d’une jeune fille, l’autre échauffant ses sentiments au feu d’une imagination exaltée, aiment tour à tour ce fourbe sublime. Ni les cris d’amour d’une âme en délire, ni les égarements d’un puissant esprit emporté dans les régions de l’impossible par les extravagantes fantaisies d’un cerveau bouleversé ne peuvent arracher à Julien cet empire de soi qui fait la repoussante grandeur de ce caractère. Madame de Rênal se jetterait d’elle-même dans les bras de son amant si celui-ci avait la magnanimité de laisser quelque répit à cette vertu expirante. La pauvre femme n’aura pas même le mérite du sacrifice spontané de son honneur. Julien fera violence à cette noble créature, il la ravira

prête à se donner : tout cela, par une sorte de tyrannie superbe, et non par la témérité conquérante d’une passion irrésistible. Tel est le premier amour de ce jeune homme, fruit amer d’une volonté cruelle, appliquant un triple sceau sur les richesses enfouies d’une sensibilité plus qu’humaine. Le second surpasse encore le premier, tant Julien déploie de brutalité froide dans la poursuite opiniâtre de mademoiselle de La Mole ! Conquis tout d’abord par l’originalité d’esprit et les grâces royales de cette orgueilleuse fille, il exerce bientôt sur elle une si grande fascination qu’il l’amène à renouveler cette scène impossible et si vraie de la Phèdre de Racine déclarant son amour à Hippolyte. Un moment il est près de s’abandonner à cette nouvelle maîtresse. Il se redresse tout à coup au premier retour de l’orgueil féminin, et mademoiselle de La Mole, habituée désormais à trembler devant une énigme vivante, accepte le rôle d’esclave comme madame de Rênal. […]

Ce roman est terrible ; on le lit avec une angoisse profonde jusqu’au dénouement, on n’ose pas le relire, de peur d’y puiser de nouveau l’immense dégoût de la vie et de la mort, sentiment mille fois plus poignant que celui qui mène au suicide. Heureusement peu de lecteurs sont en état de dégager par la réflexion l’effrayante pensée de l’ouvrage. La triste donnée du sujet est développée avec un talent infini. La sécheresse ardente des horizons, qui encadrent le théâtre de l’action si profondément dramatique de Rouge et Noir, ajoute encore à l’effet d’un grand nombre de scènes passionnées, écrites avec une simplicité inimitable. Tous les personnages sont vrais, au point de vue de l’auteur. Le noble de province, M. de Rênal, le bourgeois de petite ville, M. Valenod, les deux abbés Pirard et Castanède, l’homme du monde M. de Croisenois, et ce ministre in partibus, M. de La Mole, sont des physionomies tracées par un maître. Je ne parle pas de madame de Rênal et de mademoiselle de La Mole ; je craindrais de paraître emphatique dans mon admiration. On me permettra de ne pas discuter le plan de Rouge et Noir. Bien des événements me semblent inexplicables dans cette puissante conception ; mais je les

Page 28: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

28

accepte sur la foi du terrible logicien qui tient la plume.

En abordant La Chartreuse de Parme, mon esprit se trouve plus à l’aise : car il n’est plus contraint de suivre l’auteur à travers une sorte de désert enflammé où l’air manque tout à fait à la respiration haletante. Le héros de ce beau livre, empreint d’une grandeur épique, entre dans la vie par la porte de l’illusion, que Beyle n’avait point ouverte à Julien.

1846 : Romain COLOMB, « Notice sur la

vie et les ouvrages de M. Beyle (Stendhal). IIe partie : « Compositions littéraires » – “Le Rouge et le Noir, chronique du dix-neuvième siècle, Paris, 1831, 2 vol.” », Œuvres de Stendhal. La Chartreuse de Parme, Paris, Hetzel, 1846, p. 59-60.

Et d’abord quelle signification a ce titre ? Chacun s’est évertué à lui en chercher une ; tout s’est borné à des conjectures. Je ne saurais dire précisément le mot de l’énigme ; cependant voici un petit fait à ma connaissance.

Depuis plus d’une année je voyais sur la table à écrire de Beyle un manuscrit portant, en gros caractères sur la couverture, le mot Julien : nous ne nous en étions jamais entretenus. Un matin de mai 1830, il s’interrompt brusquement au milieu d’une conversation, et me dit : si nous l’appelions le Rouge et le Noir ? Ne comprenant rien à cette apostrophe tout à fait étrangère au sujet de notre causerie, je le prie de me l’expliquer. Lui, suivant son idée, réplique : « Oui, il faut l’appeler le Rouge et le Noir. » Et saisissant le manuscrit, il substitua ce titre à celui de Julien. Je serais porté croire que cette bizarre dénomination fut tout simplement une concession à la mode d’alors, et employée comme moyen de succès.

Beyle a pris le sujet de ce roman dans un procès criminel qui eut beaucoup de retentissement en Dauphiné, dans l’année 1828. Le séminariste Berthet, en proie à une atroce jalousie, tira deux coups de pistolet sur madame M..., au milieu de l’église du village de Brangue (Isère), cette dame en fut quitte pour une blessure, et Berthet mourut sur

l’échafaud à Grenoble. La cause, très-dramatique par elle-même, offrait à Beyle un intérêt particulier : madame M... était parente d’un conseiller à la cour royale de Grenoble, portant le même nom, et ami d’enfance de Beyle.

Il n’est pas aisé, je l’avouerai, de se former une opinion bien arrêtée sur le Rouge et le Noir ; car, à côté de parties excellentes, il s’en trouve de bien faibles.

Quant au caractère des personnages, plusieurs sont tracés de main de maître. À toute force même, celui de Julien peut exister. Il est l’image souvent trop fidèle de ces êtres à tempérament maladif, enclins à la méfiance, pétris d’orgueil, hypocrites par nature, en révolte permanente contre leur origine et la position qu’elle leur a faite dans le monde. Mais c’est une triste exception, et il faut détester ce mauvais garnement, dépravé par des études incomplètes, et auxquelles l’éducation de famille n’avait nullement préparé son intelligence. Je ne saurais me persuader non plus que les salons du noble faubourg puissent offrir des types comme mademoiselle de la Mole et la maréchale de Fervaques ; ce sont des êtres imaginaires : il y a là des contrastes qu’un même cœur ne peut réunir.

Quelques personnages se présentent avec une physionomie fortement accusée. C’est Fouqué, dont la solide amitié brave sans hésitation les préjugés toujours si puissants dans une petite ville.

C’est l’excellent curé Chélan, dont la charité et la tendresse pour Julien ne se démentent pas un instant. Ce sont MM. de la Mole et de Rênal, le janséniste Pirard et le grand vicaire Frilair.

Quant à madame de Rênal, c’est une ravissante création, heureux mélange de grâce, de modestie, de simplicité ; je ne sais rien de plus intéressant, qui inspire une sympathie plus vive, plus tendre, plus soutenue. Alors que le séjour de Paris semble l’avoir totalement effacée du souvenir de Julien, toujours présente à la pensée du lecteur, il soupire après le moment où elle reparaîtra sur la scène. Pauvre femme vertueuse et adultère ! Toujours tourmentée par l’amour et le remords ! Quoi de plus

Page 29: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

29

touchant que l’état de ce cœur constamment déchiré par une lutte infernale, entre la passion et le sentiment du devoir ; de cette infortunée tirant de la religion sa principale force, et en attendant sa dernière consolation !

Le tableau de la vie parisienne dans les hautes régions de la société offre des points de vue fort bien esquissés. On ne saurait donner une plus fidèle image de l’existence de cette jeunesse opulente qui consume ses plus belles années dans l’effroi de l’ennui, ou opprimée par lui. Tout le monde ne sait pas quels ravages fait cette cruelle maladie parmi les classes où le besoin de travailler pour vivre ne saurait être la pensée dominante. Des gens gorgés de toutes les superfluités du luxe et de la vanité meurent de consomption à la fleur de l’âge : triste conséquence de l’excès de notre civilisation.

Le Rouge et le Noir, commencé sous la Restauration, ne fut achevé que quatre mois après la révolution de juillet 1830 : cela a pu nuire à son succès ; car l’ouragan populaire avait renversé des choses et des idées que l’auteur bat en brèche.

1847 : « Séance du 15 janvier 1847»,

Bulletin de l’académie delphinale, Grenoble, Imprimerie de Prudhomme, 1847, t. II, p. 186-193.

M. Ducoin lit un rapport sur Le Rouge et le Noir, roman de feu M. Henri Beyle. Voici des fragments de ce rapport :

Dès l’ouverture du livre, je vois ce titre singulier ou qui veut l’être : Le Rouge et le Noir. Que signifie-t-il ? Je n’en sais rien, et, après avoir fini l’ouvrage entier, je ne le saurai pas davantage. Ainsi, Messieurs, vous voilà dûment avertis ; veuillez ne pas me le demander, et prenons ensemble notre parti là-dessus avec une résignation qui n’a rien de pénible. Le portail d’un palais est loin d’en être la partie principale.

Que nous offre, dans le résumé le plus succinct, l’action du roman de M. Beyle ? Un jeune homme, né dans une classe obscure, et qui se destine à la prêtrise, entre comme précepteur d’enfants en bas âge chez un riche propriétaire, et devient l’amant favorisé de

l’épouse de ce dernier. Finalement, dans un accès de courroux, il blesse d’un coup de pistolet cette dame au moment où elle entend la messe au sein d’une église. Arrêté, jugé, condamné, il périt sur un échafaud.

Ici, Messieurs, vous me regardez ; ce peu de mots vous rappellent un événement déplorable qui, l’une des dernières années de la Restauration, a fait couler du sang dans notre cité.

Je dois convenir que M. Beyle a puisé dans cet événement le fond de son action, mais le fond seulement, entendons-nous bien : d’ailleurs, chez lui, aucune allusion, même indirecte; rien qui décèle la moindre intention de peinture ou de satyre particulière ; pas une circonstance ni un détail spécial qui puisse faire dire à la malignité de certains lecteurs : c’est un tel, une telle. En un mot, l’auteur s’est placé aussi loin de Grenoble et des environs qu’il était possible de le faire, et il a consciencieusement dépaysé sa plume. À cet égard il a su, et je le proclame à sa louange, se mettre à l’abri de tout reproche raisonnable de personnalité. M. Beyle s’est montré peintre d’histoire ou de genre, mais nullement portraitiste, comme on dit en style de beaux-arts

Le héros de l’ouvrage, celui qui, au dénouement, est immolé à la justice humaine, est Julien Sorel, jeune homme qui a beaucoup d’esprit, car l’auteur lui prodigue le sien.

Ce personnage, qui en définitive doit périr, doit par conséquent nous intéresser, puisque le tragique appelle toujours l’intérêt pour son compagnon nécessaire. Le comique peut se passer de celui-ci, qui pourtant ne lui est pas nuisible ; mais, dans une production qui sera ensanglantée, il faut absolument que le lecteur s’intéresse à quelqu’un ; le cœur doit être de la partie.

Or Julien, ce personnage sur lequel, dans l’action donnée, semble devoir porter le principal intérêt, sait-il exciter chez nous ce sentiment ?

Je suis forcé de répondre non, et une telle réponse va être justifiée par des motifs très-faciles à découvrir, ainsi qu’à exprimer.

Pour qu’un personnage se montre digne d’intérêt, une première condition est de rigueur : il faut qu’il soit passionné ; après

Page 30: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

30

cela, qu’il se rende même criminel, on le lui pardonnera, pourvu que l’amour, un amour sincère, ardent, soit son excuse ; l’indulgence, en pareil cas, n’est pas d’une austère morale; mais elle est littéraire, poétique, et l’on n’en demande pas davantage : poésie et rigorisme ne marchent guère de compagnie.

Julien n’est point passionné, ou du moins il se montre loin de l’être suffisamment. Suivons sa marche, et nous nous en convaincrons.

D’abord, dans la petite ville imaginaire de Verrières, il entre comme abbé-précepteur chez M. de Rênal, maire de la cité et homme fort au-dessus de l’aisance. Ce maire, qui approche de la cinquantaine, et dont la chevelure grisonne, a une femme jolie, jeune encore, quoique beaucoup moins que Julien, car ce dernier n’a pas encore dix-neuf ans accomplis, et madame de Rênal compte six lustres, l’aîné de ses trois fils a onze ans.

Vous croyez, Messieurs, que Julien devient épris tout à coup de cette dame ? Détrompez-vous. Sans doute il ne la voit pas d’un œil indifférent, mais l’amour ne l’enflamme point ; c’est madame de Rênal qui conçoit une passion pour Julien. Celui-ci se contente d’y répondre, d’abord, soit par vanité, soit par l’effet tout physique d’une belle femme sur un jeune homme. Il en résulte une liaison secrètement adultère, où l’amour, le véritable amour n’est que d’un côté. J’en vois la preuve dans cette pensée de Julien, après avoir obtenu ou accepté les dernières faveurs de la dame : « Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que cela ? » En conscience, il est impossible de trouver là de la passion.

Je sais bien que, par l’effet des habitudes, peut-être un peu par celui des difficultés à vaincre pour se satisfaire, notre héros devient enfin à peu près amoureux, soit, mais non passionné, car ensuite il part pour Paris, où à peine quelques souvenirs de madame de Rênal viennent-ils de loin à loin lui inspirer d’assez froids ou paisibles regrets causés par l’absence.

Bien plus, son amour, si amour il y a, est assez promptement remplacé par un autre, qui s’élève à peu près au même degré de chaleur qu’avait eu le premier. Ceci demande explication.

À Paris, Julien est secrétaire du marquis de la Mole, pair de France, personnage en grand crédit à la cour, sous la restauration, et dont le jeune homme n’a qu’à se louer.

Comment s’acquitte Julien envers son noble bienfaiteur ? Par un calcul de vanité et non par un sentiment d’amour, il forme le projet de séduire Mathilde de la Mole, fille de ce dernier, jeune personne, belle, fière et capricieuse, et il réussit dans son dessein coupable, sans que le succès lui cause des remords. Puis-je m’intéresser à un pareil être ?

Au reste, il lui arrive en cette conjoncture ce qu’il avait déjà éprouvé à l’égard de madame de Rênal : quelque chose qui voudrait ressembler à de l’amour naît par accès, par bouffées, dans son sein, après la victoire du sensualisme vaniteux ; mais c’est beaucoup plus le fruit des contrariétés, ou du caprice, on d’une ardente jeunesse, que celui d’une de ces passions véritables qui, à tort ou à raison, rendent excusables bien des erreurs.

Voilà certes des défauts, de grands obstacles qui s’opposent à l’intérêt, qu’en sa qualité de principal personnage, de héros de roman, devrait inspirer Julien Sorel, et pourtant je n’ai pas encore signalé le pire de tous : ce jeune homme est un hypocrite, oui, un hypocrite dans toute la force du mot, comme l’avoue l’auteur dans son cinquième chapitre, tout en convenant que ce mot est horrible.

En effet, Julien ne croit à rien ; il est, dès sa tendre jeunesse, d’un scepticisme renforcé, et néanmoins il a longtemps l’intention de devenir prêtre, et pour y parvenir, il prend tous les dehors d’une piété de conviction, il en observe soigneusement toutes les pratiques extérieures.

Et plus tard il ne s’abuse point là-dessus, il ne se fait pas une de ces illusions auxquelles la faiblesse de l’esprit humain est si naturellement portée ; il connaît son hypocrisie, il la sent, il la calcule, il se cite à lui-même des vers de Tartufe, personnage qu’il adopte pour son maître, et qui, dit-il, en valait bien un autre : ce sont ses mots textuels.

Oh ! pour le coup, la critique, eût-elle toute la bienveillance du monde, ne peut s’empêcher de se rappeler un principe

Page 31: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

31

immuable : l’hypocrisie tue la sympathie. Les plus grands génies, Molière lui-même, n’auraient pu appeler sur Tartufe l’intérêt du public assemblé, ni d’un seul lecteur. Pour les esprits les plus gigantesques, il y a là une infranchissable barrière.

Peut-être, Messieurs, quelques-uns d’entre vous pensent-ils que le meurtre dont Julien veut se rendre coupable, et qui le mène enfin à l’échafaud, est le fruit d’une jalousie d’amour : on se dit, je crois l’entendre, que ce jeune homme, revenu à ses premières affections, mais apprenant que madame de Rênal l’a oublié au point de lui donner un successeur, la blesse d’un plomb assassin qui remplace le poignard d’un Othello, d’un Orosmane.

Non, Messieurs, il n’en est point ainsi, et voici comment se passent les choses, d’après le plan singulier de l’auteur : Julien a épousé secrètement Mathilde, dont ensuite le père se refuse à sanctionner l’hymen clandestin quand on le lui déclare ; mais, pressé vivement d’y consentir, ce marquis écrit à madame de Rênal pour obtenir d’elle des renseignements sur Julien. Cette dame, dans une réponse qui lui est dictée par son directeur, est loin de peindre sous des couleurs favorables son ancien amant, car elle le représente à peu près tel qu’il s’est montré dans sa conduite antérieure. La réponse est communiquée à Julien, qui subitement part de Paris en chaise de poste, arrive à Verrières un dimanche matin, va chez un armurier, achète une paire de pistolets que, sur sa demande, l’armurier charge, puis il court à l’église, entre au moment de l’élévation, tire sur madame de Rênal un coup de pistolet, la manque, en tire un second, la blesse à l’épaule ; elle tombe, il est arrêté par des gendarmes et conduit en prison.

Ainsi l’assassinat n’a point l’amour jaloux pour cause, et il n’est produit que par un désir de vengeance qu’un voyage de quelque étendue n’a point calmé, et qui ne peut jeter sur le meurtrier aucun voile d’intérêt ni d’excuse.

Et ce qui, par un effet rétroactif, rend Julien plus coupable encore aux yeux du lecteur, c’est que cette femme, qu’il n’a fait que blesser légèrement en voulant à deux

reprises la tuer, n’a pas cessé de l’aimer, et non-seulement lui pardonne son attentat, mais même lui témoigne l’amour le plus tendre, dans sa prison, presque jusqu’à son supplice, et meurt de chagrin trois jours après lui

[Quand Julien est en prison et condamné]. Comment se dispose-t-il à la mort ? Il voudrait qu’on lui amenât un vrai prêtre, et il s’explique là-dessus : ce bon, ce vrai prêtre serait celui qui lui parlerait du Dieu de Voltaire.

Finalement il dit à un ami : « Tâche de me trouver un janséniste », et on lui en amène un. Vouloir un prêtre voltairien, et croire le trouver dans un janséniste, c’est avoir bizarrement profité des études du séminaire ! L’ombre de Pascal et celle d’Arnauld en pourraient tressaillir d’indignation. […]

La fin tragique de cet ouvrage n’inspire ni la terreur ni la pitié, et c’est avoir joué de malheur ; car la situation par elle-même appelait ce double sentiment, et il semble qu’il ait fallu quelques efforts pour glacer à un tel degré le cœur et l’imagination des lecteurs prêts à s’émouvoir, je dirai même piqués d’avoir été contraints de lire à froid le papier où ils s’attendaient à laisser tomber au moins une larme.

C’est [madame de Rênal] une femme sensible, même timorée, mais victime d’une passion qui la surmonte, et à ce titre elle inspire au moins la pitié. Ce serait le seul personnage intéressant de l’ouvrage.

Eh bien cet intérêt, l’auteur a trouvé par malheur le moyen de l’altérer dans son chapitre 21. Expliquons ceci :

Une lettre anonyme a éveillé dans l’esprit de M. de Rênal les plus graves soupçons sur la conduite de sa femme et de Julien. Il a une entrevue subite avec la coupable, et cette dame, qui a des idées religieuses, même des remords, loin de se montrer embarrassée d’une attaque imprévue, la supporte avec un sang-froid imperturbable, et se tire d’affaire en déployant une effronterie ingénieuse, digne des héroïnes qu’ont peintes dans leurs contes Boccace et Lafontaine : elle improvise le mensonge et la ruse comme si de sa vie elle n’eût fait d’autre métier.

Aux yeux du lecteur, cela gâte ce qui a précédé, et même il en résulte pour la suite un

Page 32: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

32

effet très-défavorable, car la scène est empreinte d’un cachet trop saillant pour qu’on l’oublie. Comment une aussi odieuse fausseté peut-elle s’allier avec une âme sensible et susceptible de remords religieux ? C’est incroyable, c’est contre nature : on n’est pas à la fois la présidente de Tourvel et la femme de George Dandin, et l’auteur qui opère une telle fusion se met dans le cas de ne pouvoir ni attendrir ni égayer

Le principal mérite de cette production, j’oserais même dire le seul, consiste dans les détails : en effet, elle présente quelques bonnes scènes, plusieurs situations saillantes, surtout une foule d’aperçus ingénieux, une espèce de feu roulant de petites pensées spirituelles, parfois même profondes ; on les voit scintiller à chaque page ; on sent que M. Beyle était un habile observateur des plus petits replis du cœur humain ; il va même parfois jusqu’à la subtilité dans le parti qu’il en tire. Sans qu’il s’en doute, peut-être même contre son intention, il tient un peu à l’école de Marivaux, qui est si décriée, et dont pourtant n’est pas qui veut.

Je pourrais, à l’appui de ce que je viens d’énoncer, citer une fourmilière d’exemples. Mais voilà bien longtemps, Messieurs, que j’use de votre attention, et deux citations pourront, je crois, suffire.

« Dans les caractères hardis et fiers, il n’y a qu’un pas de la colère contre soi-même à l’emportement contre les autres ; les transports de fureur sont, dans ce cas, un plaisir vif. » Cette pensée est vraie, et bien exprimée dans sa concision.

J’aimerais pourtant mieux encore le passage suivant, qui n’est pas concis, et où l’auteur s’adresse au critique : « Eh ! Monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route : tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

En définitive, Le Rouge et le Noir est l’ouvrage d’un homme de beaucoup d’esprit,

qui a su, sinon racheter, du moins compenser un peu les défauts du plan par la richesse de quelques détails, principalement par celle des aperçus et des pensées. Néanmoins je ne serais pas surpris qu’un critique plus sévère que moi osât citer ici un vers d’Horace, en oubliant que M. Beyle n’aimait point et par conséquent récusait les classiques :

Infelix operit summa, quia ponere totum Nesciet…

1853 : Léon AUBINEAU, L’Univers. Union catholique, 8 juillet 1853.

M. H. Beyle est mort il y a dix ans, sans avoir beaucoup illustré le nom de Stendhal, dont il a signé quelques écrits. Il est mort subitement : c’est là une triste mort, surtout quand on songe à quelle sorte de besogne cet écrivain appliquait les minces facultés dont Dieu l’avait doté. Il ne manquait pas de distinction d’ailleurs, et il était plus curieux de la perfection du style, de la grâce et de l’agrément du discours que la plupart des littérateurs. Il y arrivait avec efforts, mais plus fréquemment que beaucoup de ses rivaux, dont il n’atteignit jamais la réputation. M. de Stendhal n’a jamais été populaire ; et ce qui étonne au milieu des triomphes littéraires de nos jours, c’est que l’immoralité de ses écrits a été la cause de leur peu de succès. Il était immoral avec un cachet particulier. La plupart des romanciers habillent et dissimulent comme ils peuvent le fonds de leurs inventions. Quand ils célèbrent une passion, l’adultère, par exemple, ou les autres moyens littéraires que connaît si bien la muse du dix-neuvième siècle, ils veulent la rendre décevante et lui donner un prétexte dans l’esprit ou dans le cœur de leurs personnages. M. de Stendhal n’avait pas de ces condescendances. Aucune parure ne couvrait d’un voile quelconque l’immoralité de ses imaginations ; il la montrait toute nue, et il ne la flagellait pas ; il la caressait, l’étalait avec complaisance et l’aimait d’autant plus qu’elle était plus grande.

Page 33: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

33

1853 : Charles MONSELET, « Préface » à

une réédition d’Armance, Paris, D. Giraud, 1853, p. VI-VIII.

Un homme de lettres doit toujours être préoccupé du désir de renouveler ses idées et son vocabulaire. Pour cela il faut qu’il change souvent d’air et de milieu ; il faut qu’il voie la province, l’étranger, qu’il change ses habitudes, qu’il contrarie ses instincts, qu’il soit quelquefois brutal envers lui-même, téméraire, et qu’il ne fuie pas l’imprévu. Il n’y aurait pas de mal à ce qu’il embrassât par intervalles des occupations nouvelles, qu’il se fit marchand ou laboureur pendant un an, par exemple.

Un homme qui a partagé avec Stendhal ce genre de supériorité, c’est Balzac, tour à tour imprimeur, antiquaire, propriétaire ; avide de toute science : chimie, alchimie, droit, politique, commerce, etc. ; dévoré par le goût des voyages : explorant à fond toutes les villes de France, amoureux à l’Isola Bella, poussant jusqu’en Russie, voyant partout le meilleur monde. Mais Balzac domine Stendhal de toute la hauteur de sa bonne foi.

Des Souvenirs anecdotiques sur Stendhal ont été récemment publiés dans une revue par un écrivain qui a commencé autrefois par beaucoup de fougue, et qui continue aujourd’hui par beaucoup de tristesse et un peu d’amertume. Cet écrivain paraît craindre que l’auteur de la Chartreuse de Parme ne soit « le dernier artiste littéraire vraiment digne de ce nom que nous verrons paraître ». Le pessimisme nous semble être exagéré ici. D’abord la valeur de Stendhal comme artiste littéraire est contestable à divers points de vue : premièrement, ainsi que nous l’avons déjà fait entendre, au point de vue de la langue maltraitée ; ensuite par l’indigence extrême de ses images. Il se croirait taché par une métaphore un peu vive qui sauterait de l’écritoire sur son papier. La situation lui tient lieu de tout ; hors de la situation, son style est plat comme un paysage de la Beauce.

Ordinairement le caractère donne la clef du talent. Le caractère de Stendhal était narquois, tourmenté, gourmé, menteur. Il avait de grandes prétentions à l’art, à la passion et à l’esprit. Ses livres d’art fourmillent de paradoxes. Sa passion, telle du

moins qu’il l’a dévoilée dans ses romans, chagrine ou répugne. Il semble que le Julien Sorel de Le Rouge et le Noir, par exemple, soit une de ces créations où il entre beaucoup de la vie et du sang de l’auteur ; c’est la mauvaise jeunesse de Rousseau recommencée. Après Stendhal, deux écrivains ont de nouveau étudié ce type d’un mauvais garnement faisant souffrir sans motif une femme intelligente et douce : Édouard Ourliac dans Suzanne, et George Sand dans Horace. Horace et la Reynie sont les deux frères de Julien Sorel. […]

De même que le caractère donne la clef du talent, de même aussi la physionomie donne la clef du caractère : Stendhal était loin d’être beau ; il avait cette tournure épaisse et vulgaire du bourgeois qui poursuit un négoce insipide. De sa lutte contre son physique est née une partie de son âcreté, de son amour-propre maladif. Il portait un corset ; sa littérature aussi.

1854 : SAINTE-BEUVE, « M. de Stendhal.

Ses Œuvres complètes », Revue des Deux Mondes, 2 et 9 janvier 1854 et Causeries du Lundi, t. IX.

Le Rouge et le Noir, intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi, et par un emblème qu’il faut deviner, devait paraître en 1830, et ne fut publié que l’année suivante ; c’est du moins un roman qui a de l’action. Le premier volume a de l’intérêt, malgré la manière et les invraisemblances. L’auteur veut peindre les classes et les partis d’avant 1830. Il nous offre d’abord la vue d’une jolie petite ville de Franche-Comté avec son maire royaliste, homme important, riche, médiocrement sot, qui a une jolie femme simple et deux beaux enfants ; il s’agit pour lui d’avoir un précepteur à domicile, afin de faire pièce à un rival de l’endroit dont les enfants n’en ont pas. Le petit précepteur qu’on choisit, Julien, fils d’un menuisier, enfant de dix-neuf ans, qui sait le latin et qui étudie pour être prêtre, se présente un matin à la grille du jardin de M. de Rênal (c’est le nom du maire), avec une chemise bien blanche, et portant sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Il est reçu par Mme de Rênal, un peu étonnée d’abord que ce soit là le précepteur que son

Page 34: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

34

mari ait choisi pour ses enfants. Il arrive que ce petit Julien, être sensible, passionné, nerveux, ambitieux, ayant tous les vices d’esprit d’un Jean-Jacques enfant, nourrissant l’envie du pauvre contre le riche et du protégé contre le puissant, s’insinue, se fait aimer de la mère, ne s’attache en rien aux enfants, et ne vise bientôt qu’à une seule chose, faire acte de force et de vengeance par vanité et par orgueil en tourmentant cette pauvre femme qu’il séduit et qu’il n’aime pas, et en déshonorant ce mari qu’il a en haine comme son supérieur. Il y a là une idée. […] Beyle est donc très-frappé de cette disposition à faire son chemin, qui lui semble désormais l’unique passion sèche de la jeunesse instruite et pauvre, passion qui domine et détourne à son profit les entraînements mêmes de l’âge : il la personnifie avec assez de vérité au début dans Julien. Il avait pour ce commencement de roman un exemple précis, m’assure-t-on, dans quelqu’un de sa connaissance, et, tant qu’il s’y est tenu d’assez près, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme timide et honteux dans ce monde pour lequel il n’avait pas été élevé, mais qu’il convoitait de loin ; ce tour de vanité qui fausse en lui tous les sentiments, et qui lui fait voir, jusque dans la tendresse touchante d’une faible femme, bien moins cette tendresse même qu’une occasion offerte pour la prise de possession des élégances et des jouissances d’une caste supérieure ; cette tyrannie méprisante à laquelle il arrive si vite envers celle qu’il devrait servir et honorer ; l’illusion prolongée de cette fragile et intéressante victime, Mme de Rênal : tout cela est bien rendu ou du moins le serait, si l’auteur avait un peu moins d’inquiétude et d’épigramme dans la manière de raconter. Le défaut de Beyle comme romancier est de n’être venu à ce genre de composition que par la critique, et d’après certaines idées antérieures et préconçues ; il n’a point reçu de la nature ce talent large et fécond d’un récit dans lequel entrent à l’aise et se meuvent ensuite, selon le cours des choses, les personnages tels qu’on les a créés ; il forme ses personnages avec deux ou trois idées qu’il croit justes et surtout piquantes, et qu’il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants,

mais des automates ingénieusement construits ; on y voit, presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien introduit et touche par le dehors. Dans le cas présent, dans Le Rouge et le Noir, Julien, avec les deux ou trois idées fixes que lui a données l’auteur, ne paraît plus bientôt qu’un petit monstre odieux, impossible, un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie civile et dans l’intrigue domestique : il finit en effet par l’échafaud. Le tableau des partis et des cabales du temps, que l’auteur a voulu peindre, manque aussi de cette suite et de cette modération dans le développement qui peuvent seules donner idée d’un vrai tableau de mœurs. Le dirai-je ? avoir trop vu l’Italie, avoir trop compris le XV

e siècle romain ou florentin, avoir trop lu Machiavel, son Prince et sa Vie de l’habile tyran Castruccio, a nui à Beyle pour comprendre la France et pour qu’il pût lui présenter de ces tableaux dans les justes conditions qu’elle aime et qu’elle applaudit. Parfaitement honnête homme et homme d’honneur dans son procédé et ses actions, il n’avait pas, en écrivant, la même mesure morale que nous ; il voyait de l’hypocrisie là où il n’y a qu’un sentiment de convenance légitime et une observation de la nature raisonnable et honnête, tel que nous la voulons retrouver même à travers les passions.

Dans les nouvelles ou romans qui ont des sujets italiens, il a mieux réussi. […]

1854 : Elme CARO, « Stendhal, Œuvres

complètes et Correspondante inédite », Revue contemporaine, 15 mai et 30 juin 1855.

Ses romans, dont quelques-uns ont acquis une certaine célébrité, ne sont guère que la mise en œuvre de ses théories, incarnées dans des personnages fictifs et jetées dans le mouvement invraisemblable d’intrigues laborieusement bizarres. Les théories sont tristes, très monotones et ne se relèvent guère par l’agitation bruyante des personnages, non plus que par la variété romanesque des incidents. Tout y est d’une aridité désespérante. On y sent à la fois la sécheresse du cœur et la pénurie de l’imagination.

Page 35: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

35

Stendhal n’a jamais su ce que c’est qu’un roman, et, malgré le mérite de quelques pages très rares, le lecteur ne revient pas sans une grande lassitude de ses excursions à travers ces steppes désolés. On ne peut pas faire un roman seulement avec des théories et de l’esprit. Il y faut autre chose, un vif sentiment de la réalité, une agilité lumineuse de pensée, une aisance naturelle d’allures, le don inné de peindre, l’art du récit animé sans effort, coloré sans excès, une méthode instinctive qui groupe, comme en se jouant, les personnages et les scènes autour de la figure et de l’action principale, conservant dans la variété la plus contrastée des effets accessoires l’unité vivante du sujet, qui est l’âme même du roman. Rien de tout cela dans Stendhal. Ses personnages s’agitent et ne vivent pas, ce sont des théories plutôt que des personnages, des abstractions plus que des hommes. Le roman s’enchevêtre laborieusement, ne s’engage qu’avec effort et se traîne avec lenteur au dénouement à travers une multiplicité fatigante d’événements secondaires et fortuits qui naissent on ne sait pourquoi, si ce n’est pour ralentir l’action, pour distraire l’intérêt et fatiguer l’attention du lecteur. Rien ne diffère plus de la véritable imagination, qui agrandit chaque détail et ajoute à chaque scène une perspective variée, que cette stérile abondance d’événements surchargés d’incidents mesquins, d’aventures péniblement romanesques reliées entre elles par un fil qui s’emmêle et se noue à chaque instant. Tout, dans ces œuvres étranges et laborieuses, est juxtaposé plutôt que composé. Rien ne marche d’un pas libre et d’une franche allure. Ce sont des sinuosités infinies, des retours et des détours, des dédales inextricablement mêlés de voies obliques et de sentiers perdus. […] Remarquez que presque toujours, au lieu de saisir dans la vie de son héros une époque décisive, un moment de crise, et de relier les scènes diverses à ce point fondamental auquel s’attache tout l’intérêt, Stendhal, ignorant ce grand art de la composition, qui rassemble toute la force dramatique en une période rapide et courte, compose péniblement des biographies étendues et surchargées, éparpille l’intérêt à travers les divisions infinies de

l’espace et du temps, et mène avec lenteur son héros dans le monde, sans le quitter d’un pas depuis sa naissance, ou peu s’en faut, jusqu’à la crise suprême qui dénoue sa vie et clôt l’histoire. On ne saurait trop le redire, ce sont des biographies romanesques, ce ne sont pas des romans.

Un mot encore avant de passer à l’analyse détaillée de ces œuvres. Nous avons dit qu’on ne faisait pas seulement un roman avec de l’esprit, il y faut du cœur ; il y faut quelques sentiments vrais, nobles, affectueux, élevés ; il y faut aussi de l’idéal. Le roman est œuvre d’art, et l’idéal est la vie de l’art. À travers ces tableaux mouvants et variés qui ont la prétention de représenter la vie, les yeux veulent de temps à autre se reposer sur quelque point lumineux, sur quelque sommet baigné des pures clartés ; le cœur veut s’attacher à quelques-unes de ces grandes âmes qui semblent paraître dans le monde pour marquer plus haut le niveau de la vie humaine. Ne demandez à Stendhal ni ces clartés supérieures de l’idéal, ni cette noblesse native des âmes d’élite. Il a bien essayé de relever ici et là ses peintures ternes et grises et de les éclairer d’un reflet lumineux ; mais ce reflet, à peine apparu, va s’éteindre dans les brouillards. Il a bien essayé, parfois, d’animer de son pinceau aride quelques nobles figures, disséminées de loin en loin sur sa toile indigente et morne. Mais, je ne sais pourquoi, ces figures grimacent, et il y a toujours, même sur ces physionomies privilégiées, comme une secrète convulsion.

Son premier essai, dans ce genre de compositions, fut un essai particulièrement malheureux : Armance, ou Quelques scènes d’un salon de Paris en 1827. L’espérance de l’auteur fut complètement trompée : il avait compté sur un scandale, et le scandale n’arriva pas. […]

Le Rouge et le Noir, chronique du dix-neuvième siècle, parut quelques années après Armance et avec plus de succès. Ce titre a beaucoup intrigué la critique, et vraiment il n’y a pas de quoi. Stendhal a voulu tout simplement indiquer par ce titre, emprunté à la langue des tripots, les chances affreusement aléatoires de la vie de son héros, et en général, les hasards effrayants de la fortune qui met aujourd’hui

Page 36: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

36

un homme au pinacle et demain le jette à l’échafaud. Quant au sujet du roman, M. Colomb nous raconte que Stendhal l’a puisé dans un procès criminel qui eut beaucoup de retentissement en Dauphiné, dans l’année 1828. Le séminariste Berthet, en proie à une atroce jalousie, tira deux coups de pistolet sur madame M... au milieu de l’église du village de Brangue ; cette dame en fut quitte pour une blessure et Berthet fut exécuté à Grenoble. […]

Je viens de relire ce roman, pour en renouveler l’impression un peu effacée dans mon souvenir, et je sors de cette lecture profondément attristé. Le commencement est plein d’engageantes promesses ; il y a une certaine jeunesse de sensations, sinon de sentiments, une certaine fraîcheur de paysage, quelque vérité d’observation, et malgré le machiavélisme précoce de Julien qui sonne faux dès les premières pages, on ne saurait contester que les scènes d’exposition offrent beaucoup d’intérêt. Cette simplicité relative, que l’on est tout surpris de rencontrer dans un écrivain aussi compliqué que Stendhal, excite et soutient pendant quelques instants l’attention. Malheureusement cela ne dure pas, et l’effet disparaît vite avec la cause. À mesure que l’on avance dans le livre, les teintes s’exagèrent, le fond s’obscurcit, les caractères sont surchargés ; tout devient faux, impossible, outré. L’invraisemblable et l’odieux irritent tour-à-tour et repoussent l’esprit du lecteur. La dernière partie du livre est décidément insupportable d’exagération et de bizarrerie. Il y a comme un parti pris d’horreur qui laisse dans l’âme l’impression vague et pénible d’un cauchemar.

Le roman s’engage d’une manière vive et piquante qui rappelle quelques bonnes scènes de la vie de province de Balzac. Nous sommes à Verrières, petite ville de Franche-Comté, dans les dernières années de la Restauration. Dans cette grande rue de Verrières « qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline », nous rencontrons un grand homme à l’air affairé et important. À son aspect, tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un

grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité. Mais à la réflexion on est choqué d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal, le chef des ultras, l’adversaire déclaré des libéraux et des jansénistes, le rival d’influence et d’autorité d’un autre gros personnage, M. Valenod, directeur du dépôt de mendicité, un ci-devant beau de la localité, lovelace joufflu, dévot et marié. Ce jour-là M. de Rênal est plus préoccupé que jamais. Pour faire crever de dépit son cher Valenod, il va se donner le luxe d’un précepteur pour ses enfants. Le fils d’un madré paysan, Julien Sorel, fera l’affaire. On se passera la fantaisie d’un professeur à domicile pour cent écus par an, la nourriture et l’habillement. Toutes ces grosses vanités de petite ville, ces rivalités haineuses et mesquines, ces luttes sourdes de ruse et d’intrigue, sont posées d’une main hardie et habile dès le début du livre. Nous respirons à pleins poumons l’air de la province. Nous sommes à mille lieues de Paris. Tout est étroit et passionné, et sur ce théâtre microscopique, la lutte s’engage avec fureur entre les intérêts rivaux.

Une scène heureuse et fraîche vient faire diversion à cette iliade de petite ville. Je veux parler de la rencontre de madame de Rênal et de Julien Sorel qui vient remplir ses fonctions de précepteur. […]

Ce petit paysan au teint si blanc, aux yeux si doux, que l’on prend pour une jeune fille déguisée, porte déjà, sous son extérieur si poétique et si frêle, un cœur dépravé par une ambition furieuse et par une vanité presque féroce. Il a juré de faire fortune et à tout prix il tiendra son serment. Toutes les corruptions sont déjà en germe dans cette jeune âme. Incrédule et hypocrite, il a appris le latin et la théologie chez le bon vieux curé Chélan qu’il trompe indignement, et il se destine à entrer dans les ordres. Mais sa vocation a été chez lui l’effet d’un profond calcul. Ce Machiavel enfant s’est dit, dans le secret de son âme, que les voies de l’ambition changent avec les époques. Sous Napoléon, il eût été soldat, avec quel enthousiasme, avec quel feu ! Sous Charles X, il veut être prêtre et il calcule

Page 37: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

37

qu’après tout le traitement d’un évêque vaut bien celui d’un général. Il cache, comme un secret honteux, son idolâtrie pour Napoléon ; il enfouira plus tard, dans sa paillasse, le portrait du grand homme. Il l’adorera à la dérobée, mais devant le monde, il se signera avec horreur quand on prononcera ce nom détesté. C’est, avec sa mine de fillette, le plus infâme petit roué qu’il y ait au monde. Il le montrera de reste dans la suite de l’histoire. Il y a dans la peinture de cette scélératesse précoce, de cet aplomb dans l’hypocrisie, de cette candeur infâme, une invraisemblance criante. Eh quoi ! ce jeune garçon ne connaît rien de la vie et du monde, et vous en faites déjà un monstre par l’imagination et par le cœur ! Quelle bizarrerie ! Ajoutez que Stendhal a la ferme intention de faire admirer ce jeune drôle et de nous intéresser, de gré ou de force, à ses succès dans le monde. Il lui donne, sans s’inquiéter de la contradiction, une âme de feu, une fierté ombrageuse, une dignité intraitable. Dans le même cœur tant de fierté et tant de bassesse, tant d’hypocrisie et tant de dignité ! Est-ce donc de la profondeur que d’assembler ainsi des contraires ?

Voilà son héros, son triste héros lancé dans le roman. Il n’a que dix-huit ans, et c’est déjà un vieillard par la gravité affectée, par l’austérité des dehors, par la sécheresse effrayante de ses calculs. Il ne perd pas de temps pour arriver à ses fins. […]

À défaut d’élévation, il y avait au moins, dans la première partie, de l’intérêt, des scènes vives et variées, de l’entrain. Le récit était vif et se soutenait dans des conditions suffisantes, sinon de vraisemblance, du moins de possibilité. À dater de l’entrée de Julien au séminaire, tout change, tout est hors du ton et de la couleur. Stendhal nous esquisse, dans une peinture effroyable, l’intérieur d’un séminaire et nous explique par le menu les moyens raffinés dont se sert le pouvoir occulte de la congrégation pour corrompre ces jeunes âmes et leur inoculer les poisons secrets des pernicieuses doctrines. L’imagination de Stendhal, qui toute sa vie fut préoccupé d’une idée fixe, la police, applique ses idées fantastiquement lugubres à la politique des jésuites qui devient quelque

chose de gigantesque et de terrible. Julien ne fait que traverser ces sombres régions, livrées à l’épouvante et au mystère, et nous passons avec lui du séminaire dans le salon d’un des plus nobles hôtels du noble faubourg, chez M. de La Mole. Là encore même exagération, même raffinement dans le faux. C’est tout un monde d’évêques corrompus, de prêtres simoniaques, de messalines dévotes, de cafards scélérats, de diplomates dignes de la corde, avec accompagnement obligé de fats, d’imbéciles et d’écervelés. L’intrigue se débat péniblement dans ce prétendu grand monde qui, pour Stendhal, n’est jamais que le monde de l’infamie décorée et du libertinage dévot. Julien par son intelligence haute et froide, par son grand art de la dissimulation, par ses ménagements infinis arrive à s’emparer de la confiance du vieux marquis de La Mole qui l’emploie aux missions les plus délicates de la diplomatie secrète. Le secrétaire intime voit de près et presque sur un pied d’égalité les grands seigneurs et s’initie aux secrets de la haute fatuité. Il fait si bien que l’orgueilleuse Mathilde, la fille du marquis, la plus fière beauté de la cour, s’éprend d’un caprice pour le pauvre secrétaire et se donne à lui. Mais quand Julien croit avoir tout gagné, il s’aperçoit que tout est perdu. La fière jeune fille le traite comme un laquais avec lequel on s’est oublié. Une lutte terrible s’engage dès lors entre ces deux orgueils intraitables. Julien est le plus fort et Mathilde reconnaît son maître. Après des crises violentes, cette fille impérieuse va obtenir de son père un consentement tardif à ce mariage presque impie. Une lettre de madame de Rênal, dictée par son confesseur, et adressée à M. de La Mole vient détruire toutes ces espérances renaissantes, et ce grand bonheur, construit avec tant d’efforts, s’écroule. Julien part, silencieux et résolu. Il se rend à l’église de Verrières, le dimanche, et d’un coup de pistolet il étend à ses pieds madame de Rênal. Sa vengeance est accomplie. Le reste du roman devient du pur mélodrame : scène de cour d’assises, scènes de la prison, passion folle de madame de Rênal pour son assassin, jalousie furieuse de Mathilde de La Mole qui réclame ses droits d’épouse, exécution, scène posthume, dans le genre des scènes de

Page 38: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

38

charnier de Frédéric Soulié, délire amoureux de Mathilde qui dérobe au cercueil la tête mutilée de Julien et la couvre d’effroyables baisers... C’est assez.

Stendhal a mis tout son art à faire de l’instrument du supplice un véritable piédestal pour son héros. Julien meurt avec des phrases, et la dernière impression que nous laisse ce singulier livre c’est celle de la guillotine devenue presque romanesque et de l’échafaud poétisé.

On dit que l’auteur a voulu se peindre, moins l’échafaud, dans Julien. Triste idéal ! et pourtant cela ne m’étonnerait pas. Julien est peint avec amour. On voit que Stendhal a caressé avec un soin tout particulier cette étrange conception. Nous savons qu’il a rêvé toute sa vie de faire peur aux honnêtes gens par la profondeur de ses vices et par les raffinements de son immoralité. Rien ne l’enchantait comme de prendre des airs sataniques et de porter sur son front la sinistre majesté de l’abîme. Il jouait au don Juan incrédule et athée avec un indicible plaisir. À ce rêve il en joignait un autre, le rêve du don Juan libertin, adoré des femmes. Il lui manquait pour cela bien des choses, entre autres, la beauté : il n’eut garde de la ménager à Julien et il put ainsi se consoler de ce qu’il n’était pas, en peignant ce qu’il aurait voulu être. Un scélérat de salon, spirituel, athée, irrésistible pour les femmes du grand monde, beau et fier, quel idéal pour ce pauvre Stendhal qui ne fut jamais qu’un athée très laid, un fanfaron de vices, et un médiocre don Juan !

Ce roman semble être le pandémonium de la méchanceté et de la fourberie humaine. Quel type effroyable que cet abbé Frilair et cet abbé Castanède et cette maréchale de Fervaques ! Parlerons-nous de ce père ignoble dont Julien, son fils, fait taire les dernières remontrances la veille de l’échafaud, en lui promettant quelques milliers d’écus pour le lendemain de sa mort, et qui, un dimanche, après diner, montrera son or à tous ses envieux de Verrières ! À ce prix, leur dira son regard, à ce prix, lequel d’entre vous ne serait pas charmé d’avoir un fils guillotiné ? L’horrible, poussé à ce point, n’est plus de l’horrible ;

c’est du grotesque impur dans le genre de Robert Macaire.

Il y a deux caractères de femmes sur lesquels Stendhal a évidemment compté pour relever un peu le niveau moral de son roman. Nous ne prétendons pas nier que madame de Rênal n’attache le lecteur par une secrète sympathie. Il y a du charme dans cette grande dame de petite ville, délicieusement gauche, ignorant tout de l’amour, étrangère à toute coquetterie, à toute affectation. Nous ne dirons pourtant pas avec M. Colomb, qui s’extasie devant elle : Pauvre femme ! vertueuse et adultère ! Nous aimons beaucoup madame de Rênal dans les premières pages du roman. Mais notre intérêt diminue et notre surprise augmente à mesure que le roman se développe. Madame de Rênal perd beaucoup de son charme en perdant sa vertu, et il ne nous est pas possible, comme à M. Colomb, de faire survivre sa vertu à son adultère. Eh quoi ! c’est cette femme si foncièrement pieuse, si bonne mère, si chaste, qui cède si facilement et si vite aux séductions effrontées de ce petit garçon, moitié paysan, moitié abbé ? Pas une résistance sérieuse, pas de lutte, une fascination complète ! Et quelle passion folle, délirante, romanesque, dans le reste du livre ! Quelles scènes d’amour convulsif dans la prison, lorsque cette pauvre femme affolée vient oublier son repentir, ses remords, ses expiations dans les bras de son assassin ! Que tout cela est faux ! Dans cette âme qui a perdu toute réserve et toute pudeur, puis-je reconnaître cette ingénuité rougissante, cette grâce modeste, cette timidité vertueuse que l’on nous avait retracée, d’un pinceau presque délicat, au début du roman. Stendhal se plaît ainsi à ces jeux de contradiction violente dans les caractères. Julien est un monstre d’hypocrisie, et, en même temps, c’est un héros de noblesse, de fierté, de vaillance virile. Madame de Rênal est la pudeur même, et la passion en fait une dévergondée qui court les prisons pour y chercher son infâme amant. Et mademoiselle de La Mole ! Quelle étrange figure elle fait dans ce roman ! Stendhal a cru faire une œuvre de maître en nous peignant cette fille noble, hautaine et belle, l’orgueil incarné dans la beauté. Mais, à qui fera-t-il

Page 39: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

39

croire que ce soit là un personnage humain, une figure vivante ? Elle commence par mépriser Julien comme un domestique de son père, puis cette âme impérieuse cède au charme ; elle aime Julien, lui ouvre sa fenêtre, le cache dans une armoire. Comme tout cela est noble, vraisemblable ! Une fille de race, qui a dans son sang l’orgueil intraitable de tous ses ancêtres, et qui se livre, comme elle le dit, au premier venu, et qui, lorsque Julien lui demande des garanties de ce terrible amour auquel il n’ose pas se fier, répond comme une héroïne de mélodrame : Déshonorez-moi, ce sera une garantie ! Quel mot dans cette bouche si fière et dans cette âme si haute ! Et plus tard, quand, après des crises violentes de mépris et de passion, après des alternatives dramatiques de fierté et d’amour, elle se laisse aller sans plus de résistance aux entraînements de son cœur, comme les invraisemblances s’accumulent ! […] Encore une fois, c’est un parti pris chez Stendhal d’étonner le lecteur par les évolutions contradictoires des caractères qu’il fait jouer sous ses yeux. Il croit atteindre ainsi à ce divin imprévu, qui, selon lui, est la grande loi de l’art comme la règle suprême de la vie. Il n’atteint qu’à des effets bizarres, choquants, scandaleux. Il croit donner des preuves d’une sagacité effrayante dans l’analyse des passions, et il n’aboutit qu’à prouver son inexpérience complète dans l’art de conduire les caractères et de mener un roman. L’extrême inconséquence n’est pas plus dans la nature humaine que l’extrême logique, et un caractère qui se donne à chaque instant des démentis violents me choque autant que pourrait m’ennuyer l’uniformité convenue d’un personnage qui ne changerait jamais ni d’idées ni de langage. Je veux de la variété dans le roman, comme dans toute œuvre d’art, mais la variété n’est pas la contradiction.

J’y voudrais aussi quelques caractères purs, sur lesquels pût se porter, en toute sécurité, l’affection du lecteur. Je n’en trouve jamais dans Stendhal. Le caractère aimable et relativement pur du roman, c’est madame de Rênal, une femme coupable. On remarquera quelle idée Stendhal se fait des femmes. Aucune de ses femmes n’est chaste. Elles se livrent toutes, un peu plus tôt, un peu plus

tard ; il n’y a de différence que dans le temps qu’elles y mettent, et la plus vertueuse, qui est madame de Rênal, est celle qui cède le plus vite et sans phrase. Singulière morale du roman qui s’accorde bien avec la pensée intime de l’auteur ! Stendhal n’eut jamais, on le sait, d’autre morale que celle de Julien. Il a résumé toutes ses doctrines dans cette fameuse oraison funèbre que Julien s’adresse à lui-même, dans sa prison, la veille de sa mort […].

Il faut bien s’entendre sur ce que Stendhal-Julien entend par le devoir. Ne soyons pas dupes d’un mot. Le devoir, pour Julien, n’a rien d’analogue à ce que le bon sens vulgaire entend. Ce n’est ni cette voix intime du sentiment, ni cet oracle auguste de la raison qui nous prescrit de respecter le droit, la propriété, l’honneur, la femme du prochain. Ce n’est pas cette règle innée de l’honnête qui s’exprime dans l’âme avec tant d’autorité et de clarté, et qui nous trace la voie à suivre à travers les circonstances difficiles de la vie. Rien de semblable dans le devoir que Julien conçoit, et auquel il a soumis inflexiblement les derniers détails de sa vie et tous les battements de son cœur. Le devoir est pour lui la règle stricte de l’intérêt, le moyen le plus sûr et le plus prompt de faire fortune, le calcul médité de son égoïsme, ou encore l’inspiration réfléchie de son orgueil et la vengeance raffinée de sa vanité meurtrie. Tout le caractère de Julien s’explique à la lumière du devoir, défini de cette étrange manière. […]

Le Rouge et le Noir est un roman odieux, souvent cynique, effronté, scandaleux ; mais il y a une incontestable puissance de conception dans l’idée de cette lutte gigantesque entreprise par un homme seul, un pauvre jeune homme, un fils de paysan, contre le monde, qui le repousse d’un pied dédaigneux, et dans lequel il veut se faire une place en dépit de tous les obstacles conjurés de la fortune et de la société. Il y a même, à travers mille exagérations insensées, un certain sentiment des périls et des tentations de la civilisation moderne. C’est sans doute la calomnie du siècle ; mais dans cette calomnie tout n’est pas faux, et l’idée vraie, quoiqu’à chaque instant surchargée et dénaturée,

Page 40: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

40

donne à ce roman, malgré ses digressions, un certain intérêt, non d’émotion, mais de curiosité. Dans La Chartreuse de Parme, je me demande où est l’intérêt. C’est une accumulation de scènes, sans aucun plan, sans l’ombre d’unité […].

1854 : Amédée de CÉSENA,

« Stendhal », Le Constitutionnel, 15 mai 1855.

C’est surtout dans les œuvres d’imagination que Stendhal se montre d’une désespérante médiocrité. Il y règne je ne sais quel vide d’action, quelle absence d’invention, quelle aridité de cœur, quelle nudité de style, qui me rendent incompréhensible le bruit qu’ils ont fait dans le monde littéraire.

1856 : Jules BARBEY D’AUREVILLY, « De

Stendhal. Œuvres posthumes. – Correspondance inédite, avec une introduction par M. P. Mérimée », Le Pays, 18 juillet 1856 (« Bibliographie »). Repris dans Les Œuvres et les Hommes, t. IV (« Les romanciers »), Paris, Amyot, 1865.

Quelle que soit la page de sa correspondance qu’on interroge, il y est et il y reste imperturbablement le Stendhal du Rouge et Noir, de la Chartreuse de Parme, de l’Amour, de la Peinture en Italie, etc., etc., c’est-à-dire le genre de penseur, d’observateur et d’écrivain que nous connaissons. Ici ses horizons varient ; ils tournent autour de lui comme la vie de chaque jour que cette Correspondance réfléchit ou domine ; mais l’homme qui les regarde, qui les peint ou les juge, n’est pas changé.

C’est toujours cet étrange esprit qui ressemble au serpent, qui en a le repli, le détour, la tortuosité, le coup de langue, le venin, la prudence, la passion dans la froideur, et dont, malgré soi, toute imagination sera l’Ève. C’est toujours (non plus ici dans le roman, mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant » que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait

devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu sombrement idéalisé ! C’est encore aussi ce Fabrice (de la Chartreuse), ce Julien Sorel d’une autre époque, quand la vie, qui veloute les choses en les usant, eut adouci l’âpre physionomie du premier. C’est, enfin, toujours le produit du XVIII

e siècle, l’athée à tout, excepté à la force humaine, qui voulait être à lui-même son Machiavel et son Borgia ; qui n’écrivit pas, mais qui caressa pendant des années l’idée d’un Traité de logique (son traité du Prince, à lui), lequel devait faire, pour toutes les conduites de la vie, ce que le livre de Machiavel a fait pour toutes les conduites des souverains ; voilà ce que nous retrouvons sans adjonction, sans accroissement, sans modification d’aucune sorte en ces deux volumes de Correspondance, où Stendhal se montre complètement, mais ne s’augmente pas ! Nous y avons vainement cherché une vue, une opinion, une perspective, en dehors de la donnée correcte, et maintenant acceptée, de cet esprit, moulé en bronze de sa propre main. […]

Diminué par la vanité dans son intelligence, il est souvent aussi diminué par elle comme écrivain. Elle lui a donné des manières, des affectations, des grimaces d’originalité, désagréables aux âmes qui ont la chasteté du Vrai... Sans doute, il est fort difficile de bien déterminer ce que c’est que le naturel dans l’originalité. Un critique très-fin (M. de Feletz) n’a-t-il pas prétendu, avec de très-piquantes raisons à l’appui de sa prétention, que celui-là, que toute la terre appelle le bonhomme, avait littérairement la scélératesse des plus ténébreuses combinaisons ; et qu’importe, du reste, pour le résultat ! qu’importe si, dans ce tour de souplesse du naturel dans l’originalité, l’effort est voilé par un art suprême ! Malheureusement, telle n’est pas toujours l’originalité de Stendhal. Il la cherche, il la poursuit comme la fortune ; mais, si on ne craignait pas l’emploi des mots bas pour caractériser des procédés littéraires, on dirait qu’il a des ficelles, des trucs pour y parvenir. Il nous parle quelque part, dans un de ses livres, des conscrits qui, à l’armée, se jettent dans le feu par peur du feu : il ressemble un peu à ces conscrits-là. Seulement, ce n’est pas par peur de

Page 41: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

41

l’affectation qu’il se jette dans l’affectation : c’est par peur de la vulgarité.

On le voit, nous ne transigeons pas sur les nombreux défauts de fond et de forme qu’une étude sévère nous a fait apercevoir dans les œuvres d’un homme qui, littérairement, pour se faire remarquer, aurait mangé des araignées, comme l’athée Lalande, et, religieusement, qui niait Dieu comme lui. Mais nous disons que ces défauts, qui choquent et qui dégoûtent, ne détruisent point l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance, une réalité de puissance, – dont la Critique est tenue de trouver le secret.

Eh bien, selon nous, c’est la force ! D’autres ont la grâce, d’autres ont l’ampleur, d’autres encore ont l’abondance : Stendhal, lui, a la force, c’est-à-dire, après tout, la chose la plus rare qu’il y ait dans ce temps de cerveaux et de cœurs ramollis. Il a la force dans l’invention (voyez les héros de ses romans, et même ses héroïnes, qui sont toutes des femmes à caractère !) et il a la force dans le style, qui, de fort sous sa plume, devient immanquablement de mauvais goût, s’il ajoute quelque chose au jeu naturel de ses muscles et à sa robuste maigreur. Quand Stendhal est nettement supérieur, il ne l’est que par la seule vigueur de son expression ou de sa pensée… Si on creusait cette analyse, on verrait, en interrogeant une par une ses facultés, qu’il a la sagacité, qui est la force du regard, comme il a la clarté brève, qui est la force du langage. En Italie, où il a vécu, où il s’est énervé en lisant Métastase et en écoutant de la musique, il a pu contracter bien des morbidesses, mais il n’a pu venir à bout de sa vigueur première. Elle a résisté. Voilà le secret de son empire sur les âmes plus énergiques que délicates, et de la révolte de ces dernières. Figurez-vous Fénelon, ou même Joubert, lisant Stendhal ! Voilà aussi le secret de sa longue impopularité – ou, pour mieux dire, de sa longue obscurité comme écrivain. Il n’a jamais frappé qu’un petit nombre d’hommes, mais il les a frappés de sorte qu’ils sont restés timbrés à l’effigie de ses sensations ou de ses idées, tandis que la masse lui a toujours échappé.

1857 : Eugène POITOU, Du roman et du

théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs, Paris, Auguste Durand, 1857, p. 46-50.

On lit dans le livre De l’amour, par Stendhal (Henri Beyle) : « L’homme n’est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles. » Dans la bouche de ceux qui croient à la spiritualité de l’âme, ce n’est là qu’un paralogisme cent fois réfuté : dans la bouche des matérialistes, c’est une déduction logique et inattaquable. Beyle, qui est de l’école sensualiste du XVIII

e siècle, tire ici la conclusion très légitime des doctrines qu’il a héritées d’Helvétius.et de Cabanis. Comment conclurait-il autrement, lui qui ne croit qu’aux lois physiques et ne voit dans l’amour « qu’un fluide nerveux qui s’use, chez les hommes par la cervelle, et chez les femmes par le cœur » lui qui explique les sentiments moraux par ce fait que « la nature nous commande d’avoir du plaisir et nous envoie du sang au cerveau ? »

Une seule chose peut paraître étrange : c’est que les écrivains de cette école parlent quelquefois de devoir ! Mais il est curieux de savoir ce qu’ils entendent par ce mot ; Beyle notamment a sur ce point une théorie qui vaut la peine d’être notée. Il l’a développée dans un livre détestable à tous égards, plein de fiel, de haines irréligieuses, de scepticisme et de corruption élégante, Le Rouge et le Noir (1831). Le héros de ce roman, Julien, est un jeune homme pauvre et obscur, qui, dévoré d’ambition, dénué de toute espèce de principes et de croyances, mais doué d’une volonté énergique, a juré de faire fortune : cette résolution de réussir à tout prix, per fas et nefas, c’est là la loi qu’il s’est faite ; c’est, pour parler le langage de l’auteur, le devoir qu’il s’est imposé. Dès les premiers chapitres, le roman met en scène cette haute conception du devoir. Julien, amoureux de Mme de Rénal, se hasarde un soir à prendre sa main. « Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir.... éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur. » – « Quand la présence de Mme de Rénal vint le rappeler au soin de sa gloire », il décida qu’il fallait

Page 42: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

42

absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.... L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même.... Julien indigné de sa lâcheté se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que pendant toute la journée je me suis promis de faire ce soir, – ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. » Enfin, au dénouement, voici la morale du livre. Julien se félicite, s’enorgueillit de sa philosophie : « J’avais, dit-il, la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison, a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage. »

Imagine-t-on un plus odieux abus de mots ? Est-il possible d’outrager plus insolemment la conscience, et de travestir d’une façon plus impie ses notions les plus saintes ? Quoi ! les ambitions d’un orgueilleux, les convoitises d’un avare, les rêves lubriques d’un libertin, ce sera là, pour peu qu’une volonté intrépide les serve, ce sera là le devoir, ce sera là la puissante idée qui fera de l’homme un être noble et fort ! L’énergie du vouloir, si infâme ou si criminel que soit le but, suffira à le consacrer ! Et l’homme sera d’autant plus grand, d’autant plus moral, qu’il aura déployé plus de force et mis plus de persévérance à assouvir sa passion ! Comment s’étonner, pourtant ? Quand la philosophie matérialiste voulait définir le devoir, pouvait-elle le définir autrement ? Quand elle cherchait une loi, pouvait-elle, puisque l’homme est à lui-même son seul but, donner à cette loi un autre fondement que l’égoïsme de l’homme, une autre sanction que la volonté arbitraire de l’homme ?

Toutefois les romanciers qui, depuis vingt ans, se sont inspirés des idées sensualistes, ont mis à les développer plus de pudeur, ou, si l’on veut, plus d’habileté. Ils ne posent pas, comme Beyle, ce principe absolu que l’homme n’est pas libre de ne pas céder à l’attrait du plaisir ; mais en fait ils en acceptent toutes les conséquences. Apôtres de la religion des sens, en réalité ils subordonnent l’âme à la loi des sens : adorateurs de la matière, ils prosternent l’esprit devant elle ; ils

humilient la volonté sous l’autorité de l’instinct.

1858 : CUVILLIER-FLEURY, « Henri

Beyle d’après sa correspondance », Journal des Débats, 17 janvier 1858.

J’ajoute que si on a l’idée de le relire un jour, on choisira surtout ceux de ses ouvrages qui ressemblent le plus à sa correspondance familière, ses notes et impressions de voyage, ce qu’il appelle ses Promenades à Rome, à Naples, à Florence, les Mémoires d’un Touriste, en un mot tout ce qui met l’homme en relief. Il y a là beaucoup à prendre pour l’histoire particulière de Henri Beyle et pour celle de la littérature et des arts pendant le demi-siècle qu’il a vécu. Quant à ses romans proprement dits, je n’en souhaiterais la lecture qu’à mes ennemis, si j’en avais. […]

1858 : CUVILLIER-FLEURY, « Henri

Beyle (M. de Stendhal) peint par lui-même (Correspondance inédite de M. de Stendhal) », Journal des Débats, 2 mars 1858.

[Après une longue citation de la scène de Vergy où Julien s’enjoint de prendre la main de Mme de Rênal.]

J’ai insisté sur cette citation, non pas, comme on le pense bien, pour le mérite ou l’agrément de cette peinture d’un forcené d’orgueil qui met sa gloire à séduire la femme d’un autre sans l’aimer, mais parce que cette peinture est un type, j’allais presque dire qu’elle est un portrait, le portrait de l’auteur lui-même. M. Colomb raconte, sans y croire, que Henri Beyle dit un jour à M. de Latouche qu’il s’était peint dans Julien. Je crois que Beyle disait vrai. Julien est véritablement le héros de prédilection de l’auteur de Rouge et Noir, même quand il monte sur cet échafaud infamant où il se pose en martyr plus qu’en criminel. Mais ce que Beyle a peint en Julien, c’est moins sa propre image que sa théorie, moins ses actes que ses idées, moins ses prouesses que ses aspirations d’amour. Henri Beyle aime dans Julien précisément ce qui lui manque, à lui Beyle, l’audace dans l’action,

Page 43: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

43

l’énergie entreprenante, l’impétuosité que rien n’arrête, le sang-froid au service de la passion ou de la fantaisie. Le dirai-je ? il aime en lui cette douce scélératesse de la témérité outrageante qui lui semble, auprès des femmes, un péché tout véniel, et dont il n’a jamais osé faire que la théorie. Le mérite de Julien, au contraire, c’est d’oser dire à une femme qui ne lui est rien et à laquelle il doit obéissance et respect : « Madame, cette nuit, à deux heures, j’irai dans votre chambre ; j’ai quelque chose à vous dire. » Et comme il le dit, il le fait. Henri Beyle a dû souvent rêver de ces rendez-vous qui ressemblent à l’assaut d’une place qu’on ne s’est pas donné la peine d’investir, et s’il s’est peint dans l’audacieux Julien, tel qu’il s’est rêvé lui-même, Julien, c’est son idéal.

Un habile critique a remarqué qu’aucune des héroïnes de Henry Beyle [sic] n’est chaste. Cela est trop vrai ; mais elles ont presque toutes un autre défaut dont le récit romanesque s’accommode encore moins peut-être : elles sont sans pudeur. Une jeune fille de grande naissance, Mathilde de La Mole, écrit au secrétaire de son père : « J’ai besoin de vous parler ce soir. Au moment où une heure après minuit sonnera, trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits ; placez-la contre ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune. N’importe… » À l’effronterie les femmes de Henri Beyle ajoutent parfois cet autre défaut qui caractérise l’amour dans Julien, le sophisme du devoir dans le désordre et la vanité extravagante dans la possession. Cette même Mathilde qui a besoin de parler aux gens à une heure après minuit et au clair de la lune, un jour que Julien, mécontent d’elle, a fait le geste de la frapper avec une épée : « J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! » se dit-elle avec orgueil. « Cette idée la transportait dans le plus beau temps de Charles IX et de Henri III. » Une autre fois, Mathilde surprend un remords qui va naître au fond de son cœur ; elle l’arrête au passage par ces paroles : « Il est digne d’une fille telle que moi de n’oublier ses devoirs que pour un homme de mérite. On ne dirait point que ce sont ses jolies moustaches qui m’ont séduite, mais ses profondes discussions sur l’avenir

qui attend la France (1829), ses idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre… » Étrange excuse d’une chute toute domestique et d’une séduction provoquée ! […]

Tous ces personnages de Henri Beyle, en tant qu’amoureux, ont quelque chose de faux, d’outré, de sophistique qui est bien l’empreinte qu’a pu leur donner l’esprit de l’auteur ; mais ils sont aussi ce que Balzac appelait cette vivacité de main, cet entrain audacieux, ce mépris de toute règle, ce premier mouvement effronté dont, après en avoir lu l’apologie dans les traités de Beyle et l’application dans ses romans, on cherche en vain la trace dans sa correspondance amoureuse. […]

Je ne voudrais pas, en finissant, laisser mon lecteur sur une fâcheuse impression. Henri Beyle est un romancier détestable ; c’était un charmant conteur d’anecdotes. Sa conversation en était remplie, sa correspondance en fourmille, et des meilleures. Beyle était aussi un observateur d’une rare finesse, et il est possible de recueillir çà et là, dans la volumineuse collection de ses œuvres, toutes sortes de remarques ingénieuses qui s’appliquent à tout. Henri Beyle a parlé de tout. Comme causeur, il était presque toujours un homme de bon sens. C’est quand il aborde un raisonnement, la plume à la main, que neuf fois sur dix il tourne au sophisme.

1864 : Hippolyte TAINE, « Stendhal

(Henri Beyle) », Nouvelle Revue de Paris, 1er mars 1864.

Chaque écrivain, volontairement ou non, choisit dans la nature et dans la vie humaine un trait principal qu’il représente ; le reste lui échappe ou lui déplaît. Qu’est-ce que Rousseau a cherché dans l’amour de Saint-Preux ? Une occasion pour des tirades sentimentales et des dissertations philosophiques. Qu’est-ce que Victor Hugo a vu dans Notre-Dame de Paris ? Les angoisses physiques de la passion, la figure extérieure des rues et du peuple, la poésie des couleurs et des formes. Qu’est-ce que Balzac

Page 44: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

44

apercevait dans sa Comédie humaine ? Toutes choses, direz-vous ; oui, mais en savant, en physiologiste du monde moral, « en docteur ès sciences sociales », comme il s’appelait lui-même ; d’où il arrive que ses récits sont des théories, que le lecteur entre deux pages de roman trouve une leçon de Sorbonne, que la dissertation et le commentaire sont la peste de son style. Chaque talent est donc comme un œil qui ne serait sensible qu’à une couleur. Dans le monde infini, l’artiste se choisit son monde. Celui de Beyle ne comprend que les sentiments, les traits de caractère, les vicissitudes de passion, bref, la vie de l’âme. À la vérité, il voit souvent les habits, les maisons, le paysage, et il serait capable de construire une intrigue : la Chartreuse l’a prouvé ; mais il n’y songe pas. Il n’aperçoit que les choses intérieures, la suite des pensées et des émotions ; il est psychologue ; ses livres ne sont que l’histoire du cœur. Il évite de raconter dramatiquement les événements dramatiques. « Il ne veut point, dit-il lui-même, par des moyens factices fasciner l’âme du lecteur. » Personne n’ignore qu’un duel, une exécution, une évasion, sont ordinairement pour les auteurs une bonne fortune. On sait comme ils ont soin de suspendre et de prolonger notre attente, comme ils s’appliquent à rendre l’événement bien noir et bien terrible. Nous nous rappelons toutes les fins de feuilletons et de volumes, dans lesquels nous nous disons, le cou tendu, la poitrine oppressée : Bon Dieu, que va-t-il arriver ? C’est là que triomphent les « tout d’un coup », et autres conjonctions menaçantes qui tombent sur nous avec un cortège d’événements tragiques, pendant que nous tournons fiévreusement les feuilles, l’œil allumé et le cou tendu. Voici dans Beyle le récit d’un événement de ce genre :

Le duel fut fini en un instant. Julien eut une

balle dans le bras. On le lui serra avec des mouchoirs, on le mouilla avec de l’eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très-poliment de lui permettre de le reconduire chez lui dans la même voiture qui l’avait amené.

Le roman est l’histoire de Julien, et Julien

finit guillotiné ; mais Beyle aurait horreur

d’écrire en auteur de mélodrame ; il est homme de trop bonne compagnie pour nous mener au pied de l’échafaud et nous montrer le sang qui coule ; ce spectacle, selon lui, est fait pour les bouchers. […]

On devine bien qu’un esprit comme le sien ne pouvait se résigner à vivre pendant quatre cents pages avec les petites pensées égoïstes et vaniteuses d’âmes vulgaires. Il choisit ses gens à son niveau, et veut avoir sur son bureau bonne compagnie. Non qu’il peigne des héros. D’abord, il n’y a pas de héros, et Beyle ne copie aucun écrivain, pas même Corneille. Ses personnages sont très-réels, très-originaux, très-éloignés de la foule, comme l’auteur lui-même. Ce sont des hommes remarquables, et non de grands hommes, des personnages dont on se souvient, et non des modèles qu’on veuille imiter. Cette originalité, dira-t-on, va presque jusqu’à l’invraisemblance. Bien des lecteurs trouveront les caractères impossibles. Ils penseront que la singularité devient ici bizarrerie et contradiction. Pour moi, je retiendrais volontiers mon jugement, surtout après avoir lu ces mots de Beyle à Balzac. La lettre était confidentielle, ce qui adoucit l’impertinence :

Je parle, dit-il, de ce qui se passe au fond de

l’âme de Mosca, de la duchesse, de Clélia. C’est un pays où ne pénètre guère le regard des enrichis, comme ce latiniste directeur de la Monnaie, M. le comte Roy, etc., le regard des épiciers, des bons pères de famille.

Dans Rouge et Noir, Mlle de la Mole, Mme de

Rênal, le marquis, Julien, sont de grands caractères. Tâchons d’en expliquer un seul, le principal et le plus étrange, celui de Julien. À la fois timide et téméraire, généreux, puis égoïste, hypocrite et cauteleux, et un peu plus loin rompant l’effet de toutes ses ruses par des accès imprévus de sensibilité et d’enthousiasme, naïf comme un enfant, et au même instant calculateur comme un diplomate, il semble composé de disparates. On ne peut guère s’empêcher de le trouver ridicule et affecté. Il est odieux à presque tous les lecteurs, et fort justement, du moins au premier aspect. Parfaitement incrédule et parfaitement hypocrite, il annonce le projet

Page 45: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

45

d’être prêtre, et va au séminaire par ambition. Il hait ceux avec qui il vit, parce qu’ils sont riches et nobles. Dans les maisons où il reçoit hospitalité et protection, il devient l’amant de la femme ou de la fille, laisse le malheur partout derrière lui, et finit par assassiner une femme qui l’adorait. Quel monstre et quel paradoxe ! Voilà de quoi dérouter tout le monde ; Beyle jette ainsi sous nos pieds des épines, pour nous arrêter en chemin ; il aime la solitude, et écrit pour n’être pas lu. Lisons-le pourtant, et nous verrons bientôt ces contradictions disparaître. […] Rien de mieux composé que le caractère de Julien. Il a pour ressort un orgueil excessif, passionné, ombrageux, sans cesse blessé, irrité contre les autres, implacable à lui-même, et une imagination inventive et ardente, c’est-à-dire la faculté de produire au choc du moindre événement des idées en foule et de s’y absorber. De là une concentration habituelle, un retour perpétuel sur soi-même, une attention incessamment repliée et occupée à s’interroger, à s’examiner, à se bâtir un modèle idéal auquel il se compare, et d’après lequel il se juge et se conduit. Se conformer à ce modèle, bon ou mauvais, est ce que Julien appelle le devoir, et ce qui gouverne sa vie. Les yeux fixés sur lui-même, occupé à se violenter, à se soupçonner de faiblesse, à se reprocher ses émotions, il est téméraire pour ne pas manquer de courage, il se jette dans les pires dangers de peur d’avoir peur. Ce modèle, Julien ne l’emprunte pas, il le crée, et telle est la cause de son originalité, de ses bizarreries et de sa force ; en cela, il est supérieur, puisqu’il invente sa conduite, et il choque la foule moutonnière, qui ne sait qu’imiter. Maintenant, mettez cette âme dans les circonstances où Beyle la place, et vous verrez quel modèle elle doit imaginer, et quelle nécessité admirable enchaîne et amène ses sentiments et ses actions. […] Haï, maltraité, spectateur perpétuel de manœuvres avides, obligé, pour vivre, de dissimuler, de souffrir et de mentir, il arrive dans le monde en ennemi. Il a tort, soit. Il vaut mieux être opprimé qu’oppresseur, et toujours volé qu’un jour voleur ; cela est clair. Je ne veux point l’excuser ; je veux seulement montrer qu’il peut être au fond très-généreux, très-

reconnaissant, bon, disposé à la tendresse et à toutes les délicatesses du désintéressement, et cependant agir en égoïste, exploiter les hommes, et chercher son plaisir et sa grandeur à travers les misères des autres. Un général d’armée peut être le meilleur des hommes et dévaster une province ennemie : Turenne a incendié le Palatinat. […]

Là-dessus, Julien fait la cour au curé, apprend le latin, et devient hypocrite. Le lecteur se récrie ici, et déclare que l’hypocrisie en tout cas est exécrable. Très-bien, mais ici elle est naturelle ; elle est « l’art de la faiblesse ». Julien fera la guerre en faible, c’est-à-dire en trompant. Pareillement, le sauvage rampe à terre et se tient en embuscade pour surprendre et saisir son ennemi. Les stratagèmes de l’un ne sont pas plus singuliers que l’hypocrisie de l’autre ; des circonstances semblables ont appris à tous deux des ruses semblables […]. On devine maintenant quels récits un pareil caractère offre à l’analyse, quelle singularité et quel naturel, quels combats, quels éclats de passion et quels exploits de volonté, quelles longues chaînes d’efforts pénibles et combinés tout d’un coup brisées par l’irruption inattendue de la sensibilité victorieuse, quelle multitude, quelle vivacité d’idées et d’émotions jetées à pleines mains par cette imagination féconde aux prises avec des caractères aussi grands et aussi originaux que le sien.

Chez cet être singulier, c’était presque tous

les jours tempête. […]

À peine ai-je besoin maintenant d’expliquer ses contradictions apparentes. Julien est résolu jusqu’à l’héroïsme, et sa force de volonté monte à chaque instant au sublime ; c’est que le modèle idéal, non enseigné par un autre, mais découvert par lui-même, obsède sa pensée, et qu’intérêt, plaisir, amour, justice, tous les biens disparaissent en un moment, dès qu’il aperçoit son idole. Mais il est timide et embarrassé presque jusqu’à la gaucherie et au ridicule, parce que l’imagination passionnée, inquiète lui grandit les objets, et multiplie devant lui, à la moindre affaire, les dangers et les espérances. Il déshonore deux familles, parce que son

Page 46: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

46

éducation lui fait voir des ennemis dans les riches et les nobles, et parce que l’amour conquis de deux grandes dames le tire à ses propres yeux de la basse condition dans laquelle il est emprisonné. Mais quand il se voit aimé par Fouqué, par le bon curé Chélan, par l’abbé Pirard, il est attendri jusqu’aux larmes, il ne peut supporter l’idée du plus petit manque de délicatesse à leur égard, les sacrifices ne lui coûtent rien, il revient à lui-même, son cœur s’ouvre et révèle toute sa puissance d’aimer. […]

Quant à l’esprit, Beyle lui a donné le sien, c’est tout dire. Condamné à mort, Julien repasse dans sa mémoire ses espérances détruites, et plaisante involontairement, dans ce style pittoresque et vif dont il a l’habitude, de la même façon qu’on met son chapeau et ses gants, sans la moindre affectation ni le moindre effort. […]

De pareils caractères sont les seuls qui méritent de nous intéresser aujourd’hui. Ils s’opposent à la fois aux passions générales et aux idées habillées en hommes qui peuplent la littérature du dix-septième siècle, et aux copies trop littérales que nous faisons aujourd’hui de nos contemporains. Ils sont réels, car ils sont complexes, multiples, particuliers et originaux comme ceux des êtres vivants ; à ce titre ils sont naturels et animés, et contentent le besoin que nous avons de vérité et d’émotion. Mais, d’autre part, ils sont hors du commun, ils nous tirent loin de nos habitudes plates, de notre vie machinale, de la sottise et de la vulgarité qui nous entourent. Ils nous montrent de grandes actions, des pensées profondes, des sentiments puissants ou délicats. C’est le spectacle de la force, et la force est la source de la véritable beauté. […]

Un esprit supérieur se porte naturellement vers les idées les plus hautes qui sont les plus générales ; pour lui, observer tel caractère, c’est étudier l’homme ; il ne s’occupe des individus que pour peindre l’espèce ; aussi le livre de Beyle est-il une psychologie en action. On pourrait en extraire une théorie des passions, tant il renferme de petits faits nouveaux, que chacun reconnaît et que personne n’avait remarqués. Beyle fut l’élève des idéologues, l’ami de M. de Tracy, et ces

maîtres de l’analyse lui ont enseigné la science de l’âme. […] un roman est bien plus propre qu’un drame à montrer la variété et la rapidité des sentiments, leurs causes et leurs altérations imprévues. L’auteur explique son héros mieux que ne ferait le héros lui-même, parce que celui-ci cesse de sentir dès qu’il commence à se juger. […]

Encore un trait. Quand nous passons d’un sentiment à un autre, ordinairement c’est sans savoir pourquoi, et par les causes les plus légères ; l’âme est changeante, et le même homme dix fois par jour se dément et ne se reconnaît plus. On a tort de se figurer un héros comme toujours héroïque, ou un poltron comme toujours lâche. Nos qualités et nos défauts ne sont point des états de l’âme continuels, mais très-fréquents ; et notre caractère est ce que nous sommes la plupart du temps. Ces alternatives accidentelles et involontaires sont marquées dans Beyle avec une justesse singulière. Il n’a pas peur de dégrader ses personnages. Il suit les mouvements du cœur, un à un, comme un machiniste ceux d’une montre, pour le seul plaisir d’en sentir la nécessité et de nous faire dire : « En effet, cela est ainsi. » […]

Maintenant comptons que le livre est tout entier composé d’observations pareilles ; on en rencontre à chaque ligne, accumulées en petites phrases perçantes et serrées. Ordinairement un auteur ramasse un certain nombre de ces vérités, et en compose son livre en ajoutant du remplissage, comme lorsqu’avec quelques pierres on bâtit un mur, en comblant de plâtras les intervalles. Il n’y a pas dans tout l’ouvrage de Beyle un seul mot qui ne soit nécessaire, et qui n’exprime un fait ou une idée nouvelle digne d’être méditée. Jugez de ce qu’il contient ! Or ce sont ces traits qui marquent à un esprit sa place. Car à quoi mesure-t-on sa valeur, sinon aux vues originales et nouvelles qu’il a de la vie et des hommes ? […]

Reste un point capital. Car, pour obtenir le premier rang, il faut non -seulement avoir des idées, mais les dire d’une certaine manière. C’est peu de les posséder, il faut s’en servir avec grâce. […] Certainement rien ne va plus droit au cœur, ni ne touche plus profondément que les peintures de Beyle ;

Page 47: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

47

mais il raconte sans se commenter ; il laisse les faits parler eux-mêmes ; il loue les gens par leurs actions. […]

Beyle fuit l’enthousiasme, ou plutôt il évite de le montrer ; c’est un homme du monde, qui se comporte devant ses lecteurs comme dans un salon, qui croirait tomber au rang d’acteur, si son geste ou sa voix trahissaient une grande émotion intérieure. Sur ce point, bien des gens lui donnent raison. Prendre le public pour confident, c’est mettre son logis dans la rue ; on a tort de se donner en spectacle, de pleurer sur la scène. S’il est de bon goût de se contenir devant vingt personnes, il est de bon goût de se contenir devant vingt mille lecteurs. Nos idées sont à tout le monde, nos sentiments doivent n’être qu’à nous seuls. Un autre motif de cette réserve est qu’il se soucie peu du public ; il écrit beaucoup plus pour se faire plaisir que pour être lu ; il ne se donne pas la peine de développer ses idées et de les mettre à notre portée par des dissertations. La supériorité est dédaigneuse, et ne s’occupe pas volontiers à plaire aux hommes ni à les instruire ; Beyle nous impose les allures de son esprit, et ne se laisse pas conduire par le nôtre. Ses livres sont écrits « comme le Code civil », chaque détail amené et justifié, l’ensemble soutenu par une raison et une logique inflexible ; mais il y a place entre chaque article pour plusieurs pages de commentaires. Il faut le lire lentement ou plutôt le relire, et l’on trouvera que nulle manière n’est plus piquante, et ne donne un plaisir plus solide […] Beyle est, pour aller vite, le meilleur guide que je connaisse. Il ne vous dit jamais ce qu’il vous a déjà appris, ni ce que vous savez d’avance. En ce siècle, où chacun a tant lu, la nouveauté incessante et la vérité toujours imprévue donnent le plaisir le plus relevé et le moins connu.

Il y a pourtant un accent dans cette voix indifférente, celui de la supériorité, c’est-à-dire l’ironie, mais délicate et souvent imperceptible. C’est le sang-froid railleur d’un diplomate parfaitement poli, maître de ses sentiments et même de son mépris, qui hait le sarcasme grossier, et plaisante les gens sans qu’ils s’en doutent. Il y a beaucoup de grâce dans la mesure, et le sourire est toujours plus

aimable que le rire. De grosses couleurs crues sont d’un effet puissant, mais lourd ; un esprit fin peut seul attraper les nuances. La raillerie dans Beyle est perpétuelle, mais elle n’est point blessante ; il se garde de la colère aussi soigneusement que du mauvais goût. Il se moque de ses héros, de Julien lui-même, avec une discrétion charmante. […]

Le salon de M. de la Mole et celui de M. de Rênal fournissent vingt portraits dignes de la Bruyère, mais plus fins, plus vrais, plus différents des figures de fantaisie, plus brefs, excellents surtout, parce qu’ils sont de la main d’un homme du monde observateur, et non d’un moraliste, et qu’on n’y sent pas, comme dans les Caractères, l’amateur de phrases parfaites et frappantes, le littérateur jaloux de sa gloire, l’écrivain de profession.

Ce dernier trait achève de peindre Beyle. La part de la forme, disait-il, devient

moindre de jour en jour. Bien des pages de mon livre ont été imprimées sur la dictée originale. Je cherche à raconter avec vérité et clarté ce qui se passe dans mon cœur. Je ne vois qu’une règle : être clair. Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti.

Au fond, la suppression du style est la perfection du style. Quand le lecteur cesse d’apercevoir les phrases et voit les idées en elles-mêmes, l’art est achevé. Un style étudié et qu’on remarque est une toilette qu’on fait par sottise ou par vanité. Au contraire, un esprit supérieur est si amoureux des idées, si heureux de les suivre, si uniquement préoccupé de leur vérité et de leur liaison, qu’il refuse de s’en détourner un seul instant pour choisir les mots élégants, éviter les consonances, arrondir les périodes. Cela sent le rhéteur, et l’on sait mauvais gré à Rousseau d’avoir « tourné souvent une phrase trois ou quatre nuits dans sa tête », pour la mieux polir. Cette négligence voulue donne aux ouvrages de Beyle un naturel charmant. On dirait, en le lisant, qu’on cause avec lui. « On croyait trouver un auteur, dit Pascal, et l’on est tout étonné et ravi de rencontrer un homme. » […] De là plusieurs qualités singulières, que certaines écoles littéraires lui reprocheront, par exemple, la nudité du style, la haine de la métaphore et des phrases imagées. Il est plaisant de voir Balzac

Page 48: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

48

prétendre « que le côté faible de Beyle est le style » supposant sans doute que le bon goût consiste à mettre des enluminures aux idées. […] Il s’estimait grand coloriste, parce qu’il inventait des métaphores ichthyologiques, et parlait « des avortements inconnus où le frai du génie encombre une grève aride ». Ces images prolongées sont comme des robes écarlates à longues queues traînantes, où l’idée trébuche ou disparaît. Beyle, à cet égard, est tout classique, ou plutôt simple élève des idéologues et du sens commun ; car il faut dire hardiment que le style métaphorique est le style inexact, et qu’il n’est ni raisonnable ni français. […] Beyle est aussi net que les Grecs et nos classiques, purs esprits, qui ont porté l’exactitude des sciences dans la peinture du monde moral, et grâce auxquels parfois on se sait bon gré d’être homme. Entre ceux-ci, Beyle est au premier rang, de la même façon et par la même raison que Montesquieu et Voltaire ; car il a comme eux ces mots incisifs et ces phrases perçantes qui forcent l’attention, s’enfoncent dans la mémoire et conquièrent la croyance. Tels sont ces résumés d’idées contenus dans une image vive ou dans un paradoxe apparent, d’autant plus forts qu’ils sont plus brefs, et qui d’un coup éclairent à fond une situation ou un caractère. […]

Et ce style piquant n’est jamais tendu comme parfois celui de Montesquieu, ni bouffon, comme parfois celui de Voltaire ; il est toujours aisé et noble, jamais il ne se contraint ou ne s’emporte ; c’est l’œuvre d’une verve qui se maîtrise, et d’un art qui ne se montre point.

Est-ce un écrivain qu’on puisse ou qu’on doive imiter ? Il ne faut imiter personne ; on a toujours tort de prendre ou de demander aux autres, et en littérature c’est se ruiner qu’emprunter. D’ailleurs la place d’un homme comme lui est à part ; si tout le monde était, ainsi que Beyle, supérieur, personne ne serait supérieur, et pour qu’il y ait des gens en haut il faut qu’il y ait des gens en bas. - Est-ce un écrivain qu’il faille lire ? J’ai tâché de le prouver. S’il nous choque au premier coup d’œil, nous devons, avant de le condamner, méditer cette définition de l’esprit qu’il met dans la bouche de Mlle de la

Mole. Beyle avait l’original en lui, c’est pourquoi, sans doute, il peignait si bien.

Mon esprit, j’y crois ; car je leur fais peur

évidemment à tous. S’ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de conversation ils arrivent, tout hors d’haleine et comme faisant une grande découverte, à une chose que je leur répète depuis une heure.

1866 : Albert COLLIGNON, L’Art et la Vie,

Metz, 1866, p. 115 et suiv.

S’il est vrai que chaque artiste choisit et porte en soi son microcosme, le monde de Stendhal, c’est le monde intérieur, le monde moral. Il étudie la vie de l’âme, ses émotions et ses pensées. Il met aux prises les passions, et en déroule avec joie les actes et les effets. Quant aux événements dramatiques, il les raconte simplement. Duels, nuits d’amour, exécution capitale : tous ces événements, qui auraient inspiré des tirades émues et larmoyantes à nos féconds romanciers, sont présentés par Stendhal en deux lignes : « Le duel fut fini en un instant. Julien eut une balle dans le bras. On le lui serra avec des mouchoirs, on le mouilla avec de l’eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien, très-poliment, de lui permettre de le reconduire chez lui dans la même voiture qui l’avait amené. » Voilà le duel de Julien, voici maintenant son exécution : « Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. »

L’intérêt ne provenant pas de ces événements dramatiques, tout le roman roule donc sur la conduite et les sentiments de Julien. La peinture des milieux où le hasard le jette, ne servant elle-même que de cadre, il faut donc examiner en détail, sans crainte d’être long ni de redire, ce caractère étrange et compliqué. Il faudra voir ensuite s’il est naturel et logique, et, pour cela, étudier ses principaux ressorts. […]

Ce caractère n’est pas commun, mais on ne peut pas dire qu’il soit impossible ou invraisemblable. Il est naturel, puisqu’en lui tout dérive de quelques sentiments dominateurs. Nous avons aussi vu qu’il est logique avec lui-même dans les différents

Page 49: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

49

milieux où le place l’auteur. Hypocrite et susceptible, par le fait de sa condition subalterne et de son humeur ambitieuse, Julien eût été franc, loyal et d’un bon caractère, s’il fût né riche et puissant. On l’aimerait sans doute mieux ainsi. — Mais la brutalité de son père, les mauvais traitements de sa famille, l’humiliation si vivement sentie d’une position secondaire et presque domestique, expliquent si bien la conduite du héros de Stendhal, que, sans la moindre sympathie pour l’individu, on peut suivre avec intérêt le développement de cet odieux caractère. Et cependant, je le répète, on sent qu’il y avait en Julien l’étoffe d’un galant homme. — Transportez-le en Italie, il deviendra Fabrice, le héros passionné de la Chartreuse de Parme.

Ceci résulte de la théorie de Stendhal : l’homme est forcé de faire ce qui lui plaît le mieux. — Les devoirs varient suivant la portée des intelligences. Telle est sa maxime constante, et telle est celle de son héros. Tout ce que j’ai lu de Beyle me porte à croire que Julien et lui ne font qu’un. […]

Comme Julien, Stendhal s’est abandonné à l’instinct. Épicurien raffiné, ne vivant que pour le plaisir, sensualiste de l’école d’Helvétius et de Condillac, Stendhal était, de plus, fataliste. […] Mais si Stendhal était cruellement égoïste, il était trop intelligent observateur pour ne pas voir où conduisait cet égoïsme sauvage. S’il nous montre, en ses personnages, les luttes de l’instinct personnel aux prises avec la morale sociale, toujours, en ces combats, l’instinct tombe et succombe. Voyez tous ses romans. La poursuite du bonheur, trop ardente, trop exclusive, y mène ses héros à une triste fin : au suicide (voir Octave dans Armance) ; à l’échafaud (nous avons vu Julien dans Rouge et Noir) ; à la mort lente du désespoir, à la consomption par la souffrance (voir Fabrice dans la Chartreuse de Parme).

N’est-ce pas reconnaître que la vie est impossible au parfait égoïste, comme le bonheur parfait est impossible dans la vie et ne sort-il pas de ces exemples cette leçon imprévue, que pour être heureux en ce monde, il faut donner à son existence un autre

intérêt et un autre mobile que la poursuite exclusive du plaisir ?...

Comme écrivain, Stendhal déteste l’emphase et l’exagération. Il n’aime pas davantage le style harmonieux et imagé. Le sien est court et clair, nourri d’idées et remarquablement exact. Il pense, il sent et la parole suit. Dans un temps comme le nôtre, où de nombreux rhéteurs fabriquent du style avec des procédés, c’est une bonne fortune de rencontrer un homme à qui l’expression toujours personnelle et primesautière, et la haine des formules toutes faites ont donné un style vraiment individuel et original. […]

Tel est ce roman remarquable, dont la donnée première : l’individu aux prises avec la société, mérite l’attention du penseur à notre époque démocratique, et peut fournir aux romanciers beaucoup d’intrigues intéressantes. […]

Stendhal a-t-il ouvert une voie meilleure que Champfleury ? En y marchant avec talent doit-on arriver ainsi au vrai but de l’art, qui est de reproduire tous les sentiments, les passions, les beautés et les vices de l’âme et leur cause ?

1866 : Jules VALLÈS, « Un grand

voyage », La Rue, Paris, Achille Faure, 1866, p. 86-90.

J’ai fait un voyage : je suis allé à Bougival. […]

Au lieu de la diligence j’ai pris, pour revenir, cet omnibus américain, banal, immense, qui s’emboîte aux rails et va comme s’il n’y avait pas de chevaux. La lune éclairait de sa lueur sans reflet les arbres debout comme des sentinelles le long du chemin, ou accroupis comme des nains dans les fossés.

Dans un grand parc que nous longions, je croyais voir se promener des châtelaines qui avaient la grâce et plus la majesté ; elles s’abandonnaient à la douceur du rêve et laissaient au coin des charmilles les chevaliers leur serrer la main ; je pensais aussi à Julien Sorel près de madame de Raynal, dans le jardin ! Les étoiles brillaient comme si l’on eût percé des trous au ciel.

Page 50: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

50

Et je me suis retrouvé à Paris, où j’ai écrit ces lignes, un peu mélancolique et las comme on l’est toujours au soir des grands voyages.

1880 : Émile ZOLA, « Stendhal », Le

Messager de l’Europe (Saint-Pétersbourg), mai 1880. Repris dans Les Romanciers naturalistes, Paris, Charpentier, 1881.

Stendhal est avant tout un psychologue. M. Taine a fort bien défini son domaine, en disant qu’il s’intéressait uniquement à la vie de l’âme. Pour Stendhal l’homme est uniquement composé d’un cerveau, les autres organes ne comptent pas. Je place bien entendu les sentiments, les passions, les caractères, dans le cerveau, dans la matière pensante et agissante. Il n’admet pas que les autres parties du corps aient une influence sur cet organe noble, ou du moins cette influence ne lui paraît point assez forte ni assez digne pour qu’il s’en inquiète. En outre, il tient rarement compte du milieu, j’entends de l’air dans lequel il trempe son personnage. Le monde extérieur existe à peine ; il ne se soucie ni de la maison où son héros a grandi, ni de l’horizon où il a vécu. Voilà donc, en résumé, toute sa formule : l’étude du mécanisme de l’âme pour la curiosité de ce mécanisme, une étude purement philosophique et morale de l’homme, considéré simplement dans ses facultés intellectuelles et passionnelles, et pris à part dans la nature.

C’est en somme la conception des deux derniers siècles classiques. […]

Dans un psychologue, il y a un idéologue et un logicien. C’est là que Stendhal triomphe. Il faut le voir partir d’une idée, pour montrer ensuite l’épanouissement de tout un groupe d’idées, qui naissent les unes des autres, qui se compliquent et se dénouent. Rien de plus fin, de plus pénétrant, de plus imprévu que cette analyse continuelle. Il s’y complaît, il déroule à chaque minute la cervelle de son personnage, pour en faire sentir les moindres replis. Personne n’a possédé à un degré pareil la mécanique de l’âme. […]

Maintenant, quel est donc le coup de génie de Stendhal ? Pour moi, il est dans l’intensité de vérité qu’il obtient souvent avec son outil

de psychologue, si incomplet et si systématique qu’il puisse être. J’ai dit que je ne voyais pas en lui un observateur. Il n’observe pas et ne peint pas ensuite la nature en bonhomme. Ses romans sont des œuvres de tête, de l’humanité quintessenciée par un procédé philosophique. Il a bien vu le monde, et beaucoup ; seulement, il ne l’évoque pas dans son train-train réel, il le soumet à ses théories et le peint au travers de ses propres conceptions sociales. Or, il arrive que ce psychologue, dédaigneux des réalités et tout entier à sa logique, aboutit, par la pure spéculation intellectuelle, à des vérités audacieuses et superbes que jamais personne n’avait osées avant lui dans le roman. C’est là ce qui m’enthousiasme. J’avoue être peu touché de ses subtilités d’analyse, du tic-tac d’horloge continuel qu’il fait entendre sous le crâne de ses personnages. […]

Selon moi, Stendhal a mis beaucoup de lui-même dans Julien. Je me l’imagine volontiers comme ayant rêvé la gloire militaire, dans un temps où les simples soldats devenaient maréchaux de France. Puis l’Empire s’effondre, et toute la jeunesse dont il faisait partie, tous ces appétits surchauffés, toutes ces ambitions qui croyaient trouver une couronne dans une giberne, tombent d’un coup à une autre époque, à cette Restauration, gouvernement de prêtres et de courtisans ; les sacristies et les salons remplaçaient les champs de bataille, l’hypocrisie allait être l’arme toute-puissante des parvenus. Telle est la clé du caractère de Julien, au début du livre ; et il n’est pas jusqu’à ce titre énigmatique : Le Rouge et le Noir, qui ne semble indiquer le règne ecclésiastique succédant au règne militaire. […]

Le début du roman est très intéressant à étudier. On n’est pas encore pris par l’intérêt, on peut se rendre compte du procédé littéraire de Stendhal. Ce procédé est à peu près celui du bon plaisir. Il n’y a aucune raison pour que l’œuvre ouvre par une description de la petite ville de Verrières et par un portrait de M. de Rênal. Je sais bien qu’il faut toujours commencer ; mais je veux dire que l’auteur ne cède pas à des idées de symétrie, de progression, d’arrangement quelconque. Il écrit au petit bonheur de l’alinéa. Celui qui se

Page 51: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

51

présente le premier est le bienvenu. Même, tant que le récit ne s’est pas échauffé, cela met quelque confusion ; on croit à des contradictions et l’on est forcé de revenir en arrière, pour s’assurer que le fil ne s’est pas cassé.

Étudions surtout la façon dont les personnages font leur entrée dans l’œuvre. Ils semblent s’y glisser de biais. Quand Stendhal a besoin d’eux, il les nomme, et ils arrivent, souvent au bout d’une incidente. Aussi sa petite ville de Verrières, à laquelle il revient de temps à autre, reste-t-elle d’une organisation fort embrouillée ; on la sent inventée, on ne la voit pas. […]

Madame de Rênal est une des très bonnes figures de Stendhal, parce qu’il n’a pas trop pesé sur elle. Il a laissé à cette âme une certaine liberté. Pourtant, je constate qu’il a encore voulu la pousser à la supériorité. C’est là un des caractères de Stendhal, dont M. Taine croit devoir le louer : il répugne au personnage médiocre, il le hausse toujours, par un idéal d’intelligence. D’abord madame de Rênal ne paraît qu’une bourgeoise assez nulle ; mais bientôt le romancier lui donne de la femme supérieure, et cela à tous propos. Rien n’est joli comme la première entrevue de Julien et de cette belle dame ; leurs amours, avec le lent abandon de la femme et les calculs si froidement naïfs du jeune homme, ont un accent de vérité un peu apprêtée, qui en fait un chapitre des Confessions. Seulement, j’avoue être bousculé, lorsque ensuite je les vois tous les deux supérieurs, et lorsque madame de Rênal, à chaque instant, parle du génie de Julien. « Son génie, dit Stendhal, allait jusqu’à l’effrayer ; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur chez ce jeune abbé. » Réfléchissez que Julien n’a pas vingt ans et qu’il n’a absolument rien fait, qu’il ne fera même jamais rien prouvant ce génie dont on l’accable. Il est un génie pour Stendhal, sans doute parce que Stendhal, qui est l’unique maître de ce cerveau, y met ce qu’il croit être le fonctionnement du génie. C’est là cette lésion dont Napoléon a fêlé les têtes : pour Stendhal, comme pour Balzac, du reste, le génie est l’état ordinaire des personnages. Nous retrouverons cela dans La Chartreuse de Parme.

Je citerai cette phrase de Julien sur madame de Rênal : « Voilà une femme d’un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu’elle m’a connu. » Or, le pis est que Julien porte ailleurs sur cette même femme des jugements d’imbécile. Ainsi, il fait plus loin cette réflexion : « Dieu sait combien elle a eu d’amants ! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu’à cause de la facilité des entrevues. » Cela me blesse, parce qu’il faut vraiment que Julien soit bien peu clairvoyant pour ne pas connaître madame de Rênal, et par la petite ville où ils vivent, et par leur contact de chaque jour. Il y a de la sorte des sautes d’analyse singulières, souvent à quelques lignes de distance ; ce sont de continuels crochets, qui déroutent et qui donnent à l’œuvre un caractère voulu. Sans doute, l’homme est plein d’inconséquences ; seulement, cette danse du personnage, cette vie du cerveau notée minute à minute, et dans les plus petits détails, nuit, selon moi, au train plus large et plus bonhomme de la vie. On est presque toujours là dans l’exception. C’est ainsi que les amours de madame de Rênal et de Julien, surtout dans le rôle joué par ce dernier, ont à chaque page des grincements de machine, des raideurs de système dont les rouages n’obéissent pas suffisamment. […] Tous les personnages de Stendhal semblent avoir la migraine, tellement il leur travaille la cervelle. Quand je le lis, je souffre pour eux, j’ai souvent envie de lui crier : « Par grâce, laissez-les donc un peu tranquilles ; laissez-les quelquefois vivre de la bonne vie des bêtes, simplement, dans la poussée de l’instinct, au milieu de la saine nature ; soyez avec eux bête comme un brave homme. » Où apparaît surtout ce caractère voulu de l’œuvre, c’est dans l’étude de l’hypocrisie de Julien. On peut dire que Le Rouge et le Noir est le manuel du parfait hypocrite ; et, ce qui est caractéristique, c’est que l’étude de l’hypocrisie est longuement reprise dans La Chartreuse de Parme. Une des grosses préoccupations de Stendhal a été l’art de mentir. Comme d’autres naissent policiers, lui semblait né diplomate, avec les complications de mystère, de duplicité savante qui faisaient la gloire légendaire du métier. Nous avons changé cela, nous savons qu’un diplomate est

Page 52: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

52

généralement un homme aussi bête qu’un autre. Stendhal n’en mettait pas moins la supériorité humaine dans cet idéal d’un esprit puissant qui se donne le régal de tromper les hommes et d’être le seul à jouir de ses tromperies. Remarquez, comme je l’ai dit, que Julien est au fond le plus noble esprit du monde, désintéressé, tendre, généreux. S’il périt, c’est par excès d’imagination : il est trop poète. Dès lors, Stendhal lui impose uniquement le mensonge comme l’outil nécessaire à sa fortune. Il en fait un fanfaron d’hypocrisie, et on le sent heureux, quand il l’a conduit à quelque bonne duplicité. Par exemple, il s’écriera avec une satisfaction de père : « Il ne faut pas trop mal augurer de Julien ; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge. » Autre part, comme Julien a une révolte d’honnête homme, l’auteur prendra la parole pour faire cette déclaration : « J’avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve en ce moment, me donne une pauvre opinion de lui. » Nous entrons dans le conte philosophique de Voltaire. C’est de l’ironie, Julien devient un symbole. Au fond, il y a une conception sociale ; puis, par-dessus, percent un grand mépris des hommes, une adoration des intelligences exceptionnelles qui gouvernent par n’importe quelles armes. Encore une fois, tout cela est tendu, la pente de l’existence est plus aisée. Quand Stendhal écrit : « Julien s’était voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-même », il nous met en garde contre le personnage, qui, d’un bout du livre à l’autre, est plus une volonté qu’une créature. Avec cela, les pages superbes abondent. On trouve partout ce coup de génie de la logique dont j’ai parlé ; la vérité éclate dans des scènes inoubliables, comme la première nuit de Julien et de madame de Rênal. Jamais l’amour, avec ses mensonges et ses générosités, ses misères et ses délices, n’a été analysé plus à fond. Le portrait du mari est surtout une merveille. Je ne connais pas une tempête dans un homme plus magistralement peinte, sans fausse grandeur et avec le son exact de la réalité, que cette terrible lutte qui se livre chez M. de Rênal, lorsqu’il a reçu la

lettre anonyme lui dénonçant les amours de sa femme. […]

Il ne suffisait pas à Stendhal d’avoir créé un Julien, cette mécanique cérébrale si exceptionnelle ; il a voulu créer la femelle de ce mâle, il a inventé Mlle de la Môle, autre mécanique cérébrale pour le moins aussi surprenante. C’est un second Julien. Imaginez la fille la plus froidement, la plus cruellement romanesque qui se puisse voir ; encore un esprit supérieur qui a le dédain de son entourage et qui se jette dans les aventures, par une complication et une tension extraordinaires de l’intelligence. « Elle ne donnait le nom d’amour, dit Stendhal, qu’à ce sentiment héroïque que l’on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. » Et elle part de là pour aimer Julien, dans un coup de tête longuement raisonné. C’est elle qui lui fait une déclaration, et quand il arrive dans sa chambre par la fenêtre, l’idée seule du devoir qu’elle s’est tracé, la décide à se livrer à lui, pleine de malaise et de répugnance. Dès lors, leurs amours deviennent le plus abominable des casse-cou. Julien, qui ne l’aimait pas, se met à l’adorer et à la désirer follement par le souvenir. Mais elle craint de s’être donné un maître, elle l’accable de mépris, jusqu’au jour où elle est reprise de passion, à la suite d’une scène dans laquelle elle s’est imaginée que son amant voulait la tuer. Du reste, les brouilles continuent. Julien, pour la reconquérir, est forcé de la rendre jalouse, en obéissant à une longue tactique. Enfin, Mlle de la Mole devient enceinte et avoue tout à son père, à qui elle déclare qu’elle épousera Julien. Je ne connais pas d’amours plus laborieuses, moins simples et moins sincères. Les deux amants sont parfaitement insupportables, avec leur continuel souci de couper les cheveux en quatre. Stendhal, en analyste de première force, s’est plu à compliquer leurs cervelles à l’infini, comme ces joueurs de billard illustres qui se posent des difficultés, afin de démontrer qu’il n’est pas de position capable de leur empêcher un carambolage. Il n’y a là que des curiosités cérébrales.

Du reste, l’auteur l’a parfaitement compris. Il en fait lui-même la remarque, mais avec cette ironie pincée qui se moque à la fois de

Page 53: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

53

ses personnages et du lecteur. Il arrête brusquement son récit, pour écrire : « Cette page nuira de plus d’une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l’accuseront d’indécence. Il ne fait point l’injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu’une seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d’imagination et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang si distingué à la civilisation du dix-neuvième siècle. » Voilà qui est piquant et joli ; mais cela n’empêche pas Mathilde d’être beaucoup plus une expérience d’auteur qu’une créature vivante.

Le procédé de Stendhal est surtout très visible dans les longs monologues qu’il prête à ses personnages. À chaque instant, Julien, Mathilde, d’autres encore, font des examens de conscience, s’écoutent penser, avec la surprise et la joie d’un enfant qui applique son oreille contre une montre. Ils déroulent sans fin le fil de leurs pensées, s’arrêtent à chaque nœud, raisonnent à perte de vue. Tous, à l’exemple de l’auteur, sont des psychologues très distingués. Et cela se comprend, car ils sont tous plus les fils de Stendhal que les fils de la nature. Ainsi, voici une des réflexions que Stendhal prête à Mathilde, parlant des gens qui l’entourent : « S’ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de conversation ils arrivent tout hors d’haleine, et comme faisant une grande découverte, à une chose que je leur répète depuis une heure. » Est-ce Mathilde, est-ce Stendhal qui parle ? Évidemment, c’est ce dernier, et le personnage n’est là qu’un déguisement. Je laisse de côté le milieu parisien dans lequel Julien se trouve placé. Il y a là d’excellents portraits ; mais, à mon sens, tout ce monde grimace un peu ; Stendhal nous donne rarement la vie, ses femmes du monde, ses grands seigneurs comme ses parvenus, ses conspirateurs comme ses jeunes fats, ont je ne sais quoi de sec et d’inachevé à la fois, qui les laisse à l’état d’ébauche dans les mémoires. Jamais les milieux ne sont reconstruits pleinement. Les têtes restent de simples profils, découpés sur du blanc ou sur du noir.

Ce sont des notes d’auteur à peine classées. Et toujours des scènes éclatantes de vérité, comme dans un jaillissement de la logique. […] Les cinquante dernières pages analysent les idées de Julien dans sa prison, en face de la mort prochaine. Stendhal s’est donné là un régal, une débauche de raisonnements, et rien ne serait plus curieux que de comparer l’épisode au Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. C’est très pénétrant, très original ; je n’ose ajouter très vrai, car un cerveau comme Julien est tellement exceptionnel, que les points de comparaison manquent complètement dans la réalité, les condamnés à mort de cette structure intellectuelle étant fort rares. II faut lire cela comme un problème de psychologie, posé dans des conditions particulières et brillamment résolu. Dans ce dénouement surtout, on sent combien l’histoire est inventée, combien peu elle est écrite sur l’observation immédiate. […] si un procès a fourni à Stendhal l’idée première de son livre, il a repris et inventé tous les caractères. Sans doute le fond de l’œuvre n’est pas romanesque, quoique les aventures d’un petit abbé devenant l’amant de deux grandes dames, assassinant l’une pour l’amour de l’autre, et finalement pleuré par les deux, jusqu’à la folie et jusqu’à la mort, constituent déjà un joli drame ; mais où nous entrons en plein dans le romanesque ou plutôt dans l’exceptionnel, c’est lorsque Stendhal nous explique avec amour et sans arrêt les mouvements d’horloge qui font agir les personnages.

Ceci sort absolument du vrai quotidien, du vrai que nous coudoyons, et nous sommes dans l’extraordinaire aussi bien avec Stendhal psychologue qu’avec Alexandre Dumas conteur. Pour moi, au point de vue de la vérité stricte, Julien me cause les mêmes surprises que d’Artagnan. On verse également dans les fossés de l’invention, soit que l’on appuie trop à gauche en imaginant des faits incroyables, soit que l’on appuie trop à droite en créant des cervelles phénoménales, où l’on entasse tout un cours de logique. Songez que Julien meurt à vingt-trois ans, et que son père intellectuel nous le donne comme un génie qui a l’air d’avoir

Page 54: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

54

découvert la pensée humaine. J’estime, pour mon compte, qu’entre le fossé des conteurs et le fossé des psychologues, il y a une voie très large, la vie elle-même, la réalité des êtres et des choses, ni trop basse ni trop haute, avec son train moyen et sa bonhomie puissante, d’un intérêt d’autant plus grand qu’elle nous donne l’homme plus au complet et avec plus d’exactitude.

J’aime moins La Chartreuse de Parme, parce que sans doute les personnages s’y agitent dans un milieu qui m’est moins connu. Et, si l’on veut tout de suite ma pensée, j’avouerai que j’ai grand’peine à accepter l’Italie de Stendhal comme une Italie contemporaine […].

1882 : Paul BOURGET, « Stendhal (Henri

Beyle). IV. Le Rouge et le Noir », La Nouvelle Revue, 15 août 1882, dans la série « Psychologie contemporaine (Notes et portraits) ».

Tout romancier a un procédé habituel de mise en œuvre, si l’on peut dire, qui tient de très près à sa façon de concevoir les caractères de ses personnages. Ce procédé servirait aisément d’étiage pour qui voudrait mesurer la profondeur psychologique des divers écrivains. Tel conteur aboutit toujours et presque tout de suite au dialogue, comme tel autre à la description. […] Le procédé de Stendhal est le soliloque. Certes, les personnages de ses récits sont des hommes d’action […] ; [ils] vont et viennent, risquent leur vie, osent beaucoup, varient à l’infini les circonstances de leur destinée…, et tout le long du livre cependant, l’auteur les montre qui tâtent le pouls à leur sensibilité. Il en fait des psychologues, voire des ergoteurs, qui se demandent sans cesse comment ils sont émus, et s’ils sont émus ; qui scrutent leur existence morale dans son plus intime arcane, et réfléchissent sur eux-mêmes avec la lucidité d’un Maine de Biran ou d’un Jouffroy. […] dans Le Rouge et le Noir, une page sur deux est remplie par la discussion que les personnages soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes […]. Un traité de confession ne décompose pas plus finement les données d’un problème d’âme. […]

J’ai dit que sa puissance d’analyse, sa sensibilité frémissante et la multiplicité de ses expériences, avaient conduit Beyle à concevoir et à exprimer quelques vérités profondes sur la France du XIX

e siècle. Le

Rouge et le Noir renferme l’énoncé le plus complet de ces vérités, livre extraordinaire, et que j’ai vu produire sur certains cerveaux de jeunes gens l’effet d’une intoxication inguérissable. Quand ce roman ne révolte pas, il ensorcelle. C’est une possession comparable à celle de La Comédie humaine. Mais Balzac a eu besoin de quarante volumes pour mettre sur pied le peuple de ses personnages. Il peint à fresque et sur le pan de mur d’un palais. Le Rouge et le Noir n’a pas cinq cents pages. C’est une eau-forte, mais d’un détail infini, et dans la courte dimension de cette eau-forte, un univers tient tout entier. Que dis-je ? Pour les maniaques de ce chef-d’œuvre, les moindres traits sont un univers. Si j’écrivais une chronique par anecdotes, au lieu d’écrire une étude de psychologie mi-sociale, mi-littéraire par idées générales et larges hypothèses, je raconterais d’étranges causeries entre écrivains connus, dont les citations de ces petites phrases, sèches et rêches comme les formules du code, faisaient toute la matière. […].

Si je ne me trompe, le point de départ de Rouge et Noir a été fourni à Beyle par une continue et dure expérience de la solitude intime. Le mot société lui parut, très jeune, étiqueter une duperie et masquer une exploitation. Son enfance fut malheureuse, son adolescence tourmentée. Il avait perdu sa mère. Il haïssait son père et il en était haï. Un de ses axiomes favoris fut plus tard que « nos parents et nos maîtres sont nos premiers ennemis quand nous entrons dans le monde ». [...]

Au sortir de cette adolescence cruellement froissée, Beyle fut emporté dans le tourbillon de la tempête napoléonienne. Il connut le sinistre égoïsme des champs de bataille et des déroutes, égoïsme rendu plus cruel à cette sensibilité souffrante par l’abîme que ses goûts secrets de réflexion et d’art creusaient entre lui et ses compagnons de danger. Plus tard encore et continuant d’observer, mais

Page 55: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

55

au centre d’une société pacifique, il constata, sans beaucoup de regret, un antagonisme irréparable entre ses façons de chercher le bonheur et celles de ses concitoyens. Il prit son parti de cette rupture définitive entre les sympathies du monde et sa personne. [...]

Orgueilleuse conviction qui mène celui qui la possède à la scélératesse aussi bien qu’à l’héroïsme. Se décerner ce brevet de différence n’est-ce pas s’égaler à toute la société ? N’est-ce pas du même coup supprimer, pour soi du moins, toutes les obligations du pacte social ? Et pourquoi respecterions-nous ce pacte, s’il est l’œuvre de gens avec lesquels nous n’avons rien de commun ? Quel cas pouvons-nous faire d’une opinion publique dont nous savons qu’elle est forcément hostile à ce que nous avons de meilleur en nous ? Il n’y a pas loin de ces interrogations à la révolte. Beyle en fut préservé par sa délicatesse native, et plus encore par son esprit d’analyse qui lui démontra l’inutilité des luttes à la Byron. Mais son imagination conçut ce que de telles idées pouvaient introduire de ravages dans une tête moins désabusée que la sienne, et il créa Julien Sorel.

Pour qu’un type de roman soit très significatif, c’est-à-dire pour qu’il représente un grand nombre d’êtres semblables à lui, il est nécessaire qu’une idée très essentielle à l’époque ait présidé à sa création. Or, il se trouve que ce sentiment de la solitude de l’homme supérieur, ou qui se croit tel, est celui peut-être qu’une démocratie comme la nôtre produit avec le plus de facilité. Au premier abord, cette démocratie paraît très favorable au mérite, et, de fait, elle ouvre les barrières toutes grandes à la concurrence des ambitions, en vertu du principe d’égalité. Mais en vertu aussi de ce principe, elle met l’éducation à la portée du plus grand nombre. Et cet excès de logique aboutit à la plus étrange contradiction. Si nous examinons, par exemple, ce qui se produit depuis cent années dans notre pays, nous reconnaîtrons que tout adolescent de valeur trouve très aisément des conditions excellentes où se développer. S’il brille dans ses débuts à l’école, il entre au collège. S’il réussit au collège, il a une bourse

dans un grand lycée. C’est une conspiration des parents, des maîtres, et volontiers des étrangers, pour que ce sujet distingué, comme on dit en style pédagogique, atteigne le plus haut degré de sa croissance intellectuelle. Les études sont finies. Les examens sont passés. La volte-face est complète. La conspiration se fait en sens contraire. Car le nouveau venu trouve une société où les places sont prises, où la concurrence des ambitions, dont je parlais tout à l’heure, est formidable. Si le jeune homme de talents et pauvre reste en province, en quoi ses talents le serviront-ils, puisque la vie, là, est toute d’habitudes et fondée sur la propriété ? Il vient à Paris et il n’a pas d’appui. Ses succès d’écolier, qu’on lui vantait si fort durant son enfance, ne peuvent lui servir qu’à gagner rudement sa vie dans quelque condition subalterne. Quelles seront ses pensées, si à la supériorité il ne joint pas la vertu de modestie et celle de patience ? En même temps que l’éducation lui a donné des facultés, elle lui a donné des appétits, et il a raison d’avoir ces appétits. Un adolescent qui a lu et goûté les poètes désire nécessairement de belles, de poétiques amours. S’il a des nerfs délicats, il souhaite le luxe ; s’il en a de robustes, il souhaite le pouvoir. C’est là un tempérament tout façonné pour le travail littéraire ou artistique. Mais si notre homme n’est ni littérateur ni artiste, et de fortes âmes sont incapables de cette sagesse désintéressée qui se guérit de ses rêves en les exprimant, quel drame sinistre se jouera en lui ! Il se sentira impuissant dans les faits, grandiose dans ses désirs. Il verra triomphant qui ne le vaut pas, et condamnera en bloc un état social qui semble ne l’avoir élevé que pour mieux l’opprimer, comme le bétail qu’on engraisse pour mieux l’abattre. Le déclassé apparaît d’abord, puis le révolutionnaire... « Il faut en convenir, dit Stendhal à une page de son Rouge et Noir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse ; elle respirait le crime sans alliage : c’était l’homme malheureux en guerre avec toute la société... »

Cette guerre étrange, et dont les épisodes mystérieux ensanglantent d’abord le cœur qui l’engage, tel est le vrai sujet du grand roman de Beyle. Guerre passionnée

Page 56: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

56

et passionnante, surtout parce que l’auteur a su donner à son héros un magnifique outillage de supériorités réelles. L’intelligence de Julien est de premier ordre. C’est tout simplement celle de Stendhal lui-même : perspicace et tourmentée, lucide comme un théorème d’algèbre et mordante comme un réquisitoire. La volonté de ce jeune homme est celle d’un soldat qui fait campagne et qui, préparé tous les jours au suprême danger, n’attache plus de sens au mot peur. En même temps, sa sensibilité toujours à vif saigne au plus léger coup d’épingle. Le voici donc, fils d’un charpentier de petite ville, ayant reçu d’un curé qui s’intéresse à son brillant tour d’esprit une éducation de latiniste. Il a lu le Mémorial de Sainte-Hélène, et son génie s’est enflammé à suivre l’épopée de ce parvenu prodigieux que fut l’Empereur. Il entre dans le monde, d’abord comme précepteur chez le maire de sa ville, puis comme boursier dans le grand séminaire de sa province, enfin, comme secrétaire chez un pair de France. Il sait, par l’exemple de son modèle idéal, le simple lieutenant d’artillerie devenu César, et par les exemples moins éclatants de compagnons de cette incroyable fortune, que tous les privilèges sociaux appartiennent à qui peut les conquérir. Et quels scrupules le retiendraient dans cette conquête ? La morale ? Mais il n’aperçoit autour de lui que dupeurs rapaces et dupes victimées. La pitié pour ses semblables, ce que le christianisme appelle magnifiquement la Charité ? Mais, tout jeune, son père l’a battu, et le richard qu’il sert lui a fait sentir le poids de la dure servitude moderne : le salaire. Le souci de son repos ? Mais son âme frénétique est comme ces puissantes machines auxquelles il faut une certaine quantité de charbon à consommer par jour. Elle a faim et soif de sensations nombreuses, fussent-elles terribles, et intenses, fussent-elles coupables. Tout aboutit à le transformer en une bête de proie allant à la chasse avec les armes de la civilisation, c’est-à-dire qu’au lieu de frapper il ruse, qu’il masque sa force pour mieux dominer, et qu’il devient

hypocrite comme Tartuffe, ne pouvant commander comme Bonaparte :

Voilà, je le confesse, un abominable homme...

Ce vers de la comédie de Molière vous arrive aux lèvres, n’est-ce pas ? Stendhal répond en vous démontrant que des qualités de premier ordre ont conduit cet homme à cette conception criminelle de lui-même et de la vie, et que dans un monde sans tradition, où chaque individu est l’artisan de sa propre fortune, l’excessive concurrence jointe à l’excessif développement de la vie personnelle est la cause d’exaspérations d’orgueil qui, en temps de paix, peuvent mener de forts caractères à de terribles abus de cette force. […]

Certes, la couleur de la peinture est merveilleuse. J’admire plus encore la force d’analyse grâce à laquelle Stendhal a dit le dernier mot sur tout un groupe au moins de ceux que l’on appelait, après 1830, les enfants du siècle. Elle défile, mais drapée magnifiquement, auréolée de poésie, dans beaucoup d’œuvres de cette époque, la légion des mélancoliques révoltés : le Ruy Blas de Victor Hugo en est, et son Didier, comme le Rolla de Musset, comme l’Antony de Dumas. Ceux-là souffrent d’une nostalgie qui paraît sublime. Le Julien Sorel de Stendhal souffre de la même nostalgie, mais il en sait la raison profonde. La cruelle et froide passion de parvenir lui tord le cœur, et il se l’avoue. Il se reconnaît les ardeurs implacables du déclassé tout voisin du crime. L’infinie tristesse et la vague désespérance se résolvent en un appétit effréné de jouissances destructrices. Pour comprendre les incendies de la Commune et les effrayantes réapparitions, dans notre vie adoucie, des sauvageries primitives, il faut relire ce livre et en particulier les discussions que Julien engage avec lui-même dans sa prison, quand il attend le jour de mourir.

Il n’y a pas de droit naturel…Ce mot n’est

qu’une antique niaiserie, bien digne de l’avocat général qui m’a donné chasse l’autre jour et dont l’aïeul a été enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre quelque chose sous peine de punition. Avant la loi, il n’y a de

Page 57: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

57

naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a faim, qui a froid ; le besoin, en un mot...

Par-dessous les convenances dont notre cerveau est surchargé, par-dessous les principes de conduite que l’éducation incruste dans notre pensée, par-dessous la prudence héréditaire qui fait de nous des animaux domestiqués, voici reparaître le carnassier primitif, farouche et solitaire, emporté par le struggle for life comme la nature tout entière. Vous l’avez cru dompté, il n’était qu’endormi ; vous l’avez cru apprivoisé, il n’était que lié. Le lien se brise, la bête se réveille, et vous demeurez épouvanté que tant de siècles de civilisation n’aient pas étouffé un seul des germes de la férocité d’autrefois...

« Cette philosophie, écrit Stendhal lui-même, lorsqu’il commente les dernières réflexions de Julien Sorel, cette philosophie était peut-être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort... » Apercevez-vous, à l’extrémité de cette œuvre, la plus complète que l’auteur ait laissée, poindre l’aube tragique du pessimisme ? Elle monte, cette aube de sang et de larmes, et, comme la clarté d’un jour naissant, de proche en proche elle teinte, de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits de notre siècle, ceux qui font somme et vers qui les yeux des hommes de demain se lèvent, religieusement. J’arrive, dans cette série d’études psychologiques, au quatrième des personnages que je me suis proposé d’analyser. J’ai examiné un poète, Baudelaire ; j’ai examiné un historien, M. Renan ; j’ai examiné un romancier, Gustave Flaubert ; je viens d’examiner un de ces artistes composites, en qui le critique et l’écrivain d’imagination s’unissent étroitement, et j’ai rencontré, chez ces quatre Français de tant de valeur, la même philosophie dégoûtée de l’universel néant. Sensuelle et dépravée chez le premier, subtilisée et comme sublimée chez le second, raisonnée et furieuse chez le troisième, cette philosophie se fait aussi sombre, mais plus courageuse, chez l’auteur de Rouge et Noir. Cette formidable nausée des magnifiques intelligences devant les vains efforts de la vie a-t-elle raison ? Et l’homme, en se civilisant, n’a-t-il fait vraiment que compliquer sa barbarie et raffiner sa misère ?

J’imagine que ceux de nos contemporains que ces problèmes préoccupent sont pareils à moi, et qu’à cette douloureuse question ils jettent tantôt une réponse de dérision, tantôt une réponse de foi et d’espérance. C’est encore une solution que de sangler son âme, comme Beyle, et d’opposer aux angoisses du doute la virile énergie de l’homme qui voit l’abîme noir de la destinée, qui ne sait pas ce que cet abîme lui cache, et qui n’a pas peur !

1887 : Armand de PONTMARTIN, « Le

vicomte E.-M de Vogüé. Le roman russe », Souvenirs d’un vieux critique, 8e série, Paris, Calmann Lévy, 1887, p. 225-226.

Page 58: Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-18941) Par Xavier Bourdenet et José-Luis Diaz 1830 : « Littérature », Le Globe, n

58

1894 : Ferdinand BRUNETIÈRE,

« L’émancipation du moi par le romantisme », L’Évolution de la poésie lyrique en France au dix-neuvième siècle, Paris, Hachette, 1890, t. I, p. 159-161.

Voulez-vous un exemple, Messieurs, de cet « état d’âme » ou d’esprit ? voulez-vous voir à nu, comme vous le feriez dans une planche d’anatomie morale, ou sur une table d’amphithéâtre, les conséquences de cet excès ou de cette hypertrophie de l’individualisme ? Ouvrez Le Rouge et le Noir de Stendhal ; et rappelez-vous que cette « Chronique de 1830 », – c’est le sous-titre de l’auteur, – a paru pour la première fois en 1831. Qui de vous ne connaît Julien Sorel ? et quel endroit de son existence remettrai-je ici sous vos yeux ? Les scrupules ne l’embarrassent point, et jamais l’immoralité ne s’est autorisée de plus solides principes. Entendez-le provoquer le jury qui le juge : Je ne vous demande aucune grâce.... Mon crime est atroce et il fut prémédité.... Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir et décourager en moi cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.... (Le Rouge et le Noir, II, 41.) Écoutez-le proclamer :

Le droit qu’un esprit ferme et vaste en ses desseins A sur l’esprit grossier des vulgaires humains ;

Ou, dans sa prison, encore, écoutez-le qui médite :

Il n’y a point de droit naturel. […]

Tels sont, Messieurs, les sentiments qui fermentaient alors, en 1831, dans l’âme d’une partie de la jeunesse, et qu’aussi bien vous retrouveriez dans Hernani, dans Antony, moins crûment exprimés, moins raisonnés surtout, – les Dumas et les Hugo n’étant pas des idéologues, – plus instinctifs, plus passionnés, plus poétiques par conséquent, mais les mêmes au fond ; – et d’ailleurs, vers le même temps, encouragés à se manifester

par une autre influence, qui est celle des littératures étrangères.