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11 Xavier BOURDENET LE ROUGE ET LE NOIR EN 1830 : « BILLET GAGNANT », ROMAN MONSTRE Dans De l’Amour (1822), Stendhal envisage la postérité sur un mode à la fois hasardeux et ludique : « Je vois dans nos livres autant de billets de loterie ; ils n’ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns, et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants 1 . » Le Rouge et le Noir, pour n’être ni la première œuvre de Stendhal – il a derrière lui, en 1830, une longue carrière de polygraphe 2 –, ni même son premier roman – Armance est publié en 1827 –, est assurément son « billet gagnant » à la loterie de la gloire. Stendhal le premier le considère tel. Il est conscient d’avoir donné avec sa « Chronique de 1830 » un livre nouveau qui lui fait prendre date dans l’histoire littéraire 3 . En témoigne le fait que Le Rouge s’impose comme référence incontournable dans l’écriture des romans suivants : les manuscrits d’Une position sociale (1832), de Lucien Leuwen (1834-1836) et de toute une série de nouvelles sont truffés de marginales qui comparent l’écriture de l’œuvre en cours à celle du Rouge. C’est par rapport à lui que sont 1. De l’Amour, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 72. 2. Journal intime, tentatives théâtrales (Letellier), essais (Histoire de la peinture en Italie, De l’Amour), récits de voyage (Rome, Naples et Florence ; Promenades dans Rome), pamphlets (Racine et Shakespeare ; D’un nouveau complot contre les industriels), textes d’inspiration historiographique (Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase ; Vie de Napoléon ; Vie de Rossini), chroniques journalistiques (recueillies récemment sous le titre Paris-Londres. Chroniques pour l’Angleterre, éd. R. Dénier, Paris, Stock, 1997), nouvelles (Vanina Vanini, Le Coffre et le revenant, Mina de Vanghel) : c’est en touche à tout que Stendhal arrive au Rouge et le Noir. Pour apprécier le parcours qui le mène au roman, voir la « Préface » de Ph. Berthier et l’« Introduction » d’Y. Ansel aux Œuvres romanesques complètes de Stendhal, t. i, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005 (abrégé désormais en ORC) et l’étude de M. Crouzet, « Comment et pourquoi Stendhal est-il devenu romancier ? », dans Le Roman stendhalien. La Chartreuse de Parme, Orléans, Paradigme, 1996, p. 219-364. 3. Voir Y. Ansel, « Stendhal lecteur de Stendhal : “lecteur de 1880” et “chronique de 1830” », dans Stendhal littéral. Le Rouge et le Noir, Paris, Kimé, 2001, p. 193-200. « Lectures de Stendhal », Xavier Bourdenet (dir.) ISBN 978-2-7535-2813-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

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Le Rouge et Le noiR en 1830 : « Billet gAgnAnt  », romAn monstre

Dans De l’Amour (1822), Stendhal envisage la postérité sur un mode à la fois hasardeux et ludique :

« Je vois dans nos livres autant de billets de loterie ; ils n’ont réellement pas plus de valeur. La postérité, en oubliant les uns, et réimprimant les autres, déclarera les billets gagnants 1. »

Le Rouge et le Noir, pour n’être ni la première œuvre de Stendhal – il a derrière lui, en 1830, une longue carrière de polygraphe 2 –, ni même son premier roman – Armance est publié en 1827 –, est assurément son « billet gagnant » à la loterie de la gloire. Stendhal le premier le considère tel. Il est conscient d’avoir donné avec sa « Chronique de 1830 » un livre nouveau qui lui fait prendre date dans l’histoire littéraire 3. En témoigne le fait que Le Rouge s’impose comme référence incontournable dans l’écriture des romans suivants : les manuscrits d’Une position sociale (1832), de Lucien Leuwen (1834-1836) et de toute une série de nouvelles sont truffés de marginales qui comparent l’écriture de l’œuvre en cours à celle du Rouge. C’est par rapport à lui que sont

1. De l’Amour, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Folio », 1980, p. 72. 2. Journal intime, tentatives théâtrales (Letellier), essais (Histoire de la peinture en Italie, De

l’Amour), récits de voyage (Rome, Naples et Florence ; Promenades dans Rome), pamphlets (Racine et Shakespeare ; D’un nouveau complot contre les industriels), textes d’inspiration historiographique (Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase ; Vie de Napoléon ; Vie de Rossini), chroniques journalistiques (recueillies récemment sous le titre Paris-Londres. Chroniques pour l’Angleterre, éd. R. Dénier, Paris, Stock, 1997), nouvelles (Vanina Vanini, Le Coffre et le revenant, Mina de Vanghel) : c’est en touche à tout que Stendhal arrive au Rouge et le Noir. Pour apprécier le parcours qui le mène au roman, voir la « Préface » de Ph. Berthier et l’« Introduction » d’Y. Ansel aux Œuvres romanesques complètes de Stendhal, t. i, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005 (abrégé désormais en ORC) et l’étude de M. Crouzet, « Comment et pourquoi Stendhal est-il devenu romancier ? », dans Le Roman stendhalien. La Chartreuse de Parme, Orléans, Paradigme, 1996, p. 219-364.

3. Voir Y. Ansel, « Stendhal lecteur de Stendhal : “lecteur de 1880” et “chronique de 1830” », dans Stendhal littéral. Le Rouge et le Noir, Paris, Kimé, 2001, p. 193-200.

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évalués, discutés, tout à la fois la composition du roman, le style, la construc-tion des personnages et jusqu’au calibrage des chapitres et des volumes 4. Armance, premier roman, n’apparaît jamais dans ce rôle, comme s’il était définitivement effacé par la « Chronique de 1830 », qui devient l’étalon poétique de la production narrative stendhalienne.

Le Rouge et le Noir, roman princeps donc, est un roman en marge dans le champ littéraire de 1830. Habitués que nous sommes à le considérer comme un « classique » absolu et de l’œuvre stendhalienne et du roman dix-neuviémiste, nous avons du mal à apprécier sa nouveauté au moment de sa publication. Le « scandale » qu’il a représenté pour la plupart des contem-porains s’est pour nous considérablement émoussé. Pour en présenter la marginalité et la radicalité, en retrouver la force ruptrice, nous proposons, en guise d’introduction à ce volume de lectures actuelles, de resituer Le Rouge et le Noir dans son moment d’émergence et de faire (ré)entendre la réaction des contemporains immédiats 5.

« Chronique de 1830 »/« Chronique du xixe siècle »

La nouveauté du Rouge et le Noir, en 1830, tient avant tout à la formule romanesque qu’il inaugure 6. Celle d’un roman « chronique » du présent : celui de l’année, celui du siècle avec le double millésime affiché dans les sous-titres. Le Rouge se donne pour objectif premier d’écrire l’actuel par le biais du roman, d’inscrire la matière romanesque dans la réalité contemporaine, et vice versa. Stendhal élit comme enseigne un  terme emprunté à l’historiographie. La « chronique » est un « recueil de faits historiques, rapportés dans l’ordre de leur succession 7 ». Le terme renvoie dans l’esprit de Stendhal à la tradition française clairement identifiée des anciennes chroniques médiévales, telles

4. Un seul exemple, parmi une foule d’autres, cette note en marge d’Une position sociale : « Arrêter les caractères bien nettement/les événements seulement en masse/admettre les détails à mesure qu’ils se présentent/12 décembre 1832/Raison Car l’on ne pense jamais aussi profon-dément aux détails qu’au moment où l’on écrit le livre. Dans le fait sans me l’être dit d’avance, c’est ainsi que j’en ai agi pour Le Rouge » (ORC, t. ii, p. 1187). Voir aussi Ibid., p. 1188, 1195, 1196, 1198 ; et, pour Lucien Leuwen : ibid., p. 88 note C, p. 89 note D, p. 93 note B, p. 223 note F, p. 244 note D, p. 262 note A, p. 338 note E, p. 536 note B, p. 547 note A, p. 588 note E, p. 606 note C, p. 698 note C, p. 887.

5. C’est possible grâce au dossier de presse du Rouge et le Noir rassemblé par V. Del Litto dans Stendhal sous l’œil de la presse contemporaine (1817-1843), Paris, Champion, 2001. L’ouvrage, que nous abrégerons en SOPC, contient les comptes rendus du Rouge parus entre l’automne 1830 et le printemps 1831. On pourra le compléter par l’ouvrage Stendhal. Mémoire de la criti-que, préface de M. Crouzet, Paris, PUPS, 1996 et l’anthologie rassemblée par X. Bourdenet et J.-L. Diaz, « Le Rouge et le Noir devant la critique (1830-1894) », publiée sur le site de la SERD, ainsi que par Ph. Berthier, Stendhal en miroir. Histoire du stendhalisme en France (1842-2004), Paris, Champion, 2007. Sur la réception du Rouge, voir la préface de M. Crouzet (p. 13-19) et l’étude de P. Laforgue, « Le mauvais ton de Stendhal. Les comptes rendus du Rouge et le Noir en 1830-1831 », Recherches et travaux, n° 74, 2009, p. 171-179.

6. Stendhal l’a déjà tentée dans Armance (1827) mais elle y reste inaboutie. 7. Dictionnaire Le Robert.

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celles de Froissart 8. Stendhal l’apprécie parce qu’il voit dans cette poétique de l’enregistrement immédiat et quasi neutre, l’une des meilleures manières de peindre les mœurs d’une époque. Le terme a déjà intitulé des projets romanesques, au premier chef desquels la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée, parue l’année précédente (1829) 9. Mais ce dernier s’affilait à un genre dominant dans la production littéraire des années 1820, celui du roman historique. La nouveauté du Rouge et le Noir est d’adapter cette formule à la peinture du temps présent, de traiter l’actualité comme Walter Scott et ses imitateurs traitaient le passé. Infléchissement capital, qui transforme le roman historique en roman réaliste.

La « chronique » est ainsi un outil poétique adapté au projet stendhalien, qui consiste à peindre « avec quelques soins les mœurs données aux Français par les divers gouvernements qui ont pesé sur eux pendant le premier tiers du xixe siècle 10 ». Mais, on le voit, dans l’esprit stendhalien les mœurs ne sont jamais que le résultat d’une politique, dont elles sont indissociables. Le roman de l’actuel, roman de(s) mœurs, pour remplir son contrat, ne peut être qu’un roman politique. Là est la grande différence du Rouge et le Noir avec la nuée de romans satiriques qui fleurit sous la Restauration et stigmatise des traits de mœurs mais sans les mettre en perspective historique, sans en faire le symptôme de forces politiques, économiques et sociales qui travaillent en profondeur la société. Le double sous-titre du Rouge souligne au contraire d’entrée de jeu que la peinture de « 1830 » n’est que le symptôme de l’esprit même du « xixe siècle ». La nouveauté et la réussite du Rouge sur ce point relève d’une historicisation du présent. Elle se traduit d’abord dans sa capacité de typisation. Les réactions d’un Jules Janin, par exemple, témoignent éloquem-ment de cette reconnaissance de la justesse et de la puissance de figuration typique d’un roman qui saisit au mieux les forces sociales du moment :

«  Je vous prie de ne pas perdre de vue un  instant les deux  personnages, M. de Rênal et M. Valenod. Les deux hommes représentent deux principes. M. de Rênal est l’homme ministériel, l’homme important des petites villes. Valenod est le jésuite de robe courte, tel qu’il était en province. L’auteur va

8. Il en loue la « naïveté particulière à la langue et au caractère des Français durant le Moyen Âge », si bien que les Chroniques de Froissart présentent souvent « des scènes qui semblent extraites de quelque bon roman de Walter Scott » : la « chronique » est d’emblée lue comme modèle romanesque ; elle a tout « l’intérêt du roman » (Paris-Londres, éd. cit., p. 166). On sait que la décennie 1820 voit la redécouverte et la republication des anciennes chroniques médiévales françaises (voir, par exemple, l’entreprise de J.-A. Buchon, Collection des chroniques natio-nales françaises écrites en langue vulgaire du xiiie au xvie siècles, Paris, Verdière, 1826-1828). Le roman historique s’en inspire plus ou moins librement.

9. Voir aussi Bauve, L’Enfant de la nature, ou chronique de la Révolution française (1820), J.-A. Walsh, Le Fratricide, ou Gilles de Bretagne, chronique du xve siècle (1827), J.-E. Paccard, Le Château des morts, ou La Fille du brigand, chronique hongroise du xvie siècle (1828), L. von Bilderbeck, Le Petit bossu, chronique du xviiie siècle (1830)...

10. Stendhal, «  Projet d’article sur Le  Rouge  et  le  Noir  », dans Le  Rouge  et  le  Noir, éd. A.-M. Meininger, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 742.

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poursuivre dans son livre cette idée féconde. Il va la rattacher à la vie d’un jeune homme qui grandira, ballotté entre les deux principes ; tantôt libéral, tantôt jésuite, également embarrassé çà et là, et finissant par mourir sous l’échafaud pour échapper à l’affreuse alternative d’être grand seigneur ou bourgeois, se révoltant contre la loi de son époque, qui lui permet d’être peuple de bonne foi 11. »

C’est même, aux yeux de Janin, cette bipartition idéologique typique qui explique le chromatisme énigmatique du titre et serait donc la clé du roman :

« Mais, avant tout, je dois vous prévenir qu’en y pensant bien, je crois avoir deviné le sens à donner au titre de cette chronique, Le Rouge et le Noir, sur lequel l’auteur ne s’explique pas. Selon moi, M. de Stendhal ayant eu dessein de peindre la société telle que l’avait faite le jésuitisme de la Restauration, et ne voulant pas se hasarder à intituler son ouvrage Le Jésuite et le Bourgeois, par exemple, ou bien encore les Libéraux et la Congrégation, a imaginé de désigner les uns et les autres par des couleurs emblématiques : de là ce titre, le Rouge et le Noir 12. »

L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le mérite de souligner la puissance de symbolisation historique du roman. C’est surtout avec Julien Sorel que cette symbolisation fonctionne à plein régime. Par son héros, Stendhal donne figure à un trait essentiel de l’esprit du temps, crée comme un prisme symbolique qui permet de lire et d’éclairer l’époque en profondeur. C’est ce que bien des lecteurs contemporains ont immédiatement saisi. Le Globe (27 octobre 1830) salue ainsi en Julien « le type assez réel de plus d’une nature cachée, souffrante, gauchement refoulée, qui dès l’enfance a rêvé l’excès du bonheur et n’a connu que l’amertume de la misère, et qui ne pouvant être magnanime à l’aise serait féroce au besoin ; c’est l’homme de génie des classes inférieures qui veut faire irruption à tout prix dans la société dont il se sent écrasé 13 » et qui permet donc de peindre et de comprendre au mieux cette société. La Revue encyclopédique (février 1831) voit aussi en Julien une « conception profonde » qui peint « le trait caractéristique de la jeunesse de ce temps 14 », ces fils du peuple qu’on instruit de telle façon que leurs passions se développent mais sans pouvoir s’assouvir dans une société qui les voue au malheur quand ce n’est pas au crime. À la fin du siècle, Paul Bourget verra encore en Julien Sorel la figuration parfaite de « l’époque », c’est-à-dire cette fois non seulement de 1830 mais du xixe siècle démocratique :

11. Journal des débats, 26 décembre 1830, SOPC, p. 590. Voir encore : « Le marquis de La Mole représente le noble de Paris, l’homme élégant, l’homme de cour, aussi bien que M. de Rênal de Verrières représente le gentillâtre provincial, rampant, lâche, ambitieux et qui veut parve-nir » (ibid., p. 596).

12. Ibid.13. Le Globe, 27 octobre 1830, SOPC, p. 569. 14. SOPC, p. 620.

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« Pour qu’un type de roman soit très significatif, c’est-à-dire pour qu’il repré-sente un grand nombre d’êtres semblables à lui, il est nécessaire qu’une idée très essentielle à l’époque ait présidé à sa création. Or, il se trouve que ce sentiment de la solitude de l’homme supérieur – ou qui se croit tel –, est celui peut-être qu’une démocratie comme la nôtre produit avec le plus de facilité. Au premier abord, cette démocratie paraît très favorable au mérite, et, de fait, elle ouvre les barrières toutes grandes à la concurrence des ambitions, en vertu du principe d’égalité. »

Mais elle n’accueille pas volontiers les nouveaux venus, qui trouvent « une société où les places sont prises » et où la concurrence des ambitions est « formidable », si bien que le jeune homme ne peut que devenir « l’homme malheureux en guerre avec toute la société 15 ». Qu’on le prenne en 1830 ou à la fin du siècle, Julien Sorel, et plus largement Le Rouge et le Noir, devient le signe même de la modernité.

Il ne faudrait toutefois pas prendre cette figuration des forces historiques et sociales du moment pour un simple « réalisme » du reflet mimétique et immédiat. La canonisation scolaire du Rouge et le Noir d’une part, la survalo-risation de l’image stendhalienne du « roman-miroir 16 », l’habitude que nous avons prise depuis Flaubert et le dogme de l’impersonnalité ou la transparence de l’« écran réaliste » zolien 17 de considérer le réalisme comme un enregistre-ment neutre du réel, font que nous avons du mal désormais à percevoir ce que les contemporains ont immédiatement ressenti : la dimension polémique du roman. Car si Le Rouge et le Noir est un roman (du) politique, c’est bien aussi parce que son énonciation est politisée. Le romancier du Rouge a derrière lui une longue carrière de pamphlétaire 18. Le narrateur affiche la couleur en toutes lettres dans le deuxième chapitre, à propos de l’élargissement de la promenade publique de Verrières décidée par M. de Rênal : « quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue » (50). On ne saurait être plus clair : Le Rouge obéit à une énonciation politiquement située. Le libéralisme du roman, plus que son « réalisme » du reflet, apparaît à maints endroits. Le plus net est sans

15. P. Bourget, « Stendhal (Henri Beyle) », La Nouvelle Revue, 15 août 1882 [repris dans Essais de psychologie contemporaine, 1883], dans Stendhal. Mémoire de la critique, p. 491-492.

16. Sur cette métaphore, voir G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, José Corti, 1954, p. 57-62.

17. Voir la lettre de Zola à Antony Valabrègue du 18 août 1864, où est posée la théorie des « écrans » (classique, romantique et réaliste) : « L’Écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. Ainsi, point de changement dans les lignes ni dans les couleurs : une reproduction exacte, franche et naïve. L’Écran réaliste nie sa propre existence [...]. L’Écran réaliste, le dernier qui se soit produit dans l’art contemporain, est une vitre unie, très transparente sans être très limpide, donnant des images aussi fidèles qu’un Écran peut en donner. » (Zola, Correspondance : les lettres et les arts, Paris, Eugène Fasquelle, 1908, p. 20-21.)

18. Voir Y. Ansel, « Stendhal et le pamphlet », dans Pour un autre Stendhal, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 17-43.

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conteste l’épisode du séminaire, dont les contemporains ont perçu la charge polémique. Jules Janin note que dans ce passage « l’auteur redouble de rage et d’horreur 19 ». Le Correspondant (14 janvier 1831) y voit une « très jolie fantasmagorie, propre à faire peur aux enfants  » et assurément pas une peinture fidèle : « Dieu nous garde d’accuser M. de Stendhal d’y avoir jamais mis le pied : la peinture qu’il en fait nous démentirait vivement. Il se le repré-sente, et nous le représente comme un véritable Tartare où tous les vices, toutes les bassesses, toutes les platitudes ont été parqués 20.  » Le même Correspondant n’hésite pas, en fin de compte, à faire du Rouge et le Noir un roman à thèse :

« Quant à la thèse de M. de Stendhal (car il en a une) ; elle est facile à for- muler : le régime de la Restauration étouffait ou dépravait le génie. Son héros est une espèce de grand homme avorté, abâtardi : son roman une satire, en deux volumes et en prose, contre les quinze dernières années et contre toutes les époques de paix et de tranquillité qui n’offrent pas de débouchés à ces quelques hommes fortement trempés, mais obscurs, dont l’énergie sombre et ambitieuse a besoin d’un grand rôle dans les choses humaines  [...]. La Restauration, telle que nous la dépeint l’auteur, était donc une mare d’eau dormante et fangeuse, où se débattaient en vain les hommes comme Julien : elle tendait à subalterniser le génie, à dégrader les esprits par la frivolité et les mesquineries du congréganisme ; elle forçait l’ambition à la bassesse 21. »

Ce n’est pas si mal vu, même si nous n’irons pas jusqu’à transformer Le Rouge en roman à thèse : il est bien trop problématique et ambigu. Mais cela devrait nous pousser, en tout cas, à ne pas oublier, dans notre lecture du Rouge, que, malgré les dénégations de Stendhal, le « miroir » est bel et bien d’un parti 22.

« L’école du désenchantement »

Les contemporains ont lu Le Rouge et le Noir comme un roman plus noir que rouge. Un roman de la noirceur, de la désespérance, animé d’un pessi-misme lucide. Balzac a résumé, en une formule devenue célèbre, le sentiment général en faisant de la « Chronique de 1830 », le texte phare d’une « école du désenchantement 23 ». Le terme est à entendre au sens fort : Le Rouge est une littérature qui dés-enchante, qui rompt avec une pratique littéraire reven-

19. J. Janin, art. cit., p. 595. 20. Le Correspondant, 14 janvier 1831, SOPC, p. 607. 21. Ibid., p. 608-609. 22. « De quel parti est un miroir ? » demandait-il dans l’avant-propos d’Armance (ORC, t. i, p. 86)

pour suggérer qu’il n’est d’aucun et caractérisé par une parfaite neutralité, une rigoureuse impartialité.

23. Balzac, « Lettres sur Paris » (Lettre XI, 9 janvier 1831), Le Voleur, dans Œuvres diverses, t. II, éd. R. Chollet et R. Guise, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 937.

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diquée, par exemple, par « l’Enchanteur », le Chateaubriand des Aventures du dernier Abencérage pour qui l’univers de la fiction, « le monde chimérique, quand on s’y transporte, nous dédommage du monde réel 24 ». Bien loin d’une littérature du dédommagement, de la compensation idéale où la chimère rédime le réel, Le Rouge et le Noir impose un douloureux retour au réel, une plongée dans les plaies morales d’une société en crise. La grande réussite de Stendhal, aux yeux de Balzac qui l’en loue mais aussi des critiques contempo-rains, qui souvent le reconnaissent tout en le déplorant, est d’avoir saisi l’esprit de l’époque : celui d’une crise, d’une fin de règne, « la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint 25 ». La finesse, la rigueur et la justesse indéniable dans l’observation dont on crédite Stendhal sont sensibles dans les images du « scalpel » et de la « dissection » qui s’imposent dans nombre de comptes rendus 26. Images médicales qui s’accordent au mieux avec celles qui caracté-risent l’état social et moral de la France de 1830, cette société « malade » qui « n’a plus qu’une vie galvanique  », «  la convulsion d’une agonie 27  ». Le Rouge  et  le Noir, texte-symptôme, est comme le miroir concentrique, complaisant aux yeux de certains critiques, d’un mal qui ronge le monde social. Jules Janin le note :

« Singulier plaisir que s’est donné cet écrivain de réunir en bloc toutes les criailleries, toutes les misères, toutes les dissimulations, tous les mensonges, toutes les superstitions, toutes les cruautés de notre état social 28. »

La Revue de Paris ne dit pas autre chose, en infléchissant le discours vers une psychologie de l’âme humaine :

«  Sa chronique est tout simplement une dénonciation en forme contre l’âme humaine, une sorte d’amphithéâtre où on le voit occuper à la disséquer pièce à pièce, pour mieux mettre en relief la lèpre morale dont il la croit rongée 29. »

Le même recenseur conclut, quant à l’expérience de lecture induite par un tel roman, qu’il vous « laiss[e] le cœur serré et malade d’un horrible désen-

24. Chateaubriand, Atala, René, les Aventures du dernier Abencérage, éd. J.-Cl. Berchet, Paris, GF, 1996, p. 202.

25. Balzac, loc. cit. 26. Stendhal est aux yeux de Jules Janin un de « ces esprits méthodiques et inflexibles, qui

considèrent le monde moral avec une loupe, qui se posent là comme sur un cadavre, disséquant scalpel en main les recoins les plus hideux de cette nature sans vie » (Journal des Débats, 26 décembre 1830, SOPC, p. 592). Le recenseur du Mercure de France au xixe siècle (4e trimestre 1830) note : « Je lui en veux même de disséquer avec si peu de pitié notre société » (ibid., p. 604). Même réaction dans La Gazette de France (16 février 1831) : Stendhal a l’habitude de « disséquer » et de manier le « scalpel » (ibid., p. 612).

27. Le Globe, 28 novembre 1830, SOPC, p. 574. Voir aussi la Revue encyclopédique (février 1831) qui développe longuement la « maladie » du siècle dont Le Rouge et le Noir offre un tableau saisissant (ibid., p. 614-620).

28. J. Janin, Journal des Débats, 26 décembre 1830, ibid., p. 594. 29. Revue de Paris, t. 20, 1830, ibid., p. 601.

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chantement 30 ». Cette cure de réel auquel Stendhal oblige son lecteur se traduit chez les contemporains par une violente réaction à la noirceur d’un roman « si cruellement exact 31 ». Atroce, odieux, effrayant, laid sont les adjec-tifs qui reviennent régulièrement dans les comptes rendus et enregistrent la force ruptrice du Rouge, qui heurte ses lecteurs.

Le désenchantement va plus loin encore en ce qu’il brise un certain rapport à la fiction, à l’illusion romanesque. C’est tout une gestion de l’imaginaire que la « chronique » bouleverse. Stendhal apparaît comme un briseur de rêves, qui détruit toute forme de créance, d’illusion réconfortante.

« C’est un observateur à froid, un railleur cruel, un sceptique méchant, qui est heureux de ne croire à rien, parce qu’en ne croyant pas, il a le droit de ne rien respecter et de flétrir tout ce qu’il touche. Un auteur ainsi fait, corps et âme, s’en va sans inquiétude et sans remords, jetant son venin sur tout ce qu’il rencontre : jeunesse, beauté, grâces, illusions de la vie [...] jamais on n’aimera l’auteur qui vous aura gâté toutes vos illusions, qui vous aura montré le monde trop laid, pour que vous osiez désormais l’habiter sans pâlir 32. »

Aux yeux de Balzac, « M. de Stendhal nous arrache le dernier lambeau d’humanité et de croyance qui nous restait 33  ». Le  Rouge  et  le  Noir ou « illusions perdues ». Et la moindre n’est pas celle d’une croyance dans les pouvoirs de la fiction, d’un romanesque conçu comme gestion de l’irréel. La formule nouvelle du roman-chronique entraîne un changement de régime dans les liens du réel et de la fiction : loin d’en être la contre-épreuve, l’une s’identifie parfaitement à l’autre. En un sens, Le Rouge et le Noir, ce « roman des romans », est aussi un anti-roman 34.

Le désenchantement passe par un  rapport nouveau à l’héroïsme. Stendhal, dans son « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir 35 », insiste sur ce qu’il considère comme l’une de ses innovations majeures – avoir traité son héros différemment, en inversant les codes stéréotypés du romanesque du moment :

« L’auteur ne traite nullement Julien comme un héros de roman de femmes de chambre, il montre tous ses défauts, tous les mauvais mouvements de son âme, d’abord bien égoïste parce qu’il est bien faible et que la première loi de tous les êtres, depuis l’insecte jusqu’au héros, est de se conserver » (734-735).

Ce personnage peu « aimable » (735) est aux antipodes du roman tradi-tionnel « où le héros est toujours parfait est d’une beauté ravissante » (728). Ces « défauts » du héros, largement exposés via notamment la technique du

30. Ibid., p. 602. 31. J. Janin, art. cit., p. 592. 32. J. Janin, art. cit., p. 599. 33. Balzac, loc. cit. 34. Voir infra. 35. Il est reproduit dans notre édition de référence, p. 725-742.

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monologue intérieur 36 et des « restrictions de champ » dans la gestion du point de vue 37, ont fortement heurté les lecteurs contemporains. Habitués que nous sommes à voir en Julien Sorel le héros adolescent, « le jeune homme de génie, pour tous les temps et pour tous les peuples à culture 38 », à la fois fougueux, ultra-sensible et attachant par son imagination hautement inflammable et sa force de caractère, comme la figure du révolté sublime face à une société injuste, lecture qui ne s’est imposée qu’à la fin du xixe siècle, à partir des analyses notamment d’un Paul Bourget 39, nous avons du mal à imaginer la réception première de Julien. Elle était toute différente et insistait, au contraire, sur les côtés sombres du personnage, sur ces «  défauts  » que Stendhal lui-même n’hésite pas à afficher, sur son atrocité, son immoralité, son agressivité. Julien n’est pas assurément pas « aimable » pour les lecteurs contemporains 40 et c’est la figure du « monstre » qui s’impose pour le carac-tériser. Ce qui, au passage, est conforme à l’appréciation que le héros donne lui-même de sa conduite dans le roman, pour avoir séduit la fille d’un grand seigneur qui l’a accueilli de la meilleure des façons : « Je serai un monstre dans la postérité » (454) 41. Et c’est bien ainsi que les contemporains ont vu « cet odieux jeune homme », « ce jeune homme si atroce 42 » : « Ce petit Julien, au bout de trois mois de professorat, est un monstre qu’il faudrait jeter à la porte de la maison. Si c’est là de la vérité, c’est une vérité bien triste ; si c’est là de la nature, c’est une horrible nature » ; Stendhal promène « avec un admirable sang-froid son héros, son monstre, à travers mille turpitudes, à travers mille niaiseries pires que des turpitudes 43 ». Le Correspondant du 14 janvier 1831 résume assez bien la réaction des critiques, plus ou moins virulente selon qu’ils sont plus ou moins moraux :

« Son Julien est un monstre moral dans le sens de Geoffroy Saint-Hilaire ; il est jeune et son cœur est vieux ; son amour calculé a presque toujours le sang-

36. Voir D. Trouiller, « Le monologue intérieur dans Le Rouge et le Noir », Stendhal Club, n° 43, 1969, p. 245-277 et J.-L. Chrétien, « Stendhal et “le cœur humain presque à nu” », dans Conscience et roman I, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 43-92.

37. Voir les analyses de G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, José Corti, 1954, p. 115-176.

38. A. Suarès, « D’après Stendhal » [N. R. F., mai-juin 1914], dans Portraits et préférences, éd. M. Drouin, Paris, Gallimard, 1991, p. 57.

39. « Stendhal (Henri Beyle) », La Nouvelle Revue, 15 août 1882, dans Stendhal. Mémoire de la critique, p. 488-495. Voir notamment p. 493-494, où Bourget rapproche Julien Sorel des « enfants du siècle », de « la légion des mélancoliques révoltés ». Voir P. Glaudes, « Paul Bourget : la « fille Stendhal ». Lecture de H. B. dans les Essais de psychologie contem-poraine », dans Ph. Berthier et G. Rannaud (dir.), Le Temps du Stendhal Club (1880-1920), Toulouse, PU du Mirail, 1994, p. 57-74.

40. « Je déteste Julien », conclut un J. Janin (art. cit., p. 595). 41. Le terme de « monstre » revient assez souvent dans le roman, pour caractériser Julien, mais

aussi... Mathilde, et les assimile à des êtres peu recommandables, tels Valenod, le petit Tanbeau ou le prince d’Araceli.

42. J. Janin, art. cit., p. 593. 43. Ibid., p. 592 et 594.

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froid de l’avarice. Le machiavélisme de roué et de méchant qu’il porte dans la moins réfléchie, la moins concertée des passions, est un phénomène ridicule d’impossibilité. Ce n’est pas ce délicieux amour de jeune homme, plein de rêveries douloureuses et ravissantes, qui a toujours une larme dans les yeux et un sourire sur les lèvres, qui dit : j’aime ! comme on dit : je suis coupable, ou j’ai peur. Ce n’est pas cette tendresse d’âme si pure, si animée, si triste ; cette folie du cœur qui concentre la vie sur une image, dans une idée, cette recherche de dévouement qui aspire au sacrifice et déplace l’égoïsme 44. »

Où l’on voit, en passant, ce qu’eût dû être Julien Sorel pour être un héros de roman acceptable en 1830. Les témoignages d’amis de Stendhal vont dans le même sens. Nombre de ses correspondants se disent choqués par ce qu’on peut appeler, avec Michel Crouzet, la «  puissance négatrice 45  » du per- sonnage. Stendhal sait, par exemple, que son roman «  fera horreur  » à Sophie Duvaucel 46, qui le « blâme 47 » fort. Il a mis Alberthe de Rubempré en « colère 48 » et l’auteur doit alors se défendre de ressembler à son « coquin » de héros 49. Au mitan du siècle encore, lorsque les éditions des œuvres (plus ou moins) complètes de Stendhal 50 redonnent au Rouge et le Noir une actua-lité éditoriale, les réactions ne changeront guère. Romain Colomb, cousin de Stendhal et maître d’œuvre des Œuvres complètes publiées chez Michel Lévy, dira encore de Julien Sorel : « Il faut détester ce mauvais garnement, dépravé par des études incomplètes 51. » Sainte-Beuve verra en lui « un scélérat qui ressemble à un Robespierre jeté dans la vie civile et dans l’intrigue domesti-que 52 ». Hippolyte Babou condamnera Stendhal pour avoir « invent[é] le type effrayant de Julien ; [...] cette seule création justifierait le reproche de méchan-ceté qu’on a fait à Beyle 53 ». Orgueilleux, souvent haineux, fourbe, hypocrite, un tel héros repose l’ancienne question de l’immoralité de la littérature.

44. Le Correspondant, 14 janvier 1831, SOPC, p. 610. 45. M. Crouzet, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, PUF, 1995,

p. 110. 46. Correspondance, t. ii, éd. H. Martineau et V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de

la Pléiade », 1967, p. 221. 47. Ibid., p. 281. Voir aussi p. 873. 48. Ibid., p. 257. 49. Ibid., p. 256. Voir aussi p. 243-244. 50. En 1846 chez Hetzel, mais surtout en 1853-1856 chez Michel Lévy. 51. R. Colomb, Mon cousin Stendhal. Notice sur la vie et les ouvrages de Henri Beyle, éd. V. Del

Litto, Genève, Slatkine Reprints, 1997, p. 130. 52. « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes », Le Moniteur, 2 et 9 janvier 1854, Stendhal.

Mémoire de la critique, p. 317. 53. « Du caractère et des écrits de Henri Beyle », Revue nouvelle, 1er novembre 1846, Stendhal.

Mémoire de la critique, p. 277.

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L’art du désappointement, ou la littérature en défaut

Mais si Le Rouge et le Noir a tellement dérouté les lecteurs contemporains, ce n’est pas seulement en fonction de sa matière, d’une vérité désespérante, mais tout autant en raison de sa manière 54, là encore aux antipodes des codes romanesques du moment. La monstruosité n’est pas le fait du seul héros ; elle est aussi celui du roman lui-même. L’on reconnaît bien volontiers à Stendhal une forme d’originalité, liée à l’esprit d’un auteur dont on sait le goût pour l’épigramme, le « persiflage admirable de sel 55 », au point qu’il « serait difficile d’être plus brillant, plus piquant, plus original 56  » et que cet «  ouvrage piquant 57 » est plein d’une « jaserie exquise, une manière de profondeur qui porte sur des détails sans consistance 58 ». Mais le compliment se retourne très vite en critique virulente : à force de faire de l’esprit, Stendhal tombe dans « la manière et l’affectation 59 », fait scandale 60 en cherchant à se distinguer 61 en « sortant de la ligne 62 ». Aux yeux des lecteurs, la manière du Rouge est alors aux antipodes d’une certaine conception du « naturel  », ce naturel dont pourtant Stendhal fait son idéal stylistique : « le cherché et l’effort paraissent être le défaut habituel de sa manière 63 » ; « outre le plus grand que nature [...], on sent à chaque pas les efforts pénibles de l’imagination et le travail de l’observateur qui a vu et n’a point éprouvé 64 ». Cette manière si spécifique et si déroutante tient avant tout à une gestion de l’organisation narrative et à la construction des personnages. Dans ces deux domaines, Stendhal semble, à lire les recensions, s’ingénier à désappointer son lecteur. L’Artiste (février 1831) résume assez bien la réaction des contemporains :

« L’art de M. de Stendhal, c’est le désappointement. Son but, son tic, son mot favori, l’imprévu. Il désappointe les gens si coup sur coup qu’au bout de trente pages on est au fait de son secret 65. »

Est en cause ici la manière qu’a Le Rouge de déjouer constamment l’hori-zon d’attente que le lecteur construit au fur et à mesure de sa progression dans

54. Elle a été excellemment analysée par P. Laforgue, art. cit. 55. Revue encyclopédique, février 1831, SOPC, p. 622. 56. Ibid., p. 621. 57. Le Globe, 27 octobre 1830, ibid., p. 570. 58. L’Artiste, février 1831, ibid., p. 614. 59. Revue encyclopédique, art. cit., p. 622. 60. « Que l’auteur de ce roman doit être fier ! Il a trouvé le secret de faire scandale dans cette

scandaleuse époque de notre littérature ! » (Gazette de France, 16 février 1831, SOPC, p. 611).

61. Gazette littéraire, 2 décembre 1830, ibid., p. 580. 62. « L’auteur, comme on sait, plein de mépris pour nos institutions vieillies et pour tout ce qui

est ordinaire, ne qualifie de beau que ce qui sort de la ligne, que ce qui donne un soufflet aux choses convenues » (Le Globe, 8 novembre 1830, ibid., p. 571).

63. Revue de Paris, 1830, ibid., p. 602. 64. Le Correspondant, 14 janvier 1831, ibid., p. 610. 65. SOPC, p. 613.

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le texte, et cela aussi bien dans la conduite de l’intrigue que dans celle des « caractères ». L’imprévu est un des mots-clés des recensions du Rouge en 1830-1831 66. Quand on n’en fait pas un « tic » de l’auteur, on y voit un défaut essentiel de composition où manque une trame unifiante, une logique d’ensemble :

« Aussi, je ne connais pas de livre plus inégal en fait de style, de caractères, d’intrigues, de descriptions et d’intérêt. Rien ne se ressemble et je défie d’y rien prévoir. En un mot, la raison de presque tous les incidents est dans le caprice de l’auteur qui n’a pas voulu se soumettre ses propres données et faire de la fin une suite du commencement. Ce sont toujours les mêmes noms, mais ces noms servent d’enseigne à deux, trois et quatre caractères, les uns possibles, les autres fantastiques, le tout mêlé à des détails bien précis de la vie commune, qui se trouve, grâce à tout cela, devenir fort distinguée 67. »

Cet imprévu, c’est-à-dire en fin de compte le caractère dés-ordonné du roman, ne peut que provoquer des contradictions et des paradoxes. Se trouve alors en cause la question même de la vraisemblance d’un roman qui se veut pourtant « chronique » contemporaine. Le « miroir » stendhalien et le réalisme qu’il implique se brisent sur une forme de défi à la logique lancé par un M. de Stendhal « ami des paradoxes 68 ». Ce sont les deux personnages de Julien et de Mathilde qui concentrent ces attaques 69. L’un comme l’autre, parce que leur conduite paraît sortir de la ligne de son caractère (Julien) ou au contraire exacerber jusqu’à l’invraisemblance cette ligne (Mathilde), semblent remettre en cause la construction habituelle du personnage romanes-que. « Le personnage de Julien n’est pas sans quelques contradictions, sans quelques invraisemblances 70 » note Le Globe et le caractère duplice, duel sinon contradictoire du héros trouble Le Figaro qui s’interroge sur la récipro-cité de l’amour entre Julien et Mme de Rênal : « Est-elle aimée ? C’est ici que la question devient aussi inexplicable que le caractère donné par l’auteur à son héros. C’est tout ensemble de la passion et du calcul, de la candeur et de l’hypocrisie, de la naïveté et de la morgue, que le cœur de ce jeune homme 71. » La complexité du héros, qui pour une fois n’est pas unidimensionnel, fait visiblement problème. Un problème d’ordre non seulement moral mais poéti-

66. Voir ibid., p. 570, 580, 584, 613. 67. Gazette littéraire, 2 décembre 1830, ibid., p. 580-581. 68. Le Figaro, 6 novembre 1830, ibid., p. 571. 69. On notera que le personnage de Mme de Rênal est bien plus facilement accepté par les

critiques : cette femme de trente ans, héroïne de province, est sans aucun doute beaucoup plus conforme aux attentes des lecteurs de 1830 que sa rivale parisienne. Personnage, en tous sens, plus « traditionnel ». Voir P. Barbéris, « Qu’est-ce qu’un personnage littéraire au féminin ? (À propos de Louise de Rênal) », HB. Revue internationale d’études stendhaliennes, n° 4, 2000, p. 47-73, et M. Reid, « Sur le personnage féminin et Mme de Rênal. Réponse à Pierre Barbéris », L’Année stendhalienne, n° 8, 2009, p. 197-212.

70. SOPC, p. 572 et 579. 71. Ibid., p. 586.

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que et esthétique. Et que dire de Mathilde dont tous les recenseurs, emboî-tant le pas en cela au roman lui-même 72, font un personnage in-vraisemblable, qui entre alors en contradiction avec le choix poétique de la chronique et du « miroir » de la société du moment. Jules Janin est sévère, mais au diapason de presque tous ses confrères :

« Cette Mathilde est folle, elle pleure, elle rit, elle appelle la mort, elle se frappe en héroïne ; on n’a jamais imaginé une fille comme cela. Je n’ose pas croire qu’il y ait à Paris une société qui ressemble à celle que veut peindre M. de Stendhal. Pour un bourgeois d’une étroite sphère, de pareilles peintures seront toujours invraisemblables 73. »

Même analyse dans L’Artiste (février 1831) :

« C’est une forcenée copiste qui plagie glacialement une anecdote qu’elle sait par cœur. Je ne sais rien de moins naturel ; mais c’est bizarre. L’imprévu est de trouver dans notre société d’aujourd’hui une fillette si romanesquement servile 74. »

Au sens propre, Mathilde est un personnage para-doxal, qui témoigne d’un travers essentiel du roman, que Jules Janin résume en ces termes :

« M. de Stendhal est un faiseur de paradoxes. Dans le moment le plus vrai de sa fiction, à l’instant même où il s’aperçoit que vous êtes attaché et intéressé, le voilà qui suspend son récit, qui brise sa phrase, qui s’arrête tout court, et qui vous lâche froidement un paradoxe inattendu. Oui, il abuse même du paradoxe 75. »

Imprévu, paradoxes, invraisemblances, contradictions. Il faut y ajouter le mystérieux, le « bizarre », qui laisse le lecteur perplexe et lui dérobe les clés dont il aurait besoin pour entrer dans le roman. Le titre du roman concentre ces reproches. Tous les comptes rendus le mentionnent, le plus souvent pour en souligner le défaut essentiel, à savoir qu’il ne prépare en rien le roman, qu’il ne propose aucune grille de lecture valide et pertinente. Ce titre « bizarre 76 » est « une énigme dont l’ouvrage ne donne pas le mot 77 », pas plus que le titre n’annonce l’ouvrage :

72. « Nous nous hâtons d’ajouter que ce personnage fait exception aux mœurs du siècle » (420) ; « Ce personnage est tout à fait d’imagination, et même imaginé bien en dehors des habitu-des sociales qui, parmi tous les siècles, assureront un rang si distingué à la civilisation du xixe siècle » (479). Voir aussi la lettre du 17 janvier 1831, où Stendhal explique pourquoi, avec Mathilde, il a choisi de « prendre une exception » qui contraste avec « le manque de caractère dans les hautes classes » (Correspondance, t. ii, éd. cit., p. 218).

73. SOPC, p. 598. 74. Ibid., p. 614. 75. Ibid., p. 599-600. 76. Le Figaro, 6 novembre 1830, ibid., p. 571.77. Le Correspondant, 14 janvier 1831, ibid., p. 607. Voir aussi p. 601.

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«  Il y a au titre de ce livre le défaut, ou, si l’on aime mieux, le singulier mérite, qu’il laisse le lecteur dans l’ignorance la plus complète de ce qu’on lui prépare 78. »

« Nous sommes fort embarrassés de dire quel rapport la fable de ce roman a avec son titre, car il s’appelle “le Rouge et le Noir” tout comme il aurait pu s’appeler “Le Vert et le Jaune”, “Le Blanc et le Bleu” 79. »

Rares sont les lecteurs qui tentent de percer « le mystère du titre 80 », c’est-à-dire d’en faire une clé du roman. Outre la lecture idéologique de Jules Janin citée ci-dessus et celle tout autant stylistique qu’idéologique de Musset 81, quelques rares critiques voient dans le chromatisme contrasté du titre, un principe d’opposition tranchée qui caractérise le roman, tout particulière-ment ses personnages, et rappelle la poétique paradoxale et contradictoire à laquelle il obéit :

« Reste à dire notre opinion sur les deux têtes qui sortent du cadre [Julien et Mathilde]. À coup sûr, elles sont neuves, bizarres, étranges, opposées ; c’est le rouge et le noir. Elles intéressent comme une partie d’échec bien embrouillée par deux forts joueurs ; mais il faut savoir jouer 82. »

« C’est ordinairement de l’algèbre sur le cœur humain : par exemple, il prend huit ou dix personnes et les barbouille de rouge et de noir. Le lecteur, quand il y a un  lecteur, s’écrie : “Voilà un personnage féroce, et son vis-à-vis est un hypocrite !” Le lecteur se trompe : le sanguinaire est doux comme un agneau ; le Tartuffe a le cœur sur ses lèvres, et réciproquement 83. »

Le titre, dans ces exemples, est l’indice d’une poétique contrastive. Reste que ces analyses sont rares ; le plus souvent l’énigme du titre demeure entière et sert d’argument supplémentaire aux recenseurs pour dénoncer dans Le Rouge et le Noir un « art du roman » en défaut.

Un roman qui est mal composé, voire pas composé du tout. Lui manque une structure d’ensemble, un principe unifiant. Le Rouge mêle des manières et des événements qui ne sont guère compossibles. La Gazette littéraire (2 décembre 1830) y voit même plusieurs livres en un, qui ne parviennent

78. Revue de Paris, 1830, ibid., p. 601. 79. Revue des romans, 1830, ibid., p. 605. 80. Le Figaro, 16 novembre 1830, ibid., p. 572. 81. « Mais il faut, avant de poser la plume, parler de ce style qui, comme le dit l’annonce, est

tantôt noir jusqu’au lugubre, tantôt rouge comme du sang. Les caractères ont aussi ces deux nuances, et bien marquées. C’est sans doute là ce que promet le titre, si tant est qu’il promette quoi que ce soit. Du reste, M. de Stendhal est un désenchanteur par excellence ; il aime à désoler son monde : il affectionne l’imprévu. » (Le Temps, 26 janvier 1831, Stendhal. Mémoire de la critique, p. 81). Ce compte rendu, anonyme, a été attribué à Musset par Simon Jeune pour des raisons qu’on trouvera dans son article « Une recension inconnue du Rouge et le Noir », Stendhal Club, n° 30, 15 janvier 1966, p. 167-177.

82. Le Figaro, 20 décembre 1830, SOPC, p. 588. 83. L’Artiste, février 1831, ibid., p. 613.

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guère à former une unité 84 ; l’épisode Fervaques laisse Jules Janin perplexe : « Je ne comprends pas ce nouvel amour [...] tout ceci est fort confus 85. » Quant au crime de Julien et à la guillotinade finale, « il est des lecteurs pour qui ce dénouement sera absurde 86 ». La Revue de Paris (1830) est tentée « de se prendre de querelle avec l’auteur, ici pour un sentiment faux, pour une situation tourmentée ou bizarre ; là pour une négligence dans la conduite des événements ou des caractères 87 ». Ce reproche d’une composition mal assurée aura la vie dure et mettra en cause aux yeux de beaucoup le talent de Stendhal comme romancier. Sainte-Beuve, qui admire en Beyle « l’excitateur d’idées 88 », lui refuse le génie du roman 89. Plus tard, Zola, expert s’il en est ès architecture romanesque, verra dans cette absence de composition l’un des défauts majeurs du Rouge et le Noir : le « procédé littéraire » de Stendhal est

« à peu près celui du bon plaisir. [...] L’auteur ne cède pas à des idées de symétrie, de progression, d’arrangement quelconque. Il écrit au petit bonheur de l’alinéa. Celui qui se présente le premier est le bienvenu. [...] En somme, cela manque d’ordre, cela n’a pas de logique. Voilà le grand mot lâché. Oui, ce logicien des idées est un brouillon du style et de la composition littéraire. Il y a là une inconséquence qui m’a frappé et qui pour moi est caractéristique 90 ».

Ce Stendhal qui « donne ses notes au petit bonheur », qui «  jette ses phrases au caprice de la plume » n’a aucune « méthode », aucun « système » de composition romanesque 91, est alors un bien piètre romancier. Certes, ce « pêle-mêle 92 » du Rouge et le Noir renvoie d’abord à la poétique même de la « chronique » qui, comme genre, représente la forme minimale d’organisation de la matière narrative. La chronique implique une structure lâche, une simple compilation chronologique des événements qui suit la vie et le parcours du héros. De fait, Le Rouge obéit à une narration chronologique où les retours en

84. Quand Julien tombe amoureux de Mme de Rênal, le recenseur commente : « Alors commence un autre livre, un autre style » (ibid., p. 583).

85. Journal des débats, 26 décembre 1830, ibid., p. 597. 86. Ibid., p. 598. 87. Ibid., p. 602. 88. « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes », Le Moniteur, 2 janvier 1854, Stendhal. Mémoire

de la critique, p. 298. 89. « Le défaut de Beyle comme romancier est de n’être venu à ce genre de composition que par

la critique, et d’après certaines idées antérieures et préconçues ; il n’a point reçu de la nature ce talent large et fécond d’un récit dans lequel entrent à l’aise et se meuvent ensuite, selon le cours des choses, les personnages tels qu’on les a créés ; il forme ses personnages avec deux ou trois idées qu’il croit justes et surtout piquantes, et qu’il est occupé à tout moment à rappeler. Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits ; on y voit, presque à chaque mouvement, les ressorts que le mécanicien introduit et touche par le dehors » (ibid., p. 317).

90. «  Stendhal  », Le Messager de l’Europe,  mai  1880, Stendhal. Mémoire de la critique, p. 442-443.

91. Ibid., p. 457. 92. Ibid., p. 457.

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arrière sont rares 93. Il est par là est aux antipodes du roman balzacien, plus fermement architecturé, qui, dans les mêmes années, use abondamment des analespses et de la construction dramatique où après une longue exposition sur un moment de crise, un tout aussi long retour en arrière qui en retrace la genèse, le narrateur revient à la crise pour la dénouer en un bref et souvent spectaculaire finale. La « chronique de 1830 » fonctionne au contraire par épisodes, dont beaucoup apparaissent clos sur eux-mêmes, sans véritable lien avec le reste – que l’on songe à l’épisode Géronimo, à celui des « plaisirs de la campagne » ou, plus encore, à la Note secrète, qui surgit tout à trac et pourrait être supprimée sans dommage pour l’intrigue 94. Mais ces reproches adressés à Stendhal montrent aussi, et peut-être surtout, que les lecteurs contemporains ont abordé Le Rouge avec des critères esthétiques qui sont encore ceux d’un certain classicisme, où priment l’unité, la clarté, la vraisem-blance, la motivation psychologique des actions, la non-contradiction, une rhétorique très ferme de la dispositio et un fort balisage de la lecture. Avec son titre énigmatique, ses personnages paradoxaux, sa structure épisodique, son pêle-mêle déconcertant, Le Rouge et le Noir se place délibérément en marge de la littérature telle qu’on la conçoit en 1830.

Stendhal a d’ailleurs parfaitement conscience de sortir du champ assigné au roman, dans ce qu’il qualifie de « rhapsodie de ma façon 95 ». À ses corres-pondants il confie avoir donné un « ouvrage non conforme aux règles acadé-miques 96 », un « plaidoyer contre la politesse qui use la force du vouloir 97 ». Sa ligne de défense est simple. Le « projet d’article sur Le Rouge et le Noir » l’énonce clairement : « Ce roman n’en est pas un » ; « M. de Stendhal n’a rien inventé », il n’a fait que raconter un événement « réellement arrivé en 1826 dans les environs de Rennes » (742). Au-delà de l’allusion à l’affaire Berthet, qui a servi de pilotis au roman 98, le rôle de ces allégations est de sortir Le Rouge du champ de la littérature, en jouant le réel contre le vraisemblable – tactique classique qu’emploieront tous les romanciers réalistes. Si Stendhal éprouve ce besoin, c’est que les codes littéraires traditionnels sont inaptes à rendre compte du réel de 1830. De manière inversée, mais parfaitement complémen-

93. Par exemple pour expliquer l’enfance de Julien (I, v, 69-72). Voir R. Pearson, « À la recherche du temps présent : quelques réflexions sur l’art de la chronique dans Le Rouge et le Noir », Stendhal Club, n° 107, 1985, p. 247-261, et les analyses classiques de J. Prévost sur un roman qui « va toujours de l’avant » (La Création chez Stendhal, Paris, Mercure de France, 1951, p. 258-260).

94. Au point que certains commentateurs, tels Anne-Marie Meininger, voient dans ces chapi-tres un ajout tardif, sans « incidence sur l’argument romanesque », rédigé au moment où, la composition typographique du roman ayant déjà commencé, Stendhal s’aperçoit qu’il manque de substance. Voir la « Postface » de notre édition de référence, p. 668.

95. Correspondance, t. ii, éd. cit., p. 221. 96. Ibid., p. 205.97. Ibid., p. 221. 98. Mais allusion détournée puisque l’affaire Berthet, pas plus que l’affaire Lafargue, ne s’est

passée « dans les environs de Rennes » (mais à Brangues dans un cas ; à Bagnères-de-Bigorre et Tarbes dans l’autre)... : où le « réel » invoqué comme caution est rattrapé par la fiction.

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taire, Mérimée signifiera crûment à Stendhal qu’il est sorti des bornes de la littérature en commettant le

« crime [...] d’avoir exposé à nu et au grand jour certaines plaies du cœur humain trop salopes pour être vues. [...] Il y a dans le caractère de Julien des traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font horreur. Le but de l’art n’est pas de montrer ce côté de la nature humaine. Rappelez-vous le portrait de Delia par Swift, et l’abominable vers qui le termine : But Delia pisses and Delia shits. Certes, mais pourquoi le dire ? Vous êtes plein de ces odieuses vérités-là. [...] Vous qui êtes très susceptible d’amour [...], vous êtes impardon-nable d’avoir mis en lumière les vilenies cachées de cette belle illusion 99 ».

Où l’art doit avant tout ramener à « l’illusion », est entreprise sinon d’idéa-lisation assumée du moins de mensonge par omission. La boucle est bouclée. «  La vérité, l’âpre vérité  » : le désappointement du lecteur que pratique Stendhal dans Le Rouge et le désenchantement qu’il opère sont une anti- esthétique. Ainsi, pour les contemporains, la radicalité du Rouge et le Noir est une expérience des limites de la littérature.

Le théâtre du roman(esque)

Stendhal avait pourtant fait du neuf avec du vieux. S’il se situe en dehors du champ romanesque de 1830, c’est en multipliant les références et allusions aux traditions et sous-genres du roman bien identifiables qui, depuis un siècle, occupent le devant de la scène littéraire. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de ce roman nouveau que de donner à ses lecteurs une cartographie quasi complète du roman au début du xixe siècle 100. Le Rouge et le Noir est en effet un roman intégrateur : la forme souple, ouverte à tous les possibles qu’est la « chronique » lui permet d’intégrer, le plus souvent sur un mode parodique ou ironique, la plupart des sous-genres romanesques que la Restauration a développés ou continués 101. De les absorber en les dépassant, tout en récupé-rant, par leur mobilisation même, un romanesque nécessaire au plaisir du lecteur comme du conteur. Quelques exemples, massifs, parmi bien d’autres, parfois plus discrets, de cette marquèterie de formes anciennes, toutes présen-tes mais dont aucune ne constitue plus la forme englobante du récit. Il y a ainsi un roman historique à l’état de possible dans Le Rouge et le Noir, avec le récit fait à Julien par l’académicien à l’hôtel de La Mole (II, x), et surtout le rôle que Mathilde se donne (et qu’elle donne à Julien) de faire revivre l’histoire de son ancêtre Boniface de La Mole et de la reine Marguerite. Qu’il y ait là un roman historique à l’état latent, rien ne le montre mieux que la réécriture

99. Lettre à Stendhal, décembre 1830 (Correspondance, t. ii, éd. cit., p. 858-859). 100. Voir G. Rannaud, « De l’anecdote à la chronique », Romantisme, n° 111, 2001, p. 39-56. 101. Voir M. Crouzet, « Le roman des romans », dans Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanes-

que stendhalien, op. cit., p. 37-55.

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qu’en donnera Alexandre Dumas dans La Reine Margot. Le roman par lettres est encore plus explicitement présent. La relation amoureuse se noue entre Mathilde et Julien par le biais de lettres, au point que ce dernier s’écrie : « Il paraît que ceci va être le roman par lettres » (447). Le genre du roman épisto-laire est convoqué encore plus nettement dans l’épisode Fervaques, « ampli-fication parodique du roman par lettres et de cette variante du genre, le roman épistolaire de séduction, avec Laclos comme paradigme 102 ». La tradition gothique, qui a fait les belles heures du romanesque au tournant du siècle, est prégnante, là encore sur un mode globalement parodique, dans plusieurs séquences : l’entrée au séminaire, l’épisode nocturne de l’échelle à Verrières (I,  xxx), par exemple, s’écrivent sur le mode du roman noir. Le roman sentimental n’est pas en reste : les amours de Julien et de Mme de Rênal doivent ainsi beaucoup, entre autres références actives, au Claire d’Albe de Mme Cottin 103, dont l’intrigue est assez proche, et à Édouard de Mme de Duras 104. Ce ne sont là que quelques indices d’un procédé beaucoup plus vaste et constant dans Le Rouge d’une intertextualité dense qui renvoie tantôt à des romans du moment, que la critique a souvent identifiés, tantôt à un romanes-que sans âge.

La souplesse même du genre de la « chronique » assure toutefois l’intégra-tion d’autres genres, qui sont des modèles efficients dans la poétique même du Rouge et le Noir. C’est le cas, tout particulièrement, du journal et du théâtre. On sait tout ce que le roman du criminel qu’est Le Rouge doit à La Gazette des Tribunaux, qui s’est fait l’écho de l’affaire Berthet et maints épisodes sont des décalques d’articles de journaux contemporains (c’est très vrai pour les chapitres politiques, tels « Un roi à Verrières » et «  la Note secrète »). Mais au-delà de cette pratique archivistique, qui reconnaît dans les journaux du temps les « sources » du roman, plus largement le journal est un modèle de prise en charge de l’actuel et de construction de l’opinion dont il serait intéressant de suivre la thématisation dans le roman. N’oublions pas que Stendhal, à la fin des années 1820, vient au roman tout plein de son expérience de journaliste pour la presse anglaise : ses «  chroniques pour l’Angleterre », rédigées entre 1822 et 1829 et dans lesquelles il est chargé de rendre compte de l’actualité culturelle parisienne, lui ont été un observatoire privilégié d’où il a pu radiographier l’état des mœurs et le champ culturel de la Restauration ; la « chronique de 1830 » en dérive.

Le théâtre, enfin, est un autre genre qui informe de part en part le roman et que celui-ci intègre. Il y a une évidente théâtralité du Rouge 105. Dans la

102. Le Rouge et le Noir, éd. M. Crouzet, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 399, note 1. 103. Voir G. Rannaud, art. cit., p. 52. 104. Voir R. Bolster, « Stendhal, Mme de Duras et la tradition sentimentale », Studi Francesi,

vol. xxxvi, n° 107, 1992, p. 301-306. 105. Sur la vaste question des rapports du roman stendhalien au théâtre, voir A. Novak-

Lechevalier, La Théâtralité dans le roman : Stendhal, Balzac, thèse de doctorat, dir. D. Combe, université Paris III-Sorbonne Nouvelle, 2007.

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construction des personnages et leur mode de relation au réel – Mathilde est un personnage d’opéra, lieu d’ailleurs qu’elle fréquente volontiers ; Julien rejoue, explicitement, le rôle de Tartuffe – mais, plus largement, dans la textualité même du roman. Sans même parler des épigraphes, qui empruntent souvent au théâtre (par exemple à Shakespeare en I, xvii ; I, xx ; I, xxi) ou des citations explicites (de Corneille, Rotrou, Molière ou Voltaire : on se reportera aux notes de n’importe quelle édition du Rouge, qui restituent cette diction théâtrale), plusieurs séquences sont des réécritures à peine voilées des classi-ques du répertoire. Par exemple du Mariage de Figaro dont on reconnaît aisément des scènes clés dans les chapitres I, xxx et II, iv. D’autres passages sont des décalques discrets de vers célèbres : Phèdre fait ainsi souvent enten-dre sa musique (165, 642, 616 par exemple). L’économie générale du roman intègre d’ailleurs les deux grands genres théâtraux classiques : comme l’a noté Gérald Rannaud, Le Rouge et le Noir commence en effet comme une comédie et finit comme une tragédie 106.

Le romanesque du Rouge et le Noir emprunte ainsi à des sources multiples, qui inscrivent la radicalité et la nouveauté du propos historique de la « chroni-que » dans la familiarité d’un  imaginaire culturel et littéraire dans lequel baigne tout lecteur de « 1830 ».

Postérité du Rouge et le Noir

Le Rouge et le Noir, ce roman hors-normes en 1830, à la limite de l’accep-table, a-t-il fait école ? Oui et non. Balzac, on l’a vu, a parlé d’une « école du désenchantement », dans laquelle, à côté du Rouge, il place La Confession de Jules Janin, l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Nodier et sa propre Physiologie du mariage. Trois œuvres qui, si elles témoignent également du « génie de l’époque », sont les strictes contemporaines du Rouge et ne sauraient, pour cela même, relever d’une imitation quelconque du roman de Stendhal. Leur forme et leur projet sont d’ailleurs extrêmement divers. Cette « école » n’en est pas une. Dans la décennie 1830 toutefois, la griffe du Rouge et le Noir est sensible ici ou là. Notamment dans l’imprégnation du type héroïque mis en scène dans la « Chronique de 1830 », celui du jeune homme pauvre et instruit révolté contre l’ordre injuste du pouvoir, celui du jeune héros en guerre contre la société et possiblement criminel. Les romans du criminel qui fleurissent encore après la révolution de Juillet ne sont pas sans lien avec Le Rouge : on a ainsi pu relever combien l’assassin balzacien était en partie redevable à Julien Sorel 107. Certains commentateurs, tels Michel Crouzet,

106. L’ouverture du roman (tout comme le chapitre des « Plaisirs de la campagne », II, i) réécrit la comédie de Picard, La Petite Ville (voir G. Rannaud, art. cit., p. 51). Sur la réinterprétation romanesque du tragique, voir notre étude de l’épisode du procès, « “Ô dix-neuvième siècle !” La scène tragique du Rouge », L’Année stendhalienne, n° 11, 2012, p. 233-248.

107. Voir M. Regard, « Remarques sur Le Curé de village », L’Information littéraire, 1964, n° 2, p. 60-61.

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voient dans le personnage de Vautrin des échos du héros stendhalien 108. Les vrais criminels se pensent désormais au miroir de Julien Sorel. Lacenaire représente un cas d’école, lui dont les Mémoires sont tout entiers empreints du roman de Julien, au point d’en être une réinterprétation sous forme autobiographique 109.

Le Rouge et le Noir fait école plus nettement encore si on le considère, comme l’histoire littéraire a pris l’habitude de le faire, dans l’histoire longue du « réalisme » au xixe siècle. La « Chronique de 1830 » fait alors figure de terminus a quo ; elle est l’œuvre fondatrice. C’est la lecture classique et magis-trale d’Erich Auerbach, qui a fait du romancier du Rouge, avant Balzac, le père du « réalisme sérieux » :

« Dans la mesure où le réalisme sérieux des temps modernes ne peut représen-ter l’homme autrement qu’engagé dans une réalité globale politique, économi-que et sociale en constante évolution – comme c’est le cas aujourd’hui dans n’importe quel roman ou film –, Stendhal est son fondateur 110. »

Et Auerbach d’expliquer que Stendhal doit cette primauté à l’expérience sociale qui fut la sienne en tant que fils de la Révolution, mais surtout en tant que déclassé par la chute de l’Empire, moment où il perd son emploi et où sa brillante carrière à la fois administrative et militaire prend fin :

« Stendhal ne prit conscience de lui-même et ne devint un écrivain réaliste qu’au moment où il chercha un port pour sa barque « secouée par la tempête » et qu’il découvrit en même temps qu’il n’existait pour elle aucun havre adéquat et sûr ; au moment où, nullement fatigué ni découragé, mais déjà quadragénaire, ayant derrière lui sa première et brillante carrière, seul et passablement démuni, il comprit pleinement qu’il n’avait sa place nulle part. C’est alors seulement que le monde social qui l’environnait devint un problème pour lui ; le sentiment qu’il était différent des autres hommes, sentiment qu’il avait supporté jusque-là aisément et avec orgueil, devint alors quelque chose qu’il lui fallut légitimer et en fin de compte exprimer littérairement. Le réalisme littéraire de Stendhal procéda de sa situation inconfortable dans le monde post-napoléonien et de sa conscience de ne pas lui appartenir, de n’y avoir aucune place 111. »

Marginalité sociale qui confère à Stendhal une lucidité et une acuité socio-logiques, qui expliquent en grande partie la création de Julien Sorel, ce frère en inconfort et en malaise social. Par la poétique de la chronique qui, on l’a vu, historicise le présent, en fait un échiquier politique et place le héros au

108. « On veut qu’il annonce Rastignac : il n’annonce sans doute que Vautrin » (M. Crouzet, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque stendhalien, op. cit., p. 109).

109. Voir R. Bourgeois, « Lacenaire, héros stendhalien », Stendhal Club, n° 63, 15 avril 1974, p. 219-229.

110. E. Auerbach, Mimesis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], trad. de l’allemand par C. Heim, Paris, Gallimard, « TEL », 1977, p. 459.

111. Ibid., p. 456.

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centre d’une série de déterminations sociales, par l’expérience de l’inconfort pour le héros, qui implique une identification claires des forces sociales en présence et une lutte à visage couvert qui mêle volonté et ruse, Le Rouge et le Noir peint bel et bien un moment d’histoire du xixe siècle et se place sous l’étendard de « la vérité, l’âpre vérité ». L’annexion du Rouge et le Noir s’est d’ailleurs faite dès les tout débuts de l’école réaliste. Duranty, théori-cien du réalisme, qui rejette le Flaubert de Madame Bovary, consacre à Stendhal tout un article de sa revue Réalisme 112. Et si Flaubert n’aime guère la « Chronique de 1830 », qu’il se garde bien de réclamer comme modèle 113, Zola, lui, n’hésitera pas, plus tard, à faire de Stendhal « notre père à tous, comme Balzac 114  », l’un  des jalons essentiels dans la genèse du roman naturaliste.

Tout à la fois avec et contre l’annexion du Rouge et le Noir à l’école réaliste puis naturaliste, la fin du xixe siècle voit la « Chronique de 1830 » rattachée à une autre école, qui ramène cette fois le roman à un avant, le renvoie à une tradition ancienne, typiquement française : celle du roman d’analyse psycho-logique. C’est Taine qui, dans sa grande étude de 1864, a fait de Stendhal un « psychologue » hors-pair, a vu là le « trait principal » de Stendhal, son talent insigne :

«  Chaque talent est donc comme un  œil qui ne serait sensible qu’à une couleur. Dans le monde infini, l’artiste se choisit son monde. Celui de Beyle ne comprend que les sentiments, les traits de caractère, les vicissitudes de passion, bref la vie de l’âme. À la vérité, il voit souvent les habits, les maisons, le paysage, et il serait capable de construire une intrigue : la Chartreuse l’a prouvé ; mais il n’y songe pas. Il n’aperçoit que les choses intérieures, la suite des pensées et des émotions ; il est psychologue ; ses livres ne sont que l’histoire du cœur 115. »

112. « L’Intelligence de Stendhal », Réalisme, 15 mars 1857. On y lit que « Stendhal [...] est presque un des parrains du réalisme », qu’il « fait cause commune avec nous », que « sans parti pris de théorie, sans méthode de discussion, Stendhal jette des pensées qui attestent en lui l’amour du vrai et de la nature » (p. 67).

113. Voir la lettre à Louise Colet du 22 novembre 1852 : Le Rouge est « mal écrit et incompré-hensible, comme caractères et intentions » (Correspondance, t. ii, éd. J. Bruneau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 179 ; cf aussi t. i, p. 248). Voir R. Bolster, « Flaubert et Stendhal : un cas d’incompréhension », Bulletin des amis de Flaubert, n° 54, mai 1979, p. 26-30.

114. Zola, « Stendhal », Le Messager de l’Europe, mai 1880 [repris dans Les Romanciers natura-listes], dans Stendhal. Mémoire de la critique, p. 461. L’article s’ouvre sur les craintes de Zola de ne pas parvenir à « dresser la figure de l’écrivain sous une lumière franche et limpide » tant Stendhal « reste un peu à l’état de légende », avant de le poser comme figure phare du panthéon romanesque de la fin du xixe siècle : « Mais le rôle de Stendhal, dans notre littérature contemporaine, est tellement considérable, que je dois me risquer, quitte à ne pas faire autant de clarté que je le voudrais sur des œuvres complexes, qui ont déterminé, avec celles de Balzac, l’évolution naturaliste actuelle » (ibid., p. 429).

115. « Stendhal (Henri Beyle) », La Nouvelle Revue de Paris, 1er mars 1864, Stendhal. Mémoire de la critique, p. 394.

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Tous les grands lecteurs du Rouge à la fin du xixe diront la même chose : Bourget et Brunetière tout particulièrement, mais Zola aussi 116. Toutefois, le Stendhal psychologue sert d’arme dans la polémique qui oppose le groupe des romanciers psychologues (Bourget et Barrès en tête) au naturalisme : on célèbre un  Stendhal analyste patenté du cœur humain, tout comme on redécouvre B. Constant 117, pour faire pièce au naturalisme grossier, tout en extériorité et en matérialité de Zola et consorts. Le succès du Rouge dans les années 1880-1900, au rendez-vous que Stendhal avait lui-même fixé à la postérité 118, tient, entre autres choses, aux conflits qui structurent le champ littéraire du moment, autour de l’éclatement du mouvement naturaliste et de l’essor d’une nouvelle « école », celle du roman psychologique fin de siècle. Nouvelle école qui, pour s’imposer, se cherche des ancêtres et se constitue une tradition. Stendhal, qui avait été annexé par un Zola en quête de devan-ciers pour imposer le naturalisme sur la scène littéraire, se trouve désormais embrigadé par Bourget, qui riposte clairement à l’annexion zolienne 119 et loue dans l’auteur du Rouge et le Noir précisément ce que Zola déplorait. Il goûte tout particulièrement « l’esprit d’analyse », l’art du « soliloque » qui est le « procédé habituel » de Stendhal :

« Dans Le Rouge et  le Noir, une page sur deux est remplie par la discus-sion que les personnages soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes. Julien Sorel est le secrétaire du marquis de La Mole, il a reçu un billet d’amour de Mathilde, la fille de son protecteur. Trois chapitres suivent, consacrés au combat intérieur qui se livre dans Julien entre ces hypothèses contradictoires : Mathilde est-elle sincère ? Est-elle la complice d’une machination contre le secrétaire du marquis ? En dix phrases, il y a dix volte-face de ces questions angoissantes. Un traité de confession ne décompose pas plus finement les données d’un problème d’âme 120. »

C’est alors que Le Rouge et le Noir, qui commence à devenir un classique et figure dans plusieurs manuels de littérature du moment, l’Histoire de la littérature française de Gustave Lanson en tête, se trouve rattaché à une école, ou plutôt un genre, forgé de toutes pièces à ce moment-là, celui justement du

116. « Stendhal est avant tout un psychologue » ; « J’avoue être peu touché de ses subtilités d’analyse, du tic-tac d’horloge continuel qu’il fait entendre sous le crâne de ses personna-ges » (Zola, art. cit., p. 434, 439).

117. Sur ce point voir N. King, « Adolphe fin de siècle : critique et idéologie », Studi francesi, n° 68, 1979, p. 238-252.

118. Voir les nombreuses mentions du « lecteur de 1880 » dans Vie de Henry Brulard. 119. Zola avait fait de Stendhal, « notre père à tous comme Balzac » (art. cit., Mémoire de la

critique, p. 461). Bourget lui rétorque : « Mais c’est là une paternité officielle et comme honoraire. Ni dans les romans de Flaubert, ni dans ceux des frères de Goncourt, ni dans les études de M. Zola lui-même et de M. Daudet, ni dans celles de M. de Maupassant et de M. Huysmans, on ne saurait découvrir un trait qui rappelle, même de loin, le « faire » si spécial et si reconnaissable de l’auteur de Rouge et Noir » (P. Bourget, « Réflexions sur l’art du roman », dans Études et portraits, Paris, Lemerre, 1889, p. 264).

120. P. Bourget, « Stendhal (Henri Beyle) », art. cit., p. 474-475.

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roman d’analyse psychologique. Le Rouge y voisine avec La Princesse de Clèves, Adolphe ou Volupté, voire avec Marivaux et Racine 121.

Qu’il soit annexé à l’école réaliste ou qu’on en fasse le parangon de l’art français de l’analyse, Le Rouge et le Noir, qui avait tant heurté en 1830, se voit ainsi progressivement normalisé, c’est-à-dire en fin de compte canonisé. Reste toutefois un point sur lequel Le Rouge n’a assurément pas fait école : sa manière, que les contemporains ont si violemment critiquée. Que la « Chronique de 1830 » partage bien des points communs avec le roman de mœurs qui triomphe dans les années 1830-1850 et avec le projet réaliste auquel il a donné l’une de ses métaphores fétiches (le « roman-miroir »), c’est l’évidence même. Mais, d’un  point de vue stylistique et compositionnel, Le  Rouge  et  le  Noir reste une œuvre marginale. Qu’on la compare aux deux grands contemporains, Balzac et Sand : la manière serrée, dense, ellipti-que parfois jusqu’à l’obscurité du Rouge est aux antipodes de la leur, plus large, plus « bonhomme », pour reprendre une image de Zola 122. Dans l’œuvre stend-halienne elle-même, si la «  Chronique  » est bien l’œuvre-étalon pour la production romanesque à venir, comme on l’a vu, Stendhal cherche pour autant à en modifier le style. S’il reprend bien la formule poétique du roman-chronique dans Lucien Leuwen par exemple 123, qui entend « peindre les habitudes de la société actuelle 124 », il y cherche un style « moins heurté que Le Rouge 125 », « plus fleuri et moins sec, spirituel et gai 126 », « plus coulant 127 ». Cela passe par une forme de détente stylistique qui ménage l’attention du lecteur : « Dans Julien [Le Rouge et le Noir] on ne conduit pas assez l’imagi-nation du lecteur par de petits détails 128  » ; d’où le défaut « des phrases heurtées et l’absence de ces petits mots qui aident l’imagination du lecteur bénévole à se figurer les choses 129 ». Un commentaire porté en marge d’une

121. Voir notre étude, « Stendhal au lycée (1880-1925) », intervention au colloque « L’idée de littérature dans l’enseignement (1870-1940) », organisé par M. Jey, IUFM de Paris/univer-sité Paris-Sorbonne, 18-20 mars 2010. À paraître.

122. Zola, art. cit., p. 461. 123. En traitant l’année 1834 comme il l’a fait pour 1830 dans Le Rouge, au point

qu’A.-M. Meininger a pu fort justement traiter Leuwen de « Chronique de 1834 » dans sa postface au roman (Gallimard, Folio, 2002, p. 783).

124. Lucien Leuwen, « première préface », ORC, t. ii, p. 721. 125. ORC, t. ii, p. 88, note C. 126. Ibid., p. 262, note A. 127. Ibid., p. 887. 128. Ibid., p. 223, note F. 129. Ibid., p. 887. Les marginales portées sur l’exemplaire Bucci du Rouge et le Noir, qui enregis-

trent les relectures de Stendhal, disent la même chose, et quasiment dans les mêmes termes : « tout cela est diablement saccadé – essayer de 10 lignes de transition », « cela est saccadé, sec, dur », « ajouter de temps à autre une ligne pour faciliter l’intelligence », « style haché, à corriger. – En écrivant, je n’étais attentif qu’au fond des choses » (éd. Folio, p. 785-786, 817). Voir encore ces notes : « Juin 1831. L’horreur de Dominique pour les longues phrases emphatiques des gens d’esprit de 1830 l’a jeté dans l’abrupt, dans le heurté, le saccadé, le dur » ; « 1er juillet 1831. Je n’avais pas relu le premier volume depuis mai 1830 au moins et le second depuis novembre 1830. Lu à San Pietro. Style

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phrase du manuscrit de Leuwen traduit bien cette conscience d’un nécessaire accommodement stylistique. Voici la phrase :

« Il ne s’agissait que d’un simple garçon de bureau qui, voyant une belle dame à équipage entrer d’un air si troublé, était resté par curiosité, sous prétexte d’arranger le feu qui allait à merveille. »

Et le commentaire : « Style. Qui allait à merveille, par curiosité : mots qui soulagent l’attention. Je n’avais pas cet égard pour le lecteur en 1830 en écrivant Le Rouge. Changement de style 130. » En ce sens, la manière, toute de densité et de sévérité « romaines », du Rouge et le Noir 131, est un hapax au sein même de l’œuvre romanesque stendhalienne. Par ce biais-là encore, la « Chronique de 1830 » témoigne d’une radicalité qui déton(n)e. Œuvre unique, qui reste sans pareille.

Lectures du Rouge et le Noir

Les contributions du présent volume cherchent, sans viser à l’exhaustivité, à éclairer la réception actuelle de ce roman hors-normes devenu pour nous canonique. Un premier ensemble d’études revient sur l’inscription du Rouge dans son moment socio-politique d’émergence, en tentant de donner sens au sous-titre « Chronique de 1830 ». Elles envisagent les délicates relations du roman avec la révolution de Juillet et l’esprit révolutionnaire, reviennent sur la part satirique et polémique qui vise notamment la représentation de la religion et sur les traces matérielles du quotidien que sont les objets. Un deuxième ensemble offre plusieurs éclairages sur la construction du personnel romanesque et les apprentissages problématiques qu’elle donne à lire. Qu’il s’agisse de la représentation fragmentaire du corps dans le roman, de celle du masculin, toujours en prise sur la question du pouvoir, de l’énergie des temps anciens de la Renaissance dans lesquels les personnages puisent leurs modèles, ou des réseaux que forment les liens d’amitié qu’ils tissent, ces études envisa-gent la façon singulière qu’a Le Rouge de poser la question d’une possible individualisation dans un monde social particulièrement prégnant et normatif.

trop abrupt, trop heurté. » ; « Revu le commencement le 5 juillet 1831. [...]/Je le trouve Rocailleux et manquant de quelques mots indiquant les mouvements physiques. Ces mots, aidant l’imagination à se figurer les mouvements physiques, reposeront de l’analyse morale, vraie mais souvent difficile à comprendre en 1831. Cela deviendra aisé en 1841, car l’analyse du cœur humain avance. » (Œuvres intimes, t. II, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982 p. 143).

130. ORC, t. II, p. 698, note C. 131. « Le ton du Rouge n’est-il pas trop romain ? » se demande Stendhal en marge d’Une position

sociale en 1832 (ORC, t. II, p. 1187). Voir aussi cette marginale de l’exemplaire Bucci du Rouge et le Noir : « Il manque la description physique des personnages à la scène du salon. Il fallait dire que le canapé avait 5 pieds 10 pouces./Faute de 3 ou 4 mots descriptifs par page et de 2 ou 3 mots aussi par page pour empêcher le style de ressembler à Tacite, plusieurs pages qui précèdent ont l’air d’un traité moral. – Le lecteur est toujours vis-à-vis de quelque chose de trop profond » (éd. Folio, p. 787).

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L’échappatoire au monde comme il va (en 1830) se trouve dans les embardées d’un roman qui sort du cadre de la stricte « chronique » pour renouer avec des schémas d’un romanesque sans âge, qui l’affilie parfois au roman « pour femmes de chambre » mais aussi à une forme de poésie ou de gaieté compensatrice au « triste dix-neuvième siècle ». C’est ce qu’envisage un troisième ensemble d’études, qui débusque le filon romanesque du Rouge, saisi l’inscription de motifs tragiques anciens (cœur mangé et tête coupée) poétiquement et straté-giquement réactualisés, s’ouvre à l’air italien que fait passer dans ce roman si français par ailleurs le personnage de Géronimo. Enfin, une dernière partie s’attache à des problèmes d’ordre énonciatif et structural. Le rôle et la valeur des italiques qui essaiment dans le roman témoignent ainsi d’une poétique de l’énonciation instable dans laquelle se diffracte l’« ensignement du réel de 1830 » (P. Laforgue). La structure du roman, qui hésite entre des modes de configuration contradictoires – scénariques ou itératifs – conduit à la même conclusion d’une unité impossible ou paradoxale de l’œuvre. Impossible unité, ou tout au moins uniformité, qu’on trouve presque théorisée dans le roman lui-même qui réfléchit à l’irréductible subjectivité des points de vue et questionne nos propres partis pris dans la réception et la lecture du Rouge. La seule unité réside peut-être dans l’invention simultanée de soi et de l’œuvre que réalise une voix qui se construit contre le « style » conçu comme masque, mensonge et emphase.

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