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LE ROMAN DE SOPHIE COTTIN (DOCUMENTS INÉDITS) Les romans de Mme Cottin sont aujourd'hui bien oubliés et pourtant ils valurent à cette jeune femme disparue en 1807 une célébrité comparable à celle des auteurs à'Atala ou à'Adolphe. Sa vie, qui fut romanesque, a donné naissance à bien des légendes et ses biographies fourmillent d'erreurs, c'est pourquoi nous avons tenté à l'aide de documents nouveaux de retracer de ses origines, de sa carrière et de sa disparition prématurée, un récit plus conforme à la réalité. Marie Sophie Risteau naquit à Paris, place des Victoires, le 22 mars 1770 (1), d'une mère, Anne Marie Lecourt, ardemment protestante, et d'un père, Jacques François Risteau, non moins résolument catholique. Elle fut baptisée, dès le lendemain 23 mars, en l'Eglise Saint-Eustache. Jacques François Risteau était fils d'un grand armateur de Bordeaux chargé par le roi Louis X V de la construction et de l'armement de quatre vaisseaux royaux. Lui-même était mem- bre de la Société royale de Londres, l'ami de Montesquieu (2) et l'auteur d'une « Réponse aux observations sur VEsprit des lois ». Dans les premiers mois de 1769 il devint l'un des directeurs de la Compagnie des Indes. C'était à l'époque difficile et périlleuse où, l'abbé Terray, ancien protégé de Mme de Pompadour, usant (1) Archives de la Seine, Registre de l'église Saint-Eustache : « 23 mars 1770, Marie née d'hier, fille de Sieur Jacques Risteau, directeur de la Compagnie des Indes et de Mme Anne Lecourt son épouse, demeurant place des Victoires. Le parrain : Jean-Baptiste Venez, négociant à Bordeaux, représenté par Louis Simon, domestique de Sieur Risteau. La marraine, dame Marie Rénac, veuve de M. Mathieu Risteau, négociant à Bordeaux, sa grand-mère, représentée par Magdeleine Legain, femme de chambre de la dame Risteau. » (2) Le sculpteur Cissey exécuta la statue de Montesquieu sur les indications de J.-F. Risteau.

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LE ROMAN DE SOPHIE COTTIN

(DOCUMENTS INÉDITS)

Les romans de Mme Cottin sont aujourd'hui bien oubliés et pourtant ils valurent à cette jeune femme disparue en 1807 une célébrité comparable à celle des auteurs à'Atala ou à'Adolphe.

Sa vie, qui fut romanesque, a donné naissance à bien des légendes et ses biographies fourmillent d'erreurs, c'est pourquoi nous avons tenté à l'aide de documents nouveaux de retracer de ses origines, de sa carrière et de sa disparition prématurée, un récit plus conforme à la réalité.

Marie Sophie Risteau naquit à Paris, place des Victoires, le 22 mars 1770 (1), d'une mère, Anne Marie Lecourt, ardemment protestante, et d'un père, Jacques François Risteau, non moins résolument catholique. Elle fut baptisée, dès le lendemain 23 mars, en l'Eglise Saint-Eustache.

Jacques François Risteau était fils d'un grand armateur de Bordeaux chargé par le roi Louis X V de la construction et de l'armement de quatre vaisseaux royaux. Lui-même était mem­bre de la Société royale de Londres, l'ami de Montesquieu (2) et l'auteur d'une « Réponse aux observations sur VEsprit des lois ». Dans les premiers mois de 1769 i l devint l'un des directeurs de la Compagnie des Indes. C'était à l'époque difficile et périlleuse où, l'abbé Terray, ancien protégé de Mme de Pompadour, usant

(1) Archives de la Seine, Registre de l'église Saint-Eustache : « 23 mars 1770, Marie née d'hier, fille de Sieur Jacques Risteau, directeur de la Compagnie des Indes et de Mme Anne Lecourt son épouse, demeurant place des Victoires. Le parrain : Jean-Baptiste Venez, négociant à Bordeaux, représenté par Louis Simon, domestique de Sieur Risteau. La marraine, dame Marie Rénac, veuve de M. Mathieu Risteau, négociant à Bordeaux, sa grand-mère, représentée par Magdeleine Legain, femme de chambre de la dame Risteau. »

(2) Le sculpteur Cissey exécuta la statue de Montesquieu sur les indications de J.-F. Risteau.

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de son crédit auprès du roi, accédait au contrôle des finances «t portait un coup fatal à cette puissante société commerciale. Le mécontentement général et les attaques dirigées par les action­naires n'épargnèrent pas le nouveau directeur « fort honnête, disaient-ils de lu i , et très estimé chez lui, i l eût mieux valu le lais­ser calculer en son bureau, en collaboration avec son père, les profits du sucre et de l'indigo, plutôt que l'introduire dans un organisme aussi compliqué et aussi étendu dans ses matières ».

L a plupart des biographies de Mme Cottin affirment que Jac­ques Risteau mourut au moment où naissait sa fille ; or ce ne fut pas lui, mais l'aïeul de l'enfant, l'armateur Mathieu Risteau, qui disparut subitement le 8 février de cette même année, rue Neuve à Bordeaux. Il laissait à son fils une très importante maison de commerce. Cet héritage contraignit les Risteau à se rendre - en Guyenne où les appelaient de puissants intérêts auxquels s'ajou­tait chez Anne Marie Lecourt le désir de regagner son pays natal.

Elle souhaitait vivre et élever sa fille dans cette gracieuse petite ville de Tonneins, berceau de sa famille, qui aligne ses rues le long des rives de la Garonne, tandis que son mari s'efforçait de défendre ses intérêts menacés par de graves embarras finan­ciers et se voyait chargé de recouvrer les sommes dues à la Compa­gnies des Indes dans les îles françaises d'Amérique. Profitant de son absence, Anne Marie Lecourt voulut que sa fille devînt protes­tante et changeât son nom de baptême de Marie en celui de Sophie.

Marie-Sophie écrira plus tard à Mme de Pastoret, son amie intime, « ce furent les plus douces années de ma vie ; la maison de Tonneins, celle des cousins Verdier, possédait deux vastes galeries dominant la Garonne ; on découvrait de l'autre côté du fleuve une riante et délicieuse campagne. Devenue adolescente, je m'endormai9 au bruit des rames et du chant des batehers ayant furtivement caché sous mes couvertures, pour les dissimuler aux yeux d'une mère un peu austère, mes livres préférés : « La nou­velle Héloïse, et les Poèmes d'Ossian » (1).

Contemporaine et amie de Sophie, Mme de Staël, qui croyait à l'influence du climat sur la littérature, attribuait les penchants romanesques de Sophie à ces lectures mais plus encore au paysage champêtre et mélancolique qui berça son enfance.

(1) Poèmes publiés par Letourneau en 1777.

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En 1788 la future romancière, timide jeune fille de dix-huit ans, commençait à fréquenter, aux côtés de sa mère, les salons de Bordeaux.

Nous lisons dans une lettre d'elle, écrite semble-t-il vers 1795 : « J'ai vu le bon monsieur Laine, i l m'a fait le récit de son voyage et m'a rappelé l'inoubliable soirée du 10 juin, où, fuyant une foule trop bruyante dans les rues de Bordeaux, nous nous abritâmes chez lui ; j ' y retrouvais l'ami de mon père et son fils dont la perte me laisse inconsolable » (1).

Ce 10 juin qui vit l'ébauche des fiançailles de Sophie avec Jean-Paul Cottin est-il celui de 1788 ? En ce cas Bordeaux célébrait avec enthousiasme le retour d'exil de son Parlement. Louis X V I venait alors de rendre à la grande cité maritime la haute magis­trature qui illustra son histoire depuis le x v e siècle et que son opposition au pouvoir central avait fait exiler à Libourne. Malgré une pluie battante, la foule, pressée dans la rue dù Mirail, péné­trait dans les appartements du Premier Président Leberthon et dansait à la lueur des feux de joie. Gens de la Rousselle et nota­bles des Chartrons se mêlaient sans distinction de classes ou d'opi­nions. Ainsi, arrachée à la vie paisible de sa petite ville de Ton-neins, celle qui allait devenir le 16 mai 1789 l'épouse d'un riche banquier parisien, entrait, parmi les clameurs bordelaises, dans * la période la plus tourmentée de sa vie, et de notre histoire.

Le siège de l'importante banque : Cottin-Jauge et Cie, que Jean-Paul Cottin gérait avec son père, était situé à Paris, 6 rue du Mont-Blanc (aujourd'hui Chaussée d'Antin) ; le fiancé de Sophie Risteau possédait lui-même l'un des plus luxueux hôtels de Paris, rue Saint-Guillaume. Le mariage eut lieu sous le patronage de l'Ambassade de Suède (2), M . de Staël, accrédité auprès de Louis X V I , ayant aplani les difficultés que soulevait à cette épo­que un mariage protestant : « Nous n'avons pas épousé à Bor­deaux, écrit Sophie à sa cousine Verdier, parce qu'un mariage

(1) Le mari de Sophie Cottin était mort tragiquement en 1793. (2) L'acte de mariage conservé à l'Ambassade de Suède porte la signature des témoins

et de Charles Gambs, aumônier de l'Ambassade.

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fait par un ministre n'est pas aussi solide qu'un fait avec permis­sion du roi à l'Hôtel de Suède, et qu'on ne peut le faire qu'ici ».

Les amis qui vécurent dans l'intimité de ce jeune ménage et tous ceux qui se réunirent dans les beaux salons de la rue Saint-Guillaume furent de notables seigneurs de l'ancien régime (1) : Députés de la droite, maréchaux, fermiers généraux, conseillers et secrétaires du roi... attachés à leur vieille monarchie, menacés dans leurs fortunes et leurs privilèges. Ils vinrent chercher un apaisement auprès de cette aimable Sophie que le monde effrayait mais qui, sensible et charmante, possédait au suprême degré le talent de mettre chacun à l'aise. Ce n'est pas sa beauté qui attire ; Molé la dépeint : « la taille carrée, le teint, et les cheveux, tirant sur le roux, de gros yeux d'un bleu faïence, mais i l ajoute : «Timide et parlant peu, sa. voix était juste et douce et je ne sais quoi de sympathique et de passionné respirait en elle ».

Cette révolution de 89, qui débutait, comme la vieille Fronde, par un désordre financier et l'hostilité du Parlement contre le pouvoir central, devait fatalement atteindre, en premier lieu, les intendants du Trésor royal chargés d'administrer et de contrô­ler les fonds des dépenses du roi. Jean-Paul Cottin en était l'un des premiers commis. Ce fut en vain que sa banque, répondant à l'appel de Necker, ouvrit un crédit de 600.000 livres à la muni­cipalité de Paris et escompta 297.000 livres données aux Gardes françaises... Il n'en sera pas tenu compte, sauf dans une motion de l'Assemblée Nationale, le 10 novembre 1792, qui, rappelant les services rendus, restera sans effet. En mars 1790, le Comité des pensions, dont les Cottin étaient membres, se vit contraint de publier le Livre rouge pour satisfaire aux revendications publi­ques. Sophie s'alarma pour ceux de ses amis qu'il mettait en cause. On sait combien ce texte souleva de remous à la Tribune de l'Assem­blée Nationale. Il dévoilait les gratifications secrètes accordées aux serviteurs du roi, les dépenses de sa propre maison, ainsi que les pensions ou traitements consentis par Louis X V I et qui n'étaient en somme que des récompenses pour des services rendus. Tel était le cas du vieux Maréchal de Ségur, La signature de Cot­tin figurait au bas des deux premiers rapports, elle n'est plus mentionnée dès le troisième rapport en date de juillet 1790. Sophie

(1) Parmi les ami? qui vécurent dans l'intimité du jeune ménage Cottin, on note : le maréchal de Ségur et ses fils, les fermiers généraux de Montcloux et de l'Epinay, M. de Rodier, conseiller et secrétaire du roi, Stanislas de Lugo du Conseil suprême des Indes, le comte de Peyronnet qui devait mourir sur l'échafaud...

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et son mari se cachaient alors hors de Paris. C'est que, ayant transmis au Comité et appuyé de tout son crédit, sur les instances de sa femme, un mémoire rectificatif du Comte de Ségur et son nom ayant été relevé parmi ceux du Club monarchique, J.-P. Cot-tin était aussitôt qualifié d'aristocrate et tous deux déclarés sus­pects. Rien ne révèle de façon certaine le lieu où ils allèrent se terrer durant les deux années qui précédèrent la mort subite de Jean-Paul Cottin : i l semble qu'ils aient traversé Bordeaux et Tonneins en octobre 1792, alors que mourait dans son domicile de la rue Neuve le père de Sophie, Jacques Risteau. Il est dit toutefois, dans certains Mémoires, qu'ils gagnèrent plutôt la Suisse puis l'Angleterre où le beau-père de Sophie, Jean-Louis Cottin, s'était réfugié pour mourir à Bath, ayant laissé à Paris son associé et beau-frère, Théodore Jauge. Un procès-verbal du Comité de Salut Public, non daté, précise : « Théodore Jauge, associé de Cottin et Girardot (1), domicilié, rue du Mont-Blanc, âgé de 40 ans, incarcéré en premier lieu aux Madelonnettes comme banquier,

• considéré suspect, avec tous les agents du Cy devant roy, dont M . d'Epinay (ce Jauge fut un aide de camp du scélérat Lafayette), dénoncé pour avoir enfoui son or et son argent dans la cave de sa maison, parti pour Rouen avant le 10 août, émigré en Angle­terre, y ayant une maison de commerce considérable avec le nommé Cottin (2) qui y est mort émigré, ce qui lui a procuré la facilité de faire passer des sommes considérables ; le jour, de la fête de Châteauvieux ils burent à la santé de Lafayette ; n'ont pas cessé de donner des preuves d'attachement pour Capet et sa famille ».

Les mêmes Archives contiennent l'acte de décès suivant : « Table des décès. Sections de la Place Vendôme. An IV. Extraits de sépulture : Cottin, époux Marie Risteau (Jean-Paul Marie), banquier, rue du Mont-Blanc, 6 — 12 septembre 1793 — 30 ans — Déclaré par Jean Frick, jardinier susdite rue, voisin. »

Pour éviter la confiscation de leurs biens, Sophie et son mari avaient, en effet, regagné hâtivement Paris au cours de l'été 93. Ils avaient trouvé les scellés (3) apposés sur leurs maisons, leurs amis disparus, soit qu'ils fussent émigrés, emprisonnés ou guillotinés.

(1) Girardot, beau-frère du père Cottin. Théodore Jauge périt sur l'échafaud. (2) Beau-père de Sophie. (3) Archives Nationales, Convention Nationale, Arrêté du 7 Pluviôse An 2 : t Avons -

appris que le citoyen Cottin demeurant à Paris, rue du Mont-Blanc, possédait château et maison de campagne et des biens condisérables situés à Guibeville, près et au-dessus d'ArpaJdn, & Champlan, près Longjumeau. Nous avons jugé qu'il était de l'intérêt de la République de nous transporter dans les dites malsons à l'effet d'apposer les scellés. »

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Jean Cottin bouleversé, se voyant menacé et ruiné, avait suc­combé à une crise cardiaque le jour même où les gardes nationaux pénétraient chez lui, chargés de son arrestation.

* *

Quelle dut être la détresse de cette jeune femme de vingt-trois ans qui, ayant perdu un époux qu'elle adorait, se trouvait brusquement seule dans Paris où régnaient la suspicion et l'anar­chie 1 Portée « émigrée » par erreur (1) sur les listes de la Conven­tion, elle en subissait les rigueurs ; dépourvue de ressources et ses biens confisqués, elle dut abandonner le bel hôtel de la rue Saint-Guillaume, se cacher pour échapper à une arrestation, tan­tôt en province, tantôt dans un modeste logement rue Basse du Rempart près de la Chaussée d'Antin. Elle parvint à conserver le château de Champlan ou deux de ses cousines (2) vinrent la rejoindre et rompre sa solitude. Rassemblant toute son énergie, elle mit ce charmant domaine à la disposition de ses amis menacés ou proscrits et leur en indiqua secrètement l'accès. Lorsqu'ils venaient de Longjumeau, en haut de la pente qui menait au vi l­lage, se dressait devant eux la maison blanche, vaste, mélanco­lique et simple, ornée d'une terrasse fleurie. Le jardin, fort étendu, descendait en pente douce jusqu'à la rivière l 'Yvette; à droite de la maison une allée bordée d'acacias conduisait à un kiosque, dit l'Orangerie, d'où la vue panoramique se prolongeait jusqu'à l'émergement granitique des Chartreux (3). Sophie s'habillait en laitière, coiffée à la paysanne (4). Son charme n'y avait rien perdu, la séduction qu'il exerçait sur' son entourage l'obligeait à éloigner les amis trop audacieux. Ce fut, tout d'abord, le « bon­homme Gramagnac », veuf lui-même, quinquagénaire, riche com­merçant qui avait passé sa vie à importer en France les précieuses, marchandises des Indes. En tant que collaborateur de Jean-Paul Cottin, i l s'occupa des intérêts de sa veuve et s'enhardit jusqu'à lui avouer qu'il l'aimait et n'aspirait qu'à remplacer le mari perdu.

Ce fut le trop galant Victor de Lamothe qui, neuf mois après

(1) Elle ne fut rayée que le 23 Brumaire An VII (Minute d'arrêté, Archives Nationales). (2) Mmes Lafargue et Verdier venues de Tonneins. Les filles de Mme Verdier furent

adoptées par Sophie Cottin et devinrent par leur mariage Mmes Jauge et la baronne de Clarac.

(3) Voir les Souvenirs de Félix Faulcon. (4) Le temps n'était plus où — relate Bouilly — Sophie Cottin paraissait au bal parée

d'une robe feuille morte, d'une écharpe vaporeuse et d'un large chapeau noir d'amazone.

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la mort de Cottin, avouait sa flamme. Elle opposait à leur ardeur une volonté douce, non sans une pointe de coquetterie. Malheu­reusement pour elle, à sa grâce naturelle, se joignait une manière d'amitié- mêlée de tendresse qui attirait les hommes au-delà de ses désirs et qui fut la cause involontaire d'un drame dont Cham-plan fut le théâtre.

* * *

Dans les derniers mois de 1793 arrivait à Champlan, y rejoi­gnant ses cousines, une jeune femme d'une grande beauté, Marie de Catufîe. Son divorce venait d'être enregistré à Tonneins peu de jours auparavant. Mariée à quinze ans à un homme que l'on disait « égoïste et quinteux », cette femme ravissante était éprise d'Edmond de Bresson (1), également amoureux d'elle. Député à la Convention, Bresson, homme intègre, avait prononcé dans le jugement de Louis X V I un vote étonnant par sa fermeté et le mépris dont i l couvrait les assassins du roi (2). Il fut mis hors la loi le 30 octobre 93. Après avoir vécu deux jours caché sous l'estrade de l'Assemblée dont i l arracha les planches, i l parvint à s'échapper, se rendit à pied dans les Vosges et vécut ignoré jus­qu'à la chute de Robespierre. Marie de Catufîe, que l'on nom­mait familièrement « Fargette », — Marie .Farges était son nom de jeune fille, — instruite par Mme Cottin du lieu où résidait Bresson ne tardait pas à le rejoindre dans sa retraite, mais son passage avait profondément troublé l'esprit de Jacques Lafargue, recueilli à Champlan. Une vie de débauche avait fait de ce jeune homme un être sans volonté, égaré dans une rêverie maladive. Lorsqu'il revint, après Thermidor et libéré de l'armée, sa santé ruinée par la rude vie d'un homme de troupe, Fargette venait de se marier le 13 janvier 1795. Bresson réintégré à la Convention habitait avec sa femme rue de la Ville-l'Evêque et Jacques Lafargue, griffonnant des pages fiévreuses, traduisait les sentiments qui l'agitaient : « J'appris qu'Edmond et Marie étaient heureux ensem­ble... Sophie, l'ange consolateur, acheva de fermer mes blessures ». Guéri par elle d'un rêve sans espoir, i l l'aima et risqua un aveu, qui fut rejeté. L'amertume qu'il en ressentit devait le conduire, pour échapper à son tourment, du désespoir au suicide. On le

(1) Jean-Baptiste de Bresson, surnommé Edmond par ses amis. (2) Mémoires du comte de Vaublanc.

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trouva le 24 août 1796 étendu sur les dalles de J'Orangerie, la tête trouée par une balle (1).

* *

Tandis que se déroulait à Champlan ce drame qui bouleversa la vie de Sophie, la liberté avait été rendue à de nombreux prison­niers. Les nouvelles des armées victorieuses, la fin du Tribunal révolutionnaire avaient soulevé de grandes espérances que l'échec de l'insurrection du 13 Vendémiaire vinrent détruire. Ce fut pour les royalistes le signal d'une nouvelle dispersion. Le Comte de Vaublanc, déjà proscrit sous la Terreur, maintenant condamné à mort, se réfugia chez les Bresson. Afin d'égarer les poursuites dont i l était l'objet, l'audacieuse et charmante Fargette le condui­sit secrètement à Champlan (2). « Bresson, écrit Vaublanc dans ses Mémoires, aussi adroit que généreux, vint avec des outils, changea les cloisons, fit une petite chambre à l'abri des recherches ». Joseph Michaud s'y réfugia une nuit après une tragique et rocam-bolesque évasion au Pont-Royal. Ce jeune écrivain dont l'acti­vité royaliste se dépensait dans son journal La Quotidienne, était condamné pour provocation à la révolte. Il était fils d'un maître de poste de Pont de l 'Ain, son pays natal (3), et avait fort modes­tement débuté comme employé dans une librairie de Lyon où, une rencontre avec la poétesse Fanny de Beauharnais l'avait orienté vers les lettres (4). « D'apparence fluette, n'ayant jamais paru très jeune, écrit Sainte-Beuve, son élégance était innée, son esprit fin et charmant mêlé de douceur et de bonhomie ; Sophie se pencha sur son infortune avec l'espoir qu'une mesure de clé­mence viendrait du Directoire. Michaud fut en effet gracié, mais sa misère était grande et la liquidation des assignats ruinait bien des espoirs. La châtelaine de Champlan, toujours accusée d'émi­gration, se trouvait elle-même aux abois ; elle conçut alors la pensée d'écrire un roman pour secourir cet ami discrètement amoureux d'elle. Recherchant la solitude, errant dans les allées de son parc, donnant à ses arbres et à ses fleurs les noms des per-

(1) Il écrivait dans son journal : « Je suis atteint d'une maladie morale dont je voudrais guérir. Mais la mort, le dégoût, l'insensibilité sont' dans mon coeur. »

(2) Il est Intéressant de noter que Mme de Bresson (Fargette) parviendra en 1815 a cacher Lavalette au ministère occupé par le duc de Richelieu, rue de Grenelle.

(3) D'après une adresse au roi 18 mars 1829 qui précise ces détails. (4) Auteur et éditeur, publia en collaboration avec son père Louis Michaud la Biographie

universelle. Auteur de l'Histoire des Croisades.

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sonnages de ses rêves, elle fit de la petite orangerie, théâtre d'une récente tragédie, son cabinet de travail. D'une plume rapide, d'une écriture fine et sans ratures, elle écrivait deux cents pages en un jour. Ainsi Claire d'Albe naquit d'une intention généreuse (1).

Le 4 septembre 1797, le tocsin sonna dans Paris donnant le signal de l'insurrection du 18 Fructidor ; Michaud qui, sitôt gracié, avait repris dans son journal sa périlleuse campagne, fut menacé par les nouveaux décrets. Il alla se cacher à Champlan, où le Comte de Vaublanc s'abritait encore. Dénoncés, ils durent s'enfuir hâti­vement et gagnèrent l'Auberderie (2), propriété située aux confins de la forêt de Marly ; Vaublanc s'évada par une fenêtre vers la forêt et gagna la Suisse ; Sophie réussit à soustraire Michaud aux poursuites et à vendre le manuscrit de son premier ouvrage. Cette somme permit à l'auteur du Printemps d'un proscrit de se réfugier dans les montagnes du Jura, de survivre jusqu'au 18 Bru­maire, et facilita aussi, semble-t-il, l'évasion du comte de Vaublanc.

*

Au lendemain du coup d'état de Bonaparte, le salon de Mme de Pastoret (3), plus éclectique que celui de Mme de Staël, regroupa un monde d'amis, de savants, d'artistes et de littérateurs sou­cieux de se maintenir hors des querelles politiques. Cette femme spirituelle et ardente était dévouée à ses amis et les accueillait, avec une grâce exquise, dans le bel hôtel de son frère, M . de l'Etang, 3 place de la Concorde. Réfugiés à Passy, puis en Suisse, les Pas­toret avaient fui la Terreur et l'horrible vision de la guillotine qui s'offrait journellement sous leurs yeux. A son retour en France, vers 1795, Mme de Pastoret avait écrit à Mme Swetchine : « J'ai retrouvé Mlle Necker devenue Mme de Staël, une relation pleine de charme, et une amie dans Mme Cottin » ; cette amitié se mua en un tendre attachement qui les lia toutes deux jusqu'à la mort de Sophie... Celle-ci fréquenta assidûment le salon des Pastoret, rendue plus confiante par l'apaisement des esprits et sa radia­tion de la liste des émigrés. Elle n'avait point de vanité littéraire et Claire d'Albe avait paru sous le couvert de l'anonymat, mais

(1) Le comte de Lagrange-Ferrègues, auquel on doit d'intéressantes notices sur les œuvres de Mme Cottin, estime que dans Claire d'Albe le personnage de Frédéric a pour modèle Jacques Lafargue et celui de Claire d'Albe : Mme Cottin elle-même.

(2) Propriété des Girardot, alliés aux Cottin. (3) Née Adélaïde Piscatory. elle s'était mariée le jour de la prise de la Bastille.

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la notoriété et la curiosité du public lui furent acquis dès que fut révélé son secret.

Faut-il s'étonner du succès qui accueillit ses œuvres ? L a France à bout de forces se détournait des cruels souvenirs. A l'aube du nouveau siècle, le roman s'accordait avec le caractère du temps. C'est, sous une forme épistolaire, le récit d'un amour malheureux qui conduit une jeune femme, éprise d'un protégé de son mari, au désespoir, au repentir et à la mort. Délires, exal­tations déchirantes, extases s'y mêlent à de charmantes descrip­tions de paysages inspirées des œuvres de J.-J. Rousseau et de Bernadin de Saint-Pierre (1). Bien des larmes ont coulé sur ces pages empreintes d'un caractère passionné. S'aidant des conseils de Joseph Michaud, et sans plus attendre, Sophie publiait en 1800 avec le même succès un second roman : Malvina.

Cette surprenante faveur attira chez la romancière de nom­breux visiteurs qui, malgré l'inconfort de Champlan, n'hésitaient pas à franchir les quatre lieues qui la séparaient de Paris « J'y trouvais, écrit Mme de Pastoret, Joseph Michaud paraissant très amoureux, Mme de Vintimille, les M M . Chénedollé et Joubert qui parlaient de théâtre et des Elégies romaines (2) ; Mme Campan y était venue, je ne sais comment, en suivant le cours de l'Yvette ; un orage m'y a surprise et l'eau pénétrait dans la maison ». C'est elle encore qui fait à Molé le récit d'une visite à Champlan dans l'hiver : « M . de Vaisne s'y trouvait soufflant dans ses doigts, pas une porte ne fermait, un peu de bois vert dans la cheminée. Une servante apporta le dîner plus que frugal et la table où Mme Cot-tin travaillait était éclairée par une chandelle dans un pot.de confiture vide ».

Sophie se hâta de réparer ce que les mauvais jours de la Révo­lution avaient rendu impossible, elle s'attacha à embellir sa demeure. Une bibliothèque fut créée encadrant la cheminée dans une pièce rendue attrayante et intime. Son intelligent accueil retenait auprès d'elle : les savants Cuvier et Lacépède, Legouvé qui loua son talent dans Le Mérite des femmes, le député Félix Faulcon son ami d'enfance, l'intrigante Mme de Souza encore comtesse de Flahaut, Mme de Krudéner qui se révéla dans son roman Valérie son fidèle disciple Mme Dufrenoy y donnait lecture'de ses poèmes que goû-

(1) Mme Cottln entretenait une correspondance avec Bernardin de Saint-Pierre dont les ouvrages lui étaient familiers.

(2) Poème de Goethe.

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tait fort ttn jeune ami de Joseph Michaud, îe futur Comte Mole* ; Fauriel libéré du secrétariat de Fouché, tâche qu'il considérait comme une cruelle servitude, se joignait à cette société d'élite; mais le visiteur le plus assidu fut le Conseiller d'Etat de Vaisne, qui illustra une nouvelle page... ïaut-il dire tragique ? de la vie tourmentée de Sophie Cottin 1

M . dé Vaisne que Mlle de Lespinàsse grondait pour son extrême sensibilité était l'ancien collaborateur de Turgot ; un violent amour l'animait pour l'auteur de Claire à'Albe. Sous prétexte de l'aider à corriger les épreuves de son troisième roman Amélie de Mansfieîd, i l passait à Champlan la plus grande partie de son temps. Bonaparte qui Pavait appelé au Conseil d'Etat, eh raison des qualités dont i l fit preuve en tant que trésorier des finances, se plaignait de son absence dont i l connaissait le motif et notait avec une pointe d'ironie : « De Vaisne ne me représente qu'un fauteuil dé velours rouge ». L a structure physique de M . de Vaisne, déjà un vieillard, contrastait avec celle du jeune et délicat Michaud qui, malgré ses doigts tachés d'encre et îe tabac répandu sur son jabot, était essentiellement distingué et fait pour plaire. L a forte ossature, la corpulence, les traits épais, une certaine fatuité étaient corrigés chez de Vaisne, par un esprit vif et plaisant qui l'avait fait désirer dans les salons de Mmes de Beauvau, de Poix, de Simiane, de Pastoret. C'était, au dire du chancelier Pasquier, un des survivants de la société du duc de Choiseul à Chanteloup. Ami de Talleyrand, de Buffon, de Laharpe, de Suard, i l savait captiver ses auditeurs et plus encore ses auditrices par mille anec­dotes contées avec humour. Mais i l ne pouvait endurer la présence à Champlan de Joseph Michaud et ne se consolait pas de n'avoir inspiré qu'indifférence à la romancière. L'Institut venait de l'accueil­lir, îe 22 janvier 1803, quand on apprit sa mort subite ; i l avait, disait-on, mit fin à ses jours en absorbant le poison de Cabanis dont Condorcet lui aurait transmis le secret. Cette version accré­ditée et relatée avec précisions dans plusieurs Mémoires des con­temporains a été démentie et signalée comme étant une insinua­tion perfide par de nombreux historiens ou biographe ; un doute s'est donc établi sur cet événement tragique désormais classé, à tort ou à raison, dans îe domaine des légendes.

Etait-ce dépression morale causée par cette tragique nou­velle, ou dégoût d'une célébrité qui l'importunait qui incita Sophie à quitter Paris trois mois plus tard ? Elle se dit contrainte à ce

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départ par la santé de ses nièces (1), et par le besoin d'une soli­tude en vue d'écrire un nouveau roman Mathilde. On est tenté de croire plutôt à une lassitude de cœur sachant combien elle aimait être aimée. A la mort subite de M . de Vaisne s'ajoutait l'absence du timide Michaud, saisi d'un engouement passager pour la Helle mais étrange et superstitueuse Mme de Krudener. « Pardonnons à ce pauvre Michaud, écrit Joubert à Chénedollé, i l m'a avoué «me sa fête était obsédée par Mme de Krudener. Il avait samedi, rendez-vous avec elle, i l s'en souvint tellement bien qu'il vous oublia, m'oublia et oublia le monde entier... Ce Michaud ne dit jamais tout ; je trouve qu'il ressemble assez à un bouillon froid. Assez bon, assee onctueux, peut-être même assez substan­tiel (en affaires), mais i l n'a pas l'apparence d'un solide ». Joubert traçait ces lignes le 5 juillet 1803, tandis que Sophie Cottin s'ache­minait par la route vers les Pyrénées, emportant avec elle, tout au moins en esprit, l'ébauche du roman de Mathilde ; son conseil 1er et ami Joseph Michaud, qui devait plus tard en développer le sujet dans son important ouvrage VHistoire des Croisades, ne lui avait-il pas donné l'idée initiale de ce nouveau projet ?

* * *

A peine installée à Bagnères de Bigorre terme de son voyage, elle écrit à Mme de Pastoret : « Notre voyage a été île plus char­mant, le plus heureux du monde ; je ne veux plus entendre parler de la poste, on ne voyage bien qu'à petites journées, c'est de cette façon seulement qu'on peut faire une partie de la route à pieds et on ne voit un pays que quand on s'y promène... ; s'il est vrai, Madame, comme vous me l'avez dit quelquefois, que nos tempé­raments se ressemblent, croyez-moi, montez en voiture et, si vous n'avez point de but qui vous appelle ailleurs venez nous rejoindre à Bagnères... Ne croyez pas que je sois misanthrope au point d'avoir l'effroi du monde, non, je ne le hais pas mais je m'y sens déplacée; j 'a i trop vécu de tendresse pour pouvoir rn'atnuser longtemps du bruit aimable de l'esprit... Depuis que j'habite Çagnères, ce pays le plus enchanteur de la terre, où je crois que vous vous trouveriez si bien, j 'a i pensé bien souvent à vous... Quand j'étais frappée dans mes promenades par ces

\ '—1— (1) Les deux filles de sa cousine, Mme Verd 1er, qu'elle avait adoptées.

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beautés qui transportent, ou par cette sublime horreur qui fait crier d'admiration et de surprise, je vous regrettais, i l m'eût été si doux de vous dire mon plaisir et de partager le vôtre ; votre cœur me plaît tant ! je l'ai entendu au milieu du monde et du bruit de Paris, jugez comme je l'entendrais ici 1 Ce n'est point impu­nément que nous nous trouverions ensemble près des torrents qui mugissent et s'élancent du sein des antiques forêts de sapins; à la vue de ces grands effets i l faut, quand on n'est pas né pour vivre étranger l'un à l'autre, que les pensées s'exhalent et que le cœur s'épanche... j'oublie le monde et ses calomnies et ses pas­sions et ses tourments ; et, si je m'en souviens c'est pour jouir de la douce pensée qu'il n'y a plus rien entre eux et moi ; dans la disposition où vous me voyez vous ne serez point étonnée du projet que nous avons de passer ici l'hiver ».

Grâce à cette correspondance suivie (1) qui s'établit entre Sophie et ses amis, le rideau reste levé sur l'hiver qu'elle passa dans la maison de Bagnères dont là porte s'ouvrait sur la petite place d'Uzer et les fenêtres baignées de soleil sur l'horizon des Pyrénées. Penchée sur sa table étroite dans une grande mais très simple chambre, ou, s'enfuyant le printemps venu vers la solitude de 1' « Elysée Cottin » dans le clair vallon du Cot de Ger, elle écrivit l'histoire de « Mathilde » belle princesse fidèle à sa foi qui, au temps des Croisades, s'éprit du musulman Malek-Adel ; drame de deux cœurs contrariés par deux religions qui s'opposent.

Faut-il attribuer à l'inconcevable passion de la romancière pour le philosophe Azaïs, une part de l'inspiration heureuse qui lui dicta son œuvre maîtresse ? Il est dit que l'amour est une étincelle sans laquelle i l n'est point de génie... Azaïs habitait dans la maison Soubies, celle-là même où résidait Sophie ; ancien doc­trinaire, proscrit après le 18 Brumaire, i l avait échoué dans Bagnères après une vie d'échecs et de déboires ; cet homme d'âge mûr, de taille exiguë dont le visage était marqué de petite vérole et la mise négligée, n'avait rien dans son extérieur qui pût séduire, mais une culture étendue, une conversation agréable, son talent de musicien et» surtout l'originalité d'une doctrine qu'il profes­sait, éveillaient la curiosité et l'intérêt au cours de longues soirées d'une société brillante venue (2) également écouter les récits du

(t) Lettres à Mmes de Pastoret, de Moncloux, a la baronne Rodler, à M. d'Epinay, à Mmes Verdier et Bresson.

(2) On peut au hasard des lettres relever les présences aux soirées de Bagnères du futur comte Molé, des deux Ségur, des poètes Fontanes et Parny, de Mme de Montcalm, de Galiffet, de Montesquiou, de Richelieu.

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savant géologue et explorateur Ramond de Carbonnières. Il parut consolant pour tous ces auditeurs qui avaient subi l'exil et les persécutions d'entendre, affirmer que la somme des malheurs est compensée dans l'univers par une somme égale de bonheur. Les existences humaines sont régies par deux forces, disait Azaïs,

des compensations. Personne ne songeait alors à sourire à ces mots « expansions et compression » >par lesquels i l résumait sa doctrine. A sa théorie très humaine se mêlaient des élans religieux et mystiques qui convenaient à la nature exaltée et sentimentale de Sophie. Elle devint amoureuse de lui jusqu'au délire : « Ah, Madame, écrit-elle à sa confidente Mme de Pastoret, si je pouvais m'exprimer avec assez de justesse, je vous parlerais de cet ami si estimable, si cher, si désiré, à qui je dois touè mes biens ; je vous dirais le sentiment qu'inspire l'homme qui montre de telles vérités si évidentes, si belles qu'on ne les a jamais vues ainsi avant lui... j 'espère vous le faire connaître, vous le faire aimer ».

Au philosophe, elle adresse un billet débordant d'effusions passionnées : « Vous remplissez mon cœur, l'imagination, le monde, l'espace ! Comment vous expliquer ces instants où mon cœur se gonfle d'une joie dont i l ignore la cause mais qui mêle quel­que chose de» divin à tous les sentiments qu'il éprouve ! » A ces tendres aveux, Azaïs opposa un caractère personnel, et, le mariage auquel tous deux pensaient n'était dans son esprit qu'un moyen raisonnable de s'établir et de créer une famille dans un climat de bien-être et de sécurité ; i l fit de son désir d'être père- yne condi­tion essentielle de cette union; elle dut avouer que sa jeunesse était passée et perdu l'espoir d'être mère. La réponse fut une déci­sion brutale, un abandon sèchement exprimé ; l'adieu de Sophie un cri de détresse : « Ah, mon ami, que vous lisez mal dans le cœur que vous déchirez 1 Avant de m'acracher à un si pur et si tendre attachement, laissez-moi pleurer ma perte dans vos bras. » L'apai­sement se fit lentement, les sentiments religieux .qu'elle n'avait jamais trahis l 'y aidèrent ; elle s'absorba dans la composition du roman de Mathilde, s'incarnant dans le rôle de son héroïne, lui prêtant ses propres tourments, confondant enfin ses rêves et la réalité. Son cœur était trop bon pour être irrité, mais le grand amour qu'elle éprouva pour le philosophe fit place, par la suite, à un sentiment de pitié lorsqu'elle se prit à douter de l'évidence de sa doctrine.

donnent naissance au système

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Quand, au retour de Bagnères, les grilles de Champlan s'ouvri­rent devant elle une surprise l'attendait : « J'entre dans la cour, écrit-elle, j« vois une personne s'avancer. C'est M . de Vaublanc, un de mes plus chers amis ; mon cœur débordait d'émotion et de tendresse. Je me jette dans ses bras qu'il me tend. Amitié sainte ! Consacrée par le temps et de grands et mutuels services. »

. * . » *

Dans l'avertissement qui précède les aventures du Dernier des Abencérages Chateaubriand indique que cette nouvelle publiée en 1826 fut écrite vingt ans auparavant. Bien que le grand martre de l'Ecole romantique n'appréciât guère le, style de Sophie Cottin et lui reprochât même de lui avoir fait quelques emprunts, i l est permis de supposer que" le roman de Blanca et d'Aben-Hamet lui fut inspiré par le drame de Mathilde et de Malek-Adel paru en 1805, avant même qu'il ait ressenti l'évocation poétique de Grenade.

Le roman Matkilde, achevé à Champlan à la fin de l'été 1804 obtint un succès retentissant ; i l souleva l'émotion des Cercles littéraires et de l'ancienne société de Pauline d&Beaumorit ; Mme de Genlis s'en montra jalouse, elle voyait une rivale en Mme Cottin, tout en déclarant qu'elle était supérieure à Marivaux, et ses héroïnes au-delà de l'immortelle Manon ; Mme de Staël, qui s'avouait « obsédée » par Amélie de Mansfield, écrivait de son exil son enthousiasme pour « ces beaux récits des temps de la Cheva­lerie ». L'ouvrage était enrichi d'une préface historique, sur les trois premières croisades, dont l'auteur était Joseph Michaud. L'abandon d'Azaïs avait reconduit Sophie à cette vieille et sage amitié. « L'amitié, lui avait-elle écrit, se montre par le besoin qu'elle a de dire sa douleur, mo^ cœur oppressé, déchiré, se tourne vers vous, afin de chercher des consolations ». Il vint, passer auprès d'elle, l'été de 1804 ; elle accuse cette présence dans une lettre : « J'ai passé tout l'été avec un homme très aimable, son esprit me plaît, sa société m'est douce... j'avoue que le tendre intérêt que je lui inspire, sans m'émouvoir jamais, m'a touchée quelquefois ». Elle lui fit part alors du projet d'écrire Elisabeth conte simple et naïf destiné à la jeunesse. Xavier de Maistre déve­loppera en 1820 le même sujet dans sa Jeune Sibérienne sans omettre de rappeler : « Ce récit fit assez de bruit dans le temps

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pour engager na auteur célèbre, Mine Cottin, à faire une héroïne de cette intéressante voyageuse (1). /

Sophie allait-eue enfin jouir de la douceur de vivre, entourée de ses amis dans le décor paisible et embelli de Champlan ? Ses relations s'étaient, pour la plupart, ralliées à l'Empire, le calme régnait autour d'elle... mais son cœur était inapaisable. «• Je crois qu'à mon dernier soupir, disait-elle, au moment de tomber devant le trône du Souverain Juge je serai, même encore, sensible au plaisir d'être aimée i * L'absence de tendresse la fit défaillir, le regain de curiosité que lui valaient sec dernières œuvres l'effa­rouchait, elle songeait à une évasion; ses regards se tournèrent vers les rivages de l'Italie. On doit ses plus jolies lettres au voyage qu'elle y accomplit avec l'une de ses amies souffrante, Mme Le Marois, à qui elle prodigua ses soins. L a dernière missive adres­sée à l'une de ses nièces est datée de Venise, le 4 octobre 1806.

« Je voulais te parler de Padoue, je voulais te parler de Vicence, mais j 'a i vu Venise et je ne peux plus parler que d'elle. Venise qui surpasse toutes les surprises, qui confond toutes les pensées, qui trouble toutes les habitudes ; Venise qui semble sortie toute bâtie du sein de la mer... on dirait la Cité de Neptune que les tri­tons soutiennent sur leurs épaules. Nous logeons sur le Grand Canal, rue liquide couverte de gondole» qui vont et viennent dans un grand mouvement et un grand silence. On ne se figure pas quel bruit i l y a de moins dans une ville où ne passent jamais ni un carrosse, ni une charrette,, ni un cheval... ville où tout abonde et qù i l faut tout apporter, dont, la plupart des habitants n'ont jamais vu un champ, un arbre, une prairie, où jamais un ruisseau d'eau douce n'a coulé et où de superbes palais élèvent jusqu'au ciel leurs colonnes de marbre... tout cela saisit la pensée et prouve que rien n'est impossible à un travail obstiné 1 »

Trois jours plus tard, elle annonçait à Mme de Pastoret son prochain retour * harassée de fatigue », accusant ainsi les pre­miers symptômes d'une maladie qui devait l'emporter : « Je suis bien loin 'de me plaindre puisque cela réussit à mon amie ; je me serais décidée à prolonger mon séjour dans ce climat favorable si Mme Le Marcis y avait pu consentir, mais ce que l'amie pro­pose, la mère n'a pu le faire si persuadée que la joie de revoir son fils lui fera plus de bien que tous les plus beaux ciels du monde.

(1) Btisabttk exalte le courage d'une jieuae aile qui, ver» la fin du règne de Paul I". partit à pied de la Sibérie pour venir â Saint-Pétersbourg demander la grâce de son père.

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Nous allons nous rapprocher de ce que nous aimons. J 'aî le plaisir de parler souvent de vous ici avec un homme très aimable : c'est M . de Prony (1) et ce n'est pas le moindre mérite à mes yeux que de savoir si bien vous connaître et vous aimer... J'espère être à Champlan à la fin de novembre... je vous y attendrai... »

Elle oscilla tout l'hiver entre Champlan et son appartement de Paris, 124 rue Saint-Lazare ; sa santé déclinait tous les jours ; on la vit au printemps 1807 se rendre à Meudon, où les Bresson avaient recueilli dans un charmant domaine acquis en viager la veuve d'Alexandre Deleyre, aincien député de la Gironde et ancien ami de Jacques-François Risteau (2).

Le mal qui la minait mit fin à cette vie ardente ; Sophie Cottin s'éteignit le 25 août 1807 (3), assistée au moment de sa fin par son dernier confident et ami, le pasteur Mestrezat.

Quelques âpres critiques se mêlèrent aux louanges. Sophie Cottin romancière, fut blâmée par certains pour cette exaltation passionnée qui troublait les cœurs !... trop de sanglots, de tombes, de désespoirs, de machinations ténébreuses. Julie Carreau à qui Talma donnait des raisons de douter de la pérennité de l'amour, écrivait en l 'An X I I à Benjamin Constant : « Avez-vous lu Claire d'Albe ? Si l'on en croit Mme Cottin on ne revient pas plus de l'amour que de la peste ! » Joubert s'indignait auprès de Mmes de Vintimille et de la Briche, de leur engouement pour ces « romans malsains » faisant toutefois exception pour Elisabeth. Molé exprime un jugement sévère. Chateaubriand refuse de la connaître ! I l est cependant équitable de lui assigner un rôle dominant dans le mouvement littéraire féminin, pré-romantique (Mme de Staël exceptée). Les héroïnes de Sophie Cottin cédèrent le pas à Adolphe, à Anthony et à Graziella.

Lady Morgan commet une erreur dans ses Mémoires, parfois inexactes, en affirmant qu'en 1816 la renommée de Sophie Cottin

(1) Le baron de Prony, célèbre Ingénieur, chargé de mission en Italie par Napoléon, y dirigea d'importants travaux à Gênes, Ancône, Venise (1755-1839).

(2) Né à Bordeaux, l'encyclopédiste Deleyre était membre du Conseil des Cinq-Cents et de l'Institut.

(3) Acte de décès : Risteau, Veuve Cottin, Marie-Sophie, 124, rue Saint-Lazare, décédée le 25 août 1807, âge 36 ans. Témoins : P. Lemarcis, son cousin, Directeur des Contributions, rue Gaillon, n° 12, et Jean Jauge, son neveu, employé, demeurant rue Saint-Lazare, 122. (Archives de la Seine).

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s'était déjà éteinte ; ses romans furent souvent réédités ; jusqu'en 1845 ils ont été lus et répandus aussi bien à l'étranger qu'en France (1).

Dans le Mémorial de Saint-Hélène, Las Cases rapporte à ce sujet une curieuse anecdote. Napoléon arrivant aux Briars rendit visite à une famille anglaise du voisinage. Le père de famille qui ignorait tout de lui était un fervent lecteur de Sophie Cottin ! Il s'informa auprès de l'Empereur du sort réservé à l'héroïne du roman dont i l n'avait pas encore achevé la lecture.

Napoléon irrité par son ignorance des grands événements contemporains répliqua sèchement « qu'elle était morte et enter­rée ». « Aussitôt, ajoute Las Cases, deux grosses larmes coulèrent sur les joues rubicondes du vieil Anglais ».

On sait que, vers 1825, l'académicien Brifaut lisait les lettres de Sophie à la Duchesse de Duras et que, peu de semaines avant sa mort, i l céda aux instances de la Princesse Adélaïde d'Orléans, qui désirait connaître Amélie de Mansfield. Or i l lui avait fallu avant de lui en faire la lecture corriger et adoucir la dernière page, la sensible princesse ne pouvant supporter son dénouement tra­gique.

* * *

Aucune main n'a écarté les ronces qui recouvrent au cimetière du Père-Lachaise la pierre tombale sous laquelle repose l'auteur de Mathilde... Cette végétation qui ploie au printemps sous une intense floraison donne à cette simple dalle un aspect romantique qui s'accorde avec l'époque et l'œuvre de Sophie Cottin. Mais, hélas 1 le souvenir de cette femme aimante, vertueuse et bonne, s'est effacé comme les noms gravés sur la pierre !

Je songe à la plainte que Gœthe prête à l'héroïne d'un de ses plus gracieux poèmes :

Il fait nuit... Je suis égarée sur l'orageuse colline I Faut-il que je sois seule ici ?

G. CASTEL-ÇAGARRIGA.

(1) La prise de Jéricho, œuvre de Mme Cottin, a fait le sujet d'un oratorio où se distingua la voix de Mme Branchu en 1805. Amélie de Mansfield tut le thème d'un drame joué au Théâtre Français la même année par Mmes Talma, Desrosiers et l'acteur Damas, enfin Elisabeth inspira, en 1806. l'auteur d'une partition d'Opéra.