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Le Rêve de M Pouchet

L’ apparition, en 1859, de l’Hétérogénie, ouvrage capital de M. Pouchet, fut le point de départ d’une nouvelle phase, pendant laquelle luttèrent d’un côté MM. Pouchet, Joly et Musset, et de l’autre M. Pasteur, représentant les panspermistes. Cette phase de la lutte fut particulièrement caractérisée par ce fait, qu’ il faut reconnaître, c’est que les hétérogénistes demeurèrent absolument stables dans leurs convictions, tandis que leurs adversaires compromettaient leur cause, soit par leurs tergiversations nombreuses, soit par les contradictions qu’ ils s’opposaient les uns aux autres.

(Grand Larousse universel du XIXe siècle)

Le 24 février 1830, M. Pouchet déambulait, d’un pas tranquille, dans le quartier Saint-Vivien. Son trajet était long, et il continuait de pleuvoir, averse et à torrents, sur les toits d’ardoise de la ville aux cent yeux, sur Rouen la gothique. Quoique d’épais nuages masquassent le ciel, M. Pouchet avait la tête dans les étoiles, et il piétinait allégrement dans les flaques d’eau qui allaient grossissant, sous ce déluge nouveau, de sorte que ses bottines excessivement pointues, en forme de souliers à la poulaine,

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commençaient à rendre un son assez peu euphonique : « crouic, crouic, crouic ».

Nous devons dire que M. Pouchet, malgré ses airs de romancier perdu dans des réflexions éditoriales, ne roulait pas sur l’or ; jugez donc : ayant plus ou moins achevé des études de droit, il était devenu une espèce de bon à rien ; trop futile et volage pour travailler, il vivait de peu, de la charité de quelque ami, d’une pipe congrûment culottée ou de l’air du temps, suffisamment épais pour le nourrir, et assez corrompu pour le conserver, tel un hareng saur, par fumage. Ses traits délicats, féminins, sa peau fraîche et fine, ses longs cheveux d’un blond cendré, à la mode rococo, se déployant le long de son col en repentirs nombreux, ses yeux d’une nuance indéfinissable, d’un gris amer, et sa taille bien prise, malgré des hanches un peu rondes, le faisaient ressembler à un Bacchus, sobre et chaste, égaré dans la ville normande, figure caravagesque, mieux faite pour les caresses douces et vives de quelque Omphale libertine, que pour le rythme de la vie urbaine, raccourci saisissant d’une société industrielle, progressiste et bourgeoise.

M. Pouchet se rendait à son propre mariage, auquel ne devaient assister que les deux témoins légaux, choisis au hasard dans la rue, mariage civil incognito qui témoignait suffisamment de la moralité douteuse du personnage ; cet esprit fort ne se laissait pas, du reste, embrigader dans cette noble institution sans un vif dépit. Il s’était vêtu de la manière la plus excentrique : un chapeau de feutre noir, agrémenté d’une rose de soie au cœur savamment recroquevillé, lui ceignait la tête ; une mante de velours cintrée, d’un violet de bluet, lui tombait des épaules et moulait son corps délicatement, découvrant à

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l’ échancrure une jupe noire ajustée, qui lui découvrait les chevilles. Ces vêtements, on le pense bien, faisaient souvent hésiter sur son véritable sexe ; les multiples colifichets de cristal qui lui scintillaient aux mains, aux bras, aux chevilles, achevaient de rendre cette nuance de l’androgyne mystique, si ardemment poursuivie par les poètes.

Il avait rencontré sa fiancée quai du Havre, cinq ans auparavant, près d’un hangar désaffecté où elle venait « se ressourcer » quelquefois. Elle restait assise, des heures durant, sur les pavés maculés de taches d’anthracite et de nappes d’huile de vidange, parmi les bidons de fer rouillé ; des chats faméliques s’approchaient craintivement, puis repartaient guetter les rats qui prospéraient. Habillée simplement, d’une jupe décolorée, d’une chemisette blanche et d’un long manteau usé jusqu’à la corde, elle semblait chez elle ici, fuyant toute présence humaine, dans cet univers dégradé et déprimant. Elle venait, parce que ses parents, quand ils étaient las de s’envoyer des assiettes à la figure, la prenaient à témoin ; alors elle restait muette, comme hébétée, et se faisait battre : non pas qu’elle ne sût entre lequel « choisir », la question n’était pas là, mais parce qu’elle les haïssait autant tous les deux. Quoiqu’elle pût dire, de toute manière, le scénario restait identique : après leur bagarre hebdomadaire, ils se réconciliaient, pleurant à grosses larmes dans les bras l’un de l’autre, et rendant grâces à Dieu de cet heureux dénouement, avant de prolonger leur grand effort humaniste par des distractions plus substantielles : c’est sans doute pourquoi, au désarroi de la petite Noémie, ils ne se séparaient jamais.

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Or, un soir, elle prévint la tempête : après avoir longtemps réfléchi toute seule, accroupie sur les vieux pavés de grès, grave et silencieuse, elle se leva tranquillement, faisant effort sur ses genoux sales et dirigea ses pas vers le bord du quai, au pied duquel croupissait l’eau du fleuve rendue plus noire et plus visqueuse par la nuit tombante. Elle plaça ses deux mains sur son front, et les colla l’une sur l’autre comme elle l’avait vu faire par les caleçons rouges du bassin ; puis elle sauta. À ce moment précis, telle une serre d’aigle, une main s’abattit et se referma sur le poignet gauche de la jeune fille, l’étreignant avec l’ énergie du désespoir, et le tirant de toutes ses forces. Noémie en fut si surprise que ses muscles et sa bouche refusèrent de répondre, dénoués, comme paralysés ; elle regardait, mais ne comprenait pas : un jeune homme, à peine plus âgé qu’elle, venu là par hasard, au gré d’un détour sur le chemin du lycée jusqu’à chez lui, l’avait aperçue de loin, et, spontanément, s’était précipité, courant à toutes jambes et réussissant in extremis à la sauver. C’est d’ailleurs lui qui était le plus abasourdi des deux, tant son cœur palpitait d’angoisse et d’émotion.

Mais il savait une chose : cette jeune fille, dont il apercevait le visage baigné de larmes dans un éblouissement intérieur, devait être, il n’en pouvait douter, l’amour de sa vie, celle qu’ il chérirait, après laquelle il languirait à jamais : il l’ avait décidé ainsi, et la beauté de sa forme, ployée telle un roseau, gracile et gauche dans ses bras hésitants, ne pouvait qu’étayer l’illusion de ces sentiments précoces.

– Mlle Noémie attendait déjà ce M. Pouchet depuis un bon quart d’heure, devant l’Hôtel de Ville : elle avait, par son seul accoutrement, attiré plus de monde

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que si elle avait envoyé des faire-part à toute la ville, avec petits-fours à la clef. Tout comme son promis, mais symétriquement en quelque sorte, elle était une petite créature sophistiquée et androgyne, dont la féminité prenait un goût plus piquant sous ses vêtements de petit maître du XVIIIe siècle.

Cependant, M. Pouchet approchait, sans se presser, toujours sûr d’arriver, puisqu’ il n’avait pas de but ; les seules limites qu’ il daignât s’ imposer étaient celles de l’ infinitude de son amour. Or, tout en marchant le long de la Seine, il finit par poser les yeux sur une grosse masse sombre qui flottait à la surface de l’eau et qui semblait le suivre : c’était, en réalité, un chat, un cadavre de chat absolument repoussant, gonflé d’eau, les yeux ternes grand ouverts sur le néant. M. Pouchet en était ému jusqu’aux larmes. Quand le chat se prit dans de la végétation, il descendit sur la rive et examina la bête : il s’agissait d’un gros matou roux qu’ il connaissait bien. À l’aide d’une branche, il essaya d’attirer le chat plus près de lui, mais la fourrure, fragilisée par son immersion prolongée, se creva au premier contact en laissant échapper, au milieu de boyaux informes, avec des bouillons d’eau sale, de petits poissons transparents, quasi microscopiques, sans doute des larves ou des alevins.

Et là, soudain, l’Intuition. M. Pouchet n’avait eu qu’une passion dans sa vie,

les Sciences Biologiques, et dans cette seconde unique toute la substance de son être se cristallisa avec une densité prodigieuse. Il devait savoir, il fallait qu’il sache, le reste n’ importait plus. C’était plus que vital, il avait la Foi, la foi dans le Progrès et dans la Science !

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* * *

Lucile et Martin, charmant couple fraîchement agrégé (d’histoire), longeaient la rue Saint-Patrice ; ils marchaient l’un près de l’autre, se dirigeant à petits pas vers l’église flamboyante dont les vitraux avaient peine, à cause de l’étroitesse serpentine de la rue, à agripper les rayons du soleil illuminateur. Le ciel était bas et blanc, l’atmosphère, comme condensée dans une douceur presque tangible, et l’absence de vent, donnaient à cette matinée d’automne une harmonie agréable et triste ; ainsi s’expliquait, peut-être, l’air indolent des tourtereaux. Ils discutaient à voix basse, d’un air assez ennuyé, et s’arrêtèrent bientôt à un tournant de la rue. Se découvrit à eux un bel hôtel à la façade baroque, dont la pierre d’un jaune mat était festonnée, fouillée avec une incroyable profusion de figurines grotesques, de feuilles d’acanthe, de colonnes torses et de frises enchevêtrés, s’ordonnant en une symétrie dérangée sans cesse par les fantaisies minérales du sculpteur. Sous le large porche, les deux battants de la lourde porte de chêne, ornementée en son centre d’une tête de bélier, étaient exactement fermés.

À ce seul aspect, Martin eut le sentiment que là, il pourrait enfin dormir à son aise, sucrant ses rêves de la sensation succulente de se prélasser dans un authentique et légitime monument historique, chef-d’œuvre d’architecture qui avait abrité, au long de sa longue histoire, les hommes des siècles passés. Mais ni lui ni sa femme n’osèrent presser le bouton de la sonnette, par crainte, sans doute, de rompre le calme solennel de cette enveloppe. Cependant, un cabot s’avançait vers eux, l’ air pataud, d’un brun jaunâtre

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crasseux, avec une longue queue raide et de grands pavillons affaissés. Le chien se mit à flairer, pour se donner une contenance, le jambage opposé de la porte, l’honora d’une légère ablution, puis, frôlant la cuisse de Lucile, partit comme il était venu.

À cette vue, témoin impuissant, Martin se prit à réfléchir à la vanité humaine, aux causes de la surdétermination des êtres par les apparences extérieures et à bien d’autres choses encore ; puis, après quelques minutes, par un mouvement fulgurant de volonté, il décida de sonner. C’est alors qu’un valet de chambre, le prévenant de quelques fractions de seconde, ouvrit à deux battants sur un édifice de style tout différent : une haute maison à pans de bois, dont les deux ailes faisaient un retour d’équerre sur un immense corps de bâtiment du même style, surmonté d’un petit cabinet en forme de tourelle octogonale, et percé de baies étroites remplies de losanges de verre multicolores. Le garçon, sur une révérence, les pria de le suivre, et s’excusa de ne pouvoir se charger que des bagages de Madame.

À l ’ intérieur, les plafonds bas, bordés de frises stuquées et moulurés en leur centre, les cheminées de marbre vert, les lattes de parquet ordonnancées en des entrelacements de bois clairs et foncés, rendaient Lucile mal à l’aise ; elle avait une sensation paradoxale de chaleur poussiéreuse et de superbe froideur.

Derrière un haut comptoir, couvert d’une nappe à carreaux rouges et blancs, comme sur les pots de confiture, se tenait de dos une femme imposante, excessivement maquillée, pour ne pas dire badigeonnée de poudre de riz. Ses grandes oreilles étaient appesanties d’anneaux de métal doré, selon le

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procédé Ruolz, lourds et clinquants ; sur sa poitrine décolletée, se déployait un superbe collier de perles d’où pendait un crucifix de bois noir, avec un petit Christ de corne se tortillant malaisément sur ses branches. Quand elle entendit Martin s’approcher, elle se tourna d’un quart de tour, faisant décrire à ses seins gras et généreux de doux tremblotements, mais se figea aussi sec lorsqu’elle aperçut le minois de Lucile, à qui un passage aux toilettes avait redonné des couleurs.

« Madame, Monsieur, que puis-je pour vous ? – Monsieur… Oui… ? Ne soyez pas timide…, Monsieur, il faut avoir de l’assurance dans la vie, et, voyez-vous, les femmes…

– Oui, euh… pardonnez-moi, mais nous voudrions une chambre pour la nuit, pour deux, s’ il vous plaît, coupa promptement la jeune femme dont les pommettes se rosirent, ce qui donna à son visage fin et blond un joli teint virginal.

Ils n’avaient pas eu le temps de réserver, et le hasard, ce soir-là, vint couper court à leur embarras conjugal. Leurs chambres respectives n’étaient, toutefois, séparées que d’une mince cloison de bois : ils pourraient s’écouter dormir ; ils s’entendraient vivre l’ un et l’autre, intimement, avec attendrissement.

Il ne restait plus que deux clefs sur le tableau, lesquelles, comme le leur annonça prestement l’ adorable matrone, correspondaient chacune à une chambre simple. Martin poussa un profond soupir : il acquiesça d’un air mal assuré, empoigna les bagages et se mit à gravir l’escalier à colimaçon, tandis que sa femme se chargeait de remplir le répertoire. Ils étaient au premier étage, aux chambres n°2 et n°4 (les autres, situées sur le même palier, avaient leurs fenêtres

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condamnées et étaient abandonnées depuis longtemps). Après s’être mollement embrassés, Martin et sa femme se séparèrent ; ils se proposèrent mutuellement de dormir tôt, une rude journée les attendant le lendemain.

Lucile était ce qu’on nomme absolument une belle femme, c’est-à-dire qu’elle était bien proportionnée, sans défaut visible, avait une « plastique parfaite », et disposait de tout pour remplir les fonctions habituelles d’une femme mariée. Cependant, son absence de grâce, de charme et de mignardise dans l’ expression du visage et les habitudes du corps empêchaient Martin de l’aimer comme il l’eût souhaité. Rien en elle ne l’émouvait, ne faisait vaciller sur ses pieds d’airain sa raison tyrannique : et ce ne fut pas sans soulagement qu’ il pénétra dans sa chambre, pour réfléchir, seul avec lui-même, à ce que sa vie pourrait bien devenir. Sitôt dévêtu, il se glissa entre les lèvres blanches et douces de ses draps, et parcourut la chambre du regard, mais sans y trouver, loin de là, les splendeurs de l’entrée. Au fond, dans un recoin que n’atteignaient pas les rayons de sa lampe, une petite table était appuyée contre le mur, avec deux chaises paillées ; l’ on y avait dressé le couvert : deux cuillères de métal blanc, quatre ou cinq couteaux de différentes tailles, des verres, des tasses et des coupelles, destinés, sans doute, à leur petit-déjeuner : aimable attention qui le laissa satisfait, dans un état de plus en plus comateux.

Décidant de ne plus résister, Martin laissa sa tête retomber et s’endormit rapidement : ses paupières, irrésistiblement attirées l’une vers l’autre, le plongèrent dans un sommeil quasi-comateux. Aucun bruit ne venait troubler le silence ; la chambre donnait

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sur une arrière-cour, et quelques merles seulement, infatigables chanteurs, lançaient encore quelques roulades dans la brune qui couvrait la ville.

Vers deux heures du matin, Martin, comme réglé par une horloge, se réveilla, pris d’une grosse envie : mais il ne connaissait pas l’emplacement des toilettes, faute de s’être renseigné ; il n’osa pas se lever pour partir à l’aventure. Quoiqu’ il eût encore sommeil, ses yeux s’ouvraient d’eux-mêmes, captés par un rayon de lune qui filtrait par les persiennes, et prenaient des reflets argentés d’hachichin en plein kief. Il eut beaucoup de mal à les refermer, et s’étonna que l’ heure fût si peu avancée au regard de la densité de son premier sommeil. Il s’assit alors dans son lit et se tint, paupières mi-closes, somnolant et pensant à diverses choses ; chaque circonstance de la journée donnait lieu à d’extravagantes broderies du genre romanesque : par exemple, il avait trouvé un dé à coudre par terre, sur le trottoir de l’hôtel, et, par des transitions subtiles que nous ne nous risquerons pas à retranscrire, trente secondes plus tard, il s’ imaginait entouré d’un nimbe de geishas immaculées qui lui lançaient des œillades traditionnelles, et l’ invitaient à passer, sur leurs tout petits pas, le panneau de bois laqué de leurs chambres respectives.

Puis, alors qu’ il cherchait son mouchoir (ses allergies ne lui accordaient aucun répit), et tâtonnait de la main sous les couvertures, il sentit tout à coup, à son immense surprise, entre ses doigts, le bouton frais et pointu du sein droit de sa femme : pas de doute, la gorge palpitante, aux battements précipités du cœur, communiquait avec une puissance de sensualité qui lui avait été jusqu’alors inconnue, sa chaleur et sa plasticité féminines aux sens troublés de Martin.

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Lucile tourna la tête : elle leva ses paupières avec calme et fit mine de se réveiller. Spontanément, Martin retira sa main mais sa femme, qui n’avait pas eu l’air de s’en apercevoir, ouvrit les yeux pour de bon, de plus en plus grands. Lucile fixait, droit devant elle, dans le fond de la chambre, une petite table baignée d’ombre. Elle ne disait rien, son visage restait bizarrement inexpressif ; Martin, intrigué, dirigea mécaniquement son regard dans ce sens, et vit un homme, un vieil homme rendu flou par sa forte myopie, se saisir d’un bougeoir posé sur la table, l’ allumer et, avec un petit rire enroué, disposer devant lui des objets qu’ il tirait d’un cartable de cuir noir, recouvert d’une épaisse couche de poussière. Lucile, accoudée dans le lit, avait les yeux grand ouverts, l’ air somnambulesque, bien plus effrayante pour Martin que l’apparition de ce personnage, qu’on eût dit sorti d’un roman de Balzac. Martin, une fois ses lunettes chaussées, put mieux distinguer les traits du visage de l’homme, sanguin et blond ; de larges royales d’un roux clair encadraient sa figure, et se rejoignaient sous son nez épaté en moustache ; de petits yeux d’un bleu froid, pétillants d’énergie passionnée, ainsi qu’une bouche charnue dont la langue balayait incessamment la lèvre inférieure, complétaient sa physionomie spectrale.

M. Pouchet (son nom était inscrit en grosses anglaises sur l’étiquette du cartable) portait un habit à queue de morue beige, éraillé et percé de multiples trous ; négligé, mal rasé, les cheveux en broussaille, remplis de nœuds, il ne cessait de grogner après ses instruments, après lui-même qui n’allait pas assez vite, tandis que ses mains tremblaient d’épuisement, de nervosité et de surexcitation. De longues minutes

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s’écoulèrent ainsi, solennelles, calmes, silencieuses, seulement entrecoupées par le cliquetis des éprouvettes, les jurons étouffés du scientifique et le glouglou des alambics ; mais, au fur et à mesure que son expérience avançait, l’expression de son visage s’éclairait. Enfin, avec un grand sourire sur la figure, le savant fixa le jeune couple toujours parfaitement attentif, et les convia, par de petits hochements de tête, à venir constater par eux-mêmes : au fond d’une bouteille de verre épais hermétiquement fermée, que le professeur avait remplie, sous leurs yeux, d’une eau préalablement bouillie sur un réchaud de cuivre, se décomposait un morceau de muscle de bœuf d’un blanc rosâtre, presque entièrement vidé de son sang, duquel sortaient, si minuscules que M. Pouchet avait dû superposer plusieurs loupes pour les rendre perceptibles, de petits animalcules, des « infusoires » selon son terme, qui tortillaient leurs corps allongés et frêles et remontaient à la surface, lentement portés par le liquide.

« Victoire ! Victoire ! cria-t-il de ses poumons impalpables, Victoire ! répéta-t-il une dizaine de fois sur un ton narquois ; cette fois, l’Académie ne pourra plus tergiverser, car ma théorie se vérifie par l’ expérience ! – … En somme, je vais leur clouer le bec ! glissa-t-il aux jeunes gens avec un sourire.

Martin et sa femme avaient observé l’ensemble des préparatifs et des manipulations du savant, et s’étaient rendus scrupuleusement compte de la suite des fait : ils ne purent donc qu’applaudir chaleureusement, tandis que le professeur les regardait du haut de ses binocles embués (un froid glacial habitait la chambre dépourvue de chauffage), avec un regard où perçait une certaine mélancolie, mais heureux tout de même,

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et ses longs cheveux gris, collés par la sueur sur son front, n’eurent pas à souffrir d’un nouvel accès de colère. Il avait su, avant les autres ; il avait eu l’ intuition intime et opiniâtre de la Vérité ; maintenant, cela aboutissait.

« La cause de l’hétérogénie est gagnée. Aimez-vous, mes enfants ! Aimez-vous ! La Nature, bienfaitrice universelle et unique cause de tout, daigne enfin abattre d’un trait magistral l’ obscurantisme. La Nature vous montre la voie, elle qui ne cesse et ne cessera jamais d’engendrer, éternelle… » Dans l’élan de son enthousiasme, il sautilla sur ses jambes tordues par la goutte, les serra dans ses bras inexistants, et embrassa Lucile sur les deux joues – celle-ci ne put s’empêcher de rougir, se disant que ce M. Pouchet était décidément un homme sans principes. Mais, dans le feu de l’action, il lâcha son récipient, dans lequel le bout de viande continuait d’infuser en tremblotant, sous l’effet de cette frénésie sénile. Le verre se brisa violemment par terre : et là, c’en fut trop.

Tout à coup, les époux entendirent des pas monter l’ escalier quatre à quatre, puis la serrure céder après un tour de clef coléreux ; alors, la porte claqua, littéralement propulsée d’un grand revers de bras, et l’ hôtesse des lieux, dans une nuisette rose à pois transparents, tel Jupiter tonnant, entra en furie, les joues allumées, les yeux rouges, hurlant que cela suffisait et qu’il fît moins de boucan.

Martin, sous le nez de qui elle tenait sa lampe-torche, dont la lumière l’éblouissait, cligna deux ou trois fois des yeux, puis les frotta avec ses poings fermés, car le sommeil empesait douloureusement ses paupières, et demanda ce qui se passait : alors Mme

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R***, qui redoublait de rage et qui trépignait, indiqua le verre d’eau de la table de nuit, brisé en mille morceaux au pied du lit ; sur le parquet, une nappe de liquide dégouttait au rez-de-chaussée, d’après elle. Alors, la gérante prit un petit air mutin et entendu, s’approcha de Martin avec des mouvements veloutés, et fit mine de vouloir lui chuchoter quelque chose à l’ oreille ; mais, après un instant de réflexion, elle se ravisa, et, en sortant de la chambre, cria que l’incident était clos.

Martin ne comprenait plus rien à rien ; il était étourdi ; il tentait de percer les ténèbres, mais ne sentait pas sa femme auprès de lui ; alors il se leva. À ce moment, soudain, un cri suraigu retentit : au moment même où son pied touchait terre, Martin sentit le plancher se dérober sous lui et fit un mémorable vol plané jusqu’à la porte d’en face, que sa tête heurta sèchement tandis que sa poitrine s’écrasait sur le sol : Mme R***, qui ne paraissait pas étonnée, rentrée presque immédiatement dans la chambre, enjamba le jeune homme et alla tout droit ramasser, projeté à l’autre extrémité de la chambre, un gros bout de viande livide et poisseux.

* * *

Le lendemain, à onze heures du matin, Martin, bien que douloureusement courbaturé, les reins cassés par sa chute, se sentait une vigueur non-pareille, cependant que, marchant tout à côté de lui, en direction du Lycée Nicéphore-Niepce, son adorable femme ne cessait de roucouler tendrement. Il ne parlèrent pas de leur nuit : l’ incroyable sève de vie

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qui leur montait dans les veines avait pour eux, semble-t-il, les mêmes effets que l’eau du Léthé. Dès lors, ils furent frénétiquement heureux en amour, firent un nombre d’enfants déplorable, s’achetèrent un pavillon et, sur leurs vieux jours, un petit chien qui s’appelait Kiki et qui déféquait (oh ! le vilain) en plein milieu des trottoirs.

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M.R., un inventeur rouennais

M.R. était nutritionniste : il exerçait son art dans la bonne ville de Rouen. Des années durant, il s’était appliqué à lui-même la discipline alimentaire la plus ascétique, associée à d’ intenses exercices physiques, ce qui en avait fait un être petit et malingre. Puis il s’était dit qu’après tout, tant d’efforts pourraient bien lui rapporter quelque argent, en ces temps de crise chronique, dans une société dominée par la double aspiration au consumérisme satisfait et à l’esthétisme culpabilisant.

Il avait donc mis ses dix années d’anorexie au service de son compte en banque, d’une part, d’une couche sociologico-adipeuse de la société, de l’autre. C’est précisément à cette dernière qu’ il avait décidé de s’attaquer, dans un mouvement de misanthropie salutaire, et qu’ il s’ ingéniait à faire disparaître, à défaut de la faire maigrir. La méthode était simple, mais ingénieuse, et elle lui valait un afflux constant de clientèle. Il avait placardé au-dessus de sa porte cette inscription des plus alléchantes :