le rendez-vous de l’amour ou le pari de...

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Le Rendez-vous de l’amour ou Le Pari de l’amour Nathalie Gaillard Ce roman ne sera pas publié. Le voici donc en ligne en lecture gratuite. J’espère que vous serez nombreuses à me donner votre avis et à me signaler les erreurs dans le livre d’or. Aux yeux de tous, Lisa a tout pour être heureuse : un fiancé des plus prévenants, un travail plaisant et une vie agréable dans son village natal des Ardennes. Pourtant, elle va décider de remettre en cause cet équilibre pour se lancer, à New-York, dans une nouvelle existence qui, elle l’espère, lui permettra de devenir enfin elle-même et pourquoi pas, de se laisser guider par l’amour.

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Le Rendez-vous de l’amour

ou

Le Pari de l’amour

Nathalie Gaillard

Ce roman ne sera pas publié. Le voici donc en ligne en lecture gratuite.

J’espère que vous serez nombreuses à me donner votre avis et à me signaler les

erreurs dans le livre d’or.

Aux yeux de tous, Lisa a tout pour être heureuse : un fiancé des plus prévenants,

un travail plaisant et une vie agréable dans son village natal des Ardennes. Pourtant,

elle va décider de remettre en cause cet équilibre pour se lancer, à New-York, dans

une nouvelle existence qui, elle l’espère, lui permettra de devenir enfin elle-même et

pourquoi pas, de se laisser guider par l’amour.

I

- Mais tu dois, avant tout, trouver pourquoi cela a commencé. Essaie de te

souvenir de ce qu’il s’est passé dans les heures ou les jours précédents.

- Je ne comprends pas où vous voulez en venir, docteur. Pourquoi, comment, où,

quand ? Quelle importance ? Je souffre d’allergies ! Un point c’est tout ! répliqua

Lisa à son médecin de famille, en poussant un profond soupir d’exaspération.

- Tu as une réaction cutanée qui n’est pas d’origine allergique, Lisa. Tous les

tests sont négatifs. Je pense sincèrement que tu souffres d’une maladie d’origine

psychosomatique.

- Mon inconscient provoquerait ces irruptions cutanées ? Mais vous croyez que

cela m’amuse de devenir, chaque jour, pendant plusieurs heures, toute boursoufflée ?

De devoir me cacher ?

- Je n’ai pas dit que cela t’amuse ! Il s’agit en fait d’une forme de protection.

Trouve la cause de ton mal et tu pourras alors guérir. Tu n’as pas été malade, pendant

quelques jours, la semaine dernière, n’est-ce-pas ?

- En effet.

- Alors, recherche ce qui avait changé, pendant ces quelques jours, dans ta vie

quotidienne.

- Je trouve cela ridicule.

- Je t’assure que cela ne l’est pas.

- Et, en attendant, je fais comment ?

- Je vais te prescrire un antihistaminique. Prends un comprimé chaque matin

pour atténuer les manifestations cutanées. Mais attention, ce n’est pas un remède

miracle ! Cela ne fera que masquer le problème. Dès que tu arrêteras de prendre ce

médicament, les rougeurs réapparaîtront, à moins que tu n’en trouves la cause et que

tu y remédies.

- Je vais essayer, murmura Lisa sans grande conviction.

Si le docteur Ramaud n’avait pas été son médecin de famille depuis sa plus tendre

enfance, si elle n’avait pas eu en lui une immense confiance, elle aurait considéré

cette consultation comme un ramassis d’idioties. Elle quitta le cabinet médical encore

plus abattue qu’elle n’y était arrivée. Elle marcha, au hasard, dans les rues du petit

bourg qu’elle habitait, espérant ne croiser personne, car elle n’avait pas le cœur à

discuter. Où pourrait-elle bien aller pour réfléchir sereinement ? Ni chez elle, ni à son

travail, on ne la laisserait un peu tranquille. Elle trouva finalement refuge sous un

porche, derrière l’église du village. Soulagée de se retrouver à l’abri des regards, elle

se mit à réfléchir. Que lui avait dit exactement son docteur ? Ah oui, quand cela

avait-il commencé ? Voyons, il y a, à peu près, un mois… En fait, la première fois

qu’elle avait eu son « allergie »…, mais oui, bien sûr ! C’était dans la nuit qui avait

suivi son anniversaire. Elle resongea alors à cette étrange soirée.

***

« Bon anniversaire,

Nos vœux les plus sincères,

Que ces quelques fleurs t’apportent le bonheur…

Que l'année entière, te soit douce et légère,

Et que l'an fini, nous soyons tous réunis,

Pour chanter en chœur, bon anniversaire, Lisa »

Tous l’avaient applaudie alors, tandis que, remise de ses émotions, elle soufflait

les vingt-deux bougies de l’immense gâteau qu’on lui présentait.

Quelqu’un ralluma la lumière, et elle découvrit ses amis et son père qui s’étaient

réunis pour lui faire la surprise de cette fête. Rien, elle ne s’était doutée de rien. Elle

était repassée, ce soir-là, à la boulangerie familiale pour y déposer des achats comme

le lui avait réclamé son père et, en ouvrant la porte, elle avait entendu résonner ce

chant d’anniversaire.

Malgré elle, les larmes montèrent à ses yeux et tous pensèrent qu’elle était émue

de les voir ici. Mais ce n’était pas cela. Comme à chacun de ses anniversaires depuis

qu’elle avait treize ans, elle pensait à un autre chant d’anniversaire, un chant que plus

personne ne lui avait chanté depuis.

- Ne pleure pas, ma chérie, s’écria Thomas en l’embrassant tendrement sur la

joue. Elle est trop émotive, ajouta-t-il à l’intention des invités.

Puis, Thomas fit quelque chose d’incroyable, une chose qu’elle n’avait pas

envisagé une seule seconde. Il mit un genou à terre, lui prit la main puis déclara, en

ouvrant un écrin :

- Mon amour, veux-tu être ma femme ?

Elle vacilla, incapable de répondre en découvrant le solitaire qu’il lui tendait.

Alors, elle entendit son père s’exclamer :

- Bien sûr qu’elle veut ! Regarde comme elle est émue. Allez, embrassez-vous !

Avant qu’elle n’ait pu réussir à articuler une parole, Thomas lui passa la bague de

fiançailles au doigt, se releva et l’attira contre lui pour l’embrasser sur la bouche. Un

tonnerre d’applaudissements résonna dans la boulangerie, et il l’entraîna pour danser

un slow romantique dans la salle qui avait été entièrement redécorée pour l’occasion.

- Mon amour, je suis si heureux ! Je t’aime tant ! chuchota-t-il dans le creux de

son oreille.

Emportée par ce tourbillon, elle ne réussissait toujours pas à prononcer une parole.

La surprise de cette fête d’anniversaire et le choc de cette demande en mariage

l’avaient bouleversée. Il fallait pourtant qu’elle parle, qu’elle donne son avis, mais

elle savait, au fond d’elle-même, qu’elle n’y parviendrait pas. Personne ne

comprendrait qu’elle gâche une telle soirée, qu’elle refuse d’épouser un garçon

« aussi gentil ». De plus, ce mariage signifiait trop pour son père. Il adorait Thomas,

le considérant comme son fils, le voyant prendre sa suite à la tête de son commerce.

Et de quoi se plaignait-elle ? À vingt-deux ans, elle avait tout pour être heureuse. Un

bon travail, un petit ami - enfin, un fiancé maintenant ! - une vie tranquille et toute

tracée, dans son village natal des Ardennes.

Elle chercha des yeux sa marraine, mais visiblement, elle n’avait pas été invitée

par les organisateurs de cette fête. Seule Jeanne aurait pu la comprendre…

Tandis que Lisa et Thomas dansaient, les amies de la jeune fille se faisaient une

joie de la complimenter, au passage, sur sa bague, sur son fiancé « si craquant », sur

la réussite de la boulangerie. Vers deux heures du matin, elle rentra enfin à la maison

où elle avait emménagé, avec Thomas, un mois auparavant.

- Ça va ? lui demanda le jeune homme en passant sa main, tendrement, dans les

longs cheveux bruns et soyeux de la jeune fille. Tu es toute pâle.

- Je ne me sens pas très bien. Je ne sais pas si c’est le Champagne ou le gâteau…

- Ah, se mit à rire Thomas, ce ne peut pas être le gâteau ! C’est moi qui l’ai fait !

- Trop de bruit, alors.

- Allonge-toi, je vais te faire un massage. Cela te fera penser à autre chose,

insinua-t-il en lui retirant sa veste.

Lisa avait besoin d’être seule, de pleurer, mais il ne se rendait compte de rien.

Pressé de faire l’amour, il lui retira son pull et là, elle poussa un cri d’effroi.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Regarde, regarde mes bras ! Ils sont tout rouges, tout boursoufflés ! Oh, mon

dieu ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

- Calme-toi, ce n’est rien. Tu dois faire une allergie, peut-être au gâteau, après

tout. J’ai utilisé une nouvelle variété d’amandes.

Lisa eut soudain un affreux pressentiment et retira son pantalon.

- Regarde, mes jambes aussi ! Mais, c’est affreux !

Elle courut se regarder dans la glace. Heureusement, son visage semblait épargné.

Alors, elle se mit à pleurer, à cause de l’allergie, à cause de cette fête où son père

réussissait à bannir, une fois de plus, le souvenir de sa mère, à cause de cette

proposition de mariage si inattendue.

- Chérie, calme-toi, conseilla Thomas en la prenant dans ses bras.

- Arrête de me dire de me calmer ! J’aimerais t’y voir, à ma place ! Lâche-moi !

Je veux me rhabiller, je me sens difforme.

- Mais non, Lisa, voyons ! Ce n’est rien !

- Rien ? Je fais peur !

La jeune femme enfila un grand T-shirt en guise de chemise de nuit et se coucha

en position de chien de fusil, tournant le dos à son compagnon.

- Chérie…

- S’il te plaît, laisse-moi dormir…

- Bon, comme tu veux.

***

Assise sur les marches du vieil édifice, le menton posé sur ses jambes repliées

contre elle, Lisa s’efforçait d’analyser la situation. Une chose était sûre, elle n’avait

jamais songé à se marier. Sans doute le souvenir des violentes disputes de ses parents

l’en avait-elle toujours dissuadée…

À bien y réfléchir, elle ne voulait pas se marier et Thomas le savait ! Pourtant, il

l’avait mise devant le fait accompli et cela n’était pas honnête de sa part. Comment

aurait-elle pu refuser devant tous leurs amis, tous leurs proches ? Comment aurait-elle

pu faire pour ne pas passer pour une pimbêche, en refusant une demande si

romantique ? Cependant, tandis qu’elle ne trouvait pas le courage de s’opposer

consciemment à son père et à Thomas, son corps, lui, aurait donc repoussé l’idée de

cette union. D’ailleurs, depuis que cette allergie s’était déclarée, elle n’avait plus fait

l’amour avec Thomas… Incroyable ! Depuis plus d’un mois, elle avait refusé tout

rapport à son compagnon. À chaque fois que Thomas l’approchait, elle lui demandait

de la laisser car elle ne supportait pas l’idée qu’il voit son corps déformé par ces

horribles rougeurs. Leurs relations étaient de plus en plus tendues, mais le jeune

homme prenait son mal en patience, attendant qu’elle guérisse pour retrouver « son

adorable Lisa ».

La jeune fille resongea à la conversation avec son médecin. Il lui avait conseillé de

réfléchir à ce qui avait changé dans sa vie quotidienne les quelques jours où son mal

avait disparu, la semaine précédente. Cela était si évident qu’elle se demanda

comment elle n’avait pas trouvé, par elle-même, les raisons de ses problèmes

cutanés ! Thomas et son père s’étaient absentés trois jours pour aller acheter une

nouvelle machine pour le magasin. Et, durant trois jours, elle s’était sentie mieux,

comme libérée d’un immense poids. Il était évident que son corps refusait ce qu’elle

s’était obligée à accepter… Son médecin de famille avait raison : elle n’était pas

malade mais devait tout simplement affirmer ses désirs, ses choix pour redevenir elle-

même.

Elle décida qu’il était temps qu’elle mette fin à cette imposture et qu’elle se libère

de toutes les pressions qu’elles subissaient depuis des années, celles exercées depuis

toujours par son père, celles exercées par Thomas désormais. Pas étonnant qu’ils

s’entendent si bien, ces deux-là ! songea-t-elle dans un excès de colère. Elle en venait

à les détester ! Elle réalisa qu’il s’était mis à pleuvoir et elle étouffa un sanglot. Il

pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… Jamais ce vers de Verlaine ne lui

avait autant parlé. A travers la pluie qui tombait de plus en plus drue, elle apercevait

le fond de son village. Elle aimait cet endroit au cœur des plaines, malgré le froid,

malgré le manque d’animation. Elle aimait même la vie simple qu’il lui offrait. Mais

cette existence n’était pas celle qu’elle devait mener, elle le savait au plus profond de

son être. Autre chose l’attendait ailleurs… Une vie plus compliquée, certes, mais

aussi plus palpitante… Une vie où elle connaîtrait la liberté… Résolue, elle se leva,

fit un pas en avant et se retrouva sous la pluie battante. Elle leva son visage vers le

ciel et laissa l’eau fraîche pénétrer ses habits. Elle poussa en arrière ses longs cheveux

bruns et partit, d’un pas décidé, en direction de la boutique que tenait sa meilleure

amie, Marie. Par ce temps, le salon de coiffure était désert et Lisa s’y engouffra avec

soulagement, échappant ainsi à l’averse.

- Lisa ! Qu’est-ce qu’il t’arrive !

- J’ai été surprise par la pluie.

- Tu es trempée ! Viens, on va mettre tes habits à sécher près du radiateur.

Lisa retira sa veste et son pantalon puis son amie lui passa un peignoir du salon.

- Pourquoi n’es-tu pas rentrée directement chez toi ?

- Parce que je veux que tu me coupes les cheveux.

- Et cela t’a pris tout d’un coup ? se mit à rire son amie.

- Oui, exactement.

- Bon, si c’est ce que tu veux… répondit Marie en haussant les épaules. Je coupe

les pointes et je dégrade les côtés, comme d’habitude ?

- Non, tu coupes tout.

- Comment ça ?

- Je veux une coupe à la Jean Seberg, affirma-t-elle en désignant, du doigt, le

portrait de l’actrice accroché au mur du salon de coiffure.

- Tu es folle ou quoi ? Tes cheveux sont magnifiques et cette longueur te va si

bien ! Tu ne peux pas faire une coupe aussi courte !

- C’est décidé, je veux tout changer.

- Comment ça, tout changer ?

- Je t’expliquerai plus tard, répondit Lisa, consciente que ce n’était pas le

moment de faire part de sa décision à son amie. Coupe-les !

- C’est hors de question.

- Si tu ne le fais pas, j’irai chez une autre coiffeuse.

Les yeux de son amie s’emplirent de larmes.

- Ne me demande pas ça, Lisa. Thomas ne me le pardonnera jamais.

- Ce sont mes cheveux, pas ceux de Thomas.

- Naturellement, mais tu ne peux pas décider de faire une telle coupe, sur un

coup de tête ! Tu le regretteras dès que j’aurai terminé.

- Non, je t’assure. Je sais ce que je fais. J’ai besoin de changer de tête. Fais-le, je

te le demande en tant qu’amie.

Marie secoua lentement la tête, puis indiqua d’un geste las à son amie le bac à

douche. Elle lava les longs cheveux bruns sans pouvoir prononcer une parole. Puis,

elles s’installèrent devant le miroir et Marie coupa une première mèche, persuadée

que son amie allait lui donner l’ordre d’arrêter. Hypnotisée par sa propre image, Lisa

lui fit signe de poursuivre et regarda disparaître, peu à peu, l’image de la sage et

douce Lisa et apparaître une jeune femme à l’allure volontaire et visiblement éprise

de liberté.

- Voila, murmura Marie en terminant son brushing.

- C’est parfait.

- C’est vrai que cela te va bien, mais on ne te reconnaît plus.

- Disons plutôt que l’on ne me connaissait plus.

Sur ces paroles énigmatiques, Lisa déposa un baiser sur la joue de son amie, enfila

ses vêtements à moitié sec et quitta le salon de coiffure en souriant, heureuse de

constater que la pluie avait cessé. Elle décida de se rendre chez sa marraine car seule

Jeanne pourrait comprendre ce qu’elle ressentait et surtout, pourrait la guider, la

conseiller. Elle se mit à courir de plus en plus vite pour rejoindre sa petite maison qui

se trouvait juste en face de la boulangerie. Elle entra, comme à son habitude, sans

frapper et l’appela, tout en tentant de reprendre sa respiration.

- Je suis dans le salon, ma chérie. Viens !

Elle la rejoignit et sa marraine ouvrit de grands yeux en la voyant. Son air

stupéfait fit, en un quart de seconde, place à un grand sourire de satisfaction.

- Enfin !

- Comment cela ?

- Enfin tu as décidé d’être toi-même ! Raconte-moi !

Jeanne lui fit signe de venir s’asseoir sur le divan à côté d’elle et elle se pelotonna,

comme une enfant, dans ses bras.

- Je suis allée chez le docteur et il m’a dit que je n’étais pas allergique.

- Tu n’as rien de grave ?

- Non, au contraire. Il m’a dit que mes éruptions cutanées étaient d’origine

psychosomatique.

- Cela ne m’étonne pas…

Lisa sourit doucement. Sa marraine était une inconditionnelle des médecines

douces et elle croyait beaucoup dans les vertus de la psychanalyse.

- Alors, as-tu trouvé à quoi est due cette manifestation cutanée ?

- Je suis sûre que tu le sais déjà…

- J’ai ma petit idée, mais je voudrais être sûre que l’on ait la même, sourit-elle.

- Tout a commencé le jour de mon anniversaire, enfin, juste après la fête. Tu

n’étais pas là, mais je pense que l’on t’a raconté ce qu’il s’est passé.

- Oui, de bonnes âmes s’en sont chargées…

- Je ne comprends pas comment papa et Thomas peuvent organiser, soi-disant,

une fête pour me faire plaisir et ne pas t’inviter !

- Ce n’est pas compliqué à comprendre. Ils veulent te garder pour eux.

- Tout à fait. Ils veulent que je sois leur chose, que je fasse ce qu’ils veulent,

quand ils le veulent. Enfin, bref, ce soir-là, j’ai été tellement surprise par la demande

en mariage de Thomas que je n’ai pas su réagir comme il aurait fallu. Lorsqu’il m’a

demandé en mariage, je n’ai rien dit. Vraiment rien ! Je n’ai pas dit oui… Je n’ai pas

dit non, non plus… Alors, naturellement, tout le monde en a conclu que j’acceptais.

Mais je ne voulais pas ! Je ne veux pas me marier !

- Faux !

- Comment ça, faux ? s’exclama Lisa.

- Tu veux te marier un jour, mais pas avec lui. Tu sais, au fond de toi, que tu n’es

pas vraiment amoureuse de lui. Vous avez eu un flirt d’adolescents et vous êtes restés

ensemble. Mais tu n’as pas vraiment connu la passion, le véritable amour…

- Comme toi et Luc ? murmura Lisa en faisant allusion au mari de Jeanne.

- Oui… Donc, tu ne veux pas te marier avec lui. Que vas-tu faire ?

- Je vais le dire à Thomas.

- Tu sais ce que cela signifie.

- Oui, que tout va s’effondrer. Mais, je suis prête.

- C’est pour cela que tu as coupé tes cheveux ?

- Oui, je ne suis plus la docile Lisa.

- T’opposer à ton père sera plus difficile que de te faire couper les cheveux. Il va

te faire une vie infernale pour que tu reviennes sur ta décision, pour te culpabiliser…

- Je sais…

- Es-tu sûre de pouvoir supporter tout cela ? Es-tu certaine que tu ne vas pas,

finalement, capituler dans six mois, dans un an ?

- Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas accepter : mon corps s’y refuse. C’est une

question de survie, tu comprends ?

- Je le conçois tout à fait… Mais il faut que tu penses à tout ce que cela va

entraîner. Sinon, ils vont continuer à se servir de toi.

- Tu penses à autre chose, je le vois bien.

- C’est vrai. Je pense à la jeune fille que tu étais et qu’ils ont réussi à faire

disparaître. Tu es devenue la fiancée de l’un et l’esclave de l’autre.

- L’esclave ?! Tu exagères, Jeanne. J’adore travailler à la boulangerie ! Je me

suis totalement investie dans la modernisation de la boutique. Et puis, mon père me

paie bien.

- Soit, j’ai exagéré en parlant d’esclavage. Mais, quand as-tu pris tes dernières

vacances ? Quand as-tu fait un vrai voyage ? Quand as-tu décidé, par toi-même, de

tes loisirs ?

Lisa se mit à réfléchir. Au fond d’elle-même, elle voyait très bien où voulait en

venir sa marraine. Elle avait, peu à peu, renoncé à ses rêves d’adolescente. Elle se

reprochait surtout d’avoir accepté de ne plus évoquer sa mère, de faire comme si elle

n’avait jamais existé.

- Je sais tout cela, mais papa avait besoin de moi.

- Ton père est assez grand pour se débrouiller sans toi. Tu ne dois pas te

culpabiliser. Tu n’as que vingt-deux ans, Lisa. Si tu te maries maintenant, tu

t’enterres vivante dans la boulangerie de ton père et de ton mari. Est-ce de cette vie

que tu veux ?

- Non, tu le sais bien… J’ai tout fait pour voyager, surtout pour aller aux États-

Unis redécouvrir le pays de maman. Mais mon père avait toujours une bonne raison

pour que je reporte mon voyage…

- Avant de se marier, de fonder une famille, on a besoin de vivre certaines

expériences, de se sentir libre, d’acquérir des bases solides pour construire ensuite sa

vie. Ne renonce pas à tes rêves. Pars aux États-Unis pour quelques mois et ensuite, tu

pourras, en toute connaissance de cause, décider ce que souhaites vraiment faire de ta

vie.

- Oui, mais papa, la boulangerie… ne put s’empêcher de songer Lisa.

- Il embauchera quelqu’un et si tu n’es pas là, il pourra même garder Thomas

avec lui.

- Vu sous cet angle, cela semble si simple... Jeanne, il y a quelque chose que je

n’ai jamais osé te demander, mais j’ai besoin de savoir.

- Ta mère…

- Que s’est-il passé… le jour de sa mort ?

- C’est difficile de te parler de tout cela.

- Il faut que je sache. Je n’en peux plus d’essayer de comprendre comment

l’accident est arrivé.

- Tes parents se disputaient souvent, tu t’en souviens ?

- Oui, bien sûr.

- Le jour de la mort de ta mère, tu étais au collège. Elle avait pris la décisison de

quitter ton père. Elle avait mis vos bagages chez moi et, en début d’après-midi, elle

lui a annoncé qu’elle repartait vivre aux États-Unis et qu’elle t’emmenait avec elle. Il

est entré dans une fureur noire, elle a pris peur, s’est enfuie, et quand elle a traversé la

rue, le camion n’a pas pu l’éviter. J’ai entendu le bruit des freins, le choc, et je l’ai

vue, là, entre ta maison et la mienne… Je ne pourrai jamais oublier cette image… Les

secours sont arrivés très vite, mais elle était morte sur le coup. Ton père est venu

récupérer vos affaires pour que tu ne te doutes de rien, et il m’a supplié de ne rien te

dire. J’ai accepté car je ne voulais pas te rendre encore plus malheureuse… J’ai hésité

à tout te raconter parfois, surtout quand tu prévoyais de voyager et que ton père

s’arrangeait pour que tu ne partes pas.

- J’ai toujours eu l’intuition qu’elle n’était pas morte dans des circonstances

normales.

- Profite de ta jeunesse, ma chérie. Retrouve ta force de caractère, ne les laisse

plus diriger ta vie ainsi.

Jeanne la serra un peu plus dans ses bras et Lisa ferma les yeux. Sa marraine avait

quasiment toujours était là pour elle, faisant office de maman depuis ce tragique

accident. Lorsque Jeanne avait dû partir plusieurs mois sur Paris pour suivre son mari

hospitalisé, Lisa avait traversé une longue période de déprime et ce n’est qu’avec

l’aide de Jeanne, revenue de Paris après le décès de son époux, qu’elle avait réussi à

reprendre goût à la vie.

- Tu dois avoir une conversation avec Thomas pour qu’il comprenne ce que tu

ressens, reprit doucement Jeanne, après un long moment de silence. Il va te falloir

beaucoup de courage pour l’affronter et affronter ton père.

Lisa quitta sa marraine le cœur lourd. Elle appréhendait la discussion qui

l’attendait. Lorsqu’elle arriva chez elle, Thomas était déjà là et mettait le couvert pour

le déjeuner.

- Tu es resté longtemps chez le médecin. Tu n’as rien de grave, au moins ?

demanda-t-il en continuant de mettre la table.

- Non.

- Pourquoi n’es-tu pas venue prendre ton service à la boulangerie, alors ? Il y

avait du monde et j’ai dû servir au lieu d’aider ton père.

- J’avais besoin de réfléchir.

- Réflé…, commença Thomas, mais il s’interrompit brusquement en découvrant

la nouvelle coupe de la jeune femme. Mais Lisa, qu’est-ce que tu as fait ? Tu es

devenue folle ou quoi ?

- Non, je suis devenue moi.

- Devenue toi ? articula-t-il chaque syllabe. Mais qu’est-ce que c’est que ce

charabia ! Pourquoi as-tu coupé tes cheveux ? Tu étais si belle !

- Parce que, sans mes cheveux, tu ne me trouves pas belle ? riposta Lisa.

- Tu m’énerves ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Toutes les femmes sont

plus belles avec les cheveux longs !

- Quel lieu commun !

- Pourquoi as-tu fait cela, Lisa ?

- Le médecin m’a dit que je ne suis pas allergique mais que je souffre d’une

maladie psychosomatique.

- Qu’est-ce que c’est que ces foutaises ?

- Ce ne sont pas des foutaises, Thomas. Je ne vais pas bien en ce moment. Je suis

stressée, je me sens mal dans ma peau et cette allergie montre à quel point je vais

mal.

- Tu vas mal ? Tu as tout pour être heureuse !

- Mais je ne le suis pas.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne suis pas prête pour me marier.

- Ah, c’est ça ! Tu as peur de te marier, mais on vit déjà ensemble ! argumenta-t-

il. Le mariage, c’est simplement une officialisation de notre amour, Lisa.

- Je ne veux pas me marier, Thomas.

- On n’a pas fixé de date. Je te promets que l’on ne se mariera que lorsque tu

seras prête, ma chérie. Arrête de te faire du mauvais sang pour rien, c’est ridicule. Tu

n’avais pas besoin de couper tes cheveux pour me dire cela !

- Tu ne comprends pas, Thomas. Je ne supporte plus la vie que je mène. Je ne

veux pas me marier avec toi et je ne veux plus vivre avec toi. Je ne veux plus

travailler avec mon père, je ne veux plus habiter ici, je ne…

- Mais tu dérailles complètement ! Je suis sûre que tu es allée voir Jeanne.

Qu’est-ce qu’elle t’aura encore mis dans la tête, celle-là !

- Arrête de parler d’elle comme cela ! Elle me comprend, elle ! Toi et mon père,

vous m’étouffez ! Vous voulez me diriger comme si j’étais votre marionnette.

- Tu racontes n’importe quoi !

- Non ! Je veux depuis toujours aller aux États-Unis. J’en ai besoin. Je veux

découvrir le pays de ma mère, je veux essayer de construire ma vie par moi-même,

sans l’aide de mon père.

- Tu n’es qu’une petite fille pourrie gâtée. Tu ne connais rien de la vie, de la

difficulté !

Lisa se tut, observa un instant Thomas, et comprit sa colère. Il avait dû, dès l’âge

de seize ans, se mettre à travailler, ses parents refusant de l’aider à poursuivre ses

études. C’est ainsi qu’il était rentré à la boulangerie comme apprenti et qu’il avait

rencontré Lisa. Elle avait alors quinze ans et elle était tombée amoureuse de ce

garçon si beau, mais si triste. Peu à peu, ils avaient commencé à flirter et, contre toute

attente, son père avait encouragé cette idylle, logeant Thomas dans un studio au-

dessus de la boutique. Il était heureux d’avoir ainsi trouvé le fils qu’il n’avait jamais

eu. Lisa savait combien Thomas aimait son père et tenait à son travail. Cependant,

elle avait parfois l’impression qu’il aimait plus ce qu’elle représentait que la véritable

personne qu’elle était.

- J’ai perdu ma mère quand j’avais treize ans, je n’ai jamais pu aller me recueillir

sur sa tombe, j’ai un père qui voudrait m’interdire de penser à elle, mais tu as raison,

je ne suis qu’une enfant pourrie gâtée.

- Je ne voulais pas dire cela…

- Thomas, j’ai pris ma décision. Je vais partir à New-York quelques mois pour

redécouvrir mes racines et ensuite, je déciderai si je veux revenir vivre ici ou non. En

attendant, tu peux parfaitement continuer à travailler pour mon père.

- Tu délires. Je vais l’appeler pour que l’on discute de tout cela. Il va te faire

entendre raison.

- Non ! Tu ne vas pas appeler mon père parce que je ne veux pas me marier avec

toi ! Il n’a rien à voir là-dedans.

- Cela fait six ans que l’on est ensemble. Comment peux-tu me jeter comme une

vieille chaussette ?

- Je suis désolée, Thomas. J’aurais dû refuser ta demande le soir de mon

anniversaire, lui annonça-t-elle en retirant sa bague de fiançailles et en la lui tendant.

Thomas refusa de s’en saisir et elle la posa, entre eux, sur la table de la salle-à-

manger.

- Je n’ai pas eu le courage de refuser devant tout le monde et de te parler de mes

sentiments, reprit-elle. Je ne t’aime plus, Thomas. Je ne peux plus continuer. C’est

au-dessus de mes forces.

- Tu es en train de mettre ta vie en l’air ! Que vas-tu devenir aux États-Unis, sans

argent, sans personne pour t’aider ?

- Je trouverai bien un travail.

- J’appelle ton père. Lui-seul saura te faire entendre raison !

Cette fois-ci, Lisa ne tenta pas de s’y opposer. De toute manière, il faudrait bien

qu’elle explique à son père sa décision, à un moment ou un autre. Lorsqu’il arriva,

elle sut, au simple bruit de ses pas, qu’il était furieux. Depuis toujours, ses excès de

colère lui faisaient peur, mais elle tiendrait bon. Dès qu’il l’aperçut, son père se figea.

- Lisa, mais qu’as-tu fait ? Qu’est-ce qui t’arrive ? fit-il en découvrant sa

nouvelle coiffure.

- Tout va bien, rassure-toi. J’ai juste besoin de faire le point. J’ai décidé de partir

quelques mois, à New-York.

- Mais, qu’est-ce que tu racontes ? Tu es sur le point de te marier, tu viens

d’emménager avec Thomas !

- Je ne veux pas me marier. Et tu sais comme c’est important, pour moi, d’aller à

New-York.

- Arrête tes enfantillages. Tu ne peux pas partir ainsi à l’aventure !

- Si, justement.

- C’est hors de question. Je ne te laisserai pas partir ! hurla son père en

s’approchant d’elle, menaçant.

- Comme maman ? Tu as préféré la voir morte sous un camion plutôt qu’en vie

et heureuse, loin de toi !

Son père fit un pas en arrière, le visage blême. Thomas les regarda, tour à tour,

incrédule.

- Qu’est-ce que tu as dit ? demanda son père d’une voix blanche.

- J’ai dit que maman est morte à cause de toi, à cause de ton despotisme.

Aujourd’hui, je veux t’échapper et tu te conduis, avec moi, comme tu l’as fait avec

elle.

- Tais-toi ! C’était un accident !

- Cela ne serait pas arrivé si elle n’avait pas dû te fuir.

Son père baissa la tête pour ne pas affronter son regard. Lisa se rendit dans sa

chambre, sortit deux valises et y empila les affaires dont elle aurait le plus besoin.

Elle entendit Thomas dire à son père de s’asseoir pour reprendre ses esprits. Sans un

regard pour les deux hommes, elle sortit en tirant les deux bagages et se rendit

aussitôt chez sa marraine. Jeanne la logerait en attendant son départ pour New-York.

Sa marraine ne fut pas surprise de la voir arriver, au beau milieu de l’après-midi,

ses valises sous le bras. Depuis la mort de sa meilleure amie, elle avait toujours su

que sa filleule partirait, un jour ou l’autre, sur la voie tracée par sa mère.

- Alors, cela n’a pas été trop éprouvant ?

- Non, je leur ai dit ce que j’avais sur le cœur et papa n’a plus osé rien dire

lorsque je lui ai annoncé que je savais ce qu’il s’était passé, le jour de la mort de

maman.

- Tu ne dois pas lui en vouloir. C’était un accident et il voulait la retenir parce

que, à sa façon, il l’aimait.

- On ne peut pas obliger les gens à vous aimer. S’il l’avait vraiment aimée, il

aurait, au moins, fait l’effort de la comprendre.

- Ta mère voulait voyager, découvrir d’autres expériences tandis que ton père

avait besoin de sécurité.

- Elle étouffait ici, comme moi.

- Qu’as-tu décidé de faire ?

- Je vais partir dès que possible.

- Tu as assez d’argent ?

- J’ai dépensé beaucoup lorsqu’on a emménagé avec Thomas, mais j’ai de quoi

payer mon billet d’avion et ensuite, il me restera dans les cinq mille euros.

- À peine ? New-York est une ville où la vie est très chère. Comment vas-tu te

loger ?

- Je chercherai une colocation et un emploi, une fois là-bas.

- J’ai une amie d’enfance qui tient une agence d’emploi à Manhattan. Elle est

spécialisée dans le recrutement de Français. Je vais l’appeler pour qu’elle t’aide à

trouver un travail.

- Merci, Jeanne.

- Et surtout, si tu as un souci ou des problèmes d’argent, appelle-moi ! New-

York est une ville fascinante vu de France, mais c’est aussi une ville dangereuse !

- Ne t’en fais pas, je serai prudente.

Les préparatifs du voyage ne prirent que quelques jours, Lisa ayant la double-

nationalité par sa mère. Thomas l’appela plusieurs fois mais elle refusa de prendre ses

appels. Quant à son père, il avait décidé de ne plus adresser la parole à sa fille

prodigue et avait engagé, illico, une vendeuse pour la remplacer. Lisa se sentait ainsi

moins coupable de partir, et elle sourit même en constatant que, décidément,

personne n’est irremplaçable…

II

Dès que Lisa posa le pied sur le sol américain, elle se sentit comme chez elle. Elle

fit un immense sourire au douanier qui examina ses papiers, avec attention, et lui

souhaita la bienvenue, avec entrain. Elle récupéra ses bagages, sortit de l’aéroport

pour attendre un taxi et fut aussitôt happée par la chaleur moite de ce mois de juillet.

Elle avait oublié comme il pouvait faire chaud à New-York. Elle se rappela qu’avec

sa mère, lorsqu’elle était enfant, leur première visite était pour le World Trade

Center. En haut des tours, il faisait toujours frais et on y respirait un air pur. Elle

haussa les épaules pour chasser ce souvenir : tout ceci appartenait à une époque

révolue et le 11 septembre était désormais, pour elle, le symbole de la disparition de

son lieu new-yorkais préféré et de sa mère. Elle monta dans le taxi et donna l’adresse

de l’agence française de recrutement que sa marraine lui avait recommandée. Le

chauffeur se lança dans une longue tirade sur les avantages et les inconvénients de

« Big Apple1 ». Lorsque Lisa lui répondit qu’elle était bien décidée à ne prendre que

les bons avantages de la ville, il fut tout surpris d’avoir été compris par la jeune

Française. Elle lui expliqua, en riant, qu’elle était à moitié américaine. Lisa était

bilingue car sa mère avait tenu à toujours lui parler en anglais. Cependant, un accent,

indéfinissable mais charmant, subsistait dans sa manière de converser. Par la vitre,

elle observa la vie grouillante des rues new-yorkaises, retenant un cri de surprise à la

vue des interminables talons aiguilles des habitantes ou de la course effrénée de

quelques yuppies en retard. Le taxi stoppa sa course au cœur de Manhattan, devant

une tour de verre et d’acier, et Lisa remercia mentalement Jeanne de lui avoir fourni

des explications détaillées pour se rendre à l’agence d’intérim. Elle régla le chauffeur,

récupéra ses valises et pénétra dans le hall avec excitation.

L’amie de Jeanne tenait une agence spécialisée dans la recherche d’employés

français. Parisienne d’origine, madame Jenkins vivait aux États-Unis depuis plus de

1 Surnom de New-York signifiant Grosse Pomme

trente ans et parlait, désormais, sa langue maternelle avec un accent chantant qui fit

sourire Lisa. Parlerait-elle elle aussi plus tard français ainsi, si elle décidait de rester

vivre aux États-Unis ?

- J’ai plusieurs postes à vous proposer, expliqua Madame Jenkins une fois les

présentations faites. Il y a des postes de serveuses dans de grands restaurants français

et de vendeuses dans des boulangeries.

- Je préférerais travailler dans une boulangerie. Je ne suis pas assez qualifiée

pour servir dans un grand restaurant.

- Entendu.

Madame Jenkins pianota sur son clavier d’ordinateur puis déclara :

- Vous avez le choix entre trois chaînes connues et deux petites boulangeries de

quartier. Je dois vous dire que, dans les magasins franchisés, les emplois sont à temps

partiels. Cela permet aux directeurs d’avoir plus d’employés lors des heures

d’affluence.

- Je préférerais un travail à temps plein.

- Avez-vous un logement ?

- Non, pas encore. Je vais chercher une chambre d’hôtel bon marché et j’espère

trouver ensuite une colocation.

- Je vois… Cela ne va pas être facile….

- Je sais, mais je n’ai pas le choix.

- Eh bien, en y réfléchissant, je connais bien les propriétaires d’une des

boulangeries. Ce sont des amis. En général, comme ils emploient souvent des

personnes qui arrivent de France, ils leur proposent de les loger.

- Cela serait formidable !

- Attention ! Je dois vous dire que ce n’est pas une boulangerie au sens

traditionnel du terme. C’est non seulement un magasin, mais aussi une sorte de petit

restaurant sans prétention.

- À la manière d’un snack américain ?

- Tout à fait. De plus, je crois que les affaires ne sont pas très florissantes, en ce

moment. Quant au logement, c’est une toute, toute petite chambre sans grand confort.

- Cela ne me dérange pas. Et je préfère m’investir dans une structure familiale,

plutôt que de travailler, de manière anonyme, pour un grand groupe.

- C’est parfait, alors. La boulangerie se trouve à Greenwich Village.

Le visage de Lisa s’éclaira à l’idée d’habiter dans ce quartier si renommé et si

atypique de New-York.

- Elle était très réputée, il y a une trentaine d’années. Beaucoup de Français

avaient l’habitude de s’y retrouver pour conjurer le mal du pays, expliqua-t-elle avec

un sourire plein de nostalgie. Mais depuis, de nombreuses chaînes de boulangeries

françaises ont vu le jour et elle a perdu une grande partie de sa clientèle. Il n’y a plus

l’ambiance chaleureuse d’autrefois… Enfin, le propriétaire actuel est un jeune

homme fort sympathique et je pense que vous vous entendrez bien. Son père lui a

légué la boutique, il y a trois ans.

- Y a-t-il beaucoup d’employés ?

- Non. Christopher, le patron, est aidé par un boulanger-pâtissier français et par

deux vendeuses. Mais l’une d’entre elles a trouvé un autre emploi et va quitter la

boutique, à la fin de la semaine. Il manque donc quelqu’un pour faire le service. Je

vais appeler tout de suite pour savoir si le poste est toujours vacant.

Madame Jenkins décrocha le téléphone et au bout de quelques secondes, elle

conversa avec le patron de la boulangerie. Ce dernier recherchait toujours une

employée et il était d’accord pour la loger, le salaire qu’il proposait étant peu élevé.

Cela correpondait parfaitement aux attentes de Lisa et il fut convenu qu’elle se rende

immédiatement à la boutique. Madame Jenkins lui remit l’adresse exacte et Lisa la

quitta, après l’avoir chaleureusement remerciée pour son aide.

Une fois dans la rue, la jeune fille se sentit infiniment soulagée. Elle avait

désormais un toit pour dormir et cela était le plus important. Ses finances auraient dû

la pousser à prendre le métro, mais elle avait trop peur de se perdre dans le dédale du

réseau new-yorkais et d’arriver en retard à son rendez-vous. Aussi prit-elle, à

nouveau, un taxi. Ils arrivèrent rapidement à Greenwich Village et Lisa contempla,

avec ravissement, les rues animées et touristiques bordées de petites maisons colorées

à quatre ou cinq étages. Elle aperçut plusieurs galeries d’art et clubs de jazz de ce

quartier culturel de New-York. Le taxi remonta enfin une rue commerçante et le

chauffeur lui expliqua qu’ils étaient presque arrivés. Avoir une boutique dans un tel

quartier était un gage de réussite. Tous les commerces semblaient d’ailleurs avoir été

récemment réaménagés mais, tout à coup, apparut une boutique qui paraissait à

l’abandon, avec sa vitrine poussiéreuse et son enseigne veillotte. Elle sourit en

découvrant son nom, en français, s’il vous plaît, Au Rendez-vous Café. Lisa soupira

en songeant, avec fatalisme, qu’elle paraissait effectivement au bord du dépôt de

bilan. Lorsqu’elle poussa la porte de l’établissement, une clochette tinta, et elle

pénétra alors dans un univers qui semblait être resté figé dans les années cinquante.

Une jeune femme fine et séduisante, qui devait être la serveuse, était affalée sur un

des canapés en cuir noir qui bordaient les murs. Elle leva vers elle un visage éteint.

Elle ne fit même pas un geste pour passer derrière le comptoir et la servir. Le lieu

était désert et elle ne s’attendait visiblement pas à avoir la visite d’une cliente.

- Bonjour, murmura Lisa en anglais. Je m’appelle Lisa. Je viens de la part de

l’agence.

- Ah, oui, répondit la jeune femme en français en se redressant enfin. Moi, c’est

Babeth. Te fatigue pas à parler anglais, je suis française. Tout le monde parle

français, ici. Cela fait plus authentique, ajouta-t-elle ave un rire sardonique. Comme

s’il y en avait besoin ! T’as pas l’impression d’être dans un bled pommé de

l’hexagone, quand tu entres ici ?

- J’ai plutôt l’impression d’être remontée dans le temps, murmura Lisa,

décontenancée par cet accueil.

- Enfin, moi, j’ai fini de m’ennuyer dans ce trou. Je ne suis pas venue à New-

York pour passer mon temps dans un endroit aussi sinistre ! Dès lundi, je vais

travailler dans un night-club, expliqua-t-elle en lissant, de ses doigts parfaitement

manucurés, ses longs cheveux blonds.

- Génial, répondit Lisa, incapable de trouver une meilleure réplique.

Elle se retourna en entendant tinter la clochette de la porte d’entrée. Un jeune

homme, qui devait avoir dans les vingt-cinq ans, entra et s’approcha de Lisa en trois

grandes enjambées, tout en lui adressant un sourire chaleureux. Cette dernière lui

sourit en retour, soulagée de rencontrer une personne avenante, après sa conversation

avec la serveuse.

- Bonjour, Christopher Lagarde, déclara-t-il en lui serrant la main cordialement.

Vous devez être la nouvelle vendeuse ?

Son regard franc et espiègle plut aussitôt à Lisa. Elle ne pouvait expliquer

pourquoi, mais elle savait déjà qu’elle s’entendrait bien avec lui. Il était très grand,

dépassant les un mètre quatre-vingt-dix et les boucles de son abondante chevelure

châtain clair encadraient un visage plein de charme. Une lueur malicieuse brillait

dans ses magnifiques yeux bleus, et Lisa devina qu’il devait être un bon vivant.

- Oui, bonjour. Je suis Lisa Delamarre.

- Avant tout, je vais vous montrer votre chambre. Comme cela, vous pourrez

déposer vos bagages.

- Merci.

Il s’empara des deux valises de Lisa et se dirigea vers une porte qui donnait sur les

cuisines et un couloir sombre. Ils montèrent un escalier étroit et se retrouvèrent au

premier étage, au-dessus de la boutique.

- J’habite dans cet appartement, expliqua le jeune homme en désignant une

porte. Angélina, qui sera votre collègue, habite dans celui-ci, le boulanger dans celui-

là et voici votre chambre.

Ils avaient poursuivi leur chemin dans le long corridor et étaient arrivés devant la

dernière porte de l’étage.

- Ce n’est pas un palace… s’excusa-t-il avec un sourire plein de charme. En fait,

c’est la plus petite chambre…

- C’est parfait, affirma Lisa, soulagée de découvrir la pièce et la salle d’eau

attenante. Je suis tellement heureuse d’avoir un logement !

- Il n’y a pas de cuisine mais vous prenez tout ce que vous voulez à la

boulangerie.

- C’est parfait, répéta-t-elle en souriant. Merci beaucoup.

Il déposa les valises tandis que Lisa ouvrait une petite fenêtre pour aérer la pièce.

- Il fait déjà très chaud cette année, commenta le jeune homme.

- Oui. Cela me change des Ardennes !

La comparaison fit s’esclaffer le jeune homme et son rire était si communicatif

que Lisa partit elle aussi à rire.

- Mon père est d’origine marseillaise, expliqua-t-il. Alors, vous imaginez bien

que les Ardennes, il me les a toujours décrites comme le Pôle Nord !

- C’est un peu exagéré. C’est une très belle région.

- Je sais, mon père nous emmenait chaque année, en vacances, en France, et

nous y avons été. Je vous laisse vous installer. Je vous attends en bas.

- Merci encore.

Ravie par cet accueil chaleureux et par la découverte de sa chambre, qui n’était

pas si petite que cela dans une ville comme New-York, Lisa défit rapidement ses

bagages, se rafraîchit dans la salle d’eau puis rejoignit la boutique, le cœur léger.

Un couple de personnes âgées, visiblement des habitués, était en train d’acheter

une baguette à une jeune femme brune, au sourire timide et à la voix douce. Le

couple parti, Lisa s’approcha d’elle et se présenta.

- Je m’appelle Angélina, déclara la jeune fille.

- Babeth n’est plus là ?

- Non, Chris lui a dit qu’elle pouvait partir, maintenant que tu es engagée. Déjà

que ce n’est pas gai, ici, alors, supporter en plus sa mauvaise humeur…

- Je vois, sourit Lisa. C’est vrai qu’elle envoyait des ondes négatives… On est

donc quatre à travailler et habiter ici ?

- Oui, il y a Chris, le patron. Tu verras, il est très cool, on ne dirait pas un patron.

En plus, il est rarement là. Il y a aussi Chef, le boulanger.

- Chef ? répéta Lisa avec surprise.

- Oui, on l’appelle tous comme cela.

- Mais ce sont les grands cuisiniers que l’on appelle Chef, en général !

- Je sais, mais c’est son surnom parce qu’il est un boulanger-pâtissier

d’exception et aussi parce qu’il est assez autoritaire. Il est un peu bourru, mais il n’est

pas méchant. De toute manière, il ne sort quasiment jamais de ses cuisines.

Cette description rappela à Lisa son propre père, ce qui ne lui donna guère envie

de le rencontrer.

- Et quel est notre rôle, exactement ?

- Toi et moi, on est chargé de garder la boutique. Pour les horaires, on s’arrange

comme on veut. Quand l’une de nous veut sortir, on prévient l’autre pour que la

boutique soit gardée. On est censées être là toutes les deux aux heures de rush, mais il

n’y en a jamais….

- Ah bon ? s’étonna Lisa, habituée à la boutique de son père qui ne désemplissait

jamais.

- Tu verras par toi-même, déclara Angélina, avec fatalisme.

Effectivement, l’heure suivante se passa avec la visite de seulement deux clients.

Lisa commençait à s’ennuyer ferme, elle qui était accoutumée aux cadences rapides

et qui avait pour habitude de ne jamais rester sans rien faire. Pour s’occuper, elle

passait de table en table, remettant en place des vases décoratifs qui l’étaient déjà, ou

bien elle se rendait derrière le comptoir à la recherche d’une activité qui pourrait

justifier son salaire. Assise derrière le comptoir, Angélina la regardait faire avec un

sourire désabusé.

- Tu es hyperactive ou quoi ? lui demanda-t-elle finalement.

- Pardon ?

- Arrête de bouger dans tous les sens ! Assieds-toi, je te dis qu’il n’y a rien à

faire !

- Mais je m’ennuie ! J’ai besoin de faire quelque chose !

- Alors, surtout, ne dis pas que tu t’ennuies ! C’est ce que répétait Babeth à

longueur de journée ! Chris ne la supportait plus.

- Tu sais, je la comprends un peu !

- Écoute, il faut voir le bon côté des choses ! Le ménage de la salle et des

cuisines est fait, chaque matin aux aurores, par la société de nettoyage qui s’occupe

de l’immeuble. Nous, nous n’avons à faire que le service, le rangement et un peu de

plonge. Et comme il n’y a pas de clients ou presque, on se repose…

- Mais, tu ne t’ennuies pas ?

- Quand Chris est là, ça va. Il est tellement drôle, sourit la jeune fille. Sinon, je

lis, j’écoute la radio…

- Mais ce n’est pas normal de lire quand on est censé travailler ! Sans compter

que la boutique ne pourra pas rester indéfiniment ouverte sans clients !

- T’as une solution ?

- Pas pour l’instant, osa Lisa. Comment se fait-il que l’on n’ait quasiment aucun

client ? reprit-elle, soucieuse d’analyser les raisons d’un tel fiasco.

- Tu as faim ? répondit, contre toute attente, Angélina.

- Oui, avoua Lisa.

- Prends ce que tu veux.

Lisa jeta un coup d’œil aux viennoiseries qui ne lui apparurent pas d’excellente

qualité. Mais, après tout, on était aux États-Unis, elle ne devait pas s’attendre à

trouver des produits de haute qualité.

Elle choisit un croissant, le croqua et fit une grimace.

- Voilà, maintenant tu comprends pourquoi on n’a pas de clients, à part quelques

habitués qui venaient déjà du temps du père de Chris et quelques touristes qui ont le

malheur de pousser notre porte, ironisa Angélina.

Le croissant était effectivement du plus mauvais goût : sans doute avait-il été

préparé avec une de ces pâtes industrielles que le père de Lisa abhorrait.

- Comment fait Chris pour garder la boutique ouverte dans ces conditions ?

demanda Lisa en s’efforçant, par politesse, de terminer son croissant.

- Il demande régulièrement de l’argent à son père. Jean Lagarde adore cette

boutique. C’est ici qu’il a passé la majeure partie de sa vie.

- Il n’habite plus ici ?

- Non. Il y a trois ans, après le décès de sa femme, il a fait un infarctus et il a dû

passer la main à son fils. Depuis, il vit chez sa fille et son gendre, à Long Island. Mais

il vient de temps en temps, par nostalgie. Pour lui, c’est toujours sa maison.

- Je vois.

- C’est pour cela que Christopher ne se fait pas trop de soucis. Son père est

toujours là en cas de besoin, car il ne se résout pas à fermer le snack.

- Oui, mais ce n’est pas une solution. Son père ne peut pas mettre tout son argent

dans une affaire qui ne rapporte rien ! Et puis, c’est d’autant plus regrettable que cette

boutique pourrait être rentable !

- Tu rêves !

- Pas du tout. On est à New-York ! Au cœur de Greenwich Village ! Il suffirait

d’avoir un bon boulanger et….

- Alors là, je t’arrête tout de suite. On a un excellent boulanger-pâtissier !

- Ah oui, c’est vrai, ironisa Lisa. Chef ! Il doit certainement son surnom

davantage à son mauvais caractère qu’à ses qualités professionnelles !

- Pas du tout ! reprit Angélina. Chef a été meilleur ouvrier de France !

- Je ne te crois pas. Jamais un premier ouvrier de France ne pourrait accepter de

se contenter de faire cuire des pâtes industrielles !

- Eh bien si, c’est possible ! Chef veut vivre à New-York et il est prêt à tout pour

cela. En échange de l’appartement que lui procure le Rendez-vous Café, il a vite

oublié ces principes de fin gastronome !

- C’est bien dommage, alors. Parce que ce n’est pas avec une telle nourriture que

l’on pourra relancer cette boutique.

- Tant que le père de Chris acceptera de nous financer, on restera ouvert.

- Oui, mais à quoi cela sert-il de travailler dans une boutique fantôme ? C’est

déprimant.

- Vois le bon côté des choses ! lui conseilla à nouveau la jeune serveuse. Tu vas

vivre dans un des meilleurs quartiers de New-York et tu n’auras même pas besoin de

te tuer au travail pour cela.

Lisa haussa les épaules. Visiblement, son salaire et son logement étaient une

motivation suffisante pour sa collègue. La jeune fille, pour sa part, ne pouvait se

contenter de passer ses journées assise sur une chaise. Il lui fallait trouver un but qui

la motiverait.

III

Christopher arriva peu avant la fermeture de dix-neuf heures. Il prit la maigre

recette pour faire les comptes et les deux jeunes serveuses firent les derniers

rangements dans la salle. Christopher n’était réapparu que pour fermer la boutique et

leur annoncer qu’il sortait boire un verre, dans un bar à la mode de Manhattan. Il

proposa à Lisa de l’accompagner pour découvrir New-York de nuit, mais la jeune

fille, fatiguée par cette longue journée et son voyage, jugea préférable de décliner son

invitation. Comme Angélina désirait aller au cinéma, Lisa lui proposa de finir seule.

Après le départ d’Angélina et Christopher, elle mit de l’ordre derrière le comptoir.

Il y avait beaucoup d’invendus qu’il fallait jeter. La piètre qualité des aliments

expliquait ce gâchis. Elle passa une main lasse dans ses cheveux. La fatigue

commençait à se faire sentir. Tandis qu’elle massait légèrement ses tempes, elle sentit

une de ses boucles d’oreilles tomber au sol. Elle la suivit, in extremis, du regard et la

vit rouler sous un meuble. Agacée par ce contretemps, elle s’agenouilla pour

récupérer le bijou. Elle le chercha à tâtons, désespérant de le trouver rapidement.

- Qui êtes-vous ? fit une voix, dans son dos, tandis qu’elle essayait

désespérément de récupérer sa boucle.

Lisa se redressa, irritée d’avoir été surprise, à quatre pattes sur le sol, par un

parfait inconnu. Elle se retourna pour répondre et découvrir qui avait pénétré dans la

boulangerie. Un homme brun au visage régulier se tenait à la porte du couloir et la

détaillait du regard, les sourcils froncés. Ses yeux, d’un vert lumineux, semblaient

lancer des éclairs. Il paraissait immense dans l’embrasure de la porte. Il devait avoir

une trentaine d’années, et vêtu de son costume trois pièces de qualité, il semblait

s’être échappé de Wall Street et n’avoir aucunement sa place dans la modeste

boutique. Elle se releva et lui fit face. Malgré ses un mètre soixante-dix, Lisa se

sentait toute petite à côté de lui.

- Je suis la nouvelle serveuse, expliqua-t-elle finalement.

- Vous plaisantez ?

- Pas du tout ! Je remplace Babeth.

- La boulangerie va fermer, elle est au bord du dépôt de bilan, l’informa l’intrus

sur un ton qui ne laissait pas la place à la discussion. Alors, on n’a pas besoin d’une

nouvelle serveuse !

- Écoutez, j’ai été recrutée pas monsieur Lagarde aujourd’hui même. Je suppose

donc qu’il a besoin d’une vendeuse !

- C’est ridicule. Où est mon frère ?

- Votre frère ?

- Christopher !

- Il est sorti.

- J’aurais dû m’en douter ! s’emporta-t-il. En tout cas, mademoiselle, préparez-

vous à devoir chercher un nouvel emploi. Le magasin va fermer.

- C’est dommage, constata fermement Lisa.

- Dommage ? ricana-t-il. Il n’y a pas un client !

- Elle pourrait parfaitement être rentable. Elle est très bien située et il suffirait de

peu de choses pour avoir une bonne clientèle.

- Vous perdez votre temps ici. Le Rendez-vous Café va déposer le bilan et je

vous conseille de ne pas essayer de convaincre mon frère qu’il pourrait en être

autrement.

- Vraiment ? Et de quel droit me donnez-vous des ordres ? Je suis son employée,

pas la vôtre ! Si je peux contribuer à éviter cette fermeture, je le ferai.

- Ne me défiez pas, mademoiselle. Ma famille a perdu assez d’argent comme

cela.

Ils s’affrontèrent un instant du regard. Lisa lut dans ses yeux qu’il était furieux,

sans doute peu habitué à ce qu’une femme s’oppose à lui. Le jeune homme, surpris de

lire une telle détermination dans le regard de la jeune employée, comprit qu’elle était

capable d’essayer de contrecarrer les projets qu’il avait pour la boutique. Sans un

mot, il se retourna et s’engouffra dans le couloir qui menait aux appartements, en

claquant derrière lui la porte. Quel homme désagréable ! Il était l’exact opposé de son

frère ! Autant Christopher était chaleureux et enjoué, autant il semblait être colérique

et tyrannique. Lisa décida de se méfier de lui car il avait visiblement la ferme

intention de faire fermer le magasin.

Tout en se demandant ce qu’il était venu faire à la boulangerie, elle chercha à

nouveau sa boucle d’oreille. Elle la trouva enfin et put regagner sa chambre pour un

repos bien mérité.

Le lendemain matin, la jeune fille se réveilla avec difficulté. Elle avait mal dormi

en raison du décalage horaire, de la déception que lui avait causée son nouveau

travail et de son altercation avec le frère de Christopher. Son départ précipité pour les

États-Unis n’avait peut-être pas été une si bonne idée…. Elle se prépara rapidement,

passa la blouse rouge et crème de la boutique et descendit prendre son service en

espérant passer une journée plus intéressante que la précédente. À sa grande surprise,

une dizaine de garçons, qui devaient avoir dans les vingt-cinq ans, avait investi les

lieux, et les rires fusaient autour du comptoir. Angélina et un homme d’une

quarantaine d’années, que Lisa devina être le boulanger en raison de son immense

tablier blanc, étaient là également.

- Bonjour, lui lança Christopher tandis qu’il faisait cuire des pancakes. Lisa, je te

présente Chef, le meilleur boulanger de New-York.

Ce dernier se contenta de baisser la tête et de lui serrer la main en signe de

bienvenue. Lisa se demandait d’où pouvait provenir une telle réputation pour un

homme qui travaillait aussi mal. Chef ne lui ayant même pas adressé la parole, elle en

vint à se demander s’il était réellement français ou un vil usurpateur.

- Bien dormi ? poursuivi Christopher tandis que Chef retournait en cuisine sans

demander son reste.

- Couci-couça, grimaça Lisa.

- Alors, je te prépare un bon café, lui annonça-t-il avant qu’elle n’ait pu faire un

pas vers l’arrière du comptoir. Assieds-toi. Le matin, c’est moi qui régale ! Les gars,

je vous présente Lisa, la nouvelle serveuse du Rendez-vous Café.

Cette annonce fut accompagnée par un concert de « Hi ! » et de sifflets de la part

des garçons, ce qui fit rougir la jeune fille.

- Eh, les gars, un peu de tenue ! Vous allez la faire fuir !

- Pour une fois, commenta un jeune homme d’origine asiatique, tu l’as bien

choisie !

Angélina, qui se trouvait derrière le comptoir, baissa la tête, atteinte par cette

remarque.

- Non, se reprit le garçon en grimaçant un sourire, je ne disais pas cela contre

toi ! Je pensais à…

Et là, il s’affala sur son tabouret, écarta les jambes, gonfla ses joues et marmonna

dans un français plus qu’approximatif :

- Je m’en…nou…ie !

Tout le monde éclata de rire devant cette imitation réussie de Babeth. Christopher

tendit un café à Lisa qui sourit piteusement devant l’immense verre en plastique

rempli d’un liquide noirâtre et brûlant. Son expresso du matin était sacré et l’idée de

boire ce jus insipide la fit grimacer. Sans se rendre compte des pensées de la jeune

fille, Christopher lui servit une assiette de pancakes à la confiture. Elle en conclut que

les garçons n’étaient pas là pour la réputation culinaire de la boulangerie mais parce

qu’ils étaient des amis du propriétaire.

- Tu veux un croissant ? lui proposa Angélina.

- Non, merci, murmura-t-elle en apercevant les croissants industriels qui auraient

mis son boulanger de père hors de lui.

- Lisa, je te présente mes meilleurs amis, annonça Christopher en désignant sa

bande de copains et en donnant leur nom. On a tous grandi ici.

Lisa se dit qu’il était impossible de retenir, autant de prénoms, en si peu de temps,

et devina que les garçons étaient, certainement, les enfants des différents

commerçants de la rue. Ils avaient dû, comme Christopher, reprendre à leur tour les

boutiques de leurs parents.

- Si tu aimes la cuisine chinoise, viens dans mon restaurant ! lui conseilla

d’ailleurs l’imitateur de Babeth, qui se prénommait Chang.

- Et si tu veux manger une vraie pizza, ajouta Tino en agitant ses mains comme

un véritable italien, viens au restaurant du bout de la rue.

- Je n’y manquerai pas !

- C’est certain ! se mit à rire Pablo, un jeune homme d’origine mexicaine. Ici,

cela n’a de français que le nom !

- C’est bon, maugréa Christopher. Si vous croyez que c’est facile…

Lisa baissa la tête, attristée par la réflexion de son patron. Peu avant huit heures,

les amis de Christopher quittèrent la boulangerie pour aller vaquer à leurs

occupations. Christopher expliqua, en riant, à Lisa, que le Rendez-vous Café était leur

Q.G. car il n’y avait là aucun parent pour les surveiller, en particulier lors de leurs

retours de soirées bien arrosées.

- Et vous faites beaucoup de bêtises ? se permit Lisa.

- Ah oui, on a des nuits de folies !

Lisa jeta un regard à Angélina pour savoir si cela était effectivement le cas.

Visiblement cela l’était, car la jeune fille avait baissé tristement la tête.

- Tu en veux un autre ? demanda Angélina avec un sourire compatissant, tandis

qu’elles déjeunaient.

- Non, merci, répondit Lisa en étouffant un bâillement et en jetant un œil

désabusé au sandwich que lui tendait la jeune serveuse.

- Ils ne sont pas très bons, hein ?

- Ce n’est rien de le dire, se mit à rire Lisa. La baguette ressemble à du

caoutchouc, le jambon à du carton mouillé et le fromage à du plastique. Se constituer

une clientèle fidèle avec de tels produits, c’est mission impossible !

- Je sais… Et, moins on fait de ventes, plus Christopher doit faire des économies

et acheter des produits bas de gamme.

- Et cela attire encore moins de clients. C’est un cercle vicieux. Pour retrouver

une clientèle, il faudrait, au contraire, miser sur la qualité.

- Je ne sais pas s’il serait d’accord.

- Quel gâchis ! constata Lisa en étouffant un nouveau bâillement.

- Tu as sommeil, ce doit être le décalage horaire.

- Non, c’est de n’avoir rien fait de la matinée. C’est insupportable de rester

assise ici, sans rien faire, à attendre un hypothétique client. Je commence à

comprendre Babeth !

- C’est sûr que maintenant, elle ne doit plus s’ennuyer…

- Pourquoi ?

- Elle travaille dans un bar de strip-teases !

- Non ?!

- Si !

- C’est sûr que cela doit la changer ! se mit à rire Lisa. Tu penses que

Christopher peut garder la boutique encore combien de temps ?

- Je ne sais pas. Son père doit venir en août pour qu’ils prennent une décision

ensemble.

- Mais je croyais que la boutique était à Christopher !

- Oui et non. En fait, son père lui a légué le fonds de commerce et le droit de

jouir du premier étage avec les appartements. Il a d’ailleurs fait la même chose pour

son fils ainé.

- Comment cela ?

- Eh bien, Jonathan a installé sa société aux étages supérieurs de l’immeuble et il

a un appartement splendide qui occupe tout le deuxième étage. Sa société marche très

bien et il a pu tout restaurer. Jette un œil en passant devant l’entrée, tu verras comme

c’est beau. Mais cela marche tellement bien pour lui qu’il a besoin d’agrandir ses

locaux. C’est pour cela qu’il voudrait installer une partie de ses bureaux, au rez-de-

chaussée et au premier. Et donc, plus de boulangerie…

- Tiens donc ! Je comprends maintenant pourquoi il tient tant à ce que

Christopher fasse faillite ! Il est prêt à déshériter son propre frère !

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Je l’ai rencontré hier soir, après ton départ. Il a été des plus désagréables.

- Disons que c’est un homme d’affaires. Il ne supporte pas de voir l’échec de son

frère.

- Il n’a qu’à l’aider, au lieu de lui mettre des bâtons dans les roues !

- Leur père a déjà donné beaucoup d’argent à Christopher, sans succès. Sans

doute Jonathan en a-t-il assez de voir son père dilapider ses économies. Monsieur

Lagarde tient beaucoup à la boulangerie mais, devant un tel désastre, je crois qu’il ne

va plus soutenir Christopher bien longtemps.

- Quel dommage !

Les jeunes filles stoppèrent leur conversation à l’arrivée d’un vieux couple de

fidèles qui faisait encore partie de la clientèle de la boulangerie. Le vieil homme et sa

femme demandèrent une baguette à Angélina et se tournèrent vers Lisa pour faire sa

connaissance. Ils lui expliquèrent qu’ils étaient français et qu’ils habitaient New-York

depuis près de quarante ans.

- Quarante ans que l’on vit ici, mais on ne peut toujours pas se passer d’une

baguette pour le repas, se mit à rire la vieille dame.

- Tant mieux, lui répondit Lisa en souriant.

- D’où êtes-vous originaire ? lui demanda la cliente.

- Des Ardennes. Et vous ?

- De Bourgogne. Mais nous n’y sommes plus retournés depuis des années. C’est

pour cela que nous aimons venir au Rendez-vous Café. C’est notre petit coin de

France.

Lisa lui sourit, honteuse de voir Angélina tendre une baguette industrielle à la

vieille dame.

- À demain, Angélina.

- À demain, madame Keller.

Le couple parti, Angélina poussa un long soupir. Lisa se tourna vers elle, surprise.

- Comme ils sont mignons… Crois-tu que l’on connaîtra, nous aussi, une aussi

belle histoire d’amour, un jour ?

- Je ne sais pas. En tout cas, ils ne méritent pas de manger un pain aussi

mauvais !

- Les pauvres ! se mit à rire Angélina.

Pour ne pas rester inoccupée tout l’après-midi, Lisa décida de nettoyer la vitrine.

- Cela t’embête si je te laisse une petite heure ? demanda-t-elle à sa collègue, une

fois sa tâche terminée.

- Pas du tout. Tu veux aller te reposer ?

- Non, je voudrais aller faire un peu de jogging.

- Quel courage ! Surtout par cette chaleur !

- Il est presque dix-neuf heures, il fait moins chaud.

- Vas-y, je ferai la fermeture.

Lisa monta à sa chambre pour passer un short, un T-shirt et enfiler une paire de

baskets. Elle se rendit gaiement au Washington Square Park, célèbre parc au cœur de

Greenwich Village. Sur le chemin, elle croisa Christopher qui lui demanda où elle

allait avec autant d’entrain, et qui lança un regard approbateur à sa fine silhouette

mise en valeur par sa tenue moulante.

- Le sport, lui avoua Christopher, ce n’est pas pour moi. Quel courage d’aller

courir après une journée de travail !

Lisa se retint, in extremis, de lui faire remarquer qu’il n’avait pas passé une seule

minute à la boutique ce jour-là, excepté pour le petit-déjeuner avec sa bande de

copains.

- J’ai besoin de faire un peu de sport, chaque jour, pour être dynamique, lui

expliqua-t-elle.

- Mon frère me dit la même chose depuis des années, mais je ne suis toujours pas

convaincu ! À demain, Lisa.

- À demain, sourit-elle en le regardant s’éloigner de son pas nonchalant.

Christopher était trop attachant et amusant pour qu’elle lui reproche son

oisiveté. Lisa découvrit le parc avec curiosité. Le fameux arc dédié à George

Washington, premier président des États-Unis, lui parut immense. Elle sourit en

découvrant des étudiants en train de jouer aux échecs sur des tables installées à cet

effet. Elle se mit à courir avec grand plaisir dans les allées bordées d’arbres. Elle irait

forcément, un jour, courir à Central Park, mais elle savait déjà que cet endroit allait

devenir son parc de prédilection. De plus, il était tout proche de la boutique ce qui

était bien pratique. Elle courut une bonne demi-heure puis fit une halte sur un banc en

pierre. Près d’elle se trouvaient deux jeunes filles et elle se rendit compte qu’elles

parlaient français. Elle les salua et toutes trois firent connaissance avec plaisir. Les

deux joggeuses s’appelaient Victoria et Delphine et faisaient leurs études à la New-

York University qui était toute proche.

- Tu es étudiante, toi aussi ?

- Non, je travaille comme serveuse dans une boulangerie française.

- Ah oui, laquelle ? Chez Renée ?

- Non, au Rendez-vous Café.

Les deux étudiantes écarquillèrent les yeux de surprise.

- C’est toujours ouvert ? Je suis à New-York depuis deux ans et je n’ai jamais vu

personne dans cette boutique, expliqua Victoria. En plus, le pain y est immangeable.

- Je n’y travaille que depuis hier. Mais c’est vrai que cela ne marche pas fort.

- Nous, on va chez Renée. Ce n’est pas excellent mais on y trouve du pain et des

viennoiseries correctes.

- Oui, renchérit Delphine, c’est meilleur que dans les grandes chaînes. Cela nous

permet de ne pas avoir le mal du pays.

- Où est-ce ? demanda Lisa, curieuse de pouvoir comparer leurs produits à ceux

du Rendez-vous Café.

- Dans la rue parallèle à celle de la boutique où tu travailles. On doit rentrer.

Ravie de t’avoir rencontrée, Lisa.

- Moi aussi.

Lisa décida de faire un détour par la boutique indiquée par les deux jeunes

femmes. Il s’agissait d’une boulangerie française traditionnelle, à la décoration

récente. Contrairement au Rendez-vous Café, on ne pouvait s’y attabler. Lisa acheta

une baguette et un croissant pour les goûter sur le chemin du retour. Les produits

proposés étaient d’une qualité correcte mais sans plus. Si le Rendez-vous Café se

mettait à proposer des produits aussi bons que ceux élaborés par son père, il serait

alors la meilleure boulangerie de Greenwich Village. Mais il ne fallait pas rêver. Chef

n’avait de chef que le nom, et il était absolument impossible de recruter un bon

boulanger en raison de la mauvaise réputation et des finances de la boutique.

Le lendemain matin, Lisa croisa, dans le couloir, une jeune femme à la chevelure

auburn qui sortait de l’appartement de Christopher. Elle lui adressa un bonjour

chaleureux, mais la jeune femme la toisa et partit sans répondre. La petite amie du

jeune homme n’était guère aimable, songea Lisa en la regardant s’éloigner. Lisa prit

son petit-déjeuner avec la joyeuse bande de copains de Christopher qui se

remémoraient leurs exploits nocturnes de la veille. Visiblement, les garçons sortaient

tous les soirs et avaient de nombreuses conquêtes féminines. Lisa les observait,

amusée, et regardait défiler les pancakes et les « verres » de café. Qui aurait pu

penser, en les voyant, qu’ils se trouvaient dans un lieu qui se devait de défendre la

gastronomie française ? À ce moment-là, Lisa réalisa à quel point son patron était

dépassé par la situation. Ayant toujours vécu aux États-Unis, Christopher ne

connaissait pas réellement les coutumes françaises et avait, peu à peu, dénaturé

l’héritage légué par son père.

Les jours suivants furent, aux yeux de Lisa, tout aussi ennuyeux que le premier,

exception faite des petits-déjeuners en compagnie de la joyeuse bande de copains.

Les journées étaient toutes rythmées de la même façon. Angélina avait pris l’habitude

de sortir en ville en matinée, et Lisa de faire son jogging en fin de journée.

Christopher et ses deux employées s’entendaient bien et passaient d’agréables

moments à plaisanter dans la boutique, même si les ventes demeuraient aussi

mauvaises. Le soir, ils sortaient parfois dans des bars à la mode, mais les deux jeunes

filles rentraient à une heure raisonnable, tandis que Christopher continuait à « faire la

fiesta » avec ses copains. Un matin, de très bonne heure, Lisa fut réveillé par un bruit

sourd provenant du couloir. Elle se leva, passa une robe à la va-vite car elle avait pris

l’habitude de dormir en dessous en raison de la chaleur, et sortit dans le couloir. Elle

découvrit Christopher affalé sur le sol, devant la porte d’entrée de son appartement.

Elle prit son visage entre ses mains pour voir s’il avait fait un malaise.

- Chris, ça va ?

- Oui, répondit-il en souriant vaguement. Je n’ai pas trouvé ma clef, alors…

Le jeune homme était ivre. Lisa chercha la clef de son appartement dans ses

poches et ouvrit la porte. Tandis qu’elle s’efforçait de relever Christopher pour lui

faire franchir le seuil, elle entendit du bruit dans l’escalier qui menait au deuxième

étage. Jonathan Lagarde apparut en tenue de sport. En découvrant la jeune fille et son

frère, il poussa un juron.

- Vous auriez pu, au moins, l’empêcher de boire autant !

- Pardon ?!

- Que vous soyez payée à ne rien faire de vos journées, c’est une chose. Mais

que, lorsque vous sortiez la nuit avec mon frère, vous ne l’empêchiez pas de se

saouler, c’est un comble.

- Mais de quel droit me parlez-vous ainsi ?!

- Taisez-vous et laissez-moi m’occuper de lui. Il n’a pas besoin d’une fille de

votre espèce !

Outrée, Lisa leva la main, prête à le gifler.

- À votre place, je n’essaierai pas.

Consciente qu’elle devait se maîtriser, Lisa baissa la main et tourna les talons.

Furieuse, elle descendit à la boutique tandis que le jeune homme s’occupait de son

frère. Apparemment, Christopher était habitué à rentrer ivre de ses soirées. Mais

Jonathan Lagarde aurait, au moins, pu lui laisser le bénéfice du doute avant de

l’accuser à tort de laisser Christopher se saouler ! Pour oublier cette nouvelle

altercation avec le frère de son patron, elle décida de s’occuper en préparant une pâte

à crêpe. Adieux les pancakes ! On était dans un établissement français, oui ou non ?!

Christopher descendit à sept heures et adressa aussitôt un sourire d’excuse à Lisa.

- Désolé pour ce matin. J’ai un peu exagéré, la nuit dernière.

- Ça va mieux ? compatit Lisa.

- Oui, mon frère m’a mis sous la douche et m’a assommé de reproches tout en

m’administrant deux aspirines. Il était furieux…

- C’est habituel chez lui, non ?

- Non, pourquoi ?

- Oh, une impression.

- C’est vrai qu’il ne te porte pas dans son cœur. Il était persuadé que tu étais avec

moi et il n’a rien voulu entendre…

- Ce n’est pas grave. Je me moque de ce que les gens obtus comme lui peuvent

penser de moi.

- Eh bien, vous n’êtes vraiment pas faits pour vous entendre, tous les deux ! se

mit à rire Christopher, tout en massant ses tempes pour tenter de faire passer son mal

de crâne.

Les copains de Christopher commencèrent à arriver, plaisantant sur ses excès de la

nuit. Christopher fit mine de passer derrière le comptoir pour aider Lisa, mais elle lui

fit signe que cela n’était pas nécessaire. Tandis qu’Angélina s’occupait des boissons,

elle fit cuire les crêpes « à l’ancienne », dans une poêle beurrée, ce qui ne lui était pas

arrivée depuis des années, la boutique de son père étant équipée d’une crêpière

professionnelle.

- C’est délicieux, s’exclama Pablo qui découvrait visiblement ce plat. Et cela

nous change des pancakes !

- Tu veux que je m’énerve, plaisanta Christopher.

- En tout cas, cela cadre mieux avec une boutique française, commenta Tino.

- Tout à fait, répondit Lisa en souriant. C’est pour cela que Christopher va

oublier les pancakes et cuisiner français.

- Si cela vous dit, répondit le jeune homme.

- Bien sûr ! s’exclama Chang. Si tu veux avoir des clients, il faut que tu répondes

à leurs attentes !

- De toute manière, il y a trop de concurrence dans le quartier, rétorqua

Christopher.

- Non, le détrompa Lisa. Je suis allée hier dans la boulangerie la plus réputée,

chez Renée, et je peux te dire que la qualité est correcte, sans plus. Si on pouvait

proposer des produits de qualité supérieure, il n’y aurait pas de problèmes de

concurrence.

- J’ai trop mal à la tête pour parler de cela maintenant, s’esquiva Christopher.

- Parlons plutôt de la jolie blonde d’hier soir, reprit Chang en riant. Où est-elle ?

- Aucune idée, répondit Christopher. Le trou noir…

Lisa et Angélina échangèrent un coup d’œil. Lisa avait rapidement compris les

raisons de la mauvaise humeur de la petite amie de Christopher en croisant une autre

jeune fille, brune cette fois-ci, le lendemain même, dans le couloir. Christopher avait

pour habitude de sortir, chaque soir, avec ses copains, et de rentrer aux aurores,

passablement éméché et en bonne compagnie. Avec un patron qui passait ses

journées en ville et ses soirées à boire, il allait être difficile de changer le cours du

destin du Rendez-vous Café…

Une fois seules, les deux jeunes filles évoquèrent le sort du magasin avec

fatalisme.

- Quel dommage de voir la boutique au bord du dépôt de bilan…

- Tu peux le dire ! On est dans le quartier de New-York où tout le monde rêve

d’habiter ou d’avoir une boutique, et on risque de tout perdre. Il y a pourtant

beaucoup de clients potentiels, sans compter les touristes...

- Beaucoup de Français vivent dans Greenwich Village, poursuivit Lisa. C’est

eux qu’il faudrait cibler en priorité… J’ai discuté avec plusieurs d’entre eux au parc.

Tous estiment qu’une excellente boulangerie manque dans le quartier.

- Oui, c’est vrai. Enfin, à mon avis, la boutique fermera à la fin de l’été. Le frère

de Christopher a persuadé son père que cela ne sert à rien de s’obstiner.

- Comment le sais-tu ?

- Christopher en a parlé à Chef. Il est bien embêté, il ne sait pas où aller habiter.

- Et toi, comment vas-tu faire ?

- J’irai quelques temps chez une amie. Ce qui m’embête le plus, c’est de devoir

changer d’emploi. Christopher est un patron tellement sympa ! J’ai déjà travaillé dans

des grandes chaînes et cela ne me plaît pas. C’est dommage de devoir arrêter.

- Cela fait longtemps que tu vis aux États-Unis ?

- Mon père a été muté ici quand j’avais seize ans. Mes parents sont retournés en

France l’année dernière, mais j’ai décidé de rester. J’adore travailler dans Greenwich

Village. C’est le quartier de New-York que je préfère ! Je n’ai vraiment pas envie de

quitter la boutique. L’ambiance est sympa, surtout le matin quand tous les garçons

sont là.

- Je suis sûre que si on décide de s’en donner la peine, on pourrait sauver le

Rendez-vous Café.

- Tu plaisantes !

- Non, je t’assure. Cette boutique a une âme. Il faut en discuter avec Christopher.

- C’est perdu d’avance.

- Quel pessimisme ! dit-elle à sa collègue en lui donnant une tape amicale.

Le regard de Lisa resta plein de détermination. À la première occasion, elle

discuterait avec Christopher du sort de la boutique. Non seulement elle désirait sauver

le snack, mais aussi empêcher Jonathan Lagarde de transformer la boulangerie en

bureaux sans âme.

IV

Plus le temps passait, plus Lisa se demandait pourquoi Christopher avait tenu à

garder une deuxième vendeuse… Pourtant, le jeune homme était toujours aussi

joyeux, allant et venant au gré de ses envies et laissant la boutique entre les mains de

ses deux employées. Il était évident que l’on ne pouvait compter sur lui pour

améliorer la situation du magasin. De toute manière, la clef de la réussite tenait en un

bon boulanger. Tout d’abord, Lisa avait considéré Chef comme un usurpateur car il

évitait toute conversation avec elle. Il prenait son service en fin de nuit puis

disparaissait, en milieu de matinée, lorsque tout avait été cuit. Pourtant, peu à peu,

elle avait réussi à l’amadouer et il avait alors consenti à lui livrer quelques brides

d’informations sur sa vie. Son fort accent du Sud-Ouest ne laissait, en tout cas, aucun

doute : Chef était bien français. Lisa n’osait cependant pas lui demander s’il avait

vraiment été premier ouvrier de France. Elle apprit, avec surprise, qu’il avait été

compagnon et qu’il connaissait donc toutes sortes de spécialités régionales. Lorsque

Lisa faisait un commentaire sur la piètre qualité des matières premières qu’il utilisait,

il haussait les épaules et répondait d’un ton fataliste : « C’est le patron qui

décide… ». Il n’était visiblement pas satisfait par la piètre qualité de son travail mais

faisait ce qu’on lui demandait. Elle comprit, peu à peu, que Chef était effectivement

un excellent boulanger mais qu’il s’était résigné à faire de la nourriture « à

l’américaine », comme il se plaisait à dire. Du jour où Lisa lui confia que son père

état boulanger et lui aussi compagnon, Chef devint plus loquace. Il lui confia qu’il

préférait travailler au Rendez-vous Café dans ces conditions, plutôt que dans des

boulangeries haut de gamme aux cadences infernales. Mais que faisait donc un tel

talent dans ce commerce en bout de course ? Pourquoi ne se battait-il pas davantage

pour montrer son savoir-faire ? La nourriture était d’ailleurs si exécrable que les deux

serveuses répondaient, de plus en plus souvent, aux invitations des amis de

Christopher, déjeunant une fois chinois, dînant une autre fois, d’une délicieuse pizza

italienne ou d’un risotto.

Parmi les amis de Christopher, Lisa appréciait tout particulièrement Chang. Il était

toujours plein d’attentions envers les deux serveuses du Rendez-vous Café. Souvent,

il leur apportait des plats de son restaurant, tantôt du riz cantonais, tantôt des nems,

ainsi que des desserts tels que des salades de fruits exotiques, des beignets ou du

nougat chinois. Les deux jeunes filles adoraient cette cuisine exotique et

traditionnelle. Christopher se moquait gentiment d’elles, leur faisant remarquer qu’il

était honteux qu’en tant que Françaises, elle ne fasse pas honneur aux produits

proposés par la boulangerie. Pour ne pas lui faire de peine, elles se contentaient de

hausser les épaules.

- Crois-tu que Chang va passer ce soir ? demanda Lisa à Angélina à la fin de leur

journée de travail.

- Je l’espère, en tout cas ! Sinon, il faudra se contenter des sandwichs….

- On peut aussi aller dîner chez Tino, sourit Lisa.

Le jeune Italien faisait une cour assidue à Angélina depuis quelques temps. Cette

dernière fit une grimace.

- Je ne préfère pas.

- Pourquoi ? Tino est un garçon adorable et très séduisant.

- Oui, mais je ne ressens rien pour lui.

- C’est dommage. Vous feriez un très beau couple.

- Tu crois ? se mit à rougir Angélina.

- Bien sûr ! Pourquoi en doutes-tu ?

- Eh bien, je ne suis pas très…, enfin, il est mince et musclé. À côté de lui, je

ressemble à un bibendum, remarqua la jeune fille en faisant allusion à ses kilos en

trop.

- Mais pas du tout ! s’insurgea Lisa. Tu es très belle ! Tu as un visage d’ange et

des yeux verts magnifiques !

- Le visage, ça va, maugréa Angélina. Mais le reste !

- Arrête un peu de te dénigrer ! Tu as quelques kilos superflus mais il suffit de

les assumer, c’est tout.

- Je n’y arrive pas. Je ne supporte pas mon image. Je rêve, depuis toujours, d’être

mince comme toi, comme Babeth… confia Angélina à son amie.

- Si tu as vraiment envie d’être plus mince, ce n’est pas compliqué, décréta Lisa

d’un ton ferme.

- Vraiment ! s’énerva Angélina. Je fais constamment attention à ce que je

mange, je suis perpétuellement au régime et pourtant, je ne perds pas un gramme !

Lisa observa sa collègue un instant, comme si elle la voyait pour la première fois.

Jusque-là, elle avait cru qu’Angélina était simplement timide alors qu’en fait, elle

était complexée par sa silhouette. Lisa décida de se confier à son tour.

- Tu sais, après la mort de ma mère, j’ai traversé une période noire. J’ai

beaucoup déprimé, je me suis laissée aller. Je mangeais tout et n’importe quoi, je

n’avais aucune activité physique, je passais des heures devant la télévision. Sans

m’en rendre compte, j’ai commencé à prendre du poids, à être moins musclée et

au bout d’un an, j’étais devenue quelqu’un d’autre.

- J’ai du mal à te croire, fit Angélina en détaillant la silhouette parfaite de son

amie.

- À cette époque, ma marraine avait dû passer plusieurs mois, à Paris, pour

veiller son mari qui était malade. Lorsqu’elle est revenue vivre dans mon village, j’ai

compris que j’avais changé. Je n’ai pris conscience de ma transformation physique

que dans son regard. Cela a été un choc, mais un choc salutaire. Jeanne est une

femme merveilleuse, à l’écoute et généreuse. Elle ne m’a pas fait la morale, elle ne

m’a pas dit de faire un régime ou je ne sais quoi encore. Elle m’a juste appris à vivre

de manière saine, en mangeant équilibré et en faisant chaque jour un peu de sport.

- Du sport ? C’est hors de question, je déteste ça !

- Écoute, tu dis que tu es au régime ?

- Oui.

- Tout le temps, et que cela ne sert à rien ?

- Oui, confirma à nouveau Angélina.

- Eh bien, c’est normal que tu ne perdes pas de poids. En fait, tu es « au régime »

pendant les heures de repas, mais tout le reste de la journée, tu grignotes des sucreries

et des chips.

Angélina rougit comme une pivoine.

- Tu ne peux pas perdre de poids dans ces conditions. Tu dois oublier la notion

de régime et ne plus monter sur une balance. L’important, c’est que tu apprennes à

manger équilibré. Cela n’est pas difficile, bien au contraire. Tu peux manger de tout,

mais en petite quantité. Peu à peu, tu vas perdre du poids, sans t’en rendre compte.

- Tu rêves ou quoi ?

- Ce que j’essaie de t’expliquer, reprit Lisa, c’est que quasiment aucune fille

n’est mince et musclée naturellement. Elles font du sport et elles mangent sainement.

Leur apparence est le reflet d’une hygiène de vie. Tes kilos en trop sont le reflet de ce

que tu manges, le soir, dans ta chambre, devant la télé.

Angélina rougit de plus belle.

- Je ne dis pas cela pour te faire de la peine, Angie. C’est une simple

constatation. À toi de décider si tu préfères vivre comme cela, et c’est ton droit, ou si

tu préfères changer de vie.

- Changer de vie ? Tu ne crois pas que tu exagères ?

- Non, si tu te sens mieux dans ta peau, tu auras envie de sortir, tu feras de

nouvelles connaissances… Et pour Tino, tu aurais peut-être envie de sortir avec lui.

- Non, c’est juste un ami, j’en suis sûre.

- Alors, que décides-tu ?

- J’ai envie d’essayer. Tu m’aideras ?

- Naturellement ! D’abord, je surveillerai que tu arrêtes de grignoter et on

mangera ensemble des repas équilibrés. Tu verras, tu vas rapidement perdre du poids.

- Rapidement ? douta Angélina.

- Il faudra deux mois pour que tu perdes les six à huit kilos que tu as en trop, lui

assura Lisa.

- Deux mois, tu trouves cela rapide ?

- Naturellement ! Qu’est-ce que c’est, dans toute une vie ? Mais perdre du poids

ne suffira pas.

- Comment ça ?

- Il faut aussi se muscler.

- Je déteste le sport !

- C’est parce que tu n’as pas l’habitude d’en faire. Fais-moi confiance. IL ne

s’agit pas de participer au marathon de New-York ! Juste de bouger quelques

minutes. Viens courir un peu avec moi, demain, au parc.

- Oh non, je ne veux pas. Il n’y a que des filles superbes, dans ce parc !

- Elles sont superbes parce qu’elles font du sport. C’est ce que j’essaie de te faire

comprendre !

- Je ne peux pas, je t’assure.

- D’accord. Il y a un vélo d’appartement chez Christopher. Je vais lui demander

si on peut l’utiliser.

- Ne lui dis surtout pas que je fais un régime !

- Je ne lui dirais pas, puisque tu n’en fais pas ! se moqua gentiment Lisa. Tu es

incroyable ! Tu n’as rien écouté à ce que je t’ai dit ou quoi ! Tu n’es pas au régime, tu

changes de manière de vivre !

- On verra, répliqua Angélina, sceptique.

- Regarde, c’est Chang qui arrive. Je meurs de fin !

- Moi, je ne peux pas manger ce qu’il apporte ! C’est trop gras….

- Si, tu peux. Tu prendras une portion raisonnable et surtout, tu ne manges rien

ensuite chez toi. Essaie de ne manger que lorsque tu ressens une sensation de faim.

- Tu es un véritable despote, se mit à rire Angélina.

- Dis-toi que c’est pour ton bien !

Les deux jeunes femmes accueillirent Chang avec enthousiasme. Angélina le

complimenta sur les nems qu’il leur avait apportés la veille.

- Je dirai à ma mère que tu les as aimés. Elle sera ravie.

- Mais… commença Lisa

- Allez, que vas-tu trouver encore à redire ? s’amusa le jeune homme.

Christopher a raison de dire que tu es une incorrigible enquiquineuse.

- Il dit ça de moi ! s’insurgea Lisa.

- Oui, mais gentiment. Reconnais que tu as toujours une remarque à faire…

- Mais c’est pour améliorer les choses, se défendit la jeune fille.

- C’est pour cela que l’on te garde, se moqua Chang. Alors, qu’est-ce qui ne va

pas dans les nems de ma maman ?

- Rien, c’est juste qu’il manque un peu de menthe.

- Ah non, toi aussi ! Ma mère n’arrête pas de me dire d’en acheter ! Mais qu’est-

ce que ça peut faire, s’il n’y a pas quelques feuilles de menthe ?

- Cela fait toute la différence, lui fit remarquer Lisa avec un sourie penaud. C’est

comme cela que ce serait parfait…

- O.K., je capitule. Ma mère ne va pas en revenir !

- La perfection, voilà ce que l’on devrait viser pour le Rendez-vous Café,

murmura alors Angélina.

- Avec Chris, ce n’est pas gagné ! s’exclama Chang.

- C’est sûr, le Rendez-vous Café est aux antipodes de la perfection…. grimaça

Angélina.

Lors de ses footings quotidiens au Washington Square Park, Lisa s’était liée

d’amitié avec d’autres joggeurs, français eux aussi. Il y avait Victoria et Delphine, les

deux étudiantes en commerce à l’Université de New-York, Lionel, un jeune trader

obnubilé par les cours de la bourse qu’il suivait sur son téléphone portable tout en

courant, Léa, une jeune fille au pair. Ils avaient pris l’habitude de faire une halte à la

fontaine du parc, et tous se moquaient gentiment du Rendez-vous Café ou indiquaient,

à Lisa, des annonces de serveuses qu’ils avaient vues dans des boutiques ou des

restaurants. À chaque fois, Lisa se rendait un peu plus compte, à quel point elle s’était

attaché au Rendez-vous Café depuis son arrivée un mois plus tôt, et combien il lui

serait difficile de le quitter… Elle aspirait de plus en plus à trouver une solution pour

éviter sa fermeture, et dès que l’occasion se présenta, elle livra à Christopher tout ce

qu’elle avait sur le cœur.

- Tu ne manges pas ici ? lui demanda, ce soir-là, Christopher.

- Non, je vais rejoindre Angélina au restaurant de Chang.

- Ah… Toi aussi, tu trouves que ce n’est pas bon au Rendez-vous Café ?

- Pourquoi ? Toi, tu aimes manger ici ? l’attaqua Lisa.

- Non, mais moi, je ne suis pas vraiment français. C’est la nourriture que vous,

vous aimez…

- Ah, non, Christopher, s’emporta Lisa. Je ne te laisserai pas dire cela ! Ce que

l’on mange en France, c’est bon ! Toi, tu ne proposes pas de la nourriture française

mais des produits bas prix qui, en tout cas tu l’espères, pourraient te rapporter un gros

bénéfice. Vends des produits français digne de ce nom, aies de la considération pour

tes clients, et je te promets que tu feras fortune !

- Et comment cela ? lui demanda-t-il d’un ton narquois.

- Ce n’est pas compliqué ! Commence par ne plus acheter des pains pré cuits et

des ingrédients bas de gamme. Laisse Chef préparer lui-même ses pâtes, laisse lui

exprimer son don, car il est doué. Tu as reçu de l’or : ton père t’a légué une boutique

dans un quartier commerçant, tu as un boulanger-pâtissier talentueux et toi, tu gâches

tout cela en visant le bas de gamme.

- Euh… bafouilla Christopher, interloqué.

- Tu devrais avoir honte de ne pas te battre davantage pour sauver le Rendez-

vous Café !

- Oh là ! Du calme ! s’exclama Christopher, en faisant mine de devoir se

protéger.

- Excuse-moi, reprit Lisa en baissant la voix. Je me suis emportée. Mais je

trouve cela tellement dommage de devoir fermer cette boutique.

- On n’en est pas encore là, t’inquiète !

- Mais si, je m’inquiète ! Tu es trop coupé de la réalité, Christopher ! On en est

là : tu vas devoir fermer !

- Mais non, mon père dit cela à chaque fois, et ensuite, il m’aide à remettre les

comptes en ….

- Voyons, Chris ! Tu ne peux pas toujours attendre de l’aide de la part de ton

père ! En plus, cela ne rime à rien. Si le Rendez-vous Café n’a pas de clients, il n’a

pas de raison d’être ! Il perd son âme !

- Ça, c’est sûr… Mais que faire ?

- Tu veux vraiment le savoir ?

- Bien sûr !

- Alors écoute, je ne vais pas dîner chez Chang, on se fait rapidos deux croque-

monsieur, et je t’explique tout en détail.

- D’accord, déclara Christopher, interloqué par la détermination de la jeune fille.

Une fois leur repas avalé, sans grand plaisir il est vrai, ils s’installèrent à

l’immense table en inox de l’arrière boutique. Lisa commença alors un long exposé

sur les possibilités du Rendez-vous Café. Christopher la regardait, interloqué par la

flamme qui habitait la jeune femme.

- Le Rendez-vous Café a tout pour connaître le succès. D’abord, l’emplacement :

non seulement il y a des touristes et des résidents aisés, mais surtout beaucoup de

français qui travaillent ou habitent dans le quartier. C’est eux qu’il faut cibler en

priorité. Fini les baguettes précuites, les pâtes industrielles, le jambon sous vide et les

fromages qui n’en sont pas. On va acheter de la qualité pour vendre de la qualité. Tu

verras, le bouche à oreille nous emmènera rapidement une bonne clientèle.

- Tu y crois vraiment ?

- J’ai croisé beaucoup de Français dans le quartier. Je t’assure qu’il y a une forte

demande. À nous de proposer l’offre adéquate.

- Mais comment va-t-on communiquer ce changement ?

- Pour que cela soit visible, on va fermer la boutique deux semaines.

- Ça ne va pas ? On va perdre de l’argent !

- Tu crois vraiment que tu en gagnes en la laissant ouverte ? se moqua gentiment

Lisa. Écoute, on va fermer et comme cela les gens se poseront des questions.

Pendants ce temps, on va réaménager la boutique. Elle a vraiment besoin d’un décor

plus moderne. On va repeindre les murs, modifier le mobilier…

- Il faudra un décorateur…

- Non, c’est beaucoup trop cher ! Je l’ai déjà fait dans le commerce de mon père.

Après mon bac, on a décidé que j’arrêtais mes études et on a modernisé la boutique.

Rapidement, comme mon père est un excellent artisan, on a eu de plus en plus de

clients, et en deux ans, c’était la boulangerie la plus réputée du canton. On reprendra

le même design, dans les tons parme et gris anthracite… Et surtout, il faudrait

aménager un point de vente, sur la rue, pour que les gens pressés ne soit pas obligés

d’entrer.

- Vraiment ?

- Oui, il y aura une part de la vente sur place et une à emporter. Est-ce que tu

crois que c’est possible ?

- Oui, on n’aura même pas à demander les autorisations, c’était comme cela

lorsque mon père tenait la boulangerie. Je ne sais pas si tu as fait attention, mais ce

sont des fenêtres coulissantes. On n’a plus qu’à installer une caisse et un plan pour

poser les articles.

- Parfait.

- C’est fou ! On en parle comme si…

- Comme si c’était possible ? Mais c’est possible !

- Bon, c’est demain que mon père vient pour notre conseil de famille.

- Conseil de famille ? répéta Lisa avec étonnement.

- Oui, c’est une plaisanterie entre nous. Quand, dans la famille, on doit prendre

une grande décision, on se réunit à cette table et on décide ensemble quoi faire.

Demain, il y aura mon père et mon frère. Je demanderai à mon père de me donner

trente mille dollars. Tu penses que cela suffira ?

- Oui, souffla Lisa abasourdie par la déclaration du jeune homme. Largement !

Lisa avait imaginé que Christopher utiliserait ses propres deniers pour se lancer

enfin dans la vie réelle.

- Il va te les donner ?

- Oui, pourquoi ?

- En général, on prêtre de telles sommes !

- Pas entre un père et un fils !

- Bon, si tu le dis.

- Et puis, cette fois, mon père verra le fruit de cet argent !

Lisa frémit en imaginant les sommes considérables que Christopher avait déjà dû

engloutir en pure perte.

- Prête pour l’aventure ? demanda Christopher en levant la main pour que Lisa la

frappe en retour.

- Prête !

- Alors, vive le Rendez-vous Café !

- Vive le Rendez-vous Café !

Christopher se leva et Lisa devina qu’il allait sortir, boire et ramener une

inconnue.

- Christopher, il y a autre chose…

- Quoi ?

- Il va falloir que tu t’investisses davantage dans le snack. Tu ne peux pas

constamment nous laisser diriger la boutique, Angélina et moi.

- Pourquoi ?

- Parce que c’est toi, le patron ! Et parce que j’espère bien qu’il y aura du monde

et que l’on sera débordé ! On a fini de se tourner les pouces !

- Tourner les pouces ? répéta Christopher qui ne connaissait visiblement pas

cette expression française.

- On ne restera plus sans rien faire, expliqua Lisa en souriant. Il faudra être

réactifs et répondre aux attentes des clients rapidement !

- Oh là ! Tu rêves ! On n’aura jamais autant de clients !

- Mais j’espère bien qui si ! s’exclama Lisa, indignée par le manque d’ambition

du jeune homme. Pour réussir, il faut viser haut ! Il y aura du monde, et on aura

besoin que tu nous aides pour servir.

- Si tu le dis…

- Cela veut dire que tu ne pourras plus sortir, le soir, comme tu le fais, rentrer

ivre et être dans le coaltar toute la matinée.

- Ivre ! Non mais tu n’exagères pas un peu !

- Soit, tu n’es pas tout à fait ivre, mais tu es tout de même bien éméché. Et si tu

continues comme cela, dans un an, tu seras vraiment alcoolique.

Christopher la regarda sans pouvoir croire à ce qu’il venait d’entendre.

- Tu ne crois pas que tu exagères ?

- Non, Christopher, reprit-elle doucement. Tu es sur le mauvais côté de la pente

et si tu ne changes pas maintenant de direction, tu cours à la catastrophe.

Il la regarda droit dans les yeux, repensa au matin où Lisa l’avait trouvé, avachi,

dans le couloir. Oui, il avait été trop loin cette nuit-là, à cause d’un pari stupide à

celui qui boirait le plus, le plus vite possible. Un pari qu’il avait le regrettable

avantage d’avoir gagné… Le genre de pari qui pourrait bien, un jour, le perdre…

- D’accord, Lisa. Je vais moins sortir, je ne vais plus ramener des filles dont je

n’ai rien à faire et je vais me donner à fond dans le snack. Mais il faut que tu me

promettes une chose.

- Quoi ?

- Il faut que tu me promettes que cela va marcher, parce que sinon, je vais

retomber, et cette fois, je vais atteindre le fond. Je n’ai jamais rien réussi. C’est ma

dernière chance pour que mon père soit fier de moi.

Pendant un instant, Lisa observa Christopher. Ainsi, la gaieté apparente du jeune

homme n’était, en fait, qu’une façade pour dissimuler son mal-être.

- Chris, ne dis pas cela ! Tu as toutes les qualités pour diriger le Rendez-vous

Café. Tu es plein d’entrain, toujours de bonne humeur, tu sais mettre de l’ambiance…

C’est primordial pour diriger ce type d’établissement ! La seule chose qui ne va pas,

c’est le niveau des produits que l’on propose à la vente.

- À côté de mon frère, je n’ai jamais rien réussi, reprit le jeune homme sans

entendre les propos de Lisa.

- Tu as réussi à devenir quelqu’un de bien, de généreux. Ton frère est froid

comme un iceberg et il ne pense qu’à l’argent. Réussir sa vie est plus important que

réussir dans la vie, tu sais.

- Mais je n’ai pas réussi ma vie….

- Quel pessimisme ! Le Rendez-vous Café va devenir le lieu de rencontre préféré

des Français de Greenwich Village et, pourquoi pas, le lieu à la mode de New-York.

Tope-là ?

- Tope-là !

Leurs deux mains se télescopèrent avec force et le bruit résonna dans l’atelier. Ils

éclatèrent de rire et Christopher la prit dans ses bras pour une accolade amicale. Lisa

avait enfin la certitude qu’elle cherchait, la certitude qu’elle avait pris la bonne

décision en venant vivre à New-York !

V

Le lendemain matin, Lisa et Christopher ne soufflèrent mot de leur projet à

Angélina et Chef, pour ne pas leur donner de faux espoirs. Ils avaient décidé

d’attendre que Christopher en parle d’abord à son père. Dans l’après-midi, Lisa se

rendit dans la réserve pour en commencer l’inventaire et le rangement. Elle plaça les

produits alimentaires, qu’ils n’utiliseraient plus faute de qualité, près de la porte, afin

que Christopher puisse les porter à une œuvre caritative. Elle rangea les produits

qu’ils conserveraient sur les étagères, puis s’attaqua au fond de la remise. Là étaient

entassé des tas de cartons. Avec fatalisme, elle ouvrit au hasard une des boîtes,

certaine de n’y trouver que des choses sans intérêt. Mais contre toute attente, elle

poussa un cri de ravissement : le carton contenait de véritables tasses à expresso avec

leur soucoupe. Le Rendez-vous Café allait ainsi pouvoir dire adieux aux verres en

plastique ! Elle ouvrit un deuxième carton et découvrit des verrines de toute beauté.

Peu à peu, elle comprit que toute la vaisselle nécessaire à un bon fonctionnement du

snack avait été prévue puis entassée ici. Comme Ali Baba dans la caverne des

quarante voleurs, elle continua à ouvrir les cartons, sans se soucier du désordre. Et

elle ne fut pas déçue ! Elle trouva tout au fond de la remise deux machines à expresso

flambant neuves, deux crêpières, deux machines à gaufres et croque-monsieur et

même une adorable chocolatière…. Il s’agissait de matériel professionnel de haute

qualité. Quelle chance d’avoir à disposition toutes ces machines ! Il n’y avait plus

qu’à les rendre rentables ! Comment Christopher avait-il pu reléguer tout cela au fin

fond de la remise ? Pleine d’espoir, elle ne doutait plus de la réussite du snack ! Prise

par ses fouilles, elle n’avait pas vu l’heure passée. Elle décida de rejoindre Angélina

dans la salle, mais lorsqu’elle s’apprêta à ouvrir la porte de la remise, elle se rendit

compte que le « conseil de famille » des Lagarde avait débuté. Ne souhaitant pas

déranger monsieur Lagarde et ses fils, elle préféra rester cachée dans le réduit. Assise

derrière la porte, elle se mit alors à écouter, malgré elle, leur discussion.

- Cette situation ne peut plus durer, déclara d’un ton sans réplique Jonathan

Lagarde.

- Tu as raison, acquiesça son père. Chris, je t’ai beaucoup aidé ces trois dernières

années, mais visiblement à fonds perdu. Cela ne sert ni le Rendez-vous Café, ni toi.

Cela doit cesser, mon fils.

- C’est vrai, c’est vrai, consentit Christopher avec son entrain habituel. Mais

cette fois, j’ai trouvé comment sauver le snack, ajouta-t-il sur un ton mystérieux.

- Arrête, Chris, tu nous as déjà dit cela cent fois ! s’exclama son frère.

Christopher se lança alors dans un discours qui reprenait les arguments de Lisa,

mais qui manquait de rigueur. Enfin, il termina par cette phrase qui résonna

longtemps dans l’atelier :

- Donc, Papa, avec Lisa, on a décidé de redonner vie au Rendez-vous Café. Elle

est géniale, elle a plein de projets. On a besoin que tu nous donnes trente mille dollars

pour les travaux.

Atterrée par cette déclaration intempestive, Lisa mit sa tête entre ses mains.

- Trente mille dollars ? répondit son père après un instant de stupéfaction. Mais

tu es tombé sur la tête ou quoi ? Je t’ai dit que je refusais de continuer à jeter ainsi

l’argent par les fenêtres !

- Trente mille dollars ! s’exclama Jonathan sans y croire. Tu n’es qu’un enfant

pourri gâté. Tu crois que l’argent tombe du ciel ! Papa a trimé toute sa vie pour avoir

ce qu’il a, et tu dilapides son argent sans vergogne !

- Eh bien, alors, prête-les moi, argumenta Christopher en direction de son père,

tandis qu’il devait repenser à sa conversation avec Lisa, la veille au soir.

- Non, Chris, Je ne te donnerai plus d’argent !

- Je ne te demande pas de me les donner ! Je te rembourserai !

- Tu sais bien que tu ne le feras pas. C’est fini, Chris, cela me fait beaucoup de

peine, tu sais combien je tiens à cet endroit. C’est ici que j’ai rencontré ta mère, c’est

ici que vous avez grandi, mais il faut tourner la page. Jonathan a besoin de nouveaux

locaux. Dès le mois prochain, il commencera les travaux. Il faut que tu te trouves un

autre travail, un logement, et que tu construises enfin ta vie.

Un silence de plomb suivit cette déclaration. Lisa était décomposée par cette

nouvelle, surtout après ses trouvailles de l’après-midi. Le Rendez-vous Café allait

disparaître et, avec lui, un petit coin de France. Un soupir de découragement

s’échappa de ses lèvres. Tout à coup, la porte de la réserve s’ouvrit brusquement.

Jonathan avait dû l’entendre et il poussa un juron en la découvrant, assise par terre, à

même le sol.

- De quel droit écoutez-vous notre conversation ?!

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger. J’étais dans la réserve et quand

j’ai compris que vous étiez là, je n’ai pas osé vous interrompre, expliqua Lisa en se

relevant.

- La bonne excuse ! Vous n’êtes qu’une petite arriviste ! Vous avez mis le

grappin sur mon frère et vous espérez ainsi spolier mon père ! Mais je ne vous

laisserai pas faire !

- Voici donc la fameuse Lisa, déclara monsieur Lagarde en se levant de table et

en venant à sa rencontre.

Il était aussi grand que ses fils, avec le regard malicieux de Christopher et la force

de caractère de Jonathan. Ils se serrèrent la main, les yeux dans les yeux, se jaugeant

l’un l’autre, puis il déclara, contre toute attente :

- Eh bien, mademoiselle, venez donc à table avec nous. Il semblerait que vous

ayez votre place à notre conseil de famille.

Avant même qu’elle ait pu prononcer l’once d’une protestation, il la conduisit vers

la table en inox et la fit s’asseoir à côté de Christopher qui semblait ne pas en revenir.

- Voyons, papa, tu n’y penses pas ! s’exclama Jonathan avec une fureur à peine

contenue. Cette fille est une étrangère, elle n’a rien à voir avec notre famille !

- Mais si. Il est évident que mademoiselle a une influence positive sur Chris,

ajouta-t-il en lançant un clin d’œil à son fils.

- Heu, eh bien… bafouilla le jeune homme.

- Tu as dit tout à l’heure que tu avais décidé de ne plus sortir tous les soirs, de ne

plus te conduire comme un ado mais comme un adulte responsable. Si ce n’est pas

pour cette jeune fille, c’est pour qui ?

- Lisa y est pour beaucoup, c’est vrai, mais…

- En couple, vous pourrez sauver le Rendez-vous Café, affirma le vieil homme

avec force.

Christopher et Lisa se regardèrent, ébahis par cette déclaration.

- Papa ! s’exclama Jonathan, tu ne vas pas leur prêter cet argent ! Cette fille n’est

qu’une intrigante qui cherche à gagner de l’argent facilement et à obtenir un visa

illimité en se mariant avec un américain !

- Ne traite pas ainsi cette jeune fille, s’il te plaît. Mon petit doigt me dit qu’elle

rentrera, un jour, dans notre famille, assura le vieil homme sous le regard stupéfait de

Lisa qui se voyait déjà passer d’un mariage forcé à un autre. Je ne prêterai pas

d’argent à Christopher. S’ils décident de sauver le Rendez-vous Café, ils y arriveront.

Pas besoin de trente mille dollars pour cela.

- Tout à fait, monsieur, se permit Lisa en prenant la parole pour la première fois.

Si vous le permettait, nous ferons nous-mêmes les travaux et nous lancerons la

nouvelle formule du snack d’ici deux à trois semaines.

- C’est hors de question ! J’ai besoin de ce local ! s’exclama Jonathan. On ne va

pas encore retarder les travaux !

- Jonathan, tu sais que cette boutique me tient à cœur. Je souhaite laisser à Chris

une dernière chance.

- Papa ! Chris a déjà eu sa dernière chance, la dernière fois !

- Disons que cette fois, c’est la chance de Lisa que nous jouons. Le Rendez-vous

Café y a droit !

- Papa ! Ce ne sera qu’une perte de temps !

- Laisse-moi y croire encore un peu…

Le père et le fils échangèrent un long regard.

- Si cela te fait plaisir, capitula son fils aîné en haussant les épaules avec

lassitude. En tout cas, il est hors de question que je finance le nettoyage de leurs

travaux. L’équipe de nettoiement ne reviendra que lorsque l’établissement aura

retrouvé un aspect correct.

- Ce n’est pas un problème, déclara Lisa en le toisant. Nous nous débrouillerons.

- Tu crois que c’est possible de faire les travaux nous-mêmes ? s’inquiéta

Christopher auprès de Lisa, sous le regard narquois de son frère.

- Bien sûr. Impossible n’est pas français, répondit Lisa en défiant Jonathan du

regard.

- Tout à fait, affirma le père de Christopher. Et quand on n’a pas de pétrole…

- On a des idées, termina en souriant Lisa.

Elle croisa le regard du sympathique patriarche et ils se mirent tous les deux à rire

avec complicité, sous les yeux des deux frères qui, visiblement, ne connaissaient pas

ce slogan des années soixante-dix.

- Lisa, bienvenue au Rendez-vous Café ! s’exclama le vieil homme en lui

tendant, à nouveau, la main. Et qui sait, bienvenue aussi dans notre famille !

- Nous n’en sommes pas là ! s’exclama la jeune fille, gênée de mentir au vieil

homme sur ses relations avec son fils.

- Si, si, faites moi confiance, je me trompe rarement quand il s’agit d’amour.

Lisa rougit et croisa le regard furieux de Jonathan tandis que Christopher, amusé

par le quiproquo, lui lançait un sourire complice et la prenait pas les épaules.

- Bon, conclut monsieur Lagarde. vous avez jusqu’à la fin de l’année. Si au 31

décembre, les comptes sont équilibrés, le Rendez-vous Café restera ouvert. Sinon,

Jonathan pourra commencer les travaux de transformation, dès le mois de janvier.

- Entendu, déclarèrent Christopher et Lisa d’une même voix, radieux d’avoir

quatre mois pour atteindre leurs objectifs.

- Très bien, fit Jonathan en poussant un soupir d’agacement. Mais ce n’est que

remettre une échéance inévitable, ajouta-t-il en mettant, du regard, au défi Lisa.

- Qui vivra verra ! lui lança-t-elle, sous le regard de monsieur Lagarde qui

plaçait désormais, en elle, tous ses espoirs pour la survie de l’établissement où il avait

passé la majeure partie de son existence.

VI

Après le départ de Jonathan et monsieur Lagarde, Christopher et Lisa

commencèrent à planifier la modernisation du Rendez-vous Café.

- Lisa, comment va-t-on procéder ? On ne peut pas tout faire par nous-mêmes !

- Bien sûr que si ! Nous sommes quatre, sans compter ta bande de copains. Je

suis sûre qu’ils nous donneront un coup de main. À nous tous, on pourra refaire la

décoration. Ce sont des travaux simples de peinture et de réaménagement. Mais il

faudra tout de même acheter de la peinture, un peu de mobilier, mettre en place le

comptoir sur la rue et faire un peu de stock. Il n’y a pas besoin de trente mille dollars,

mais je pense que l’on va avoir besoin de dix mille dollars.

- C’est raté, alors. Je n’ai pas autant.

- Combien peux-tu mettre ?

- Je pense cinq mille.

- Alors, ça va. Je peux mettre, moi aussi, cinq mille dollars.

- Je ne vais pas prendre l’argent de mon employée !

- C’est un prêt. Dès que le snack marchera bien, tu me rembourseras.

- Tu as tellement confiance en moi ?

- Bien sûr ! Et il faut que tu y croies, toi aussi, pour que cela marche !

- D’accord, sourit-il. Alors, comment va-t-on faire exactement ?

- On va commencer par débarrasser la salle et la remise de tout ce qui est inutile,

puis on s’attaquera aux peintures…

Dès le lendemain matin, Christopher annonça, au cours du traditionnel petit-

déjeuner, à Chef, Angélina et ses amis ce qu’il avait projeté de faire. Ses propos

furent accueillis par des cris de joie et tous promirent de contribuer, de leur mieux, à

la transformation du Rendez-vous Café. Il fut décidé de fermer la boutique dès le

lendemain, et Angélina tint à expliquer elle-même au « couple d’amoureux » comme

elle avait surnommé leurs deux plus fidèles clients, la situation. Les Keller promirent

de revenir dès la réouverture, ainsi que les amis de Christopher qui perdaient, pour

quelques jours, leur lieu matinal préféré. Le soir même, Lisa apposa, sur la devanture,

un écriteau en français et en anglais prévenant de la fermeture du magasin pour deux

semaines, pour cause de rénovation. Le jour suivant, ils débarrassèrent le Rendez-

vous Café des meubles, tableaux et autres objets décoratifs trop démodés et

regroupèrent ce qui pouvait être conservé au centre de la salle. Lisa décrocha, avec

une joie indicible, la clochette de la porte qui avait si peu résonné depuis son arrivée.

Désormais, elle espérait bien qu’il y ait constamment des clients dans la boulangerie,

et qu’aucun signal ne soit nécessaire pour que les serveuses se manifestent…

- Il faudrait tout jeter ! constata Christopher avec fatalisme.

- On n’a pas les moyens de changer tout le mobilier, lui rappela Lisa. Mais les

banquettes noires s’harmoniseront avec la nouvelle décoration. On mettra de jolies

nappes sur les tables pour cacher les plateaux en formica. Il faudra acheter quatre

tables hautes de bar pour les disposer à l’entrée de la salle. Comme cela, les gens

auront l’impression que tout a changé.

- Oui, fit Christopher sans être convaincu.

- Chris, il faut être raisonnable ! On ne peut pas tout modifier d’un coup. Mais si

l’on parvient à faire des bénéfices, on pourra investir dans de nouveaux meubles et

avoir le commerce dont tu rêves. Aujourd’hui, on va aller dans un magasin de

bricolage acheter tout ce dont on aura besoin. Il nous faut de la peinture violette et

gris anthracite.

- Vraiment ?

- C’est très tendance, en ce moment, en France. Une fois les travaux terminés, on

installera toutes les machines et la vaisselle qui se trouvent dans la remise. Il y a, là-

bas, un véritable trésor.

- Un trésor ? Tu parles d’un trésor !

- Tu ne te rends vraiment pas compte de la chance que tu as ! Ton père avait

acheté tout ce dont tu as besoin ! Il y a toute la vaisselle et les appareils nécessaires,

et même certains en double, ce qui va nous permettre d’en installer au poste qui

donnera sur la rue.

- Pour la vaisselle, les américains sont habitués au plastique.

- Je te rappelle que l’on vise, avant tout, la clientèle française. C’est pour cela

que, maintenant, on va bannir le plastique du Rendez-vous café.

- Quelle galère !

- Comment ça ?

- Du temps de mon père, on passait notre vie à faire la plonge.

- Tu exagères ! Il y a le lave-vaisselle en cuisine. Cela fera la différence avec les

autres commerces français du quartier. Et puis, on ne peut pas boire un bon café, dans

un verre en plastique !

- C’est du chipotage.

- Non, c’est la réalité. Chris, tu veux vraiment le sauver, ce commerce ? Tu y

tiens vraiment ?

- Bien sûr !

- Alors, il va falloir faire les choses correctement.

- Correctement ?

- Nous devons proposer des produits excellents et que l’on ne trouve pas ailleurs.

Si tu veux que la boutique marche, il faut te démarquer des autres et trouver TA

clientèle. Nous devons être LE restaurant des Français. Au fait, ne pas utiliser des

couverts en plastique, cela œuvre aussi pour la protection de l’environnement… se

mit-elle à réfléchir à voix haute. On communiquera sur ce thème.

- Tu plaisantes ?

- Pas du tout. Mais la priorité, pour l’instant, c’est la décoration.

- Parfois, j’ai l’impression que c’est toi le patron…

- Disons que je serai l’organisatrice responsable du Rendez-vous Café et toi, tu

t’occuperas de l’ambiance.

- Voilà une idée qui me plaît bien ! On pourrait organiser des soirées avec de la

bonne musique et installer un grand écran qui diffuserait des clips musicaux.

- Super idée. Charge-toi de l’ambiance, je m’occuperai, avec Chef, de la qualité.

- Voilà qui me convient parfaitement !

- On a tous un domaine de prédilection. Il suffit de le trouver et d’en faire un

atout...

Ils partirent, plein d’entrain, acheter les peintures et tout le matériel nécessaire. Le

lendemain, une fois les plastiques de protection installés, ils s’attelèrent à la

préparation des murs.

À eux quatre, ils vinrent à bout des peintures en un peu plus d’une semaine.

Lorsque les garçons eurent terminé de débarrasser la salle de tous les plastiques et

adhésifs de protection, ils s’attelèrent à redonner un bel aspect à la salle. Christopher

et Chef étaient visiblement épuisés, aussi les filles proposèrent-elles de faire le

ménage.

- Non, on va vous aider, protesta Christopher.

- Non, nous ne sommes pas fatiguées, contrairement à vous. Allez-vous reposer

pour pouvoir installer tous les meubles demain. Il faut que tout soit prêt mardi, pour

l’ouverture, leur rappela Angélina.

- Entendu, capitula Christopher. Si seulement j’avais insisté pour que mon frère

laisse l’équipe de nettoyage venir à la fin des travaux !

- Non, ce n’est pas grave. Et comme cela, on lui prouvera que l’on n’a pas

besoin de son aide, déclara Lisa.

- Il n’est pas si terrible, tu sais. Il aurait dit oui !

- Tu te fais des illusions. Il est furieux de voir le local lui échapper.

- Je t’assure que non. Lui aussi, il aime le Rendez-vous Café. On a grandi ici !

- S’il l’aimait, il t’aurait aidé !

- C’est moi qui voulais prendre la suite de mon père. Il n’avait pas à s’occuper

du snack.

- Crois-moi, il n’espère qu’une chose, c’est que l’on échoue.

- Mais non…

- Allez, va te reposer. Demain, on a du pain sur la planche !

- Comment ça ?

- Décidément, tu ne connais aucune expression française, se mit à rire Lisa.

Angélina et Lisa se mirent aussitôt au travail. Peu à peu, la salle reprenait vie et

elles furent ravies du résultat, sobre mais chic et moderne. Angélina avait promis à

une de ses amies de la rejoindre pour dîner.

- Cela ne te dérange pas si j’y vais?

- Pas du tout, on a presque terminé.

- À demain.

Lisa se remit au travail. Elle terminait de nettoyer une tache de peinture sur le sol,

quand elle entendit la porte qui donnait sur le couloir s’ouvrir. Elle se retourna et se

retrouva face à Jonathan Lagarde qui l’observait, l’air narquois. Elle se releva

fièrement, consciente qu’il était ravi de la voir faire le ménage. Il découvrit alors

l’aspect de la salle et son visage se figea.

- Que pensez-vous de la déco ? le nargua Lisa.

- Vous avez fait appel à un décorateur ? Où avez-vous trouvé l’argent ?

- Non, pas besoin de décorateur.

- Vous avez copié des décorations existantes, alors. Faites attention, c’est du

plagiat.

- Pas du tout ! Je me suis inspirée de la boulangerie de mon père.

- C’est bien ce que je dis ! Vous avez copié un décorateur !

- En aucune façon ! C’est moi qui avais décidé de la décoration de la boutique de

mon père !

Il ne la croyait pas, c’était évident ! Tant pis, Lisa s’en moquait après tout.

- Vous n’y arriverez pas, reprit-il, en faisant allusion au sauvetage du Rendez-

vous Café.

- On verra bien, répondit Lisa en relevant la tête avec défi.

Il détailla la fine silhouette, étonnée de voir tant de détermination et de volonté

dans ce corps qui semblait si fragile. Seule sa coupe de cheveux à la garçonne

correspondait à son caractère. À la voir, on avait davantage envie de la protéger, de la

prendre dans ses bras que de l’affronter. Furieux d’avoir de telles pensées envers

cette coureuse de dot et de visa, et surtout excédé de songer ainsi à la petite amie de

son frère, il répliqua d’une voix ferme :

- C’est impossible ! La boutique a trop mauvaise réputation.

- Impossible…

- N’est pas français, merci, je sais ! Avec ces dictons ridicules, vous vous êtes

mis mon père dans la poche !

- Votre père tient au Rendez-vous Café. Vous pourriez, au moins, respecter cela !

- Tout cela, c’est du passé. Mon père et mon frère devront bien se faire une

raison. Il est temps qu’ils deviennent un peu plus pragmatiques !

- Et mercantiles, je suppose.

- Est-ce un mal de vouloir gagner de l’argent ?

- Cela dépend pourquoi et comment !

- Vous voulez dire que ma manière de gagner de l’argent n’est pas respectable ?

siffla-t-il d’un ton menaçant.

- Il n’y a que vous qui le savez ! répliqua Lisa, excédée.

- Je vous parie que vous n’arriverez pas à faire revivre cette boutique, reprit-il

d’une voix basse et tendue.

- Vraiment ? Et quel est l’enjeu ?

- Votre départ, et du Rendez-vous Café, et du lit de mon frère.

- Entendu.

- Parfait, répondit-il en tournant les talons.

Elle n’eut même pas le temps de lui demander ce que, lui, pariait… Il ne perdait

rien pour attendre.

Tous les amis de Christopher vinrent les aider pour remettre en place les meubles

et les équipements. La salle prit ainsi un caractère chaleureux, et ils dirent

définitivement adieu à son aspect vieillot et démodé. Les banquettes noires

ressortaient contre les murs parmes et offraient des places cosys et propices au

romantisme et à la détente. Les quatre nouvelles tables donnaient un caractère jeune à

l’entrée. Angélina avait trouvé, dans une boutique spécialisée, de belles nappes en

papier qui s’harmonisaient parfaitement avec la salle, tout en dissimulant l’état des

vieilles tables. Elle avait aussi acheté de nouveaux uniformes bien plus seyants.

Adieux les vieilles blouses rouges ! Les deux jeunes filles se sentaient bien plus

séduisantes dans leur nouvelle tenue parme, cintrée à la taille et qui s’arrêtaient au-

dessus du genou. Angélina avait, à cette occasion, constaté quelle avait déjà perdu

une taille grâce à ses nouvelles habitudes alimentaires et aux deux semaines de

travaux. Le comptoir avait été débarrassé de ses présentoirs dépassés et permettait un

contact rapproché avec la clientèle. Lisa s’occupa d’installer le poste de vente sur la

rue car elle souhaitait tenir cet emplacement. Angélina, quant à elle, préférait rester

en salle et Christopher derrière le comptoir. Chef avait, avec un bonheur qu’il ne

parvenait pas à dissimuler, passé de nouvelles commandes pour pouvoir faire du pain

et des viennoiseries traditionnels. Cela lui demandait davantage de travail, mais il

était fier de renouer avec la qualité. Il se remit en selle en faisant quelques essais, et

tous dégustèrent avec bonheur ces exquises tentatives.

- C’est un régal, s’exclama Christopher en croquant un croissant pur beurre.

- Ah, tu vois que les Français savent ce qui est bon ! se moqua gentiment Lisa.

- C’est vrai, j’avais oublié comme cela peut être agréable.

Ils avaient décidé de se limiter au départ à des produits basiques : des baguettes,

du pain de campagne, des sandwichs, des viennoiseries, des crêpes et des gaufres.

Mais Chef attendait avec impatience de voir si les clients seraient au rendez-vous car

il rêvait d’élargir l’éventail de sa production. Lisa espérait de tout cœur que son désir

devienne réalité.

La jeune fille se rendit compte alors qu’ils avaient complètement oublié de

s’occuper de la devanture. Ils ne pouvaient la modifier sans un accord de la

municipalité, mais Christopher lui confirma qu’il pouvait changer l’enseigne.

- Il faut le faire, affirma Lisa. Cela donnera tout de suite un coup de jeune à la

boutique.

- Il est hors de question de changer le nom de la boulangerie ! s’insurgea

Christopher aussitôt. Ce sont mes grands-parents qui ont trouvé ce nom et nous y

tenons beaucoup dans la famille.

- Je croyais que c’était ton père qui avait fondé la boutique.

- Non, c’était mon grand-père paternel avec sa femme. Il a émigré dans les

années quarante aux États-Unis. Il a créé la boulangerie dans cet immeuble qui

appartenait à la famille de ma grand-mère, après leur mariage. Mon père est né ici et

a repris le commerce. Mes grands-parents avaient appelé ainsi la boulangerie car

c’était le lieu de rencontre préféré de beaucoup de Français, à l’époque.

- Je comprends tout à fait, le rassura Lisa. En revanche, il faudrait faire de petites

modifications.

- Lesquelles ? demanda Christopher avec méfiance.

- Eh bien, il faudrait remplacer « Au Rendez-vous Café » par « Le Rendez-Vous

Café » avec des majuscules à chaque mot.

- Pourquoi ?

- Parce qu’en abrégé, cela donnerait le RVC. Ce serait un peu un nom de code,

expliqua Lisa.

- Tu crois vraiment que cela fera une différence ?

- Cela fera toute la différence, assura Lisa avec un sourire plein d’assurance.

Non seulement c’est un nom français, avec la touche de romantisme que les

américains aiment dans le terme « rendez-vous », mais en plus cela fait un nom qui,

en abrégé, est facile à retenir.

- Bon, entendu.

- Sais-tu où l’on peut faire fabriquer l’enseigne rapidement ?

- Bien sûr ! Chez Daniel.

- Daniel ? demanda Lisa en repensant à l’ami de Christopher, un jeune homme

qui paraissait toujours dans la lune, avec ses lunettes rondes et ses cheveux frisés qui

lui tombaient sur la nuque.

- Oui, il a un atelier un peu plus bas dans la rue. Il est graphiste. Il nous fera une

enseigne pour pas trop cher et, en plus, c’est un excellent designer. Il a toujours de

bonnes idées.

- Parfait. J’irai le voir dans l’après-midi.

Lisa se rendit à l’atelier de Daniel avec curiosité. Le jeune homme fut enchanté

par sa demande et prit aussitôt un calepin sur lequel il dessina un croquis.

- Que penses-tu de cela ?

Lisa ouvrit de grands yeux émerveillés. Le jeune homme avait instinctivement

compris ce qu’elle recherchait et avait su traduire en image ce qu’elle imaginait. Il

avait tracé, en écriture cursive, en bleu de grandes majuscules et en rose les autres

caractères.

- C’est magnifique, s’extasia Lisa. J’ai hâte de voir l’enseigne au-dessus de la

boulangerie ! Combien de temps te faudra-t-il ?

- Le RVC, sourit Daniel en reprenant le nouveau nom de la boulangerie, est une

priorité. On attend tous de retrouver l’atmosphère de notre enfance, tu sais.

- C’était si bien que ça ?

- C’est difficile à expliquer. On aimait s’y retrouver. La mère et le père de Chris

avaient su créer une atmosphère agréable et convivial. C’était un peu comme une

deuxième maison où nous aimions tous nous retrouver.

- J’aimerais tant que le RVC redevienne un lieu plein de vie.

- Je suis sûr que vous allez y parvenir. Chris a juste besoin qu’on le pousse un

peu. Il a trop tendance à s’amuser, se mit à rire Daniel.

- Alors, tu penses que l’enseigne sera prêtre à temps ?

- Elle sera accrochée pour l’ouverture, promit le jeune artiste.

- Oh, merci, Daniel, c’est merveilleux. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en

désignant de grandes plaques fines en cuivre.

- Oh, j’essaie un nouveau concept. Je pense y inscrire des mots ou des prénoms.

- Oui, c’est un joli objet de décoration, fit Lisa, songeuse. Cette couleur irait bien

sur les murs du RVC, mais je ne vois pas ce que l’on pourrait écrire dessus.

Cette remarque fit rire le jeune homme qui lui assura, à nouveau, que l’enseigne

serait fin prête pour l’ouverture.

Le soir même, elle montra le croquis à Christopher qui jugea le design imaginé par

Daniel parfait. Ils évoquaient leurs projets pour la boutique, tout en mangeant des

nems apportés par Chang, quand Jonathan arriva. Il expliqua rapidement à son frère

qu’il avait beaucoup de travail en ce moment, et ce dernier lui proposa, au grand

désarroi de Lisa, de partager leur repas.

- Avec plaisir, je n’ai pas envie de sortir.

- Tu es toujours le bienvenue ici, Jonathan.

- Merci, Chris.

Les deux frères se sourirent avec complicité et Lisa se demanda à quoi jouait

l’homme d’affaires. Il lui lança un regard meurtrier qu’elle lui rendit avec grand

plaisir. Ils finirent les nems, puis Lisa regarda ce que Chang leur avait apporté

comme dessert.

- Alors ? demanda Christopher qui était très gourmand.

- Ce sont des beignets aux pommes. Et il y a même du gingembre confit ! ajouta

Lisa en riant.

- Je n’en ai pas vraiment besoin ! se mit à rire Christopher, faisant allusion aux

vertus prétendument aphrodisiaques de la plante, ainsi qu’au nombre

impressionnant de ses conquêtes féminines.

Lisa partit d’un rire complice, mais le regard glacial de Jonathan la figea.

Visiblement, il pensait que les deux jeunes gens faisaient allusion à leurs exploits

sexuels. Incapable de prononcer une parole de plus, Lisa servit les beignets et mit

prudemment le gingembre sur une assiette. Elle aimait bien en goûter de temps en

temps mais, pour rien au monde, elle n’en aurait mangé devant Jonathan Lagarde !

Ce dernier l’observait de ses yeux perçants ce qui fit monter en elle une sourde

colère. Cet homme était décidément insupportable !

Les jours suivants furent employés aux derniers préparatifs avec fébrilité. Tous

attendaient l’ouverture avec impatience. Lisa et Christopher se retrouvèrent le soir de

la veille de l’ouverture et se firent part de leur anxiété réciproque. Comme ils

n’avaient pas encore dîné, la jeune femme décida de préparer des crêpes salées avec

la crêpière installée depuis peu. Tout à coup, Jonathan débarqua dans la salle. À

nouveau, son frère l’invita aussitôt à partager leur repas et ce dernier accepta,

conscient du mécontentement de la jeune fille.

- Alors, tu penses ouvrir quand ? demanda Jonathan à son frère en ignorant

délibérément Lisa.

- Demain, si tout va bien.

- Pas de raison qu’il y ait un problème, fit remarquer sèchement l’homme

d’affaires.

- Oui, tout est prêt.

- Tu ne sors pas, ce soir ?

- Non, maugréa Christopher, gêné. Je reste avec Lisa.

- Je vois, dit son frère en lançant enfin un regard à la jeune fille.

Cette dernière soutint son regard sans siller et s’assit à table sans le servir.

Christopher partagea ses crêpes avec son frère. Lisa se demanda comment

Christopher pouvait être aussi gentil avec lui alors qu’il ne souhaitait que la

disparition du Rendez-vous Café.

- Elles sont bonnes, n’est-ce pas ? demanda en souriant Christopher à Jonathan.

- Oui, c’est vrai.

- C’est Lisa qui les a faites.

- Je vois, siffla-t-il.

Christopher se leva pour aller chercher son portable qu’il avait oublié chez lui.

Lisa baissa la tête pour signifier à Jonathan qu’elle ne souhaitait pas lui parler.

- Vous devriez avoir honte !

- Pardon ?! s’exclama la jeune fille en relevant la tête.

- Vous donnez de faux espoirs à mon frère.

- Si, il y a de l’espoir ! Le Rendez-vous Café va renouer avec le succès.

- Je suis sûr que vous n’y croyez pas vous-même. Vous vous servez de mon frère

pour obtenir un visa illimité. Je suis certain que vous n’êtes pas amoureuse de lui !

Déstabilisée, Lisa resta un instant sans voix tandis qu’il la défiait du regard.

- De toute façon, cela ne vous regarde pas !

- Si. Sa dernière histoire s’est si mal terminée que depuis, il passe de filles en

filles.

- Eh bien, soyez content que depuis qu’il me connaît, cela ne soit plus le cas !

- Petite prétentieuse !

- C’est plutôt vous qui êtes prétentieux ! À ce propos, vous avez oublié quelque

chose.

- Ah oui ? Quoi donc ?

- Ce que vous, vous pariez si le Rendez-vous Café ne met pas la clef sous la

porte.

- Ah ! fit-il, surpris. Et que désirez-vous ?

- Une journée durant laquelle vous serez mon chevalier servant, répondant à

toutes mes attentes avec galanterie, répondit-elle sur un coup de tête, se maudissant

aussitôt d’avoir prononcé des paroles aussi ridicules.

- Entendu puisque, de toute manière, je suis sûr de gagner, répondit-il en partant,

sans même lui dire bonsoir.

Furieuse, Lisa le regarda quitter la pièce de son pas assuré. Son attitude

méprisante donnait à la jeune fille une motivation supplémentaire pour faire du

Rendez-vous Café un établissement à la réputation incontestable.

Après une nuit agitée à cause de sa conversation avec Jonathan Lagarde et de

l’ouverture imminente de la boutique, Lisa se rendit au RVC, tôt dans la matinée, afin

de préparer un petit déjeuner bien français pour toute la bande de copains de

Christopher. Tous attendaient ce moment avec impatience. Quand elle entra dans les

cuisines, elle trouva Chef occupé à enfourner des baguettes, mais à la ride qui barrait

son front, elle comprit qu’il était préoccupé.

- Qu’est-ce qui ne va pas, Chef ?

- Tu ne trouves pas qu’il y a une drôle d’odeur ici et dans la salle ? Je ne sais pas

ce que c’est. Ici, on la sent moins à cause des odeurs de cuisson.

- Je vais voir.

Dès qu’elle entra dans la salle, Lisa dut se boucher le nez. Cela sentait l’œuf

pourri et elle frémit en songeant qu’une canalisation d’eaux usées avait peut-être cédé

ce qui demanderait plusieurs jours de réparation. Aussitôt, elle songea à Jonathan

Lagarde qui serait ravi d’un tel contretemps. Pouvait-il être responsable de cette

situation ? Christopher arriva alors et lui demanda ce qu’il se passait.

- Non, il n’y a pas de canalisation qui passe dans la salle, la rassura-t-il.

- Il faut trouver d’où cela vient. On ne peut pas ouvrir la boutique dans ces

conditions !

- L’odeur est encore plus forte par ici, remarqua Christopher en se dirigeant vers

la porte de la remise où ils stockaient les réserves de nourriture.

Lorsque Christopher ouvrit la porte, l’odeur devint insoutenable. Lisa se détourna,

prise d’un haut-le-cœur.

- C’est peut-être une souris morte, fit Christopher en refermant la porte.

- Je vais aérer.

- Je vais chercher ce que cela peut être.

- Ce sont peut-être des boules puantes, songea à voix haute Lisa, se demandant si

ce n’était pas là un mauvais coup de Jonathan pour que l’ouverture de la boutique soit

reportée.

- Quelle drôle d’idée !

- Et si ton frère avait fait cela pour que l’on ne réussisse pas à sauver la

boutique ?

- Jamais Jonathan ne ferait une chose pareille !

- Il veut absolument que la boutique ferme, je t’assure !

- Non, il veut juste que j’arrête de perdre de l’argent. Lui aussi, il tient au

Rendez-vous Café.

- Il préfèrerait agrandir ses bureaux, rétorqua Lisa.

- De toute manière, les boules puantes ne dégagent pas cette odeur, argumenta

Christopher, sûr de lui.

- Qu’en sais-tu ?

- Tu parles à un expert des farces et attrapes, lui répondit en riant Christopher.

J’en planquais dans le cartable de mes ennemis, à l’école.

- Je t’imagine bien faire ça ! se mit à rire Lisa.

- En revanche, je peux t’assurer que ce n’est pas du tout le genre de mon frère.

Bon, je vais aller voir si je trouve à quoi est due cette puanteur.

Christopher eut beau fouiller, il ne trouva ni boules puantes, ni cadavre de

rongeur. Lisa se décida à le rejoindre. En entrant dans la remise, elle remarqua que le

sol semblait légèrement mouillé dans un recoin. Elle songea, à nouveau, qu’une

canalisation avait dû céder. Mais en s’approchant, elle vit que l’eau était en fait un

liquide jaunâtre et elle comprit alors qu’il provenait d’un grand pack de lait qui avait

dû se percer. Ainsi, le lait avait tourné et s’égouttait lentement dans la remise,

dégageant cette odeur pestilentielle. Christopher revint avec un sac poubelle et alla

jeter le pack de bouteilles à l’extérieur. Lisa se mit à nettoyer le sol et l’odeur

commença enfin à s’atténuer.

Jonathan arriva à ce moment-là et la trouva, une nouvelle fois, à genoux sur le sol.

Cela l’exaspérait qu’il survienne toujours dans ces situations-là.

- Un problème ? fit-il narquoisement.

- S’il y a en a un, vous êtes, sans doute, au courant !

- Que voulez-vous insinuer ?

- Je sais que vous êtes prêt à tout pour que le magasin ferme, mais sachez que je

serai là pour vous empêcher d’atteindre votre but !

- Vous imaginez n’importe quoi !

À ce moment là, Christopher revint, un large sourire sur les lèvres, comme à son

habitude.

- Viens ! ordonna-t-il à Lisa en la prenant par la main.

- Je ne peux pas ! Je suis toute sale, protesta Lisa sous le regard moqueur de

Jonathan.

- Viens, je te dis !

Et Christopher ne lui laissa plus le choix. Il la tira par le bras puis lui prit la main

pour la conduire à l’extérieur. Ils traversèrent la rue et firent face à la boutique. Lisa

ouvrit de grands yeux émerveillés. Au petit matin, Daniel était venu fixer la nouvelle

enseigne de la boulangerie et elle découvrit, avec bonheur, le superbe travail qu’il

avait réalisé.

L’enseigne brillait sous les rayons du soleil et les tons bleus et roses lui donnaient

un aspect à la fois moderne et romantique.

Jonathan les avait suivis, curieux de savoir ce que son frère avait de si important à

montrer à la jeune fille. Il arriva au moment même où Christopher, qui tenait toujours

la main de Lisa dans la sienne, lui murmurait, ému :

- Tu sais, pour mes parents, c’était aussi le rendez-vous de l’amour. C’est devant

le magasin qu’ils se sont rencontrés. Tu as su le moderniser tout en conservant son

côté magique. Merci, Lisa, c’est un merveilleux cadeau pour ma famille.

Émue, Lisa était incapable de lui répondre, mais en découvrant Jonathan près

d’eux, elle comprit, à son agacement, que Christopher et elle donnaient l’image d’un

couple d’amoureux. Ravie d’énerver le jeune homme, elle sourit à Christopher et

déposa un baiser sur sa joue, ce qu’il prit naturellement pour un signe d’amitié.

- Merci, Christopher. C’est un magnifique compliment.

- Vous feriez mieux d’être plus réalistes, vous deux, répliqua Jonathan. Ce n’est

pas avec une couche de peinture et une nouvelle enseigne que vous aurez du monde.

Lisa lui jeta un regard plein de hargne et ne se donna même pas la peine de lui

répondre. Le mépris n’était-il pas la meilleure des réponses avec ce genre

d’individus ?

Pour comble de malheur, Jonathan décida de rester pour le petit-déjeuner. Ce

moment de retrouvailles que Lisa attendait avec joie devint un supplice, car il

observait chacun de ses gestes avec un sourire narquois, prêt à lui faire une remarque

Le Rendez-Vous Café

désagréable à la moindre occasion. Les garçons complimentèrent Chef pour ses

réalisations et ce dernier alla aussitôt trouver refuge en cuisine. Cela fit rire tout le

monde, exception faite de Jonathan qui semblait troublé par la qualité des mets

proposés. Au moment d’ouvrir la boutique, Lisa ressentit une certaine appréhension.

Et si tout cela ne suffisait pas ? Et si l’ancienne réputation de la boulangerie arrêtait

les clients dans leur désir de pousser la porte…. Elle courut en cuisine et demanda à

Chef :

- As-tu préparé ce que je t’avais demandé ?

- Oui, regarde.

Lisa sourit en voyant des chouquettes et des petits pains dorés. Elle se saisit du

plateau et le plaça dans le comptoir qui donnait sur la rue. Angélina resta, quant à

elle, au comptoir avec Christopher qui commençait déjà à s’impatienter. Il n’était pas

habitué à rester à la boutique à s’ennuyer, contrairement aux deux jeunes filles !

Cette première journée se passa comme auparavant. Seuls quelques habitués

passèrent et c’est avec joie qu’Angélina accueillit le « couple d’amoureux ». Ils

furent agréablement surpris par les changements opérés et pour les récompenser de

leur fidélité, Lisa leur offrit des viennoiseries et des petits pains.

- Ce pain a l’air excellent, s’exclama la vieille dame en fermant les yeux.

Comme il sent bon !

Lisa frémit en songeant à l’odeur pestilentielle qui résignait dans la boutique au

petit matin…

- Merci ! J’espère que vous apprécierez la nouvelle formule du Rendez-vous

Café.

- Je n’en doute pas une seconde, fit son compagnon. À demain, mesdemoiselles.

- À demain, monsieur.

Si le RVC n’avait pas pour l’instant de nouveaux clients, il avait, en tout cas,

désormais, des clients satisfaits. Lisa, comme elle le faisait autrefois dans les

Ardennes, offrait à chaque client qui achetait du pain, quelques chouquettes, et à ceux

qui achetaient des viennoiseries, des petits pains. C’était le meilleur moyen de leur

faire découvrir les produits de la boulangerie et surtout les encourager à revenir.

Depuis le début des travaux, elle n’avait plus trouvé le temps d’aller courir, mais elle

avait expliqué les changements opérés à ses connaissances françaises du parc. Elle

espérait de tout cœur qu’ils passeraient, un jour ou l’autre, à la boutique. Elle

comptait tellement sur le bouche à oreille !

Au bous d’une semaine, Lisa, qui en avait assez de regarder les passants défiler

devant elle sans s’arrêter, décida de leur proposer des produits gratuits. Christopher

trouva cela ridicule, mais elle lui rétorqua qu’il valait mieux donner ces produits aux

passants, plutôt que de les jeter en fin de journée. Quant à Jonathan, il était

naturellement ravi de voir la boutique aussi peu fréquentée. Un après-midi, Lisa eut

enfin la surprise d’avoir la visite de Victoria et Delphine qui revenaient de vacances.

Les deux jeunes filles commandèrent des crêpes et s’installèrent dans la salle.

Christopher se fit un plaisir de les servir et de les faire rire, comme il savait si bien le

faire. Elles passèrent un si agréable moment qu’elles promirent de revenir déjeuner

avec des amies. Un autre jour, ce fut au tour de Lionel de passer. Pressé comme à son

habitude, il demanda à Lisa une baguette et si elle allait revenir courir. Elle lui promit

de retourner au parc, dès que possible. Elle songea tristement que, s’il n’y avait pas

plus de clients, elle aurait effectivement du temps pour y aller à nouveau…

Chaque fois que Jonathan passait devant la boutique, il la détaillait avec un sourire

sarcastique. Lisa éprouvait alors l’envie irrésistible de l’étrangler. Parfois, il passait

avec une superbe jeune femme blonde qu’Angélina lui expliqua être son assistante.

Puis, au fil des jours, les ventes commencèrent à augmenter. Les anciens clients

achetaient davantage d’articles et de nouveaux s’arrêtaient, en particulier pour goûter

aux gaufres et aux crêpes. Lisa en profitait pour leur offrir un petit pain et des

chouquettes afin de leur donner envie d’en acheter. Finalement, à la fin du mois

d’août, les ventes étaient bien meilleures et les invendus de moins en moins

nombreux. Christopher était soulagé de cette évolution, même si cela ne suffisait pas

à avoir un chiffre d’affaires suffisant pour répondre aux charges de la boutique.

- C’est le mois d’août, lui fit remarquer Lisa pour lui redonner courage, un soir,

tandis qu’il terminait les comptes. Lorsque tous les étudiants seront de retour

sur le campus, on aura davantage de clients. En septembre, il y aura plus de

passage.

- Espérons-le. Il ne nous reste que quatre mois pour réussir.

VII

Le mois de septembre tint ses promesses : les clients étaient de plus en plus

nombreux. Victoria venait régulièrement et avait fait connaître le RVC au sein de la

communauté étudiante française. De même, Lionel passait souvent avec des

collègues et il donna à Lisa l’idée de livrer des repas aux employés débordés des

bureaux des alentours. Christopher engagea donc un coursier pour les livraisons. À la

grande joie de Lisa, les employés de la compagnie de Jonathan étaient eux aussi de

plus en plus nombreux à venir se servir au RVC, au grand dam de leur patron.

Pourquoi seraient-ils allés ailleurs alors qu’ils avaient la possibilité de faire un bon

repas dans l’immeuble où ils travaillaient ? Lisa sentait l’agacement de Jonathan

chaque fois qu’il apercevait ses employés devant son comptoir ou attablés dans la

salle, et elle se faisait un plaisir de leur offrir quelques chouquettes pour leur donner

l’envie de revenir. Même sa splendide assistante prit l’habitude de se servir chez eux

et elle donna à Lisa l’idée de proposer des salades variées et des tartelettes

recouvertes de fruits frais car elle faisait attention à sa ligne. Cela entraîna une

nouvelle vague de clientes, ravie de trouver des produits sains et peu caloriques.

Angélina, qui craignait de regrossir en passant ses journées entourée de tant de

tentations, avait finalement, elle aussi, adopté ces plats chaque midi. Lisa était

heureuse de voir que son amie avait réussi à changer ses habitudes alimentaires. Elle

n’avait, pour l’instant, pas réussi à la convaincre de faire du sport, mais elle ne

désespérait pas d’y arriver. Chef avait dû revoir toutes ses commandes à la hausse et

chaque journée se terminait sans trop d’invendus. Il élargissait, peu à peu, l’offre des

produits proposés et faisait de longues journées. Il y avait désormais des pâtisseries et

des pains variés, des croque-monsieur, des quiches et des pizzas. Les Français étaient

ravis de retrouver tous ces produits familiers.

Lisa était en train de fermer la boutique tout en constatant que le temps

commençait à rafraîchir en ce début d’automne, quand elle sursauta en voyant arriver

le père de Christopher. Il n’était plus revenu depuis le fameux conseil de famille au

cours duquel elle l’avait rencontré, et elle appréhendait de connaître sa réaction en

découvrant les changements qu’ils avaient effectués au RVC. Mais monsieur Lagarde

la rassura bien vite en lui affirmant qu’il adorait cette nouvelle décoration. Il expliqua

à son fils qu’il était rassuré de voir que le chiffre d’affaires était en hausse.

- On ne fait pas encore de bénéfices, lui expliqua son fils.

- Continuez ainsi mes enfants dit-il en mettant une main protectrice sur l’épaule

de Christopher et sur celle de Lisa, et la boulangerie est sauvée. Vous ne

pouvez imaginer à quel point j’en suis heureux.

Lisa et Christopher lui sourirent doucement, gênés que le vieil homme les croie

amoureux. La sœur de Christopher arriva, à ce moment-là, avec ses enfants ce qui

détendit l’atmosphère. Cette dernière ne tarit pas déloge sur les transformations du

RVC et Lisa proposa aux trois enfants, de faire des crêpes pour le repas. Tout le

monde s’attabla et la jeune fille apprécia la gentillesse de Caroline, la sœur de

Christopher. Cette dernière accueillit Jonathan avec joie et les trois enfants

embrassèrent leur oncle. Lisa ne savait plus si elle devait rester ou les laisser en

famille. Mais Christopher s’attabla à côté d’elle et lui glissa à l’oreille que cela

rassurait son père de penser qu’ils étaient ensemble. Jonathan l’observait et il serra

les lèvres en voyant Christopher lui parler doucement à l’oreille. Lisa n’aimait guère

tromper ainsi les membres de la famille de Christopher, mais elle n’avait guère le

choix.

Les enfants de Caroline, deux jumeaux turbulents qui adoraient faire des farces

comme leur oncle et une jeune adolescente timide, adorèrent les crêpes. Lisa

empaqueta des pâtisseries pour qu’ils puissent les goûter, une fois à la maison.

- Mon mari sera ravi, sourit Caroline. Je suis heureuse d’avoir fait votre

connaissance, Lisa. Papa m’avait tellement parlé de vous ! Bonne continuation !

- Merci, Caroline.

Lisa et Angélina n’avaient désormais plus une minute à elles et elles appréciaient

de se sentir enfin utiles. Bien que les clients fidèles soient de plus en plus nombreux,

Angélina continuait à leur donner des surnoms. Victoria était ainsi devenue

« l’Étudiante », Lionel « le Pressé », l’assistante de Jonathan « la Vamp » et une

quadragénaire jamais satisfaite qui demandait toujours à parler au boulanger « la

Rouspéteuse »… Lisa aimait particulièrement s’occuper de la vente sur la rue. Elle

voyait ainsi défiler toute sorte de clients plus ou moins pressés, et elle aimait discuter

avec eux. Elle s’amusait à les surprendre, offrant une pissaladière à une expatriée

niçoise ou un cannelé à une étudiante bordelaise. Lisa aimait plus que tout plaisanter

et établir un lien amical avec ses clients.

- Un croissant et un pain au chocolat, s’il vous plaît, lui demanda un jour un

jeune homme barbu, dans un français où perçait une légère pointe d’accent américain.

- Tenez, monsieur, répondit Lisa avec son sourire le plus commerçant.

- Une vraie Française, ça alors ! s’exclama le jeune homme en riant. C’est

tellement rare dans les boulangeries qui se prétendent françaises.

Lisa observa plus attentivement le jeune homme. Elle avait l’impression de le

connaître mais elle était incapable de mettre un nom sur son visage. Il avait un sourire

chaleureux et un regard rempli de gentillesse et d’espièglerie.

- Ici, même le boulanger est français.

- Cela, je vous le dirai après avoir goûté vos viennoiseries.

- À bientôt, alors.

- À bientôt !

Le lendemain, à la même heure, le client fut de retour.

- Un croissant, un pain au chocolat et une baguette, s’il vous plaît.

- Alors, que pensez-vous de notre boulanger, monsieur ?

- C’est un as ! Je me suis régalé. En fermant les yeux, j’ai eu l’impression d’être

transporté à Paris.

Lisa éclata de rire.

- Tant mieux ! Vous avez vécu en France ?

- Oui, une grande partie de mon enfance et de mon adolescence. J’espère que

vos baguettes sont elles aussi délicieuses !

- Vous aurez l’impression d’être dans un des meilleurs restaurants parisiens !

- Génial, se mit à rire le jeune homme. La boutique a changé de propriétaire ?

- Disons qu’elle a retrouvé sa raison d’être.

- Tant mieux, alors !

Une jeune femme blonde s’était approchée de l’étal pour regarder les différents

produits proposés. Vêtue d’un tailleur noir cintré à la taille qui mettait en valeur ses

longues jambes fuselées, elle était très élégante.

- Je vous conseille leurs croissants et leurs pains au chocolat, lui dit le jeune

homme en anglais.

- Merci, murmura-t-elle.

Leurs regards se croisèrent et les deux jeunes gens restèrent figés, les yeux dans

les yeux, la bouche entrouverte. Lisa comprit qu’elle était en train d’assister à un

véritable coup de foudre. Ils faisaient un couple magnifique, elle avec ses cheveux

blonds qui retombaient en larges boucles sur ses épaules et ses magnifiques yeux

bleus plein de candeur, lui grand, athlétique et au charme nonchalant.

- Un croissant et un pain au chocolat pour cette demoiselle, demanda doucement

le jeune homme à Lisa.

Lisa la servit et encaissa l’argent qui lui tendait le jeune homme.

- Merci, murmura la jeune femme en s’éloignant.

- Attendez ! s’exclama-t-il.

Mais elle était déjà partie.

- Vous me direz si elle revient ? demanda le jeune homme à Lisa.

- C’est promis !

Le lendemain, tandis qu’elle disposait des pâtisseries dans la vitrine, Lisa entendit

une voix pleine de charme lui demander une baguette. Elle ferma les yeux… Cette

voix, cette voix elle la connaissait, elle lui était familière. Elle allait enfin pouvoir

mettre un nom sur « le Barbu », comme Angélina avait surnommé son client. Encore

un effort à remuer ses méninges et soudain, elle trouva : Jason Barnes, le chanteur !

Comment ne l’avait-elle pas reconnu plus tôt ! C’était son chanteur américain préféré

depuis qu’il avait sorti son premier album deux ans auparavant. Elle adorait les

chansons qu’ils composaient ! Mais comment cela était-il possible ? Ce client barbu

ne lui ressemblait pas ! Pourtant, à bien y réfléchir, il suffisait d’imaginer le jeune

homme qui se tenait face à elle, sans barbe, sans moustache et les cheveux courts,

pour comprendre qu’il s’agissait bien de l’artiste. Elle leva vers lui un sourire

triomphant, mais en découvrant le visage gêné du jeune homme, elle lui tendit une

baguette sans prononcer une parole. Les clients se pressaient derrière lui et il désirait

certainement rester incognito. Elle encaissa la monnaie et il la remercia d’un clin

d’œil.

Le lendemain, lorsqu’il revint, il était le seul client et il lui souffla :

- Motus et bouche cousue ?

- Promis. Vous parlez parfaitement français !

- J’ai longtemps vécu à Paris.

- J’adore ce que vous faites, dit-elle en essayant d’être la plus calme possible.

- Merci.

- Dites-moi, Lisa, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil à son badge, la jeune

femme blonde de la dernière fois…

- Oui ?

- Elle vient souvent se servir chez vous ?

- Quasiment tous les jours, comme vous.

- Plutôt le matin, comme la dernière fois, ou plutôt le soir ?

- Plutôt en fin de journée, vers dix-huit heures. En général, elle prend une

baguette pour le dîner et une pâtisserie.

- Merci beaucoup, Lisa.

Lisa n’en revenait pas. Non seulement elle venait de parler avec un de ses

chanteurs préférés, mais en plus elle avait été le témoin de son coup de foudre pour

une belle inconnue. Jason Barnes revint en fin de journée et s’installa à une des tables

du RVC. Lorsque la mystérieuse inconnue arriva pour passer commande de

l’extérieur, il se leva et s’approcha d’elle comme si de rien n’était.

- Bonjour, quelle coïncidence !

Lisa sourit devant son aplomb.

- Bonjour, souffla la jeune femme, visiblement troublée.

- Vous voulez prendre un café ? Ils sont délicieux, ici.

Lisa, tout en faisant mine de ne pas écouter, fut heureuse de cette réflexion.

- Je suis désolée mais je n’ai pas le temps. On m’attend.

- Juste un café, insista-t-il avec un sourire plein de charme. Cela ne prendra que

quelques minutes…

Incapable de lui résister, la jeune femme le suivit et ils s’assirent l’un en face de

l’autre, en silence. C’était troublant d’assister à la naissance d’un amour. Lisa était

émerveillée par le spectacle de ces deux amoureux qui semblaient seuls au monde.

Cela lui fit comprendre pourquoi Jonathan Lagarde doutait tant de sa relation avec

son frère. Il ne se dégageait que de l’amitié de leurs attitudes et c’est sans doute pour

cela que Jonathan était persuadé que Lisa se servait de Christopher. Lorsqu’elle

apporta leurs cafés au jeune couple, elle faillit renverser les tasses en entendant la

jeune femme murmurait tristement :

- Je ne peux pas rester longtemps. Mon mari m’attend.

Elle croisa le regard atterré de Jason Barnes tandis qu’elle s’éloignait. Tous ses

rêves semblaient s’être écroulés. Mais la jeune femme blonde ne semblait pas si

désireuse de partir et ils restèrent un long moment, silencieux, sans oser se regarder.

Suivant son instinct, Lisa leur porta alors deux tasses de chocolat chaud.

- Offert par la maison, murmura-t-elle avec un sourire compatissant.

- Merci, Lisa, murmura Jason Barnes.

Les deux jeunes gens discutèrent plus d’un quart d’heure à voix basse et Lisa fut

touchée par le visage décomposé de la jeune femme. Leurs mains se faisaient face sur

la table, prêtes à se toucher mais Jason ne pouvait mettre sa main sur la main d’une

femme mariée. Finalement, la jeune femme se leva et partit hâtivement. Lisa

s’approcha de la table pour débarrasser et le jeune chanteur lui adressa un piètre

sourire.

- Comment vais-je faire ?

- Est-elle heureuse avec son mari ?

- Je ne pense pas.

- Alors, rendez-la heureuse.

- Vous semblez bien sûre de vous.

- J’ai failli me marier à un homme que je n’aimais pas vraiment…

- Je vois. Merci pour le chocolat chaud. Quel est votre secret pour qu’il soit aussi

onctueux ?

- J’ajoute des carrés de chocolat dans la préparation.

- J’espère que nous viendrons en boire à nouveau.

- Moi aussi.

Mais la jeune femme blonde ne revint plus à la boutique dans les jours qui

suivirent. Jason Barnes semblait très malheureux et Lisa eut même l’impression qu’il

avait maigri. Que faire ? La belle inconnue avait sans doute décidé de ne plus se

laisser tenter et il était impossible de la retrouver dans une ville telle que New-

York…

- Lisa tu ne vas jamais le croire, s’écria Christopher en la faisant tournoyer

autour de lui quelques jours plus tard, tandis qu’Angélina s’éclipsait pour les

laisser seuls.

- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

- Ça y est ! On fait des bénéfices !

- Tu en es sûr ?

- Oui ! Et j’aimerais maintenant organiser des soirées pour les français expatriés.

- C’est une super idée.

- Je te signale qu’aujourd’hui, on a tout vendu ! Il ne nous reste rien à manger !

- C’est génial ! s’exclama la jeune fille qui n’osait y croire.

- Donc, je t’invite à dîner pour fêter notre succès. Où veux-tu aller ?

Lisa le regarda un instant puis lança avec vantardise :

- Au Saint-Georges !

Il s’agissait d’un des restaurants français les plus réputés de New-York.

- Tu veux me ruiner avant même que je fasse fortune ? se mit à rire Christopher.

- Disons que j’ai envie de grande cuisine.

Christopher la regarda avec scepticisme, puis lui fit signe que c’était d’accord.

- Mais avant, madame, il faut se mettre sur notre trente-et-un !

Les deux jeunes gens se changèrent rapidement puis se rendirent au célèbre

restaurant. Une fois arrivés, ils se demandèrent soudain s’il était possible d’y dîner

sans avoir réservé. Heureusement, suite à une grève des aiguilleurs du ciel, de

nombreux clients étrangers n’avaient pu venir à New-York et ils purent obtenir une

table. Ils passèrent commande après s’être passablement moqués des noms

alambiqués des plats, et terminèrent leur repas en constatant qu’ils avaient toujours

aussi faim. Christopher se demandait encore pourquoi Lisa avait tenu à venir dans ce

restaurant. Il le comprit enfin, lorsque le chef qui passait de table en table, leur

demanda s’ils étaient satisfaits.

- C’était excellent, lui assura Lisa avec un sourire poli. Mais, il est regrettable

que votre pain ne soit pas à la hauteur de votre cuisine. Est-il fait ici ?

- Non, nous le commandons à une boulangerie française réputée.

- Je vois… déclara-t-elle en pinçant les lèvres.

- Il s’agit d’un pain de qualité, je puis vous l’assurer, madame.

- De qualité, cela ne signifie pas d’excellence. Il y a, dans Greenwich Village,

une petite boulangerie qui propose un pain exquis.

- Vraiment ? Le Renée, je suppose ?

- Non, le RVC.

- Le RVC ? Je ne connais pas.

- Il vient d’ouvrir.

- Écoutez, je les contacterai.

- Vous ne serez pas déçu…

- Je suis persuadé qu’une personne aussi charmante que vous ne peut être que de

bon conseil…

Lisa et Christopher saluèrent le chef du restaurant et quittèrent la salle en se

retenant de rire. Tandis que Christopher l’aidait à passer son manteau dans le hall du

restaurant, Jonathan apparut, accompagné d’une splendide jeune femme blonde. Il

s’excusa un instant auprès de sa compagne et s’approcha de son frère.

- Que fais-tu ici ?

- Lisa avait envie d’un bon repas.

- Madame a des goûts de luxe.

Soucieux de ne pas dévoiler à son frère la véritable raison de leur présence,

Christopher décida de passer à l’attaque.

- Pourquoi cela te dérange-t-il ? Serais-tu le seul à avoir droit à une vie

luxueuse ?

- Cette fille n’est pas pour toi. Elle se sert de toi !

- Arrête de dénigrer Lisa. J’en ai assez que tu la traites ainsi.

- C’est pour ton bien ! Elle se moque de toi.

- Occupe-toi de tes affaires et laisse-moi tranquille.

Lisa posa une main sur le bras de Christopher pour le calmer. Elle ne voulait

surtout pas que les deux frères se disputent à cause d’elle.

- Elle n’est pas amoureuse de toi.

- Qu’en sais-tu ?

- C’est évident ! s’exclama Jonathan, furieux.

- Laisse-moi mener ma vie comme je l’entends !

Sur ces mots, Christopher entraîna Lisa à l’extérieur de l’établissement.

- Quelle soirée, s’exclama Christopher. Dire que j’ai préféré me disputer avec

mon frère plutôt que de lui avouer ton subterfuge.

- Qu’ai-je fait de mal ? Je n’y peux rien si leur pain n’est pas bon, se défendit

Lisa avec espièglerie.

- Comment le savais-tu ?

- C’est Lionel, le Pressé comme dit Angie, qui me l’avait dit.

- Tu penses qu’ils vont nous passer une commande ?

- Je l’espère ! Et s’ils commercialisent nos baguettes, on leur demandera de

préciser sur leur carte qu’elles proviennent du RVC. Cela nous fera une

publicité du tonnerre.

- C’est très bien tout cela, mais moi, je meurs de faim !

- Moi aussi, se mit à rire Lisa.

- Que dirais-tu d’un énorme hamburger américain ?

- J’en rêve depuis que je suis arrivée aux États-Unis !

Christopher l’entraîna alors dans un petit snack typique et ils se régalèrent d’un

magnifique hamburger. Ils plaisantèrent tout au long de ce second repas, soulagés

d’avoir atteint leur but. Maintenant, Lisa et Christopher pouvaient commencer à rêver

à faire du RVC un lieu à la mode de New-York…

Le lendemain, Christopher fit livrer un immense écran plat qu’il installa avec

Chang, en hauteur, dans le coin le plus sombre de la boutique. Tout à coup, cet

endroit délaissé par les clients fut plein de charme. Christopher mit l’appareil sous

tension et les images d’une chaîne d’information continue apparurent à l’écran.

- Quelle barbe, s’exclama le jeune homme. Il faut mettre une chaîne musicale.

- Non ! s’écria alors Lisa. Laisse cette chaîne !

Christopher pensa un instant que Lisa était tombée sur la tête mais devant tant de

détermination, il obtempéra en haussant les épaules. La jeune fille semblait

hypnotisée par l’écran où passait un homme politique connu de l’état de New-York,

en compagnie de son épouse.

- C’est qui ? demanda Lisa.

- Qui ?

- Cet homme, qui est-ce ?

- C’est Jack Rash, le sénateur. Tu ne vas pas commencer à t’intéresser à la

politique ! On va nous bassiner avec les élections pendant des mois !

- Non, le rassura Lisa. C’est un politicien connu ?

- Oui, il est très conservateur, pro-armes à feu, anti-avortement… Qu’est-ce que

cela peut te faire ?

- Rien, rien, murmura Lisa qui ne pouvait expliquer à Christopher que l’épouse

d’un politicien extrémiste venait de tomber amoureuse d’un de leurs clients.

- Bon, alors, je change de chaîne !

Lisa était blême. Elle allait pouvoir aider Jason Barnes à retrouver la belle

inconnue mais ne risquait-elle pas de commettre une grave erreur en lui révélant son

nom ? Cette femme était mariée et avait le droit à son intimité… Pourtant, dès que le

chanteur se présenta devant son comptoir, elle sut qu’elle devait lui parler car,

contrairement au politicien au visage fermé et colérique, lui semblait vraiment

amoureux.

- Monsieur, je…

- Appelez-moi Jason.

- Jason, j’ai revu la jeune femme.

- Quand ? Elle est revenue ?

- Non. En fait, je l’ai vu pendant un flash aux infos.

- Comment cela ?

- Elle est mariée à un politicien, Jack Rash.

- Ce n’est pas possible, murmura-t-il, décontenancé.

- J’ai bien peur que si…

- Waouh ! Merci, Lisa.

- Bon courage.

À la grande surprise de Lisa, madame Rash vint, dès le lendemain, au RVC. Elle

était blanche comme un linge et elle s’installa à une table, au fond de la salle. Lisa fit

signe à Angélina qu’elle s’occuperait d’elle. Jason Barnes apparut alors et rejoignit la

jeune femme. Lisa prit leur commande et s’éloigna discrètement. Malgré elle, elle

était dévorée par la curiosité. Mais les clients se pressaient devant son comptoir et

elle n’eut plus l’occasion de s’occuper des deux jeunes gens. Peu avant la fermeture,

la jeune femme quitta la boutique après avoir acheté une baguette et un dessert,

comme à son habitude. Lisa rejoignit alors le chanteur pour encaisser sa commande.

- Vous avez une minute ? lui demanda-t-il.

- Oui, c’est bientôt la fermeture.

- Assieds-vous, alors.

Il fit signe à Angélina de leur amener deux chocolats chauds et elle les servit

aussitôt.

- J’en ai bien besoin… confia le chanteur à Lisa.

- Comment se fait-il qu’elle soit venue, aujourd’hui ?

- J’étais invité à une réception organisée par le parti de son mari hier soir. Je ne

m’y serais jamais rendu si vous ne m’aviez pas dit qui elle était. J’y suis allé, je

n’ai vu qu’elle dans toute cette foule. Lorsqu’elle m’a aperçu, elle est devenue

si pâle que j’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Alors, je me suis arrangé pour me

trouver un instant près d’elle et je lui ai lui demandé de venir ici, aujourd’hui.

- Elle semblait terrorisée.

- Elle l’est. Son mari a peur du moindre scandale car cela pourrait lui faire

perdre les élections. Elle ne veut plus que l’on se voie.

- Qu’allez-vous faire ?

- Elle n’aime plus son mari et je pense qu’il est violent avec elle. Je lui ai juste

demandé que l’on se rencontre ici, chaque jour. C’est un endroit public,

personne ne pourra rien lui reprocher.

Peu convaincue, Lisa fit une grimace.

- J’ai besoin de la voir, je ne peux pas l’expliquer. Je suis fou d’elle. Je ne pense

qu’à la prendre dans mes bras.

- Soyez prudents…

- C’est promis.

Dès le lendemain, le jeune chanteur et l’épouse du politicien se retrouvèrent au

RVC. Ils s’installèrent à la même table que la veille qui devint alors leur table. Ils

venaient chaque jour, discutant à voix basse, les yeux dans les yeux, sans jamais oser

se toucher. Lisa s’occupait de les servir et Angélina rebaptisa « le Barbu », « le

Romantique ». Lisa surveillait malgré elle qu’aucun paparazzi ne se trouva dans la

rue mais visiblement, le camouflage pileux du chanteur était efficace. Angélina et

Christopher ne se doutèrent d’ailleurs jamais de son identité.

Lisa n’en oubliait pas pour autant ses autres clients. Lionel lui semblait de plus en

plus tendu et elle s’efforçait de le rejoindre, au parc, pour courir. Peu à peu, ils

coururent moins et parlèrent davantage. Le jeune trader supportait de moins en moins

le stress de son travail et la solitude. Originaire de l’île d’Yeu, la vie à New-York le

fascinait et l’épouvantait à la fois. Lorsqu’arriva son anniversaire, Lisa demanda à

Chef de faire la traditionnelle tarte aux pruneaux de l’île d’Yeu – où le boulanger

avait été lors de son tour de compagnonnage – et l’offrit, au jeune homme, lorsqu’il

vint acheter sa baguette.

- Merci, Lisa, cela me touche beaucoup. Mais je ne vais pas pouvoir la manger

tout seul !

- On est là, si vous voulez, s’exclama Victoria avec son enthousiasme habituel.

Elle avait dit cela pour plaisanter en assistant à la scène, mais Lisa songea que cela

n’était pas une si mauvaise idée. Victoria et Delphine souhaitèrent un bon

anniversaire au jeune trader et tous trois décidèrent de dîner ensemble pour fêter

l’événement.

- Viens aussi, Lisa, proposa Lionel à la jeune serveuse.

- Ce serait avec plaisir mais, ce soir, on prépare la soirée de demain. Vous

viendrez ? demanda-t-elle à ses compatriotes.

- C’est la fameuse soirée française ?

- Oui.

- On sera là et on emmènera du monde, promit Delphine.

- Merci, sourit Lisa, touchée par cette solidarité d’expatriés.

Elle regarda les trois jeunes gens s’éloigner et souhaita de tout cœur que Lionel

reprenne goût à la vie.

Ce soir-là, Christopher, Angélina et Lisa devaient mettre au point les derniers

détails de la première soirée du RVC. Si cette soirée était un succès, Christopher

prévoyait d’ouvrir la boutique tous les vendredis soirs. Lisa ne l’avait jamais vu si

impliqué et elle était soulagée de constater qu’il trouvait désormais un réel plaisir à

s’occuper du RVC.

Jonathan passa au moment même où Christopher leur passait les chansons qu’il

pensait diffuser. Son frère passa aussitôt à l’attaque.

- As-tu pensé à demander toutes les autorisations nécessaires à une ouverture la

nuit ?

- Bien sûr, c’est pour cela que l’on n’a pas pu commencer avant.

- Et les comptes ? Où en es-tu ?

- Tout va bien, je t’assure.

- Fais attention de ne pas faire plus de dépenses que de recettes !

- Jonathan, je ne suis pas si stupide !

- Tu pourrais subir de mauvaises influences, insinua-t-il en jetant un regard

furibond à Lisa.

- Lisa ne mérite pas que tu parles ainsi d’elle.

La jeune femme bouillait de colère mais elle se retenait d’intervenir par égard

pour son patron.

- Fais attention, elle a des rêves de grandeur qui pourraient te faire tout perdre.

Incapable de se retenir davantage après toutes ses semaines où le jeune homme

l’avait dénigrée sans vergogne, elle explosa alors.

- Qu’est-ce que vous essayez d’insinuer ?

- Mon père vous a chargée de redonner vie au Rendez-vous Café, pas de le

transformer en boîte de nuit !

- Vous enragez de voir que l’on est sur le point de réussir au-delà de nos

espérances.

- Vous dites n’importe quoi !

- Non, je dis la vérité. Le RVC est désormais une boulangerie réputée et il va

devenir LE lieu à la mode de New-York, parce que c’est là, le vrai talent de

Chris.

- Tu vois bien qu’elle divague ! s’exclama Jonathan à l’égard de son frère.

- Mais pas du tout ! Lisa a raison. Pourquoi se contenter d’une boutique ouverte

le jour ? Le RVC peut très bien organiser des soirées !

- C’est du n’importe quoi.

- On verra bien !

Jamais Lisa n’avait vu les deux frères aussi furieux l’un envers l’autre.

- Cette fille est dangereuse pour notre famille ! Elle nous monte les uns contre

les autres ! lança Jonathan à son frère.

- Arrête de parler de Lisa comme si elle n’existait pas ! C’est grâce à elle que la

boulangerie est sauvée !

- Ça va, on le sait !

- Je vais commencer à croire que Lisa a raison. Tu préférerais que le Rendez-

vous Café fasse faillite ! Tu m’écœures !

- Tu dis n’importe quoi. Je suis content pour toi et pour papa que la boulangerie

ne mette pas la clef sous la porte.

- Et tu es prêt à abandonner l’idée de transformer le RVC en bureaux ?

- C’est évident, non ?

- Alors, ne viens plus me dire que je vais me planter si j’organise des soirées !

Sur ces mots, Christopher quitta la pièce en claquant la porte. Angélina, bouche

bée, décida de le suivre. Lisa resta alors seule face à Jonathan Lagarde.

- Vous me dégoutez. Christopher était ravi, ce soir, de préparer cette soirée et

vous avez tout gâché. Pourquoi ne lui laissez-vous pas une chance de réussir ?

Pourquoi essayez-vous toujours de le dévaloriser ?

- Je veux le protéger, en particulier de femmes comme vous.

- Il n’a pas besoin de votre protection. Vous l’étouffez ! En fait, vous avez peur

qu’il réussisse et de ne plus être le fils prodige de la famille.

Jonathan s’approcha d’elle et l’attrapa par le bras.

- J’en ai assez de votre comportement ! J’en ai assez de vos insultes ! Ce n’est

qu’au 31 décembre que l’on saura si le RVC est sauvé ou non. Ce sont les

comptes qui le décideront d’une manière objective. Alors, ne criez pas victoire

trop tôt.

- Lâchez-moi, vous me faites mal !

Ils restèrent un instant face à face, l’un près de l’autre et Lisa sentit, contre toute

attente, une étrange torpeur l’envahir. Cet homme qu’elle détestait avait un charisme

incontestable qui la troublait malgré elle. Il la relâcha enfin et quitta la pièce sans un

mot de plus, laissant Lisa pleine de désarroi.

VIII

À l’approche d’Halloween, Lisa demanda à Chef de fabriquer de petites brioches

orangée en forme de citrouilles afin d’attirer la clientèle américaine. Le pari de

relancer le snack grâce aux Français du quartier ayant réussi, il fallait désormais

attirer la clientèle américaine. Lisa tenait, comme à son habitude, le comptoir donnant

sur la rue et voyait avec un plaisir grandissant les petites brioches se vendre « comme

des petits pains ». Cette remarque la fit sourire, et elle sursauta en entendant soudain

Jonathan lui demander de quoi il s’agissait.

- Ce sont des brioches d’Halloween.

- Tiens, vous vous américanisez, ironisa le jeune homme.

- Ce n’est pas parce que je suis française que je n’aime pas les coutumes

américaines !

- Je n’en doute pas ! C’est sans doute une des raisons pour lesquelles vous êtes

avec mon frère. Le mariage, il n’y a rien de mieux pour devenir une citoyenne

américaine.

- Si vous le dites ! s’énerva Lisa qui était résolue à ne pas lui avouer sa double

nationalité.

- Les affaires ont l’air de marché, fit-il tandis qu’elle vendait, à nouveau, deux

brioches à une mère de famille ravie à l’idée de faire une surprise à ses enfants, à leur

sortie de l’école.

- Ne vous en déplaise.

- Ne vous laissez pas trop griser. L’effet de nouveauté vous a apporté de

nombreux clients mais ils pourraient se lasser.

- Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Au fait, la soirée de Christopher a été un

formidable succès. On a de plus en plus de clients, on va organiser des soirées chaque

semaine et nous allons même devoir embaucher du personnel.

- Embaucher ! Mais vous êtes inconsciente !

- Pas du tout ! Le chiffre d’affaires est en constante hausse, et si l’on veut

répondre à la demande, il nous faut du personnel en cuisine et en salle.

- Salut ! dit Christopher à son frère en emmenant un nouveau plateau de

brioches. Tiens, goûte ! Elles sont délicieuses !

- Non merci. Tu vas embaucher de nouveaux employés ?

- Oui, Chef est débordé en cuisine. En plus, Lisa a toujours de nouvelles idées et

on n’arrive plus à la suivre ! se mit à rire le jeune homme.

- Tu ferais mieux de garder les pieds sur Terre ! rétorqua son frère. À avoir trop

de rêves de grandeur, vous allez vous retrouver sur le carreau !

Sur ces mots, il quitta le magasin, en colère, comme à son habitude. Lisa et

Christopher se lancèrent un regard mais n’échangèrent aucune parole en présence des

clients. Plus tard, après la fermeture du magasin, ils reparlèrent de cet incident.

- Ton frère est furieux que l’on ait réussi à relancer le RVC.

- Non, il aime la boutique, je t’assure. Mais il n’a pas confiance en toi. Il pense

que tu essayes de profiter de moi.

- On devrait arrêter de faire croire à tout le monde que l’on est ensemble. Les

choses seraient bien plus simples.

- Je sais, mais cela m’aide vraiment. Si je dis à la bande que je suis célibataire,

ils voudront que je sorte avec eux et je vais recommencer à boire, à draguer des

filles… grimaça Christopher.

- Je n’aime pas mentir à ta famille, surtout à ton père et à ton frère.

- C’est juste pour quelques temps. J’en ai vraiment besoin, Lisa.

Le jeune homme passa ses mains dans ses cheveux bouclés et Lisa le trouva si

touchant, si gêné par la situation qu’elle ne put refuser.

- D’accord… Tu es vraiment un charmeur, grimaça-t-elle en faisant mine de

l’attaquer en lui lançant une boule de papier

- Je sais, désolé. C’est naturel. Au fait, ajouta-t-il en faisant mine de se protéger,

ma sœur organise une fête, pour Halloween, ce week-end, et on est censés y aller

ensemble…

- Oh ! Tu exagères vraiment ! On ne va pas aller en couple chez ta sœur !

- Tu verras, c’est super sympa, plaida Christopher en joignant les mains en signe

de prière. On fait la tournée des voisins avec les enfants et ensuite, on mange

des tonnes de bonbons.

- Levant les yeux au ciel, Lisa capitula et il déposa une bise amicale sur sa joue.

Tout ce que la jeune fille espérait, c’était de ne pas être trop souvent en présence

de Jonathan.

- J’ai trouvé une idée pour renouveler la décoration des murs ! annonça Lisa,

avec enthousiasme, à Angélina et Christopher le lendemain soir, tandis qu’ils

dînaient ensemble dans les cuisines de la boutique.

- Tu as trouvé de nouvelles photos de Paris ? demanda Angélina.

- Non, c’est trop classique et il y en a déjà suffisamment. C’est Daniel qui m’a

donné une idée originale : il fabrique, en ce moment, des plaques en métal

cuivré qu’il modèle comme des bannières, des étendards. Je pensais que l’on

pourrait y inscrire des dictons ou des citations. Par exemple, pour rendre

hommage à ton père, reprit la jeune femme en s’adressant à Christopher, on

pourrait mettre « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ».

- Pas sûr qu’il apprécie, grimaça Christopher.

- Ah bon ? fit Lisa, déçue.

- Mais ton idée est intéressante, ajouta Angélina après un temps de réflexion. Il

reste à trouver les phrases les plus pertinentes pour rendre compte de

l’atmosphère du Rendez-vous Café. Pourquoi ne pas les choisir en faisant un

vote comme en conseil d’administration ? Si nous sommes tous d’accord, on

inscrira la phrase proposée.

- Le dicton préféré de mon père, c’est « Le client est roi », expliqua Christopher.

- Votons ! déclara Angélina avec espièglerie. Donc, pour la première inscription,

levez la main si vous approuvez « Le client est roi ».

Trois mains se levèrent aussitôt.

- Adopté ! adjugea Angélina en tapant de la main la table en inox.

Tous trois éclatèrent de rire devant ce mélange des genres.

- Voilà qui va plaire à mon père, attesta Christopher. Et quels autres proverbes

pourrait-on choisir?

- À nous de chercher…

- Tiens, par exemple, « L’argent ne fait pas le bonheur », proposa Angélina.

- Votons ! lança Christopher avec entrain.

À nouveaux, trois mains se levèrent.

- Adopté ! déclara Lisa.

- Que faites-vous ? leur demanda soudain Jonathan qui avait dû assister de la

porte à leur étrange vote.

Son frère lui expliqua rapidement de quoi il s’agissait. Sceptique, Jonathan haussa

les épaules et prit de quoi se restaurer dans la chambre froide.

- Apprécierais-tu la cuisine du RVC ? lui demanda Christopher pour le taquiner.

- Disons qu’il y a du progrès et que j’ai trop de travail pour sortir dîner.

- Seriez-vous mauvais perdant ? ne put s’empêcher de lui demander Lisa.

- Par égard pour Chef, je dirais que les progrès sont considérables. Mais je ne

pense pas avoir perdu, ajouta-t-il en faisant allusion à leur pari.

- Pas encore… Un dicton auquel on ne peut échapper, dit Lisa en s’adressant à

Christopher, c’est « Impossible n’est pas français » !

- Effectivement ! s’exclama Christopher en repensant au fameux conseil de

famille du mois d’août.

Lisa observait du coin de l’œil Jonathan qui semblait de plus en plus agacé. Tous

trois levèrent la main et Lisa dit gaiement, en la notant dans un petit calepin :

- Adopté !

- Et que pensez-vous de « Il faut souffrir pour être belle » ? proposa Angélina.

Depuis le mois d’août, la jeune fille avait perdu plusieurs kilos et s’était même

mise au vélo d’appartement. Cependant, elle devait faire preuve de beaucoup de force

de caractère pour résister à la tentation que représentaient, pour elle, tous les

merveilleux desserts de Chef.

- N’importe quoi ! s’exclama Christopher qui ne s’était jamais rendu compte des

efforts de la jeune fille. Vous êtes superbes naturellement.

- Trop déprimant, statua Lisa.

- « L’amour rend aveugle », siffla alors Jonathan.

- Refusé ! s’exclamèrent ses trois interlocuteurs d’une même voix, faisant mine

d’être outrés.

- Trop triste ! précisa Angélina.

- Pourtant Chris, tu devrais le méditer, insista Jonathan.

- Non, ne t’en fais pas, pas besoin, fit-il en lançant un clin d’œil à Lisa.

- « On ne badine pas avec l’amour », proposa Angélina en prononçant le vers de

Musset avec douceur.

- Adopté ! s’écrièrent Lisa et Christopher.

Dès lors, ils ne citèrent plus que des phrases ayant attrait à l’amour. Jonathan

lançait des regards de plus en plus glaciaux à Lisa. Ravie de l’agacer, elle chercha, au

fin fond de sa mémoire, une citation d’Antoine de Saint Exupéry qu’elle murmura en

défiant Jonathan du regard.

- « Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la

même direction ».

- Comme nous, pouffa Christopher en lui lançant un clin d’œil. Adopté !

- Adopté ! souffla Angélina doucement.

Lisa baissa la tête, incapable de soutenir plus longtemps le regard de Jonathan,

regrettant tout à coup de jouer ainsi avec le feu.

Nous avons déjà cinq étendards. Nous en ajouterons d’autres à l’occasion, conclut

Christopher. Daniel fut ravi par cette idée qui lui permettait de faire connaître son

travail. Il réalisa les cinq bannières en écrivant les phrases choisies dans une

calligraphie à l’anglaise des plus romantiques. Christopher les accrocha dès leur

réception, et les commentaires ravis des clients les confortèrent dans leur choix.

- Jeune fille, déclara monsieur Keller à Angélina, vous devriez ajouter le plus

grand des conseils : « Carpe Diem »2. Croyez en mon grand âge, il faut savoir

profiter de l’instant présent pour être heureux.

Christopher, Lisa et Angélina adoptèrent aussitôt ce sixième précepte qui non

seulement rendait hommage aux deux plus fidèles clients du Rendez-vous Café, mais

aussi correspondait parfaitement à l’état d’esprit du propriétaire de la boutique !

- Comment as-tu eu l’idée de la décoration du RVC ? demanda Joana, la nièce

de Christopher, à Lisa au cours du dîner d’Halloween.

- En fait, il y a trois ans, on a refait toute la décoration de la boulangerie de mon

père. J’ai repris le même concept.

- Vous avez donc bien copié un designer, remarqua Jonathan.

- Pas du tout ! J’avais fait les plans et le choix des couleurs. On n’avait pas les

moyens d’employer un décorateur.

- Avez-vous une photo de la boutique de votre père ? demanda Jean Lagarde

pour détendre l’atmosphère.

- Pas sur moi, mais on peut regarder sur le compte Facebook de Marie, ma

meilleure amie. Elle y met des tas de photos, c’est sa grande passion.

- Avec plaisir, cela nous donnera l’impression de voyager !

Après le repas, ils se rendirent tous devant l’immense téléviseur du salon qui était

connecté à Internet. Après quelques clics, des photos du village natal de Lisa

s’affichèrent.

- Vous êtes originaires des Ardennes, n’est-ce pas ? demanda le père de

Christopher.

- Oui.

- C’est une très belle région. Quelle belle boutique ! fit-il en découvrant une

photo de la boulangerie.

2 Locution latine extraite d’un poème d’Horace signifiant « Cueille le jour ».

- Merci.

- Votre père ne vous manque pas trop ? Vous n’avez pas le mal du pays ?

- Non, ça va… rougit Lisa qui ne tenait pas à parler des conditions de son départ

de France.

Joana avait continué à faire défiler les photos sans que Lisa ne s’en rende compte.

Tout à coup, une photo de Lisa apparut en gros plan sur laquelle elle était en train de

rire aux éclats, au cours d’une soirée.

- Lisa, comme tu es belle ! s’exclama Joana. Comme tu avais de beaux cheveux !

- Merci. Je les ai coupés avant de venir aux États-Unis.

- Quel dommage ! Tu ne le regrettes pas ?

- Non, et puis, ils vont repousser…

Elle jeta, sans savoir pourquoi, un coup d’œil à Jonathan qui observait la photo,

songeur, et elle le vit ensuite sursauter de surprise. Elle regarda à son tour l’écran et

blêmit.

- Tu as un fiancé ! s’exclama Joana.

A l’écran, était apparue une photo de Lisa lors de la demande en mariage de

Thomas. Le genou à terre, le jeune homme lui tendait l’écrin. Lisa rougit comme une

pivoine tout en maudissant Marie d’avoir laissé cette photo dans son album.

- Heu, nous avons rompu juste avant que je vienne à New-York.

Conscient de sa gêne, Christopher l’enlaça et murmura :

- Ouf, tu l’as laissé tomber !

- Ou le contraire, répliqua finement Jonathan.

La suite de la soirée fut un supplice pour Lisa. Jonathan lui lançait des regards

assassins, sans doute persuadé qu’elle passait de fiancé en fiancé. Finalement, tout le

monde alla se coucher et Lisa et Christopher se retrouvèrent dans la chambre que leur

avait allouée Caroline.

- Ma sœur ne peut pas imaginer que j’ai une petite amie et que je ne dorme pas

avec elle…

- Je me demande bien pourquoi elle pense cela, sourit Lisa.

- Écoute, je vais dormir sur la couette, et toi dessous. Comme cela, pas de

problème.

- O.K.

Christopher s’endormit rapidement mais Lisa n’arrivait pas à trouver le sommeil.

Elle revoyait le regard stupéfait de Jonathan lorsqu’il avait vu la photo de Thomas, à

genoux devant elle. Elle sourit en repensant à la petite lueur admirative qui avait

flambé, dans ses yeux verts, lorsqu’il l’avait vue avec les cheveux longs. Puis, elle se

fit la morale. Mais pourquoi avait-elle de telles pensées envers cet homme qui la

détestait et qu’elle détestait ! Au moment où elle trouvait enfin le sommeil, elle fut

prise d’une quinte de toux. Elle étouffa le bruit mais, incapable de s’arrêter de

tousser, Lisa se leva et sortit de la chambre sans bruit. Une fois dans le couloir, elle

toussa le plus doucement possible et se rendit à la cuisine. Elle but un jus de fruit

mais sa gorge la grattait toujours. Pourvu que ce ne soit pas une allergie, pensa-t-elle

soudain, resongeant à ses anciens problèmes cutanés qu’elle avait totalement oubliés.

Elle ne savait pas où trouver des pastilles pour soulager sa gorge. Heureusement, elle

se rappela soudain que sa marraine lui donnait des bonbons pour lui faire passer ses

petits maux de gorge, lorsqu’elle était enfant. Sur la table du séjour, le plateau

regorgeait toujours des friandises récoltées par les enfants au cours de leur tournée

dans le quartier. Elle le prit et comme elle n’avait plus sommeil, elle s’installa sur le

tapis, devant la cheminée. Peu à peu, elle se laissa envouter par le jeu des flammes, et

elle resta un long moment ainsi, heureuse de perdre son temps après toutes ces

semaines d’intense activité. Tout à coup, elle sentit quelqu’un s’asseoir près d’elle et

elle découvrit, avec surprise, qu’il s’agissait de Jonathan.

- Vous n’arriviez pas à dormir ?

- Non. En fait, j’avais un chat dans la gorge et je suis venue manger des bonbons

pour le faire passer.

- Un chat dans la gorge ? sourit le jeune homme. Vous et mon père avez toujours

de ces expressions !

- Oui, c’est vrai, se mit à rire Lisa. En fait, quelque chose me grattait dans la

gorge et je ne voulais pas réveiller Chris en toussant.

- Je vois, siffla-t-il en détournant le regard.

Pour la première fois, Lisa regretta, amèrement, de lui mentir au sujet de sa

relation avec Christopher. Jonathan lui semblait tout à coup plus humain, proche

d’elle et, il est vrai, extrêmement séduisant.

- Un bonbon ? lui proposa-t-elle pour détendre l’atmosphère.

- Et si l’on faisait griller des marshmallows ?

- Comme dans les films américains ?

- Exactement ! Vous ne l’avez jamais fait ?

- Non.

- C’est une première, alors…

Jonathan prit deux brochettes pour faire cuire les guimauves. Peu à peu, ils

oublièrent leur antagonismes, et ils se mirent à rire comme des enfants en soufflant

sur les friandises qui avaient prit feu.

- C’est délicieux !

- Dès demain, je vous vois en train de faire cuire de la guimauve devant le

RVC ! se mit à rire Jonathan.

- Je vais y réfléchir !

- Vous êtes toujours pleine de nouvelles idées, n’est-ce pas ?

- C’est vrai. Angélina dit que je suis hyperactive.

- C’est souvent ce que l’on dit de moi, par opposition à Chris…

- C’est vrai qu’il est plutôt plan-plan.

- Plan-plan ? Je ne sais pas si cela lui ferait plaisir comme qualificatif !

- Mais c’est la réalité ! La nonchalance, cela fait parti de son charme.

Ils se mirent à observer le feu et se laissèrent prendre par le spectacle des

flammes.

- Cela fait du bien de ne penser à rien, déclara le jeune homme au bout d’un long

moment.

- C’est vrai, souffla Lisa. Carpe Diem, comme dirait monsieur Keller.

- Carpe Diem… Ce n’est guère notre credo, n’est-ce pas ?

- Effectivement, sourit Lisa.

- Pourquoi avez-vous quitté la France ?

Ils se regardèrent, les yeux dans les yeux. Elle se sentait irrésistiblement attirée par

cet homme et sans doute le ressentait-il. Mais elle ne pouvait pas trahir son

engagement pour Christopher.

- C’est compliqué.

- Vous aimez encore votre ex-fiancé ?

- Thomas ? Non !

- Et mon frère ? A quoi jouez-vous avec lui ?

- À rien ! Chris et moi savons exactement ce que nous faisons !

- Ne le faites pas souffrir. Il est plus fragile qu’il n’y paraît.

Pour une fois, il ne lui donnait pas d’ordre. Il y avait même de la peine dans sa

voix.

- Je sais. Ne vous en faites pas.

Un silence pesant s’installa, et Lisa s’efforça de ne pas regarder le jeune homme et

de se concentrer sur le spectacle qu’offrait le feu de cheminée. Jonathan repensait à la

nouvelle image qu’il avait eue, ce soir-là, de la jeune serveuse. Il était habitué à la

voir dans son uniforme ou en tenue de sport. Vêtue d’une longue jupe marron et d’un

pull seyant en cachemire, elle lui était apparue moins tenace, plus douce… Cette

impression avait été renforcée par la photo où elle était apparue les cheveux longs,

riant aux éclats. Il comprenait même le jeune homme qui avait tenté de la demander

en mariage. Le pauvre, elle avait certainement d’autres ambitions…

Ils étaient tout près l’un de l’autre et Lisa aurait aimé se laisser aller contre le

jeune homme. Comme attiré par un aimant, elle tourna la tête vers lui et leurs regards

se croisèrent. Le regard vert plongea dans le regard noisette. Ils se rapprochèrent,

imperceptiblement, l’un de l’autre…. Leurs lèvres allaient se toucher quand il se leva

brusquement, en marmonnant une vague excuse. Lisa se redressa et le regarda

s’éloigner en tentant de comprendre ce qu’il s’était passé. Cet homme, elle avait

toujours pensé le détester. Et voilà qu’elle avait bien failli l’embrasser ! Mais le

détestait-elle finalement ? Elle n’en était plus si sûre, elle devait bien se l’avouer. Elle

avait apprécié son attitude, ce soir-là, pendant leur tour du voisinage, plaisantant avec

les enfants, tout en empêchant les jumeaux de faire trop de bêtises. Elle aimait sa voix

grave et sensuelle, son allure élégante, ses lèvres bien dessinées... Lorsqu’ils étaient

restés ensemble devant la cheminée, il y avait eu comme un lien invisible entre eux,

et elle avait apprécié ces instants passés seule avec lui. Cela allait encore compliquer

les choses ! Elle ne pouvait être attirée par le frère du garçon qui était censé être son

petit ami ! Il fallait qu’elle arrête de penser à lui ! Décontenancée, elle retourna se

coucher, sans même songer à Christopher qui dormait profondément au dessus de la

couette.

Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, Christopher s’était déjà levé. Elle put

se préparer à son aise, puis elle rejoignit les autres membres de la famille. Caroline

lui apprit que Jonathan avait dû rentrer précipitamment à New-York.

- Il est incorrigible. Il n’est même pas resté pour le week-end, poursuivit-elle.

- Il est certainement rentré pour finir un dossier, lui répondit son père.

Lisa ne put s’empêcher de penser que ce départ précipité était de sa faute…

Dès leur retour de week-end, Christopher appela madame Jenkins pour lui

indiquer qu’il recherchait une nouvelle serveuse et un apprenti boulanger. Elle fut

surprise mais naturellement ravie par cette demande. Elle décida de venir voir à quoi

ressemblait désormais le Rendez-vous Café pour cibler au mieux les demandes en

personnel de Christopher. Lisa fut ravie de la revoir. Madame Jenkins dégusta avec

bonheur un thé accompagné de petits fours, la nouvelle spécialité que Chef venait de

mettre en rayon. Christopher lui fit part de ses besoins, et elle lui promit de faire son

possible pour répondre à sa demande, le plus rapidement possible.

- Mais, naturellement, je ne pourrais faire aussi bien que la dernière fois, se mit-

elle à rire au moment de partir, tandis qu’elle prenait congé de Lisa et

Christopher.

- Comment cela ? demanda le jeune homme.

- Eh bien, votre père m’a dit que vous étiez tombés amoureux…

- Ah… firent Lisa et Christopher d’une même voix.

- C’est normal, après tout…

- Comment cela ? dit à nouveau Christopher.

- C’est tout le charme du Rendez-vous Café. Il a été le lieu où tant d’amoureux

se sont rencontrés ! Vos grands-parents, puis vos parents… J’ai rencontré mon

mari ici, lors d’une fête pour le 14 juillet qu’avait organisée votre père, et…

mais, regardez là-bas ! Ce ne serait pas les Keller ? demanda-t-elle en

désignant discrètement le couple de personnes âgées.

- Si, répondit Christopher.

- Eux aussi se sont rencontrés ici.

- C’est donc pour cela qu’ils aiment tant le RVC, murmura Lisa.

- Certainement, fit madame Jenkins en les quittant.

- Si cela continue, grimaça Christopher, mon père va nous marier sans que l’on

se rende compte de quoi que ce soit !

- J’espère qu’il ne sera pas trop fâché le jour où il apprendra la vérité…

- Ça, c’est pas gagné ! En tout cas, merci Lisa. Sinon, je ne sais pas comment

j’aurai résisté à l’envie de sortir.

- Avec les journées que l’on fait, tu crois que tu aurais encore la force d’aller

t’amuser le soir ? s’exclama Lisa.

- M’amuser, je ne sais pas, mais boire, certainement…

Ainsi la partie n’était pas gagnée. Il leur faudrait rester encore vigilants pour que

Christopher ne retombe pas dans ses anciens travers.

- Cela ne te dérange pas trop de jouer cette comédie ?

- Finalement non, mentit Lisa car elle souhaitait, avant tout, continuer à aider

son ami. Il n’y a rien de mieux pour faire fuir les dragueurs.

À bien y réfléchir, c’était sans doute aussi le meilleur moyen pour garder une

prudente distance avec Jonathan...

Lorsque Christopher et Lisa racontèrent à Angélina que le Rendez-vous Café était

sans doute le lieu propice aux rencontres amoureuses, elle fut prise d’un fou rire

incontrôlable.

- Angie, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Lisa à son amie.

- Cette légende est vraie, affirma-t-elle en riant de plus belle.

- Pourquoi ?

- Chef a une petite amie.

- Non ?! s’exclamèrent Lisa et Christopher d’une même voix.

- Et devinez qui sait !

Lisa et Christopher cherchèrent un instant, puis les yeux noisette se mirent à

briller :

- Non, pas elle ?

- Et si ! La Rouspéteuse !

Tous trois éclatèrent de rire et se dirent que ces deux-là s’étaient, sans aucun

doute, bien trouvés !

En fin de journée, Jason et Jenny passèrent, comme à leur habitude, à la boutique,

mais ils semblaient contrariés. Après le départ de la jeune femme, le chanteur se

confia à Lisa.

- Nous avons peur d’être découverts. Avec l’approche des élections, son mari est

de plus en plus suspicieux. Et puis, on aimerait avoir un peu d’intimité. J’ai

l’impression d’être un héros romantique du dix-neuvième siècle. Je lui ai juste

effleuré la main jusqu’à présent !

- Pourquoi ne vient-elle pas chez toi ?

- C’est impossible. Il y a toujours des paparazzis devant mon immeuble. Ils se

poseraient des questions, son visage est connu.

- Et chez des amis ou dans un hôtel ?

- C’est pareil, les paparazzis pourraient tout découvrir.

- J’au une idée, s’exclama soudain Lisa. Pourquoi ne vous verriez-vous pas dans

ma chambre ?

- Oh, Lisa, je n’ose pas y croire ! Tu es notre bonne fée !

- Pas si sûr. Il paraît que c’est le Rendez-vous Café qui est un lieu propice aux

rencontres et aux coups de foudre.

- Comment cela ?

- Plusieurs couples ont témoigné qu’ils sont tombés amoureux ici-même.

- En tout cas, c’est la preuve qu’il porte bien son nom !

Ainsi, Jason et Jenny prirent l’habitude de se retrouver, chaque après-midi, dans la

chambre de Lisa. Jason arrivait le premier, puis Jenny le rejoignait. Ils pouvaient

passer, ainsi, un peu de temps ensemble, en toute sécurité.

IX

Comme pour Halloween, Caroline décida de réunir toute la famille pour

Thanksgiving. Lisa n’aimait guère se rendre ainsi dans la famille de Christopher car

elle avait l’impression de trahir leur confiance. Christopher, en revanche, ne se posait

aucune question et n’avait aucun scrupule à faire passer la jeune fille pour sa petite-

amie. Il ne pouvait se douter de la situation embarrassante que cela créait entre Lisa

et Jonathan.

Ils se rendirent chez Caroline dans l’après-midi, avec Jonathan. Lorsqu’ils

arrivèrent, ce dernier resta un instant près de Lisa.

- J’ai jeté un œil aux comptes avec mon père. Le RVC fait désormais de réels

bénéfices, lui déclara-t-il contre toute attente.

- Cela contrarie vos projets…

- Je suis en train de réfléchir à une solution.

- Ah ? fit Lisa avec une légère touche de soupçon qui n’échappa pas au jeune

homme.

- Non, je ne ferai rien contre le RVC, contrairement à ce que vous pourriez

penser. Je suis heureux de voir que mon frère à trouver sa voie et qu’il ne passe plus

ses nuits dans les bars. Et mon père est tellement heureux de voir que le Rendez-vous

Café marche à nouveau ! C’est très important pour lui, c’est toute sa vie et celle de

ses parents. Je voudrais que l’on enterre la hache de guerre pour le week-end, Lisa.

Thanksgiving est une fête importante, pour nous.

- Entendu, répondit Lisa qui ne saisit pas cette occasion pour lui dire qu’elle

connaissait parfaitement la signification de cette fête.

Lisa passa la fin d’après-midi avec Caroline et ses enfants. Cette dernière lui

confia qu’elle aurait bien voulu faire la traditionnelle tarte au potiron pour faire

plaisir à son mari américain de souche, mais qu’elle n’avait jamais réussi ce dessert,

malgré de nombreux essais les années précédentes.

- Mais je peux t’apprendre, si tu veux.

- Tu sais faire une tarte au potiron ? Ce n’est pas un gâteau courant en France !

- Je tiens la recette de ma mère.

- Comment cela ?

- Ma mère était américaine et chaque année, nous fêtions Thanksgiving. Cela me

ferait très plaisir de t’apprendre la recette de ma famille.

Les deux jeunes femmes se lancèrent aussitôt dans la préparation de la tarte, avec

Joana.

- Papa ne va pas en revenir ! s’exclama la jeune fille lorsqu’elles sortirent la tarte

du four.

- Oui, John ne va pas y croire ! J’espère qu’elle sera aussi bonne que celle de sa

mère ! se mit à rire Caroline.

Lisa ressentit, ce soir-là, une grande émotion devant cette table de fête. Elle

n’avait plus fêté Thanksgiving depuis le décès de sa mère. Le repas commença par le

traditionnel tour de table, au cours duquel chacun se doit de faire un remerciement.

Christopher et Lisa furent les derniers à s’exprimer.

- Merci à Lisa, déclara Christopher, de m’avoir permis de relancer le Rendez-

vous Café et de m’avoir remis dans le droit chemin.

- Merci à toi d’être le meilleur des patrons, lui répondit la jeune fille, et de me

permettre de me réaliser pleinement dans ce travail. Et merci à vous tous pour

m’avoir accueillie dans votre famille si généreusement.

Elle avait presque l’impression de faire partie de la famille. Cependant, pour tous

les convives, elle était la petite amie de Christopher et cela créait un malentendu qui

commençait à lui peser. Assise à côté de Christopher qui n’arrêtait pas de la faire rire

avec ses plaisanteries et en face de Jonathan qui la troublait par son regard, elle

s’efforçait de ne pas montrer ses émotions.

- Au succès de la boutique ! trinqua le père de Christopher en levant son verre au

moment où Caroline amenait, avec fierté, la tarte au potiron qu’elles avaient réalisée.

- Caroline, tu as réussi ta tarte ? Mais c’est la première fois ! s’exclama son mari

sans oser y croire.

- En fait, j’ai eu un peu d’aide. C’est la recette de famille de Lisa.

- Comment cela ? s’étonna Jonathan.

- La mère de Lisa était américaine, lui expliqua sa sœur.

- Vous êtes américaine ? demanda-t-il directement à Lisa.

- À moitié, lui annonça la jeune fille en le défiant du regard.

- En tout cas, cette tarte est un régal, commenta John pour détendre

l’atmosphère.

Lorsque tout le monde eut quitté la table, Lisa s’isola un moment dans la véranda.

Elle se sentait à la fois heureuse et malheureuse de partager cette fête familiale. Cela

lui avait rappelé à quel point sa mère lui manquait. Elle posa son front contre la vitre

fraîche et admira un instant le ciel étoilé. Oui, elle était heureuse du choix qu’elle

avait fait : cette nouvelle vie lui convenait. Il n’en demeurait pas moins que sa mère

lui manquait terriblement. Elle n’avait toujours pas été sur sa tombe et elle se promit

de le faire, dès que possible. Une larme glissa sur sa joue, signe qu’elle n’avait pas

encore évacué toute la peine qui était en elle. Elle sentit, tout à coup, une présence

auprès d’elle et elle tourna doucement la tête, gênée de se voir surprise dans ce

moment de détresse. Jonathan était près d’elle et, comprenant sa souffrance, il l’attira

contre lui, sans une parole. Une musique douce provenait du salon et elle se laissa

faire. Elle refusa d’écouter la voix de la sagesse qui lui intimait l’ordre de s’écarter et

de ne pas se laisser aller ainsi, et elle suivit les mouvements du corps de Jonathan.

Dès qu’il referma ses bras autour d’elle, elle se sentit merveilleux bien,

merveilleusement protégé. Elle appuya sa tête contre son torse et il passa doucement

sa main sur ses cheveux pour la réconforter. Les yeux fermés, elle savourait ce

sentiment de plénitude, refusant de se raisonner, refusant d’être raisonnable. Jamais

elle n’avait ressenti un tel sentiment dans les bras d’un homme. Elle se demanda

comment un homme qui lui témoignait tant d’animosité pouvait également lui

procurer un tel sentiment de bien-être. Mais la musique s’acheva et Jonathan s’écarta.

Lisa s’adossa à la baie vitrée pour retrouver ses esprits.

- Vous êtes bien moqué de moi, lui fit-il alors remarquer.

- Non, c’est vous qui avez imaginé plein de choses sur moi. Je n’avais pas envie

de me justifier car je savais que j’avais la conscience tranquille.

- Donc, vous êtes américaine.

- J’ai la double nationalité.

- Votre mère est morte quand vous étiez enfant ?

- Quand j’avais treize ans. Je n’étais plus revenue aux États-Unis depuis.

- Donc, c’est la preuve que vous êtes digne de confiance et que vous êtes

vraiment amoureuse de mon frère ? lui demanda-t-il, les yeux dans les yeux.

Lisa détourna le regard et il s’en alla. Ainsi, il ne l’avait prise dans ses bras que

dans le but de prouver qu’elle n’était pas véritablement amoureuse de Christopher.

Elle serra les poings pour refouler les larmes qui montaient à ses yeux.

Jonathan, quant à lui, était furieux contre lui-même. La jeune fille lui avait semblé,

tout à coup, si fragile qu’il n’avait pu s’empêcher de la réconforter… Et il avait

ressenti un bonheur inadmissible en la tenant ainsi dans ses bras… Pourquoi fallait-il

qu’il soit ainsi attiré par la petite amie de son frère ?

X

Après ce week-end, Lisa ne savait plus quel comportement adopter vis-à-vis de

Jonathan. Devait-elle tout lui avouer car il était épris d’elle ou devait-elle se taire

pour ne pas se ridiculiser ? Cependant, elle fut rapidement détournée de ses propres

peines de cœur : Jenny ne venait plus rejoindre Jason au Rendez-vous Café. Ce

dernier lui confia que la jeune femme avait trop peur des réactions de jalousie de son

mari et qu’elle avait décidé de rompre.

- Son mari a compris qu’il y avait quelqu’un dans sa vie. Elle dit qu’il a des

hommes de main qui pourraient s’en prendre à moi si on ne sépare pas.

- Elle n’a sans doute pas tort. C’est un extrémiste, il peut se montrer dangereux.

- Mais je suis prêt à courir le risque !

- Pense que Jenny aussi est en danger.

- Il faut que l’on trouve une solution pour qu’elle puisse divorcer. Je ne peux pas

me passer d’elle. Il faut qu’elle vienne pour que l’on en discute.

- Comment vas-tu faire pour la convaincre ?

- Je ne sais pas encore, mais je vais trouver…

Lisa espérait de tout cœur que leur situation trouve rapidement une solution. Pour

sa part, elle n’envisageait aucune embellie possible dans sa relation houleuse avec

Jonathan et elle s’efforçait, tant bien que mal, de ne plus songer à lui. Ce dernier

semblait très pris par ses affaires et se montrait rarement au snack, mais elle ne

pouvait s’empêcher de guetter ses visites. Pour se détendre, elle avait prit l’habitude

d’aller courir au parc, après la fermeture, malgré le froid et la nuit. Un soir, tandis

qu’elle courait, elle poussa un cri d’effroi en sentant une main s’abattre sur son

épaule. Elle se retourna et découvrit, avec soulagement, qu’il s’agissait de Jonathan.

- Vous m’avez fait une de ses peurs !

- Que faites-vous à cette heure, ici ? lui répliqua-t-il avec brusquerie.

- C’est évident, non ? répondit Lisa, furieuse d’avoir été surprise ainsi.

- Vous courez seule, dans le parc, la nuit ?

- Oui. Cela vous dérange ?

- Disons que je n’aimerais pas avoir votre mort sur la conscience.

- Vous en êtes sûr ?

- Trêve de plaisanterie, Lisa. Vous ne pouvez venir, le soir, ici, toute seule. Cela

est dangereux. On est à New-York. Même si la criminalité a baissé ces

dernières années, il n’est pas prudent, pour une femme, de se promener seule,

la nuit, dans les parcs.

- Vous êtes bien au courant des statistiques criminelles de New-York !

- C’est normal, je suis avocat.

Lisa le regarda avec surprise. Elle avait toujours cru qu’il travaillait dans le

monde de la finance.

- J’ai besoin de faire du sport et j’en ai assez de faire du vélo d’appartement,

reprit-elle.

- Venez lorsqu’il fait jour.

- C’est impossible, je ne peux pas laisser le RVC. Et vous, vous courez bien la

nuit !

- Lisa, soyez raisonnable.

- Non, le défia-t-elle.

- Très bien. Vous venez tous les soirs après la fermeture ?

- Oui.

- Je viendrai courir avec vous.

- C’est une plaisanterie ?

- Du tout.

Et il se mit à courir. Lisa sourit puis le rejoignit. Elle n’avait pas envie de

s’opposer davantage à Jonathan et c’était bien agréable de ne plus courir seule. Ainsi,

ils prirent l’habitude de se retrouver chaque soir, heureux de cette trêve dans leur

houleuse relation, À la fin de leurs parcours, ils faisaient une pose sur les marches

d’un petit édifice à l’écart, et parlait de tout, de tout sauf de Christopher. Au fil des

soirs, ils se confièrent davantage. Plus d’une fois, Lisa fut sur le point de lui dire la

vérité sur ses relations avec son frère, mais la peur de sa réaction la retint. Elle

évoqua la mémoire de sa mère, Jonathan celle de son meilleur ami mort dans

l’écroulement de la tour nord du World Trade Center. Lui-même ne devait son salut

qu’à son réveil qui n’avait pas sonné ce jour-là.

Deux semaines étaient passées sans que Jenny ne revienne au RVC, même pour

acheter une simple baguette. Jason aussi se faisait de plus en plus rare. Début

décembre, il repassa à la boutique pour demander à Lisa d’écouter une célèbre

émission de radio le soir même. Perplexe, elle suivit son conseil et elle eut la surprise

d’entendre le chanteur au micro. Il expliquait qu’il était en train de travailler sur un

nouvel album et il proposa à l’animateur de jouer, accompagné de sa guitare, une de

ses compositions. La voix grave et sensuelle de Jason se mit à résonner, captivant les

auditeurs. Dès les premières paroles, Lisa comprit que le chanteur s’adressait à Jenny.

Please, Please, come back

Don’t let me alone…

Please, Please come to our Café

For another Rendez-vous

For another milk chocolate3

Émue, Lisa espéra de tout cœur que Jenny entendrait ce message et répondrait à

cette demande. Dès le lendemain, elle fut là, incapable sans doute de laisser Jason

souffrir plus longtemps. Ils prirent alors le risque de se revoir, chaque jour, au

Rendez-vous Café.

Un soir, après leur jogging quotidien, Lisa confia à Jonathan qu’elle rêvait d’aller

admirer le célèbre sapin de Noël du Rockefeller Center.

3 S’il te plaît, reviens, Ne me laisse pas… S’il te plaît, viens à notre Café Pour un nouveau Rendez-vous Pour un nouveau chocolat chaud

- Nous pourrions y aller ce soir pour dîner, avec Christopher et Angélina, lui

proposa Jonathan.

- Avec grand plaisir.

Ils rentrèrent se changer, mais ni Christopher ni Angélina n’étaient présents pour

les accompagner. Jonathan proposa à Lisa d’y aller sans eux. La jeune fille fut

émerveillée par l’immense sapin qu’elle rêvait de voir depuis si longtemps. Ils

déambulèrent ensuite dans les allées commerçantes du centre et elle en profita pour

faire quelques achats de Noël. Puis, Jonathan l’entraîna au sommet de la célèbre tour

art déco et ils admirèrent la vue féérique sur New-York.

- On est loin du RVC… murmura Lisa.

- Le RVC a son propre charme. C’est un lieu de rencontres et d’échanges.

- Oui, pour moi, c’est un lieu magique.

- Si mon père vous entendez ! sourit Jonathan. Je pensais que vous aimiez

surtout les endroits luxueux comme celui-ci.

- C’est agréable d’y venir, naturellement, de temps en temps, mais je préfère

l’ambiance du Rendez-vous Café.

- Pourtant, avec Chris, vous êtes allés au Saint-Georges. Il déteste ce genre

d’endroit, cela était donc votre souhait.

Lisa le regarda un instant puis se décida à lui expliquer les véritables raisons de

leur dîner dans le célèbre restaurant.

- Vous ne manquez pas de toupet !

- Si la montagne ne vient pas à Mahomet, c’est Mahomet qui ira à la montagne,

déclara Lisa avec un sourire. Le RVC vaut bien cela !

- Et ils ont contacté le RVC ?

- Naturellement ! Et vous, vous préférez les grands restaurants au RVC, non ?

déclara-t-elle.

- Non. J’y suis allé à la demande de mon amie.

- Je croyais que vous étiez célibataire.

- Je le suis, contrairement à vous… Et si nous allions enfin dîner ? déclara-t-il

après l’avoir dévisagé un instant. Je meurs de faim !

Ils se rendirent dans un célèbre restaurant qui dominait New-York et profitèrent de

ce repas sans penser aux lendemains. Puis, ils déambulèrent dans les rues de

Manhattan, admirant les décorations de Noël, ni l’un ni l’autre ne souhaitant

rentrer… Il y avait désormais entre eux un pacte tacite qui leur permettait de passer

des moments agréables sans trahir Christopher.

Pour Noël, Caroline réunissait à nouveau toute la famille, dans sa grande maison,

et Lisa fut naturellement invitée. Lorsqu’elle lui expliqua à quel point cela était

gênant, Christopher se moqua d’elle en lui faisant remarquer qu’elle était, désormais,

habituée à se faire passer pour sa petite amie. Ils arrivèrent en début de soirée chez

Caroline qui terminait les préparatifs du repas. Jonathan la secondait et était en train

d’ouvrir des douzaines huîtres.

- Je t’aide ! proposa aussitôt Christopher à son frère.

- Merci !

- Lisa, peux-tu apporter un café à mon père et mon mari ? Ils sont dans le

garage.

Lisa se rendit au garage et trouva les deux hommes fort occupés.

- Que faites-vous ? leur demanda Lisa.

- Mon expérience de père de famille m’a appris qu’il fallait absolument monter

les jouets avant Noël, si l’on veut passer de bonnes fêtes ! On a presque fini.

Lisa approuva en souriant.

- Il faudra donner le truc à Christopher, déclara monsieur Lagarde en décochant

un clin d’œil à une Lisa gênée.

- Ça, ce n’est pas gagné, se mit à rire John. Il n’aime guère planifier les choses à

l’avance.

- Dans ce cas, conclut Monsieur Lagarde, reportez vous sur Jonathan, Lisa. Vous

serez tranquille avec lui.

Lisa ouvrit la bouche de surprise.

- Essaieriez-vous de caser au moins un de vos fils, Jean ? se moqua son gendre.

- Disons que je ne voudrais pas laisser s’échapper une perle comme Lisa. Ne

ferait-elle pas une merveilleuse belle-fille ?

- Je suis une célibataire endurcie, lui affirma la jeune fille, désireuse de clore le

chapitre.

- Je n’en suis pas si sûr, sourit finement le vieil homme.

Lisa jugea préférable de ne plus penser aux conseils donnés par monsieur Lagarde.

Elle passa un agréable réveillon, heureuse de partager les joies de cette fête familiale.

Jonathan se montrait distant, mais aurait-il pu en être autrement ?

La fête de Noël passée, tous les employés du Rendez-vous Café attendirent avec

impatience le 31 décembre, car ce jour-là débutait une semaine de congé. Christopher

avait, en effet, décidé qu’ils avaient tous besoin de repos après ces quatre mois de dur

labeur. Angélina avait décidé de retrouver, après le réveillon, ses parents dans le

Maine où ils passaient des vacances chez des amis. Chef, quant à lui, partait avec « la

Rouspéteuse » dans la maison de campagne de la quadra. Christopher et Lisa

n’avaient rien planifié mais avaient la ferme intention de se reposer avant la

réouverture.

Mais les deux jeune gens attendaient surtout cette date pour le conseil de famille

qui devait statuer sur le sort du Rendez-vous café. Le 31 décembre au matin, ils se

retrouvèrent dans la cuisine, autour de la table en inox, avec monsieur Lagarde et

Jonathan.

- Voici les comptes, annonça Christopher en tendant des documents officiels à

son père et son frère.

- Dis donc, fit monsieur Lagarde, c’est au-delà de tout ce que l’on pouvait

espérer !

- Oui, approuva Lisa. Les soirées qu’organise Christopher ont fait exploser le

chiffre d’affaires.

- Félicitations ! fit monsieur Lagarde en donnant une tape amicale à son fils et en

embrassant sur la joue Lisa.

- Oui, félicitations, reprit Jonathan, à la satisfaction de Lisa qui était soulagée de

le voir accepté si aisément sa défaite.

- Reste le problème de tes locaux, rappela son père.

- J’ai trouvé une solution.

- Laquelle ?

- J’ai décidé de déménager et je pourrai ainsi transformer mon appartement en

bureaux.

- C’est une excellente idée ! s’exclama monsieur Lagarde. Comme cela, tout le

monde y trouve son compte.

- Cela ne te fera pas trop de frais ? lui demanda son frère.

- Non, moi aussi, j’ai fait de bons résultat cette année, sourit Jonathan.

- Je n’en doute pas, tu es le meilleur !

- Comme toi !

Les deux frères partirent à rire et se donnèrent une accolade. Tandis que

Christopher accompagnait son père faire quelques courses, Lisa et Jonathan sze

retrouvèrent seuls dans les cuisines du RVC.

- Bravo, Lisa, vous avez gagné votre pari.

- Pas trop déçu ?

- Pas du tout. J’ai grandi ici, et moi aussi, je tiens à ce lieu. Il fait partie de

l’histoire de ma famille.

- Vous n’êtes pas fâché, alors…

- Non… Que diriez-vous que j’accomplisse mon gage, aujourd’hui ? proposa-t-il

en faisant allusion à leur pari.

- C’était une plaisanterie, rougit Lisa. Je ne vais pas vous embêter avec ça.

- Un gage est un gage. Je tiens à être, pour la journée, à vos ordres.

C’était jouer avec le feu mais Lisa ne refusa pas davantage sa proposition.

- Dans ce cas, j’aimerais que vous m’emmeniez faire un trajet dans le

téléphérique qui relie Manhattan à Roosevelt Island.

- Quoi ? Vous me demandez de vous inviter à faire un tour de tramway à 2

dollars 25 ? Pas de repas somptueux au Plaza hôtel ou de tour en calèche à

Central Park ?

- Non, juste un aller-retour en téléphérique. Je n’ai jamais eu l’occasion de

l’emprunter et j’en rêve depuis des années.

- Alors, en route !

Ils partirent gaiement et se retrouvèrent bientôt dans la cabine du téléphérique

récemment restauré. Le temps était froid, mais le soleil brillait dans un ciel azuré sans

nuage ce qui rendait le trajet encore plus féérique.

- C’est magnifique, s’exclama Lisa. On a l’impression de voler au-dessus de

New-York.

- Oui, vous avez eu une excellente idée. Je n’y aurais jamais songé, je prends

rarement les transports en commun.

- L’argent ne fait pas le bonheur.

- Un des préceptes du RVC.

- Tout à fait.

- Et la statue de la liberté ? Vous n’avez pas envie d’y aller ? demanda-t-il,

tandis qu’ils surplombaient l’East River.

- Si, mais je n’ai pas envie de perdre deux heures de votre galanterie dans les

files d’attente.

Jonathan se mit à rire. Elle s’était adossée à la balustrade et il avait placé son bras

près de sa taille. La vue plongeante sur le détroit était impressionnante et Lisa

ressentit un frisson.

- Vous avez le vertige ? s’inquiéta-t-il en lui caressant le bras pour la rassurer.

- Non, ça va… souffla-t-elle, touchée par son geste.

Elle aurait tout donné pour pouvoir, en cet instant, poser sa tête contre son torse

viril et y retrouver le sentiment de sécurité qu’elle avait éprouvé le soir de

Thanksgiving. Elle détourna la tête pour qu’il ne devine pas son trouble et elle se

demanda, à nouveau, s’il valait mieux lui dire la vérité sur sa relation avec

Christopher ou ne rien lui avouer pour continuer à se sentir protégée. Elle sentait son

regard la parcourir, et elle fut soulagée lorsqu’il rompit le silence en lui précisant les

noms des différents endroits qu’ils apercevaient. Ils descendirent à Roosevelt Island

pour marcher un peu puis reprirent le tramway aérien pour retourner à Manhattan.

- Que souhaiteriez-vous faire maintenant, mademoiselle ? demanda-t-il en

s’inclinant, signe qu’il prenait son rôle très au sérieux.

- J’aimerais faire quelque chose qui n’est pas très gai…

- Quoi donc ?

- Je voudrais aller sur la tombe de ma mère…

- Oh !

- En fait, je ne m’y suis jamais rendue. Elle est morte en France, mes grands-

parents ont fait rapatrier son corps mais mon père a refusé que je les

accompagne. Je n’étais plus revenue aux États-Unis depuis son décès.

- Où se trouve sa sépulture ?

- À Hamburg.

- Ce n’est pas très loin. Il y en a pour deux heures de route.

- Cela ne vous ennuie pas de…

- Je vous rappelle qu’aujourd’hui, je suis à vos ordres.

- Je suppose que cela ne sera plus jamais le cas, plaisanta Lisa.

- Je n’ai pas pour habitude d’obéir, tout comme vous d’ailleurs…

Ils se sourirent et il écarta doucement une mèche rebelle de sa coupe au carré qui

retombait sur son front.

- Vous laissez pousser vos cheveux ?

- Oui, ma coupe était un peu trop masculine, finalement.

- Vous étiez absolument splendide sur la photo de votre amie.

- Merci.

- Vous sembliez différente, moins rebelle…

- J’ai dû me rebeller, mais maintenant je suis en accord avec moi-même. J’adore

la vie que je mène à New-York.

- Vous allez épouser mon frère ?

- Non !

- Pourquoi non ?

- Parce que…

- Parce que vous ne l’aimez pas ?

- Ce n’est pas ce que vous croyez. Et je vous ordonne de ne plus parler de

Christopher pour la journée.

- Vos désirs sont des ordres, murmura-t-il en passant délicatement son index sur

les lèvres de la jeune fille.

Le tramway arriva heureusement au terminal et ils reprirent la voiture de Jonathan.

Il se dirigea vers la sortie de la ville et ils roulèrent bientôt en direction d’Hamburg,

petite localité de la banlieue de New-York.

- Votre mère était originaire de cette ville ?

- Oui.

- Comment a-t-elle rencontré votre père ?

- Au cours d’un voyage en Europe. Ils se sont rencontrés à Rome, sont tombés

amoureux et se sont mariés dans la foulée. Malheureusement, elle était

beaucoup plus jeune que lui et rapidement, leurs relations se sont dégradées.

Elle avait envie de transformer le commerce de mon père pour le rendre plus

accueillant, plus vivant, mais mon père préférait la sécurité que lui procurait sa

routine.

- Vous n’avez plus de famille aux États-Unis ?

- Non, ma mère était fille unique et ses parents sont morts de chagrin peu après

son décès.

- Vous n’avez pas le mal du pays ?

- C’est impossible en vendant à longueur de journée des baguettes et en parlant

constamment farçais !

Jonathan se mit à rire.

- Parfois, je n’ai même pas l’impression d’être à l’étranger, avoua Lisa.

- Je comprends.

- Et vous, vous allez parfois en France ?

- Au moins une fois par an. On a toujours de la famille, près de Marseille. On va

arriver bientôt. Ça va ?

- Oui, merci.

Ils se turent alors et Lisa se concentra sur le souvenir de sa mère. Grâce aux

indications du gardien du cimetière, ils trouvèrent rapidement sa tombe. Elle était

entourée de celles de ses parents. Lisa se recueillit un long moment, ne put retenir ses

larmes mais elle sentit alors un sentiment diffus de tristesse la quitter. Enfin, elle

avait pu la retrouver, après tant d’années où même évoquer sa mémoire lui avait été

interdit par son père. Lorsqu’elle se releva, Jonathan la rejoignit et passa un bras

protecteur autour de ses épaules. Elle se laissa aller contre lui et ils quittèrent ainsi le

cimetière. Sur le chemin du retour, Lisa confia à Jonathan les circonstances de la

mort de sa mère et le ressentiment qu’elle avait encore envers son père.

- Vous ne l’avez pas appelé depuis votre départ de France ?

- Non, avoua-t-elle dans un souffle.

- Il doit se faire du souci !

- Je ne crois pas. Il m’a rayée de sa vie. Et puis, il peut toujours demander de

mes nouvelles à mes amies.

- Tout de même, Lisa, vous pourriez l’appeler pour lui souhaiter la nouvelle

année.

Lisa regarda Jonathan avec étonnement. Elle le croyait plus rancunier.

- On s’emporte parfois sous le coup de la colère, mais il faut savoir pardonner.

Votre père aimait certainement sincèrement votre mère. Peut-être ne parvenait-

il pas à vous parler d’elle parce qu’il s’en voulait ou qu’il avait trop de peine…

- Peut-être. Mais il est si dur, parfois…

Jonathan passa alors à un autre sujet de conversation pour ne pas embarrasser

davantage la jeune fille. Il se gara soudain sur le parking d’un restaurant mexicain.

- Je meurs de faim et je ne crois pas pouvoir trouver mieux dans les environs.

- J’adore manger mexicain.

- Tant mieux !

Ils passèrent un excellent moment, Lisa riant à chaque fois qu’on lui apportait un

plat qui correspondait, en France, à la quantité pour six convives. La jeune fille refusa

tout dessert après ce repas gargantuesque. Elle appréciait ce nouvel aspect de

Jonathan, non pas un homme autoritaire et froid mais un jeune homme agréable et

plein d’entrain. Elle comprenait à quel point Christopher avait eu raison de toujours

le lui décrire comme un homme honnête et généreux. En s’opposant à Lisa, il n’avait

cherché qu’à protéger son frère cadet. Lisa profita de leur pari pour le questionner, et

il lui apprit qu’il avait toujours rêvé être avocat pour défendre les plus faibles. Ainsi,

il venait en aide aux plus démunis et percevait un pourcentage de ce que ses clients

obtenaient comme dédommagement. Lisa apprécia ce trait de son caractère, elle qui

l’avait d’abord pris pour un homme d’affaires sans scrupule. En fin de journée, ils

rentrèrent à New-York et regagnèrent le RVC. Christopher les regarda arriver avec

étonnement mais son père, qui était toujours là, eut un sourire satisfait. Il demanda à

Jonathan de le raccompagner chez Caroline après que Christopher eut invité son frère

à les accompagner sur Times Square pour assister au fameux Ball Drop du nouvel an.

Tard dans la soirée, Christopher, Angélina, Lisa et Jonathan partirent avec la joyeuse

bande de copains de Christopher. Chang et Tino marchaient en tête tout en se

racontant des blagues grivoises, Angélina et Christopher les suivant avec entrain. Peu

à peu, Jonathan et Lisa se retrouvèrent en queue de peloton, heureux, sans se

l’avouer, d’être l’un près de l’autre. Tout à coup, Lisa glissa et Jonathan la rattrapa

avec force. Malheureusement, le talon de la jeune fille était resté coincé dans une

grille d’égout et sa chaussure céda. Jonathan héla Christopher mais, emporté par la

foule, ce dernier ne l’entendit pas et poursuivit sa route avec ses amis.

- Vous ne vous êtes pas fait mal ?

- Non, mais je vais avoir du mal à marcher sans talon.

- Restons ici pour admirer le feu d’artifice et la descente de la boule. Ensuite je

vous ramènerai au RVC pour que vous changiez de chaussures.

Lorsque le compte à rebours débuta, Jonathan passa son bras autour des épaules

de Lisa et ils décomptèrent les secondes avec les centaines de milliers de personnes

qui les entouraient. Lisa était fascinée par cette liesse populaire et ce spectacle

grandiose. Au moment où commençait cette nouvelle année, Jonathan se pencha vers

elle, lui murmura à l’oreille Bonne année puis posa ses lèvres, avec douceur, sur les

siennes. Incapable de lui résister, Lisa passa ses bras autour du cou de Jonathan et

leurs langues s’effleurèrent timidement. Jonathan resserra son étreinte et Lisa laissa

alors le jeune homme explorer sa bouche, savourant ce baiser qu’elle avait attendu,

des mois, sans oser se l’avouer. À la fin du spectacle, la foule se remit en mouvement

et Jonathan l’entraîna vers une rue parallèle où ils trouvèrent miraculeusement un

taxi. Ils rentrèrent à Greenwich Village sans oser échanger une parole.

- Je vous fais passer un étrange réveillon, sourit Lisa en retirant enfin sa botte

cassée dans l’entrée du splendide appartement de Jonathan.

- Sans aucun doute…

- Je n’ai pas la clef de ma chambre pour changer de chaussures, c’est Chris qui

l’a dans son veston. Mais n’hésitez pas à rejoindre les autres. Je dormirai sur votre

canapé.

Il l’observa un instant tandis qu’elle s’asseyait sur l’immense canapé d’angle pour

retirer son autre botte. Elle lui parut encore plus fragile, plus gracile, plus désirable et

il s’entendit murmurer :

- Je n’ai guère envie de retourner au milieu de cette foule hystérique et dans le

froid. Et puis, j’ai promis d’être votre chevalier servant…

- Les douze coups de minuit ont sonné, vous êtes délivré, lui rappela-t-elle,

troublée.

- Pas si sûr, murmura-t-il à Lisa qui n’osait comprendre le sens de ces paroles

énigmatiques.

Il prépara deux cocktails et s’installa sur le canapé près d’elle. Tout en sirotant

leur boisson, ils discutèrent de choses et d’autres, puis en vinrent à des sujets plus

personnels. La voix grave et sensuelle de Jonathan la berçait, l’envoutait, et elle

repensait à la soirée de Thanksgiving lorsqu’ils avaient dansé, doucement, l’un contre

l’autre, dans la véranda. Lisa s’aperçut soudain qu’il avait cessé de parler et qu’il la

regardait, une lueur de désir dans les yeux. Leurs corps se rapprochèrent

imperceptiblement, attirés comme par un aimant. Jonathan passa ses bras autour de sa

taille et elle se blottit aussitôt contre lui, comme si elle retrouvait le lieu pour lequel

elle était faite. Il la serra contre lui en murmurant tendrement son prénom. Elle passa

ses bras autour de son cou et enfin, enfin, ils s’embrassèrent sans retenue. Submergés

par la passion, ils laissaient leurs émotions les guider, la bouche de Jonathan

parcourant le visage de la jeune fille, descendant le long de son cou puis revenant

vers ses lèvres. Plus rien n’existait, seuls leurs corps remplis de désirs avaient de

l’importance. Lisa gémissait sous les caresses de son compagnon. Il défit un à un les

boutons de sa robe, découvrant sa poitrine et la parcourant de baiser. Lisa entreprit de

débarrasser Jonathan de sa chemise et ils se blottirent l’un contre l’autre. Il fit glisser

la robe de la jeune fille puis fit rouler ses bas et sa culotte en dentelle. N’y tenant

plus, elle défit la ceinture du jeune homme puis son pantalon et ils se retrouvèrent

enfin nus. Il aurait pu lui faire l’amour comme on remporte une victoire, mais

Jonathan la surprit par sa délicatesse. Il lui fit l’amour doucement, tendrement,

comme s’il voulait savourer chaque instant et les graver à jamais dans sa mémoire,

comme s’il s’agissait de leur première et dernière étreinte…

Lisa s’endormit sur le canapé, enveloppée par la chaleur des bras de Jonathan.

Lorsqu’elle se réveilla, il faisait encore nuit mais elle était seule. Le jeune homme

l’avait recouverte d’une couverture et c’était elle qui lui procurait désormais une

douce sensation de bien être. Réalisant ce qu’il s’était passé, Lisa se souleva.

Qu’avait-elle fait ? Que devait penser Jonathan d’elle ? Jamais elle n’aurait dû se

donner à lui sans lui avouer, au préalable, la vérité sur sa relation avec Christopher.

Elle se rhabilla et chercha Jonathan, mais l’appartement était vide. Elle pensa alors

qu’il était peut-être au RVC. Elle descendit et le trouva attablé à la table en inox de la

cuisine.

- J’avais besoin de réfléchir, lui lança-t-il comme si elle avait eu besoin d’une

explication.

Ne savait-elle pas que ce lieu représentait, à ses yeux, le symbole de l’union de sa

famille ?

- Jonathan, je dois te…

- Tais-toi, nous sommes méprisables. J’ai trahi mon frère de la pire des façons.

- Non, écoute-moi, je…

- Tais-toi, je ne veux pas écouter tes justifications. Je ne te demande qu’une

chose, c’est de ne rien lui dire. Et j’espère que tu auras la décence ne pas chercher à

l’épouser.

- Jonathan, supplia Lisa en tendant la main vers lui.

- Arrête, je ne veux plus rien avoir à faire avec toi, déclara-t-il froidement. Chris

est rentré et a laissé la clef de ta chambre sur la serrure. Rentre et oublions tout cela.

Sur ces mots, il la quitta, la laissant désemparée. Comment pourrait-elle oublier la

douceur, la chaleur de ses bras ? Pourquoi ne lui accordait-il pas un soupçon de

confiance ? Cette nuit n’avait-elle donc rien signifié pour lui ? N’était-elle qu’une

fille parmi d’autres ? Qu’une aventure sans lendemain ? Etait-ce l’habitude, dans leur

famille, de passer d’une fille à une autre ?

Jonathan regagna son appartement, furieux contre lui-même. Il fallait qu’il chasse

cette fille de son esprit coûte que coûte. Pourquoi l’obsédait-elle toujours autant ? Ils

venaient de faire l’amour et pourtant, il n’avait qu’un désir, la reprendre dans ses bras

et l’aimer encore et encore. Qu’avait-elle donc de plus que les autres ? Elle n’était

même pas son type de femme ! Il avait toujours eu pour amie des femmes grandes,

blondes et sophistiquées, et voilà qu’il ne rêvait que de tenir, à nouveau, le corps fin

et souple de Lisa dans ses bras. Elle avait été si douce, si aimante… Et dire qu’elle

était la petite amie de son frère ! Un instant, la jalousie le surprit. Il aurait pu s’en

prendre à son frère comme s’il s’était agi d’un rival sans importance. Il fallait

absolument qu’il se raisonne, qu’il la chasse de ses pensées ! Et que ferait-il si,

finalement, Chris épousait Lisa ? Il ne pourrait pas assister à leur mariage, aux

réunions de famille, à la naissance de leurs enfants, comme si de rien n’était ! Il

fallait que le Ciel l’entende et que Lisa sorte de leur vie à tous les deux ! Il n’y avait

pas d’autres alternatives possibles.

XI

À son grand soulagement, Lisa passa sa semaine de congé seule. Christopher était

finalement parti à Las Vegas avec Chang, et Jonathan avait tout simplement disparu.

Elle en profita pour se reposer et faire le point. Exception faite de sa relation avec

Jonathan, tout allait bien dans sa vie : elle adorait travailler au RVC, elle était fière du

résultat obtenu, elle avait des amis sur lesquelles elle pouvait compter. Mais cette

exception causait en elle un vide immense que seul Jonathan aurait pu combler. Elle

aurait tant voulu lui expliquer qu’elle n’était pas la petite amie de Christopher !

Pourquoi ne lui avait-il pas laissé la possibilité de s’expliquer ? Puis elle en vint à la

conclusion qu’elle n’était sans doute pour lui qu’une passade et que, finalement, il

valait sans doute mieux qu’elle ne lui livre jamais ses sentiments.

Elle allait courir chaque jour et faisait, malgré tout, une pause sur les marches où

elle avait l’habitude de s’arrêter avec lui. Elle croisa Victoria et Lionel qui lui

semblèrent très proches, et elle sourit en pensant que le Rendez-vous Café avait une

nouvelle fois était le lieu du début d’une histoire d’amour. À la fin de la semaine,

tandis qu’assise sur les marches elle repensait à sa conversation avec Jonathan à

propos de son père, elle songea qu’il avait sans doute raison. Elle décida de lui

téléphoner pour lui souhaiter une bonne année. Elle écouta avec appréhension la

tonalité retentir.

- Allo ? fit la voix autoritaire de son père.

- C’est Lisa.

Un long silence lui répondit.

- Je t’appelle pour te souhaiter une bonne année.

- Comment vas-tu ? lui demanda-t-il finalement.

- Bien, et toi ?

- Ça va… Tu t’en sors ?

- Oui, j’ai eu beaucoup de chance. Je travaille dans une boulangerie française.

- Je sais, Marie me l’a dit.

- Je suis allée sur la tombe de maman.

- C’est bien. Je l’aimais, tu sais.

- Oui, papa.

- Je n’ai jamais regardé une autre femme depuis…

- Je sais.

- Tu pourras me pardonner ?

- C’est déjà fait.

Lorsqu’elle raccrocha, Lisa se sentit sereine et heureuse d’avoir renoué avec son

père. Il acceptait désormais la décision de sa fille de vivre loin de lui. Lisa fut

heureuse de retrouver Angélina et Christopher pour la réouverture du RVC. Elle

retrouva alors le rythme effréné lié à un commerce florissant. Quant à Jonathan, il

l’évitait et évitait aussi son frère. Il ne venait plus courir au parc et passait le moins

possible au RVC depuis qu’il avait emménagé dans la maison qu’il venait d’acquérir.

Lisa tentait de se persuader que cela était mieux ainsi. Elle s’efforçait de l’oublier en

s’impliquant encore davantage dans son travail.

Jonathan, quant à lui, avait déménagé avec soulagement, s’installant à la va-vite

dans une maison cossue de Greenwich Village. Au moins avait-il la satisfaction de

voir les travaux d’agrandissement de son cabinet d’avocats débuter enfin ! En fait, il

fuyait Lisa de peur de ne pouvoir se retenir d’attraper son frère par le col, le plaquer

contre un mur et lui dire de laisser la jeune fille car elle ne l’aimait pas réellement. Il

ne comprenait pas comment son frère pouvait, à ce point, être dupe de l’infidélité de

la jeune femme.

Si Christopher ne se doutait de rien, Angélina, elle, commença à se poser des

questions. Un soir, tandis qu’elle accompagnait enfin Lisa pour faire un jogging, elle

demanda à son amie ce qui n’allait pas. Lisa, qui avait non seulement besoin de se

confier mais qui, surtout, avait honte de mentir depuis si longtemps à son amie, lui

expliqua tout.

- Alors, tu n’es pas avec Chris ?

- Non.

- Vraiment pas ? redemanda-t-elle, incrédule.

- Nous n’avons jamais été ensemble, je te l’assure.

- Tu devrais le dire à Jonathan. Il doit tellement s’en vouloir d’avoir trahi son

frère.

- Je n’y arrive pas…

- On n’est pas sorti de l’auberge !

- Tiens, voilà un proverbe auquel on n’a pas pensé pour le RVC.

- Lisa ! Ce n’est pas drôle !

Avec l’engagement de deux nouvelles serveuses et d’un commis en cuisine, Lisa

tenait désormais de moins en moins son poste de vendeuse. Elle se chargeait de

l’organisation du service, des commandes et du bon fonctionnement de

l’établissement. Ses nouvelles responsabilités lui plaisaient mais elle tenait à rester au

contact de la clientèle. Un jour, tandis qu’elle notait une réservation, Christopher

arriva tout excité. Dès qu’elle eut fini, il lui demanda de le suivre et ils se rendirent à

son appartement.

- Lisa, tu ne devineras jamais !

- Quoi ?

- Un grand groupe de restauration rapide veut lancer une chaîne de restauration

française. Ils ont entendu parler du RVC et ils adorent le « concept ».

- Le… « concept » ? répéta Lisa avec scepticisme.

- Oui, se mit à rire Jonathan. Ils pensent que l’on a bien compris la demande du

public : de la qualité, des produits sains et frais, le souci du développement

durable, les soirées… Ils adorent…

- Et alors ?

- Ils veulent acheter le concept !

- Acheter notre manière de faire ? Mais, elle n’a rien d’extraordinaire !

- Pour eux, si. Ils veulent faire une chaîne de magasins franchisés qui auront

pour nom le RVC.

- C’est incroyable ! murmura Lisa sans oser y croire.

Elle essuya une larme de joie qui perlait à ses yeux et Christopher la prit dans ses

bras pour la réconforter. La porte d’entrée s’ouvrit à ce moment-là et Jonathan les

découvrit enlacés.

- Excusez-moi, je vous laisse, déclara-t-il sèchement, en faisant un pas en

arrière.

- Non, viens, justement on va avoir besoin de toi.

- Vraiment ? rétorqua-t-il avec aigreur.

Lisa, gênée, s’écarta de Christopher.

- Oui, on a besoin de toi pour la rédaction d’un contrat, expliqua Christopher à

son frère avec excitation.

- Vous voulez que je rédige votre contrat de mariage ? s’exclama Jonathan qui

était devenu blême.

Christopher le dévisagea avec stupeur, puis secoua la tête en signe de négation.

- Pas du tout ! Le jour où je me marierai, il est hors de question que je fasse un

contrat de mariage ! En fait, on nous propose de faire du RVC une chaîne de

magasins franchisés et je voudrais que tu nous fasses un contrat en béton.

- Ah ! fit son frère, visiblement soulagé.

- Je ne suis pas concernée par ce contrat, rectifia Lisa.

- Si, Lisa. Tu possèdes autant que moi le concept du RVC, sinon plus. Rappelle-

toi, tu m’as prêté cinq mille dollars au départ et je ne t’ai toujours pas

remboursé. Et surtout, ce sont tes idées qui ont relancé le restaurant.

- Les tiennes, aussi…

- C’est pour cela que l’on va faire cinquante cinquante.

- Voyons, Chris, tu ne peux pas donner la moitié de tes parts à une fille que tu ne

connais même pas !

- Une fille que je ne connais pas ? Tu plaisantes ou quoi ? Lisa m’a permis de

me remettre sur pied ! Elle mérite cet argent. Jonathan, tu vas faire en sorte que

l’on soit tous les deux à égalité et que l’on garde le contrôle sur les décisions.

Je ne veux pas que le concept du RVC soit dénaturé. Penses-tu pouvoir rédiger

les contrats ?

- Naturellement, c’est mon métier ! déclara-t-il, furieux de constater qu’il n’y

avait plus aucune chance que Lisa disparaisse de leurs vies désormais.

- Parfait ! Lisa, nous sommes riches ! conclut Christopher en la prenant dans ses

bras pour la faire tournoyer.

Lisa mit quelques temps à assimiler l’idée qu’elle possédait désormais des parts

dans tous les RVC qui s’ouvriraient à l’avenir. De toute manière, sa joie était ternie

par ses peines de cœur. Un soir, Jason, qui paraissait aussi malheureux qu’elle, vint

seul au RVC et demanda à Lisa s’il pouvait lui parler à l’écart. Ils s’isolèrent dans la

chambre de la jeune fille.

- Jenny ne peut plus venir, des rumeurs commencent à courir. Pour calmer son

mari, elle lui a promis d’attendre les élections pour le quitter.

- Que vas-tu faire en attendant ?

- Je vais partir en France, chez ma meilleure amie. Elle traverse une mauvaise

passe et on se réconfortera mutuellement. Si je reste ici, j’ai peur de ne pas

arriver à me contrôler.

- Vous allez me manquer…

- Toi aussi. Le RVC a joué un rôle si important dans notre histoire.

Lorsque Lisa et Jason quittèrent la chambre, ils croisèrent malencontreusement

Jonathan qui leur lança un regard meurtrier. Il vint un peu plus tard parler à Lisa qui

était seule dans la remise.

- Combien as-tu d’amants ? Quand vas-tu arrêter de te moquer de mon frère ?

- Je ne comprends pas…

- Tu sors de ta chambre avec un homme et tu ne comprends pas ! Arrête de

prendre mon frère pour un imbécile ou tu auras affaire à moi !

Il partit en claquant la porte derrière lui, laissant Lisa sans voix.

- Lisa, j’ai un grand service à te demander, déclara Jenny qui continuait de

passer parfois à la boutique depuis le départ du jeune chanteur. Jason m’a

demandé de garder toujours mon passeport sur moi. Il veut que je puisse quitter le

pays si mon mari devenait trop violent.

- Oui, il me l’a expliqué.

- Je le lui ai promis, mais j’ai trop peur que mon mari le trouve et s’en prenne à

moi pour savoir pourquoi.

- Laisse-le ici. Si tu dois partir précipitamment, tu passeras à la boutique le

récupérer.

- Oh, Lisa, je ne sais pas comment te remercier !

- Mais ce n’est rien, voyons ! s’exclama Lisa, surprise par sa réaction.

- Si, c’est beaucoup. Je n’ai plus d’amis. Jack a fait le vide autour de moi, je n’ai

personne sur qui compter, murmura la jeune femme en retenant ses larmes.

- C’est un des procédés classiques employés par les hommes violents. Tu ne dois

pas rester enfermée dans ce schéma. Il y a aussi des gens gentils, prêts à t’aider.

- Si tu savais comme c’est dur, en ce moment. Jason est parti en France chez sa

meilleure amie…

- Tu souffres de solitude.

- Non, ce n’est pas cela. Son amie est splendide. C’est une top-modèle et ils ont

flirté quand ils étaient ados. J’ai tellement peur qu’il retombe amoureux d’elle.

- Voyons, Jason est fou de toi ! Il ne pense qu’à toi…

- J’ai peur quand même.

- Appelle-le d’ici, proposa Lisa en lui tendant le téléphone du RVC car elle

savait que Jenny craignait que son mari ne fasse écouter son téléphone portable.

Lisa laissa Jenny seule un moment. Lorsqu’elle la rejoignit, la jeune femme avait

retrouvé le sourire.

- Oh, Lisa, je me sens beaucoup mieux. Jason m’a expliqué que son amie, Alix,

est très amoureuse d’un homme qu’elle vient de rencontrer et que je n’ai rien à

craindre.

- Tu vois, tu t’imagines plein de mauvaises choses car tu déprimes. Passe tous

les jours acheter une baguette pour que l’on puisse discuter un peu. Ton mari ne se

doutera de rien et moi, je serai sûre que tu vas bien. Si tu ne viens pas, j’alerterai

la police pour qu’ils viennent chez toi voir si tu as besoin d’aide.

- Entendu.

Pour la Saint Valentin, Lisa demanda à Chef de créer des gâteaux en forme de

cœur sur lesquels les vendeuses pouvaient disposer les initiales des amoureux faites

en chocolat. Chef réalisa de superbes bavarois recouverts d’un glaçage rouge vif,

semblable à celui des traditionnelles pommes d’amour. Il était d’autant plus difficile,

pour Lisa, de traverser la Saint Valentin, que tout le monde la croyait en couple avec

Christopher. Ce dernier compatit en riant et lui annonça qu’il se sentait prêt à mettre

bientôt un terme à leur subterfuge.

- Tu penses que maintenant, tu es capable de résister à la tentation ?

- En fait, il y a une fille qui me plaît et donc…

- Génial ! Je la connais ?

- Heu, non.

Lisa sentit que Christopher était gêné et elle se demanda qui pouvait bien être

l’élue de son cœur.

Jonathan passa un soir à la boutique et en voyant Lisa préparer le gâteau « Spécial

Saint Valentin » que lui avait commandé Victoria, il s’approcha d’elle et siffla à

l’oreille :

- Pour le tien, tu auras du mal à choisir l’initiale du garçon.

Saisie par son sarcasme, elle lui répondit, excédée :

- En tout cas, ce ne sera pas un J !

Victoria fut ravie en découvrant son gâteau.

- Quelle belle idée ! Lionel va être ravi !

- Comment va-t-il ?

- Très bien depuis qu’il a quitté son travail à la bourse ! Il travaille pour une

agence de publicité et cela lui plaît beaucoup.

- Tant mieux ! s’exclama Lisa en terminant d’emballer le gâteau.

- Je pourrai en avoir un, moi aussi ? demanda une jeune femme qui

accompagnait Victoria.

- Naturellement !

- Lisa, je te présente ma meilleure amie, Mélanie. Elle a adoré vos croissants et

c’est une connaisseuse, elle est française.

- Merci ! Donc, je mets un M et un… ?

- Un J.

Lisa s’efforça de ne pas penser que le sort s’acharnait décidément sur elle.

- Elle a épousé son patron, chuchota Victoria en souriant. Cela devrait te donner

des idées !

- On n’en est pas là, répondit Lisa en essayant de cacher son désarroi.

- Pourriez-vous ajouter une autre lettre ? demanda l’amie de Victoria.

- Bien sûr. Laquelle ?

- Un B.

- Un B ? s’étonna Victoria. Serait-ce l’initiale de ton amant ?

- Non, idiote. C’est le B de bébé.

- Non ?

- Si ! Mais, ne dis rien ! Promis ?

- Promis !

- Je vais l’annoncer à James ce soir.

- Félicitations, s’exclama Victoria en embrassant son amie.

- Félicitations, déclara Lisa à Mélanie en lui tendant son gâteau.

- Merci, répondit la jeune femme, rayonnante.

Lisa les regarda s’éloigner, les larmes aux yeux. Elle se demandait si elle serait

capable, un jour, d’oublier Jonathan pour connaître, elle aussi, une aussi belle histoire

d’amour.

Lisa se sentit soulagée, une fois la Saint Valentin passée. Elle en avait assez de ce

défilé d’amoureux qui lui demandaient des gâteaux avec leurs initiales. Et dire que

cela avait été son idée ! Elle se consola en constatant que les ventes avaient été

excellentes. Un après-midi, elle était en train d’encaisser un client lorsque Jenny

arriva, visiblement apeurée. Son visage était décomposé et ses soyeux cheveux

blonds ne pouvaient dissimuler sa pâleur. Lisa fit signe à la vendeuse de la salle de la

remplacer et elle emmena Jenny dans sa chambre.

- Que se passe-t-il ?

- Il faut que je me sauve. L’équipe de Jack pense qu’il a perdu les élections. Il va

être furieux et m’en vouloir. J’ai peur qu’il me retrouve ! Il a des hommes de main

qui sont prêts à tout pour le satisfaire. Jason m’a dit de le rejoindre, en Europe,

tout de suite.

- D’abord, il faut que tu te calmes pour ne pas attirer l’attention sur toi. Il ne

faudrait pas que quelqu’un te reconnaisse, répondit Lisa en lui rendant son

passeport. Je vais demander à Christopher de nous emmener à l’aéroport et on

restera avec toi jusqu’à ce que tu embarques.

- Merci.

Lisa expliqua rapidement la situation à un Christopher ébahi. Ce dernier emmena

aussitôt les deux jeunes femmes à l’aéroport Kennedy. Lisa ne fut soulagée que

lorsque Jenny embarqua enfin sur un vol pour Londres où Jason allait la rejoindre.

Sur le chemin du retour, Lisa et Christopher discutèrent longuement de cette

histoire d’amour hors du commun. Christopher ne parvenait pas à croire qu’un

chanteur aussi célèbre que Jason Barnes soit un de leurs clients et que le RVC soit le

thème d’une de ses chansons.

- Quand il reviendra à New-York, il faudrait organiser un concert privé.

- Le RVC est un peu petit pour cela, tu ne crois pas ?

- On se serrera ! Pourquoi es-tu si malheureuse en ce moment, Lisa ? lui

demanda-t-il contre toute attente.

- Je ne suis pas…

Elle se tut devant le regard réprobateur de son ami.

- Ce n’est pas beau de mentir !

- Et toi ? Vas-tu me dire de qui tu es amoureux ? passa à l’attaque Lisa pour

éviter les questions de son ami.

- C’est Angélina, avoua-t-il finalement.

- Non ?!

- Et si. Je me suis toujours bien entendu avec elle, on est bien ensemble. Mais

elle était si timide, si discrète, je ne la considérais que comme une amie. Et puis, le

soir du trente et un, elle est apparue si resplendissante... Elle a maigri, non ?

- Un peu, oui, sourit Lisa, toujours surprise par le manque de sens d’observation

de certains hommes.

- Enfin, j’ai eu l’impression de la voir pour la première fois. J’ai complètement

craqué ! On vous a perdu dans la foule, toi et Jonathan, et ensuite, j’ai passé la nuit

avec elle à danser. C’était génial mais naturellement, il ne s’est rien passé

puisqu’elle pense qu’on est ensemble.

- Je lui ai dit la vérité au début de l’année.

- Génial !

- Tu devrais lui parler de tes sentiments…

- Oui, il est temps que je me jette à l’eau.

Lisa laissa Angélina et Christopher seuls pour fermer le RVC et monta à sa

chambre pour enfiler des vêtements de sport. Elle entendit le téléphone sonner et peu

après, Christopher frappa à sa porte.

- C’est pour toi. Je pense que c’est ton père.

- J’espère qu’il ne s’est rien passé de grave. Tu as parlé à Angélina ?

- Oui, et on peut dire que le Rendez-vous Café a encore frappé. Nous sommes

irrémédiablement amoureux.

Lisa déposa une bise affectueuse sur la joue de son ami et se saisit du combiné.

- Papa ? Tout va bien ?

- Oui. Je t’appelle pour te prévenir. Thomas et Séverine, la jeune fille que j’avais

embauchée quand tu es partie, vont se fiancer.

- C’est merveilleux.

- Vraiment ? Tu ne regrettes pas de l’avoir quitté ?

- Non, pas du tout. Notre histoire était finie, papa. Je suis très heureuse pour lui.

- J’aimerais prendre ma retraite et Thomas voudrait acheter la boulangerie. Est-

ce que tu y vois une objection ?

- Pas du tout.

- Mais si tu reviens…

- Je ne reviendrai pas, papa. Le Rendez-vous Café marche très bien et on m’a

même proposé un contrat pour faire des magasins franchisés. Tu n’as pas à

t’inquiéter pour moi.

- Félicitations, ma chérie.

- Tu viendras me voir et découvrir le RVC ?

- Oui, c’est promis.

Lisa raccrocha, le cœur bâtant, et essuya les larmes qu’elle n’avait pu contenir en

songeant que Thomas et son père ne lui en voulaient plus de les avoir quittés si

brutalement. Lorsqu’elle ouvrit la porte du RVC pour se rendre au parc, elle heurta

Jonathan qui arrivait. Elle murmura une excuse et s’enfuit avant qu’il n’ait pu lui

adresser une parole.

Elle avait besoin de courir pour faire le vide en elle. Après une longue course, elle

alla finalement s’asseoir sur les marches du porche où elle ne put se retenir de

pleurer. Elle repensa aux larmes qu’elle avait versées derrière l’église de son village

ardennais, et elle ébaucha un sourire en comprenant qu’il s’agissait désormais de

larmes de soulagement. Son père et Thomas ne lui en voulaient plus et elle était

heureuse de vivre à New-York. Seul l’amour manquait au rendez-vous. Maintenant

qu’Angélina et Christopher étaient ensemble, elle essaierait de tout expliquer à

Jonathan et s’il ne la comprenait pas, cela signifierait qu’il ne l’aimait pas.

Surpris par le passage soudain de Lisa qui semblait avoir pleuré, Jonathan l’avait

laissée partir sans intervenir. Par quoi avait-elle été bouleversée ? Après tout, cela ne

le regardait pas et sans doute était-ce tout ce qu’elle méritait !

Mais lorsqu’il entra dans les cuisines, il eut le choc de trouver Christopher et

Angélina enlacés. Comprenant alors les raisons du désarroi de Lisa, il attrapa son

frère par l’épaule et le tourna vers lui.

- Tu n’as pas honte ! Lisa vient de vous surprendre !

- De nous surprendre ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

- Je viens de croiser Lisa, elle était en pleurs.

- Calme-toi, dit Christopher. Je vais tout t’expliquer.

- Vous me dégoûtez tous les deux ! Angélina pour avoir trahie une amie, et toi

pour avoir trompée la personne qui t’a permis de sauver le RVC.

- Dis-moi, pour quelqu’un qui traitait Lisa de petite arriviste, tu prends bien sa

défense !

Jonathan fit un geste d’impatience.

- Bon, assieds-toi, je vais tout t’expliquer, depuis le début.

- Depuis le début ?

- Oui. En fait, Lisa n’a jamais été ma petite amie. On faisait semblant.

- Semblant ? Mais pourquoi ?

- D’abord, parce que papa ne nous a pas laissé le choix, comme d’habitude !

Ensuite, parce que Lisa ne supportait pas la manière dont tu la traitais et qu’elle

voulait te donner une leçon. Mais, c’est surtout pour moi.

- Pour toi ?

- Oui, Lisa a voulu arrêter de te mentir et de mentir à papa au moment des fêtes.

Je lui ai demandé de continuer car cela me permettait d’avoir une excuse pour ne pas

sortir, le soir, avec la bande. Il fallait que j’arrête de boire, je sentais que j’étais sur la

mauvaise pente.

- Je vois… Donc, il n’y a jamais rien eu entre Lisa et toi ?

- Jamais rien. Même pas un baiser. On est bons amis, et associés maintenant.

- Et avec Angélina ?

- On vient de se rendre compte que l’on est amoureux. Lisa est au courant et ce

n’est pas pour cela qu’elle pleurait quant tu l’as croisée. Elle a reçu un appel de son

père. Peut-être lui a-t-il appris une mauvaise nouvelle ?

- Peut-être. Il faut que je la retrouve.

- Tu sais où elle peut être ?

- J’en ai une petite idée.

- Si je comprends bien, entre elle et toi…

- Oui.

- Courez la retrouver, conseilla alors Angélina, soucieuse pour son amie.

Jonathan se rendit directement au parc. Une pluie fine commençait à tomber et il

se mit à courir pour retrouver la jeune fille au plus vite. Il se dirigea vers les marches

du porche où il espérait que Lisa ait trouvé refuge. Elle était bien là, assise la tête sur

les genoux. Il s’approcha sans bruit, s’agenouilla devant elle et passa délicatement la

main sur ses cheveux. Lisa tourna la tête et déposa un baiser sur ses doigts. Jonathan

l’enlaça et ils s’embrassèrent, enfin, éperdument.

- Pourquoi as-tu pleuré ?

- Oh, c’était des larmes de soulagement. J’avais appelé mon père en début

d’année comme tu me l’avais conseillé, et aujourd’hui, il m’a rappelé. On a fait

la paix. Je suis soulagée de savoir qu’il accepte mon départ et la vie que je

mène à présent.

- Tu n’es pas malheureuse ?

- Si, mais pas à cause de lui… Je m’en voulais de t’avoir fait croire que tu avais

trahi ton frère… J’ai essayé de tout t’expliquer mais tu n’as pas voulu

m’écouter.

- Oui, et je m’en veux. Mais j’avais tellement peur de ne pas parvenir à te

résister et de trahir encore Christopher. Il m’a tout expliqué, c’est du passé

désormais.

- Oui, oublions tout cet affreux malentendu.

- Tu es trempée, murmura-t-il en passant la main sur ses cheveux.

Ils se levèrent et Jonathan retira son manteau pour le lui passer autour des épaules.

- Tu vas te mouiller, protesta Lisa.

Mais il fit taire toute protestation en l’embrassant à nouveau. Il l’enlaça par la

taille et ils partirent sous la pluie, Lisa protégée par le manteau de Jonathan.

Lorsqu’ils arrivèrent devant un large escalier, Lisa réalisa soudain qu’ils n’avaient

pas fait route vers le Rendez-vous Café. Ils se trouvaient devant une maison rouge à

trois étages, typique de Greenwich Village.

- C’est ici que tu habites ?

- Oui. Et j’espère que tu vas adorer cette maison !

- Ce serait difficile de ne pas l’aimer !

Ils entrèrent dans le vestibule et retirèrent en riant leurs chaussures pleines d’eau.

Lisa accrocha le manteau humide de Jonathan dans l’entrée.

- Jonathan, tu es trempé !

- Toi aussi… Il n’y a plus qu’une chose à faire…

- Quoi ?

- Se déshabiller !

Lisa rit doucement devant cette invitation. Jonathan prit une serviette dans un

placard et frotta les cheveux de Lisa pour les sécher. Elle retrouva ainsi un semblant

de coupe au carré. Lisa prit la serviette. Elle essuya avec douceur les cheveux du

jeune homme tandis qu’il l’entraînait doucement vers le salon. Il alluma le bois qui se

trouvait dans l’âtre de la cheminée. Ils observèrent quelques instants le feu

s’embraser puis il fit descendre doucement la fermeture éclair de la veste de la jeune

fille et la lui retira. Lisa passa ses mains sur les épaules du jeune homme et fit tomber

son veston. Elle s’attaqua ensuite aux boutons de sa chemise puis la lui retira avec

lenteur, tout en caressant son torse musclé. Jonathan l’aida à retirer son t-shirt et ils

s’enlacèrent avant de s’allonger sur l’épais tapis qui se trouvait devant l’âtre.

- Tu n’as pas froid ? chuchota Jonathan.

- Non… Tu te rappelles du feu, à Halloween ?

- Bien sûr. Carpe Diem…

- Carpe Diem…

Ils retirèrent alors le reste de leurs vêtements et Jonathan prit Lisa contre lui.

- Je croyais que je ne tiendrais plus jamais comme cela dans mes bras.

- Moi aussi.

- J’avais l’impression de devenir fou, Lisa. Je t’aime tant.

- Moi aussi, je t’aime plus que tout.

Jonathan embrassa Lisa avec force et ils s’aimèrent enfin, avec un désir exacerbé

par l’attente et les malentendus. Lisa savourait chaque instant de leur étreinte. Les

mains expertes de Jonathan éveillaient en elle un plaisir inconnu. Lorsqu’ils se

laissèrent retomber sur l’épais tapis, épuisés, Jonathan se mit à rire doucement dans

son cou.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- La prochaine fois, il faudrait tout de même le faire dans un lit !

Ils restèrent un long moment l’un dans l’autre, se murmurant à l’oreille des mots

doux. Ils prirent un léger en-cas devant la cheminée puis Jonathan l’entraîna dans sa

chambre où il allongea la jeune fille sur un immense lit. Il parcourut son corps de ses

lèvres et leurs corps s’unirent à nouveau avec passion. Ils s’endormirent dans les bras

l’un de l’autre, avec plénitude.

Lorsqu’elle se réveilla, Lisa crut un instant qu’elle était dans sa petite chambre du

Rendez-vous Café. Avec soulagement, elle se souvint où elle se trouvait et elle se

blottit contre Jonathan. Il la prit dans ses bras et parcourut son corps avec délice.

- J’ai appelé Chris. Tu as quartier libre, aujourd’hui. Je vais passer la journée « à

répondre à toutes tes attentes avec galanterie », déclara-t-il en lui rappelant les

termes de leur pari.

- Voilà une promesse bien agréable…

- Je n’avais jamais été aussi heureux de perdre un pari, tu sais.

- Et moi de le gagner, répondit-elle en riant tandis que Jonathan devenait plus

entreprenant.

Épilogue

Lisa était pressée. Elle venait d’arriver à la maison qu’elle occupait désormais

avec Jonathan et il lui fallait se doucher puis se changer, en quatrième vitesse, pour

retourner assister à une soirée privée organisée au RVC par Christopher. De plus en

plus de personnes lui demandaient ce genre de manifestations et Christopher

s’épanouissait à merveille dans ce rôle d’organisateur. Il avait demandé à Lisa « de se

mettre sur son trente et un » pour faire honneur à un important client. Lisa revêtit une

courte robe noire qui mettait en valeur sa taille grâce à un système de lacet

sophistiqué. Jonathan n’était malheureusement pas encore rentré, et elle se débrouilla

tant bien que mal pour resserrer les liens de la robe. Elle repartit aussitôt au RVC

pour s’assurer que tout était en place pour la soirée et qu’une petite estrade avait été

installée comme le souhaitait leur client. Lisa s’approcha du RVC qui était plongé

dans le noir : ouf, elle n’était pas en retard ! Elle poussa la porte d’entrée et la lumière

jaillit aussitôt. Incrédule, elle découvrit tous ses amis et Jonathan réunis sur l’estrade.

Ils entonnèrent alors un « Happy birthday » qui lui fit monter des larmes de bonheur

aux yeux. Et dire qu’elle avait été tellement occupée ces derniers temps qu’elle

n’avait même pas songé à la date de son anniversaire ! En les écoutant chanter, elle

entendit au fond de son cœur la voix de sa mère les accompagner. Conscient de son

émotion, Jonathan s’approcha et l’enlaça. Il déposa un baiser avec douceur sur son

front, et elle se blottit dans ses bras. Elle aperçut, avec stupéfaction, Jason et Jenny et

elle courut les embrasser :

- Vous voilà enfin !

- J’ai terminé mon nouvel album à Londres et comme le divorce de Jenny vient

d’être prononcé, nous avons décidé de renter à New-York.

- Devine quel est le cadeau d’anniversaire de Jason, lui demanda Christopher

avec des yeux malicieux.

- Aucune idée.

- Un concert privé !

- Tu vas chanter, ici, ce soir ? demanda la jeune fille, incrédule, au jeune

chanteur.

- Oui, à quoi crois-tu que serve une estrade ?

Lisa lui sauta au cou pour l’embrasser à nouveau. Tout le monde s’installa et

Jason prit place, sur scène, avec ses musiciens. Dès que commencèrent à résonner les

premières notes de guitare, tous furent envoutés par le talent du jeune homme. Il

commença par chanter la chanson où il invitait Jenny à le rejoindre au Rendez-vous

Café. Puis, il continua avec une musique plus gaie où il proclamait son amour de la

vie.

Jonathan se pencha vers Lisa et lui murmura dans le creux de l’oreille :

- Je me serais bien mis à genoux pour te demander de m’épouser mais quelqu’un

l’a déjà fait…

- Est-ce une proposition ? prononça Lisa le cœur battant, heureuse de voir que

Jonathan ne la mettait, en aucun cas, devant le fait accompli.

- C’est à toi de décider.

- Alors, c’est oui.

Jonathan se pencha vers elle et ils s’embrassèrent avec passion, dans la pénombre

salutaire de la salle.

- Comme d’habitude, mon père avait raison ! sourit-il.

- Que veux-tu dire ?

- Lorsqu’il t’a invité à participer à notre « conseil de famille », il avait déjà

compris que tu ferais, un jour, partie de la famille.

- Il s’était trompé puisqu’il pensait que Chris et moi étions amoureux, lui rappela

Lisa.

- Détrompe-toi. Il s’est joué de nous. Il m’a avoué, le trente-et-un, quand je l’ai

raccompagné, qu’il savait déjà qu’une fille avec ton sacré caractère était faite

pour moi.

- Il est incroyable ! Mais pourquoi a-t-il dit que j’avais un sacré caractère ? fit

mine de s’offusquer Lisa.

Jonathan lui donna une tape affectueuse sur le bout du nez puis l’embrassa à

nouveau.

À la fin du concert, tous applaudirent à tout rompre Jason, puis Christopher se

tourna vers Lisa en réclamant un discours. La jeune fille le fusilla gentiment du

regard et il la poussa vers l’estrade. Jason lui fit un signe d’encouragement et la jeune

fille prit une profonde inspiration avant de se saisir du micro qu’il lui tendait.

- Il y a un an, j’ai décidé de quitter mon village, en France, pour venir à New-

York réaliser mes rêves d’enfant. Ce soir, je sais que j’ai eu raison.

Le rire de l’assemblée lui répondit.

- Le RVC est le commerce dont je rêvais. Avec Christopher et Angélina, on est

vraiment heureux de travailler ici. J’ai des amis formidables, ajouta-t-elle en

lançant un regard ému à Angélina, Jenny, Victoria et Lionel et bientôt, j’aurai

un beau-frère épatant, ajouta-t-elle en lançant un clin d’œil à Christopher.

Après une seconde de silence, tout le monde réalisa ce qu’elle venait de dire et se

mit à la féliciter.

- Le Rendez-vous Café est une nouvelle fois le rendez-vous de l’amour, conclut-

elle avec un sourire resplendissant.

- C’est pour cela que j’ai demandé à Daniel de réaliser une nouvelle plaque,

expliqua Jonathan en s’approchant. Et celle-ci, pas besoin de l’approuver en

conseil extraordinaire !

Il tendit alors à Lisa une plaque cuivrée où Daniel avait inscrit :

Le Rendez-vous de l’Amour

Christopher l’accrocha au-dessus du comptoir principal et tous applaudirent cette

initiative.

- Longue vie au RVC ! dit-il en levant sa coupe de champagne.

- Longue vie au Rendez-vous Café, répondirent les autres convives en chœur, et

tous trinquèrent avec bonheur.

Je ne savais pas pourquoi situer cette histoire à New-York me tenait tant à cœur et

soudain, la réponse est apparue au cours de l’écriture : cela permettait de répondre à

cette question qui m’a taraudée pendant la rédaction de La Ronde de l’amour :

Mais comment Jason et Jenny se sont-ils donc rencontrés ?

J’espère que vous avez été heureuses de le découvrir…