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Mark Twain

LE PRINCE ET LEPAUVRE

traduction : Paul Largilière

1883

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bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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Je tiens ce récit de quelqu’un qui le tenaitde son père, lequel l’avait appris de son père,lequel l’avait aussi ouï dire à son père, et ainside suite ; en remontant de génération en gé-nération, pendant plus de trois cents ans, lespères l’ont transmis aux fils ; et c’est de cettemanière qu’il a été conservé. Il se peut que cerécit soit historique ; il se peut aussi que ce nesoit qu’une légende, une tradition. Il se peutqu’il soit authentique, il se peut encore qu’ilsoit apocryphe, mais en tout cas il n’a rien d’in-vraisemblable. Il se peut que jadis les gens ins-truits l’aient accepté pour réel ; il se peut, aucontraire, que les ignorants et les simples aientété les seuls à y prendre plaisir et à y ajouterfoi.

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I

Naissance du prince et dupauvre

Dans l’antique Cité de Londres, par un beaujour d’automne du second quart du seizièmesiècle, naquit à une famille pauvre du nom deCanty un garçon dont elle n’avait que faire. Lemême jour un autre enfant anglais naissait àune famille riche du nom de Tudor, qui auraitpu difficilement se passer de lui. Toute l’Angle-terre, d’ailleurs, le réclamait avec impatience.L’Angleterre l’avait si longtemps attendu, ellel’avait tant souhaité, elle avait tant prié Dieude le lui accorder que, maintenant qu’il étaitlà, le peuple était presque fou de contente-ment. Des gens qui se connaissaient à peine

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se sautaient au cou et s’embrassaient en pleu-rant. Tout le monde chômait. Grands et petits,riches et pauvres festoyaient, dansaient, chan-taient, s’attendrissaient. Cela dura plusieursjours et plusieurs nuits. Le jour, Londres étaitsplendide à voir : ce n’étaient que gais dra-peaux flottant à tous les balcons et sur tousles toits, superbes cortèges marchant proces-sionnellement. La nuit, le spectacle n’était pasmoins magnifique : partout, au coin des rues,flambaient de grands feux de joie, et la foule,qui se pressait autour, éclatait en bruyantstransports d’allégresse. Dans toute l’Angle-terre, il n’y avait qu’une voix pour conter mer-veille du nouveau-né, de cet Édouard Tudor,qui se nommait aussi le prince de Galles.Quant à lui, emmailloté dans ses langes de sa-tin et de soie, inconscient de tout ce tapage,il regardait avec de grands yeux, sans y riencomprendre, les beaux seigneurs et les bellesdames qui le soignaient, le veillaient ou ne leveillaient pas – ce qui, au reste, lui était égal.Mais personne ne parlait de l’autre bébé, de

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ce Tom Canty, empaqueté dans ses pauvresguenilles, et si malencontreusement tombécomme une tuile parmi les misérables qui déjàne s’accommodaient guère à leur sort.

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IIEnfance de Tom

Sautons quelques années.

Londres avait alors quinze siècles d’exis-tence. C’était une ville fort grande pourl’époque. Elle comptait cent mille habitants ;d’autres disent le double. Ses rues étaient trèsétroites, tortueuses et sales, surtout à l’endroitoù demeurait Tom, près d’un pont appelé Lon-don Bridge. Les maisons étaient en bois, lesecond étage surplombant le premier, le troi-sième étalant les coudes par-dessus le second.D’année en année elles gagnaient en hauteuret s’étendaient en largeur. Des poutres en croixde par Dieu formaient le squelette de la char-pente ; dans les intervalles s’entassaient desmatériaux solides enduits de plâtre. Lespoutres étaient peintes en rouge, en bleu ou

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en noir, au gré et au goût du propriétaire, cequi donnait à l’ensemble des constructions unaspect pittoresque. Les fenêtres étaient petitesavec des vitres en losange ; elles s’ouvraientextérieurement et tournaient sur des gondscomme des portes.

La maison qu’occupait le père de Tom étaitau fond d’un cul-de-sac empuanti, nommé Of-fal Court, c’est-à-dire la cour des issues d’ani-maux, qui donnait dans Pudding Lane. C’étaitune masure, basse, délabrée, rachitique, maispleine comme un œuf de pauvres et de va-nu-pieds. La tribu des Canty nichait dans un ga-letas au troisième étage. Le père et la mèreavaient une espèce de lit dans un coin. Parcontre, Tom, sa grand-mère et ses deux sœursBet et Nan n’étaient pas limités : ils avaienttout le parquet pour eux et couchaient où etcomme ils voulaient. Il y avait bien les restesd’une paire de draps et quelques bottes depaille malpropre, mais cela ne pouvait bonne-ment faire des lits ; on les roulait en tas le ma-

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tin, et chacun en prenait, le soir, ce qu’il jugeaitbon.

Bet et Nan avaient quinze ans ; elles étaientjumelles. C’étaient de braves filles, très sales,vêtues de haillons et ignorantes comme descarpes. Leur mère était comme elles. Le pèreet la grand-mère vivaient à couteaux tirés. Ilsétaient presque toujours ivres, et alors ils sebattaient et assommaient ceux qui voulaientles séparer. Qu’ils eussent bu ou non, ils neparlaient qu’en jurant et en blasphémant. JohnCanty volait et sa mère mendiait. Les enfantsmendiaient aussi, mais on n’avait pu faire d’euxdes voleurs.

Parmi l’ignoble racaille qui grouillait dansce logis vivait, sans en faire partie, un bonvieux prêtre dépouillé de ses biens par le roi,et n’ayant pour toute ressource qu’une pensionde quelques farthings(1). Il prenait souvent lesenfants à l’écart et leur enseignait en secret àdiscerner le bien et le mal. Le Père André avaitaussi donné à Tom quelques notions de latin,

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et lui avait montré à lire et à écrire. Il aurait faitde même pour les deux filles, si elles n’eussentcraint les quolibets de leurs compagnes, qui neleur auraient certes pas pardonné cette éduca-tion distinguée.

Offal Court n’était en somme qu’une granderuche dont chaque alvéole ressemblait exacte-ment à la chambre des Canty. On n’y voyaitque rixes et scènes d’ivrognerie, on n’y enten-dait que tempêtes de gros mots et criailleries.On s’y rompait bras et jambes aussi communé-ment qu’on y criait la faim.

Avec tout cela, Tom n’était pas malheureux.Il avait la vie dure, mais il n’en savait rien.C’était après tout la vie de tous les enfantsd’Offal Court. Aussi la trouvait-il convenableet même confortable. Quand il rentrait, la nuit,les mains vides, il savait d’avance que son pèrel’accablerait de malédictions et de coups, etqu’aussitôt après son affreuse grand-mère ren-chérirait sur la correction en lui donnant triplerossée. Mais il savait aussi qu’au milieu des

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ténèbres, sa mère, mourant de faim, se glis-serait à la dérobée jusqu’à lui avec une misé-rable croûte de pain qu’elle avait épargnée sursa bouche, quoiqu’elle fût prise souvent en fla-grant délit de désobéissance par son mari, quialors la battait comme plâtre.

Pourtant Tom avait la vie assez gaie, sur-tout en été. Il ne mendiait que tout juste poursauver sa peau, car les lois sur la mendicitéétaient rigoureuses et les pénalités sévères.Aussi pouvait-il consacrer une bonne partie deson temps à écouter le brave Père André quilui contait de vieilles et charmantes histoires,des légendes de géants et de fées, de nains etde génies, de châteaux enchantés, de rois etde princes magnifiques. Sa tête s’emplissait detoutes ces choses merveilleuses. Bien des fois,la nuit, quand il était étendu sur sa paille gros-sière et incommode, moulu, la faim au ventre,le corps meurtri par les coups, son imaginationdonnait carrière à ses songes. Il oubliait alorsses souffrances et ses maux, en se figurant le

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délicieux tableau de la vie que mène un princeau sein des délices de la cour. Peu à peu uneidée le hanta jour et nuit : il aurait voulu voirun prince, mais le voir de ses yeux. Une fois, ilen parla à quelques camarades d’Offal Court :on se moqua de lui, on le bafoua si impitoya-blement qu’il se promit de garder à l’avenir sesrêves pour lui.

Il lisait souvent les bouquins du prêtre et seles faisait expliquer et commenter. Ses rêverieset ses lectures opérèrent petit à petit une trans-formation dans tout son être. Les personnagesdont il peuplait son cerveau étaient si beauxqu’il se prit à avoir honte de ses guenilles, desa saleté, et à souhaiter d’être mieux lavé etmieux habillé. Il est vrai qu’il n’en continuaitpas moins à se vautrer dans la boue ; mais,au lieu de dévaler la berge de la Tamise et depiétiner dans l’eau simplement pour s’amuser,il commença à apprécier l’utilité et l’avantagedes bains et à s’en payer à cœur joie.

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Tom trouvait toujours quelque chose à voiraux abords de l’arbre de mai, dans Cheapside,ou bien dans les foires. De temps à autre, ilavait la chance, comme le reste de Londres,d’assister à la parade, quand on conduisait parterre ou par eau quelque illustre malheureux àla prison de la Tour. Un jour, pendant l’été, ilvit brûler vifs, à Smithfield, la pauvre Anne As-kew et trois hommes. On les avait attachés àun poteau ; il entendit un ex-évêque leur prê-cher un sermon qu’ils n’écoutaient pas. Tommenait ainsi une existence variée et passable-ment agréable.

Petit à petit, les lectures et les rêves où ré-apparaissaient sans cesse les pompes de la vieprincière firent une si forte impression sur sonesprit qu’il se mit inconsciemment à jouer lui-même le rôle de prince. Son langage et sesgestes devinrent cérémonieux ; il affecta desairs de cour, au grand ébahissement et àl’ébaudissement général de ses intimes. Enmême temps, il prenait de jour en jour plus

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d’ascendant sur le peuple de petits vagabondset de vauriens dont il était entouré. Bientôt ilen arriva à leur inspirer un sentiment d’admi-ration et de crainte, comme eût fait un être su-périeur. Et, en effet, il paraissait savoir tout ! Ildisait et faisait des choses si surprenantes ! Ilétait si profond, si sensé ! Chacune de ses re-marques, de ses actions était rapportée par lesenfants à leurs aînés et à leurs parents ; ceux-ci, à leur tour, ne tardèrent point à s’entretenirde Tom Canty, à vanter ses mérites, à le regar-der comme une espèce d’enfant sublime extra-ordinairement doué. Les hommes mûrs lui sou-mettaient leurs embarras et étaient tout stupé-faits de la justesse et de la sagacité de ses ré-ponses et de ses avis. En un mot, il était de-venu un héros pour tous ceux qui le connais-saient, excepté pour sa famille, qui ne voyaiten lui rien de particulier.

Au bout de quelque temps, Tom eut sa cour.Il était le prince ; ses meilleurs camarades luiservaient de famille royale, de gardes d’hon-

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neur, de chambellans, d’écuyers, de lords. Pen-dant la journée, le prince pour rire était reçuavec le cérémonial prescrit par Tom lui-mêmeet emprunté à ses lectures romanesques ; lesgrandes affaires du royaume pour rire se dis-cutaient en conseil royal, et Sa Majesté pourrire rendait des décrets qui mettaient en branleses armées, ses vaisseaux et ses vice-royautésimaginaires.

Après cela il s’en allait, couvert de loques,mendier quelques farthings, dévorer unecroûte de pain dur, recevoir ses gifles et sesbourrades accoutumées, s’étendre sur sa poi-gnée de paille infecte, et se replonger en rêvedans ses vaines grandeurs.

Malgré tout, son désir de voir un vrai princeen chair et en os allait croissant de jour enjour, de semaine en semaine, si bien que cetteidée l’emporta pour lui sur toute autre et devintl’unique préoccupation de sa vie.

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Un matin de janvier, comme il faisait saronde habituelle en tendant la main, il parcou-rut désespérément, pendant plusieurs heures,le quartier qui avoisine Mincing Lane et LittleEast Cheap. Il était pieds nus, transi, et dé-vorait des yeux les énormes pâtés de porc etautres tentations exposées aux fenêtres desgargotes. C’était là – son odorat le lui disaitsuffisamment – des mets exquis faits exprèspour les anges et que lui, pauvre diable, n’avaitjamais eu le bonheur de goûter du bout dela langue. Une pluie fine et glacée perçait sesvêtements ; l’atmosphère était lourde, le cielsombre, les rues mélancoliques. Quand vintla nuit, Tom arriva chez lui, si complètementtrempé, si harassé, si affamé, que son père etsa grand-mère remarquèrent son triste état ets’en émurent à leur manière : on lui donnadouble ration de soufflets, et on l’envoya au lit.

Pendant longtemps la douleur et la faim, lesjurons et les batailles qui faisaient trembler lamaison, le tinrent éveillé ; mais, à la fin, ses

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pensées allant à la dérive l’entraînèrent dansdes pays lointains et chimériques, et il s’endor-mit en compagnie d’une foule de petits princescouverts d’or et de pierreries, habitant devastes palais, et servis par des domestiquesqui se répandaient en salamalecs ou partaientcomme des flèches, au premier ordre donné.Puis il rêva, comme toujours, qu’il était lui-même un prince.

Toute la nuit, la gloire et la magnificence desa condition royale éclatèrent autour de lui ; ilmarchait, parmi les grands lords du royaumeet les dames les plus illustres, dans un flot delumière, respirant les parfums les plus suaves,bercé par la plus ravissante musique, ac-cueillant les hommages et les marques d’obéis-sance de cette foule brillante qui s’ouvrait pourlui livrer passage, et répondant à ceux-ci parun sourire, à ceux-là par un mouvementpresque imperceptible de sa tête princière.

Puis, quand il s’éveilla à la pointe du jour,quand il vit son abjection, sa misère sordide,

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il eut horreur de la réalité, de son entourage,de sa saleté ; son cœur brisé s’abreuva d’amer-tume, et il fondit en larmes.

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IIITom rencontre le prince

Tom se leva le ventre creux ; il l’avait creuxencore quand il sortit pour aller battre le pavé ;mais, par contre, il avait la tête pleine dessplendeurs de son rêve. Il erra çà et là dans laCité, allant sans savoir où, sans prendre gardeà ce qui se passait. On le coudoyait, on le ru-doyait, l’apostrophait ; lui, perdu dans ses pen-sées, poursuivait machinalement sa flânerie. Ilarriva ainsi à Temple Bar, qui était la limite ex-trême de ses explorations accoutumées. Il s’ar-rêta un moment pour se consulter ; puis, re-plongé dans ses visions, il passa outre et setrouva hors de l’enceinte de Londres. Le Strandn’était déjà plus alors un chemin vicinal ; onlui donnait le nom de rue, quoiqu’il fût en-core peu bâti. D’un côté, il y avait une file

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assez longue de maisons, mais, de l’autre, onne voyait qu’un petit nombre de constructionséparses, résidences de la haute noblesse, avecde grands et beaux domaines qui descendaientjusqu’au fleuve, et qui sont aujourd’hui cou-verts, pouce à pouce, d’affreux bâtiments enbrique et en pierre.

Tom découvrit ensuite le village de Cha-ring, et il se reposa près de la belle croix plan-tée en cet endroit par un roi du temps jadis, quiavait été dépouillé de ses possessions ; il des-cendit alors en baguenaudant une route tran-quille et charmante, passa devant le palaissomptueux du grand cardinal, et se dirigeavers un autre palais beaucoup plus important,plus majestueux, qui se trouvait au-delà, et quiétait Westminster. Tom contempla, avec desyeux émerveillés, cette masse énorme de ma-çonnerie aux ailes éployées, les bastions sour-cilleux, les tours menaçantes, la large porte depierre avec sa grille dorée, ses superbes lions,colosses de granit, et tous les signes et sym-

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boles de la puissance. Le rêve qu’il avait silongtemps caressé allait-il enfin se réaliser ?C’était bien là, en effet, le palais d’un roi, maislui serait-il donné d’y voir un prince, un princeen chair et en os ? Ah ! si le ciel pouvait exau-cer ce vœu !

De chaque côté de la grille d’entrée se dres-sait une statue vivante, c’est-à-dire un hommed’armes, raide, immobile, couvert de la têteaux pieds d’une armure d’acier resplendis-sante. À une distance respectueuse étaient at-troupés des gens de la campagne ou de la Cité,attendant une occasion pour saisir au passagequelque manifestation de la grandeur royale.De splendides carrosses, à l’intérieur desquelsse prélassaient de splendides personnages,tandis qu’au-dehors se perchaient des laquaisnon moins splendides, entraient et sortaientpar d’autres portes pratiquées dans le murd’enceinte.

Le pauvre Tom en haillons se rapprocha àpas de loup et passa timidement devant les

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sentinelles. Son cœur battait à rompre sa poi-trine, mais une secrète espérance remontaitson courage. Tout à coup il aperçut à traversla grille dorée un spectacle qui faillit lui ar-racher un cri de joie. Dans la cour du palaisse tenait un jeune garçon de son âge, au teintbruni par le soleil, aux membres vigoureux etsouples. Il portait, avec une aisance pleine decharme, de beaux habits de satin et de soie se-més de pierreries étincelantes. Une petite épéeet une dague ornées de joyaux lui pendaientau côté ; de jolis brodequins à talons rouges,une toque écarlate coquettement posée sur latête, et garnie de plumes pendantes, retenuespar une grande escarboucle, complétaient soncostume. Près de lui se trouvaient quelquesbeaux messieurs, qui étaient sans aucun douteses serviteurs. Oh ! c’était bien là un prince, unprince vivant, un vrai prince ! Il ne pouvait yavoir, à cet égard, pas même l’ombre d’une hé-sitation. Le souhait de l’enfant pauvre était à lafin exaucé !

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Tom haletait, suffoqué, transporté ; sesyeux se dilataient ; les bras lui tombaient ; iln’en revenait pas. Ravi, extasié, il n’eut plusqu’une pensée : être tout proche du prince,face à face, pour le dévorer du regard. Sanssavoir comment, il se trouva le visage collécontre la grille. L’instant d’après, un des sol-dats le saisit à bras-le-corps, l’arracha rude-ment et l’envoya pirouetter au milieu des ma-nants et des badauds, en criant :

— Veux-tu bien te retirer, petit drôle !

La populace avait applaudi et éclaté derire ; mais le jeune prince avait bondi de co-lère. Le rouge au front, les yeux flamboyantsd’indignation, il s’était exclamé :

— Insolent ! Oser maltraiter ainsi en maprésence ce pauvre petit ! Oser porter la mainsur un Anglais, fût-il le dernier des sujets demon père ! Qu’on ouvre la porte et qu’on lefasse entrer !…

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Il eût fallu voir alors l’inconstance de lafoule. Chapeaux et bonnets volèrent en l’air ;de toutes les poitrines partit un hourra : Vive leprince de Galles !

Les sentinelles présentèrent les armes entenant devant eux leurs hallebardes ; les portestournèrent sur leurs gonds. Le petit prince pourrire d’Offal Court s’élança, guenilles au vent,vers le vrai prince de Westminster et lui tenditla main.

— Tu as l’air harassé, affamé, avait ditÉdouard Tudor. On t’a fait mal, viens avec moi.

Une demi-douzaine de gens de services’étaient élancés, pour faire je ne sais quoi,mais évidemment pour se mêler de ce qui neles regardait pas. Un geste vraiment royal lestint à distance, et ils s’arrêtèrent cloués surplace, comme autant de statues.

Édouard conduisit Tom dans un somptueuxappartement, en lui disant que c’était là son ca-binet de travail. Puis il commanda d’apporter

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un repas si copieux, que Tom n’en avait jamaisvu de pareil, si ce n’est dans les livres.

Le prince, avec toute la délicatesse quiseyait à son rang et à son éducation, renvoyases serviteurs, pour ne pas augmenter l’embar-ras de son humble convive, en l’exposant àleurs propos malicieux ; ensuite il s’assit toutprès de lui et se mit à le questionner pendantque Tom mangeait.

— Comment t’appelles-tu, petit ?

— Tom Canty, pour vous servir, messire.

— Drôle de nom. Où demeures-tu ?

— Dans la Cité, messire. Dans Offal Court,au bout de Pudding Lane.

— Offal Court ! Drôle de nom aussi. As-tudes parents ?

— Des parents ? Oui, messire, j’ai mon pèreet ma mère ; et puis j’ai ma grand-mère, maisje ne l’aime pas, Dieu me pardonne ; et puis j’aimes deux sœurs jumelles, Nan et Bet.

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— Tu n’aimes pas ta grand-mère ? Elle n’estpas bonne pour toi, je vois.

— Ni pour moi, messire, ni pour les autres ;elle a mauvais cœur et fait du mal à tout lemonde, tout le long de la journée.

— Est-ce qu’elle te maltraite ?

— Il y a des fois qu’elle s’arrête, quand elledort ou quand elle n’en peut plus de boire ;mais dès qu’elle y voit clair, elle me règle moncompte, et alors elle n’y va pas de main morte.

Un éclair passa dans les yeux du petitprince.

— Elle te bat, dis-tu ? s’écria-t-il.

— Oh ! oui, messire.

— Te battre ; toi, si délicat, si petit ! Écoute,avant qu’il soit nuit, ta grand-mère sera enfer-mée à la Tour. Le Roi, mon père…

— Vous oubliez, messire, que nous sommesdes misérables, des vilains, et que la Tour n’estfaite que pour les grands du royaume.

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— C’est vrai, je n’y pensais plus. Je verraice qu’il y a à faire pour la châtier. Et ton père,est-il bon pour toi ?

— Comme ma grand-mère Canty, messire.

— Tous les pères se ressemblent, paraît-il.Le mien non plus n’a pas l’humeur tendre. Il ala main lourde quand il frappe ; mais moi, il neme bat pas. C’est vrai qu’il me mène souventtrès durement en paroles… Et ta mère ?

— Ma mère est très bonne, messire, elle neme fait jamais ni peine ni mal. Et Nan et Betsont bien bonnes aussi.

— Quel âge ont-elles ?

— Quinze ans, messire.

— Lady Élisabeth, ma sœur, en a quatorze,et lady Jane Grey, ma cousine, a mon âge, etelle est bien gentille et bien aimable ; mais masœur, lady Mary, avec sa mine toujours ren-frognée et… Dis-moi, est-ce que tes sœurs dé-fendent à leurs femmes de chambre de sourire,

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parce que c’est un péché qui causerait la perdi-tion de leur âme ?

— À leurs femmes de chambre ? Oh ! mes-sire, vous croyez donc qu’elles ont des femmesde chambre ?

Le petit prince contempla gravement le pe-tit pauvre ; puis d’un air intrigué :

— Pourquoi pas ? dit-il. Qui les déshabillequand elles se couchent ? Qui les habille quandelles se lèvent ?

— Personne, messire. Vous voulez qu’ellesôtent leur robe et couchent toutes nues,comme les bêtes ?

— Ôter leur robe ! Elles n’en ont doncqu’une ?

— Ah ! mon bon seigneur, que feraient-ellesde deux ? Elles n’ont pas deux corps.

— Tout cela est fort drôle, fort surprenant.Pardonne-moi, je n’ai pas voulu me moquer detoi. Tes braves sœurs Nan et Bet auront des

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robes et des femmes de chambre, et cela toutde suite ; mon trésorier s’en chargera. Ne meremercie pas, il n’y a pas de quoi. Tu parlesbien, ta franchise me plaît. Es-tu instruit ?

— Je ne sais pas, messire. Un bon prêtre,qu’on appelle le Père André, m’a laissé lire seslivres.

— Sais-tu le latin ?

— Un peu, messire ; pas trop bien, je com-mence.

— Continue à l’apprendre, petit ; il n’y ade difficile que les premières règles. Le grecdonne plus de mal. Pour lady Élisabeth et macousine, ces deux langues et les autres ne sontqu’un jeu. Si tu les entendais !… Mais parle-moi d’Offal Court ; est-ce qu’on s’y amuse ?

— Oh, oui, beaucoup, quand on n’a pasfaim. Il y a Punch et Judy(2) ; et puis il y a lessinges ; ils sont si drôles, si bien dressés ! Etpuis on joue des pièces où l’on tire des coupsde feu : on se bat, et tout le monde est tué.

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Il faut voir comme c’est beau ; et ça ne coûtequ’un farthing. Mais on n’a pas tous les joursun farthing, car c’est dur à gagner, mon bonseigneur.

— Et puis ?

— À Offal Court nous nous battons aussiavec des bâtons, comme font les apprentis.

Le prince ouvrait de grands yeux.

— Vraiment, cela doit être très amusant. Etpuis ?…

— Et puis, il y a aussi les courses, pour voirqui arrive le premier.

— Oh ! j’aimerais ça aussi. Et puis ?…

— Et puis, messire, l’été nous marchonsdans l’eau, nous nageons dans les canaux etdans la Tamise ; et puis on fait faire le plon-geon aux autres, on leur jette de l’eau plein levisage ; on crie, on saute, on fait des culbutes ;et puis…

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— Oh ! je donnerais le royaume de monpère pour voir cela, rien qu’une fois. Et puis ?

— Nous dansons, nous chantons autour del’arbre de mai dans Cheapside. Nous jouonsdans le sable. On fait de grands tas et on s’y en-sevelit. Et puis il y a les pâtés de boue… Oh !la boue, il n’y a rien de plus délicieux ; on pa-tauge, on se roule…

— Tais-toi ; tu me fais venir l’eau à labouche. Si je pouvais, oh ! mais rien qu’unefois, une seule fois, m’habiller comme toi, cou-rir pieds-nus, piétiner, me rouler dans la boue,sans que personne m’en empêche, sans qu’onme dise rien, il me semble que je sacrifierais lacouronne…

— Et moi donc ? Si je pouvais rien qu’unefois, une seule fois, être beau comme vous, êtreha…

— Tu voudrais ?… C’est dit. Ôte tes gue-nilles, et mets mes beaux habits. Ce ne seraqu’un bonheur d’un moment, mais je serai si

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content ! Fais vite, nous nous amuserons cha-cun à notre manière, et nous referonsl’échange avant qu’on ne vienne.

Quelques minutes après, le petit prince deGalles avait endossé les nippes en loques deTom, et le petit prince des pauvres, transformédes pieds à la tête, avait revêtu le splendidecostume royal. Côte à côte, ils se regardèrentdans la grande glace. Ô miracle ! On eût ditqu’aucun changement ne s’était fait en eux ! Ilsse contemplèrent ébahis, se toisèrent, se mi-rèrent, puis se regardèrent et se contemplèrentencore. À la fin, le prince embarrassé rompit lesilence.

— Hein ! dit-il, que t’en semble ?

— Ah ! de grâce, que Votre Altesse nem’oblige pas à répondre. Il n’appartient pas àun vil sujet comme moi…

— Tu n’oses pas ; eh bien, j’oserai, moi !Tu as mes cheveux, mes yeux, ma voix, mongeste, ma taille, ma tournure, mon visage, mes

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traits. Si nous étions nus tous les deux, il n’ya personne qui pourrait dire si c’est toi quies Tom Canty et moi qui suis le prince deGalles. Maintenant que j’ai tes habits, il mesemble que je sens les coups que t’a donnéscette brute de soldat. Fais voir ta main, elle esttoute meurtrie.

— Oh ! ce n’est rien ; Votre Altesse sait quele pauvre homme d’armes…

— Tais-toi ! C’est une honte, une cruauté,cria le petit prince en frappant le parquet deson pied nu. Si le Roi… Ne bouge pas d’ici jus-qu’à mon retour. Je le veux.

Il avait saisi et serré un objet qui se trouvaitsur la table ; puis il avait pris sa course, traver-sant les corridors et la cour du palais, en gue-nilles, le visage enluminé, les yeux étincelants.Arrivé à la porte de pierre, il s’attacha des deuxmains à la grille, tâcha de l’ébranler et cria :

— Ouvrez !

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Le soldat qui avait maltraité Tom s’empres-sa d’obéir ; mais comme le prince filait devantlui, méconnaissable sous son dépenaillement,il lui envoya un grand coup de poing dans ledos qui le fit rouler en pirouettant sur la chaus-sée.

— Tiens, graine de mendiant, dit-il, voilàpour te payer de m’avoir fait gourmander parSon Altesse !

La foule éclata de rire. Le prince s’était ra-massé couvert de boue, et menaçant les senti-nelles d’un geste superbe :

— Je suis le prince de Galles, dit-il, ma per-sonne est sacrée. Vous serez pendu pour avoirmis la main sur moi !

Le soldat présenta les armes et dit avec unair goguenard :

— Salut à Son Altesse !

Puis d’un ton sec et rude :

— Au large, crapaud !

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Une tempête de cris, d’acclamations, debeuglements, de glapissements, de piaule-ments, partit des rangs de la foule. On se mit àla chasse de l’enfant en hurlant à tue-tête :

— Place à Son Altesse Royale ! Place auprince de Galles !

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IV

Premiers tourments du prince

Au bout d’une heure de poursuite obstinée,la populace finit par lâcher le petit prince etl’abandonna à lui-même. Tant qu’il avait pu ex-haler sa rage et prendre des airs de dignitépour menacer, pour donner des ordres qui fai-saient pâmer de rire, il avait été très amusant ;mais, une fois que l’épuisement l’eut réduit ausilence, la foule, qui n’avait plus que faire de letourmenter, avait cherché ailleurs d’autres dis-tractions. Alors il regarda autour de lui, sanspouvoir dire où il se trouvait. Il était dans l’en-ceinte de la Cité de Londres, c’était tout cequ’il savait. Il continua son chemin, ne sachantoù il allait. Bientôt les maisons devinrent plusclairsemées, les passants plus rares. Il avait les

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pieds en sang et les baigna dans le ruisseau quicoulait à l’endroit où est maintenant Farring-don Street. Il se reposa quelque temps, puisil reprit sa marche. Il arriva ainsi dans unegrande plaine, où il y avait çà et là des maisonset une grande église, qu’il reconnut. Tout au-tour il vit des échafaudages et des essaimsd’ouvriers, car on y faisait d’importantes res-taurations. Le prince était tout ranimé ; il se di-sait que ses peines touchaient à leur fin.

« C’est l’ancienne église des Frères-Gris,pensait-il, celle que le Roi mon père a prise auxmoines afin d’en faire un asile pour les enfantspauvres et abandonnés, et à laquelle il a don-né le nom de Christ’s Church(3). Ils seront heu-reux de pouvoir rendre service au fils de ce-lui qui les a traités si généreusement, d’autantplus que ce fils est maintenant aussi infortuné,aussi délaissé que ceux qui reçoivent ou rece-vront ici un abri ».

Il ne tarda pas à se trouver au milieu d’ungroupe de jeunes garçons qui couraient, gam-

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badaient, cabriolaient, jouaient à la balle, àsaut-de-mouton, criant et s’ébattant à quimieux mieux. Ils avaient tous le même cos-tume et étaient vêtus à la mode en vogue àcette époque parmi les gens de service et lesapprentis : au sommet de la tête une calottenoire, grande à peine comme une soucoupe,ce qui ne faisait ni une coiffure, ni un orne-ment ; des cheveux sans raie, tombant au mi-lieu du front et coupés court tout autour ; aucou un rabat ; une robe bleue serrant le corpset descendant jusqu’aux genoux ou un peu plusbas ; des manches longues ; une large ceinturerouge ; des bas jaune clair attachés au-dessusdu genou par des jarretières ; des souliers platsavec de grandes boucles en métal ; le tout suf-fisamment laid.

Les enfants avaient suspendu leurs jeux ets’étaient attroupés autour du prince. Celui-ciavait pris un air majestueux.

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— Mes petits amis, fit-il, allez dire à votremaître qu’Édouard, prince de Galles, désire luiparler.

Un grand éclat de rire accueillit ces paroles.Un des plus grossiers de la bande s’écria :

— Vraiment ! Tu es sans doute le courrierde Son Altesse, sale mendiant.

Le prince rougit de colère ; il porta vive-ment la main au côté, mais il n’y trouva rien. Ily eut une nouvelle explosion d’hilarité.

— Avez-vous vu ce geste ? s’exclama l’undes enfants. Il cherche son épée. On dirait leprince en personne.

Cette saillie provoqua un redoublement defolle gaieté.

Le pauvre Édouard s’était redressé fière-ment.

— Je suis, en effet, le prince, dit-il, et c’estfort mal à vous qui vivez de la bonté du Roi,mon père, de me traiter de la sorte.

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Une tempête de sarcasmes répondit à cetteapostrophe. Celui qui avait parlé le premiercria à ses camarades :

— Allons, pourceaux, esclaves, pension-naires du père de Son Altesse, un peu de ma-nières, je vous prie. À genoux tous tant quevous êtes, et faites la révérence à votre princeen guenilles !

Tous pouffaient, se tordaient, déliraient. Ilsfirent la génuflexion en corps pour singer la cé-rémonie de l’hommage.

Le prince repoussa du pied le premier quis’approcha de lui, et d’un ton hautain :

— Tiens, dit-il, en attendant que demain jefasse dresser ton gibet !

Ceci n’était plus de jeu et dépassait la plai-santerie. Les rires cessèrent tout d’un coup etfirent place à la rage. Une douzaine de voixhurlèrent :

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— Enlevez-le ! À l’abreuvoir ! À l’abreu-voir ! Lâchez les chiens ! Hardi, Lion ! Bien ça,Fangs !

Alors il arriva une chose qui jusque-là nes’était jamais vue en Angleterre : la personnesacrée de l’héritier du trône fut grossièrementsouffletée, rossée par la plèbe et harcelée pardes chiens qui arrachaient ses vêtements àbelles dents.

À la nuit, le prince se trouva au fond de laCité, dans la partie bâtie, où les maisons seserraient les unes contre les autres. Il avait lecorps tout contusionné, les mains en sang, etses haillons étaient couverts de boue. Il allait,il allait, éperdu, affolé, défaillant et si haras-sé qu’à peine il pouvait mettre un pied devantl’autre. Il n’osait plus questionner personne, sa-chant d’avance qu’il n’obtiendrait pour réponseque des injures.

— Offal Court, murmurait-il à part lui, c’estbien le nom ; si j’y puis arriver avant d’être

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épuisé et de tomber, je serai sauvé, les gens meramèneront au palais, ils prouveront que je nesuis pas des leurs, que je suis le vrai prince, etl’on me reconnaîtra.

Par moments ses pensées le ramenaientaux mauvais traitements que lui avaient faitsubir les enfants de Christ’s Hospital, et il di-sait :

— Quand je serai roi, ils n’auront pas seule-ment le gîte et le pain, ils apprendront aussi àlire dans les livres ; à quoi sert d’avoir le ventreplein quand il n’y a rien dans la tête ni dansle cœur ? Je garderai de tout ceci un constantsouvenir, afin que la leçon d’aujourd’hui ne soitpas perdue pour moi, et que mon peuple enprofite à son tour ; car l’instruction calme lespassions et engendre la bonté et la charité.

Les lumières commençaient à s’éteindre ; ils’était mis à pleuvoir ; le vent se levait ; la nuitallait être rude et orageuse. Le prince sans abri,l’héritier du trône sans asile marchait toujours,

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s’engageant à chaque pas plus avant dans leréseau d’allées sordides où se massaient et setassaient les ruches bourdonnantes de la pau-vreté et du vice.

Tout à coup un grand gaillard ivre le saisitau collet.

— Ah ! je t’y prends, ricana-t-il. Encore de-hors à cette heure de la nuit ! Et tu ne rap-portes pas un farthing, je gage. Si je ne te cassepas tous les os de ton squelette de corps, c’estque je ne m’appelle plus John Canty.

Le prince s’arracha à l’étreinte, époussetainconsciemment son épaule profanée, ets’écria avec chaleur :

— Quoi ! Vous êtes son père ! Se peut-il ?Dieu soit béni ! Vous allez le chercher et me re-conduire !

— Son père ? Ah ! çà, que signifie ceci ? Jene suis pas son père, mais ton père, et tu vast’en apercevoir.

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— Oh ! ne raillez pas, ne tardez pas ! Je suisexténué, je suis blessé, je n’en puis plus. Me-nez-moi chez le Roi mon père ; il vous donne-ra plus d’or que vous n’en avez jamais vu dansvos rêves les plus beaux. Croyez-moi, bravehomme, croyez-moi ! Je ne mens pas, je dis lavérité, rien que la vérité. Donnez-moi la main,sauvez-moi, je suis le prince de Galles.

L’homme regarda l’enfant avec stupéfactionet le toisa ; puis il hocha la tête et murmura :

— Si tu n’es pas plus fou que ceux qui sontà Bedlam(4) !

Et le reprenant au collet, il ajouta avec unrire hideux entrecoupé de jurons :

— Fou ou non, ta grand-mère Canty et moi,nous allons te tâter les os comme il faut, monpetit, ou j’y perdrai mon nom.

Le prince furieux voulut se débattre.L’homme le prit par le milieu du corps et l’em-

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Ils disparurent dans la cour, suivis par une poi-gnée de gamins et d’ivrognes.

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porta comme il eût fait d’un paquet de chiffons.

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V

Tom parvient aux honneurs

Tom Canty, laissé seul dans le cabinet detravail du prince, mit aussitôt sa bonne fortuneà profit. Il se pavana, se carra, prit vingt posesdiverses devant la grande glace, admirant l’élé-gance de son costume et la richesse de ses bi-joux, marchant fièrement, en avant, à droite, àgauche, à reculons, imitant les grands airs dedistinction du prince, et étudiant amoureuse-ment l’effet de chacun de ses mouvements. En-suite il tira sa belle épée, la fit ployer, baisala lame, la ramena gravement sur sa poitrine,en manière de salut, comme il avait vu faire,cinq ou six semaines auparavant, par un gentil-homme chargé de remettre aux mains du lieu-tenant de la Tour lord Norfolk et lord Surrey,

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pour les conduire en captivité. Puis il joua avecla dague, ornée de joyaux, qui lui pendait surla cuisse ; il examina les précieuses tenturesde l’appartement et les objets d’art qui en re-haussaient l’éclat ; il essaya l’un après l’autreles fauteuils somptueux ; et il souhaita que lapopulation parquée dans Offal Court pût regar-der par les joints de la porte pour le contem-pler dans toute sa magnificence. Il se demandasi on le croirait bien quand il raconterait cettehistoire merveilleuse, une fois rentré chez lui,ou si l’on se contenterait de hausser les épauleset de dire que les extravagances de son imagi-nation lui avaient troublé la cervelle.

Au bout d’une demi-heure il lui vint tout àcoup à l’esprit que le prince était parti depuislongtemps ; alors il commença à se sentir isolé,il tendit l’oreille, il tendit le cou, il laissa làles jolies choses qu’il avait sous les mains ;il devint inquiet, impatient, alarmé. Si quel-qu’un allait entrer, le surprendre, le trouver vê-tu des habits du prince, sans que le prince fût

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là pour donner des explications ! Ne le pen-drait-on point sur-le-champ, quitte à ouvrir en-suite une enquête ? Il avait entendu dire queles grands vont vite en besogne, quand ils ontaffaire aux petits. Sa frayeur augmentait de mi-nute en minute, il tremblait de tous sesmembres. Doucement il ouvrit la porte qui me-nait à l’antichambre. Il était décidé à fuir, àchercher le prince, à l’appeler au secours pourse faire relâcher. Six magnifiques gentils-hommes attachés au service du prince et deuxjeunes pages de haute lignée, beaux commedes papillons, bondirent sur leurs pieds et s’in-clinèrent jusqu’à terre. Il recula brusquementde plusieurs pas et ferma la porte.

Il se dit :

« Ces gens-là se moquent de moi. Ils vonttout rapporter. Pourquoi suis-je venu ici sotte-ment jouer ma vie ? »

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Il arpenta le parquet, peureux, frissonnant,la mort dans l’âme, faisant le guet, tombant enarrêt au plus léger bruit.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et un page vê-tu de soie annonça :

— Lady Jane Grey.

Une jeune fille, douce et belle, et richementcostumée, s’élança vers lui. Mais elle s’arrêtasoudain, et avec un accent de frayeur :

— Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous, mylord ?dit-elle.

Tom était près de suffoquer ; il rassemblatous ses efforts pour balbutier :

— Oh ! ayez pitié de moi ! Je ne suis paslord, je ne suis que le pauvre Tom Canty d’Of-fal Court dans la Cité. Je vous en conjure,faites-moi voir le prince, qu’il me fasse la grâcede me rendre mes haillons, et de me laissersortir d’ici sain et sauf. Oh ! par pitié, sauvez-moi !

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Il s’était jeté à genoux, les yeux suppliants,les mains jointes, la prière sur les lèvres.

La jeune fille eut un saisissement.

— Oh, mylord, s’exclama-t-elle, vous à ge-noux ! Et devant moi !

Puis elle s’enfuit épouvantée. Tom, accablé,s’affaissa en murmurant :

— Ils vont venir et m’emmener ! Plus de re-mède, plus d’espoir !

Tandis qu’il demeurait ainsi stupéfié, frappéde terreur, des rumeurs sinistres se répan-daient dans le palais. Les chuchotements – caron ne faisait encore que chuchoter – se trans-mettaient, avec la rapidité de l’éclair, de do-mestique à domestique, de lord à lady, enfi-laient les longs corridors, montaient d’étage enétage, pénétraient de salon en salon.

— Le prince est devenu fou ! Le prince estdevenu fou !

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Bientôt, dans tous les appartements, danstoutes les salles de marbre se formèrent desgroupes étincelants de lords et de ladies, puisd’autres groupes brillants de gens de moindrecondition, tous se parlant gravement à l’oreille,l’air vivement préoccupé.

Tout à coup un splendide personnage s’ap-procha de ces groupes, et lut solennellement laproclamation suivante :

Au nom du Roi !

Mandons et ordonnons à un chacun de nepoint écouter les dires faux et insensés, souspeine de mort, ni les discuter, ni les porter au-dehors. Au nom du Roi !

Les chuchotements avaient cessé comme siles chuchoteurs eussent été subitement frap-pés de mutisme.

Presque en même temps un sourd bourdon-nement courut dans les corridors :

— Le prince ! Voici le prince !

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Le pauvre Tom s’avança en traînant ses pas.Les groupes firent de profondes révérences ; ilessaya de s’incliner à son tour, en regardant ti-midement son étrange entourage, les yeux ef-farés, la physionomie triste et touchante. À sescôtés marchaient deux grands dignitaires. Ils’appuyait sur eux, près de défaillir. Derrière luivenaient les médecins de la cour et quelquesgentilshommes.

Tom se trouva quelques instants après dansun vaste appartement dont il entendit lesportes se fermer. Autour de lui étaient rangésceux qui l’avaient accompagné. Devant lui, àquelque distance, était couché un homme trèsgrand et très gros, au visage large et bouffi,au regard dur et sévère. Il avait une grossetête, des cheveux tout blancs, une barbe touteblanche qui encadrait sa figure. Son costumeétait riche, mais vieux, et légèrement usé parendroits. Une de ses jambes fortement enfléereposait sur un oreiller et était enveloppée debandages.

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Il y eut un grand silence. Toutes les têtesétaient baissées, excepté celle de l’homme quiétait couché.

Ce malade, presque hors d’état de bouger,était le terrible Henri VIII. Un sourire avaitéclairé son visage.

— Eh quoi ! dit-il, mylord Édouard, monprince, tu t’amuses à faire de tristes plaisante-ries au Roi, ton père, qui t’aime tant et qui estsi bon pour toi ?

Le pauvre Tom écoutait et suivait ce dis-cours autant que ses facultés anéanties le luipermettaient. Mais quand les mots : « le Roi,ton père », frappèrent ses oreilles, il pâlit af-freusement et tomba à genoux, comme s’il eûtreçu un coup de feu.

— Le Roi ! s’écria-t-il, vous êtes le Roi !Alors je suis perdu !

Cette exclamation parut abasourdir le re-doutable monarque. Ses yeux se promenèrentvaguement sur tous les visages, puis ils s’ar-

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rêtèrent sur l’enfant, qui demeurait atterré de-vant lui.

Enfin il dit avec un accent de profonddésappointement :

— Hélas ! J’avais cru la rumeur exagérée, jecrains qu’elle ne soit que trop fondée.

Il poussa un grand soupir, et adoucissant savoix :

— Viens, enfant, dit-il, viens auprès de tonpère, tu n’es pas bien.

Tom se releva avec l’aide des lords, puis ils’approcha du Roi d’Angleterre, humble, em-barrassé, tremblant. Le Roi lui prit affectueuse-ment la tête dans ses deux mains ; il interrogealonguement, tendrement, cette pauvre physio-nomie bouleversée, comme pour y découvrirquelque indice d’un retour à la raison ; puis ille serra avec effusion sur sa poitrine et lui pas-sa les mains dans les cheveux, en le caressant :

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— Reconnais-tu ton père, enfant ? Ah ! neme brise point le cœur ; me reconnais-tu, dis ?

— Oui, vous êtes le Roi, mon seigneur re-douté, que Dieu préserve.

— Bien, bien, très bien, rassure-toi, netremble pas ainsi ; personne ici ne te veut dumal, tout le monde ici te chérit. Tu vas mieux,ce mauvais rêve est passé, n’est-ce pas ? Turecouvres tes sens, tu reprends possession detoi-même, n’est-ce pas ? Tu sais bien mainte-nant qui tu es ? Tu ne te prends plus pour unautre, comme tu le faisais, il y a un instant ?

— Je vous supplie en grâce de me croire,j’ai dit toute la vérité, mon redouté seigneur ;je suis le plus vil, le plus bas de vos sujets ; jene suis qu’un pauvre, et c’est par malchanceet par accident que je me trouve ici, quoiqu’iln’y ait rien de blâmable dans ma conduite. Jesuis trop jeune pour mourir, et vous pouvez mesauver d’un mot. Oh ! parlez, sire !

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Tom se jeta à genoux avec un cri de déses-poir.

— Mourir ! Ne prononce pas cette parole,prince chéri ; ton pauvre cœur troublé a besoinde paix, tu ne mourras point !

— Dieu vous fasse merci, ô mon Roi, etvous garde de longues années pour le bonheurde votre peuple !

Tom s’était relevé d’un bond, et le visageilluminé de contentement, il se tourna vers lesdeux dignitaires :

— Vous l’avez entendu, s’exclama-t-il, je nemourrai pas ? Le Roi l’a dit !

Personne ne bougea ; tous les assistantss’étaient gravement inclinés avec respect ;mais tous se taisaient.

Tom hésita. Il était un peu confus. Il regar-da anxieusement le Roi et lui dit :

— Puis-je m’en aller maintenant ?

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— T’en aller ? Sans doute, si tu le désires.Mais pourquoi ne pas rester un moment avecmoi ? Où veux-tu aller ?

Tom baissa les yeux et répondit humble-ment :

— Me serais-je mépris, d’aventure ? Je mecroyais libre et je voulais m’en retourner auruisseau où je suis né, où je croupis dans la mi-sère, mais où je retrouverai ma mère et messœurs, tandis qu’ici, cette pompe, ces splen-deurs, auxquelles je ne suis pas accoutumé…Ah ! je vous en conjure, sire, laissez-moi partir.

Le Roi demeurait silencieux et pensif ; sonvisage trahissait ses angoisses et sa perplexité.À la fin, il dit avec un accent qui laissait percerquelque espérance :

— Peut-être n’y a-t-il de trouble dans soncerveau qu’à l’occasion de certains faits. Il estpossible qu’il ait conservé sa lucidité pour toutle reste. Dieu le veuille ! Essayons.

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Alors il adressa à Tom une question en la-tin, et Tom répondit assez gauchement dans lamême langue. Le Roi était ravi et laissa éclatersa satisfaction ; les lords et les médecins mani-festèrent également leur joie.

— Ce n’est pas tout à fait correct, dit le Roi,et sans doute on lui a appris mieux ; mais celaprouve qu’il a l’esprit malade sans avoir perdutout à fait la tête. Qu’en pensez-vous, docteur ?

Le médecin s’inclina profondément et ré-pondit :

— Je suis absolument de votre avis, sire, etj’ai l’intime conviction que Votre Majesté a tou-ché le mal du doigt.

Le Roi se montra heureux de cet encoura-gement qui venait d’une si grande autorité, etcontinua avec assurance :

— Suivez-moi bien, je vais compléter l’ex-périence.

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Il questionna Tom en français. Tom restacoi, embarrassé sous les regards qui s’atta-chaient sur lui ; puis il dit timidement :

— Que Votre Majesté me pardonne ; je necomprends pas cette langue.

Le Roi se laissa lourdement retomber en ar-rière. Les médecins coururent à lui, mais il lesécarta de la main :

— Rassurez-vous, dit-il, ce n’est rien qu’unepetite syncope. Soulevez-moi. Là, très bien, ce-la suffit. Viens ici, mon enfant, repose tapauvre tête malade sur le cœur de ton père,et sois calme. Tu iras mieux bientôt : ce n’estqu’un accès, cela passera. Ne crains point, celapassera.

Ensuite il se tourna vers l’assistance ; sestraits avaient perdu leur expression de dou-ceur ; des éclairs sinistres commençaient àbriller dans ses yeux.

— Écoutez, fit-il impérieusement, mon filsque voici est fou, mais ce n’est qu’une folie

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passagère. C’est l’excès des études qui en estcause, et peut-être aussi un peu trop d’assujet-tissement. Vous allez me jeter tous ses livreset me cesser ses leçons. Vous imaginerez desplaisirs, des distractions, des divertissementsqui lui rendent la santé.

Il se redressa autant qu’il put et il ajoutaavec fermeté :

— Il est fou, mais il est mon fils, il est l’hé-ritier du trône. Fou ou non, il régnera ! Écoutezencore, et que ceci soit proclamé. Quiconqueparlera de cette maladie agira contre la paixde mon royaume et portera sa tête sur l’écha-faud !… Qu’on me donne à boire, je brûle desoif ; ce chagrin a miné mes forces… Tenez,enlevez cette coupe… Soutenez-moi. Là, bien.Ah ! il est fou ! Eh bien, fût-il fou cent millefois plus, il est le prince de Galles et je suis leRoi, et je le ferai voir. Ce matin même, il seramis en possession de sa dignité de prince endue forme et suivant l’antique usage. Donnez

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immédiatement des ordres à cet effet, mylordHertford.

Un des seigneurs s’agenouilla au pied de lacouche royale et dit :

— Sa Majesté sait que le grand maréchalhéréditaire du royaume est enfermé à la Tourpour crime de haute trahison. Il ne serait pasconvenable qu’un criminel de lèse-majesté…

— Silence ! Prononcer ce nom exécré, c’estme faire injure ! Cet homme vivra donc tou-jours ? Qui ose ici se mettre à la traverse demes desseins, de ma volonté ? Il faudrait sansdoute que la cérémonie de l’inauguration fûtretardée parce que l’on ne trouve plus, dansle royaume, un maréchal qui n’ait pas trahi,pour investir le prince de ses honneurs et deses droits ! Allez dire à mon Parlement quej’attends de lui, avant le coucher du soleil, lacondamnation de Norfolk, sinon je le rendrairesponsable.

Lord Hertford s’inclina :

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— Il sera fait, dit-il, selon la volonté du Roi !

Et, se levant, il alla reprendre sa place.

Peu à peu la colère qui empourprait le vi-sage du monarque se dissipa, et il dit :

— Embrasse-moi, prince. Pourquoi as-tupeur ? Ne suis-je pas ton père bien-aimé ?

— Vous êtes bon pour moi et je suis indignede votre bonté, ô mon seigneur tout-puissantet tout miséricordieux. Mais… mais… ce quime peine, c’est de penser que quelqu’un vamourir, et…

— Ah ! te voilà bien, oui, te voilà bien telque tu es ! Je te reconnais à ton cœur, mêmequand ton esprit est souffrant, car tu es et turestes généreux ; mais le duc s’est mis entre toiet moi : je veux choisir un autre grand maré-chal qui ne trahisse point les hauts devoirs desa charge. Rassure-toi, prince, ne fatigue pas tapauvre tête, ne t’occupe point de cette affaire.

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— Sire, ce n’est pas moi qui demande samort ; ah ! que je voudrais, au contraire, qu’onlui laissât la vie !

— Laisse cet homme, prince, ne t’occupepas de lui, c’est un infâme. Viens, embrasse-moi encore, et puis retourne à tes jeux, à tesamusements. Je suis malade, je suis las, j’ai be-soin de repos. Va, suis ton oncle Hertford. Tureviendras quand j’irai mieux.

Tom se laissa emmener. Il avait le cœurgros. Les dernières paroles qu’il venait d’en-tendre étaient pour lui comme le coup de lamort. Elles lui ôtaient tout espoir d’être misen liberté. Un sourd bourdonnement frappa denouveau son oreille ; c’étaient les voix qui ré-pétaient : « Le prince ! Voici le prince ! »

Son courage s’en allait à mesure qu’il tra-versait les files brillantes des courtisans incli-nés devant lui. Une chose était sûre, c’est qu’ilétait prisonnier, enfermé à jamais dans cettecage dorée ; prince, soit, mais sans amis, dé-

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laissé, à moins que le ciel en sa merci n’eût pi-tié de lui et ne le rendît à la liberté.

De quelque côté qu’il se tournât, il lui sem-blait voir rouler dans l’espace la tête ducondamné ; il apercevait le visage livide du ducde Norfolk qui attachait sur lui ses yeux cour-roucés.

Quelle différence entre les rêves heureuxd’autrefois et la réalité, triste et terrible !

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VI

Tom s’instruit

Tom fut conduit dans un splendide appar-tement composé de plusieurs pièces en enfi-lade. On le fit asseoir. Il n’y consentit qu’avecrépugnance, voyant qu’il y avait autour de luides hommes d’âge et de haute distinction quirestaient debout. Il les pria de s’asseoir aussi ;mais ils n’en firent rien et se confondirent enremerciements. Il insista. Alors son oncle, lecomte Hertford, lui dit à l’oreille :

— Je vous en prie, ne les pressez point,prince. Il ne convient pas que l’on soit assis envotre présence.

Lord Saint-John se fit annoncer. Il entra, sa-lua, et dit :

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— Je viens de la part du Roi pour une af-faire qui demande un entretien secret. Plaise àVotre Altesse Royale de renvoyer tous ceux quisont ici, à l’exception de mylord le comte Hert-ford.

Tom ne bougea point. Il paraissait ignorerce qu’il avait à faire. Lord Hertford lui dit toutbas :

— Que Votre Altesse fasse un geste de lamain et qu’elle se dispense de parler.

Les assistants se retirèrent. Lord Saint-Johnreprit :

— Sa Majesté le Roi ordonne et veut, pourde hautes et légitimes raisons d’État, que SonAltesse Royale fasse mystère de son infirmitépar tous les moyens qui sont en son pouvoir,jusqu’à ce que le mal soit passé et qu’Elle se re-trouve telle qu’Elle était auparavant. En consé-quence, Son Altesse Royale ne démentira àpersonne qu’Elle est le vrai prince, l’héritier dela couronne d’Angleterre ; Elle maintiendra et

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sauvegardera sa dignité de prince, en recevant,sans aucune parole ni aucune marque de pro-testation, les hommages et les serments d’al-légeance auxquels Elle a droit suivant la cou-tume ; Elle renoncera à tout commerce avecles individus de basse extraction et de condi-tion vile enfantés dans son esprit par lestroubles malsains de son imagination surme-née ; Elle s’efforcera avec diligence de repeu-pler sa mémoire des images auxquelles Elle aété accoutumée ; et si tant est qu’Elle n’en aitpoint gardé souvenance, Elle se taira, ne tra-hissant ni par semblant de surprise ni par au-cun autre signe quelconque qu’Elle a oublié ;dans les occasions de réception officielle,toutes les fois qu’il se présentera un cas per-plexe où Elle ne saurait comme il convientd’agir et de parler, Elle ne laissera voir aucuneinquiétude aux curieux qui la regardent, maisElle prendra en cette matière l’avis de lordHertford et de mon humble personne, qui aicharge, de par le Roi, de me tenir au service età la disposition de Son Altesse Royale jusqu’à

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ce que cet ordre soit révoqué. Tel est le bonplaisir de Sa Majesté le Roi, qui adresse ses sa-lutations à Votre Altesse Royale et prie Dieuqu’il daigne en sa merci promptement vous ré-tablir et vous ait maintenant et à jamais en sasainte garde.

Lord Saint-John fit une révérence et se ran-gea à l’écart. Tom répliqua avec résignation :

— Le Roi a parlé. Personne n’a le droit de sesoustraire par subterfuge aux commandementsdu Roi, ou, s’ils n’agréent point, de les accom-moder à son loisir par de subtils artifices. LeRoi sera obéi !

Lord Hertford, qui se tenait debout derrièrele siège du prince, dit avec respect :

— Sa Majesté le Roi ayant ordonné queVotre Altesse Royale s’abstienne de lectures etde travaux sérieux, peut-être il vous convien-dra de passer le temps à quelque joyeuse fête,à moins qu’il ne vous lasse de prendre part au

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banquet et que vous n’en éprouviez quelquemalaise.

Tom ouvrit de grands yeux. Il ne savait cequ’on voulait lui dire et demeurait surpris. Ilrougit vivement quand il vit les regards de lordSaint-John tristement fixés sur lui.

— La défaillance de mémoire persiste, ditl’envoyé du Roi, Votre Altesse Royale a montréquelque étonnement, mais qu’Elle aitconfiance et soit sans trouble ; ceci est un étatqui ne saurait durer et qui disparaîtra avec laconvalescence. Mylord Hertford a parlé dubanquet de la Cité auquel Sa Majesté le Roia promis, il y a deux mois, que Votre AltesseRoyale assisterait.

Tom hésita et rougit de nouveau.

À ce moment on annonça lady Élisabeth etlady Jane Grey. Les deux lords échangèrent unregard d’intelligence, et le comte Hertford al-la rapidement soulever la portière. Quand lesjeunes filles entrèrent, il s’inclina et chuchota :

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— Je vous en prie, princesses, n’ayez pasl’air de vous douter de son état, ne vous mon-trez point surprises des lacunes de sa mé-moire ; vous serez peinées de voir comme sonesprit s’égare à tout propos.

Pendant ce temps, lord Saint-John, quis’était approché de Tom, lui disait à l’oreille :

— Plaise à Votre Altesse de garder diligem-ment souvenir des désirs de Sa Majesté. Rap-pelez-vous autant que possible, ou tout aumoins ayez l’air de vous rappeler. Ne leur lais-sez pas voir le changement qui s’est fait envous, car vous savez combien vos nobles com-pagnes vous portent tendrement dans leurcœur, et combien elles seraient affligées. VotreAltesse veut-elle que je reste, que nous res-tions, mylord Hertford et moi ?

Tom fit un geste d’assentiment et murmuraune parole inintelligible. Il se décidait à accep-ter sa situation, à faire de son mieux pour obéiraux ordres du Roi.

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Cependant, malgré toutes les précautions,l’entretien avec les jeunes princesses ne laissapoint d’être par moments assez embarrassant.Plus d’une fois Tom fut sur le point de restercourt, d’avouer ingénument qu’il n’était pas detaille à soutenir cette redoutable épreuve ;mais il s’en tira toutefois, grâce au tact de ladyÉlisabeth, grâce aussi à la vigilance des deuxlords qui lui venaient en aide par l’un ou l’autremot jeté comme au hasard. Pourtant la petitelady Jane faillit le démonter lorsqu’en se tour-nant gracieusement vers lui, elle demanda :

— Votre Altesse a-t-elle rendu aujourd’huises devoirs à Sa Majesté la Reine ?

Tom était tout décontenancé ; il avait l’airmalheureux ; il allait balbutier n’importe quoi,quand lord Saint-John prit la parole et réponditpour lui avec l’aisance et la grâce d’un courti-san accoutumé à rencontrer les difficultés épi-neuses et toujours prêt à les surmonter.

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— Assurément, Mylady, dit-il. Sa Majesté laReine a été fort sensible aux hommages de SonAltesse.

Tom mâchonna entre ses dents quelquechose qui pouvait au besoin passer pour uneaffirmation ; mais il sentait qu’il glissait sur unterrain dangereux.

L’instant d’après, on fit allusion à la suspen-sion des études du prince. Là-dessus, la petiteprincesse s’exclama :

— C’est dommage, grand dommage ! Vousfaisiez des progrès. Mais prenez patience, celane sera pas long. Vous avez tout le temps dedevenir instruit comme votre père, et d’êtrecomme lui passé maître dans la science deslangues, mon bon prince.

— Mon père ! s’écria Tom en s’oubliant toutà coup. Ah ! je vous jure bien qu’il parlecomme pas un porc d’Angleterre ; et quant à cequ’il sait, ma foi…

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Il leva la tête et s’arrêta sous le regard quelui lançait lord Saint-John.

Il était devenu tout rouge et reprit tout basavec tristesse :

— Ah ! ce mal qui m’accable, ce trouble dema raison ! Je n’ai pas eu l’intention d’offenserle Roi.

— Nous le savons, Monseigneur, dit la prin-cesse Élisabeth en prenant la main de « sonfrère » dans les siennes et en la caressant avecrespect ; mais ne vous tourmentez point. Cen’est pas votre faute. C’est votre état seul quien est cause.

Tom eut un geste de remerciement :

— Vous êtes bien gentille de me consolerainsi, bonne lady, dit-il, et si j’osais, je vous di-rais tout ce que mon cœur éprouve de recon-naissance pour vous.

La petite lady Jane lui jeta malicieusementune phrase en grec. Heureusement la princesse

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Élisabeth vit d’un coup d’œil que le trait avaitdépassé le but. Elle se chargea de fournir la ré-plique pour le compte de Tom, et la conversa-tion changea de sujet.

Somme toute, la chose allait à bien, lesécueils et les précipices devenaient moins fré-quents. Tom se mettait peu à peu à l’aise,maintenant qu’il voyait tout le monde s’em-presser à lui venir en aide et à réparer ses bé-vues. Quand la question du banquet, qui devaitêtre donné le même soir par le lord-maire, re-vint sur le tapis, quand il apprit que les petitesprincesses devaient l’y accompagner, il laissaéclater toute sa joie, car il sentait qu’il n’étaitpoint dépourvu d’amis parmi cette multituded’étrangers qu’il tremblait, une heure aupara-vant, de devoir accompagner.

À vrai dire, les deux lords, qui faisaient of-fice de gardiens auprès de Tom, étaient moinssatisfaits que lui de la tournure qu’avait prisel’entretien. Ils étaient dans la position de quel-qu’un qui doit piloter un grand navire pour le

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faire passer par un canal étroit et dangereux ;ils étaient constamment sur le qui-vive et trou-vaient que ce n’était pas un jeu d’enfant. Aus-si, lorsque la visite des princesses toucha à safin et qu’on annonça lord Guilford Dudley, nonseulement ils furent d’avis que leur patienceavait été suffisamment mise à l’épreuve, maisils s’avouèrent qu’ils n’étaient guère en état deramener leur navire au point de départ pourlui faire recommencer son périlleux voyage. Ilsconseillèrent donc respectueusement à Tom des’excuser, ce qui lui allait à merveille, bien qu’ileût vu un léger nuage passer sur le front de la-dy Jane quand elle entendit que l’illustre reje-ton royal refusait de donner audience.

Il y eut alors un moment de silence et d’at-tente.

Tom se demandait ce qu’on allait faire. Il re-garda lord Hertford qui lui fit signe, mais il necomprit pas. Ce fut encore la princesse Élisa-beth qui le tira d’embarras avec sa grâce ac-coutumée. Elle fit la révérence et demanda :

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— Votre Altesse nous donne-t-elle le droitde nous retirer ?

— Vos Seigneuries, répondit Tom, saventbien que leurs désirs règlent ma volonté, etqu’il me serait agréable de leur donner tout cequi est en mon pouvoir pour n’être point privédu plaisir et du bonheur que me procure leurprésence ici. Mon cœur est avec vous, prin-cesses, et ma pensée vous suit. Dieu vous aiten sa sainte garde.

Un sourire accompagna la fin de cette ti-rade, à laquelle il ajouta mentalement :

— Ce n’est pas pour rien que j’ai vécu parmiles princes dans mes rêves et mes livres, et quej’ai façonné ma langue à leur parler mielleux etdoré.

Quand les deux illustres princesses furentparties, Tom se tourna vers lord Saint-John etdit avec lassitude :

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— Vos Seigneuries voudront bien m’accor-der la permission de m’en aller dans un coinpour me reposer.

— C’est à Votre Altesse de commander, ré-pondit lord Hertford, à nous d’obéir. Votre dé-sir de prendre du repos est d’autant plus lé-gitime que Votre Altesse doit aujourd’hui serendre à la Cité.

Il donna un coup de sonnette. Un page ap-parut et reçut l’ordre de mander sir WilliamHerbert. Ce gentilhomme se présenta aussitôtet conduisit Tom dans un autre appartement.

Le premier mouvement de Tom futd’étendre la main pour se verser de l’eau. Maisun serviteur habillé de velours et de soie le pré-vint, mit un genou en terre et lui présenta lacoupe sur un plateau en or massif.

Tom la vida et s’assit. Il voulut tirer ses bro-dequins : un autre serviteur, également vêtu develours et de soie, s’agenouilla à ses pieds pourl’en empêcher. Deux ou trois fois il essaya de

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se déchausser lui-même. Peine inutile : le ser-viteur devançait chacune de ses intentions. Àla fin il se laissa faire et, poussant un soupir derésignation, il murmura :

— Si ça continue, ils vont m’offrir de respi-rer pour moi !

On lui avait mis des pantoufles, on l’avaitenveloppé dans une superbe robe de chambre,et on l’avait couché. Il ne dormit pas. Il avaitla tête trop pleine de pensées, et la chambreétait d’ailleurs trop pleine de gens ; il ne pou-vait chasser les unes qui s’obstinaient à envahirson cerveau ; il ne savait comment renvoyerles autres qui s’obstinaient, eux aussi, à l’obsé-der, à son grand dépit et au leur.

Après le départ de Tom, les deux lordsétaient restés seuls. Ils s’interrogèrent quelquetemps du regard, hochant la tête et arpentantle parquet ; puis lord Saint-John demanda :

— Franchement, que pensez-vous de toutceci ?

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— Hem ! Hem ! Le roi n’en a plus pour long-temps ; mon neveu est fou, il sera fou quand ilmontera sur le trône et restera fou. Dieu pro-tège l’Angleterre ; elle en aura bien besoin !

— Vraiment, sont-ce là vos prévisions ?…Mais… ne vous trompez-vous point sur…sur…

Lord Saint-John balbutia, hésita, et finit parprendre le parti de se taire. Il se sentait évi-demment sur un terrain délicat. Lord Hertfordfit un pas vers lui, le regarda dans le blanc desyeux, puis d’une voix brève :

— Parlez vite, dit-il, personne ne peut nousentendre ici. Vous dites que je me trompe…

— J’ai certainement une grande répu-gnance à prononcer la parole que j’ai sur leslèvres, et cela devant vous, mylord, qui êtessi proche parent de Son Altesse Royale. Maisje vous supplie de me pardonner mon langages’il pouvait vous offenser. Ne vous semble-t-ilpoint étrange, mylord, que sa maladie ait pu

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changer si complètement sa tournure et sesmanières, non que cette tournure et ces ma-nières aient cessé d’être celles d’un prince ;mais elles sont, – sur des riens, il est vrai, – sidifférentes de celles que nous avions coutumed’admirer en lui ! Ne vous semble-t-il pointétrange que sa folie ait effacé de sa mémoirejusqu’aux traits mêmes de son père, lui ait faitoublier les devoirs et les hommages auxquelsil a droit de la part de ceux qui l’entourent, et,tout en lui laissant la connaissance du latin,lui ait ôté toute notion du grec et du français !Mylord, excusez-moi, mais l’incertitude, ledoute… Ah, je vous serais bien reconnaissantde m’exprimer toute votre pensée. N’a-t-il pasdit qu’il n’est pas le prince ; si…

— Prenez garde, mylord, vous commettezun crime de haute trahison. Vous oubliez lesordres du Roi. Vous me rendez votre compliceen m’obligeant à vous écouter.

Lord Saint-John pâlit.

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— C’est vrai, dit-il vivement, je me suis lais-sé prendre en flagrant délit, je l’avoue. Mais neme livrez point, je vous en supplie ; que VotreSeigneurie me fasse grâce : je jure de ne plusparler de ceci, de n’y plus penser. Votre Sei-gneurie tient ma vie en son pouvoir, un motd’Elle peut me perdre.

— Tranquillisez-vous, mylord. Votre sin-cère repentir vous donne droit au pardon. Sivous ne retombez point dans une faute aussigrave, ici ou ailleurs, j’oublierai ce que je viensd’entendre. Mais bannissez vos soupçons cri-minels. Le prince est fils de ma sœur ; sa voix,sa physionomie ne me sont-elles point connuesdepuis sa naissance ? Vous vous demandez sila folie peut produire les terribles effets dontvous êtes témoin. Pourquoi pas ? Avez-vousoublié que le vieux baron Marley, devenu fou,ne se reconnaissait plus lui-même aprèssoixante ans d’existence et se prenait pour unautre, qu’il se disait le fils de Marie-Madeleine,soutenait qu’il avait une tête en verre et ne

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souffrait point qu’on y touchât, de peur qu’unmaladroit ne la lui cassât ? Chassez donc cespensées coupables, mon cher lord. Le princequi vient de sortir d’ici est bien le vrai prince ;qui le connaît mieux que moi ? Il sera bientôtnotre maître. Souvenez-vous-en, mylord, etcraignez que vos folles suppositions, si vous ypersistiez jamais, ne tournent contre vous.

Lord Saint-John se répandit en protesta-tions : il s’était manifestement laissé égarer parles apparences ; mais sa conviction était main-tenant raffermie ; il croyait sincèrement, fran-chement, fermement à l’identité du prince.Lord Hertford, ému de son trouble, le rassura,lui promit le silence le plus absolu, et le congé-dia amicalement.

Alors l’oncle du prince s’abîma lui-mêmedans de profondes réflexions. Plus il pensait,plus il était anxieux. Les mains derrière le dos,la tête baissée, il arpentait le parquet.

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— Saint-John est insensé, murmura-t-il ense parlant à lui-même. Il n’est pas possible qu’ilne soit pas le prince. Comment ! Il y auraitdans un même pays, dans une même ville,deux enfants du même âge, aussi exactementressemblants, aussi égaux l’un à l’autre entoutes choses, plus égaux même que ne le se-raient deux jumeaux ! Et en supposant qu’il enpût être ainsi, par quel miracle l’un d’eux au-rait-il pris la place de l’autre, ici, dans ce pa-lais, en plein jour, sous nos yeux ? Non, non,cela n’est pas, cela ne saurait être. Saint-Johnest insensé, halluciné !

Il s’était arrêté un moment et demeurait ab-sorbé.

— Admettons, reprit-il, que nous ayons af-faire à un imposteur, qu’il ait pris habilementle nom et les qualités du prince, cela s’est vuaprès tout, cela serait naturel, cela se com-prendrait à la rigueur. Mais a-t-on jamais vu unimposteur qui, déclaré prince par le roi, décla-ré prince par la cour, déclaré prince par tout

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le monde, soit venu dire : Non ! je ne suis pasle prince, et ai refusé de recevoir le sermentd’allégeance ? Non ! Par l’âme de saint Swithin,non ! Cela n’est pas possible ! Il est le prince, levrai prince, mais, hélas ! Il est fou !

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VII

Tom à table

Une heure venait de sonner. C’était le mo-ment où il fallait habiller le prince pour le dî-ner. Tom se laissa faire machinalement. On luiôta tout ce qu’il avait sur le corps, jusqu’auxbas et à la chaussure ; puis on lui mit un cos-tume aussi beau que le premier, mais tout dif-férent. Ensuite, on le conduisit en grande cé-rémonie dans une vaste salle magnifiquementdécorée, où l’on avait dressé la table pour uneseule personne.

Les plats et les couverts étaient d’or fin etrehaussés par d’admirables ciselures dues àBenvenuto, le plus grand artiste de l’époque.

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La pièce était presque entièrement remplie parles serviteurs du prince.

Un chapelain dit le Benedicite.

Tom faillit s’évanouir à la vue de tous lesmets placés devant lui, et qui lui donnaient lafringale, comme au temps où il errait dans Of-fal Court et par les rues de la Cité. Il allaitbravement se jeter sur le premier plat venu,quand il fut arrêté par le comte de Berkeley,qui lui attacha gravement la serviette, car lesBerkeley avaient seuls ce privilège institué, enleur faveur, de longue date, par acte royal. Lepremier gentilhomme du gobelet se tenait àquelque distance du premier gentilhomme dela serviette. Il devait prévenir le geste que fe-rait Tom pour demander à boire.

Il y avait aussi le premier gentilhomme dela dégustation, prêt à goûter les mets suspects,au risque de s’empoisonner. Cette chargen’était plus qu’honorifique, et le gentilhommequi en avait le privilège ne l’exerçait plus que

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fort rarement ; mais il y avait eu des tempspeu éloignés où cette dignité, enviée sans êtreenviable, ne laissait pas d’avoir ses périls. Onaurait sans doute mieux fait de la confier àun chien ou à un misérable déjà condamnéà mort ; mais les rois et les princes ont leursidées qui ne sont pas celles de tout le monde.

Il y avait là encore mylord d’Arcy, le pre-mier gentilhomme de la chambre, qui y faisaitje ne sais quoi, mais qui y était en tout cas. Ily avait le lord premier sommelier, qui se tenaitderrière le siège de Tom pour surveiller le céré-monial, sous les ordres du lord grand-sénéchalet du premier gentilhomme de la cuisine.

Tom avait comme cela trois cent quatre-vingt-quatre officiers attachés à sa personne.Ils n’étaient pas tous présents, cela se conçoit,car la pièce en eût à peine contenu le quart.Aussi Tom ne se doutait-il point qu’il eût be-soin de tout ce monde pour boire, manger, dor-mir et se mouvoir.

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Tous ceux qui étaient là avaient reçu le motd’ordre ; ils avaient été avertis de l’indisposi-tion passagère du prince ; ils savaient qu’ilsn’avaient pas à se montrer surpris de ses ex-centricités. Précaution fort utile ; car ces « ex-centricités » ne tardèrent pas à se manifester.Seulement elles ne firent qu’exciter la pitié.Tous étaient silencieux, peinés ; personne n’eûtosé sourire. D’ailleurs tous étaient profondé-ment affligés du malheur qui frappait le jeuneprince, si sincèrement aimé.

Le pauvre Tom mangeait avec ses doigts ;mais personne ne riait de sa gaucherie oun’avait l’air de s’en apercevoir. Il regardait cu-rieusement, attentivement sa serviette dont letissu et le dessin étaient en effet merveilleux.

— Enlevez-la, s’il vous plaît, dit-il à lordBerkeley, la bouche pleine, je pourrais la salir.

Le premier gentilhomme héréditaire de laserviette obéit en faisant la révérence et sansprononcer une parole. Tom examina ensuite

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les navets et la laitue, et demanda ce quec’était et si cela se mangeait. Car il n’y avaitpas longtemps que ce légume et cette saladeavaient été importés de Hollande en Angle-terre. On lui répondit gravement, respectueu-sement, sans paraître étonné.

Au dessert, il se bourra les poches de noi-settes. Personne n’eut l’air de s’en douter ; per-sonne ne le contraria. Seulement, un momentaprès, il s’aperçut lui-même de sa maladresse,et chercha à la réparer en remettant une partiedes noisettes sur la table ; il avait compris qu’ilvenait de faire quelque chose qui ne convenaitpoint à la dignité d’un prince.

Tout à coup il sentit les muscles de son nezse contracter, et il éprouva à l’extrémité de cetorgane une très vive démangeaison. Il la sup-porta d’abord courageusement ; mais bientôt latitillation augmenta au point de devenir into-lérable. Alors il éprouva un grand trouble. Ilregarda, avec anxiété, le premier gentilhommequi se tenait à sa droite, puis le premier gentil-

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homme qui se tenait à sa gauche, et ses yeuxse remplirent de larmes.

À cette vue, les gentilshommes se consul-tèrent d’un coup d’œil, et l’un d’eux se risqua àlui demander la cause de son chagrin.

Tom répondit naïvement :

— Excusez-moi, je vous prie, mais mon nezme chatouille horriblement. J’ignore les us etcoutumes en pareil cas. Dépêchez-vous, degrâce, de me dire ce qu’il y a à faire, car dansun moment je ne pourrai plus le supporter.

Personne ne sourit. Tout le monde étaitgrandement embarrassé. On s’interrogeait desyeux. La tribulation était générale. On ne sa-vait à quoi se résoudre. Il y avait là, en effet,un cas imprévu, sans précédent dans les an-nales de l’Angleterre. Or, le maître des cérémo-nies était absent, et personne n’eût osé prendresur soi de donner un avis en cette délicate ma-tière, de proposer une solution de ce graveproblème. Hélas ! Il n’y avait point de gentil-

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homme qui eût pour privilège héréditaire degratter le nez du prince !

Cependant les larmes brillaient plus grossessous les paupières du pauvre Tom et commen-çaient à rouler sur ses joues. Son nez, qui luidémangeait, réclamait impérieusement aide etsecours. À la fin, la nature renversa les bar-rières de l’étiquette. Tom demanda intérieure-ment pardon du mal qu’il allait faire, et portacraintivement la main à son visage.

L’assistance se sentit tout à coup soulagéed’un grand poids : le prince s’était gratté lui-même.

Le repas était achevé. Un gentilhomme ap-porta un grand bol en or massif, rempli d’eaude rose au parfum délicieux, et le présenta àTom pour se rincer la bouche et se laver lebout des doigts. Le premier gentilhomme héré-ditaire de la serviette se tenait à côté de lui ; ilavait sur le bras un linge d’une éclatante blan-cheur. Tom plongea les yeux dans le bol ; il eut

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deux ou trois secondes d’hésitation, puis il leporta des deux mains à ses lèvres et avala unegrande gorgée. Ensuite il se retourna vers lordBerkeley et faisant claquer sa langue :

— Tenez, dit-il, buvez ça vous-même, sivous voulez, ça ne sent pas mauvais, mais çan’est pas assez fort.

Cette nouvelle excentricité attestait d’unemanière indubitable le triste état de l’esprit duprince. Aussi déchira-t-elle tous les cœurs, carce lamentable spectacle était peu fait pour pro-voquer l’hilarité.

Ce ne fut point la dernière gaucherie deTom. À peine le chapelain avait-il pris placederrière le siège du prince, et les yeux demi-clos, la tête un peu penchée en arrière, lesmains jointes, avait-il commencé les grâces,que le prince se leva et quitta la table au beaumilieu de la prière. Toutefois personne ne pritgarde à cette inconvenance, et pas un des as-sistants ne s’avisa de faire remarquer que le

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prince avait commis un acte inouï, inquali-fiable, contraire à toute étiquette et même irré-ligieux.

Au reste, Tom paraissait ne plus s’inquiéterdu qu’en dira-t-on. Il avait demandé où était sachambre, s’y était fait conduire et avait expri-mé le désir qu’on le laissât seul.

Il promena ses regards autour de lui et vitpendre à la boiserie de chêne les diversespièces d’une armure d’acier splendidement da-masquinée. C’était une panoplie que la reineCatherine Parr avait, peu de temps auparavant,offerte en cadeau à Édouard Tudor.

Tom mit les cuissards, les gantelets, leheaume empanaché, tout ce qu’il put attachersans aide ; il se demanda un moment s’il n’ap-pellerait pas quelqu’un pour le reste, mais il serappela tout à coup qu’il avait dans ses pochesquelques noisettes du dîner, et il se dit qu’il nepouvait mieux faire que de les casser et de lesmanger là, loin des yeux de ses gens de service

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et de tous ces gentilshommes héréditaires quil’accablaient de leurs ennuyeuses obséquiosi-tés. Il remit donc les pièces de l’armure à leurplace et croqua bravement ses noisettes.

C’était le premier instant de bonheur qu’ileût goûté depuis que Dieu, pour la punition deses péchés, avait fait de lui un prince. Quand iln’y eut plus de noisettes, ses yeux se fixèrentsur la bibliothèque. Il parcourut les titres deslivres, et en trouva quelques-uns qui parlaientde l’étiquette de la cour. C’était une bonne for-tune. Il se coucha sur un divan et se mit en de-voir de compléter son instruction princière.

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VIII

La question du sceau

Vers cinq heures, le roi Henri VIII s’éveilla.Il avait eu un sommeil fort agité.

« Ces rêves sinistres ne présagent rien debon, se dit-il. Ma fin est proche. J’en ai le pres-sentiment. Ces songes le confirment. D’ailleursmon pouls baisse ».

Tout à coup ses yeux flamboyèrent.

— Et pourtant, murmura-t-il, je ne veux pasmourir avant d’être débarrassé de lui.

Un des officiers de service, voyant que leroi était éveillé, demanda ce qu’il y avait à ré-pondre au lord chancelier qui attendait au-de-hors le bon plaisir de Sa Majesté.

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— Qu’on l’appelle ! Qu’on l’appelle ! s’ex-clama vivement le roi.

Le lord chancelier entra, mit un genou enterre et dit :

— J’ai donné l’ordre que m’a transmis VotreMajesté, et conformément à la volonté du Roi,les pairs du royaume, revêtus de leurs robes,se sont présentés à la barre du Parlement où,ayant confirmé la sentence prononcée contrele duc de Norfolk, ils attendent humblementque Votre Majesté daigne leur faire connaîtreses desseins ultérieurs.

Un éclair de joie illumina le visage de Hen-ri VIII.

— Soulevez-moi, dit-il, je veux me rendreen personne au Parlement et sceller de mapropre main l’ordre d’exécution qui me délivre-ra de…

Sa voix s’éteignit ; une affreuse pâleur enva-hit ses traits ; les gentilshommes l’avaient res-pectueusement soutenu dans leurs bras. Ils le

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couchèrent sur ses oreillers et lui donnèrent uncordial pour le ranimer.

Quand il eut recouvré ses sens, il dit triste-ment :

— Hélas ! J’avais pourtant attendu avec im-patience cette heure bénie, et maintenantqu’elle est là, je me trouve déçu dans la pluschère de mes espérances. Mais hâtez-vous !Hâtez-vous ! Que d’autres se chargent de cedevoir, puisqu’il m’est refusé de le remplir.Qu’on nomme une commission du grandsceau, qu’on choisisse à l’instant les lords quidoivent la composer ; choisissez-les vous-même ; mettez-vous à l’œuvre. Hâtez-vous !Hâtez-vous ! Avant demain je veux que l’onm’apporte sa tête !

— Les ordres du Roi seront exécutés. Plaiseà Votre Majesté de commander que le grandsceau me soit rendu pour pouvoir remplir matâche.

— Le grand sceau ? Mais vous l’avez !

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— Votre Majesté oublie qu’elle m’a donnél’ordre de le lui remettre, il y a deux jours, endisant qu’il n’en serait point fait usage avantque Votre main royale n’eût scellé l’arrêt d’exé-cution du duc de Norfolk.

— C’est vrai, je me rappelle… Mais qu’est-ce que j’en ai fait ?… Je suis si faible… Je perdsla mémoire… C’est étrange ! Étrange !

Le roi prononça quelques mots mal articu-lés ; il secoua à plusieurs reprises sa tête appe-santie et porta la main à son front, comme s’ileût voulu feuilleter ses souvenirs. À la fin, lordHertford s’agenouilla au pied du lit, et d’unevoix tremblante :

— Sire, dit-il, que Votre Majesté me par-donne l’audace de lui rappeler que plusieursde ceux qui sont ici présents se souviennent,comme moi, que vous avez remis le grandsceau entre les mains de Son Altesse Royale leprince de Galles, en lui enjoignant de le garderjusqu’au jour où…

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— C’est vrai ! interrompit le roi, allez lechercher, mais faites vite, le temps presse.

Lord Hertford courut à la chambre où Tométait tout entier attaché à l’étude du cérémo-nial de la cour. Un instant après, il se retrouvaitdevant le roi. Il avait l’air défait, anxieux, ilavait les mains vides.

— Hélas ! Sire, dit-il, en baissant la tête, jen’eusse certes point voulu annoncer à VotreMajesté une nouvelle aussi grave et aussi dé-plaisante ; mais que pouvons-nous contre lavolonté de Dieu qui prolonge l’état affligeantdu prince et ne lui permet point de se souvenirque vous lui avez remis le grand sceau ! Aussiai-je eu hâte de vous apporter ce pénible mes-sage, afin de ne point perdre un temps qui estprécieux, car il serait inutile de faire fouiller lalongue suite de chambres et de salons qui com-posent les appartements de Son Altesse Roy…

Un geste de mécontentement l’interrompit.

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Il y eut un long temps de silence. Puis le roidit avec un accent de profonde tristesse :

— Pauvre enfant, qu’on le laisse en paix !La main de Dieu s’est cruellement appesantiesur lui. Mon cœur se brise de pitié à la penséede sa souffrance ; je me sens navré de ne pou-voir porter plus longtemps le lourd fardeau desaffaires sur mes vieilles épaules écrasées.Qu’on le laisse en paix !

Il ferma les yeux, murmura quelques pa-roles, puis se plongea dans un silence immo-bile. Un instant après ses paupières se rou-vrirent ; son regard erra vaguement dans lapièce et s’arrêta enfin sur le lord chancelier, quiétait demeuré à genoux. Son visage s’empour-pra de colère :

— Quoi ! s’écria-t-il. Toi encore là ! Par lagloire de Dieu, va, et qu’on en finisse avec cetraître ; sinon ta couronne de comte pourraitbien se réjouir demain de n’avoir plus à coifferta tête.

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Le chancelier tressaillit.

— Sire, s’écria-t-il, que Votre Majesté ait pi-tié de moi ! J’attendais le sceau.

— Tu es donc fou, toi aussi, Hertford ! ditle roi avec dédain. Qu’importe le grand sceau ?N’ai-je point dans mon trésor le petit sceauqu’autrefois je portais sur moi ? Puisque legrand sceau est perdu, le petit suffira ; va, vale prendre, et souviens-toi que tu n’as point àreparaître ici sans m’apporter la tête de ce mi-sérable.

Le pauvre chancelier ne se le fit pas répéter.Il ne se dissimulait point combien le voisinagedu roi était dangereux. Un frisson lui couraitdans tous les membres. Il porta sur-le-champson redoutable message au Parlement, alorscomposé de créatures serviles, et fixa au len-demain matin l’exécution du premier pair d’An-gleterre, l’infortuné duc de Norfolk.

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IX

La fête nautique

À neuf heures du soir, toute l’immense fa-çade du palais qui donnait sur la Tamise étaitilluminée a giorno. Le fleuve même, aussi loinque le regard pouvait porter dans la directionde la Cité, était couvert de bateaux et de ca-nots de plaisance, bordés de lanternes véni-tiennes, et gaiement balancés par les flots. Oneût dit un vaste jardin semé de fleur de feu, quise jouaient sous la brise d’été. Le grand per-ron de pierre dont les marches descendaientjusqu’au ras de l’eau, et où l’on eût pu massersans gêne toute l’armée d’une principauté al-lemande, offrait un aspect féerique, avec sadouble rangée de hallebardiers royaux miroi-tant sous leurs armures d’acier poli, tandis que

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des essaims de gens de service, aux costumesvoyants et pailletés d’or et d’argent, passaientdevant eux comme autant d’étoiles filantes ; al-lant et venant, montant et descendant, pouractiver les préparatifs de la fête.

Tout à coup les soldats et les serviteursqui encombraient les degrés du perron s’éva-nouirent comme par enchantement. Il se fit uncalme profond et solennel. On sentait dans l’airl’annonce de quelque chose de merveilleux.Sur les bateaux et les canots, où des torchesallumées mariaient maintenant l’éclat de leursflammes rutilantes aux scintillations des lan-ternes, s’étaient dressés debout des myriadesde gens, tous tournés vers le palais.

Une file de quarante ou cinquante barquesde cérémonie glissaient en amont vers le per-ron. Elles étaient richement dorées et incli-naient avec grâce tantôt leurs proues élevées,tantôt leurs poupes légères, ornées d’admi-rables sculptures. Quelques-unes étaient élé-gamment décorées et portaient des bannières,

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des flammes, des pavillons ; d’autres se ca-chaient presque entièrement sous des dais dedrap d’or, sous des tentes en tapisseries dehaute lisse, fabriquées alors à Arras, et char-gées d’armoiries brodées ; d’autres arboraientdes centaines de petits drapeaux de soie garnisde grelots d’argent, qui résonnaient joyeuse-ment à chaque caresse du vent ; d’autres, plussuperbes, appartenant aux gentilshommes queleurs dignités mettaient en rapport direct avecle prince, laissaient flotter au fil de l’eau desquantités de boucliers et d’écus suspenduscôte à côte avec une symétrie pittoresque, etdonnaient à épeler, sur leurs magnifiques bla-sons, les plus illustres devises, les plus noblesarmes peintes de l’armorial d’Angleterre. Cha-cune de ces barques de cérémonie était remor-quée par un bateau à rames, portant, outre lesrameurs, un corps de musiciens et un certainnombre d’hommes d’armes, le morion en tête,la poitrine couverte d’une cuirasse étincelante.

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Une troupe de hallebardiers, qui devaientservir d’avant-garde au cortège, vint alorss’échelonner sur le perron. Ils avaient pourcoiffure une toque en velours coquettement pi-quée au côté d’une rose en argent, pour vê-tements de grandes chausses rayées en long,noir et brun, des pourpoints de drap rouge fon-cé et bleu, blasonnés devant et derrière auxarmes du prince, qui étaient trois plumes d’orenlacées. Les hampes des hallebardes étaientcouvertes de gaines de velours cramoisi, atta-chées par des clous d’or, et agrémentées deglands également en or. Ils étaient rangés surdeux files formant la haie depuis le haut duperron jusqu’au niveau de l’eau.

Des serviteurs portant la livrée du prince,or et cramoisi, déroulèrent sur les marches unépais tapis de drap mi-parti.

Alors on entendit à l’intérieur du palais unebrillante fanfare, à laquelle les musiciens desbarques firent écho ; deux huissiers tenant àla main une verge blanche descendirent d’un

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pas grave et majestueux les degrés du perron.Derrière eux s’avançaient l’officier qui portaitla masse civique, puis l’officier qui portait leglaive de la Cité, puis les différents sergentsd’armes de la garde de la Cité, en grand et bi-zarre accoutrement, les manches chargées deplaques ; puis le roi d’armes en tabard avec lesinsignes de la Jarretière ; puis les chevaliers duBain, avec leurs manchettes de dentelles ; puisles écuyers ; puis les juges en robes d’écar-late et les sergents de la coiffe, ainsi appelés àcause de la coiffe de linon qu’ils mettaient surleur tête et sous leur toque le jour de leur ins-tallation comme premiers avocats de la Cour ;puis le lord grand chancelier d’Angleterre, enrobe d’écarlate ouverte par-devant et bordéede petit-gris ; puis une députation des alder-men, qui sont les magistrats municipaux ouéchevins, en manteaux d’écarlate ; puis lessommités des différents corps de la Cité, encostume d’apparat.

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Venaient ensuite douze gentilshommesfrançais, en splendide pourpoint de damasblanc barré d’or, avec le petit manteau courtde velours cramoisi doublé de taffetas violetet les hauts-de-chausses couleur de chair. Ilsfaisaient partie de la maison de l’ambassadeurde France. Après eux marchaient douze cheva-liers de la maison de l’ambassadeur d’Espagne,vêtus des pieds à la tête de velours noir sansaucun ornement. Des seigneurs appartenant àla haute noblesse d’Angleterre fermaient le cor-tège avec leurs gens.

Une nouvelle fanfare résonna à l’intérieurdu palais. Alors l’oncle du prince, le futur ducde Somerset, se montra sous le portail. Il avaitun justaucorps de brocart noir, un manteaud’écarlate semé de fleurs d’or et garni de des-sins en fil d’argent. Il se tourna de manière àregarder l’ouverture du portail, ôta sa toque or-née de plumes, fit une révérence jusqu’à terreet marcha à reculons, en s’inclinant à chaquemarche qu’il descendait.

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Il y eut une salve prolongée de fanfares, etun héraut proclama d’une voix retentissante :

— Place à très haut et très puissant lordÉdouard, prince de Galles !

Des langues de flammes coururent tout àcoup sur la crête des murailles du palais ; uneexplosion pareille à celle de la foudre ébranlales airs ; la foule, massée sur le fleuve et auxabords, éclata en une immense clameur dejoie ; et Tom Canty, le héros de cette fête, ap-parut à tous les yeux éblouis, debout, la têtelégèrement inclinée, comme il convient à unprince qui reçoit l’hommage de son peuple.

Il avait un ravissant pourpoint de satinblanc, avec plastron de drap rouge poudré dediamants et bordé d’hermine. Sur ses épauless’attachait légèrement un manteau de brocartblanc où brillait en poncifs le cimier aux troisplumes. Ce manteau était doublé de satin bleu,il était semé de perles et de pierres précieuseset retenu par une agrafe en brillants.

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Tom portait au cou l’ordre de la Jarretièreet plusieurs ordres étrangers. Il se tenait surla plus haute marche du perron, et les milliersde lumières concentrées sur lui le rendaient siresplendissant que ceux qui le contemplaientavec avidité en étaient pour ainsi dire aveu-glés.

Qui donc aurait cru dans cette multitudefascinée que l’enfant, objet de ces transportspresque idolâtres, n’était autre que Tom Canty,le petit pauvre d’Offal Court, né dans un ga-letas, grandi dans les ruisseaux de Londres,mourant hier encore de faim quand il errait, vê-tu de haillons, et se vautrait dans la boue ?

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X

Souffrances du prince

On se rappelle que John Canty avait empor-té le vrai prince dans l’allée empuantie d’Of-fal Court, traînant sur ses talons une meuted’affreux drôles braillant et battant des mains.Une seule voix s’était élevée au milieu de cetignoble concert de vociférations pour protesteren faveur du pauvre enfant : mais le tumulteétait tel que la voix se perdit étouffée.

Le prince continuait à se débattre, furieux,écumant, rugissant d’être ainsi outragé.

John Canty n’avait, on le sait, d’ordinairequ’une faible dose de patience. Le moment ar-riva bientôt où, hors de lui, il leva son gourdinde chêne sur la tête du prince. Alors l’homme

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qui avait été seul à prendre la défense de la vic-time, saisit le bras du bourreau, qui reçut surson propre poing le coup destiné à l’enfant.

— Ah ! tu veux te mêler, cria Canty. Tiens,voilà pour ta peine !

La terrible massue s’abattit sur le crâne del’homme ; il y eut un cri d’horreur ; une masseconfuse s’affaissa sur le sol, et disparut sous lespieds de la populace, sans que cet incident eûtarrêté un moment les rires, les beuglements etles blasphèmes. Puis la bande hideuse s’écoula,abandonnant dans les ténèbres celui qui étaittombé et gisait inanimé.

Quelques instants plus tard, le prince setrouva dans l’affreux réduit de John Canty, quiavait fermé la porte au nez des derniers cu-rieux. Une chandelle de suif, fichée dans legoulot d’une bouteille, éclairait d’une vaguelueur le gîte repoussant et ceux qui l’occu-paient. Deux jeunes filles, sales, crasseuses,mal peignées, étaient blotties dans un coin au-

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près d’une femme encore jeune ; elles avaientl’air hagard des animaux habitués à être battuset paraissaient s’attendre à une terrible aversede coups. Dans un autre coin se tenait accrou-pie une épouvantable vieille, aux cheveux grispendant en désordre sur son visage, aux traitsflétris par le vice et la boisson, pareille à unesorcière, les yeux haineux et les poings crispés.Ce fut à elle que s’adressa John Canty en en-trant :

— Ne bouge pas, la vieille, dit-il avec un ju-ron. Je vais te faire voir une drôle de masca-rade. Donne-toi le temps de rire, tu lâcherasensuite tes poings sur qui tu voudras. Ap-proche ici, mauvaise herbe, répète ce que tum’as dit, si tu t’en souviens encore. Allons,crache-nous ton nom. Hein ! Tu dis que tu es…

Le petit prince sentit affluer le sang à soncerveau. Il leva sur l’infâme personnage, quiosait l’apostropher, un regard ferme et indigné.

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— Il faut que vous soyez dépourvu de touteéducation et de toute vergogne pour me com-mander de vous parler. Je vous le dis encore,comme je vous l’ai dit déjà, je suis Édouard Tu-dor, prince de Galles. Je vous ai donné l’ordrede me reconduire au palais. Faut-il vous le ré-péter ?

Cette réponse froide, hautaine, cloua la sor-cière au parquet. Elle était stupéfiée, suffo-quée. Ses yeux démesurément ouverts sefixaient avec hébétement sur le prince. Quantà Canty, ce qu’il venait d’entendre lui avaitdonné un accès de fou rire. Sur la mère deTom et sur ses deux sœurs l’effet produit avaitété tout autre, au contraire. Leur effroi, leursangoisses se traduisirent par l’expression cha-grine et éperdue de leur visage. Elles s’élan-cèrent avec effarement vers le malheureux en-fant, dont elles lisaient déjà le sort dans les re-gards menaçants de la vieille et de son fils.

— Oh ! Tom, pauvre Tom, pauvre petit !

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La mère de Tom était tombée à genoux de-vant le prince, et, les deux mains appuyées surles épaules d’Édouard Tudor, elle attachait surlui ses grands yeux pleins de larmes.

— Ah ! mon pauvre enfant, dit-elle, tesfolles lectures ont fait leur œuvre et t’ont pris lepeu de cervelle qui te restait. Je te l’avais biendit pourtant ; mais tu n’as pas voulu m’écouter.Pourquoi as-tu brisé le cœur de ta malheureusemère ?

Le prince la regarda avec pitié, et d’unevoix affectueuse :

— Votre fils n’est ni malade, ni fou, bravefemme, dit-il. Calmez-vous. Il est au palais.Que l’on m’y ramène, et sur-le-champ, le roimon père donnera l’ordre de vous rendre celuique vous regrettez.

— Le roi ton père ! Oh ! mon enfant, neparle point ainsi. Tu ne sais pas ce que cesmots peuvent attirer de malheurs sur toi et surnous. Tu veux donc nous perdre tous tant que

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nous sommes. Chasse ces rêves affreux. Re-cueille tes souvenirs égarés. Regarde-moi bien.Ne suis-je pas ta mère ; n’est-ce pas moi qui t’aibercé, qui t’ai toujours aimé ?

Le prince laissa aller faiblement sa tête dedroite à gauche.

— Dieu m’est témoin, dit-il, que je suis na-vré de vous affliger ainsi ; mais, en vérité, je nevous connais point, et c’est la première fois queje vous vois.

La femme s’affaissa sur elle-même et, cou-vrant son visage de ses deux mains, elle éclataen sanglots déchirants.

— Hein, la vieille, ricana John Canty, quet’avais-je dit ? Admirablement jouée, n’est-cepas, cette comédie ! Çà, Nan, çà, Bet, voulez-vous bien ne pas rester plantées sur vosjambes devant votre prince, drôlesses éhon-tées ! Allons, à genoux, et plus vite que ça,graine de misère, et qu’on fasse la révérence !

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Un rire sarcastique accompagna cette in-jonction. Les deux filles voulurent plaider timi-dement pour leur frère.

— Laisse-le, père, supplia Nan, il a besoinde se coucher, le repos et le sommeil lui guéri-ront sa folie.

— Oh ! oui, laisse-le, père, appuya Bet. Iln’en peut plus. Il est plus malade que d’habi-tude. Il sera mieux demain et il mendiera gen-timent, et il ne reviendra pas les mains vides.

Ces dernières paroles calmèrent l’hilaritéde John Canty, car elles le ramenaient brus-quement à la réalité de sa misère. Il se tournaavec colère vers le prince, et d’une voix bru-tale :

— Demain l’homme qui nous loue ce taudisviendra nous réclamer les deux pence quenous lui devons ; deux pence, entends-tu, pourune demi-année de loyer ; et si nous ne payonspas tout cet argent, on nous mettra dehors. Et

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c’est toi qui en seras cause, avec ta paresse àmendier, vaurien que tu es !

Le prince recula.

— Votre langage et vos gestes ne m’ins-pirent que dégoût, dit-il. Je vous affirme en-core une fois que je suis le fils du roi.

La large paume de Canty s’était appesantiesur l’épaule du prince ; il le poussa dans lesbras de la mère de Tom. Celle-ci le serra sur sapoitrine et le couvrit de son corps pour le sous-traire à la pluie de gifles qui, sans elle, l’auraitaccablé.

Les deux filles épouvantées s’étaient pelo-tonnées dans le coin. Alors la grand-mère ac-courut, le poing levé pour assister son fils.

Le prince s’était arraché aux bras qui le te-naient généreusement emprisonné.

— Laissez-moi, dit-il, je ne veux pas quevous ayez à souffrir pour moi. Laissez ces bêtesbrutes assouvir leur fureur sur moi seul.

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Les bêtes brutes ne se firent pas prier. L’ex-clamation du prince avait porté leur fureur aucomble. Aussi abattirent-elles consciencieuse-ment leur besogne. Le pauvre enfant passacomme une balle de main en main. Quand il nelui resta plus une place sur le corps qui n’eûtété criblée de coups, ce fut le tour des filles,puis celui de la mère, et elles payèrent toutestrois avec usure la sympathie qu’elles avaientmontrée pour la victime.

— Et maintenant, rugit Canty, tout lemonde au lit. La farce est jouée !

Il souffla la chandelle, et chacun fit silence.Quelques instants après, des ronflements so-nores annoncèrent que le chef de la famille etsa mère cuvaient leur boisson.

Les deux jeunes filles se glissèrent auprèsdu prince et le couvrirent tendrement de pailleet de haillons pour réchauffer ses membresmeurtris et glacés. La mère de Tom rampa aus-si jusqu’à lui, écarta doucement les cheveux

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qui lui couvraient le visage, le baisa au fronten pleurant tout bas, et en lui murmurant àl’oreille des paroles de pitié entrecoupées degrosses larmes qui lui tombaient sur les joues.Elle tenait caché dans sa main un croûtonqu’elle lui apportait ; mais la douleur avait ôtétout appétit au fils infortuné de Henri VIII, etd’ailleurs il ne se sentait aucune envie pour cepain noir, rassis, sale et écœurant.

Il se montra toutefois très touché du cou-rage qu’avaient eu les pauvres femmes en pre-nant sa défense et de la commisération qu’elleslui témoignaient. Il les remercia en termesnobles et princiers et leur donna la permissionde se retirer, en les priant de bannir leurs sou-cis. Et il ajouta que le roi son père ne laisseraitpoint sans récompense ce loyal dévouement etces charitables marques de soumission.

Ce retour à la folie serra plus que jamais lecœur de la malheureuse mère ; elle enlaça leprince de ses bras, le combla de baisers, puis,suffoquée par ses larmes, elle regagna son lit,

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en s’aidant des pieds et des mains pour ne faireaucun bruit.

Accablée de tristesse, elle se livra aux plussombres réflexions. Cependant, petit à petit,un doute étrange surgit dans sa pensée. Ellese demanda s’il n’y avait point dans cet enfantqu’on venait de maltraiter si cruellement sousses yeux je ne sais quoi d’indéfinissable quiavait jusque-là manqué à Tom Canty, qu’il futsain d’esprit ou fou.

Elle ne pouvait préciser ce qu’elle pressen-tait, elle ne pouvait dire au juste ce que c’était,et pourtant son instinct de mère percevait, dis-cernait quelque chose.

Si cet enfant n’était pas son fils, après tout ?Certes, la supposition était absurde. Elle nepouvait s’empêcher d’en rire, quels que fussentson affliction et son trouble ; mais c’est égal,elle ne pouvait se résoudre à repousser com-plètement cette idée qui hantait son cerveau.C’était une de ces idées qui poursuivent l’es-

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prit, l’obsèdent, le harcèlent, se cramponnentsous l’arcade sourcilière, et ne se laissent délo-ger à aucun prix.

À la fin, la pauvre mère n’y tint plus, ellecomprit qu’elle n’aurait de trêve et de cessequ’à la condition d’avoir établi par une preuveirréfragable, irréfutable, hors de tout conteste,que cet enfant était ou n’était pas son fils ; ellese persuada qu’il n’y avait pas d’autre moyende bannir ce doute affreux qui l’envahissait deplus en plus.

Oui, c’était bien là le vrai, le seul remèdequi lui restât pour sortir de cette poignante in-certitude.

Alors elle mit son esprit à la torture. Quelétait le signe infaillible auquel elle reconnaî-trait Tom ? Problème plus facile à poser qu’àrésoudre. Elle passa successivement en revuetous les indices qui eussent pu lui fournir ledernier mot de cette navrante situation ; maiselle se vit obligée de les écarter l’un après

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l’autre, car aucun d’eux n’était absolument sûr,absolument parfait, et il lui fallait un témoi-gnage qui ne laissât prise à aucune objection.

En vain elle se creusait la tête, en vain elledéshabillait Tom dans sa pensée et parcouraitanxieusement tout son corps, le palpant enquelque sorte ; en vain elle se représentait satournure, ses gestes accoutumés : elle ne trou-vait rien qui lui donnât satisfaction. Elle en ar-riva bientôt à se dire qu’il était inutile de cher-cher plus loin, qu’il fallait y renoncer.

Au moment où elle allait prendre cette ré-solution découragée, elle entendit le souffle ré-gulier de l’enfant qui s’était endormi. Elle écou-ta, et il lui sembla que ce souffle, produit par unretour normal à intervalles égaux des phéno-mènes d’inhalation et d’exhalation, était entre-coupé de petites saccades, de légers cris étouf-fés comme ceux que l’on pousse quand on a lecauchemar. Le hasard venait enfin de la mettresur la voie.

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Elle se dressa sur son séant, agitée, fié-vreuse, et sortit de son lit avec un redouble-ment de précaution. Et tandis qu’elle rampaitvers la table où était la chandelle éteinte, ellese disait :

— Pourquoi cela ne m’est-il pas revenu plustôt ? Oui, je me souviens parfaitement qu’unjour, quand il était tout petit, un peu de poudrelui éclata au visage et faillit l’aveugler, et quedepuis ce moment on ne l’a jamais brusque-ment arraché à ses rêves ou à ses pensées,sans qu’il ait, comme il fit alors, couvert sesyeux de la main, non comme tout le mondeavec la paume en dedans, mais toujours avecla paume en dehors ; je l’ai vu cent fois, et celan’a jamais manqué. Ah ! Je saurai bien à quoim’en tenir maintenant !

Elle avait atteint la chandelle, l’avait allu-mée, avait caché la flamme avec sa main etétait arrivée auprès du petit prince.

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Doucement, avec une extrême circonspec-tion, elle se pencha sur lui, retenant sa respi-ration et tremblant d’émotion et de peur. Puis,tout d’un coup, elle fit passer la lumière sur sesyeux et donna avec l’articulation du doigt deuxcoups secs sur le parquet.

Le dormeur ouvrit les paupières, promenaautour de lui un regard inconscient et se ren-dormit. Il n’avait pas remué la main.

La pauvre femme demeura frappée de stu-peur ; son sang se glaçait dans ses veines ; ellefit un violent effort pour se contenir, rampa unpeu à l’écart et s’abîma dans ses pensées.

L’expérience avait échoué. Mais la folie deTom n’avait-elle pas eu pour effet de lui faireperdre toutes ses habitudes passées, jusqu’àses tics mêmes ? Cela était-il possible ? Elle ycrut un moment, mais aussitôt après le doutel’étreignit plus cruellement.

— Non, dit-elle, si sa tête est folle, sesmains ne le sont point ; il ne se peut pas qu’il

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ait d’un instant à l’autre perdu ce mouvementinstinctif, qui lui était familier depuis tant d’an-nées. Ah ! Que je suis malheureuse et quellerude épreuve !

Toutefois l’espoir n’était pas moins opi-niâtre que le doute. Elle ne pouvait se déciderà accepter la première expérience comme dé-cisive. L’avait-elle bien faite ? Ne valait-il pasmieux recommencer ? Il était clair que si ellen’avait pas réussi, il y avait eu accident, pré-caution mal prise, peut-être même n’avait-ellepas exactement observé.

Elle arracha l’enfant à son sommeil unedeuxième fois, une troisième fois. Le résultatfut le même : il remuait les paupières, les yeux,la tête ; il ne remuait pas les mains.

Alors elle se traîna jusqu’à son lit, éperdue,affolée, n’osant plus penser, et elle s’endormitainsi, tandis que ses lèvres murmuraient :

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— Mais je ne puis pourtant pas renier monfils ; non, non, cela ne se peut pas ; c’est lui, cedoit être lui !

Le prince, de son côté, une fois qu’il avaitcessé d’être un sujet sur lequel la pauvre mèrede Tom Canty étudiait les phénomènes de lasensibilité visuelle, s’était replongé dans ceprofond repos que goûte un enfant de son âge,même après les plus violentes secousses. Plu-sieurs heures s’écoulèrent ainsi. Petit à petittoutefois il sortit de sa léthargie, et, se soule-vant sur le coude, il appela à mi-voix :

— Sir William !

Puis au bout d’un moment :

— Holà ! Sir William Herbert ! Approchez !Écoutez l’étrange rêve que j’ai fait. Sir William,m’entendez-vous ? J’ai rêvé que l’on m’avaitchangé en pauvre, et que… Holà ! Gardes ! SirWilliam ! Quoi ! Personne ici, pas même dechambellan de service ! Ah ! cela ne saurait sepasser ainsi ; je…

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— Qu’as-tu ? dit une voix douce tout prèsde lui, qui appelles-tu ?

— Je demande sir William Herbert. Quiêtes-vous ?

— Moi ? Qui je suis ? Mais… ta sœur Nan.Ah ! c’est vrai, Tom, j’avais oublié, tu es fou,pauvre petit, tu es toujours fou, je n’aurais pasdû t’éveiller. Mais tais-toi, je t’en supplie, ounous allons tous être battus à mort.

Le prince s’était dressé sur son séant ; ilétait pâle et hagard. Les souffrances que luicausaient ses meurtrissures le rappelèrent à laréalité. Il se laissa retomber sur sa paille in-fecte, en gémissant :

— Hélas ! Ce n’était donc pas un rêve !

Alors tous les tourments qu’il avait endurésdepuis la veille, et que le sommeil lui avait unmoment fait oublier, revinrent en foule à sonesprit : il se rendit compte de l’horreur de sonsort, et il comprit qu’il n’était plus le prince,choyé dans son palais, adoré par toute une

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nation ; il sentit qu’il n’était désormais qu’unpauvre, un misérable, un de ceux que la sociétérejette de son sein, un meurt-de-faim, un va-nu-pieds vêtu de haillons ; il vit qu’il était en-fermé dans un antre de bêtes sauvages, accou-plé à des mendiants, à des voleurs.

En même temps il perçut un bruit confusd’exclamations, de rixes et de cris qui lui pa-raissaient monter dans l’escalier et s’approcherde la chambre où il était couché. Soudain, plu-sieurs coups précipités ébranlèrent la porte.John Canty cessa de ronfler, se frotta les yeuxet demanda :

— Hein ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce quevous voulez ?

Une voix du dehors répondit :

— Sais-tu qui tu as assommé ?

— Non ; qu’est-ce que cela peut me faire ?

— Tu changeras de ton quand tu sauras qui.Gare à ton cou ! Si tu ne veux pas tirer la

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langue tout à l’heure, file au plus vite. L’hommeest en train de rendre l’âme. C’est le Père An-dré !

— Hein ! Ça va mal alors. Dieu nous fassemerci, s’exclama Canty.

D’un saut il fut debout, d’un cri il éveilla safamille.

— Allons, qu’on se ramasse, commanda-t-il ; j’ai tout juste le temps de tirer mes grègues.Eh bien ! Va-t-on rester là et se laisser prendreet pendre comme des imbéciles ?

Cinq minutes après, toute la tribu des Cantyétait dans la rue et cherchait son salut dansla fuite. John tenait le bras du prince serrédans sa main comme dans un étau et l’entraî-nait derrière lui dans l’allée ténébreuse, tandisqu’il lui criait à mi-voix, en manière d’avertis-sement :

— Tiens ta langue, fou de malheur, et neva pas nommer notre nom. J’en veux prendreun autre tout neuf pour faire perdre ma piste

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aux chiens de justice qu’on va lâcher à nostrousses. Tiens ta langue, ou gare à toi !

Puis, s’adressant aux femmes :

— Si nous sommes coupés, le rendez-vousest à London Bridge ; le premier arrivé à laboutique du drapier qui est sur le pont attendrales autres ; de là nous fuirons ensemble jusqu’àSouthwark.

Tout à coup ils débouchèrent en pleine lu-mière, au milieu de la multitude massée aubord du fleuve.

La populace chantait, dansait, criait. Lesfeux de joie allumés de distance en distance lelong de la Tamise, en aval et en amont, for-maient un cordon flamboyant qui, de part etd’autre, se prolongeait à l’horizon à une dis-tance infinie. London Bridge était illuminé,Southwark Bridge aussi ; le fleuve ressemblaità une mer phosphorescente où couraient, entous sens, des feux-follets de cent couleurs di-

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verses ; à chaque instant on entendait les ex-plosions des feux d’artifice partant sur vingtpoints à la fois, lançant, à une hauteur prodi-gieuse, leurs gerbes splendides qui se mêlaient,se croisaient et retombaient en pluie épaissed’étoiles éblouissantes, bleues, vertes, rouges,faisant la nuit plus lumineuse que le jour. Lesgroupes allaient et venaient par milliers, brasdessus, bras dessous, se pressant, se poussantet hurlant à tue-tête. Tout Londres était surpied.

John Canty lança deux ou trois jurons quitraduisaient sa fureur et commanda de battreen retraite ; mais il était trop tard. En un clind’œil toute la tribu fut engloutie dans la ruchehumaine, qui s’ouvrit pour se refermer aussitôtsur eux.

En même temps, ils se trouvèrent séparésles uns des autres.

Cependant Canty retenait toujours le princecomme eût fait un oiseau de proie dans sa

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serre. Le cœur du pauvre enfant battait d’espé-rance, car il venait d’entrevoir une possibilitéd’évasion.

En ce moment, un gros batelier, qui dépas-sait tout le monde de la tête et que les fré-quentes libations avaient sans doute porté ausuprême degré de l’irritabilité, trouva que Can-ty jouait un peu trop des coudes pour se frayerun passage. Il lui posa l’une de ses énormespattes d’ours sur l’épaule, et d’un ton gogue-nard :

— Tu es donc bien pressé, toi ! dit-il. Il fautque tu aies l’âme bourrelée de bien male be-sogne pour vouloir t’en aller d’ici, quand tousles loyaux sujets du Roi font liesse et bom-bance.

— Je fais ce que je fais, cela ne te regardepas, répondit Canty brutalement. Lâche-moi,laisse-moi passer.

— Ah ! c’est comme ça que tu le prends ;tu te fâches quand tout le monde rit : eh bien !

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nous allons voir ; tu ne passeras point avantd’avoir bu à la santé du prince de Galles.

En disant ces mots, le batelier lui avait bar-ré le passage.

— Soit ! Qu’on me donne la coupe, et qu’onfasse vite.

Une vingtaine d’individus s’interposèrent.

— La coupe d’amour ! La coupe d’amour !cria-t-on, la coupe d’amour au drôle impudent,ou qu’on le jette en pâture aux poissons !

Alors on apporta avec cérémonie un grandpot d’étain à deux anses, dit coupe d’amour.Le batelier saisit l’une des anses de la maindroite et, feignant de porter sur l’autre bras uneserviette, il présenta le pot à Canty qui, sui-vant l’antique usage, devait, pour faire preuvede sincère fraternisation, prendre d’une mainl’autre anse, et de sa seconde main soulever lecouvercle.

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Grâce à ce double mouvement, le prince setrouva libre. Il ne perdit pas le temps, plongeasous les jambes de ceux qui l’entouraient etdisparut. Une minute après, il eût été tout aussidifficile de le retrouver dans cet océan humainque d’aller chercher une pièce de six pence(5)

au fond de l’Atlantique.

Il ne fut pas long à s’en convaincre. Aussine s’occupa-t-il plus que de lui-même, sans sesoucier de ce qu’était devenu John Canty. Il luivint également à l’esprit une autre idée. Il sedit qu’en ce moment un faux prince de Gallesrecevait à sa place les honneurs et les accla-mations qui lui étaient dus à lui, Édouard Tu-dor. Il n’eut pas beaucoup de peine à se persua-der que cet imposteur était Tom Canty, le pe-tit pauvre qui avait impudemment mis à profitl’occasion inouïe offerte à son audace.

Il n’y avait en conséquence qu’une seulechose à faire : c’était de chercher le chemin deGuildhall, de courir à l’hôtel de ville de la Cité,où avait lieu le banquet du lord maire et des al-

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dermen, de se faire reconnaître et de dénoncerl’usurpateur.

« Il sera laissé à Tom Canty, se dit le prince,le temps raisonnablement nécessaire pourremplir ses devoirs religieux ; après quoi, il se-ra pendu, roué, écartelé, suivant la loi en vi-gueur pour les cas de haute trahison ».

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XI

À Guildhall

La barque royale, escortée par sa brillanteflottille, descendit majestueusement la Tamise,en traversant la forêt de bateaux illuminés.L’air était chargé de sons harmonieux ; les feuxallumés au bord du fleuve le rayaient de leursfauves reflets. Au loin, la Cité semblait se cou-cher dans une nuée de gloire. Au-dessus de sesmaisons et de ses édifices flottaient de blancspanaches de fumée ou se dressaient tout àcoup, pour disparaître aussitôt, des aigretteslumineuses qu’on eût prises de loin pour deslances chargées des plus fines pierreries. À me-sure que le cortège nautique avançait en replisonduleux, la multitude saluait son passage pardes hourras ininterrompus ; les pièces d’arti-

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fice lançaient leurs bouquets éblouissants, lescanons tonnaient de proche en proche.

Pour Tom Canty, enseveli dans ses coussinsde soie, ces embrasements, ces accords, cesclameurs présentaient un spectacle inouï, in-oubliable, merveilleux. Pour ses deux petitesamies, à ses côtés, la princesse Élisabeth et la-dy Jane Grey, tout cela était insignifiant.

Arrivé à Dowgate, qui était la porte de laCité, la flottille fut remorquée le long du canalde Walbrook (couvert depuis deux siècles, etaujourd’hui complètement bâti), jusqu’à Buck-lersbury. Elle passa devant une rangée de mai-sons dont toutes les fenêtres étaient pavoiséeset éclairées, puis sous des ponts que le poidsde la foule menaçait de faire effondrer, et s’ar-rêta enfin dans un bassin, à l’endroit où estmaintenant Barge Yard, au centre de l’ancienneCité de Londres. Tom mit pied à terre, et suivide la splendide procession, il traversa Cheap-side, Old Jewry, Basinghall Street, et fit haltedevant Guildhall.

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Tom et les petites princesses furent reçus,avec le cérémonial accoutumé, par le lordmaire et les anciens de la Cité, en robes d’écar-late, avec la chaîne d’or au cou. On les condui-sit sous un dais magnifique, élevé sur une es-trade au bout de la grande salle. Devant euxmarchaient les hérauts chargés de faire les pro-clamations, puis le massier et le porte-glaivede la Cité. Les lords et les ladies qui faisaientpartie de la suite de Tom et des princessesprirent place derrière eux.

Au bout de la table d’honneur était dresséeune autre table moins haute, où s’assirent lesgrands dignitaires de la Cour et les autresconvives de naissance noble, avec les notablesde la Cité ; les membres de la Chambre descommunes étaient rangés devant une multi-tude de petites tables, dans la partie basse dela salle. Du haut de leur immense piédestal, lesdeux géants Gog et Magog, antiques gardiensde la Cité, contemplaient avec bienveillancecette foule illustre qui s’agitait à leurs pieds,

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et semblaient sourire à la vue d’un spectacletant de fois renouvelé pour eux depuis les gé-nérations les plus éloignées. Il y eut une son-nerie de cors, puis une proclamation ; puis ungros sommelier se montra au haut d’un juchoirencastré dans le mur de gauche et descenditde cette espèce de chaire, suivi par une arméede serviteurs et d’officiers de cuisine, qui por-taient, avec une solennelle gravité, le royalchevalier de l’Aloyau, Sir Loin, fumant et prêt àêtre dépecé.

Quand le chapelain eut dit le benedicite,Tom, averti par lord Hertford, se leva, et toutela salle imita son exemple. Il prit une grandecoupe d’amour en or massif, qu’il tenait d’unemain, tandis que la princesse Élisabeth tou-chait délicatement l’autre anse, puis il but len-tement. Après quoi il passa la coupe à ladyJane, qui la passa à son tour à son voisin.Lorsque la coupe eut circulé dans toute l’as-semblée, le banquet commença.

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À minuit l’animation était au comble. Alorson vit un de ces spectacles pittoresques quiétaient tant admirés à cette époque :

L’assistance ayant laissé au milieu d’elle unespace vide, on introduisit cérémonieusementun baron et un comte habillés à la turque, enlongues robes d’étoffe orientale brochée d’or,avec de grands chapeaux de velours cramoisigalonnés d’or. Ils portaient à la ceinture deuxsabres appelés cimeterres, suspendus à delarges baudriers d’or. À leur suite venaient unautre baron et un autre comte en grandes robesde satin jaune rayées par le milieu d’une bandede satin blanc, laquelle était rayée elle-mêmed’une bande de satin cramoisi, à la mode deRussie ; ils avaient des chapeaux de feutre griset des souliers à la poulaine, c’est-à-dire ter-minés en pointe recourbée d’un demi-pied delong. Ils tenaient, l’un et l’autre, une hache àla main. Derrière eux s’avançaient un cheva-lier, puis le lord grand-amiral accompagné decinq gentilshommes en pourpoint de velours

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cramoisi, fortement échancré dans le dos etsur la poitrine, et lacé par-devant avec deschaînettes d’argent. Ils portaient aussi, négli-gemment jeté sur les épaules, une espèce demanteau en satin cramoisi ; leur chapeau étaitorné de plumes de faisan et pareils à ceuxdes danseurs de l’époque. Leur costume étaittaillé à la mode de Prusse. Une centaine deporte-torches formaient la haie. Ils étaient vê-tus de satin vert et cramoisi, et ils étaient noirscomme des Maures. Les porte-torches précé-daient la Mommarye ou mascarade, qui fit ir-ruption en chantant. Elle était guidée par lesmusiciens déguisés qui marquaient le pas. À cesignal, toute l’assemblée, lords et ladies, gen-tilshommes et dames nobles, notables et di-gnitaires, entra en mouvement. La gravité quiavait régné jusqu’alors fit place à une sauteriegénérale, où chacun rivalisait de gaieté et d’en-train.

Tom, assis sur un siège plus élevé que lesautres, contemplait avec des yeux émerveillés

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le pêle-mêle gracieux de la danse. Il se laissaitaller à toute sa joie en voyant se dérouler,dans le tournoiement des couleurs d’un kaléi-doscope, les figures savamment réglées par lesmusiciens.

Pendant ce temps, le vrai prince de Galles,qui était dehors dans la rue, faisait, tout vêtude haillons, un véritable vacarme à la porte deGuildhall pour se frayer un passage. Il procla-mait ses droits et ses griefs, dénonçait l’impos-teur, menaçait de mort quiconque lui résistait.

La populace était en proie à un véritable dé-lire. Jamais on n’avait vu chose pareille. On sepressait, on s’étouffait ; tous les cous étaienttendus pour voir le petit tapageur qui prenaitouvertement le rôle de séditieux. On l’accablaitd’insultes, de moqueries ; on l’excitait pour lerendre plus furieux. Les larmes tremblaientdans ses yeux ; mais il tenait tête à la fouleignoble et lui lançait, avec un air imposant, desregards de défi qui la faisaient reculer.

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— Je vous dis, tas de chiens, s’écriait-il, queje suis le prince de Galles. Et quelque abandon-né que je sois ici, sans trouver personne qui meprête aide en mon péril, et me soutienne en pa-role ou en action, encore maintiendrai-je mondroit et ne bougerai-je point.

— Prince ou non, cela m’est égal, mais tu esbrave, et tu ne dis pas vrai quand tu te croissans amis. Me voici à tes côtés pour te le prou-ver à toi et aux autres. Et tu pourrais, par mafoi, trouver un ami moins sûr que Miles Hen-don. Donc ne flageole point des jambes, petit,donne un peu de répit à ta mâchoire, et laisse-moi haranguer ces aboyeurs dans le langagequ’ils entendent.

Celui qui parlait ainsi était une espèce dedon César de Bazan, dont le costume, l’air etla tournure faisaient ressortir la haute taille, lesmembres musculeux et la robuste charpente.Son pourpoint et son haut-de-chausse étaientd’étoffe riche, mais usés et montrant la corde,n’ayant plus que par endroits des restes de ga-

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lons d’or terni et des lambeaux de dentelle ef-filée ; sa fraise était chiffonnée et déchirée ;la plume de son chapeau rabattu sur les yeuxétait brisée, délavée, et offrait un aspect la-mentable ; il avait au côté une longue rapièredont le fourreau de fer était tout rouillé. Son al-lure, son accoutrement trahissaient un de ceschevaliers de fortune, toujours prêts aux coupsde main.

L’allocution de ce personnage fantastiquefut accueillie par une explosion de cris et declameurs.

— Ah ! ah ! C’est un prince au moins celui-là, ricanaient les uns.

— Gare à toi, raillaient les autres, il vamordre.

— Vois donc ses yeux. Il y va tout de bon,hein !

— Enlevez le petit ! À l’eau l’ourson !

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Une main avait saisi le prince. Mais aumême instant Miles Hendon avait tiré sagrande rapière. Un formidable coup de plat delame étendit l’audacieux sur le sol.

Alors ce fut un concert horrible de vociféra-tions :

— À mort, le chien enragé ! À mort ! Àmort !

La populace avait enfermé l’étranger dansun cercle qui se resserrait de minute en minute.Lui, adossé à un mur, brandissait son énormelutte de fer et faisait le moulinet. Quiconqueapprochait de trop près recevait un horiond’estoc ou de taille qui le mettait hors de com-bat.

Cependant la marée montait ; la foule,exaspérée, se ruait avec une fureur acharnéesur le champion du petit prince. La lutte étaittrop inégale pour pouvoir durer longtemps, etla perte du valeureux Hendon et de son proté-gé semblait inévitable.

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Tout à coup, une sonnerie de trompettesparalysa les assaillants. Une voix impérieusecria : « Place au messager du Roi ! ». Unetroupe de cavaliers chargea la foule et l’épar-pilla. L’étranger, profitant de l’éclaircie, avaitpris le prince dans ses bras et l’avait soustrait àses agresseurs.

Presque au même moment, dans la salle deGuildhall, masques et danseurs étaient chan-gés en statues. Le cor avait retenti. Un mur-mure d’étonnement avait succédé, puis toutétait rentré dans le silence. L’assemblée, de-bout, inquiète, attendait. Alors une voix lente,grave, solennelle, prononça ces paroles :

— Le Roi est mort !

Toutes les têtes s’inclinèrent. Il y eutquelques instants d’immobilité. Ensuite tousles assistants tombèrent à genoux, toutes lesmains se tendirent vers Tom ; un seul cri partitde toutes les poitrines et ébranla la salle :

— Vive le Roi !

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Le pauvre Tom, plus stupéfait que tousceux qu’il voyait prosternés devant lui, prome-na vaguement ses regards éperdus dans l’im-mense enceinte ; puis ses yeux s’arrêtèrent, in-décis et rêveurs, sur les deux princesses et surle comte de Hertford, humblement agenouillés,eux aussi.

Soudain son visage rayonna. Il se penchavers lord Hertford, et lui dit tout bas :

— Répondez-moi sincèrement sur votre foiet votre honneur. Si je donne ici un comman-dement, tel que le Roi seul a privilège et pré-rogative d’en donner, ce commandement sera-t-il obéi, et n’y aura-t-il personne qui se lèverapour me dire : Non ?

— Personne ici, personne dans tous vosroyaumes. En vous, Sire, réside la majesté del’Angleterre. Vous êtes le Roi. Votre volontéseule fait loi.

Tom se redressa, et d’une voix ferme etforte :

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— Eh bien, dit-il avec animation, la loi sera,d’ores en avant, une loi de merci, elle ne seraplus une loi de sang. Levez-vous, mylord, et al-lez porter à la Tour le décret du Roi que voici :Le duc de Norfolk ne mourra pas.

Il y eut un tressaillement dans toute l’as-semblée. Les paroles de Tom volèrent debouche en bouche. Lord Hertford s’était levé ;il se dirigea vers la porte pour exécuter l’ordreroyal.

Un immense cri de joie retentit dans Guil-dhall :

— Le règne du sang a cessé. Vive Édouard,roi d’Angleterre !

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XII

Miles Hendon

Échappés à la populace, Miles Hendon etle petit prince descendirent, en courant, lesruelles et les passages étroits qui conduisaientà la Tamise. Ils arrivèrent ainsi sans encombrejusqu’aux abords de London Bridge, où ils setrouvèrent de nouveau devant un océan hu-main. Ils n’hésitèrent point à s’y plonger, tan-dis que Hendon serrait dans sa main de fer lapetite main du prince qui était maintenant leroi.

L’étonnante nouvelle s’était répanduecomme une traînée de poudre. Le pauvre en-fant l’apprit de cent mille bouches à la fois.

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« Le Roi est mort ! » Ce cri, qui dominaittoutes les rumeurs, lui glaça le sang dans lesveines ; il lui sembla que son âme se brisait etque la terre s’entrouvrait sous ses pas.

Qui pouvait mieux que lui ressentir toutel’étendue de cette perte ? Qui pouvait en êtreplus affligé ? Le sombre tyran, objet d’horreuret d’effroi pour tout son peuple, n’avait-il pasété toujours tendre et généreux pour son fils ?

Les larmes lui montèrent aux yeux ; il ne vitplus rien, et pendant un moment il se crut per-du, abandonné des hommes et de Dieu.

Cependant, lorsqu’il eut entendu, dans lanuit qui l’entourait, retentir un autre cri nonmoins sonore que le premier, lorsque les centmille bouches eurent répété : Vive le roiÉdouard VI ! Alors il se réveilla subitement desa torpeur, ses yeux brillèrent d’un éclat inac-coutumé, il tressaillit, mais, cette fois, c’étaitd’orgueil ; et, redressant la tête, ivre de bon-heur, comme s’il eût en cet instant même pris

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possession de son sceptre et de sa couronne, ils’exclama : Je suis le Roi !

Personne n’y fit attention, pas même MilesHendon, qui frayait lentement son chemin àtravers la foule massée sur le pont.

London Bridge, qui datait déjà alors de sixsiècles, n’avait cessé d’être, à toutes lesépoques, l’endroit le plus passant, le plus tu-multueux de Londres. On y voyait un fouillis,un entassement d’hommes et de choses, bou-tiques et boutiquiers, marchands et marchan-dises, dont la file allait d’une rive du fleuve àl’autre. On eût dit une ville dans la ville même ;le pont avait son hôtellerie, ses cabarets, sesboulangeries, ses échoppes de mercier, sesmarchés de victuailles, ses usines, jusqu’à sonéglise. Il regardait de haut ses deux voisins,Londres et Southwark, qui, grâce à lui, pou-vaient se rejoindre, comme s’ils n’eussent eu,– par rapport à lui, – que l’importance insigni-fiante de quartiers suburbains.

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London Bridge formait en quelque sorteune corporation fermée ; une cité étroite, com-posée d’une seule rue d’un cinquième de milleen longueur, avec une population à peine égaleà celle d’un village, et où tout le monde seconnaissait de père en fils, quoique chacun yfût maître chez soi.

London Bridge avait son aristocratie repré-sentée par les vieilles familles de bouchers,de boulangers et autres gens de métier, quiavaient demeuré là depuis six cents ans, quiconnaissaient sur le bout du doigt la grandehistoire du pont et ses merveilleuses légendes,qui avaient leur langage à eux, leur manière depenser à eux, leur tournure à eux, leurs convic-tions à eux, leur démarche à eux, leurs pré-tentions à eux. Population aux idées étroitescomme l’espace où elle se parquait volontai-rement, ignorante par défaut intentionnel decontact avec le reste du genre humain, etconséquemment éprise d’elle-même au-delà detoute conception. On y naissait, on y grandis-

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sait, on y vieillissait, on y mourait sans avoirjamais mis le pied sur aucun autre point duglobe.

Il était donc fort naturel que, pour les au-tochtones de London Bridge, l’interminableprocession qui se mouvait nuit et jour dansleur rue unique, les bruits et les cris confusqui l’emplissaient, les mugissements et les bê-lements des troupeaux qui y vaquaient parmiles promeneurs, le piétinement sourd et mono-tone des allants et venants, fussent les seuleschoses au monde dignes d’intérêt, comme cesautochtones eux-mêmes étaient, à leurspropres yeux, les seuls êtres de la créationdont on eût à s’occuper.

Cet orgueil éclatait surtout les jours où unroi, un grand personnage donnait une fête nau-tique. Alors tout London Bridge était à ses fe-nêtres, et certes il n’y avait point d’observa-toire dans tout Londres d’où l’on pût voir,contempler, admirer, dominer mieux les cor-tèges qui se déroulaient, les barques qui se

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croisaient et les démonstrations de joie etd’ivresse publiques qui se prodiguaient.

Quiconque était né sur le pont et y passaitsa vie se trouvait partout ailleurs désorienté,dépaysé, ennuyé. L’histoire parle d’un individuqui s’avisa de quitter London Bridge quand ilavait soixante-onze ans et voulut aller planterses choux à la campagne. Mal lui en prit, caril ne fit que remuer, s’agiter dans son lit, il nepouvait dormir, il avait le sommeil agité, tour-menté, lourd, accablant. Quand il fut à boutd’efforts, il courut au vieux gîte, comme eût faitun voleur qu’on poursuit ; il était pâle, hagard,il ressemblait à un spectre. Mais à peine eut-il repris ses anciennes habitudes, son ancientrain de vie, que le calme lui revint et lui ra-mena ses rêves de bonheur, au doux murmurede l’eau qui clapotait sous les arches du pont,dont le tablier tremblait et bondissait et cra-quait avec un fracas pareil à celui du tonnerre.

Au temps dont nous parlons, LondonBridge n’était pas seulement intéressant, il

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était aussi instructif, car il n’était pas rare d’ytrouver à l’un ou à l’autre bout la tête livide etsanglante de quelque haut personnage que l’onoffrait en spectacle pour donner au peuple unenotion sensible de la justice et de la puissanceroyales.

Mais laissons là ces digressions.

Hendon habitait, depuis quelques jours, lapetite hôtellerie du pont. Il venait d’arriveravec le petit roi à la porte de son logis, quandune voix l’arrêta brusquement :

— Ah ! te voilà enfin. Je te jure bien que tune nous feras plus attendre à l’avenir, et si tupeux apprendre quelque chose à avoir les osrompus et broyés, je te garantis que tu n’aurasrien perdu à patienter.

En disant ces mots, John Canty avait em-poigné le roi. Miles Hendon s’interposa, etd’une voix ferme :

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— Pas si vite, l’homme, dit-il. Tu es passa-blement rude, ce me semble. Que lui veux-tu àcet enfant ?

— Je pourrais te demander à toi-même dequoi tu te mêles, puisqu’il est mon fils.

— Vous mentez, cria le roi avec exaltation.

— Bien répondu, repartit Hendon. Je tecrois, que ta pauvre tête soit fêlée ou non. Jene sais si ce misérable est ton père, et ne veuxpoint le savoir ; mais je garantis qu’il n’aurapoint l’occasion de te maltraiter, comme il t’enmenace, si tu veux rester avec moi.

— Oh ! oui, oui ; je ne le connais pas, je lehais, et je mourrai plutôt que de le suivre.

— Voilà qui est convenu, et il n’y a pas unmot à ajouter.

— C’est ce que nous verrons bien, s’écriaJohn Canty, en passant devant Hendon poursaisir l’enfant de gré ou de force.

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— Si tu le touches, ignoble brute, je t’em-broche comme une oie, riposta flegmatique-ment le sauveur du roi.

Et, appuyant ces paroles d’un geste éner-gique, il mit la main sur la poignée de sa ra-pière.

Canty recula.

— Fais bien attention à ceci, continua Hen-don, j’ai pris cet enfant sous ma protection,quand un tas de va-nu-pieds comme toi al-laient le maltraiter et peut-être le tuer. Crois-tuque je veuille l’abandonner comme cela, pourle livrer à un sort plus cruel ? Que tu sois sonpère ou non – et tout me dit que tu mens – ilvaudrait mieux pour lui mourir tout de suiteque de tomber entre les mains d’un monstrecomme toi. Donc passe ton chemin, détale auplus vite, car je n’aime pas qu’on barguigne,n’étant point patient de ma nature.

John Canty s’éloigna en montrant le poinget en accablant le roi et son sauveur d’affreuses

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malédictions. Un instant après, il était entraînépar le tourbillon des passants.

Hendon descendit trois marches et se trou-va avec son protégé dans sa chambre, où ilcommanda à souper. C’était une petite pièce,pauvre et délabrée, n’ayant pour tout mobilierqu’une misérable couchette, une vieille table etquelques chaises branlantes ou boiteuses.

Le roi se traîna jusqu’au lit et se laissa tom-ber sur le grossier matelas, épuisé de fatigueet de faim. Il était sur pied depuis le matin ;il avait été battu plusieurs fois ; il avait subiles plus cruelles émotions, les plus terribles an-goisses, et, maintenant que la nuit était close,il se sentait d’atroces tiraillements d’estomac,car il n’avait rien mangé depuis sa sortie du pa-lais.

Les yeux appesantis, il succombait au som-meil.

— Éveillez-moi, je vous prie, dit-il, quand lanappe sera mise.

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Et il s’endormit en achevant ces paroles.

Un sourire éclaircit le front de Hendon. Il sedit :

« Par la messe, le petit mendiant prend sesquartiers en maître ; il usurpe mon lit avec unenaïveté et un sans-gêne qui feraient croire qu’ilcommande ici. Il s’installe, s’étend et s’endort,sans même dire s’il vous plaît ni avec votrepermission. Sous ses haillons sordides il a desairs charmants, et quand il soutenait qu’il étaitle prince de Galles, il était si fier que c’étaità croire qu’il l’était en effet. Pauvre petit rataux abois ! Il aura sans doute été tellementtraqué qu’on l’aura détraqué. Eh bien, je seraison ami, moi. Je l’ai sauvé, je me suis toutd’un coup attaché à lui. Qui ne l’aimerait point,le petit gredin ? Comme il a la langue bienpendue. Et quel air martial il prenait quand iltoisait l’ignoble tourbe ameutée contre lui ; etcomme il les défiait superbement du regard etdu geste ! Comme il est doux, gentil et beau,maintenant que le sommeil a chassé ses tour-

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ments et ses peines ! Je l’élèverai, je le guide-rai, je serai son grand frère, j’aurai soin de lui,je le protégerai, je le défendrai contre tous, etmalheur à qui le menace ou lui veut du mal !Quand on me brûlerait vif, je tiendrais têtepour lui à l’univers tout entier ! »

Il s’inclina sur l’enfant et le contempla avectendresse et avec pitié, tandis qu’il lui caressaitdoucement les cheveux, et de sa large mainécartait les boucles soyeuses pour mieux l’ad-mirer.

Un léger tressaillement plissa le front duroi.

— Si je le laisse là, murmura Hendon, toutdécouvert comme il est, il risque de prendrefroid et de gagner des rhumatismes, pauvre pe-tit. Que faire ? Je l’éveillerais, si je le couchaiscomme il faut ; il a tant besoin de sommeil !

Il regarda tout autour de la chambre, cher-chant des yeux une couverture qu’il ne trouva

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pas. Alors il ôta son pourpoint dont il envelop-pa l’enfant.

— Je suis habitué, moi, dit-il, aux morsuresdu froid et à la simplicité des costumes. J’enserai quitte pour me glacer un peu.

En disant ces mots, il arpenta vivement leparquet de long en large pour maintenir la cir-culation du sang. En même temps il poursui-vait son monologue.

— Il se croit le prince de Galles en sa folie ;ce serait curieux d’avoir ici le prince de Galles.Quand je dis le prince, je veux dire le roi,quoique sa pauvre raison se bute à la mêmeidée, et qu’il se croie toujours le prince, quandil n’est plus question pour tout le monde quedu roi… Si mon père vivait encore, si j’étais en-core dans mon domaine dont je n’ai plus en-tendu parler depuis sept ans, nous ferions lemeilleur accueil au pauvre petit, nous lui don-nerions de bon cœur le gîte et le couvert ; monfrère aîné Arthur aurait fait de même. Mais

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Hughes, mon autre frère… Ah ! s’il insiste, letraître, sans foi et sans cœur, je le forceraibien… Oui, c’est là que nous irons, et sans tar-der.

Un domestique de l’auberge entra avec unplat fumant qu’il mit sur la petite table de sa-pin, rangea les chaises et se retira, ne se sou-ciant point de s’attarder pour ces logeurs depeu. La porte se referma lourdement derrièrelui et éveilla l’enfant, qui se redressa en sursautet jeta dans la pièce un regard de contente-ment presque aussitôt changé en expression detristesse, car il murmura, à part lui, avec unprofond soupir :

— Hélas ! ce n’était qu’un rêve, mon Dieu !Que je suis malheureux !

Il aperçut le pourpoint de Miles Hendon, etses yeux attachés sur le brave homme expri-mèrent toute la sincérité de son émotion : ilavait compris le sacrifice qu’on venait de fairepour lui.

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— Vous êtes bon, dit-il gentiment, oui, vousêtes très bon pour moi. Reprenez ce vêtementet mettez-le ; vous devez avoir froid ; je n’en aiplus besoin.

Il se leva et se dirigea vers la toilette, quiétait dans un coin de la pièce ; puis il attendit.

Hendon était tout animé :

— Nous avons là, dit-il, en montrant latable, une excellente soupe et un bon morceaude salé, le tout bien chaud, bien savoureux,avec un coup de vin ; cela va te refaire, te ré-conforter, te chauffer des pieds à la tête, tu vasvoir.

L’enfant ne répondit point ; il se contentade fixer les yeux sur le géant qui lui parlait, etlui lança un regard étonné, sévère, quelque peuimpatient.

Hendon se sentit troublé.

— Il te manque quelque chose ? balbutia-t-il.

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— Je voudrais me laver, brave homme.

— N’est-ce que cela ? Tu n’as pas besoinde demander la permission à Miles Hendon,pauvre petit. Mets-toi à l’aise, dispose de toutce qui est ici, à ton gré et à ta guise.

L’enfant n’avait pas bougé de place ; mais ilfrappa deux ou trois fois le parquet du pied.

Hendon commençait à devenir perplexe.

— Dieu me garde, dit-il, je n’y comprendsplus rien.

— Versez l’eau, brave homme, et ne faitespas tant d’exclamations.

Hendon eut peine à retenir un éclat de rire.

« Par tous les saints, se dit-il, voici qui estadmirable ».

Il s’avança avec respect et fit ce qu’on luicommandait. Puis il attendit, stupéfait, qu’onlui donnât un nouvel ordre.

— Eh bien ! Et la serviette ?

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Ces mots étaient dits d’un ton sec, impé-rieux.

Il prit la serviette, qui était sous le nez del’enfant, et la lui tendit sans réplique. Puis il selava lui-même.

Pendant que Miles procédait à cette opéra-tion, l’enfant s’était assis et se disposait à man-ger.

Hendon termina promptement ses ablu-tions et prit une chaise. Il allait s’asseoir enface de son convive quand celui-ci lui dit avecindignation :

— Arrêtez ! On ne s’assied pas devant leRoi.

Ce dernier trait renversait toutes les idéesde Hendon :

— Le pauvre petit ! murmura-t-il, voilà safolie qui lui revient ; mais elle s’est aggravéeavec le grand changement qui s’est produitdans le royaume : maintenant il croit être le

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Roi. La farce est bonne, pourtant il faut que jem’y prête, sinon, il m’enverrait tout droit à laTour.

Et l’excellent homme, ravi de cette petitecomédie, écarta sa chaise et se tint debout der-rière le roi, s’efforçant de montrer autant derespect que de courtoisie.

Le roi mangeait de bon appétit, et se relâ-chant un peu de sa dignité à mesure qu’il setrouvait mieux, il manifesta le désir d’interro-ger celui qui le servait.

— Je crois, dit-il avec bonté, que vous vousappelez Miles Hendon, si j’ai bien compris ?

— Oui, sire, répondit Miles en s’inclinant.

Et il ajouta à part lui :

— Si je ne veux point contrarier son inno-cente folie, je dois lui donner gros comme lebras des noms ronflants, sire, majesté, et n’ypoint aller à demi, car si j’omets quoi que cesoit de mon rôle, je ferai plus de mal que de

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bien et je causerai du chagrin à ce cher petitmalheureux.

Le roi se versa un second verre de vin qu’ilavala d’un trait, puis il dit avec bienveillance :

— Je m’intéresse à vous. Contez-moi votrehistoire. Vous avez l’air vaillant et noble. Êtes-vous gentilhomme ?

— Nous sommes au bas bout de la no-blesse, sauf le bon plaisir de Votre Majesté.Mon père est baronnet, il compte parmi leslords mineurs par fief de haubert(6). Sir Ri-chard Hendon, de Hendon-Hall, près Monk’sHolm, dans le comté de Kent…

— Ce nom m’échappe. Poursuivez…

— Mon histoire est peu amusante, sire :puisse-t-elle, à défaut de mieux, récréerquelques instants Votre Majesté. Mon père, sirRichard, est très riche ; c’est un homme d’uncaractère élevé et généreux. Ma mère mourutquand j’étais encore enfant. J’ai deux frères :l’aîné, Arthur, âme loyale comme mon père ;

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l’autre, Hughes, plus jeune que moi, naturebasse, inhumaine, perfide, vicieuse, sournoise,tenant du reptile. Il a été tel depuis le berceau ;il était tel quand je le quittai, il y a sept ans.C’était déjà un vaurien achevé, quoiqu’il n’eûtpas atteint la vingtaine. J’ai un an de plus quelui, et Arthur, deux. Nous avons aussi une cou-sine, lady Édith, qui avait alors seize ans. Elleest belle, aimable et bonne. Elle est la fille d’uncomte qui fut le dernier de sa race. Elle étaitl’héritière d’une grande fortune et d’un titretombé en quenouille. Mon père était son tu-teur. Je l’aimais et elle partageait mes senti-ments ; mais elle avait été fiancée, dès sa nais-sance, à mon frère Arthur, et sir Richard nevoulait point entendre parler de la rupture decette promesse.

« Arthur aimait une autre jeune fille ; il nousconseilla d’attendre et d’espérer, convaincuque les événements réaliseraient tôt ou tardnos vœux. Hughes convoitait la fortune de ladyÉdith, quoiqu’il affirmât qu’il était épris d’elle ;

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mais il avait pour coutume de dire une chose etd’en penser une autre. Son empressement au-près de ma cousine resta sans résultat. Il pou-vait tromper mon père, il ne nous en imposaitpas à nous. Mon père le préférait à ses deuxautres fils, avait confiance en lui et croyait toutce qu’il disait. Il était le plus jeune et ses frèresne pouvaient le souffrir ; cela suffisait, commeil arrive souvent, pour lui gagner l’attachementde notre père. Il avait, du reste, la langue miel-leuse et s’entendait à merveille à mentir. J’étaisvif et querelleur, quoique ma vivacité et monemportement n’eussent de conséquences fâ-cheuses que pour moi-même, car je n’ai jamaisrien dit ni rien fait dont j’eusse à rougir, ni com-mis aucun acte mauvais, aucune vilenie, quipût souiller notre nom.

« Hughes mit mes défauts à profit, etcomme Arthur avait une santé délicate, notreplus jeune frère attendait avec impatience quela mort de son aîné lui laissât le champ libre ;or, pour cela, il devait se débarrasser de moi,

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me faire chasser de la maison paternelle…Mais je ne veux point, sire, entrer dans lesdétails de cette histoire, qui est peu digne del’attention de Votre Majesté… Bref, mon jeunefrère manœuvra si bien qu’il grossit sournoise-ment mes fautes auprès de mon père et leurdonna la proportion de crimes ; il poussa laméchanceté jusqu’à montrer une échelle desoie qu’il prétendait avoir trouvée dans monappartement et qu’il y avait cachée lui-même.Mon père se laissa convaincre et crut, sur lafoi de domestiques soudoyés et d’autres im-posteurs, que j’avais le dessein secret d’enleverlady Édith et de l’épouser malgré lui.

« Mon père se montra très irrité. Il me chas-sa de la maison et me défendit de revenir enAngleterre avant trois ans. Le seul moyen, di-sait-il, de faire de Miles un homme et de leramener à de bons sentiments, c’est de l’en-voyer servir à l’étranger. Je fis ainsi mes pre-mières armes dans les guerres du continent, etcet apprentissage me valut force horions, pri-

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vations et aventures de tour genre. Dans madernière campagne, je fus fait prisonnier, et jepassai six ans dans un donjon. Grâce à mon es-prit inventif et aussi à mon courage, je parvinsà m’évader et j’accourus ici. Je viens d’arriverà Londres, aussi pauvre d’argent que d’habits,et ne sachant rien de ce qui s’est passé depuissept ans à Hendon Hall, ni de ce qu’est de-venue ma famille. Voilà mon histoire, sire, etplaise à Votre Majesté de me pardonner l’ennuique je lui ai causé ».

— Vous avez été indignement trompé, ditle roi avec un regard irrité, mais je vous ferairendre justice ; sur la croix je le jure. Vous avezla parole du Roi !

Le récit des malheurs de Miles semblaitavoir délié la langue au jeune souverain : toutd’un trait il conta ses propres souffrances. Ilavait achevé depuis longtemps, que son audi-teur le regardait encore avec ébahissement :

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— Tudieu, quelle imagination ! se disait lebrave homme. Par le fait, il n’a point une intel-ligence ordinaire. Ce n’est pas le premier ve-nu, fou ou non, qui déviderait ainsi impromptuet avec chaleur un peloton d’aventures imagi-nées tout d’une pièce. Pauvre petite tête fêlée,va ! Il ne manquera plus d’ami ni d’abri tantque je serai au nombre des vivants. Il ne mequittera plus, il sera mon petit camarade, monenfant gâté. Et je le guérirai ! Et quand il auratous ses sens, je ferai de lui un homme, et jeserai fier de pouvoir dire : Il me doit tout ; jel’ai ramassé dans la rue, quand il n’était qu’unpauvre petit gueux sans pain et sans toit, maisj’ai vu l’étoffe qu’il y avait en lui, et je me suisdit qu’un jour on entendrait parler de lui, etmaintenant voyez-le, regardez-le ; avais-je rai-son ?

Pendant que Hendon se livrait à ces calculset à cette joie, le roi, d’un air pensif et d’un ac-cent mesuré, lui disait :

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— Vous m’avez soustrait aux outrages de lafoule et à l’ignominie, peut-être même m’avez-vous sauvé la vie, en sauvegardant ainsi la cou-ronne. Ces services exceptionnels ont droit àune haute et libérale récompense. Parlez, quevoulez-vous ? Ce qu’il est en mon pouvoirroyal de vous promettre vous sera accordé.

Cette offre fantastique tira tout d’un coupHendon de sa rêverie. Il fut sur le point deremercier brièvement le roi et de rompre laconversation en disant qu’il n’avait fait que sondevoir et n’en attendait point le prix ; mais il luivint soudainement une autre idée, et il deman-da la permission de se recueillir. Le roi l’ap-prouva gravement, en faisant remarquer qu’ilne fallait point agir à la légère, dans une affaireaussi importante.

Miles parut s’absorber dans ses réflexions.

« Oui, se disait-il, voilà bien ce qu’il y a àfaire ; il n’y a pas d’autre moyen d’en sortir ;et certes l’expérience m’a prouvé qu’il y aurait

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danger pour sa pauvre raison à ne point jouermon rôle jusqu’au bout. Pourtant il faut unefin à tout. Fort heureusement je me suis laissécette porte ouverte ».

Il mit un genou en terre et dit :

— Le faible service que j’ai pu rendre àVotre Majesté ne dépasse point les limites dudevoir d’un simple sujet, et je n’ai par consé-quent aucun mérite ; mais puisqu’il plaît àVotre Majesté de me croire digne de quelquerécompense, je m’enhardis à présenter un pla-cet à cet effet. Votre Majesté n’ignore pas, sire,qu’il y a près de quatre cents ans, à la suitede l’inimitié qui éclata entre le roi Jean d’An-gleterre et le roi de France, il fut décrété quedeux champions entreraient en lice et régle-raient le différend par un combat appelé alorsjugement de Dieu. Les deux rois et le roi d’Es-pagne s’étant réunis pour être témoins et jugesde cette épreuve, le champion français se pré-senta ; il était si redoutable que nos chevaliersanglais refusèrent de se mesurer avec lui. Ainsi

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l’affaire, qui était d’une grande gravité, mena-çait de tourner contre le roi d’Angleterre pardéfaut de tenant de sa cause. Or, à cetteépoque, parmi les prisonniers enfermés à laTour, se trouvait le sire de Courcy, qui était laplus vaillante lame d’Angleterre, et qui aprèsavoir été dépouillé de ses honneurs et de sesbiens, avait été condamné à une longue et durecaptivité. On fit appel à son courage ; ilconsentit à ramasser le gant du champion en-nemi et descendit tout armé dans l’arène. Àpeine le gentilhomme français eut-il vu lahaute stature de son adversaire, à peine eut-ilentendu prononcer son nom fameux, qu’il pritla fuite. La cause du roi de France était perdue.Le roi Jean rendit au sire de Courcy tous sestitres et ses domaines, et lui dit : « Quoi quetu demandes ou désires, nous te l’accordonsd’avance, dussions-nous y sacrifier la moitié denotre royaume ». Alors de Courcy s’agenouilla,comme je fais en ce moment, sire, et il parlaainsi : « Voici ce que j’espère et requiers, trèshaut et puissant suzerain, savoir que moi et

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mes successeurs ayons désormais le privilègede rester couverts en présence des rois d’An-gleterre, et ce d’ores et déjà et tant que le trôned’Angleterre sera debout ». Cette faveur lui futoctroyée, Votre Majesté ne l’a point oublié. De-puis quatre cents ans il n’y a point eu défautd’héritier dans cette lignée, en sorte que jus-qu’à ce jour le chef de cette antique maison adroit de garder sur sa tête le heaume, casque,morion ou toute autre coiffure devant Sa Ma-jesté le Roi, ceci sans que personne y puisse re-dire ou porter empêchement, et sans qu’aucunautre puisse faire de même(7). Sire, invoquantce précédent à l’appui de ma prière, j’ose sup-plier le Roi de m’accorder pour seule grâce etunique privilège, et comme récompense suffi-sante et trop grande, savoir : que moi et meshéritiers, à jamais, ayons droit de rester assisen présence de Sa Majesté le Roi d’Angleterre.

— Levez-vous, sir Miles Hendon, chevalier,dit le roi en prenant gravement la rapière deson protecteur et en lui donnant l’accolade ; le-

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vez-vous et asseyez-vous. Votre demande vousest accordée. Tant qu’existera l’Angleterre etque subsistera la couronne, ce privilège netombera en dévolu par péremption, saufmanque de collataire.

Le roi se leva et fit quelques pas dans lachambre, l’air rêveur et préoccupé. Hendons’était assis à la table.

« J’ai eu là, se dit-il, une superbe idée, quim’a tiré d’un fier péril ; je ne tenais plus surmes jambes. Sans cette invention, je serais res-té planté debout pendant des semaines et desmois, tant que le pauvre petit n’aurait pas re-couvré sa raison… Me voilà donc Chevalier duRoyaume des Rêves et des Ombres ! Curieusesituation, en vérité, pour un homme aussi po-sitif que moi ! Dieu me garde d’en rire, car ily croit sérieusement, le cher enfant. Et puisn’est-ce point une marque de son bon cœur etde son amitié pour moi ?… Ah ! si je m’enten-dais appeler devant la Cour par mon nouveaunom, si ma dignité et mon privilège pour rire

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étaient réels, quel contraste il y aurait entre mahaute fortune et mon misérable accoutrement !Qu’importe ! Faisons ce qu’il veut, soyons cequ’il lui plaît ; il sera heureux, et je partageraison bonheur ».

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XIII

Le prince disparaît

Les deux amis ne tardèrent point à se sentirenvahis par le sommeil.

— Ôtez-moi ces guenilles, dit le roi avec ungeste de dégoût.

Hendon déshabilla l’enfant sans réplique, lecoucha, le borda, puis, jetant un coup d’œil au-tour de la chambre, il se dit tristement :

— Voilà mon lit pris comme auparavant.Que faire ?

Le roi remarqua sa perplexité et pour ymettre fin :

— Couchez-vous en travers de la porte, etgardez-la, dit-il avec un long bâillement.

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Un moment après, le pauvre enfant étaitcomplètement endormi.

— Cher ange ! murmura Hendon en l’admi-rant ; il devrait être roi tour de bon : il s’ac-quitte si sincèrement, si merveilleusement deson rôle !

Le brave homme alla s’étendre devant laporte.

— Bah ! se dit-il, j’ai été plus mal couchéque cela pendant sept ans, et je serais ingratenvers Dieu qui m’a sauvé, si j’allais récrimi-ner.

Il s’endormit à son tour, presque à l’aurore.Vers midi, il se leva, alla découvrir prudem-ment son pupille et fit le geste de lui prendrela mesure. Le roi s’éveilla au moment où Milesachevait cette besogne, se plaignit du froid etlui demanda ce qu’il faisait.

— Ce n’est rien, sire, c’est fini, dit vivementHendon. J’ai quelque affaire dans le voisinage,mais je rentre à l’instant. Ne bougez pas. Tâ-

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chez de vous rendormir, vous en avez bien be-soin. Là, là ; laissez-moi vous couvrir la têteaussi, vous vous réchaufferez plus vite.

Le roi était retourné au pays des rêvesavant la fin de ces paroles. Miles sortit fur-tivement, pour rentrer de même au bout detrente ou quarante minutes. Il tenait sous lebras quelques nippes d’enfant achetées d’occa-sion. L’étoffe en était, il est vrai, presque entoile d’araignée et attestait de longs services ;mais le tout était propre et de bonne mise pourla saison. Il s’assit et inspecta pièce à pièce sesemplettes.

— Avec plus d’argent, se dit-il en parlanttout haut, j’aurais évidemment trouvé mieux ;mais on ne peut semer que suivant son sac, etquand le sac est petit…

Il était jadis une femme,Une femme il était.

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— Il a bougé, je crois ; chantons moinshaut ; il ne faut pas troubler son sommeil ; levoyage sera long, et il est déjà harassé, lepauvre chéri. Ce vêtement n’est pas trop mau-vais ; une reprise par ci, une autre par là, onn’y verra plus rien. Ah ! Voici qui vaut mieux,quoiqu’il faille encore une reprise là… Voiciqui est très bien… Voici qui lui tiendra les piedschauds et secs. Pauvre ange ! Il sera fort sur-pris, lui qui courait sans doute pieds nus, l’hi-ver comme l’été… Ah ! si l’on avait autant depain que de fil pour un farthing ! Et encorecette excellente aiguille par-dessus le marché.Allons ! Je n’ai pas fait une trop mauvaise af-faire. Dépêchons-nous maintenant, et com-mençons par enfiler notre aiguille. Y parvien-drai-je ?

Le fait est qu’il eut quelque peine. Il fit ceque font tous les hommes quand ils s’avisent decoudre, ce qu’ils ont fait toujours et feront pro-bablement toujours. Il tint l’aiguille immobileentre le pouce et l’index de la main gauche,

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et essaya avec l’autre main de passer le fil parle chas, ce qui est tout juste l’opposé de ceque fait une femme. Aussi eut-il à recommen-cer vingt fois sans succès, tantôt poussant le filà droite de l’aiguille, tantôt à gauche, au lieu del’entrer dans le trou, tantôt le tordant, au lieude le tenir droit ; mais il avait de la patience, etd’ailleurs il n’en était pas tout à fait à ses dé-buts, ayant cousu plus d’un bouton, quand ilétait au service. Il réussit à la fin, prit une despièces du costume étalé sur ses genoux, et semit à l’œuvre, tout en poursuivant son mono-logue.

— La chambre est payée, le souper d’hieraussi, le déjeuner qu’on va nous apporter aussi.Il me reste de quoi acheter une couple d’âneset défrayer nos deux ou trois jours de voyagejusqu’à Hendon Hall, où nous nagerons dansl’abondance.

Gardant à son époux…

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— Poux, poux, aie, aie ! Je me suis enfoncél’aiguille sous l’ongle… Bah ! Ce n’est pas lapremière fois… C’est égal, cela ne fait pas debien…

… poux, sa flam…

— Ah ! que nous allons être heureux là-bas ! Pauvre petit, il ne s’en doute point. En-core un peu de patience, mon chéri, et tous teschagrins seront dissipés.

Gardant à son époux sa flamme,Quand lui la tra…

— Qu’on me dise encore que je n’entendsrien à la couture. Voyez-moi ces larges etbelles reprises (il tournait les vêtements entous sens pour mieux les admirer). Ah ! ce n’estpas un tailleur qui s’en serait tiré comme cela ;il vous aurait serré les mailles, il vous auraitfait un bourrelet, une œillère de cheval.

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Gardant à son époux sa flamme,Quand lui la trahissait.

— Enfin, c’est achevé ; ce n’est pas trop tôt.Éveillons-le maintenant, habillons-le, versons-lui de l’eau, faisons-le asseoir à table, en le ser-vant avec respect ; puis nous ferons diligence,nous irons à l’auberge du Tabard à Southwark ;nous… Plaise à Votre Majesté de daigner vouslever, sire… Hein ! il ne répond pas… Sire,sire !… Voilà que je vais être obligé de profanersa personne sacrée en portant sur lui la main…Mais aussi il dort comme s’il était dans son pa-lais. On tirerait le canon à son oreille… Ah !…

Il avait soulevé la couverture ; l’enfantn’était plus là.

Pâle, éperdu, muet, le pauvre homme de-meura pétrifié. Il vit que les haillons de l’enfantavaient disparu avec lui. Alors il entra dansune indicible fureur, il courut affolé à la porte

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de la chambre et, d’une voix exaspérée, il ap-pela.

En ce moment, un domestique entrait, por-tant des deux mains, sur un plateau, le déjeu-ner commandé la veille. Hendon, hors de lui, lesaisit à la gorge. Le domestique, effrayé, faillitlaisser tomber les bols, les assiettes et les plats.

— Où est l’enfant ? rugit Miles ; dis-le-moitout de suite, suppôt de Satan, ou je ne répondspas de ta vie.

— Un peu de patience, messire, je vais toutvous expliquer. Vous veniez à peine de sortirde l’auberge, quand un jeune homme est entréet a dit que Votre Honneur priait son petit com-pagnon de vous rejoindre tout de suite au boutdu pont, du côté de Southwark. Je l’ai introduitici ; il a éveillé l’enfant, et lui a répété ce qu’ilm’avait dit. Alors l’enfant a grommelé, parcequ’on le faisait lever trop tôt, disait-il ; alors,il a mis ses loques et il est parti avec le jeunehomme, en disant qu’il eût été plus convenable

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que Votre Honneur se rendît auprès de lui enpersonne, au lieu d’envoyer un messager ;alors…

— Alors, alors, tu t’es laissé mener par lebout du nez, imbécile ; la male peste te serre !Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur. Cedoit être évidemment un malentendu. Qui luivoudrait du mal à ce pauvre petit ? Je cours lechercher. Mets le couvert. Attends. On diraitqu’il y a encore quelqu’un dans le lit… Est-cefait exprès ?

— Je ne sais pas ; j’ai vu le jeune hommequi remuait les couvertures.

— Mille morts ! Je suis joué ; on aura voulugagner du temps, en me faisant illusion. Parle !Ce jeune homme était-il seul ?

— Tout seul.

— Tout seul, dis-tu ?

— Oui.

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— Réfléchis bien, rappelle-toi, pèse tes pa-roles…

Hendon ne se possédait plus. Le domes-tique comprit qu’il risquait de passer un mau-vais quart d’heure.

— Quand il est venu ici, dit-il après avoir eul’air de se recueillir, personne n’était avec lui ;mais je me souviens maintenant qu’au momentoù tous deux s’engageaient dans la foule, uneespèce de mendiant déboucha de l’endroit où ils’était embusqué, et juste au moment où il lesrejoignit…

— Eh bien, quoi, qu’arriva-t-il ? Parle vite !tonna Hendon qui frémissait d’impatience.

— Alors, la foule les engloutit ; je ne visplus rien ; mon maître me rappela ; il rageaitparce que le boucher n’avait pas apporté unmorceau de bœuf qu’on avait commandé,quoique j’eusse pu prendre tous les saints à té-moin que ce n’était pas ma faute, que j’étais

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aussi innocent que l’enfant qui vient denaître…

— Te tairas-tu, idiot ? Ton bavardage finitpar m’échauffer la bile. Attends ; où vas-tu ? Ilest donc impossible de te faire rester en place ?Sont-ils allés dans la direction de Southwark ?

— Comme je viens de le dire à Votre Hon-neur, et comme je l’ai répété à mon maître,à propos de ce bœuf, l’enfant qui vient denaître…

— Encore ! Te tairas-tu enfin ? Détale, ou jet’étrangle !

Le domestique disparut. Hendon courutaprès lui et franchit d’un bond l’escalier exté-rieur de l’hôtellerie.

— C’est cet infâme gredin qui aura fait lecoup. Ne se disait-il point son père ? Pauvrepetit, cher maître, mon roi bien-aimé, je t’aiperdu… Ah ! Je ne puis y penser sans frisson-ner, je l’aimais tant ! Non, par les saints Évan-giles, non, tu n’es pas perdu. Je te retrouverai

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quand je devrais remuer ciel et terre ! Pauvreenfant ! Et notre déjeuner qui nous attend ! Jen’ai plus faim, les rats s’en régaleront. Ah ! quene puis-je aller plus vite !

Il se glissait comme une couleuvre à traversles groupes compacts qui étaient massés surle pont, et pendant qu’il avançait pas à pas, ilmurmurait :

— Il est parti en grommelant, mais il estparti ; et pourquoi cela ? Uniquement parcequ’il croyait que Miles Hendon le faisait appe-ler, pauvre chéri ; sans cela, il ne l’aurait pasfait ; non certes, il ne l’aurait pas fait ; j’en suissûr, oh ! bien sûr !

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XIV

Le roi est mort ! Vive le roi !

Le même jour, à l’aurore, Tom Canty étaitsorti d’un profond sommeil et avait ouvert lesyeux dans l’obscurité. Il resta quelques mo-ments silencieux, immobile, tâchant de ras-sembler ses pensées et ses souvenirs, pour serendre plus ou moins compte de tout ce qui luiétait arrivé ; puis il s’écria, mais avec un cer-tain trouble :

— Oh ! oui, je vois ce que c’est, je vois ceque c’est ! Dieu soit loué, je suis enfin éveillé.Vive la joie ! Adieu les soucis ! Hé ! Nan, Bet !Ramassez votre paille et arrivez vous coucherici. Que je vous dise à l’oreille ce que vous necroirez jamais, le rêve le plus fou que jamais

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les esprits de la nuit aient fait entrer dans unecervelle. Hé ! Nan ! hé ! Bet !

Une vision indistincte apparut à son chevet,et une voix lui dit :

— Daignez, sire, me donner vos ordres.

— Mes ordres… Attendez. Il me sembleque je vous connais. Parlez. Qui êtes-vous ?Qui suis-je ?

— Qui vous êtes, sire ? Hier, vous étiez leprince de Galles ; aujourd’hui vous êtes notretrès gracieux souverain et suzerain, Édouard,roi d’Angleterre.

Tom cacha sa tête dans ses oreillers et mur-mura lamentablement :

— Hélas ! Ce n’était point un rêve ! Allez,messire, reprenez votre repos et laissez-moimes soucis.

Tom ferma les yeux et se rendormit. Bientôtil rêva qu’on était en été et qu’il jouait toutseul dans une belle prairie appelée le Champ

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du brave homme, lorsqu’un nain d’un pied dehaut, avec de grands favoris rouges et le dostout voûté, se montra soudainement à lui, etlui dit : « Creuse un trou au pied de cet arbre ».Il obéit et trouva douze pennies tout luisantsneufs, un vrai trésor ! Mais ce n’était pas tout.Le nain ajouta : « Je te connais, tu es un bonenfant, et tu mérites qu’on s’intéresse à toi. Tesmaux vont cesser, car le jour de la récompenseest arrivé. Tu viendras creuser un trou ici tousles huit jours, et tu y trouveras chaque fois lemême trésor, douze pennies, tout beaux, toutneufs. Ne le dis à personne. Garde bien ce se-cret ».

Le nain disparut, et Tom courut à OffalCourt en se disant : « Tous les soirs je donneraiun penny à mon père, il croira que je l’ai reçuen aumône, il sera content, et il ne me battraplus. Un penny toutes les semaines au bonprêtre qui me donne des leçons ; les autrespour ma mère, pour Nan et Bet. Plus de faim,

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plus de guenilles, plus de coups, plus decraintes ».

Dans son rêve, il arrivait chez lui hors d’ha-leine ; il se précipitait dans son sordide gale-tas ; ses yeux flamboyaient d’enthousiasme ; iljetait tous ses pennies sur les genoux de samère, et il s’écriait :

— Tout pour toi, tout ; pour toi et pour Nanet pour Bet ; je les ai gagnés honnêtement ; jene les ai pas mendiés, ni volés.

Sa mère, heureuse et surprise, le serrait af-fectueusement sur sa poitrine, et disait :

— Il se fait tard. Plaise à Votre Majesté dese lever…

Était-ce bien la réponse qu’il attendait ? Hé-las ! Le rêve s’était évanoui : Tom était éveillé.

Il ouvrit les yeux ; le premier gentilhommede la chambre, en costume splendide, étaitagenouillé au pied de son lit. Le pauvre enfantcomprit qu’il était toujours prisonnier, et tou-

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jours roi : la chambre était remplie de courti-sans vêtus de pourpre, le pourpre étant la cou-leur du deuil de la Cour. Il y avait là aussi tousles nobles gentilshommes attachés à la per-sonne du Roi.

Alors commença la grave cérémonie du le-ver. Les courtisans vinrent, l’un après l’autre,mettre un genou en terre, et offrir à Tom leurshommages et leurs condoléances.

Pendant ce temps, on procédait à la toiletteroyale. D’abord le premier écuyer de serviceprit une chemise et la donna au premier lordde la vénerie, qui la donna au second gentil-homme de la chambre, qui la donna au grand-maître de la forêt de Windsor, qui la donna autroisième gentilhomme de la chambre, qui ladonna au chancelier royal du duché de Lan-castre, qui la donna au maître de la garde-robe,qui la donna au troisième héraut ou roi d’armesde la Couronne, qui la donna au connétable dela Tour, qui la donna au grand sénéchal de lamaison du Roi, qui la donna au lord héréditaire

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de la serviette, qui la donna au lord grand ami-ral d’Angleterre, qui la donna à l’archevêquede Canterbury, qui la donna au premier gentil-homme de la chambre, lequel enfin prit ce quien restait et le mit à Tom, tandis que celui-ci,les yeux grands ouverts, suivait ce manège etsongeait aux seaux d’eau qu’on passe de mainen main dans les incendies.

Chacune des pièces de son costume par-courait lentement et solennellement la mêmefilière ; en sorte que Tom se lassa bientôt decette cérémonie, et il s’en lassa tellement qu’ilfaillit pousser un grand soupir de soulagementquand il vit les chausses de soie commencerleur voyage au bout de la chambre. Il se dit queson supplice touchait à sa fin. Mais il s’était ré-joui trop tôt.

Le premier lord de la chambre venait de re-cevoir les chausses et se disposait à y intro-duire la jambe de Tom, quand le rouge montatout à coup au front du gentilhomme. Vite il re-passa les chausses à l’archevêque de Canterbu-

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ry, et d’un air étonné et contrarié, il lui montraquelque chose qui avait rapport à ce vêtementinnommable, et lui dit tout bas, mais tout bas,avec effroi : « Voyez, mylord ! ».

L’archevêque pâlit, rougit et passa leschausses au lord grand amiral en murmuranttout bas, mais tout bas : « Voyez, mylord ! ».L’amiral passa les chausses au grand lord héré-ditaire de la serviette et eut tout juste assez desouffle pour balbutier : « Voyez, mylord ! ».

Les chausses passèrent ainsi à reculons augrand sénéchal de la maison royale, au conné-table de la Tour, au troisième héraut ou roid’armes de la Couronne, au maître de la garde-robe, au chancelier royal du duché de Lan-castre, au troisième gentilhomme de lachambre, au grand maître de la forêt de Wind-sor, au second gentilhomme de la chambre, aupremier lord de la vénerie, toujours avec ac-compagnement de l’exclamation d’étonnementet de frayeur : « Voyez, mylord ! » jusqu’à cequ’elles fussent arrivées au lord grand écuyer

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de service, qui les regarda, pâlit affreusement,et murmura d’une voix étranglée :

— Corps de ma vie, il manque un ferret à untroussis ! Que l’on enferme à la Tour le premiergentilhomme garde-chausses du Roi.

Puis il s’appuya tout défait sur l’épaule dupremier lord de la vénerie, et ne recouvra sonsang-froid que lorsqu’on lui eut passé une autrepaire de chausses où il ne manquait, cette fois,ni ferret ni troussis.

Comme toute chose a une fin, il arriva unmoment où Tom Canty se trouva en état desortir de son lit. Alors un gentilhomme ayantprivilège à cet effet versa l’eau ; un autre gen-tilhomme privilégié régla les ablutions ; unautre gentilhomme privilégié fit écouler l’eausale ; un autre gentilhomme privilégié tendit laserviette, et petit à petit, avec énormément depatience, Tom passa par les différentes phasesde la purification, pour être remis ensuite auxofficiers privilégiés chargés de coiffer Sa Ma-

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jesté Royale. Quand il sortit de leurs mains, ilétait gentil comme une jolie petite fille, avecson petit manteau et ses chausses de satinpourpre, et sa toque ornée d’une plume demême couleur. Alors il se rendit en grandepompe à la salle où était servi le déjeunerroyal, et à mesure qu’il avançait, les courtisansse reculaient sur son passage, s’agenouillaientet se prosternaient devant lui.

Après le déjeuner, on le conduisit, toujoursen grande pompe escorté par les grands offi-ciers de la Couronne et par les cinquante gen-tilshommes pensionnés de la garde portant deshaches de combat en fer doré, jusqu’au pieddu trône, où il monta gravement et s’assit pourprendre connaissance des affaires d’État. Son« oncle » lord Hertford, se tint debout à côté delui, afin d’assister l’intelligence royale de sessages conseils.

La commission des hommes illustres char-gés par le roi défunt de l’exécution du testa-ment se présenta ensuite, à l’effet de deman-

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der l’approbation de ses actes. Ceci n’était d’or-dinaire qu’une formalité ; mais, dans les cir-constances présentes, il y avait quelque chosede plus qu’une formalité à remplir, puisque leroyaume était sans régent ou, comme on dit enAngleterre, sans protecteur. L’archevêque deCanterbury lut son rapport sur le décret rendupar le Conseil exécutif, au sujet des obsèquesde l’illustre Roi défunt, et termina cette lectureen nommant les signataires de ce document :l’archevêque de Canterbury, le lord chancelierd’Angleterre, lord William Saint-John, lordJohn Russell, le comte Édouard de Hertford, levicomte John Lisle, l’évêque de Durham Cuth-bert…

Tom n’écoutait pas. Une seule chose l’avaitfrappé dans cette énumération fastidieuse determes et de noms inconnus pour lui. Il se tour-na vers lord Hertford, qui se pencha vers letrône, et lui demanda presque à l’oreille :

— Quel jour disent-ils qu’aura lieu l’enterre-ment ?

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— Le 16 du mois prochain, sire.

— Quelle étrange folie ! Et croit-on pouvoirle conserver jusque-là ?

Pauvre petit, il était encore tout novice aumétier royal ; il n’avait vu jusqu’alors que lesenterrements d’Offal Court, où l’on procédaitplus sommairement quand il s’agissait de me-ner un mort en terre. Cependant lord Hertfordlui glissa encore quelques mots qui parurent luidonner satisfaction.

Un secrétaire d’État présenta un ordre duConseil fixant au lendemain matin, à onzeheures, la réception officielle des ambassa-deurs étrangers, et demanda à cet effet la sanc-tion royale.

Tom adressa un regard interrogateur à lordHertford qui chuchota :

— Votre Majesté fera sagement de consen-tir à cette requête. Les ambassadeurs étrangersviennent vous témoigner, sire, la part queprennent les souverains, leurs maîtres, à la

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grande calamité qui a frappé Votre Majesté etle royaume d’Angleterre.

Tom fit ce qu’on lui demandait.

Un autre secrétaire lut un exposé de motifsrelatant les dépenses de la maison du Roi, quis’étaient élevées à 28 000 livres pendant les sixmois écoulés : somme tellement inouïe pourTom Canty qu’il en resta la bouche béante. Ill’ouvrit plus démesurément encore lorsqu’onlui apprit qu’il était dû sur ce total 20 000livres, que les coffres du Roi étaient presquevides, et que les douze cents gentilshommes dela maison du Roi étaient fort dans l’embarras,pour n’avoir pas reçu les gages, qui leur étaientalloués, il est vrai, mais qui n’étaient pas payés.

Il y eut un moment où Tom n’y tint plus ets’écria, tout ému :

— Mais nous prenons le chemin de l’hôpi-tal, mes amis. Il faudra changer tout cela, ettout de suite prendre une maison plus petite,car je n’ai guère besoin de cette grande halle

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que voici ; il faudra aussi me débarrasser detous ces gens qui ne font rien et ne servent qu’àtraîner les choses en longueur, à me haras-ser l’esprit et l’âme d’obséquiosités, qui font demoi une vraie poupée n’ayant ni tête ni cœur,et qui me croient incapable de faire œuvre demes dix doigts. Congédiez-moi donc au-jourd’hui même tous ces gêneurs encombrantset inutiles. Quant à la maison, j’en ai vu une pe-tite qui fera mon affaire, en face du marché auxpoissons, près de Billingsgate.

Tom allait continuer, quand il sentit unemain exercer une forte pression sur son bras.Il rougit et se tut ; mais personne dans l’assis-tance ne trahit par un pli de figure l’étrange etpénible impression produite par cette divaga-tion.

Un troisième secrétaire lut ensuite un docu-ment ainsi conçu :

« Attendu que le feu Roi a émis dans sontestament l’intention de conférer le titre de duc

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au comte de Hertford et d’élever le frère duditlord, sir Thomas Seymour, à la pairie, et pa-reillement d’octroyer le titre de comte au filsdudit lord, et de promouvoir à des dignités res-pectivement plus élevées d’autres grands lordsde la Couronne :

« Le Conseil a résolu de tenir séance le 16du mois de février, à l’effet de délivrer et deconfirmer l’octroi de ces titres.

« Attendu que le feu Roi n’a point accordépar écrit les apanages et fiefs attachés à ces di-gnités :

« Le Conseil, interprétant la pensée du feuRoi à ce sujet, a cru juste et équitable d’allouerà lord Seymour 500 livres de terres, et au filsde lord Hertford 800 livres de terres, et 300livres des terres épiscopales qui deviendraientvacantes.

« Le tout sauf agrément du Roi présente-ment régnant ».

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Tom allait s’écrier qu’il eût été plus conve-nable de payer les dettes du feu roi avant degaspiller tout cet argent ; mais une nouvellepression de main exercée à temps sur son braspar le prévoyant Hertford l’empêcha de com-mettre cette nouvelle bévue. Aussi donna-t-ilson royal consentement, sans dire mot, maisnon sans se sentir intérieurement très vexé devoir son royaume s’en aller ainsi à vau-l’eau.

Tandis qu’il s’extasiait sur la facilité aveclaquelle il accomplissait tant de choses éton-nantes, gouverner un pays, nommer des hautsdignitaires, dépenser des sommes folles, réglerses comptes sans bourse délier et faire destrous pour en boucher d’autres, il lui vint tout àcoup une heureuse et généreuse pensée : pour-quoi ne ferait-il point de sa mère une duchessed’Offal Court en lui donnant tout le quartierqu’elle habitait pour apanage ? Il allait en par-ler à son Conseil quand il se ravisa : il se sou-vint en effet qu’il n’était roi que de nom, queces graves personnages, ces nobles seigneurs

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étaient ses maîtres, que pour eux sa mèren’existait que dans son imagination malade,qu’ils écouteraient ses paroles et accueille-raient ses projets sans rien faire et en profite-raient pour le recommander d’un peu plus prèsaux soins du premier médecin de la Cour.

Pendant ce temps, les grands dignitairesabattaient de la besogne. Ce n’étaient que lec-tures de pétitions, de proclamations, de lettres-patentes, de papiers verbeux, ennuyeux, où lesmêmes mots revenaient sans cesse, et qui tousavaient trait aux affaires publiques.

Tom poussait de grands soupirs entrecou-pés de bâillements et se demandait :

« En quoi ai-je pu offenser le bon Dieu pourqu’il m’ait pris l’air libre et pur des champs,la bonne et chaude lumière du soleil, afin dem’enfermer ici entre quatre murs et de faire demoi un roi, c’est-à-dire le plus malheureux desmortels ? ».

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Alors sa pauvre tête réellement brisée sepencha tout doucement et retomba sur sonépaule où elle resta immobile. Ce fut le signalde la suspension des affaires de l’État, le prin-cipal facteur, celui qui devait ratifier les déci-sions faisant défaut. Le silence se fit autour del’enfant endormi, et les sages du royaume nepoussèrent pas plus loin leurs délibérations.

Dans l’après-midi, Tom eut une heure derécréation, avec la permission de ses deux fi-dèles gardiens, lord Hertford et lord Saint-John. Lady Élisabeth et la petite lady JaneGrey vinrent le voir, mais les petites princessesétaient tout abattues, car elles étaient encoresous l’impression du grand coup qui avait frap-pé la maison royale. Lorsqu’elles se retirèrent,« sa sœur aînée », celle qu’on appela plus tardMarie la Sanglante, lui fit un sermon solennelqui n’eut qu’un mérite pour Tom, celui d’êtrecourt.

Il eut ensuite quelques minutes à lui ; puisil vit entrer un enfant d’une douzaine d’années,

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grêle et svelte, dont le costume, à l’exceptiond’une fraise blanche et des dentelles autour despoignets, était tout noir : pourpoint, haut-de-chausses et le reste. Il n’avait pour tout signede deuil qu’un nœud pourpre sur l’épaule. Ils’avança timidement, la tête nue et basse, etmit un genou en terre.

Tom le regarda froidement, avec indiffé-rence, la jambe gauche repliée sur la cuissedroite.

— Lève-toi, petit, dit-il enfin. Qui es-tu ?Que veux-tu ?

L’enfant se redressa et prit une posture gra-cieuse ; mais sa physionomie trahissait unegrande anxiété.

— Sa Majesté ne peut, dit-il, avoir oubliéson enfant du fouet ?

— Mon enfant du fouet ?

— Oui, sire. C’est moi qui suis Humphrey…Humphrey Marlow.

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Tom crut comprendre que ses deux gar-diens avaient chargé quelqu’un de le surveiller.La situation était délicate. Qu’avait-il à faire ?Devait-il avoir l’air de connaître cet enfant, etpuis laisser voir un instant après, au premiermot, qu’il n’avait jamais entendu parler de lui ?Cela n’était pas possible. Il lui vint une idée.Des faits de ce genre ne pouvaient manquerde se représenter, maintenant que lord Hert-ford et lord Saint-John, qui étaient tous deuxmembres du Conseil exécutif, auraient à s’ab-senter fréquemment. Il y avait donc intérêtpour lui à adopter un plan qui le mît à l’abride pareilles surprises. Tout bien pesé, c’était cequ’il y avait de plus sage : faire une expériencesur cet enfant et, d’après le résultat, régler saconduite future. Il fronça donc le sourcil, pritun air sérieux, et dit :

— Oui, oui, je me rappelle… mais j’ai la vuetrouble, je suis souffrant.

— Hélas ! mon pauvre maître, s’exclamal’enfant du fouet avec émotion, tandis qu’il

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ajoutait à part lui : C’est donc vrai ce qu’on dit,il n’a plus sa tête à lui, hélas ! pauvre âme. Maisson malheur m’égare moi-même ; je m’oublie ;n’y a-t-il point un ordre qui défend de s’aper-cevoir de son état, et qui fait un crime de lèse-majesté de toute réflexion à ce sujet ?

— C’est une chose étrange que la mémoire,dit Tom ; je ne croyais pas que l’on pût laperdre à ce point. Mais attends, attends ; il suf-fit souvent d’un rien pour me ramener à l’espritles noms et les choses qui m’échappent… (etmême, ajouta-t-il mentalement, ce que je n’aijamais su…) Parle, que viens-tu faire ici ?

— Oh ! peu de chose, sire ; mais puisqueVotre Majesté me commande de parler, j’oserailui rappeler qu’il y a deux jours, Votre Majestéa fait deux fautes de grec dans la leçon du ma-tin… Vous vous rappelez bien, sire ?

— Oui… oui je me rappelle… (aussi pour-quoi m’obligent-ils à mentir ? Ce n’est pas deuxfautes que j’aurais faites, s’il m’avait fallu par-

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ler grec, c’est vingt, c’est cent !). Je me rappelleparfaitement… Va toujours.

— Alors votre maître, indigné de ce qu’ilappelait de la négligence, de l’étourderie, vouspromit de me faire donner sérieusement lefouet, et…

— De te faire donner le fouet à toi ? s’écriaTom abasourdi, et oubliant tout à coup sonrôle ; te faire fouetter, toi, pour mes fautes àmoi ?

— Ah ! Votre Majesté ne se souvient plus.C’est toujours moi qui suis battu quand VotreMajesté commet une erreur dans ses leçons.

— C’est vrai… c’est vrai… j’avais oublié.C’est toi qui me donnes d’abord une leçon, unerépétition, puis, quand je ne sais pas, il dit quetu t’y prends mal, que…

— Oh ! sire, quelles paroles ! Moi, le plushumble de vos sujets, avoir l’audace, la pré-somption de vous enseigner !

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— Alors, quel mal fais-tu, puisque tu ne faisrien ? Voyons, quelle est cette énigme ? Qui denous deux est fou ici ? Explique-toi, parle…

— Mais Votre Majesté sait bien que c’esttout expliqué, et qu’il n’y a rien de plus simpleet de plus juste. Personne n’a le droit de porterla main sur la personne sacrée du prince deGalles ; c’était Votre Altesse qui méritait lesverges, et c’est moi qui les recevais ; cela esttrès naturel et très équitable, et s’il en était au-trement je perdrais ma charge et mon gagne-pain.

L’enfant disait tout cela d’un ton naïf etconvaincu. Tom attachait sur lui de grandsyeux, et pensait :

« Voilà qui devient de plus en plus étrange ;je m’étonne que l’on n’ait pas encore songé àprendre quelqu’un qui se fasse peigner et ha-biller à ma place ».

Puis, il dit à voix haute :

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— Et as-tu été battu, pauvre enfant, commeon te l’avait promis ?

— Non, sire, pas encore ; c’est aujourd’huile jour ; mais on me fera peut-être grâce, parcequ’il ne convient point d’user de rigueur unjour de deuil comme celui-ci ; pourtant je nesais pas ce qu’on fera ; et c’est pour cela queje me suis enhardi à venir ici, et à rappeler àVotre Majesté sa gracieuse promesse d’intercé-der pour moi…

— Auprès du maître ? Pour l’empêcher dete donner le fouet ?

— Ah ! sire, vous vous souvenez !

— Oui, la mémoire me revient, comme tuvois. Sois sans crainte ; tu ne pâtiras point, jem’en charge.

— Oh ! merci, mon bon seigneur, s’écrial’enfant en retombant à genoux. Mais peut-êtresuis-je allé trop loin, et…

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Humphrey hésitait. Tom l’encouragea dugeste.

— Parle, dit-il, je suis dans un bon moment.

— Eh bien, alors, je dirai tout, car cela mepèse sur le cœur. Maintenant que vous n’êtesplus le prince de Galles, mais le Roi, vous pou-vez régler les choses à votre gré, sans que per-sonne y puisse trouver à redire ; aussi n’y a-t-il plus de raison pour vous de vous casser latête avec des études qui n’ont rien de gai, etbien vous ferez en brûlant tous vos livres eten vous adonnant à une besogne moins fasti-dieuse. Mais avez-vous songé, sire, que, dansce cas, nous serons ruinés, mes petites sœurset moi ?

— Ruiné, toi ! Comment ?

— Mon dos c’est mon pain, sire. Si mon dosne sert plus, je meurs de faim et les miens avecmoi. Si Votre Majesté n’étudie plus, ma chargen’a plus de raison d’être. Votre Majesté n’aura

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plus besoin d’enfant du fouet. Oh ! sire, ne mechassez pas !

Tom fut touché de cette pathétique requête.Il eut un élan de royale générosité.

— Ne te déconforte pas davantage, petit.Ta charge subsistera désormais pour toi et tesdescendants.

Et donnant à l’enfant un léger coup surl’épaule du plat de son épée :

— Lève-toi, dit-il solennellement, Hum-phrey Marlow, premier enfant du fouet hérédi-taire de la maison royale d’Angleterre ! Chassetes soucis : je reprendrai mes livres et j’étudie-rai si mal, qu’il faudra tripler tes gages, car jeveux te donner de la besogne plus que tu n’enpeux porter.

Humphrey, pénétré de reconnaissance, ré-pondit avec enthousiasme :

— Merci, ô mon très noble maître ; vos lar-gesses dépassent mes plus audacieux rêves de

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fortune. Je vais être heureux toute ma vie, et jerendrai heureuse après moi la maison de Mar-low.

Tom était assez perspicace pour com-prendre que cet enfant pouvait lui être d’ungrand service. Il encouragea Humphrey à par-ler, et celui-ci fut loin de s’en plaindre. L’enfantdu fouet se trouvait heureux de pouvoir aiderle jeune roi à « recouvrer la santé ». Chose in-espérée ! Chaque fois qu’il avait achevé unesérie d’explications, qui avaient pour objet defaire renaître les souvenirs de son auditeur enlui rappelant les détails de la leçon et d’autresfaits qui s’étaient passés dans le palais, ilconstatait que le Roi « se rappelait » admira-blement toutes ces circonstances.

Au bout d’une heure, Tom se vit pourvu derenseignements du plus haut prix sur les per-sonnages et les affaires de la Cour. Aussi sepromit-il de puiser tous les jours à cette pré-cieuse source et de donner l’ordre de faire en-

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trer Humphrey dans la chambre royale, toutesles fois que Sa Majesté serait seule.

Humphrey venait à peine de sortir lors-qu’on annonça lord Hertford.

L’oncle du roi dit :

— Les membres du Conseil craignent quequelque rumeur malveillante relativement à lasanté précaire de la personne royale ne se soitrépandue au-dehors : il leur a donc paru sageet préférable que Sa Majesté commençât bien-tôt à dîner en public, suivant les us et cou-tumes de la Cour. Le calme de votre physiono-mie, sire, l’assurance et la grâce de votre main-tien, que l’on ne manquera point d’observer etde commenter, auront incontestablement poureffet de rassurer l’opinion, en supposant qu’elleait pu être alarmée par quelque faux bruit.

Alors le comte se mit, avec le plus grandtact, à instruire Tom de l’étiquette observéeen pareille occasion. De peur d’encourir la dis-grâce royale, il répétait fréquemment qu’il vou-

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lait seulement rappeler à Sa Majesté deschoses parfaitement connues d’elle. Mais, à sagrande joie, il remarqua que Tom n’avaitpresque plus besoin de leçons.

Lord Hertford ne se doutait guère que Hum-phrey avait pris les devants, en rapportant àTom ce qui était, dans les couloirs de la Cour,le secret de tout le monde, et en lui « rappe-lant », lui aussi, ce qu’il y avait à faire. Tom,déjà au fait de la dissimulation nécessaire àceux qui règnent, se garda bien de parler del’enfant au fouet.

Voyant que la mémoire royale s’était si ra-pidement améliorée, le comte voulut s’assurerdes progrès de la guérison. Les résultats furentheureux, çà et là, par endroits… là où Hum-phrey avait passé. En somme, lord Hertford futravi, enchanté. Aussi crut-il le moment venud’aborder une question capitale. Et d’une voixqui laissait percer toutes ses espérances :

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— Sire, dit-il, je suis persuadé que si VotreMajesté voulait faire encore un effort de mé-moire, elle résoudrait la question du grandsceau, qui constituait, hier, une perte presqueirréparable, mais qui est aujourd’hui de nulleimportance, attendu que le grand sceau nepouvait servir qu’au Roi défunt. Votre Majestédaigne-t-elle se souvenir ?

Cette fois, Tom, malgré sa grande sagacité,était littéralement acculé dans une impasse, legrand sceau étant pour lui un objet totalementinconnu. Il eut l’air de réfléchir un moment,puis il demanda tout innocemment :

— Dites-moi donc, mylord, comment c’estfait un grand sceau.

Le comte eut un geste de désappointementpresque imperceptible.

— Hélas ! se dit-il, voilà sa folie qui re-vient ! Il est inutile d’insister.

Puis il changea de conversation, tâchanthabilement de faire oublier à Tom la question

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du grand sceau et ne s’imaginant certainementpoint qu’au fond Tom ne demandait pas mieux.

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XV

Tom rend la justice

Le lendemain, les ambassadeurs étrangersse présentèrent au palais en brillant cortège.Tom, assis sur le trône, les reçut en grandepompe. Cette cérémonie dépassait en splen-deur toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors.Aussi fut-il d’abord ébloui de ce magnifiquespectacle qui exaltait son imagination.

Cependant l’audience dura si longtemps,les adresses qui se succédaient étaient si mo-notones, que bientôt le plaisir qu’il avait eu sechangea en un mortel ennui.

Tom répétait machinalement les mots quelord Hertford lui mettait en quelque sorte dansla bouche, et faisait tout son possible pour s’ac-

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quitter convenablement de son rôle. Tout celaétait si nouveau pour lui, tout cela lui imposaitune si grande contrainte, que l’attente généralefut presque déçue. Il avait assez l’air d’un roi,mais il ne pensait point comme un roi, ne sen-tait point tout ce qu’un roi doit ressentir quandles représentants officiels des plus grandespuissances se réunissent au pied de son trônepour le complimenter sur son avènement.Lorsque la cérémonie fut achevée, la seulechose qu’il éprouvât, ce fut une immense satis-faction d’être débarrassé de cette corvée.

Le reste de la journée « se perdit », commeil disait à part lui, en travaux relatifs à ses de-voirs royaux. Même les deux heures de loisiret de récréation qui lui furent accordées luiparurent plus fatigantes que jamais, parcequ’elles se trouvèrent presque entièrementremplies par des prescriptions et des restric-tions cérémonieuses. Il eut toutefois une heurede complet répit avec son enfant du fouet, et illa mit bravement à profit en s’amusant avec le

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petit Humphrey, qui lui fournit de nouvelles etexcellentes informations.

Le troisième jour de son règne se passaà peu près comme les autres ; seulement lesnuages qui pesaient sur lui commencèrent unpeu à s’éclaircir ; il se sentit un peu moins gênéque la veille et l’avant-veille, un peu plus aufait des tenants et des aboutissants ; seschaînes d’or l’écorchaient toujours, mais pastoutes en même temps, et il lui semblait quela présence et les hommages des grands desa Cour l’importunaient et l’embarrassaient demoins en moins.

Une seule chose le préoccupait encore etlui causait d’assez vives inquiétudes, à mesurequ’il se sentait plus proche du jour fixé pour ledîner d’apparat. Or, ce jour venait d’arriver.

Il s’en était fait répéter le programme, quilui paraissait surchargé de complications. Cejour-là, en effet, il devait présider un Conseilqui avait à prendre son avis et ses ordres sur la

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politique à suivre vis-à-vis des diverses nationsétrangères ; ce même jour aussi, lord Hertforddevait être définitivement élevé à la haute di-gnité de lord Protecteur ; ce même jour, enfin,devaient avoir lieu nombre d’autres événe-ments de la plus haute gravité ; mais tous cesévénements, quels qu’ils fussent, étaient bieninsignifiants pour Tom auprès de l’épreuve re-doutable du dîner en public, où une multituded’yeux curieux seraient attachés sur lui, et oùune multitude de bouches ne se feraient pointfaute de rire de son maintien et de ses bévues,s’il avait le malheur d’en commettre.

Il aurait bien voulu que ce jour, le qua-trième de son règne, n’arrivât point ; mais lesrois d’Angleterre ou d’ailleurs, si puissantsqu’ils soient, et quelque droit qu’ils aient d’ar-rêter bien des choses et bien des gens, nepeuvent rien pour arrêter le temps.

Le grand jour était donc venu, et Tom étaittriste, découragé, distrait, et quoi qu’il fît, il neparvenait point à se vaincre. Les cérémonies

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du matin, le lever, la toilette, le déjeuner lui pa-rurent insupportables et l’excédèrent d’avance.À aucun moment il n’avait senti plus cruelle-ment les souffrances de sa captivité.

La matinée était déjà avancée quand il en-tra dans la grande salle des audiences royales,où il eut un long entretien avec lord Hertford. Ilsuivait anxieusement les aiguilles de l’horloge,et il eût volontiers donné tout son royaumepour ne pas entendre sonner l’heure où il de-vait recevoir un nombre considérable degrands officiers du palais et de courtisans.

Au bout de quelque temps, Tom, qui s’étaitapproché d’une fenêtre pour voir ce qui se pas-sait au-dehors, avait complètement oublié sonentourage et observait avec intérêt l’animationde la foule amassée devant le palais.

Ces milliers de gens se pressant et se bous-culant lui paraissaient cent fois plus heureuxque lui, puisqu’ils étaient libres. Tout à coup ilremarqua un grand tumulte, et il lui sembla en-

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tendre les cris poussés par une troupe désor-donnée d’hommes, de femmes et d’enfants ap-partenant à la lie du peuple, qui descendaientla route et approchaient.

— Je voudrais bien savoir ce qu’on fait là-bas, s’exclama-t-il avec toute la curiosité d’unenfant en pareille circonstance.

— Vous êtes le Roi, répondit solennelle-ment le comte en faisant la révérence. Si VotreMajesté veut me donner le droit d’agir…

— Oh ! oui, je vous en prie, s’écria Tom sur-excité.

Et il ajouta à part lui avec un vif sentimentde satisfaction :

— Après tout, ce n’est pas si désagréabled’être roi, il y a des compensations.

Le comte appela un page et l’envoya au ca-pitaine de la garde, avec un écrit ainsi conçu :

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« Ordre de faire suspendre la marche de lapopulace et de s’informer de la cause de cemouvement. De par le Roi. »

Quelques secondes après, une longue filede soldats de la garde royale, emprisonnésdans leurs armures d’acier, sortit par la portedu palais et barra la route, au grand étonne-ment de la multitude. Un messager rapportapresque aussitôt que la foule suivait unhomme, une femme et une petite fille qui al-laient être exécutés pour crimes commiscontre la sûreté et la paix du royaume.

La mort, une mort horrible et ignominieuseattendait ces misérables ! À cette pensée, lecœur de Tom se serra violemment.

Il se sentit pris d’une profonde pitié pources malheureux, et ce sentiment domina enlui toute autre considération. Il oublia que cesgens dont il avait compassion avaient violé leslois, qu’ils avaient fait du tort à autrui, quec’étaient sans aucun doute des criminels, peut-

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être des assassins qui avaient fait souffrir leursvictimes ; il ne vit qu’une seule chose : l’ombrede l’échafaud et le terrible sort suspendu sur latête des condamnés. Il était si vivement émuqu’il oublia sa propre situation, et ne se souvintplus que son autorité était toute factice ; avantd’avoir pu se rendre compte de ce qu’il pouvaitou devait faire, il s’était écrié avec passion :

— Qu’on les amène ici !

Puis il rougit, et des paroles d’excuse mon-tèrent à ses lèvres. Cependant il se retintquand il vit que son ordre n’avait causé aucunesurprise ni au comte, ni au page de service.

Le page, avec le cérémonial accoutumé,s’était incliné profondément et, marchant à re-culons en renouvelant à plusieurs reprises sesrévérences, avait quitté la salle. Tom eut unmouvement d’orgueil. Il commençait à com-prendre ce que l’on gagne à être roi et les avan-tages qu’offre cette haute position. Il se dit :

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« Je vois que c’est absolument ce que je li-sais dans les livres du vieux prêtre et ce queje faisais à Offal Court, quand je me croyais unvrai prince et quand je distribuais mes ordresen disant : ‘‘Faites ceci, faites cela’’, sans quepersonne osât me contredire ni s’opposer à mavolonté ».

En ce moment, les portes de la salle d’au-dience s’ouvrirent ; les officiers de service an-noncèrent successivement une longue série denoms et de titres ronflants, et les personnagesqui portaient ces titres et ces noms, et quiétaient tous en costume de gala, se rangèrentsilencieusement dans la pièce.

Tom ne fit point attention à eux : il étaittrop soucieux de ce qu’allaient devenir les troismisérables menés au supplice. Il s’assit avecindifférence dans un fauteuil dont le siège étaitbrodé aux armes royales, et les pieds appuyéssur un coussin également armorié, il fixa lesyeux sur la porte et donna tous les signes d’unenerveuse impatience. L’assistance n’osa point

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le troubler dans ses réflexions et, en attendantqu’il daignât s’occuper d’elle, des conversa-tions à mi-voix s’engagèrent sur les affairesdu gouvernement et sur les événements de laCour.

Bientôt on entendit le pas mesuré deshommes d’armes. La porte de la salle d’au-dience s’ouvrit de nouveau, et les trois crimi-nels se trouvèrent en présence de Tom sousla conduite d’un sous-shérif, accompagné d’uncertain nombre de gardes du roi.

L’officier de justice mit un genou en terredevant Tom, puis se leva et alla se poster àl’écart. Les trois condamnés s’agenouillèrentaussi et restèrent dans cette position, la facepresque contre terre. La garde se groupa der-rière le siège royal.

Tom examina attentivement les prison-niers. Je ne sais quoi dans le costume et l’air ducondamné éveillait en lui un vague souvenir.

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— Il me semble, se disait-il, que j’ai déjà vucet homme…, mais où et quand, je ne sauraisle préciser.

L’homme avait soudainement levé la tête etl’avait baissée tout de suite, ne pouvant sup-porter l’éclat redoutable de la souveraineté.Mais il n’avait fallu qu’un clin d’œil à Tom poursurprendre l’expression de la physionomie dumisérable.

— J’y suis maintenant, murmura-t-il, c’estl’individu qui a retiré Giles Watt de la Tamiseet lui a sauvé la vie ce jour de l’an qu’il faisaitsi froid ; c’était certainement là une bonne ac-tion, et il est fâcheux qu’il ait commis d’autresactions viles et se soit mis dans cette triste si-tuation… Je n’ai oublié ni le jour ni l’heure, parla raison que bientôt après, sur le coup de mi-di, grand-mère Canty m’administra une voléesi rudement conditionnée que toutes celles quej’ai reçues avant et après peuvent passer pourcaresses et douceurs auprès de celle-là.

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Tom ordonna d’éloigner un moment lafemme et l’enfant ; puis, s’adressant au sous-shérif :

— Quel crime cet homme a-t-il commis ?

L’officier de justice fit une génuflexion etdit :

— Plaise à Votre Majesté, ce misérable afait périr un de vos sujets par le poison.

La compassion qu’avait éprouvée Tom pourle prisonnier et son admiration pour le géné-reux sauveur de l’enfant qui allait se noyer,se trouvèrent tout d’un coup singulièrementébranlées.

— A-t-il été convaincu de ce crime ? inter-rogea-t-il.

— Il y a eu évidence, sire.

Tom soupira et dit :

— Qu’on l’emmène, il mérite la mort. C’estdommage, car c’était un brave homme, ou dumoins… je veux dire qu’il en a l’air.

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Le prisonnier joignit les mains avec l’éner-gie du désespoir et fit appel à la clémence duRoi. La terreur était peinte sur ses traits, et desphrases hachées s’échappaient de ses lèvres.

— Oh ! pitié, mylord Roi ; si vous pouvezavoir pitié de ceux qui sont perdus, ayez pitiéde moi, sire. Je suis innocent. Il n’y a pointde preuves de ce dont on m’accuse, mais j’ac-cepte la condamnation. Le jugement a été ren-du, il faut qu’il reçoive son exécution. Pour-tant, dans mon extrême misère, je demandeune faveur, car ma sentence est trop cruellepour que je puisse la subir. Grâce, mylord Roi,grâce ! Que votre royale compassion exaucema prière, que par votre royal commandementje sois condamné à être pendu !

Tom était stupéfait. Il ne s’attendait pas àcette issue.

— Voilà une drôle de faveur, s’écria-t-il. Tudemandes à être pendu ? Mais c’était bien làton sort, ce me semble.

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— Oh ! non, mon bon maître et suzerain. Jedois être bouilli vif.

À ces mots, un sentiment d’épouvante sepeignit sur le visage de Tom. Il eut un soubre-saut et faillit s’élancer de son siège. Dès qu’ilput recouvrer son sang-froid, il s’écria :

— Sois exaucé, pauvre hère ! Quand tu au-rais empoisonné cent hommes, tu ne méritespoint une mort aussi affreuse.

Le condamné se jeta la face contre terre etéclata en démonstrations passionnées de re-connaissance.

— Si jamais il vous arrive malheur, – queDieu vous en préserve, sire ! – puisse votrebonté pour moi en ce jour vous être comptéelà-haut et recevoir sa récompense !

Tom s’était tourné vers le comte de Hert-ford :

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— Mylord, dit-il, je ne puis croire que l’af-freuse sentence prononcée contre cet hommesoit conforme à la loi.

— C’est la peine ordinaire des empoison-neurs, sire. En Allemagne, les faux-mon-nayeurs sont jetés vivants dans l’huilebouillante, ou plutôt on ne les y jette pas, maison les y descend par une corde, petit à petit,d’abord les pieds, puis les jambes, puis…

— Oh ! je vous en prie, mylord, n’allez pasplus loin ; je ne saurais supporter le récit de ceshorreurs.

Tom s’était couvert les yeux des deuxmains, comme pour échapper à la vue du si-nistre spectacle.

— Je vous en supplie, mylord, dit-il prèsde suffoquer, faites changer cette loi. Oh ! nesouffrez point que de pauvres créatures du bonDieu soient soumises à de pareilles tortures.

Le visage du comte rayonna de satisfaction.Hertford était une âme noble, compatissante,

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cédant aux impulsions généreuses, chose peucommune parmi les grands du royaume, àcette époque où la force et la violence étaientla règle de conduite habituelle des rois et desprinces.

— Ces paroles de Votre Majesté, dit-il, ontdésormais signé et scellé l’abrogation de la loicontre les empoisonneurs. L’histoire s’en sou-viendra, sire, pour en reporter tout l’honneurau règne de Votre Majesté.

Le sous-shérif se disposait à se retirer avecle condamné. Tom lui fit signe d’attendre :

— Je voudrais, dit-il, examiner cette affaired’un peu plus près. Cet homme affirme qu’il n’ya pas de preuves contre lui. Dites-moi sur quoireposent l’accusation et la condamnation.

— Plaise à Votre Majesté, il constate, parle procès, que cet homme est entré dans unemaison du hameau d’Islington, où gisait unmalade. Trois témoins disent que c’était à dixheures du matin, et deux autres témoins as-

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surent que c’était quelques minutes plus tard.Le malade était seul à ce moment et dormait.L’homme que voici sortit presque aussitôt de lamaison et suivit son chemin. Le malade mou-rut une heure après, en faisant de grands ef-forts pour vomir, avec des contractionsconvulsives des muscles et des nerfs.

— Quelqu’un a-t-il vu donner du poison aumalade ? A-t-on trouvé du poison ou des tracesde ce poison sur le cadavre ?

— Non, sire.

— Alors comment sait-on qu’il y a eu em-poisonnement ?

— Plaise à Votre Majesté, les docteurs onttémoigné que personne ne meurt ainsi sansavoir été empoisonné.

Le témoignage était concluant, car lascience médicale était, dans ces temps de sim-plicité, plus souveraine encore qu’aujourd’hui.Aussi Tom se garda-t-il de mettre en doute

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l’autorité d’une parole si généralement respec-tée.

— Les docteurs connaissent leur affaire,dit-il, par conséquent ils ont raison.

Et il ajouta mentalement :

— Le pauvre diable me paraît décidémentperdu.

— Ce n’est pas tout, sire, continua le sous-shérif. Il y a plus et pis. Beaucoup de gens ontattesté qu’une sorcière du même hameau, quel’on n’a plus vue depuis lors et qui est allée onne sait où, avait prédit et secrètement confiéà plusieurs personnes que le malade mourraitpar le poison, et que celui qui le lui donneraitserait un étranger, un homme brun, mal vêtu ;or, l’homme que voici est brun et dépenaillé.Plaise à Votre Majesté de remarquer cette cir-constance qui donne un si grand poids à l’ac-cusation, savoir que le crime a été prédit.

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C’était en effet un argument irrésistible, quientraînait fatalement la condamnation, auxâges superstitieux.

Tom comprit qu’il n’y avait rien à répliquer.Pour peu qu’on s’en rapportât à ces témoi-gnages accablants, la culpabilité du misérableétait hors de doute.

Tom voulut toutefois laisser au prisonnierune dernière chance de salut :

— As-tu quelque chose à dire pour ta dé-fense ? demanda-t-il. Parle vite.

— Sire, s’écria le condamné, tout ce que j’aidit devant les juges, tout ce que je puis dire icine saurait me sauver. Je suis innocent, mais jene puis le démontrer. Je n’ai point d’amis, jene connais personne, sans cela j’aurais pu éta-blir que je n’étais point à Islington, le jour oùl’homme malade est mort ; j’aurais pu établirque, ce même jour, je me trouvais à une lieuede là, au bas du vieil escalier de Wapping, etje pourrais établir aussi qu’à ce même moment,

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sire, au lieu de faire périr quelqu’un par le poi-son, je sauvais la vie à un enfant qui se noyaitet que…

— Paix, s’écria Tom avec animation. Shérif,quel jour a été commis le crime ?

— À dix heures du matin, sire, ou quelquesminutes plus tard, le premier jour de l’an, alorsque…

— Lâchez cet homme, qu’on lui donne la li-berté, à l’instant même. Je le veux.

Tom avait pris un ton de commandementtellement impérieux qu’il crut avoir tout debon dépassé la limite de ses pouvoirs. Il regar-da autour de lui avec crainte, rougit vivement,fixa les yeux sur lord Hertford, et pour corri-ger ce qu’il pouvait y avoir d’incongru dans sesdernières paroles :

— J’enrage, dit-il, de voir qu’un hommepuisse être pendu sur des témoignages aussifutiles, aussi légers !

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Un sourd murmure d’admiration circuladans l’assemblée. Certes, cette admirationn’était point provoquée par le pardon que Tomvenait d’accorder à un misérable dûmentconvaincu d’empoisonnement et dont la miseen liberté pouvait à peine passer pour admis-sible ; mais on s’étonnait avec plaisir que lejeune enfant investi de l’autorité suprême eûtfait preuve de tant d’intelligence et d’à-propos.Aussi se disait-on tout bas :

— Il n’est pas si fou qu’on le dit ; un hommequi a toute sa raison n’aurait pas jugé plus sai-nement.

D’autres ajoutaient :

— Avec quelle habileté, quelle sûreté de ju-gement, il a dirigé l’interrogatoire ! Comme ils’est retrouvé tout entier dans cette manièrebrusque et nette de trancher la question.Comme on le reconnaît bien à ce « je le veux »,si hautain et si ferme !

D’autres allaient encore plus loin :

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— Dieu soit loué, le voici bien guéri ! Cen’est plus un enfant, c’est un Roi. Il aura la vo-lonté de son père !

Ces réflexions, accompagnées d’applaudis-sements, n’étaient point si discrètes qu’il n’enparvînt quelque chose aux oreilles de Tom lui-même. Elles eurent pour effet de le mettre plusà l’aise, de le rendre plus entreprenant et de luifaire éprouver un sentiment bien marqué d’or-gueil, qui courait risque de dégénérer bientôten présomption.

Toutefois le naturel de son âge prit vite ledessus, et la curiosité l’emporta sur la réserve.Il était impatient de savoir quels crimesavaient commis la femme et la petite fille. Aus-si commanda-t-il de les faire paraître devantlui.

Quand elles furent prosternées à ses pieds,quand il les vit frappées d’épouvante, et les en-tendit pousser d’affreux sanglots, il sentit unelarme monter à ses yeux.

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— Qu’ont-elles fait ? demanda-t-il au sous-shérif.

— Plaise à Votre Majesté, elles ont été ac-cusées et convaincues du crime le plus noir.C’est pourquoi les juges, agissant conformé-ment à la loi, ont ordonné de les pendre haut etcourt, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elles ontvendu leur âme au diable.

Tom tressaillit de tous ses membres. LePère André lui avait appris combien il fallaitabhorrer les méchants qui se livraient à d’aussicoupables pratiques. Pourtant il ne put résisterau désir de savoir plus exactement ce quis’était passé.

— Où et quand ce crime abominable a-t-ilété commis ? demanda-t-il.

— À minuit, en décembre, près des ruinesd’une église, sire.

Tom eut un nouveau frissonnement d’hor-reur.

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— Qui était là ?

— Ces deux infâmes créatures, sire, etl’autre.

— Ont-elles confessé leur crime ?

— Non, sire, elles le nient.

— Alors, comment le sait-on ?

— Il y a des témoins, sire, qui les ont vuesrôder autour de l’endroit ; leurs allées et ve-nues ont éveillé des soupçons, qui ont été bien-tôt confirmés et justifiés par des faits. En par-ticulier, il est manifeste que, par le pouvoir oc-culte ainsi obtenu, elles ont évoqué et provo-qué un orage qui a dévasté toute la contrée.Quarante témoins ont vu l’orage et l’ont attes-té ; et l’on en aurait certainement trouvé mille,car tout le pays en a souffert.

Tom ne pouvait contester la scélératessed’un tel acte, mais la gravité de la sentence necessait de le troubler.

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— Ont-elles souffert aussi de cet orage ?demanda-t-il.

Il y eut un mouvement de surprise dansl’assemblée. Quelques têtes chauves se rappro-chèrent ; plusieurs des assistants convinrentque la question était subtile et sagace. Le sous-shérif, lui, ne vit point où Tom voulait en venir.Aussi répondit-il simplement :

— Certes, sire, elles en ont souffert, et pluscruellement que le reste du village. Elles ont euleur maison détruite, tous leurs biens perdus,elles sont restées sans asile.

— Il me semble que cette femme a été toutd’abord punie de son méfait par le mal qu’elleen a éprouvé, et qu’elle a été trompée au mar-ché qu’elle a fait, n’eût-elle payé qu’un far-thing ; mais avoir vendu son âme et celle deson enfant pour avoir un pareil résultat, voilàqui me paraît impossible, à moins qu’elle nesoit folle. Or, si elle est folle, elle ne sait pas ce

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qu’elle fait, et si elle ne sait pas ce qu’elle fait,elle n’est pas coupable.

Les têtes chauves se rapprochèrent pour laseconde fois.

— Si le Roi est fou, dit quelqu’un, commeon en fait courir le bruit, sa folie est de cellesqu’il faudrait souhaiter à bien des gens que jeconnais et dont toute la sagesse ne vaut pas ungrain de raison.

— Quel âge a cette enfant ? demanda Tom.

— Neuf ans, plaise à Votre Majesté.

— La loi d’Angleterre permet-elle à un en-fant de faire un pacte pour se vendre, mylord ?

Tom avait adressé cette question à l’un desjuges qui faisaient partie de l’assemblée.

— Sire, dit le savant magistrat en s’incli-nant à deux reprises, la loi ne permet point àun enfant de se lier pour aucune affaire im-portante, ni de figurer dans aucun contrat, at-tendu que l’enfant, par dénuement ou faiblesse

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d’intelligence, est inapte, inhabile et incompé-tent en matière d’engagement, obligation oucontroverse avec l’intelligence plus mûre etplus exercée et avec les mauvais desseins deceux qui sont ses aînés. Tout contrat fait par unenfant avec un Anglais est nul, non advenu etcaduc.

— Mais pourquoi ce contrat est-il valablequand il est fait, à cet âge, avec le Malin ?Pourquoi la loi anglaise accorde-t-elle au Malinun droit qu’elle refuse à un sujet anglais ?

Pour la troisième fois les têtes chauves semirent ensemble. La question soulevée parTom était si manifestement du domaine de lacasuistique que l’on était bien forcé de recon-naître le degré d’avancement de ses étudesthéologiques. N’était-ce point une preuve irré-cusable de la similitude des tendances de sonesprit avec les préoccupations favorites de sonpère ?

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La femme avait cessé de sangloter. La têtelevée, elle interrogeait des yeux la physiono-mie de Tom, où elle semblait lire, pour elle etson enfant, une lueur d’espérance. Tom s’enaperçut, et il se sentit attiré davantage verscette malheureuse exposée avec une petite fillede neuf ans à une situation aussi terrible etpour ainsi dire sans remède.

— Comment ont-elles fait pour provoquerl’orage ? demanda-t-il.

— Elles ont tiré leurs bas, sire.

Tom ne comprit point. Sa curiosité était vi-vement allumée.

— C’est étrange, dit-il avec un geste d’in-crédulité. Est-ce que cela arrive toujours ? Est-ce qu’il y a toujours un orage, quand cettefemme tire ses bas ?

— Toujours, sire, du moins si telle est la vo-lonté de la femme, et si elle prononce les motscabalistiques par pensée ou par parole.

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Tom fit un bond sur son siège, et étendantle bras vers la femme, d’une voix impérieuse ilcommanda :

— Tire tes bas, exerce ton pouvoir, je veuxvoir un orage.

Il y eut un mouvement d’effroi et de reculdans l’assemblée ; tous les visages pâlirent.Personne n’osait parler, mais il était manifesteque tout le monde aurait voulu prendre la fuite.Quant à Tom, il ne paraissait guère s’inquiéterdu cataclysme qu’il exigeait de produire. Ilavait attaché sur la femme de grands yeuxétonnés, et il lui disait avec animation :

— Ne crains rien, il ne te sera fait aucun re-proche. Bien plus, tu seras libre, personne nete molestera. Tire tes bas, exerce ton pouvoir.

— Oh ! Mylord Roi, supplia la femme, jen’ai point de pouvoir, je n’ai point commerceavec les esprits. J’ai été faussement accusée.

— C’est la crainte qui te fait parler. Sois sin-cère, il ne te sera fait aucun mal. Fais venir

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un orage, dût-il être tout petit. Je ne demandepas une tempête, un ouragan, j’aime mieux lecontraire ; fais ce que je te dis, et tu auras la viesauve, et tu sortiras d’ici, avec ton enfant, sousla protection du Roi, sans qu’aucun des sujetsde ce royaume puisse te causer aucun mal nidommage.

La femme ne répondit pas. Elle s’était lais-sée tomber la face contre terre, et ses gémis-sements, entrecoupés de hoquets convulsifs,prouvaient qu’elle était impuissante à satisfairele caprice royal, quoique la vie de son enfant etson propre salut fussent en jeu.

Tom insista, ordonna sévèrement, frappadu pied pour se faire obéir.

La femme sanglotait toujours.

— Je ne puis pas, sire, je ne puis pas.

À la fin, Tom dit gravement :

— Je crois que cette femme dit vrai. Si mamère était à sa place, et si elle tenait quelque

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pouvoir du Malin, elle n’hésiterait pas un mo-ment à faire éclater tous les orages qu’on vou-drait et à mettre tout le pays sens dessus des-sous, dût-il n’en point rester pierre sur pierre,dès lors qu’elle serait sûre de me sauver la vieà ce prix ! Or, j’ai lieu de croire que toutes lesmères pensent comme la mienne. Tu es libre,bonne femme, et ton enfant aussi, car je vouscrois toutes deux innocentes. Or, maintenantque tu n’as plus rien à craindre, que tu es par-donnée, tire tes bas et fais venir un orage, je terendrai aussi riche que tu le voudras.

— Je ne puis pas, sire, dit la pauvresse, jene puis pas.

Tom était rouge de colère. Les assistantsfrémissaient. Les gardes, obéissant à un mou-vement instinctif, avaient laissé retomber lour-dement leurs hallebardes sur le sol.

— Tire tes bas ! cria Tom.

La femme, effrayée, obéit. Elle tira ses baset ceux de sa petite fille.

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Il y eut un long silence.

L’orage n’éclata point.

Tom eut un soupir de désappointement.

— Va, brave femme, dit-il, tes juges se sonttrompés. Va en paix. Le Malin n’a point d’em-pire sur toi. Remets tes bas et ceux de ta fille.Mylords, nous n’aurons point d’orage, rassu-rez-vous.

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XVI

Le grand dîner

L’heure du grand dîner approchait. Choseétrange, cette pensée, loin de déconforter Tom,semblait ne plus lui inspirer aucune appréhen-sion. L’expérience qu’il avait faite le matin luiavait donné toute confiance en lui-même. Ils’était fait à sa prison et à ses gardiens, et enmoins de quatre jours, il était déjà plus accli-maté que ne l’eût été un homme mûr au boutde plusieurs mois. Jamais enfant ne s’accom-moda plus aisément des circonstances.

La salle où allait avoir lieu le banquet royalétait une vaste pièce, dont les pilastres et lespiliers dorés formaient plusieurs entre-colon-nements. Les murs et les plafonds étaient

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peints. À la porte se tenaient des gardes dehaute taille, raides comme des statues ; ilsétaient vêtus de costumes somptueux et pitto-resques et portaient des hallebardes. Une tri-bune qui faisait le tour de la salle était réservéeaux musiciens et aux notables de la Cité, avecleurs dames en grande toilette de gala. Aucentre de la pièce, sur une estrade, était latable où devait s’asseoir le Roi.

Écoutons un ancien chroniqueur :

« Alors fit son entrée dans la salle un gentil-homme portant une longue baguette ou canne,et avec lui un autre gentilhomme portant unenappe, laquelle, après avoir fléchi le genoutrois fois avec la plus profonde vénération, ilétendit sur la table, et après une nouvelle gé-nuflexion, tous deux se retirèrent ; alors en-trèrent deux autres, dont l’un avait aussi unelongue baguette, l’autre une salière, avec unplat et du pain ; lorsqu’ils se furent agenouilléscomme avaient fait les premiers, et lorsqu’ils

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eurent placé sur la table ce qu’ils avaient ap-porté, ils se retirèrent ensuite avec les mêmescérémonies accomplies par les premiers ; endernier lieu viennent deux nobles, richementhabillés, l’un portant un couteau servant à goû-ter les mets, lesquels, après s’être prosternéstrois fois de la plus gracieuse façon, s’appro-chèrent de la table et la frottèrent avec du painet du sel, aussi craintivement que si le Royavait été présent ».

Ces préparatifs achevés, on entendit réson-ner dans les corridors une fanfare, puis lescris : « Place pour le Roi ! Place pour Sa trèsexcellente Majesté le Roi ! ». Ces cris deve-naient plus distincts de moment en moment.Bientôt le brillant cortège se montra à l’entréede la pièce et y pénétra avec solennité.

Laissons encore parler le chroniqueur :

« D’abord viennent les gentilshommes, ba-rons et comtes, et chevaliers de la Jarretière,tous richement vêtus et nu-tête ; puis vient le

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chancelier entre deux gentilshommes, dontl’un porte le sceptre royal, l’autre, le glaive del’État, dans un fourreau rouge, orné de fleursde lys d’or, la pointe en haut ; puis vient leRoy lui-même, lequel, à son apparition, douzetrompettes et plusieurs tambours saluent avecune grande démonstration de joyeux accueil,tandis que tous ceux qui sont dans les tribunesou galeries se tiennent debout en criant : ‘‘Dieusauve le Roy ! ‘‘. Après lui viennent les noblesattachés à sa personne, et à sa droite et à sagauche marchent sa garde d’honneur et sescinquante gentilshommes avec des haches decombat en fer doré ».

Le coup d’œil était admirable. Tom sentaitson cœur se dilater et ses yeux flamboyaientde joie. Il se tenait bien droit et il était d’autantplus gracieux qu’il ne songeait point à le pa-raître. Son esprit était tout entier attaché aumagnifique spectacle qu’il avait devant lui. Dureste, il portait avec aisance son splendide cos-tume : depuis quatre jours qu’on ne cessait de

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lui mettre de riches habits, selon les exigencesdu cérémonial, il avait eu le temps de s’accou-tumer à ce nouveau luxe.

En outre, Tom savait maintenant ce qu’ilavait à faire ; il se souvenait des instructions deson oncle et des avis secrets de son enfant dufouet. Lorsqu’il fut arrivé sur l’estrade royale, ilinclina légèrement sa tête couverte d’un grandchapeau à plumes, et avec un geste plein decourtoisie il prononça ces paroles :

— Je vous remercie, mon bon peuple !

Ensuite il s’assit sans ôter son chapeau etsans montrer le moindre embarras ; car lesCanty et les rois d’Angleterre avaient toujourseu cela de commun qu’ils mangeaient les unset les autres la tête couverte. Sous ce rapport,il eût été difficile de dire qui, des rois d’Angle-terre ou des Canty, montrait le plus de sans-gêne. Le cortège s’arrêta, et ceux qui le compo-saient se disposèrent dans la salle en groupes

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pittoresques, avec cette seule ressemblanceque tout le monde resta nu-tête.

Alors, aux sons d’une joyeuse musique, lesyeomen de la garde firent leur entrée. C’étaientles plus beaux et les plus grands hommes d’An-gleterre : on les choisissait avec un soin parti-culier.

Mais écoutons le chroniqueur :

« Les yeomen de la garde entrèrent, nu-tête, vêtus d’écarlate, avec des roses d’or dansle dos ; ils allaient et venaient avec ordre, ap-portant, chacun à son tour, les différents ser-vices, le tout dans de la vaisselle plate. Lesplats étaient reçus par un gentilhomme dansl’ordre où ils étaient apportés, et placés sur latable, tandis que le gentilhomme ayant privi-lège de goûter les mets donnait à chacun unebouchée de ce qu’il avait apporté, par peur dupoison ».

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Tom fit un bon dîner, quoiqu’il vît des cen-taines d’yeux braqués sur lui pour suivre cha-cun de ses mouvements, surveiller chaquemorceau qu’il portait à la bouche, et ne pasplus le perdre de vue que s’il eût été unebombe explosible prête à éclater en centpièces dans la salle. Aussi prenait-il garde àtout ce qu’il faisait et à tout ce qu’il ne pouvaitpas faire sans manquer au cérémonial, man-geant et buvant lentement et attendant tou-jours que le gentilhomme privilégié mît un ge-nou en terre et fit à sa place ce qu’à Offal Courtil eût sans aucun doute fait lui-même. Il arrivaainsi à doubler le Cap des Tempêtes sans acci-dent, c’est-à-dire à ne commettre aucune gau-cherie ; et il put se flatter d’avoir remporté unvéritable triomphe.

Le repas fini, le cortège se remit en marche,aux sons des trompettes, aux roulements destambours et aux tonnerres d’acclamations del’assistance.

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Tom avait repris sa place derrière le chan-celier, et tandis qu’il regardait avec bien-veillance la foule et les courtisans prosternéssur son passage, il se disait que s’il n’y avaitpas plus de mal à dîner en public, il renouvel-lerait volontiers l’expérience plusieurs fois parjour, pour pouvoir s’affranchir, au moins pen-dant une heure, des terribles obligeances deson métier de roi.

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XVII

Fou-Fou Ier

Miles Hendon courait comme un fou, jetantun regard rapide sur tous ceux qu’il rencon-trait, et comptant bien arriver au bout du pontavant l’enfant et ses ravisseurs.

Il fut déçu dans son espérance.

À force de questions il parvint à suivre lapiste jusqu’à une certaine distance sur lagrande route de Southwark ; mais là les tracesdes fugitifs cessèrent, et il se trouva aussidésappointé et aussi perplexe qu’au départ.Cependant il continua ses recherches, sansperdre patience, tout le reste de la journée.

Quand vint la nuit, il était encore planté surses jambes, le cou tendu, attentif à tous les

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bruits, interrogeant tous les visages et mort defaim.

Il se résigna à entrer dans l’auberge du Ta-bard et à y demander à souper et à coucher,se promettant bien de se lever à l’aurore et defouiller la ville sans trêve ni cesse, comme ileût fait d’une botte de foin pour y chercherune aiguille. Il ne dormit guère, les idées et lesplans se croisant dans son cerveau.

— L’enfant, se dit-il, essaiera de s’échapperdes mains du gredin, qui se prétend son maîtreet père. Une fois libre, rebroussera-t-il cheminpour revenir à Londres et aux lieux d’où ilest parti ? Ce n’est point à supposer, car il nevoudra pas courir le risque d’être repris. Maisalors, que fera-t-il ? N’ayant aucun ami aumonde, ni aucun protecteur, tant qu’il n’aurapas retrouvé Miles Hendon, il est clair qu’il lecherchera partout, excepté à Londres, où il se-rait en danger. Il prendra le chemin de HendonHall, c’est le seul parti qui lui reste, car il sait

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que Miles lui-même se rend à Hendon, et il doitse dire qu’il l’y rencontrera.

Miles était si convaincu qu’il ajouta :

— Je n’ai point de temps à perdre ici à Sou-thwark ; allons tout droit, par le comté de Kent,vers Monk’s Holm, battre la forêt et faire parlerles gens sur mon passage.

Voyons ce que faisait pendant ce temps lepetit roi.

L’affreux drôle, que le garçon de l’aubergeavait vu déboucher comme une bête fauve, aumoment où le roi et le jeune homme passaientsur le pont, ne les rejoignit point à proprementparler, mais il se mit en marche derrière euxen les serrant de près. Il ne disait rien. Le brasgauche en écharpe, l’œil gauche caché sousune grande pièce d’étoffe verte, il avait l’air dese traîner en s’appuyant de la main droite surun gros gourdin.

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Le jeune homme fit passer le roi par une al-lée tortueuse qui les mena au haut de la routede Southwark. Le roi était furieux. Il déclaraqu’il n’irait pas plus loin, que c’était à Hendonà venir au-devant de son souverain, et non ausouverain à se rendre à la rencontre de sonvassal et sujet. Il était décidé à ne pas souffrirplus longtemps cette insolence et à ne pointbouger de place.

— Ainsi, dit le jeune homme, vous voulezrester à baguenauder ici, tandis que votre amiqui est blessé gît là-bas dans la forêt. Faitescomme vous voudrez.

Le roi changea soudainement de langage.

— Blessé, dites-vous ? s’écria-t-il. Et qui aosé porter la main sur lui ? Mais nous verronscela plus tard. Allons vite, allons vite. Plusvite ! Vous dis-je. Vous êtes donc chaussé deplomb ? Blessé ! Ah ! quand celui qui l’a misdans cet état serait fils de duc, il s’en repentira.

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Il y avait une certaine distance à parcourirpour arriver à la forêt ; mais cet espace fut ra-pidement franchi. Le jeune homme regardaitpartout avec circonspection ; à la fin il aperçutune branche d’arbre fichée en terre et portantau haut un bout de guenille. Il eut l’air de se re-connaître et entra dans la forêt, cherchant at-tentivement des branches d’arbre ainsi dispo-sées de loin en loin et mises là évidemmentpour servir de repère jusqu’au but qu’il voulaitatteindre.

Ils arrivèrent à une clairière, où se trou-vaient les débris d’une ferme incendiée, et toutprès de là une vieille grange qui tombait enruines. Tout paraissait désert et silencieux encet endroit.

Le jeune homme pénétra dans la grange. Leroi marchait précipitamment derrière lui.

La grange était vide. Le roi jeta sur soncompagnon un regard surpris et soupçonneux :

— Où est-il ?

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Un gros rire moqueur lui répondit.

Le roi entra en fureur. Il saisit une bûche etallait assommer son guide, lorsqu’un autre riremoqueur frappa son oreille. Il se retourna et vitl’infirme qui les avait suivis depuis le pont.

— Qui êtes-vous ? demanda le roi sévère-ment, que faites-vous ici ?

— Allons, assez de folies comme ça, dit l’in-firme, et calme-toi. Mon déguisement est bonpour les autres. Toi, tu ne saurais t’y tromperet ne pas reconnaître ton père.

— Mon père ! Non, vous n’êtes pas monpère. Je ne vous connais pas. Je suis le Roi. Sivous avez caché mon loyal serviteur, menez-moi vers lui, ou vous payerez chèrement ceque vous venez de faire.

John Canty prit un ton froid et mesuré.

— Je veux bien que tu sois fou, et jeconsens à te faire grâce. Une fois n’est pascoutume. Mais il ne faudrait pas que ce jeu

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durât longtemps. Tu sais ce qui arrive quandon me pousse à bout. Tous tes grands airs ettes sottes paroles ne servent de rien ici où iln’y a personne pour s’amuser de ta folie, vraieou non. Sache seulement ceci : c’est que tuferas bien d’apprendre à ta langue à se sur-veiller, si tu ne veux point en pâtir, maintenantque nous avons changé de quartier. J’ai tué unhomme, et ce n’est pas le moment de nous enaller chez nous. Tu n’y iras pas, non plus, carj’ai besoin de toi ici. Écoute bien : j’ai changéde nom et pour cause ; je m’appelle à présentHobbs…, John Hobbs. Toi, tu es Jack, mets-toibien cela dans la mémoire. Et, maintenant, dé-goise. Où est ta mère ? Où sont tes sœurs ? Jene les ai pas trouvées au rendez-vous. Sais-tuce qu’elles sont devenues ?

Le roi répondit avec mépris :

— Le roi interroge et n’a point à répondre.Ma mère est morte, et mes sœurs sont au pa-lais.

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Le jeune homme eut un grand éclat de rire.

Le roi brandit sa bûche des deux mains ;mais Canty se jeta entre eux.

— Tais-toi, Hugo, dit-il, ne l’excite pas. Ilest fou, et tes rires ne font qu’empirer son état.Assieds-toi, Jack, et laisse-nous la paix. Tu au-ras à manger tout à l’heure.

Hobbs et Hugo se mirent à parler à voixbasse, et le roi se retira à l’écart pour éviter,autant que possible, le contact de leur répu-gnante société. Il trouva, à l’autre bout de lagrange, un lit de paille. Il s’y coucha, ramena lapaille sur lui en guise de couverture, et s’absor-ba dans ses pensées.

Il était accablé de soucis et de souffrances,mais qu’étaient tous ces malheurs présents encomparaison de la perte de son père ? Pour lereste de l’humanité, le nom de Henri VIII faisaitfrissonner, et éveillait l’idée d’un ogre crachantdu feu, écrasant, dans son immense poigne,les femmes et les petits enfants. Pour lui, au

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contraire, ce nom ne pouvait éveiller que dessouvenirs de bonheur, cette image apparais-sait sous les traits de la tendresse, de la bien-veillance et de l’affection. Il se rappelait unelongue succession de circonstances fortunées,d’heures bénies passées avec son père, et leslarmes qui ruisselaient sur ses joues attestaientcombien la mort de ce père bien-aimé l’avaitnavré. Le pauvre petit resta ainsi étendu pen-dant longtemps, excédé de chagrins. Il était siabattu qu’il inclina la tête sur la poitrine, et lecoude appuyé sur le sol, il s’endormit.

Au bout de plusieurs heures, – dont il n’au-rait pu dire le nombre –, il eut à peu prèsconscience de son sort ; les yeux encore fer-més, il se demandait vaguement où il était etce qui se passait, quand il perçut un son sec etrépété, pareil au bruit que fait la pluie en tom-bant sur un toit.

Il s’était retourné, et couché sur le ventre, latête soulevée, il cherchait à se rendre comptede la cause exacte de ce bruit, lorsqu’il en-

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tendit tout à coup un concert assourdissant devoix et de cris, accompagnés de rires. Il se re-dressa un peu plus pour voir qui se permettaitd’interrompre son repos.

Alors, il assista à un spectacle étrange,presque indescriptible.

Un grand feu était allumé au milieu del’aire, à l’autre extrémité de la grange. Toutautour, se mouvait et grouillait, sinistrementéclairé par les lueurs rutilantes de la flamme,le plus bizarre ramassis de gueux, de galefre-tiers, de coquins, hommes et femmes, qui eûtpassé sous ses yeux, dans ses livres ou dansses rêves. Il y avait là de grands escogriffes, lapoitrine découverte et toute velue, aux longscheveux tombant dans le dos, drapés dans desguenilles fantastiques ; des adolescents à lamine truculente, au costume de toutes cou-leurs dont les lambeaux étaient retenus pardes prodiges d’art inconnus aux plus habilestailleurs ; des aveugles qui, pour mieux inspirerla pitié, s’étaient collé des emplâtres sur les

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yeux ; des estropiés, les uns avec une jambede bois, les autres avec deux béquilles ; des lé-preux, le corps couvert de plaies hideuses quisortaient à vif de leurs bandages mal appli-qués ; un marchand ambulant avec sa balle surle dos ; un gagne-petit, un étameur, un barbieren plein vent, les uns et les autres avec leursoutils ; des femmes, celles-ci presque encoreenfants, celles-là d’un âge mûr, d’autres vieilleset ridées, pareilles à des sorcières, toutes l’airimpudent, cynique, la bouche pleine d’injureset de paroles obscènes, toutes sales, im-mondes, respirant le vice et la turpitude ; troisenfants à la mamelle, le visage rempli de pus-tules ; un couple de chiens faméliques, la cordeau cou, ayant pour office ordinaire de conduireles aveugles.

La nuit était venue ; l’ignoble tas de drôlesavait achevé de faire ripaille, l’orgie avait com-mencé ; un énorme gobelet rouillé, dont lefond dessoudé laissait couler goutte à goutte

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un liquide âcre sentant l’eau-de-vie, passait debouche en bouche.

Soudain, toutes les voix crièrent à l’unis-son :

— La chanson ! La chanson ! Allons, Souris-Chauve, Dick, Boute-tout-Cuire !

Un des aveugles se leva, arracha les em-plâtres qui cachaient ses yeux, et jeta la pan-carte qu’il avait sur la poitrine, et où se trou-vaient expliquées, tout au long, les causes desa cécité de commande. Boute-tout-Cuire sedébarrassa de sa jambe de bois qu’il lança par-dessus sa tête, et alla se poster, sur ses deuxbons pieds, auprès de son collègue en gueuse-rie.

Aussitôt ils entonnèrent, avec un graisse-ment rauque, une goualante(8), dont le refrainétait chaque fois repris en chœur par toutela bande. Au dernier couplet de cette atrocecacophonie en argot intraduisible, l’enthou-siasme, entretenu et chauffé par les libations,

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était arrivé au paroxysme ; tous braillaient etbeuglaient à la fois, et l’on n’entendait plusqu’un affreux charivari de voix cassées,éraillées, avinées, veules, creuses ou ton-nantes, qui faisaient trembler les poutres de lagrange.

Le chant terminé, les conversations s’enga-gèrent, non dans la langue verte des voleurs,dont on ne se servait qu’en cas de danger d’êtreentendu par des oreilles indiscrètes, mais enanglais assez bon pour que le roi pût com-prendre tout ce qui se disait. Il n’eut point depeine à se convaincre que John Hobbs n’étaitpas tout à fait une recrue, mais que ses états deservice dataient déjà de quelque temps.

Le gredin contait avec une certaine em-phase toute l’histoire qui lui était arrivée, etcomment il avait tué un homme « par acci-dent ». Cette narration obtint un grand succès,surtout lorsqu’il eut ajouté que l’homme tuéétait un prêtre. On but à la ronde pour célébrerce haut fait ; chacun se piqua d’honneur pour

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complimenter le héros. Les vieux camaradesde l’assassin se jetèrent à son cou, les nou-veaux lui serrèrent la main avec effusion. Onse montra étonné de n’avoir pas eu de ses nou-velles, depuis tout un temps.

— On est, dit-il, mieux à Londres que par-tout ailleurs ; on y vit plus en sûreté, grâce à lasévérité des lois qui sont rigoureusement exé-cutées. Sans cet accident, j’y serais encore ; jene me sentais plus l’envie de courir les grandschemins, mais avec cet accident il a bien falluchanger de vie, hélas !

Il demanda combien ils étaient. L’Hérissé,qui était le chef de la bande, se chargea de laréponse :

— Nous sommes ici, dit-il, vingt-cinqgrinches solides comme des chênes, ribleurs,maîtres gonins, cés, pégriots, escarpes, une vraietruandaille, comme on dit en pays de France,ou budges, bulks, jiles, clapperdogeons, maun-ders, comme nous disons en pays d’Angleterre,

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sans compter les dells et doxies et autresmorts(9). Presque toute la tribu est réunie danscette grange, le reste a pris les devants versl’Orient ; nous les suivrons à potron-jaquet.

— Je ne vois pas le Goitreux parmi les hon-nêtes gens qui m’entourent. Où est-il ?

— Pauvre diable ! Il doit avoir en ce mo-ment son couvert mis chez maître Belzébuth etla plante des pieds doit lui cuire ; il a été refroi-di(10), l’été dernier, dans un estrif(11).

— C’est un grand malheur. Le Goitreux étaitun grinche capable et qui n’avait pas froid auxyeux.

— En France, il eût été un GrandCoësre(12) ; nous avons toujours sa dell ou gos-seline(13), Bess la Noire ; elle est avec ceux quivont devant. Une bonne marque(14), celle-là, etpas fière, et douce, et ordonnée ; je ne l’ai ja-mais vue ivre plus de quatre jours sur sept.

— Elle s’est toujours observée, je le sais ;c’est une faraudène(15) qui vaut son pesant

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d’or. Quelle différence avec la floume(16) duGoitreux. Je me rappellerai toujours ses yeuxde basilic. Une vraie rome(17) cette gon-zesse(18), une empuse(19) qui jetait des pierresenchantées dans les champs(20), et à qui jen’eusse pas donné mon âme à garder, de peurde malengin(21).

— C’est ce qui l’a perdue. Elle parlait tantde Baphomet(22), elle épelait si couramment lestalamasque(23) et les achérontiques(24), elle afait tant tourner le sas(25), que tout le mondea dû reconnaître qu’elle pratiquait la magienoire. Elle a été de par la loi brûlée vive àpetit feu. J’en ai été tout ému de voir avec quelcourage elle a subi son sort, disant : « Dieuvous damne ! » à la foule qui la regardait labouche bée, tandis que les flammes léchaientson corps, montaient jusqu’à son visage, fai-saient pétiller ses cheveux pendants et craquerles os de sa vieille tête grise. Elle les damnait etles maudissait, dis-je, tellement que si je vivaismille ans, je n’entendrais jamais plus malédic-

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tions pareilles et semblables vomissements deblasphèmes. Hélas ! Le grand art est mort pournous avec elle. Il y en a bien qui l’imitent deloin, faiblement, mais personne ne lui va à lacheville.

L’Hérissé eut un long soupir, auquel les au-diteurs firent écho en manière d’oraison fu-nèbre. Il y eut pendant un certain temps unprofond accablement dans toute l’assistance,car ces bannis de la société n’ont pas l’âme en-tièrement fermée à la pitié et sont même ca-pables de s’émouvoir et de s’affliger, surtoutlorsqu’ils ont à déplorer l’un de ceux qui ontpassé parmi eux pour des êtres supérieurs ets’en sont allés ils ne savent où, sans laisserd’héritier. Cependant la douleur générale nefut pas de longue durée. Une tournée d’eau-de-vie remit les esprits d’aplomb et chassa lesidées sombres.

— Y a-t-il d’autres manquants ? demandaHobbs.

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— Oui, surtout des recrues ; des petits fer-miers mis sur la paille et mourant de faimparce qu’on leur a enlevé leurs fermes pouren faire des parcs à moutons. Ils ont mendié,et quand on les a pris, on les a attachés der-rière une charrette, on les a mis nus jusqu’àla ceinture et on les a fouettés jusqu’au sang ;puis on les a mis aux ceps(26) pour recevoirla bastonnade ; puis ils ont mendié derechef ;on les a fouettés derechef et on leur a coupéune oreille ; puis ils ont mendié une troisièmefois – car que faire quand on a faim ? – Et onles a marqués sur la joue avec un fer rouge, eton les a vendus comme esclaves ; puis ils sesont enfuis : on les a poursuivis, pris et pendus.Voilà leur histoire en termes courts et clairs.D’autres ont été traités plus bénignement. Ap-prochez, Yokel, Burns, Hodges… montrez vostatouages.

Ceux qu’il appelait se levèrent, ôtèrentleurs guenilles et montrèrent leurs dos sillon-nés de cicatrices, souvenirs des étrivières re-

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çues à diverses époques ; un d’eux souleva sescheveux et fit voir l’absence de son oreillegauche ; un autre fit lire sur son épaule lalettre V, profondément imprimée dans lachair ; il avait également l’oreille mutilée. Letroisième dit :

— Je m’appelle Yokel ; j’étais autrefois unriche fermier, j’avais une femme que j’aimais etdes enfants que j’eusse voulu élever suivant laloi du bon Dieu : maintenant il ne me reste plusrien de ce que je possédais ; la femme et les pe-tits sont allés je ne sais où, peut-être au ciel,peut-être ailleurs ; mais où qu’ils soient, j’enrends grâces au bon Dieu, car ils sont toujoursmieux qu’en Angleterre. Ma pauvre vieillemère, qui était une brave et honnête femme, al-lait mendier du pain qu’elle distribuait aux ma-lades ; un d’eux est mort sans que les docteursaient su pourquoi, et ma vieille mère a été brû-lée comme sorcière sous les yeux de mes en-fants qui pleuraient et sanglotaient… Voilà laloi anglaise ! Allons, haut les gobelets et les

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verres ! Debout les grinches, et buvons ! Hour-ra pour la bonne et compatissante loi anglaise,qui a sauvé ma mère de l’enfer d’Angleterre !…Merci à tous et à toutes, pégriots, floumes etfaraudènes… J’ai mendié alors, moi aussi, demaison en maison, et ma femme me suivait,portant sur le dos ou tenant par la main lespauvres petites créatures que le bon Dieu nousavait données pour enfants. Mais il paraît quec’est un crime en Angleterre d’avoir faim, etc’est pour cela qu’on nous a mis le dos à nu,et qu’on nous a cinglés de coups de lanière,en nous faisant passer par trois villes… Bu-vez, amis, et criez : « hourra ! » pour la bonneet compatissante loi anglaise, car les lanièresdu bourreau ont tant bu le sang de ma pauvreMary, qu’à la fin est venue l’heure de la dé-livrance. Elle est là-bas, maintenant, couchéesous l’herbe, dans le Champ du Potier, où elledort en paix. Et les petits ? me demandez-vous.Pendant qu’on me traînait de ville en ville enme fouettant, ils sont morts… Buvez, amis, bu-vez, rien qu’un coup, pour les pauvres agneaux

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du bon Dieu, qui n’ont jamais fait de mal à per-sonne… J’ai mendié encore, j’ai demandé à unpassant une croûte de pain, et l’on m’a donnéla bastonnade, et l’on m’a coupé une oreille, te-nez, voici ce qui m’en reste ; j’ai mendié tou-jours, et l’on m’a coupé l’autre oreille afin deme donner de la mémoire. J’ai mendié, et l’onm’a vendu comme esclave ; voyez cette tachede sang sur ma joue ; si je la lavais, vous ver-riez distinctement la lettre S que le fer rougey a imprimée ! Vendu comme esclave ! Avez-vous bien entendu, avez-vous bien compris ?Un citoyen anglais, vendu comme esclave ! Re-gardez-moi tous tant que vous êtes, et criezhourrah ! pour la loi d’Angleterre, qui traite ain-si ceux qui ont faim… Je me suis échappé ; simon maître met la main sur moi – périsse laloi de ce pays qui le veut ainsi ! – je serai pen-du(27).

— Non, tu ne le seras point ; à dater de cejourd’hui, cette loi a cessé d’exister !

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À ces paroles qui venaient du fond de lagrange, toute la troupe des gueux et des vaga-bonds s’était retournée avec ébahissement.

Alors, on vit le petit roi s’élancer au milieude l’assemblée interdite, et lorsqu’il se trouvaen pleine lumière, tous ayant les yeux attachéssur lui, une immense explosion de rire l’ac-cueillit.

— Quoi ? Qu’est-ce ? Qui es-tu, mo-maque(28) ?

Tous criaient et interrogeaient en mêmetemps.

L’enfant les regarda sans trouble et, croi-sant les bras sur sa poitrine, il dit avec calmeet fierté :

— Je suis Édouard, roi d’Angleterre !

Une nouvelle salve de railleries lui répondit.Les gueux n’avaient jamais assisté à pareillecomédie.

Le roi était blessé dans son orgueil.

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— Vils manants et traîne-potence, s’écria-t-il avec colère, est-ce là votre mode de recon-naître le don et privilège royal qui vous est oc-troyé ?

Les rires et les exclamations moqueusesétouffèrent sa voix.

John Hobbs criait plus fort que tous lesautres. À la fin, il parvint à dominer le va-carme.

— Cès et pégriots, mes compaings, dit-il,mon môme que voici a le moule du bonnethanté par des coquecigrues et des singesverts ; il est fou, archifou ; mais passez outre,et n’ayez cure de son esprit de guingois. Il nese croit rien moins que le roi d’Angleterre.

— Et je le suis, en effet, s’écria Édouard,comme vous l’apprendrez à vos dépens, entemps et lieu. Vous avez confessé que vousavez commis un meurtre, et pour cela seulvous aurez la hart.

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— Ah ! tu veux me trahir, toi ! tu me veuxlivrer à la justice, toi ! Attends que je…

— Tout doux, vieux lifrelofre, s’écria l’Hé-rissé, en s’interposant au moment où Canty al-lait laisser retomber son poing bestial sur latête de l’enfant.

D’un revers de main, le chef des gueux ter-rassa John Hobbs.

— Ma Dia ! comme jurent les gens enMaine et Poitou, je m’avise, dit-il, que tu ne temorigènes guère au devoir de respect enverstes rois et les maîtres de céans. Prends garde,si tu insultes ou molestes quelqu’un en ma pré-sence, c’est moi qui te ferai pendre, car je suisroi et maître suprême de cette tribu, comme leGrand Coësre l’est à Thunes.

Puis, se tournant vers l’enfant :

— Et toi, petit, dit-il avec bonté, sache quetu n’as point à menacer, et garde ta languede toute parole mauvaise. Sois roi, si telle estton humeur et tel ton bon plaisir, mais sois-

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le sans danger pour toi et pour nous. Laissele nom que tu viens de prononcer, il ne t’ap-partient point ; persévérer dans ces dires seraitcrime de haute trahison, nous sommes hors laloi, tous tant que nous sommes ici, mais nulde nous n’a l’âme assez basse pour trahir sonRoy ; nous sommes de loyaux et fidèles sujetsde la Couronne d’Angleterre. Et pour t’en don-ner la preuve : or, ça, rogues et morts(29), tous àl’unisson : Vive Édouard, roi d’Angleterre !

— Vive Édouard, roi d’Angleterre !

Le tonnerre n’eût point retenti avec plus defracas. La grange en trembla et le petit roi,rayonnant de joie, inclina légèrement la tête etdit avec un air grave et solennel :

— Merci, mon bon peuple !

Ces paroles, auxquelles on ne s’attendaitpoint, produisirent sur l’assemblée un effet telque, pendant un quart d’heure, tous les gueuxfurent en proie à de véritables convulsions épi-leptiques. Lorsqu’ils eurent recouvré leur sang-

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froid, l’Hérissé dit d’un ton ferme, mais avecbienveillance :

— Cesse ce jeu, enfant, il n’en peut résulterrien qui vaille. Suis ton caprice, s’il le faut, maisprends un autre nom.

L’étameur cria :

— Fou-Fou Ier, roi des Lunatiques.

Ce fut un succès. Le nouveau titre s’impo-sait tout d’un coup. Aussi y eut-il un concert dehurlements et de glapissements.

— Longue vie à Fou-Fou Ier, roi des Luna-tiques !

— Qu’on le porte en triomphe !

— Qu’on lui mette la couronne !

— Qu’on lui mette le manteau !

— Qu’on lui donne le sceptre !

— Qu’on l’assoie sur le trône !

Les vingt-cinq gueux avaient formé lecercle autour de l’enfant. Avant qu’il eût pu

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prendre haleine, il se vit coiffé d’un plat àbarbe en étain en guise de couronne, vêtud’une couverture constellée de trous qui futson manteau royal, assis sur un tonneau qui luiservit de trône, tandis qu’on lui mettait dans lamain, pour faire office de sceptre, la cuiller àsouder de l’étameur.

En même temps les gueux avaient fléchi legenou, et se répandant en lamentations iro-niques, en supplications railleuses, ils faisaientsemblant de s’essuyer les yeux du bout de leursmanches dépenaillées ou du coin de leurs ta-bliers crasseux, en gémissant :

— Ayez de nous mercy, auguste sire !

— N’écrasez point sous vos pieds les versrampants qui sont vos sujets, Majesté !

— Prenez à mercy vos esclaves et daignezne point exhaler sur eux votre royale colère, ônoble maître !

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— Réconfortez-nous et réchauffez-nous devos gracieux et généreux rayons, ô soleil deflamme, soleil souverain et tout-puissant !

— Sanctifiez la terre en la touchant du boutde votre pied sacré, afin que nous puissionsmanger la poussière et être ainsi ennoblis !

— Daignez cracher sur nous, ô sire, afin queles enfants de nos enfants puissent parler devotre royale condescendance et qu’ils puissentêtre fiers et heureux à jamais !

Cependant l’étameur, dont l’inspirationavait mis en branle toute la population de lagrange, voulut mettre le comble à la plaisante-rie. Il s’agenouilla et se mit en devoir de baiserle pied du roi des Lunatiques. Mais Édouardle repoussa avec indignation. Sur quoi le facé-tieux drôle alla de rang en rang quémander unmorceau d’étoffe pour coller là où il avait ététouché par le pied de son auguste majesté. Ilvoulait, disait-il, soustraire cette partie de soncorps au contact de l’air, parce qu’il était sûr

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maintenant de faire fortune, puisqu’il pouvaitaller se montrer de ville en ville et amasser descentaines de shillings en laissant voir aux po-pulations éblouies la place où le roi avait dai-gné poser sur lui son pied sacré.

Le pauvre petit Édouard Tudor pleurait derage et de honte :

« Ils ne sauraient, pensait-il, agir plus cruel-lement, si je leur avais fait du mal ; pourtant j’aiété bon et clément envers eux, et voilà com-ment ils me traitent ! ».

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XVIII

Les vagabonds

Il faisait à peine jour quand les vagabondssortirent de la grange et se mirent en marche.Le ciel était couvert. On eût dit qu’il pesaitsur les têtes. Le sol visqueux glissait sous lespieds ; l’air froid et pénétrant faisait frissonner.La gaieté de la veille avait disparu. Quelques-uns étaient sombres et silencieux ; d’autresnerveux et irritables. Personne n’avait envie derire. Tous mouraient de soif.

L’Hérissé avait confié Jack à Hugo. Il avaitdonné à celui-ci quelques instructions brèveset sèches. Quant à John Canty, il lui avait com-mandé de se tenir à distance et de ne points’occuper de l’enfant. Du reste, Hugo avait

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pour consigne de ne pas rudoyer le pauvre pe-tit.

Cependant le temps devint plus doux, lesnuages commencèrent à se dissiper. Dès qu’oncessa de grelotter, le courage se remonta. Petità petit, les visages rayonnèrent. Bientôt lesquolibets allèrent leur train. Malheur aux pas-sants : les insultes et les injures pleuvaient sureux. La pègre tenait le haut du chemin et n’en-tendait pas raillerie sur ses droits d’occupant.Elle voulait jouir largement de la vie en pleinair. D’ailleurs, on s’empressait de lui faireplace ; du plus loin qu’on l’apercevait, on fuyaitavec terreur, car on savait d’avance qu’elle nemenaçait point en vain. Aussi les gueuxpayaient-ils d’insolence, certains de ne pointtrouver de réplique. Ils arrachaient le linge quiséchait sur les haies, et l’emportaient sous lesyeux mêmes des gens épouvantés. Personnene s’avisait de protester, et l’on se trouvait fortheureux qu’ils n’eussent pas emporté les haiesaussi.

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Ils arrivèrent ainsi à une petite ferme qu’ilsprirent d’assaut et s’y installèrent en maîtres.Le fermier, tremblant de tous ses membres,baissa la tête sous leurs clameurs et leurs me-naces. La certitude de l’impunité ne laissabientôt plus de frein à leur hardiesse. Ils obli-gèrent le pauvre diable ahuri à mettre à sac songarde-manger pour leur faire un déjeuner deFalstaff. Ils bâfrèrent et goinfrèrent, mangeantdes deux mains à la fois. Ils jetaient les os etles trognons à la tête du fermier et de ses fils,applaudissant aux contorsions que faisaient lesmalheureux pour esquiver un mauvais coup, ets’esclaffant à chaque fois que le projectile avaittouché juste. Une des filles de service voulut ri-poster. Ils s’emparèrent d’elle et lui graissèrentles cheveux de beurre. Quand ils s’en allèrentenfin, ils jurèrent avec force menaces qu’ils re-viendraient et brûleraient la ferme et ses gens,si jamais un mot de leur passage en cet endroitarrivait aux oreilles des autorités.

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Vers midi, après une longue et rude étape,ils firent halte derrière une haie, à l’entrée d’ungrand village. L’Hérissé leur accorda une heurede repos ; aussitôt ils se séparèrent. Afin dedonner le change sur la réalité de leurs métiersd’emprunt, ils firent leur entrée dans le villagede plusieurs côtés à la fois.

Hugo avait l’œil sur Jack. Pour plus de sû-reté, il l’emmena avec lui. Ils errèrent assezlongtemps à l’aventure. Hugo était en quête dequelque coup à faire ; mais le temps marchait,et il risquait de revenir bredouille.

— Rien à tondre ici, dit-il avec humeur ;c’est la tête d’un chauve que ce village, on n’yprend rien aux cheveux. Il ne nous reste plusqu’à mendier, mon petit.

— Mendier ! s’écria le roi avec indignation.C’est votre métier à vous, soit. Mais que jetende la main, moi !

— Et pourquoi ne mendierais-tu point ?s’exclama Hugo en attachant sur l’enfant un

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regard étonné. Ah, ça ! Tu es donc fait d’uneautre pâte que le reste de la pègre ?

— Je ne vous comprends pas.

— Ah ! Tu ne me comprends pas ! Tu vasme faire accroire, je parie, que tu n’as pas faitle gueux de l’ostière(30) et mendié toute ta viedans les rues de Londres.

— Moi ? Idiot !

— Tu n’es pas flatteur, momaque, et tun’emmielles pas tes paroles. Ton père prétendque tu mendies et que c’est tout ce que tu sais.Tu ne vas pas dire que ton père ment, je sup-pose. À moins que tu n’aies aussi ce toupet-là.

— Vous parlez, je crois, de l’homme qui sedit mon père. Sachez-le, cet homme est un im-posteur. Il ment ignoblement.

— Tarare ! Ce n’est pas à un vieux singecomme moi qu’on apprend à faire des gri-maces, mon petit. Sois fou pour les autres, siça t’amuse, mais ne me prends pas pour un go-

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bet. Prends garde que John Hobbs ne t’allongeles oches(31), si je lui conte ce que tu dis de lui.

— C’est inutile. Je le lui ai dit moi-même.

— Voire(32). J’aime assez ta crânerie, maisde ta cervelle je ne donnerais pas un farthing.Bastonnades et étrivières ne sont point chosessi rares en notre vie des grands chemins, pourque tu aies besoin d’aller au-devant sans tefaire prier. Adonc, pourquoi me truffer(33) ?Ton père est ton père, et c’est lui que je crois.Je ne dis pas qu’il n’est pas capable de mentir,je ne dis pas qu’il ne mentirait pas s’il le fallait ;c’est chose accoutumée et nécessaire cheznous ; mais dans l’espèce, comme dit le shérif,il ne saurait y avoir profit à ce jeu. Mentir sansaubaine, ce n’est point déduit(34) d’hommesage. Donc, trêve là-dessus. Aussi bien, puis-qu’il ne t’en chaut, nous ne mendierons point.Veux-tu faire la picorée dans les cuisines,cueillir des poulets à la broche ?

Le roi frappa du pied avec impatience.

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— Assez ! dit-il, ce langage sans vergogneme lasse et m’écœure !

Hugo voulut être calme jusqu’au bout :

— Eh bien, écoute, compaing, fit-il ; tu neveux pas mendier, tu ne veux pas voler, soit.Mais il y a une chose que tu vas faire, je te lepromets. Je mendierai, moi. Tu vas faire l’ap-peau pour attirer les sinves(35). Allons, ouvretes vitres(36), et gare à tes os si tu ne marchespas droit.

Le roi allait répliquer avec hauteur et mé-pris, mais Hugo le prévint :

— Mange ta langue(37) ; voici une hiron-delle(38). Suis-moi, je vais tomber du haut-mal.Quand le sinve accourra, tu te mettras à gémir,tu tomberas à genoux, tu verseras toutes leslarmes de ton corps, tu cracheras les cent millediables de misère que tu as dans le ventre, tudiras : « Ayez à mercy mon pauvre frère affli-gé et moi, messire ; nous sommes abandonnésde toute la terre, messire ; ô, par le saint nom

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du Seigneur, jetez un regard pitoyable sur depauvres malades, sans asile et sans pain ; lacharité, mon bon maître ; daignez prendre unpenny sur votre abondance et votre richesse,mon gracieux seigneur, afin de réconforter unmisérable éprouvé de Dieu et près de mourirà vos pieds ! »… Aie bien soin de prendre unair et un ton lamentables, et ne lâche point lesinve, sinon tu m’en diras des nouvelles.

Hugo n’avait pas attendu la réponse : il seroulait à terre dans d’affreuses convulsions, labouche écumante, les yeux sortant de leurs or-bites, les membres tantôt tressaillant, tantôt hi-deusement contractés.

L’étranger s’était approché avec émotion.Le faux épileptique avait poussé un cri déchi-rant, des sons étranglés s’échappaient de sagorge, il se vautrait dans la boue, jetant lesbras et les jambes en tous sens, et donnanttous les signes de l’agonie.

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— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrial’étranger éperdu, le cœur brisé par la com-passion. Ah ! le pauvre homme ! le pauvrehomme ! Quelle horrible souffrance ! Venez,que je vous aide !

— Merci, noble seigneur, merci. Dieu vousle rende ! Mais ne me touchez pas, de grâce !On ne saurait me causer plus cruelle torture,quand ces accès me prennent. Mon petit frèreque voilà vous dira, mylord, toutes mes an-goisses, quand je me trouve ainsi hors d’étatde travailler. Un penny, mon prince, rien qu’unpetit penny pour acheter un peu de pain ; unpenny… Dieu vous le rendra…

— Tenez, pauvre homme, voici trois penceau lieu d’un penny !

L’étranger, tout saisi d’affliction, fouilla vi-vement dans ses poches et en tira plusieurspièces de monnaie.

— Tiens, pauvre petit, dit-il, prends tout ce-ci, et que Dieu vous ait en sa sainte garde.

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Viens ici, aide-moi, je vous ramènerai chezvous ; ton malheureux frère…

— Ce n’est pas mon frère, dit froidement leroi sans bouger de place.

— Tu dis que ce n’est pas ton frère ?

— Ne l’écoutez pas, messire, balbutia l’épi-leptique qui faisait semblant de perdreconnaissance, ne le croyez pas, monseigneur ;il est si mauvais pour moi, il me renie ; pour-tant j’ai un pied dans la tombe.

— Oui, c’est infâme, s’écria l’étranger indi-gné. Je ne me serais point attendu à cette dure-té de cœur à ton âge. Tu devrais avoir honte…Tu vois bien qu’il n’est pas en état de mouvoirpied ni bras. Pourquoi dis-tu qu’il n’est pas tonfrère ?

— C’est un mendiant, un voleur. Il a prisvotre argent et votre bourse aussi. Si vous vou-lez faire un miracle, donnez-lui un bon coup debâton sur les épaules et la Providence se char-gera du reste.

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Hugo n’attendit pas le miracle. Il avait pen-du ses jambes à son cou, et filait comme levent, sentant l’étranger charitable sur ses ta-lons et criant à pleins poumons pour donnerl’alarme.

Le roi, de son côté, rendant grâces au ciel,fuyait dans la direction opposée, regardant detemps à autre derrière lui, mais n’osant points’arrêter avant de se savoir en lieu sûr. Il pritle premier chemin venu et eut bientôt perdude vue le village. Pourtant il ne cessa point decourir pendant plusieurs heures. Lorsqu’il futbien certain que personne ne le poursuivait, safrayeur se dissipa petit à petit, et un immensesentiment de bonheur envahit tout son être.

Cependant son estomac criait la faim, sesjambes refusaient d’aller plus loin. Il s’arrêta àla porte d’une ferme. Il voulut donner des ex-plications. On ne lui laissa pas le temps de par-ler. Les valets le chassèrent grossièrement. Ilavait oublié qu’il était en haillons.

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Les membres harassés, les pieds en sang,il continua sa route. Son visage était pourpred’indignation.

— Je ne me mettrai plus dans le cas de su-bir leurs affronts, se dit-il.

La faim l’emporta sur la fierté. À la tombéedu soir, il se risqua timidement à s’arrêter à uneautre ferme. Cette fois, le résultat fut pire en-core. On l’accabla d’injures et on le menaça dele faire emprisonner comme vagabond, s’il nepassait pas son chemin.

La nuit arriva. Il était glacé, exténué ; ilavait de grosses ampoules à la plante des piedset n’avançait plus que péniblement. Il n’osapoint s’asseoir, ni prendre haleine, car le froidl’envahissait aussitôt et lui paralysait tout lecorps. À mesure qu’il s’engageait plus avantdans les ténèbres profondes et dans la vastesolitude, il éprouvait des sensations qu’iln’avait jamais eues, il découvrait des chosesqu’il n’avait jamais connues. Par moments il

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entendait des voix qui approchaient, sem-blaient éclater tout à côté de lui, puis s’étei-gnaient dans le silence. Chose étrange, cesvoix, quoique distinctes, n’appartenaient à per-sonne, car il n’apercevait, ni à proximité ni auloin, aucun être animé ; seulement il croyaitvoir comme des apparitions informes qui pas-saient soudainement et disparaissaient aussi-tôt. Étaient-ce des spectres, des esprits ? Iln’eût osé l’affirmer, mais il le craignait, et ilavait peur, et il frissonnait. Parfois il entre-voyait une lueur vacillante, mais si loin, si loin,qu’elle avait l’air de venir d’un autre monde.Parfois encore il percevait le son produit parles clochettes que portaient au cou les mou-tons ou les agneaux, mais ce son était vague,éloigné, indistinct. L’air était rempli de sourdsbeuglements qui se mouraient dans la nuit etla rendaient encore plus sinistre. De temps àautre, les hurlements d’un chien planaient surl’immensité de la nature ensevelie dans le som-meil et se mariaient aux bruits confus de laforêt et de la plaine. Mais tous ces bruits ve-

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naient du bout de l’horizon. Aussi le pauvre pe-tit roi se croyait-il dans un pays maudit, déso-lé, abandonné par les humains, il se disait que,dans ce désert sans fin, il ne trouverait ni se-cours, ni aliments.

Il allait devant lui, trébuchant à chaque pas,mourant de frayeur à chaque sensation nou-velle, poussé par le besoin, et sentant ses ge-noux fléchir, son cœur se serrer d’épouvante,toutes les fois qu’une feuille morte tombaitd’un arbre, ou que le vent, entrechoquant lesbranches, imitait l’intonation lugubre de gensqui s’interrogent tout bas.

Tout à coup il vit briller la lumière roussâtred’une lanterne. Il se recula avec terreur et sedissimula dans l’ombre. Puis il attendit.

La lanterne se trouvait près de la porte ou-verte d’une grange. Le roi demeura quelquetemps immobile. Il n’entendit et ne vit rien. Ilavait froid, et son immobilité même contribuaità le glacer davantage. Il se demandait ce qu’il

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avait à faire. La grange lui paraissait si hospita-lière, elle lui offrait tant de séductions, qu’à lafin il se hasarda à y pénétrer. Doucement, fur-tivement, comme eût fait un voleur, il se glissajusqu’à la porte d’entrée.

Il allait franchir le seuil, quand il perçutderrière lui le bruit de plusieurs voix. Il avisaun tonneau qui se trouvait à l’intérieur de lagrange, se cacha derrière cet abri, et se baissa.

Deux valets de ferme le suivaient sur les ta-lons.

L’un d’eux avait pris la lanterne pour s’éclai-rer. Arrivés dans la grange, ils se mirent à labesogne, tout en continuant leur conversation.Pendant qu’ils allaient et venaient avec la lan-terne, le roi les surveillait attentivement. Enmême temps il passait en revue l’intérieur dela grange. Il découvrit tout au bout un compar-timent réservé pour les chevaux ou les bœufs,et il se promit d’inspecter cet endroit de plusprès lorsqu’il serait seul. Il remarqua aussi une

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pile de couvertures de cheval, qu’il se proposade mettre à profit en les réquisitionnant pour leservice de la Couronne d’Angleterre.

Lorsque les valets eurent achevé ce qu’ilsavaient à faire, ils se retirèrent en fermant laporte derrière eux et emportèrent la lanterne.

Le roi sortit tout grelottant de sa cachette,marcha à tâtons vers la place où il avait aperçules couvertures, les trouva après quelques re-cherches, et les prenant sous son bras il se diri-gea vers la stalle, où il arriva sain et sauf. Il seservit de deux couvertures en guise de matelaset s’entortilla dans les autres.

Jamais roi d’Angleterre n’avait été plus heu-reux. Le lit n’était pas de plume, il est vrai ;les couvertures étaient minces, usées, ellesavaient une odeur de cheval nauséabonde qui,en toute autre occasion, eût singulièrement af-fecté les narines royales, mais tous ces incon-vénients, il ne les apercevait point. N’était-il

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pas au comble de la félicité ? Il avait enfin trou-vé un gîte.

Le roi était affamé et glacé, mais il étaitaussi accablé de fatigue et de sommeil. Or, lebesoin de repos est plus impérieux que le be-soin de nourriture. Il ne tarda point à le consta-ter : ses paupières se fermèrent, ses membresse raidirent, et il se trouva bientôt plongé danscet état d’inconscience qui prélude à l’assou-pissement des sens.

Il allait s’endormir tout à fait, lorsqu’il sentitdistinctement qu’on le touchait. Il se redressaen sursaut et voulut crier ; mais il suffoquait.Tout son sang reflua vers son cœur. Ce contactmystérieux, quelle en pouvait être la cause ?

Il demeura cloué sur place, la tête tendue,n’osant point respirer. Rien ne bougeait auprèsde lui. Aucun bruit n’interrompit le silence quirégnait dans la grange. Il écouta encore,l’oreille dressée.

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Il resta longtemps dans cette attitude. Toutétait immobile et muet. Trahi par ses forces,il se laissa enfin retomber sur son lit improvi-sé ; il céda au sommeil. Mais soudain il sentitde nouveau l’étrange contact. C’était quelquechose d’affreux de se voir ainsi touché parquelqu’un d’invisible.

Le pauvre enfant avait l’âme violemmentagitée. Que faire ? Que résoudre ? Fallait-ilabandonner cet asile où il était si bien, et, pouréchapper à l’horreur de cette situation indé-finissable, prendre la fuite ? Mais où fuir ? Etcomment ? La porte de la grange était fermée.Il lui faudrait donc errer à l’aveugle çà et làdans les ténèbres, emprisonné entre ces quatremurs, poursuivi par l’affreux spectre qui àchaque mouvement lui frôlait la joue oul’épaule, dans ses attouchements moites etdoux. Cela était intolérable.

Lui serait-il possible d’endurer toute la nuitces angoisses, pires que les affres de la mort ?Non, non, il fallait en finir, dût-il aller au-de-

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vant du trépas ! Il fallait, oui il le fallait, s’armerde courage et étendre la main, saisir l’objetmystérieux.

Certes, la solution était facile à imaginer,mais du plan à l’exécution il y avait tout unmonde. Trois fois il porta la main en avant,doucement, tout doucement ; il la retira aussi-tôt, avec un cri étouffé ; non qu’il eût rencontréun obstacle, mais parce qu’il avait la certitudeque l’obstacle était là.

Une quatrième fois, il se risqua un peu plusloin. Alors sa main heurta délicatementquelque chose de doux et de chaud. Il se rejetaen arrière, palpitant d’effroi. Sa raison boule-versée, éperdue, lui fit croire à la présence d’uncadavre ayant conservé un reste de chaleur.

Décidément il valait mieux attendre la mortet se résigner. Cette résolution l’eût emporté,n’eût-ce été l’aiguillon de la curiosité humaine.En dépit de sa volonté, sa main fit un mou-vement machinal. La circonspection la faisait

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trembler, la peur la retenait ; le désir de savoirla poussait automatiquement, sans que la ré-flexion y eût aucune part.

La main saisit une touffe de cheveux. Iltressaillit, mais il poursuivit ses investigations.Ce qu’il tenait enfermé dans ses doigts lui sem-blait être une corde suspendue, effilée par unbout, chaude, et grossissant à mesure qu’ilavançait vers le côté opposé. Il tâta plus haut,plus haut encore, et trouva… un veau qui dor-mait innocemment. La corde n’était pas unecorde : c’était la queue du veau.

Le roi fut tout penaud de s’être laissé allerainsi à la peur, d’avoir pleuré d’effroi pour unveau endormi. Il est vrai que tout autre enfanten eût fait autant à sa place, et je sais nombred’hommes qui, dans ces temps superstitieux, etpeut-être aussi dans les nôtres, auraient été en-fants sur ce point.

Maintenant qu’il savait à quoi s’en tenir, ilse trouvait heureux d’avoir un veau pour com-

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pagnon. Il avait été si complètement seul, ils’était cru si délaissé, que rien que la sociétéde cet humble animal le réconfortait. Il avaitété si cruellement malmené, si durement traitépar ses semblables, qu’il se sentait en quelquesorte joyeux de la compensation qui lui étaitofferte par le hasard. Il savait déjà par ouï-dire que le veau a le cœur bon et le caractèredoux, et il faisait en ce moment l’expériencede cette vérité, en apprenant que si tous lesveaux n’ont pas toutes les qualités désirables,ils valent mieux, sous beaucoup de rapports,que beaucoup d’hommes. Aussi n’hésita-t-ilpoint à faire les avances.

Il se rapprocha du veau et lui passa la mainsur le dos. Puis il lui vint à l’idée que ce veaupouvait lui rendre un précieux service. Il se le-va, refit son lit, le tira jusqu’auprès du veau, secoucha à côté de lui, en lui glissant le bras sousle cou, ramena les couvertures, borda bien leveau, et se borda bien lui-même. Au bout dequelques minutes, il avait aussi chaud, il repo-

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sait aussi mollement que s’il eût été dans sonlit de plume, sous les baldaquins dorés du pa-lais de Westminster.

Alors aussi ses idées devinrent plus riantes ;il ne voyait plus la vie en noir ; il n’avait plusà supporter le spectacle du crime, à entendrel’ignoble langage du vice ; il n’avait plus à vivreau milieu des voleurs, des assassins, de tout cequ’il y avait parmi les êtres humains de plus vilet de plus brutal. Il avait chaud ; il était abrité ;il était heureux.

Au-dehors, le vent soufflait avec force, etsouvent il s’engouffrait dans la grange dont ilfaisait craquer les vieilles poutres vermoulues,hurlant dans tous les coins, fouillant partout ;mais le roi ne s’en inquiétait point. Aucontraire, maintenant qu’il était installé aussiconfortablement que possible, cette rage duvent, secouant le toit avec force et arrachantles tuiles, tantôt éclatant en lamentations, tan-tôt mugissant avec fracas, il s’en amusait, il yprenait plaisir, comme il eût fait aux sons d’une

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musique qui l’aurait bercé. Il se serrait plusétroitement contre son ami ; il lui chatouillaitmalicieusement l’oreille. Il était si ravi de sonsort, que peu à peu il se sentit envahi par lasensation d’un immense bien-être. Et la facecontre la tête du veau, il se plongea lentementdans un sommeil sans rêve, tandis qu’une ex-pression de bonheur rayonnait sur son visage.

Au loin, les chiens aboyaient, les troupeauxbêlaient ou beuglaient, la rafale faisait tem-pête ; plus près de lui, les grosses gouttes depluie suintaient par les fissures du toit. Pen-dant ce temps, le roi d’Angleterre dormait. Etle veau dormait aussi. Car le veau était unede ces créatures simples et placides qui nes’émeuvent point d’un orage et ne se trouventpoint embarrassé de dormir dans les bras d’unroi.

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XIX

Les paysans

Le roi s’éveilla de bon matin. Un rat touttrempé s’était glissé dans le lit pendant la nuit.Il avait trouvé le nid chaud et s’était pelotonnésur la poitrine de l’enfant.

Le roi fit un mouvement et le rat détala.

— Pauvre bête, dit le roi en souriant, pour-quoi te fais-je peur ? Ne suis-je pas aussi mi-sérable que toi ? J’aurais honte de te faire dumal, pauvre être sans défense ; ne suis-je passans défense moi-même ? Je te sais gré, aucontraire, de l’heureux présage que tu m’an-nonces. Un roi qui sert de nid aux rats ne doitpas s’attendre à de plus grandes infortunes ; je

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puis espérer maintenant un sort meilleur ; carje ne saurais tomber plus bas.

Il se leva et sortit de l’étable. Tout à coupil entendit des voix d’enfants. La porte de lagrange s’ouvrit et livra passage à deux petitesfilles qui causaient avec animation. À sa vue,elles cessèrent de parler et de rire. Elles s’ar-rêtèrent, regardèrent, tout intriguées, marmot-tèrent quelques syllabes, approchèrent, puiss’arrêtèrent encore, les yeux grands ouverts.

Peu à peu elles se sentirent enhardies et secommuniquèrent leurs impressions avec plusd’assurance.

— Il a l’air tout mignon, dit l’une.

— Quels beaux cheveux ! dit l’autre.

— Oui, mais quel affreux costume !

— On dirait qu’il est mort de faim.

Elles firent un pas, deux pas en avant, re-gardant craintivement autour d’elles, les yeuxtoujours attachés sur le roi, qu’elles exami-

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naient en tous sens et toisaient de haut en bas,comme si elles eussent eu affaire à quelqueanimal d’une espèce inconnue ; mais ellesétaient circonspectes, elles ne risquaient qu’unpas après l’autre, car il se pouvait que cet ani-mal fût méchant et qu’il lui prît envie demordre. À force d’avancer, elles finirent par setrouver devant lui. Alors elles se tinrent parla main pour être plus sûres d’être deux, etelles le regardèrent fixement de leurs yeux in-nocents. Puis la plus grande prit son courage àdeux mains, et d’une voix un peu tremblante,elle lui demanda avec douceur :

— Qui es-tu, petit ?

— Je suis le roi !

Cette réponse articulée gravement parut lesintimider.

Elles se consultèrent du regard et demeu-rèrent muettes. Pourtant, un instant après, laplus petite céda à la curiosité :

— Le roi ! Quel roi ?

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— Le roi d’Angleterre !

Les enfants s’interrogèrent de nouveau d’unclin d’œil, regardèrent l’inconnu, le regar-dèrent encore, étonnées, perplexes.

— As-tu entendu, Marguerite ? Il dit qu’ilest le roi. Est-ce vrai ça ?

— Pourquoi ne serait-ce pas vrai, Priny ?Tu crois donc qu’il ment ? Car, vois-tu, Priny,s’il ne dit pas la vérité, c’est qu’il ment. Ça nese peut pas autrement. Tout ce qui n’est pasvrai est un mensonge, tu le sais bien.

L’argument était naïf, mais péremptoire.Priny s’en contenta. Elle reporta ses yeux surl’étranger, puis elle lui dit avec décision :

— Eh bien, si tu me dis que tu es le roi, maisle vrai roi, là, je te croirai.

— Je suis le vrai roi.

Ce premier point admis et la royauté désor-mais hors de conteste, les petites filles lui de-mandèrent comment il se faisait qu’il était là,

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et pourquoi il était si mal habillé, et où il allait,et cent autres choses.

Pour la première fois, le roi se trouvait enprésence d’êtres humains à qui il pouvait parlersans avoir à craindre d’être bafoué, rudoyé outraité de menteur.

Il conta tout au long son histoire, n’oubliantaucun détail, et si sincèrement ému lui-mêmequ’il ne sentait plus l’horrible faim qui le dévo-rait.

Les petites filles l’écoutèrent avec recueille-ment et témoignèrent par leurs gestes et leursregards combien elles sympathisaient avec lui.Mais lorsqu’il arriva au récit de ses derniersmalheurs, lorsqu’elles apprirent qu’il était restédepuis la veille sans manger, elles l’entraî-nèrent, en courant à toutes jambes, vers laferme, et crièrent qu’elles allaient lui donner unbon déjeuner.

Le roi avait les larmes aux yeux de conten-tement.

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— Quand j’aurai pris possession de montrône, se dit-il, je ferai une loi qui obligeratout le monde à aimer les petits enfants ; jeme rappellerai toujours que les enfants ont euconfiance en moi, qu’ils m’ont reçu amicale-ment dans mes jours de misère ; tandis queceux qui sont plus âgés qu’eux et se croientplus sages m’ont raillé et ont mis en doute maroyale parole.

La mère des enfants accueillit le roi avecbonté, et se montra fort compatissante. Ellefut profondément touchée de son dénuementet de son apparente déraison. Elle était veuveet pauvre, et elle avait trop souffert elle-mêmepour n’être point sensible aux maux d’autrui.Elle crut que l’enfant atteint de démence avaitéchappé à la surveillance de ses gardiens ou deses parents. Aussi tâcha-t-elle de savoir d’oùil venait, afin de pouvoir prendre des mesurespour le ramener chez lui. Mais elle eut beau lequestionner sur les villes et les villages de l’en-droit où il habitait, ce fut peine perdue : le vi-

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sage étonné de l’enfant et les réponses qu’il fai-sait attestaient combien il était étranger à cequ’elle lui demandait. Tout ce qu’il disait avaittrait à la cour, et quand il en parlait avec un airsimple et sérieux, il mentionnait fréquemmentle nom du feu roi, « son père » ; en dehors decela, il ne pouvait fournir aucun renseignementet baissait la tête.

La femme était très embarrassée ; elle vou-lut en avoir le cœur net. Tandis qu’elle prépa-rait son repas, elle se dit, tout en n’ayant l’airde rien, qu’elle prendrait bien le petit fou parun endroit et le forcerait de confesser son se-cret.

Elle lui parla du bétail, et n’obtint pas deréponse. Des moutons : même résultat. Ellel’avait soupçonné d’être un de ces petits ber-gers qui abandonnent leur maître, on ne saitpas toujours pourquoi ; elle fut bien contraintede s’avouer qu’elle s’était trompée.

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Alors elle parla de moulins, de tisserands,de chaudronniers, de forgerons, de gens detoute profession et de tout métier, de Bedlam,de prisons, de maisons de refuge. Peine inutile.

Elle n’en savait pas plus long au bout d’uneheure d’interrogatoire. Elle y eût sans doute re-noncé, s’il ne lui était venu à l’esprit qu’elle nelui avait rien demandé de ce qui touche au mé-nage. C’était peut-être là la vraie piste. Elle lasuivit. L’insuccès fut aussi complet qu’aupara-vant.

Elle entama adroitement la question du ba-layage : à peine savait-il le nom du balai. Ellepassa au chauffage : il n’entendait rien à fairele feu. Elle se rabattit sur le brossage : il n’avaitjamais touché une brosse. Elle insista sur lelessivage : il n’avait jamais vu de linge sale, etil eût rougi d’apprendre qu’on lavait le sien, carce qu’il ne portait plus revenait de droit à sesgens de service.

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La bonne femme était au désespoir. Il nelui restait plus que la question de la cuisine. Àson grand étonnement et à sa grande joie, levisage du roi s’éclaira tout à coup. Enfin elleavait touché juste. Elle le croyait du moins. Etelle était toute fière d’avoir si habilement ma-nœuvré, puisqu’il donnait tête baissée dans lepiège.

Elle put, dès ce moment, accorder du répità sa langue. Le roi, inspiré sans doute par lestiraillements de la faim et par le fumet appé-tissant qui s’exhalait des poêlons et des casse-roles, s’était lancé à corps perdu dans une sa-vante dissertation sur la préparation des platsfins, et sur le choix et l’ordre des services. Ilparlait avec tant de volubilité, de conviction,d’éloquence, que la brave femme se disait :

— C’est bien ça, il est marmiton.

Il s’étendit longuement sur la confection dumenu, qu’il discuta avec tant de sérieux et deconviction que la brave femme se demandait :

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— Bon Dieu ! Où a-t-il appris tous ces nomsde plats qu’on ne voit que sur la table desriches et des grands ? Ah ! je comprends : lepauvre porte-guenillon aura servi au palaismême, avant l’accident qui lui a détraqué latête. Oui, oui, j’y suis : c’est dans la cuisine duroi qu’il aura été gâte-sauce.

Alors elle eut l’idée de le mettre à l’épreuve.Elle le pria de surveiller un moment le pot-au-feu, en l’autorisant à faire comme il voudrait et,si l’envie lui prenait, à ajouter un plat ou deuxde sa façon. Puis elle sortit de la pièce, en fai-sant signe aux petites filles de la suivre.

Une fois seul, le roi se dit :

— Ce n’est pas la première fois que pareilleaventure arrive à un roi d’Angleterre, si j’aibonne mémoire. Je ne saurais compromettrema dignité en suivant l’exemple d’Alfred leGrand. Mais je tâcherai de faire mieux que lui,car l’histoire rapporte qu’il laissa brûler les gâ-teaux.

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L’intention était bonne, mais il y avait à laréaliser. Or, le roi Édouard, comme le roi Al-fred, s’abîma si complètement dans de longueset profondes réflexions qu’il aboutit à la mêmecalamité que son illustre prédécesseur : il lais-sa brûler la soupe.

Fort heureusement la femme rentra à tempspour sauver son déjeuner. Elle prit le roi aucollet et le secoua rudement en l’arrachant àsa rêverie. Mais quand elle le vit combien ilétait confus et triste de s’être oublié, elle re-gretta sa vivacité, s’adoucit tout d’un coup etredevint pour lui bienveillante et affectueusecomme elle l’avait été tout d’abord.

L’enfant mangea de bon cœur. L’appétit luifit trouver les plats délicieux. Il était tout ra-gaillardi.

Le repas eut cela de caractéristique que depart et d’autre on se faisait des concessionssans qu’on s’en doutât. La bonne femme avaiteu la pensée de traiter le petit vagabond

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comme elle avait coutume de faire pour ceuxde son espèce, ou comme elle eût fait pourun chien à qui l’on jette un os dans un coin.Mais elle se reprochait de l’avoir rudoyé peut-être injustement pour sa maladresse. Elle avaitvoulu réparer ce mouvement de brusquerie enlui permettant de s’asseoir à la table communeet de manger avec elle et ses enfants, sur lepied de l’égalité.

Le roi, de son côté, se repentait de n’avoirpas tenu sa promesse, après les marquesd’égard qu’il avait reçues de ces pauvres gens.Aussi voulut-il leur accorder une compensa-tion en s’abaissant gracieusement à leur ni-veau : au lieu d’inviter la femme et ses enfantsà se tenir debout derrière lui et à le servir tan-dis qu’il mangerait seul, comme l’eussent exigéles privilèges de sa naissance, il leur fit signeavec bonté de prendre place à côté de lui.

La brave femme se sentait heureuse du bienqu’elle faisait en ne repoussant point le petit

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mendiant ; le roi se trouvait ravi de la faveurqu’il octroyait à une humble paysanne.

Le déjeuner achevé, la femme commandaau roi de laver la vaisselle. Il ne s’attendaitguère à cette injonction qui lui parut presqueune insulte, et son premier mouvement fut dese révolter avec indignation. Toutefois il se ditque si Alfred le Grand avait surveillé les gâ-teaux, il était fort probable que l’illustre roides Anglo-Saxons avait, le cas échéant, lavéles plats et les assiettes, par conséquent le roid’Angleterre ne dérogeait point.

Il se mit donc à l’œuvre, et s’acquitta de sabesogne aussi mal que possible. Il s’était ima-giné, à première vue, que c’était chose facilede rincer des verres et de promener un torchonsur des assiettes. Il put se convaincre, à l’expé-rience, que rien ne se fait sans pratique. Aussirisqua-t-il de tout casser. Il finit néanmoins pars’en tirer sans accident.

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Il aurait voulu prendre congé de la bravefemme, la remercier et se remettre en route.Il vit qu’il ne paierait point son écot à si boncompte. Elle le chargea de quelques petits dé-tails du ménage, qu’il voulut bien accepter defaire et qu’il mena à peu près à bonne fin. Ellelui fit alors peler des pommes avec les petitesfilles ; il s’y prit si gauchement qu’elle lui dit decesser et lui donna un couteau à repasser. Puiselle lui fit carder de la laine.

Il se dit qu’il avait laissé bien loin derrièrelui le roi Alfred, qu’il avait fait preuve d’un hé-roïsme beaucoup plus grand que son illustreancêtre, et que ce qu’il venait de faire suffisaità remplir le volume où quelque grand poètede la cour raconterait aux enfants de tous lesâges présents et futurs les prouesses domes-tiques et culinaires du roi Édouard. La bonnefemme lui parut dépasser la mesure, et il sepromit de ne pas aller plus loin. À peine le re-pas de midi terminé, quand on lui donna un pa-nier plein de petits chats à jeter dans la rivière,

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il refusa. Je veux dire qu’il se disposait à refu-ser, après avoir décidé qu’il était en droit de ti-rer l’échelle. Un roi a bien autre chose à faireque de noyer des chats. C’était ce qu’il se di-sait lorsqu’une apparition tout imprévue chan-gea brusquement le cours de ses idées.

Au détour du chemin, il venait d’apercevoirJohn Canty, déguisé en porte-balle, et Hugo.Cette découverte le glaça d’effroi. Heureuse-ment il avait vu les deux gredins se diriger versla ferme, avant d’avoir été remarqué par eux.

Il revint donc sur sa première résolution : ilne refusa pas d’aller noyer les chats. Il prit, aucontraire, le panier avec une feinte indifférenceet sortit sans dire mot.

Il y avait dans une contre-allée un pavillonoù l’on remisait le bois. Il y déposa les pauvrespetites bêtes.

Puis il pendit ses jambes à son cou.

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XX

L’ermite

La haie était fort haute. Elle le cacha.L’épouvante lui donnait des ailes. Il fit appel àtoutes ses forces.

Une forêt se montrait à l’horizon. Il courutdans cette direction.

Arrivé à la clairière, il tourna la tête. Deuxombres sinistres se mouvaient derrière lui. Ilcomprit ce que cela voulait dire, et ne s’attar-dant point à s’en rendre un compte plus exact,il poursuivit sa course, hors d’haleine, jusqu’àce qu’il se trouvât dans la profondeur de la fo-rêt.

Alors il s’arrêta, persuadé qu’il était en lieusûr.

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Il écouta attentivement : la forêt était ense-velie dans le silence.

Un sentiment de tristesse s’empara de lui.

Quelques moments après, il crut entendre,à une distance très éloignée, des bruits mysté-rieux, qui ressemblaient à la voix lamentabledes âmes errantes. Ces bruits étaient plus si-nistres que le silence.

Il voulut d’abord se coucher et demeurer làle reste de la journée ; mais, comme il était entranspiration, la fraîcheur de l’air le saisit, et ilfut obligé de marcher pour maintenir la circu-lation du sang.

Il coupa la forêt en long, espérant bien ren-contrer quelque route battue ; il se trouvadésappointé. Il alla plus loin, plus loin encore.Plus il avançait, plus la forêt semblait s’épais-sir. De grandes ombres s’allongeaient au pieddes arbres. La nuit approchait. Il eut peurd’avoir à la passer dans ce lieu désert. Il hâtale pas ; mais sa course ne faisait que le ralentir,

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car il ne choisissait pas les endroits où il posaitles pieds et s’embarrassait dans les brous-sailles, culbutait par-dessus les grosses racinesà fleur de terre ou se piquait aux orties.

Tout à coup il eut un cri de joie ; il venaitd’entrevoir une lumière. Il s’en approcha pru-demment, se baissant souvent pour mieux voirles alentours et écoutant. Il s’assura que la lu-mière venait d’une ouverture non vitrée prati-quée dans une hutte délabrée. Il entendit unevoix rauque et voulut fuir et se cacher ; mais ilchangea soudain d’avis, car il lui parut que lavoix priait. Il se glissa jusqu’à la fenêtre de lahutte, se dressa sur la pointe des pieds et jetaun regard furtif à l’intérieur.

La pièce était petite. Le sol durci par l’usagetenait lieu de parquet. Dans un coin se trouvaitune natte de jonc qui semblait faire office delit, à en juger par les deux vieilles couverturesjetées dessus ; tout auprès se voyaient un seau,une tasse, une cuvette, deux ou trois pots etpoêlons ; il y avait aussi un petit banc et un es-

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cabeau ; dans l’âtre se consumaient les restesd’un feu de fagots.

Au pied d’une petite table, où brûlait unechandelle, était prosterné un homme âgé. De-vant lui, sur une vieille boîte de bois, gisait unlivre ouvert. Une tête de mort était posée sur lelivre.

L’homme était grand et musculeux. Il avaitles cheveux blancs, la barbe longue et blanche.Il portait une espèce de robe en peau d’agneauserrée au cou et tombant jusqu’aux pieds.

« C’est un saint ermite, se dit le roi. Dieusoit béni ».

L’ermite se leva.

Le roi frappa doucement à la porte. Unevoix caverneuse répondit :

— Entrez, mais laissez le péché derrièrevous, car le sol que vous foulez ici est sacré.

Le roi poussa la porte et s’arrêta sur le seuil.

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L’ermite attacha sur lui deux grands yeuxflamboyants, et dit :

— Qui es-tu ?

— Je suis le roi, repartit Édouard aveccalme.

— Salut à toi, Roi ! cria l’ermite avec en-thousiasme.

Puis, allant et venant avec une fiévreuse ac-tivité, tandis qu’il répétait : « Salut ! Salut ! »,il enleva ce qui se trouvait sur le banc, y fitasseoir le roi, le rapprocha du foyer, jetaquelques fagots sur le feu, et se mit à arpenterla pièce d’un pas nerveux.

— Salut ! Beaucoup ont cherché un asiledans ce sanctuaire : ils n’étaient pas dignes d’yentrer. Ils ont été expulsés. Mais un roi quirépudie sa couronne, qui renonce aux vainessplendeurs de sa cour, qui se couvre dehaillons pour s’humilier devant le Seigneur, unroi qui consacre sa vie à la pratique de la piété,à la mortification de la chair, est le bienvenu

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dans cette sainte demeure ; qu’il y reste à ja-mais jusqu’à ce que la mort le délivre del’amertume de la vie !

Le roi s’empressa de l’interrompre et de luidonner des explications. L’ermite ne l’écoutaitpas et poursuivait son propre discours, d’unevoix forte et imposante :

— Oui, tu goûteras ici la paix des sens, lerepos de l’âme. Personne ne découvrira ton re-fuge et ne viendra t’accabler de supplicationspour te ramener à cette vie vaine, vide et in-sensée que Dieu t’a fait abandonner. Ici tu prie-ras, tu liras l’Écriture, tu méditeras sur l’inanitéde cette vie semée de déceptions, tu réfléchirasaux sublimes jouissances de la vie future ; tu tenourriras des herbes de la terre ; tu châtieraston corps en le battant de verges pour purifierton âme ; tu porteras un cilice, tu ne boiras quede l’eau ; mais tu auras la paix, une paix pro-fonde et inaltérable ; tous ceux qui viendront techercher ici s’en retourneront aux lieux d’où ils

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seront venus ; on ne te trouvera point ; on nete troublera point.

Le vieillard continua de marcher en long eten large. Il avait baissé la voix et ne marmot-tait plus que des paroles inintelligibles.

Le roi profita de l’occasion pour exposer sasituation. Le souvenir de ses maux passés, l’ap-préhension de l’avenir le rendaient éloquent.Mais l’ermite avait une idée fixe ; il mâchon-nait des mots sans suite et ne faisait point at-tention à ce qu’on lui disait.

Tout à coup il s’approcha du roi, lui mit lamain sur l’épaule et murmura d’une voix mys-térieuse :

— Écoute, je vais te dire un secret !

Il inclina la tête, couvrit sa bouche de lamain, puis hésita, prêta l’oreille et courut à laporte dont il poussa le verrou. Ensuite il se di-rigea à pas de loup vers la fenêtre, passa satête par la lucarne, sonda anxieusement l’obs-curité, et revint sur la pointe des pieds auprès

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du roi. Il se baissa vers lui, rapprocha son vi-sage de celui de l’enfant, puis tout bas, toutbas, comme s’il se fût agi d’une affaire extrê-mement grave, il lui dit :

— Je suis un archange !

Le roi eut un soubresaut.

« Ah ! mon Dieu ! se dit-il, pourquoi ai-je fuiles voleurs ? Hélas ! me voici maintenant pri-sonnier d’un fou ! ».

Une affreuse pâleur s’était répandue sur sestraits, où se peignait une morne épouvante.

L’ermite, entraîné par l’enthousiasme, pour-suivit ses confidences :

— Je le vois, tu subis l’influence de l’air quel’on respire ici ! Tu trembles ! Tu as peur ! Jele lis dans tes yeux ! Personne ne pénètre danscette atmosphère sans éprouver le vertige ! Carcette atmosphère est celle de la Cité de Dieu.J’y vole et j’en reviens en un clin d’œil. J’aiété élevé au rang d’archange il y a cinq ans ;

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des anges sont venus ici me confier cette hauteet redoutable dignité. Leur présence remplis-sait cette cellule d’une éblouissante clarté. Ilss’agenouillèrent devant moi. Roi ! m’entends-tu ? Ils s’agenouillèrent devant moi, car j’étaisplus grand qu’eux. J’ai marché dans les sen-tiers du Ciel, j’ai pris place parmi les pa-triarches, et je me suis entretenu avec eux.Touche cette main, n’aie pas peur, touche-la.Fort bien. Tu as touché la main qu’ont serréeAbraham, Isaac, Jacob, car j’ai été assis surles marches du trône de Dieu ! J’ai vu Jéhovahface à face !

Il s’arrêta pour juger de l’effet produit parses paroles ; puis son visage changea soudai-nement d’expression ; il se redressa, et d’un ac-cent plein d’amertume :

— Je suis un archange, dit-il, mais j’ai étéaussi prophète, comme Isaïe et Ézéchiel.

Il se tut, regarda le roi avec effarement, puisd’une voix sépulcrale, il ajouta :

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— Non, ce n’est pas Jéhovah qui m’a persé-cuté, c’est le roi d’Angleterre. Je me souviensmaintenant. Il a renouvelé contre les Juifs lesédits de Nabuchodonosor, comme il a renou-velé contre les Chrétiens les édits de Julien.Roi ! te souviens-tu que, la onzième année durègne de Néron, on vit paraître au milieu dela nuit une lumière éclatante qui environna letemple de Jérusalem et son autel pendant plusd’une demi-heure, en sorte qu’on semblait êtreen plein jour ? La porte orientale, toute d’airainet si pesante que vingt hommes avaient peine àla mouvoir, s’ouvrit d’elle-même, quoique fer-mée par des verrous énormes qui pénétraientprofondément dans le seuil et dans les murs.Quelque temps après, au moment où le soleilallait se coucher, on aperçut dans les airs desépées, des chars de feu et des troupes arméesqui environnaient la ville et semblaient ensuitetraverser les rues. À la fête de la Pentecôte,les sacrificateurs étant entrés dans le templepour leurs fonctions furent tout à coup frappésd’un bruit confus, puis une voix se fit entendre

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au fond du sanctuaire : « Sortons d’ici ! Sortonsd’ici ! ». Alors Jésus, fils d’Hanani, cria : « Voixde l’Orient ! voix de l’Occident ! voix desquatre vents ! voix contre Jérusalem et contrele temple ! voix contre tout le peuple !… Roi !les tiens ont détruit Jérusalem et lui ont donnéle nom d’Ælia Capitolina ! Alors, comme le filsd’Hanani, j’ai crié : Malheur ! malheur ! mal-heur ! malheur à la ville ! malheur à tout lepeuple ! malheur à moi-même ! J’ai couvert matête de cendres et j’ai fui dans le désert pourn’être pas témoin de l’outrage fait à Jéhovah etaux Juifs ! ».

Il déclama pendant une heure, les yeux in-jectés de sang, les poings crispés, la faceconvulsée. Puis tout d’un coup sa frénésie tom-ba. Il regarda avec tendresse le pauvre petit roiqui demeurait assis sur le banc, horriblementpâle.

Descendu de son nuage, l’ermite, redevenuhomme, paraissait un être doux et débonnaire.Il causa affectueusement, simplement, et son

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langage naïf, sans détours, gagna le cœur duroi.

Le Juif halluciné, victime des rigueurs exer-cées contre ses coreligionnaires, souventconfondus par Cranmer et Wolsey dans lesprescriptions édictées contre les catholiques,était au fond une nature compatissante, écra-sée sous le malheur et retrouvant, à ses heuresde lucidité, ses instincts de tendresse pour lesfaibles et les affligés. Il souleva le banc, le rap-procha encore de l’âtre, aviva le feu, prit lespieds de l’enfant dans ses mains, les caressacomme eût fait un père, s’apitoya sur sescontusions, puis alla chercher deux bols rem-plis de soupe, en donna un au roi, prit l’autre,et se mit à manger, en engageant son petitconvive à faire de même.

La conversation prit une tournure gaie. Detemps à autre le vieux Juif déposait sa cuillerpour passer sa main dans les cheveux de l’en-fant ou lui donner une petite chiquenaude surla joue, accompagnée d’un sourire jovial. Ces

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démonstrations étaient si franches, si préve-nantes, que le roi oublia peu à peu la terreur etla répulsion inspirées par l’archange et ne vitplus devant lui que le bon vieillard, pour qui ilse prit d’un véritable attachement. Les chosescontinuèrent ainsi pendant tout le repas.

Alors l’ermite s’agenouilla devant son autelimprovisé et pria. Puis il conduisit l’enfantdans une petite pièce voisine, où se trouvait unlit, le coucha, le borda, le caressa, lui souhaitad’heureux rêves et se retira.

Quand il fut rentré dans la grande pièce,il alla s’asseoir devant le feu, qu’il tisonna in-consciemment.

Tout d’un coup il suspendit ses mouve-ments. Ses yeux étaient hagards. Il se frappale front du bout des doigts à plusieurs reprises,comme s’il eût voulu se rappeler un fait qui luiéchappait. Son trouble trahissait son insuccès.Il se leva vivement, pénétra dans la chambre

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de l’enfant, le secoua par le bras pour le ré-veiller et lui dit brusquement :

— Tu es le roi ?

L’enfant, encore somnolent, répondit :

— Oui.

— Le roi d’où ?

— D’Angleterre.

— D’Angleterre ! Alors Henri n’est plus ?

— Hélas ! Je suis son fils.

Le visage de l’ermite s’assombrit. Ses traitsse contractèrent. Ses mains osseuses se cris-pèrent. Il resta quelques instants sans parole,comme s’il eût été près de suffoquer, puisd’une voix sifflante :

— Sais-tu, dit-il, qui a renversé le temple,qui nous a chassés de nos demeures, qui nousa dispersés ?

Il ne reçut point de réponse : l’enfant s’étaitrendormi.

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Il se pencha sur lui et contempla son visageserein et placide.

— Il dort, dit-il, il dort profondément !

Le froncement de ses sourcils fit place àune expression de joie féroce.

Un sourire semblait flotter sur les traits del’enfant.

— Il dort, répéta l’ermite, et sa conscienceest sans trouble !

Il s’éloigna à pas comptés.

Ses regards erraient dans la pièce. Il mar-chait avec une extrême précaution, fouillanttous les recoins, parfois s’arrêtant pour écou-ter, hochant la tête, surveillant du coin de l’œille lit où reposait l’enfant, et murmurant desmots entrecoupés d’exclamations.

À la fin il parut avoir trouvé ce qu’il cher-chait. Il mit la main sur un vieux couteau deboucher rouillé et sur une pierre à aiguiser.Muni de ces deux objets, il alla se rasseoir de-

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vant le feu et commença à repasser le couteau,sans cesser de marmotter, de s’exclamer.

Il y eut un long temps de silence. On n’en-tendait que le souffle plaintif du vent et les voixmystérieuses de la nuit. Par moments un rat ouune souris sortait la tête de son trou et, croyantl’homme hors d’état de nuire, s’aventurait jus-qu’au milieu de la pièce.

Le Juif continuait sa besogne, absorbé, nevoyant plus rien de ce qui l’entourait.

Parfois il s’arrêtait pour passer le pouce surle fil du couteau, et secouant la tête avec satis-faction, il disait :

— Cela va mieux.

Les heures s’écoulaient. L’ermite travaillaitconsciencieusement, avec sang-froid, laissantapparemment flotter ses pensées au hasard, etles traduisant par intervalles en phrases sacca-dées :

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— Son père nous a persécutés !… Il a com-paru devant Jéhovah qui l’a châtié… Le châti-ment aura été aussi grand que le crime… Maisil nous a échappé… Dieu l’a voulu ! Dieu l’avoulu ! Nous ne pouvons murmurer contre lavolonté divine. Mais il n’a point échappé à lacolère du Très-Haut ! Non, il n’a pas échappé !La vengeance céleste s’est appesantie sur lui !Elle s’appesantira sur lui pendant toute l’éterni-té !

Le couteau glissait sur la pierre à aiguiser,le bras allait et venait, les lèvres entrouverteslaissaient passer des sons inarticulés. Puis lavoix devenait plus distincte :

— C’était son père !… Je suis l’archange auglaive de feu, l’archange qui terrasse Satan !

Le roi fit un mouvement. L’ermite se trouvad’un bond auprès du lit, et pliant les genoux, secourba sur l’enfant, le couteau levé. Le roi fitun second mouvement. Ses paupières se soule-vèrent, mais ses yeux étaient fixes : il ne voyait

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rien ; un moment après, son souffle calme etrégulier indiqua que le sommeil, passagère-ment interrompu, avait repris tout son empire.

L’ermite attendait et écoutait, toujours à ge-noux, n’osant point respirer. Puis son brass’abaissa lentement, et il rampa jusque auprèsdu feu.

— Il est minuit passé, dit-il, évitons lescris ; quelqu’un pourrait passer par ici.

Il se leva, se baissa, rampa sur le sol, ra-massant les morceaux de guenille, les bouts decorde qui traînaient. Ensuite il se dirigea denouveau vers le lit, et se mit en devoir de lierles mains du roi, sans l’éveiller.

Soit qu’il s’y prît trop brusquement, soit quele sommeil du roi ne fût point aussi profondqu’il le croyait, à chaque tentative que faisaitl’ermite pour soulever le bras de l’enfant, celui-ci le repoussait automatiquement, tantôt chan-geant les mains de place, tantôt les retirant au

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moment même où la corde s’enroulait autourde son poignet.

Impatient, nerveux, le Juif brûlait d’en finir.Le hasard le servit alors qu’il commençait àdésespérer : l’enfant avait de lui-même joint lesmains.

Les yeux farouches de l’ermite lancèrentdes éclairs.

Une minute après, le roi était garrotté.

Le Juif passa un bandage sous le menton del’enfant, ramena les deux bouts sur le sommetde la tête et les noua.

Il allait lentement, doucement, prudem-ment, serrant les nœuds petit à petit.

L’enfant dormait toujours.

Quand l’ermite fut bien convaincu que lesliens étaient solides, qu’aucun effort du roi nepourrait les rompre, il se releva, et croisant lesbras sur sa poitrine, la tête rejetée en arrière,les yeux pleins de flamme, l’air inspiré, il pro-

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nonça avec un accent prophétique ces parolesde la Genèse :

— Et Lemec dit à Hada et à Tsilla, sesfemmes : « Femmes de Lemec, entendez mavoix, écoutez ma parole ; je tuerai un hommesi je suis blessé ; même un jeune homme si jesuis meurtri(39). »

Puis il marcha à reculons, couvant l’enfantdu regard, comme le tigre qui savoure sontriomphe avant de s’élancer sur sa proie.

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XXI

La rescousse

Pas à pas, le corps ramassé sur lui-même,le doigt sur la bouche, semblable à un voleurqui vient de faire un mauvais coup, l’ermite ar-riva jusqu’au banc de bois, où il s’assit, à moi-tié enveloppé dans l’ombre produite par la lu-mière vacillante. Ses yeux ne cessaient de sefixer sur l’enfant endormi. Il le guettait, laissantpatiemment s’écouler le temps. Il avait reprisson couteau et l’aiguisait avec plus de calmeencore qu’auparavant. Il avait de petits riresétouffés, il paraissait marmotter une prière. Àvoir son attitude et son aspect, on eût dit unede ces monstrueuses araignées, qui épient etdévorent du regard le pauvre et innocent in-

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secte, enroulé sans défense dans les fils de leurtoile.

Le Juif resta longtemps ainsi. Plongé dansses réflexions, replié sur le cercle affreux desmêmes pensées, il semblait s’être soustrait à laterre. Ses yeux avaient maintenant l’éclat del’acier. Il les clouait sur le roi.

Tout à coup il eut un soubresaut : l’enfants’était éveillé, et, les paupières démesurémentouvertes, regardait avec horreur le couteau.

L’ermite se mit à rire du rire effrayant de lafolie, mais il ne changea point de position.

— Fils de Henri VIII, dit-il avec extase, as-tu prié ?

L’enfant voulut se débattre, ses nerfs se ten-dirent ; il essayait de rompre ses liens : vainsefforts ! Alors un son rauque pareil à un râles’échappa de sa gorge et passa en sifflant à tra-vers ses lèvres comprimées.

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L’ermite crut avoir entendu une réponse af-firmative :

— Prie encore, dit-il, prie pour les morts !

Un tressaillement agita les membres en-chaînés de l’infortuné. Il était livide. Tous lesmuscles de sa figure se contractaient. Il avaitles yeux pleins d’un affreux désespoir.

Il fit une tentative suprême pour recouvrerla liberté. Il se souleva, se jeta à droite, àgauche, se roula, se tordit, frémissant, égaré,frénétique. Mais plus il tirait sur ses liens, plusceux-ci s’enfonçaient dans ses chairs.

L’ermite avait une expression démoniaque.Son sourire sardonique devenait de moment enmoment plus hideux. Ses airs de tête étaient ef-froyables.

Cependant le couteau allait et venait sur lapierre avec un mouvement lent et régulier. Par-fois il s’arrêtait, et alors la voix du vieux Juifrompait le morne silence :

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— Les instants sont précieux, disait-il,courts et précieux, prie pour les morts !

L’enfant poussa un gémissement, il ne sedébattait plus, il pantelait. Les larmes se mou-laient sous sa paupière et coulaient l’une aprèsl’autre sur ses joues ; mais son aspect pitoyablene pouvait troubler la tranquille assurance del’insensible et farouche vieillard.

Peu à peu le jour entra dans la pièce. Lescontours des objets devinrent plus distincts.L’ermite suivait, l’œil fixe, les rayons de lu-mière qui pénétraient par la lucarne. Tout àcoup il parla avec un accent nerveux :

— Mon âme s’abîme dans l’extase ! Maisl’ombre de la nuit blanchit ! Il est temps !L’Éternel punit l’iniquité des pères sur les en-fants jusqu’à la troisième et quatrième généra-tion de ceux qui le haïssent… Fils du spoliateurdu temple, rejeton de Henri qui a plus offenséDieu que les Commode, les Caracalla et les Hé-

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liogabale, prépare-toi à mourir, ferme les yeux,si tu crains de voir…

Les dernières paroles expirèrent sur leslèvres du fou. Il était tombé sur ses genoux, etle couteau levé sur l’enfant atterré, il se pen-chait pour mieux frapper.

Soudain un bruit de voix retentit au-dehors.Le couteau tomba des mains de l’ermite. Il jetaune peau de mouton sur l’enfant pour le cacheret se leva en tremblant.

Le bruit augmentait. Les voix devenaientplus rudes, plus menaçantes. Plusieurs coupsportés avec violence résonnèrent sur la porte.Puis des cris : « Au secours ! ». Puis des pas ra-pides qui paraissaient s’éloigner, puis encoreun roulement de coups sur la porte, pareil aufracas du tonnerre.

— Holà ! Ho ! Ouvrez, venez vite, de partous les suppôts d’enfer !

Le visage du roi rayonna : c’était la voix deMiles Hendon !

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L’ermite, pris de peur, impuissant, grinçaitdes dents avec rage. Il sortit de la chambre àcoucher qu’il ferma derrière lui.

Puis le roi entendit ce dialogue :

— Salut, brave et saint homme ; où est l’en-fant, mon enfant ?

— Quel enfant, mon ami ?

— Comment, quel enfant ! Ne mens point,saint homme, ne cherche pas à me tromper.Je n’entends pas raillerie. Près d’ici, j’ai surprisles gredins qui me l’avaient volé, je leur aifait avouer ce qu’ils avaient fait de lui ; ils ontconfessé qu’il s’était échappé de leurs mainset qu’ils avaient suivi ses traces jusqu’à cettehutte. Ils m’ont fait voir l’empreinte de ses pas.Voyons, que veut dire cette hésitation ? Prendsgarde, saint homme, si tu ne me le rends pas,si tu… Où est-il ?

L’ermite était resté un moment en suspens ;mais reprenant aussitôt son sang-froid, d’un airrusé, il dit avec componction :

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— Votre Seigneurie a tort de s’alarmer. Dequi me parle-t-elle ? Est-ce du petit vagabonden guenilles qui est venu ici chercher un refugecette nuit ? Si c’est à lui que Votre Seigneuries’intéresse, elle sera bientôt satisfaite. Je l’aienvoyé dans les environs. Il ne peut tarder derentrer.

— Quoi ! Que dis-tu ? Je n’ai pas de tempsà perdre. Où est-il allé, que je coure à sa ren-contre. Tu affirmes qu’il reviendra ? Quand ?

— Ayez un peu de patience, messire, il seraici dans quelques minutes.

— Soit, j’attendrai, puisqu’il le faut. Mais…Ah ! je n’y songeais point… Tu dis, tu soutiensque tu l’as envoyé je ne sais où, toi ! Tu mens.Il aurait refusé de t’obéir. Il t’aurait accablé deson mépris et de sa colère, si tu avais osé luifaire cet affront. Donc tu mens, tu mens effron-tément. Il n’y a pas un homme au monde quipuisse lui commander.

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— Un homme, c’est possible, mais je nesuis pas un homme.

— Tu n’es pas un homme, toi ! Qu’es-tualors, au nom du Ciel ?

— C’est un secret – ne le dis à personne – jesuis un archange !

Tout à coup Miles Hendon eut une excla-mation intraduisible.

— Quoi ! Qu’entends-je ?…

Le pauvre roi tremblait d’effroi et d’espé-rance. Il avait rassemblé toutes les forces deses poumons pour pousser un cri, suppliantDieu de laisser parvenir ce cri aux oreilles deHendon, et ne pouvant, quoi qu’il fît, réussirdans cette suprême tentative. Il venait d’épui-ser son énergie, au moment même où l’ermiterépondait :

— Ce que vous entendez ? Rien. Le bruit duvent peut-être.

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— Le bruit du vent ? C’est étrange. Pour-tant, il se peut que tu dises vrai. Le vent souffleen effet avec rage cette nuit, et… Ah ! voici en-core ces sons étouffés… Non, tu mens. Ce n’estpas le vent… On dirait une plainte… Je veuxsavoir ce que c’est.

Le roi entendait tout ce qui se disait. Il dé-ployait toute la puissance de ses muscles, iltendait les ressorts de ses mâchoires, mais sapoitrine soulevée ne laissait passer qu’un faiblesouffle par ses lèvres, et ce souffle, la peau demouton jetée sur lui l’étouffait.

Il sentit son âme se briser quand l’ermitedit :

— Cela vient du dehors, sans doute ; destaillis, j’imagine. Votre Seigneurie veut-elle queje la conduise jusque-là ?

Le roi perçut le bruit qu’ils faisaient en sor-tant ; le son cadencé de leurs pas qui s’éloi-gnaient arriva jusqu’à ses oreilles. Puis il y eutun silence morne, profond, terrible.

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Au bout d’un quart d’heure, qui lui parutun siècle, les pas et les voix se rapprochèrent.Un nouveau bruit se mariait maintenant à ceuxqu’il avait déjà entendus. Il écouta. C’étaitcomme le piétinement d’un cheval. Hendon di-sait :

— Non, je ne veux, je ne puis rester ici. Ilse sera perdu dans la forêt. Par où a-t-il pris ensortant ? Vite, montre-moi.

— Il… J’accompagne Votre Seigneurie.

— Soit. Tu es meilleur que tu ne le parais,saint homme. Qu’aimes-tu mieux ? Aller à piedou monter sur cet âne que je destine à l’enfant,ou enfourcher ce mulet, indigne de porter unarchange, et que je m’étais réservé, quoiquej’aie été trompé par l’homme qui me l’a vendu ?

— Garde le mulet et l’âne. J’aurais peurd’être jeté à terre. Je préfère marcher.

— Soit. Tiens la bride de l’âne pendant queje me mettrai en selle.

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Alors il y eut un mélange confus de sons quiparaissaient produits par des cris, des coups,des braiments, des ruades, des jurons, des me-naces adressées à la bête rétive, puis le silencese rétablit, la lutte sembla finie : le cavalieravait maîtrisé sa monture.

Pendant ce temps, l’infortuné Édouard VIgisait dans la hutte du Juif, en proie à une souf-france plus poignante qu’une longue agonie, lecorps paralysé, semblable à un homme descen-du vivant dans une tombe, ayant tous ses sens,et terrifié à la pensée de l’irrémédiable aban-don où le plongeait l’éloignement, maintenantdéfinitif, de Hendon. Il sentit son cœur s’écra-ser sous le poids d’un affreux cauchemar.

« Hélas ! se dit-il, le seul ami qui me restesur la terre est emmené loin d’ici… L’ermite re-viendra, et… ».

L’idée du supplice qui lui était réservé, qu’ilne pouvait plus éviter, fit affluer d’un coup sonsang au cerveau. Il vit la mort en face et il

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se débattit contre elle. Il ramassa tout ce qu’ilavait d’énergie : il ne changea point de place,mais la peau de mouton glissa et tomba sur lesol.

Épuisé, il avait fermé les yeux. Lorsqu’il lesrouvrit, il vit la porte tourner lentement sur sesgonds. Son cœur cessa de battre. Il crut sentirle couteau entrer dans sa poitrine. Il ne pou-vait crier. Son âme s’éleva vers Dieu. L’horreurabaissa ses paupières. L’horreur les souleva…

Devant lui se trouvaient John Canty et Hu-go !

En un clin d’œil les deux gredins eurent dé-barrassé le roi de ses liens. Ils le prirent chacunpar un bras et l’entraînèrent au-dehors.

Puis ils disparurent avec lui dans la forêt.

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XXII

La trahison

Fou-Fou Ier était retombé au pouvoir desvagabonds, des voleurs et des assassins, enbutte à leurs sarcasmes, à leurs grossières in-sultes, et souvent, quand l’Hérissé avait le dostourné, il était soumis à la brutalité de JohnCanty et de Hugo. Cependant, à part ces deuxignobles scélérats, il n’y avait personne de labande qui se montrât réellement fâché contrelui. Beaucoup au contraire l’aimaient ; on letrouvait drôle, amusant, spirituel.

Deux ou trois jours durant, Hugo, qui avaitrepris ses droits de tuteur sur l’enfant, prit plai-sir à l’accabler de vexations. Il n’osait point lemaltraiter ouvertement, car il n’avait pas ou-

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blié la correction infligée par le chef au préten-du John Hobbs ; mais il ne laissait passer au-cune occasion d’irriter le roi pendant la jour-née, et le soir, quand avaient lieu les ripailles etles orgies accoutumées, il jetait sur lui, commepar mégarde, tout ce qu’il avait sous la main,débris de viande, fonds de bouteilles, tessonsou immondices. Deux fois il lui marcha ru-dement sur les pieds, en s’excusant ironique-ment. Le roi, se renfermant dans sa dignité, eutl’air de ne point remarquer cette offense, à la-quelle un roi répond par l’indifférence du dé-dain.

Mais quand l’enfant vit Hugo recommencerson manège pour la troisième fois, il ne put secontenir plus longtemps. Il prit une bûche quiétait à ses pieds et la lança à la tête de son in-sulteur. Hugo roula par terre. L’assistance ap-plaudit, et le roi eut les rieurs de son côté.

Hugo était penaud et furieux. Il ramassa unbâton et se jeta sur son agresseur. Le cercle seferma autour des combattants. Les paris s’en-

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gagèrent. On aiguillonna les adversaires pardes cris et des quolibets.

Hugo ne doutait point de l’issue de cettelutte. Il est probable qu’il eût rougi de la pous-ser plus loin, tant les forces des adversaires pa-raissaient inégales, s’il n’avait été en ce mo-ment sous l’empire d’une surexcitation aug-mentée par le dépit.

En réalité Hugo ne savait pas à qui il avaitaffaire. Le vagabond n’était pas même un bret-teur. Novice en escrime, gauche, maladroit, ilfrappait à tort et à travers.

Or, il avait devant lui le royal élève desmaîtres d’armes les plus renommés del’époque. Édouard n’ignorait aucun secret del’école, et maniait avec la même dextérité lacanne, le bâton et l’épée.

Il fallait voir le petit roi, alerte et gracieux,marcher, rompre, riposter, se rire de la grêlede coups que le gredin prétendait faire pleuvoirsur lui, le corps droit et d’aplomb sur les

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hanches, les épaules bien effacées, les genouxlégèrement ployés, les bras souples et vigou-reux, les mouvements libres et calmes, soitqu’il se mît en garde en se développant, soitqu’il attaquât.

Les gueux étaient ébahis, saisis d’admira-tion. De minute en minute, le bâton dont s’étaitarmé le roi, après qu’il eût jeté la bûche, fen-dait l’air en sifflant et s’abattait sur la tête deHugo, au milieu des trépignements de l’assem-blée émerveillée.

En moins d’un quart d’heure, le gredin étaitmoulu, roué, rossé, terrassé et obligé de quitterle champ du combat, sous les huées et les sif-flets.

Le roi n’avait pas été touché une seule fois.

Les gueux l’enlevèrent ; deux d’entre eux lehissèrent sur leurs épaules et le portèrent entriomphe. Il fut assis à la place d’honneur, àcôté de l’Hérissé, et proclamé solennellementRoi des Coqs de combat. Son titre de Fou-Fou Ier

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fut abrogé, et défense fut faite de lui donner cenom ironique, sous peine d’être expulsé de lacorporation.

Cependant les gueux avaient beau fairepour retenir le roi parmi eux, il se refusait for-mellement à accepter leurs offres de services,à vivre dans leur intimité. Il n’avait qu’une pen-sée : c’était de prendre la fuite.

Le premier jour de son retour, on l’avaitenvoyé à la maraude dans une cuisine où iln’y avait personne ; non seulement il revint lesmains vides, mais il avait fait tous ses effortspour avertir les gens de la maison. On le don-na ensuite comme aide à un chaudronnier : ilse révolta quand son prétendu maître lui com-manda de chercher de l’ouvrage, et il alla jus-qu’à arracher au chaudronnier son fer à souder,avec lequel il menaça de lui casser la tête.

Hugo et le chaudronnier eurent toutes lespeines du monde à l’empêcher de s’échapper.Il écrasait, sous ses foudres royales, quiconque

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voulait mettre obstacle à sa liberté ou s’avisaitde lui commander. On le chargea alors d’alleravec Hugo, en compagnie d’une femme enguenilles et d’un enfant scrofuleux, demanderl’aumône : il n’en fit rien, déclara qu’il ne vou-lait pas mendier, et signifia à ceux qui parlaientde lui imposer leur volonté, qu’il les feraitpendre.

Plusieurs jours se passèrent ainsi. Le dé-goût que lui inspiraient les honteuses pratiquesdes vagabonds, la saleté de leurs haillons,l’obscénité de leurs gestes, leur immonde lan-gage lui devinrent peu à peu tellement intolé-rables qu’il en arriva à se demander s’il n’auraitpas mieux valu pour lui périr sous le couteaude l’ermite.

Pourtant la nuit, dans ses rêves, il oubliaittous ses maux présents, car il se voyait assissur son trône et maître absolu du royaume.

Ces pensées avaient pour effet de rendreson réveil plus amer. Telles étaient les an-

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goisses auxquelles il avait été en proie pendantles jours qui s’étaient écoulés entre sa rentréeau camp des vagabonds et son combat avecHugo, et ces angoisses avaient été chaque jourplus cruelles, plus poignantes.

Le lendemain du combat, Hugo se leva, lecœur plein de projets de vengeance. Il ne pou-vait dévorer l’affront que lui avait fait subir unenfant : il avait juré au roi une haine impla-cable. Parmi les plans qu’il avait formés pourassouvir cette haine, il y en avait deux qui luisouriaient plus que les autres. D’un côté, il au-rait voulu infliger au jeune audacieux un châti-ment exemplaire qui humiliât son orgueil, et luifit perdre à jamais ces airs d’autorité royale etde souverain mépris que l’enfant prenait avectoute la troupe. D’autre part, si ce premier des-sein échouait, il était décidé à faire tomber leroi dans un piège, à faire peser sur lui une ac-cusation criminelle quelconque, et à le dénon-cer aux autorités pour le livrer à l’implacablerigueur de la justice.

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Le moyen de mettre à exécution son pre-mier plan, c’était de prendre le roi à l’impro-viste, et de lui faire une malandre à la jambe.

— Cela le mortifiera, se disait-il, et lui ôteratoute envie de nous traiter du haut de sa gran-deur.

Une fois la malandre bien visible, Canty for-cerait bien l’enfant à exposer sa jambe sur lesgrands chemins, et à mendier.

La malandre est un terme d’argot, employépour désigner une plaie factice.

Pour faire une malandre, on fabriquait unemplâtre de chaux vive, de savon et de rouille,qu’on étendait sur un morceau de cuir, lequelétait ensuite appliqué sur la jambe et retenupar un bandage fortement serré. L’emplâtre en-levait la peau et donnait à la chair, mise à nu,l’aspect d’une excoriation ; on frottait cet ul-cère apparent avec du sang qui, lorsqu’il étaitsec, donnait à la prétendue plaie une couleursombre et repoussante. Enfin, l’on enroulait

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autour de la jambe un morceau de guenille ha-bilement disposé de manière à laisser voir, ac-cidentellement, le hideux ulcère, et à émouvoirles passants.

De compagnie avec le chaudronnier qui nepardonnait point au roi de l’avoir menacé, Hu-go emmena l’enfant sous prétexte d’aller cher-cher de l’ouvrage.

Quand ils furent hors de portée du camp, ilsse précipitèrent sur le roi, et l’étendirent de sonlong sur le sol.

Le chaudronnier appliqua l’emplâtre, pen-dant que Hugo empêchait l’enfant de se mou-voir en lui appuyant les mains et les genoux surla poitrine, sur les bras et les jambes.

Le roi poussait des cris de rage.

— Je vous ferai pendre tous deux, rugit-il,le jour même où j’aurai recouvré mon sceptre.

Les scélérats, plus forts que lui, le mainte-naient et riaient de son impuissante colère et

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de ses vaines menaces. Ils attendaient, avecimpatience, que l’emplâtre eût produit son ef-fet ; et, certes, leur espérance n’aurait pas tardéà se réaliser, s’il n’était survenu un incident im-prévu.

Le gueux qui avait fait la tirade tant applau-die sur l’iniquité des lois anglaises apparut toutà coup sur la scène et mit fin à l’entreprise desdeux gredins, en arrachant le bandage et l’em-plâtre, et en jetant au loin tout l’appareil desti-né à faire une malandre.

Yokel l’esclave exerçait une espèce de pres-tige sur la bande de l’Hérissé. Personne n’eûtosé lui résister.

Le roi voulut prendre le bâton de son sau-veur et en labourer les épaules des deux drôles.Yokel s’y refusa. Il dit que cette affaire devaitêtre examinée avec calme et qu’il fallait at-tendre jusqu’à la nuit, quand toute la tribu se-rait réunie. Il était inutile, sinon dangereuxd’attrouper les passants. Les gueux n’avaient

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point coutume de soumettre leurs différendsau jugement des intrus ou des sinves.

Yokel ramena le roi avec Hugo et le chau-dronnier au camp, et il informa l’Hérissé de cequi s’était passé.

Le chef décida que le roi ne mendierait paset déclara qu’il l’appelait à des fonctions plushautes et plus nobles.

Le roi ne fit que passer pour la forme par legrade de mendiant. Il fut immédiatement pro-mu au rang de voleur.

Hugo était au comble de la joie. Il avaitdéjà essayé de pousser le roi à voler, mais ilavait échoué. Or, maintenant il ne pouvait plusy avoir de résistance, car il était impossibleque le roi songeât à braver un ordre exprès duGrand Coësre.

Hugo avait donc la partie belle. Il n’avaitplus qu’à disposer une chausse-trappe, et le roine manquerait point de tomber dans les filetsde la justice.

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Le scélérat se promit de ne point perdre detemps et de régler ce compte le jour même. Laseule tactique qu’il eût à suivre, c’était de faireen sorte que l’on crût à un accident, et qu’onne le soupçonnât point personnellement ; carle Roi des Coqs de combat jouissait maintenantd’une vraie popularité, et la bande n’eût certespas été tendre pour celui de ses affiliés qui au-rait eu l’infamie de livrer par trahison le plusaimé de tous à l’ennemi commun, c’est-à-direaux représentants de la loi.

Hugo avait l’âme trop noire et trop vindica-tive pour s’arrêter devant ces considérations. Ilsortit du camp, sans rien laisser transpirer desa machination. Le roi était avec lui. Ils allaienttrès lentement, montant et descendant les ruesl’une après l’autre, tous deux ayant leur planbien arrêté : Hugo, celui de mener à bout sonentreprise criminelle ; le roi, celui de profiterde la première occasion pour prendre la fuite etpour s’arracher à jamais à l’ignoble troupe decoquins dont il était le prisonnier.

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Ils eussent pu, l’un et l’autre, en finir assezvite ; mais ils ne voulaient, dans leur for inté-rieur, agir qu’à coup sûr et ne point s’exposerà une déception, en se laissant séduire par lapremière chance venue qui pouvait être incer-taine.

Ils se reposaient sur le hasard. Ce fut Hugoqui se trouva favorisé le premier.

Une femme arrivait derrière eux. En tour-nant la tête, Hugo vit qu’elle portait un gros pa-quet dans un panier. Les yeux du gredin eurentun éclair de joie.

— Mort de ma vie ! dit-il, si je puis luimettre ça sur le dos, mon affaire sera dans lesac. Dieu te garde, Roi des Coqs de combat !

Il ralentit le pas sans avoir l’air de rien, maisdévoré par la soif de la vengeance.

La femme passa devant eux.

Le moment était arrivé.

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— Attends-moi ici, dit-il rapidement à voixbasse.

Et sans s’occuper de la réponse, il s’élança àla poursuite de la femme.

Le roi n’avait pas répliqué. Son cœur débor-dait de joie. Pour lui aussi l’heure tant souhai-tée venait de sonner. Il allait pouvoir fuir, caril était probable que Hugo serait entraîné assezloin dans sa course. Le sort en avait décidé au-trement.

Hugo se glissa derrière la femme, enlevaprestement le paquet, le roula dans une vieillecouverture qu’il portait sur le bras et revint surses pas en courant.

La femme ne s’était pas aperçue du vol surle moment même, mais, sentant sa chargemoins lourde, elle avait jeté un regard dans sonpanier, puis elle avait poussé un cri.

Hugo avait lancé le paquet dans les bras duroi, en lui criant :

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— Suis-moi et crie : « Au voleur ! ». Aie soinde détourner du chemin ceux qui courrontaprès toi.

Hugo s’était précipité dans un chemin detraverse dont les détours le ramenèrent un peuplus loin sur la route. En y débouchant, il avaitles mains dans les poches, l’air innocent et in-différent. Il alla s’adosser à un poteau et atten-dit les événements.

Le roi avait bondi sous l’insulte. Il avait jetéle paquet avec dégoût. La couverture se dérou-lait juste au moment où la femme arrivait. Unefoule considérable la suivait sur les talons.

La paysanne saisit d’une main le poignet duroi, tandis que de l’autre elle ramassait son pa-quet ; puis elle fit pleuvoir un torrent d’injuressur le pauvre enfant qui se débattait et essayaitvainement de s’arracher à l’étreinte.

Hugo n’avait pas besoin d’en savoir davan-tage. Son ennemi était pris et l’officier de jus-tice ne tarderait point à entrer en scène. C’était

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le moment de se dérober. Rayonnant de joie,il regagna le camp en fredonnant une chanson.Et tout en s’éloignant prudemment du lieu oùavait été commis le vol, il rumina le récit vrai-semblable qu’il allait faire de cet accident à latribu de l’Hérissé.

Cependant le roi continuait de lutter pourretirer son poignet de l’étau qui l’emprisonnait.Il était furieux et criait, le rouge au front :

— Laissez-moi, femme insensée ; ce n’estpas moi qui vous ai pris ce paquet.

Mais la foule l’avait enfermé dans un cerclede fer et l’accablait d’outrages et de vocifé-rations. Un forgeron en tablier de cuir, lesmanches retroussées jusqu’au coude, étenditun bras musculeux en jurant qu’il n’attendraitpoint l’arrivée de la justice pour infliger unecorrection à l’impudent.

Soudain une longue rapière fendit l’air ettomba comme la foudre sur le bras del’homme ; en même temps une voix ricana :

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— Tout doux, braves gens, allons un peuplus modérément en besogne et ne soyons passi prompts à prodiguer les coups de poing etles coups de langue. Ceci regarde la justice duroi, et non la justice sommaire des passants.Lâchez cet enfant, bonne femme.

Le forgeron jeta un regard de courroux àl’intrus, et, se frottant le bras, demeura coi.La femme ouvrit la main avec hésitation, maissans oser résister. La foule regarda l’homme àla rapière, avec de grands yeux, mais sans osermurmurer.

Le roi s’était précipité vers l’étranger, et lesjoues rouges de plaisir, les yeux flamboyants, ils’était écrié :

— Vous n’auriez pas dû rester en arrière,mais vous arrivez encore à temps, sir Miles ;taillez-moi ces insolents en pièces.

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XXIII

La sentence

Hendon eut un sourire. Il se pencha vers leroi et lui dit à l’oreille :

— Doucement, doucement, sire, ne parlezpas si vite, ou plutôt ne parlez pas du tout.Laissez-moi faire. Ayez confiance. Tout ira bienqui finira bien.

Puis il ajouta mentalement :

— Sir Miles ! Miséricorde ! J’avais complè-tement oublié mon titre de noblesse ! Que Dieume bénisse, si j’y puis rien comprendre ! Lemalheur et le danger ne lui font point perdre lamémoire de ses coquecigrues !… Sir Miles ! Cetitre de chevalier ferait bien sur un parchemin ;c’est égal, sa folie ne le rend point injuste, car

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enfin ce titre, je l’ai quelque peu mérité. Je nesuis, il est vrai, qu’une ombre de chevalier avecl’ombre d’un titre, dans le royaume des ombreset des rêves, mais cela vaut peut-être mieuxque d’être un vrai comte dans un vrai royaume,et de servir un vrai roi qui n’irait peut-être pasà la cheville de ce petit roi pour rire !

En ce moment, il y eut une bousculade dansla foule. Un officier de justice se frayait un pas-sage au milieu des curieux. Il arriva jusqu’auroi et lui posa la main sur l’épaule.

— Doucement, mon ami, doucement, ditHendon. Retirez votre main, je vous prie. Il iraoù vous voudrez, je réponds de lui. Marchezdevant, nous vous suivrons.

Le représentant de la loi ne répondit point.Il fit signe à la foule de se ranger. Puis il ouvritla marche avec une grave lenteur.

La femme était à côté de lui, son paquetsous le bras. Miles et le roi venaient derrière.

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La foule fermait le cortège. Le roi voulait re-gimber. Hendon lui dit tout bas :

— Songez-y bien, sire, la loi est comme lesouffle bienfaisant de la royauté ; qui mieuxque vous peut donner l’exemple de la soumis-sion aux officiers de la justice royale ? La loi aété violée. Quand le Roi sera remonté sur sontrône, il n’aura point à rougir d’avoir, le jour oùil ne paraissait être qu’un simple sujet, prouvéà son peuple que la loi doit être souveraine.

Ces paroles firent une profonde impressionsur l’esprit de l’enfant.

— Vous avez raison, sir Miles ; je n’ai pasbesoin d’en entendre davantage. Je sauraimontrer à mon peuple que le Roi d’Angleterren’impose point à ses sujets d’autres lois quecelles qu’il veut observer lui-même.

Quand la femme fut appelée à témoignerdevant le magistrat, elle prêta serment que leprisonnier, assis sur le banc des accusés, étaitbien celui qui avait commis le vol. Aucun té-

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moin à décharge ne se présenta. La culpabilitédu roi était évidente. N’avait-il pas été pris enflagrant délit ?

Alors on examina de plus près les pièces deconviction. Le magistrat plongea la main dansle panier et en retira le paquet qu’il ouvrit.

Il y trouva un petit cochon de lait.

Le juge pâlit. Hendon pâlit aussi. Un fris-sonnement circula dans la foule.

Le roi demeurait immobile, calme, presqueindifférent.

Le juge réfléchit longtemps. Il avait l’air at-terré. Enfin il regarda la femme avec une vi-sible anxiété, et demanda :

— À combien évaluez-vous cet objet quivous appartient ?

La femme fit une révérence et répondit :

— À trois shillings et huit pence, VotreHonneur. Pas un penny de moins, et je nemens pas.

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Le juge attacha sur la foule ses yeux attris-tés, puis il fit signe au constable et dit :

— Faites sortir l’assistance et fermez lesportes.

Le constable obéit. Il ne resta plus dans lasalle que le magistrat et l’officier de justice,l’accusé, le témoin et Miles Hendon. Celui-ciétait livide et pétrifié. De grosses gouttes desueur perlaient sur son grand front et ruisse-laient le long de ses joues.

Le juge se tourna pour la seconde fois versla femme, et d’une voix où perçait la compas-sion :

— Ce malheureux enfant, dit-il, est igno-rant, et c’est la faim sans doute qui l’a poussé àcommettre ce méfait, car les temps où nous vi-vons sont durs pour les misérables : regardez-le bien, il n’a pas l’air mauvais, mais quand lafaim vous pousse !… Femme, savez-vous quecelui qui est accusé et convaincu d’avoir volé

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un objet de la valeur de treize pence et demi,doit être pendu ? C’est la loi !

Le petit roi tressaillit. Il était consterné,mais il se maîtrisa et se tut.

La femme avait bondi de frayeur.

— Ah ! mon Dieu ! juste ciel ! miséricorde !s’écria-t-elle, qu’est-ce que je viens de faire ! Jene voudrais pas que ce pauvre petit fût pen-du pour tout l’or du monde. Il m’a volée, c’estvrai ; mais enfin on m’a rendu mon cochon !Ah ! ce n’est pas possible, Votre Honneur, jevous en supplie ; que faire, comment empêcherce malheur ?

Le juge demeurait grave et pensif.

— Vous avez encore le droit, dit-il, de reve-nir sur la valeur déclarée, puisqu’il n’y a pourle moment rien d’écrit ni de signé au procès-verbal.

— Au nom du ciel, mettez huit pence seule-ment, je vous en conjure, et que le bon Dieu

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me préserve de faire mener cet enfant à la po-tence !

Miles Hendon était si fou de joie qu’il oubliale respect dû à la justice. Il se jeta au cou de labrave femme et l’embrassa sur les deux joues.Puis il souleva le roi et le pressa contre soncœur.

La femme se retira en manifestant sa satis-faction par de grandes exclamations. Elle pritson cochon dans ses bras et fit un pas vers laporte de sortie. Le constable ramassa le paniervide qui était resté sur la table et la suivit.

Le magistrat avait ouvert un registre et écri-vait.

Hendon, toujours l’œil au guet, était intri-gué de la disparition du constable. Il sortit dela salle sur la pointe des pieds et rejoignit enun clin d’œil l’officier de justice et la femme.

Alors il entendit la conversation suivante :

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— Il est gros et engraissera bien ; jel’achète, voici les huit pence.

— Huit pence ! Vous n’y songez pas. Il mecoûte trois shillings et huit pence, en bonne etloyale monnaie d’Angleterre, à l’effigie du roiHenri, que Dieu ait son âme. Huit pence ! Vousvous moquez de moi !

— Ah ! c’est comme ça que vous l’enten-dez ! Vous venez de prêter serment que le co-chon vaut huit pence. Vous avez donc fait unfaux témoignage. Vous allez me suivre devantle magistrat pour répondre de votre crime. Etcomme il y a flagrant délit, vous serez condam-née sur l’heure et pendue demain, et l’enfantaussi.

La femme poussa un cri de terreur.

— Tenez, tenez, dit-elle éperdument, pre-nez-le, je ne discute plus. Donnez-moi vos huitpence et ne dites plus un mot. Surtout ne par-lez pas au magistrat.

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Le constable avait passé sous son bras lepanier où il avait mis le cochon. La femmes’était enfuie comme si elle eût vu le diable.

Hendon revint à pas de loup dans la sallede justice. Le constable l’y suivit presque aus-sitôt et déposa prudemment sa précieuse ac-quisition dans un coin.

Le magistrat écrivait toujours.

Enfin il s’arrêta, fixa ses lunettes sur son nezet lut au roi, d’une voix traînante, la sentencequi le condamnait à être emprisonné dans laprison commune, pour ensuite être fouetté enplace publique.

Le roi abasourdi ouvrit la bouche. Il allaitdonner l’ordre d’arrêter le juge et de lui tran-cher la tête sans autre explication, mais ungeste de Hendon l’arrêta, et il ferma la boucheavant que les paroles ne fussent arrivées à seslèvres.

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Hendon lui prit la main, s’inclina devant lemagistrat, et suivit le constable qui les condui-sit à la prison.

Ils avaient à peine mis le pied dans la rue,que le roi retira sa main avec violence et s’écriaindigné :

— Me laisser mener en prison, jamais ; onme tuera d’abord.

Hendon se baissa vers l’enfant, et dissimu-lant sa voix pour n’être pas entendu par leconstable :

— Ayez confiance en moi ! N’aggravez pasnotre situation par vos discours inconsidérés.Laissez-moi faire, vous dis-je, et si je ne réussispas, à la grâce de Dieu. Ce qui est, vous avezbeau vous démener, vous n’y pouvez rienchanger. Donc paix et patience ! Encore unefois, laissez-moi faire, tout n’est pas perdu. Quivivra verra !

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XXIV

L’évasion

Le jour était à son déclin, les rues deve-naient de moment en moment plus désertes.On n’y voyait plus que quelques rôdeurs fuyantau plus vite avec l’air furtif de gens qui sontpressés de faire un mauvais coup pour se sous-traire le plus tôt possible avec leur butin auxmorsures du froid glacial. Trop occupés du lar-cin qu’ils méditaient pour regarder à droite ouà gauche, ils ne faisaient pas attention à ceuxqui passaient sur le chemin.

Le roi ne revenait point de son étonnement.Il n’eût jamais cru que l’on pût mener l’un desplus puissants souverains de l’Europe en pri-

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son, sans que cet acte inouï provoquât autrechose que l’indifférence publique.

Pas à pas, le constable était arrivé à un petitmarché désert ; il fit signe au roi et à Miles dele traverser avec lui.

Ils étaient au milieu de la place, lorsqueHendon toucha le bras de l’officier de justice etlui dit à voix basse :

— Un moment, je vous prie, mon ami ; il n’ya personne qui puisse nous entendre ici, et jevoudrais vous dire un mot.

— Les devoirs de ma charge s’y opposent,répondit le constable ; je vous en prie, laissezsuivre le cours de la justice, la nuit tombe et j’aihâte de rentrer chez moi.

— Je n’ai qu’un mot à vous dire, et il y vade votre intérêt. Ayez l’air de ne rien voir et…laissez cet enfant s’échapper.

— Que je… Suborneur ! Au nom de la loi jevous arrête.

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— N’allons pas si vite, et soyez prudent.Vous pourriez vous repentir de ne pas avoirécouté mon avis.

Miles rapprocha sa bouche de l’oreille duconstable.

— Ce cochon que vous avez acheté huitpence pourrait vous coûter la tête, bravehomme !

Le constable eut un geste de surprise ; il de-meura d’abord interdit ; puis, se croyant raillé,il éclata en invectives et en menaces.

Mais Hendon gardait toute sa placidité. Ilattendit que l’officier de justice eût dit tout cequ’il avait à dire, puis il ajouta :

— J’ai un faible pour vous, brave homme,et je ne voudrais point vous voir au bout d’ungibet. Écoutez bien ce que je vous dis, vousverrez si je vous trompe.

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Alors Miles répéta mot pour mot la conver-sation que le constable avait eue avec lafemme :

— Vous voyez, dit-il, que je sais tout. Quepenseriez-vous d’une dénonciation faite en dueforme au magistrat aujourd’hui même ?

Le constable s’était arrêté. Il était tout d’uncoup devenu humble et craintif. Il essaya de setirer d’affaire en disant avec un sourire forcé :

— C’est faire beaucoup de bruit pour peu dechose. J’ai voulu m’amuser de la frayeur de labonne femme, et lui faire une farce.

— Et c’est par farce aussi que vous avezgardé son cochon, sans même lui payer le pa-nier ?

L’officier de justice joua la fâcherie.

— Je vous dis que c’est une farce… et celasuffit.

— C’est possible, dit Hendon, en feignantde le croire et sans perdre son accent mo-

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queur ; attendez-moi là un moment, je courschez le magistrat, qui y verra sans doute plusclair que vous et moi, car il connaît la loi, et s’ily a simple farce, il…

Hendon mâchonna le reste de sa phrase, enpirouettant sur ses talons.

Il avait fait deux ou trois pas dans la direc-tion de la salle de justice, quand le constable lerappela avec un gros juron.

— Attendez donc ! Pst ! Pst ! Vous êtes bienpressé ! Le juge, dites-vous ? Il n’est pas d’hu-meur à pardonner une plaisanterie ! Voyons !Écoutez donc ! Causons sans nous fâcher !C’est vrai, je me suis mis dans de mauvaisdraps, et tout cela pour une farce innocente,sans que j’eusse jamais songé à mal. Je suispère de famille, j’ai une femme, de petits en-fants. Mais attendez donc ! Voyons, que vou-lez-vous ?

— Je vous l’ai déjà dit. Mais vous êtesaveugle, sourd, muet, paralytique, et il faut

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vous dire cent mille mots avant que vous enayez entendu un. Je ne vous demande rien dedéraisonnable pourtant.

— Rien de déraisonnable ! s’exclama leconstable désespéré ; mais c’est ma perte quevous voulez. Ah ! je vous en conjure, mon bonmessire, cessez cette cruelle moquerie ; consi-dérez la chose sous toutes ses faces, songezbien qu’il ne s’agit que d’une farce, d’une plai-santerie, et qu’il serait inouï qu’un homme queje ne connais pas vînt me faire du tort auprèsdes supérieurs. Je sais bien que quand le jugesera convaincu qu’il n’est question que d’unefarce – et c’en est une, rien de plus, – il se bor-nera à me faire une réprimande ; mais…

— Savez-vous quel nom la loi donne à cegenre de farce ?

— Non, je ne sais pas. Je ne suis pas savant.La loi, dites-vous, a prévu ce cas, ce délit, s’il ya délit ?

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— Ce n’est pas un délit, mais un crime. Laloi dit : Non compos mentis lex talionis, sic transitgloria mundi.

— Ah ! mon Dieu !

— Et la pénalité, c’est la mort.

— Miséricorde !

— Écoutez bien. Vous avez profité de la si-tuation où se trouvait la paysanne, et vousavez abusé de l’avantage que vous donnait surson esprit faible et craintif votre qualité de re-présentant de la loi ; vous avez fait saisie-arrêtet exercé le droit de confiscation sur une va-leur de plus de treize pence en la payant unebagatelle. Tous ces agissements sont qualifiéspar la loi de crime assimilé à la baraterie, denon-révélation d’attentat, de malfaisance enexercice de fonctions, ad hominem expurgatis instatu quo, et la pénalité édictée pour les crimesde cette nature est la mort par la hart, sanscomposition(40), commutation, ni bénéfice declergie(41).

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— Soutenez-moi, soutenez-moi, mon bonmessire, mes jambes fléchissent. Pitié ! misé-ricorde ! grâce ! Épargnez-moi ! Je ferai sem-blant de ne rien voir. Qu’il s’en aille ! Qu’ilparte !

— Allons, vous devenez enfin raisonnable.C’est entendu. Nous nous échapperons sansque vous en sachiez rien. Et vous rendrez le co-chon ?…

— Oh ! oui, je le rendrai, et oncques de mavie n’en toucherai, ni n’en mangerai, dût le cielme l’envoyer tout rôti sur ma table. Allez, aunom du Seigneur ! Je suis aveugle, je suissourd. Je n’aurai rien vu, rien entendu. Si l’onm’interroge, je dirai que vous avez sans douteforcé la porte de la prison, et que vous avezemmené le prisonnier à mon insu. La porte estvieille, la serrure ne tient pas. Je passerai toutela nuit à l’enfoncer moi-même.

— Et vous ferez bien, et il ne vous serapoint fait de mal, car j’ai vu que le juge avait

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l’âme charitable, qu’il souffrait de devoircondamner ce pauvre petit. Il ne sévira pascontre le geôlier qui l’aura laissé échapper. Al-lez en paix et rendez le cochon.

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XXV

Hendon Hall

Hendon et le roi furent bientôt hors d’at-teinte. Ils convinrent qu’on se rendrait à l’au-berge voisine où Miles avait à régler soncompte. Le roi attendrait son compagnon à unendroit indiqué, hors de la ville.

Une demi-heure après, ils trottaient joyeu-sement côte à côte, montés sur les bêtesmaigres du « chevalier ».

Le roi s’était débarrassé de ses haillons. Ilétait, maintenant, vêtu convenablement etchaudement, car il avait trouvé, à l’auberge, leshabits d’occasion que Miles avait achetés aupont de Londres.

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Hendon voulait, autant que possible, éviterde nouvelles fatigues au pauvre enfant déjà sicruellement harassé. Brûler les étapes, mangerà la hâte où et comme on pouvait, retranchersur le sommeil pour aller plus vite, la tête ma-lade du roi n’y eût probablement point résisté.Au contraire, le repos, la régularité, des exer-cices modérés pouvaient favoriser sa convales-cence et la hâter.

Le brave Hendon aurait tant voulu guérirce cerveau troublé, dont l’émotion avait dû dé-ranger l’équilibre, et qu’il souffrait de voir ainsihanté par de tristes et douloureuses visions.Aussi résolut-il de ne s’acheminer qu’à petitesjournées vers le domaine paternel d’où il avaitété banni depuis tant d’années. Il fit violenceà son cœur, maîtrisa son impatience qui l’eûtpoussé à courir, à bride abattue, nuit et jour,sans relais, et obéissant à la maxime : « Pa-tience et courage vaut plus que force ni querage », il mit ses bêtes à l’amble.

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Ils avaient fait une dizaine de milles, quandils atteignirent un gros bourg. Ils y trouvèrentune bonne auberge, où ils s’arrêtèrent pourpasser la nuit.

Chacun reprit son rôle respectif. Hendon setint debout, derrière le siège du roi, pendantle repas, et le servit respectueusement. Il ledéshabilla ensuite et le coucha ; puis il s’enve-loppa lui-même dans une couverture et s’éten-dit de son long en travers de la porte.

Le lendemain et le surlendemain, ils pour-suivirent leur voyage, en égayant la chevau-chée lente et paresseuse par le récit de leursaventures depuis leur séparation. Le roi parlaitavec volubilité, appuyant chacune de sesphrases d’un geste expressif. Miles l’écoutaitavec avidité.

Quand ce fut au tour du brave homme deconter son récit, sur la demande expresse quilui en fut faite, il détailla tout ce qui s’était pas-sé depuis le moment où il était sorti de la hutte

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avec l’archange en quête de « Sa Majesté ». Ilavait battu toute la forêt avec l’ermite et, nepouvant se débarrasser de lui, il l’avait ramenéà la cabane.

Le Juif était entré seul dans la chambre àcoucher d’où il était sorti, un instant après, lafigure bouleversée, l’air consterné.

— J’espérais, avait-il dit, le trouver là cou-ché sur le lit, il n’y est plus.

Hendon avait attendu jusqu’à la nuit. Enfin,désespérant de voir revenir le roi, il avait quittéle fou, pour reprendre ses investigations.

— Le vieux Sanctum Sanctorum était, mafoi, tout affligé de ne pas avoir Votre Altessesous la main. Il en était tout déconfit, tout mal-heureux !

— Je le crois bien, fit le roi. Il a dû se direque le nouveau sacrifice d’Abraham n’était pasdu goût du nouvel Isaac !

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Hendon déclara que s’il avait su ce qui étaitarrivé, l’archange aurait passé un mauvaisquart d’heure.

Le voyage touchait à sa fin. On n’avait plusqu’une étape à faire. L’imagination de Hendonvagabondait. Sa langue n’arrêtait plus. Il parlaitde son vieux père, de son grand frère Arthur,il vantait leur bon cœur, leurs qualités d’esprit,leurs sentiments généreux ; il prononçait sou-vent le nom d’Édith, mais toujours en trem-blant ; et il était si content, si absolument heu-reux, qu’il disait même du bien de son frèreHughes. Comme on allait être ravi de son re-tour à Hendon ! Quelle surprise pour tout lemonde ! Quelle explosion de joie ! Que de re-merciements adressés au Ciel !

Le pays était magnifique. Partout desfermes, des vergers ; la route traversait des pâ-turages, bordait des collines, s’enfonçait dansla vallée, ondulant comme les vagues de lamer.

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Quand vint l’après-midi, Hendon ne se pos-sédait plus. À chaque instant il piquait desdeux, enfilait un sentier, grimpait sur un co-teau, s’arrêtait pour interroger l’horizon, tenaitla main au-dessus des yeux afin de mieux dé-couvrir le manoir.

Enfin il l’aperçut. Alors son enthousiasmen’eut plus de bornes.

— Voyez, sire, dit-il, voyez, voyez. Ce quevous distinguez là-bas, c’est le village ; et là,c’est Hendon Hall. On voit les tours d’ici. Te-nez, là, c’est le parc de mon père. Vous allezvoir comme c’est beau, comme c’est vaste.Soixante-dix chambres… Vous n’avez jamaisouï ça, n’est-ce pas ?… Et vingt-sept domes-tiques ! Comme nous allons être bien là-de-dans tous ensemble ! Venez, venez, je n’y tiensplus, je brûle d’arriver.

Cependant ils eurent beau faire diligence,trois heures sonnaient quand ils entrèrent dans

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le village. Ils allaient au galop, et la langue deHendon allait plus vite encore.

— Voici l’église, c’est bien ça, toujours lemême lierre, rien de changé… Voici l’auberge,le vieux Lion-Rouge ; là-bas, c’est la place duMarché. Voici l’arbre de mai, le maypole ; voicila pompe… rien de changé non plus… si cen’est les gens peut-être, car en dix ans, il y en aqui partent ou qui viennent. Il me semble queje reconnais certaines figures. Mais personnen’a l’air de se douter que c’est moi.

Il ne tarissait point.

Bientôt ils furent au bout du village ; ilsprirent par une allée étroite et tortueuse, bor-dée de grandes haies. Ils la suivirent ventreà terre pendant un demi-mille, et pénétrèrent,enfin, par une imposante arcade, flanquée depilastres sculptés et armoriés, dans un vastejardin de fleurs.

Un manoir seigneurial se dressait devanteux.

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— Soyez le bienvenu au château de Hen-don, mon Roi ! s’exclama Miles. Ah ! quellejournée ! quelle grande journée ! Mon père etmon frère et lady Édith ne vont pas se sentirde joie ; ils n’en croiront pas leurs yeux, leursoreilles ; ils en perdront la parole ; n’interpré-tez point à mal leurs transports qui s’adres-seront, naturellement, d’abord à moi, sire ; neprenez point souci du premier accueil qu’ilsvous feront ; cela changera tout de suite,quand je leur aurai dit que vous êtes mon pu-pille, mon protégé, que je vous aime commesi vous étiez mon fils, que je ne veux pas meséparer de vous, que vous êtes digne de leuraffection comme de la mienne. Vous verrezcomme on vous chérira alors, pour l’amour deMiles Hendon, comme tous les bras vous se-ront ouverts, comme tous les cœurs iront àvous, comme tout le monde vous dira : Restez !Vous êtes des nôtres !

Hendon avait sauté à terre près de la ported’entrée, il aida le roi à descendre, le prit par

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la main, et s’élança avec lui à l’intérieur du ma-noir.

Il poussait les portes, traversait les salons,allait comme le vent. Enfin il arriva dans unevaste pièce, montra un escabeau au roi, etaperçut auprès d’une fenêtre un homme en-core jeune assis devant une table, les pieds surles chenets du foyer où brûlait un grand feu debois.

— Hughes ! Hughes ! me voici ! viens !viens dans mes bras, cria-t-il. N’est-ce pas quetu es heureux de me revoir ? Où est mon père ?Que je le voie tout de suite ! Je ne me croiraipas chez moi avant de lui avoir serré la main,d’avoir vu son visage, d’avoir entendu sa voix.

Hughes avait reculé son siège avec un mou-vement de surprise. Il regarda gravement l’in-trus, avec un air offensé ; puis l’expression deses traits changea subitement, comme s’il eûtobéi à quelque dessein secret, et il attacha sur

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celui qui lui parlait, des yeux intrigués où l’oneût cru lire un sentiment de vive compassion.

À la fin il dit avec douceur :

— Vous paraissez exalté, pauvre étranger ;vous aurez eu à subir de cruelles privations, derudes souffrances ; vos traits égarés, votre cos-tume en désordre me le disent suffisamment.Parlez ! Pour qui donc me prenez-vous ?

— Pour qui, juste ciel ? Mais pour toi-même ! Pour Hughes Hendon ! s’écria Miles quine comprenait rien à ce langage.

Hughes continua, sans rien perdre de sonsang-froid.

— Et qui donc croyez-vous être vous-même, pauvre homme ? Car il me semble quevotre imagination…

— Mon imagination ? Sache que l’imagina-tion n’a rien à voir en ceci ! Voudrais-tu pré-tendre par hasard que tu ne me reconnais

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point, que je ne suis point ton frère, Miles Hen-don ?

Un éclair de joie parut rayonner sur le vi-sage de Hughes.

— Quoi ! s’exclama-t-il, toi ! toi ! serait-ilpossible ! Les morts reviendraient à la vie !Ah ! plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Notre pauvrefrère, que nous pensions à jamais perdu, nousserait rendu après tant d’années d’angoisses !Non, ce serait trop beau, trop beau pour ycroire. Pitié ! Si c’est un jeu, qu’il cesse aussi-tôt, car la déception serait trop amère ! Là…sous cette lumière… oh ! je veux voir ! je veuxvoir…

Il avait saisi Miles par le bras, l’avait en-traîné auprès de la fenêtre et le dévorait desyeux, le toisant des pieds à la tête, le tournanten tous sens, allant et venant autour de lui etscrutant avidement les moindres lignes de soncorps.

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Miles avait les larmes aux yeux. Il souriait,riait et hochait la tête.

— Va, va, disait-il, ne crains point, monfrère, c’est bien moi ; ces bras que tu touches,ces jambes, ces pieds, cette tête, tout ça c’estmoi. Regarde-moi, je te reviens tout entier. Es-tu content, mon bon vieil Hughes, le voilà enfinton vieux Miles, c’est toujours lui ; il était per-du, il est retrouvé ! Ah ! quelle journée, n’est-cepas, quelle grande et splendide journée ! Oui,splendide et heureuse et inoubliable. Ta main,Hughes, viens, viens, que je t’embrasse ! Oh !laisse-moi m’abandonner à toute l’effusion demon âme ! Je crois que je vais mourir de joie !

Il allait se précipiter dans les bras de Hu-ghes, mais celui-ci le retint, et au lieu de ré-pondre à son empressement, leva la maincomme pour le maintenir à distance, puis bais-sant tristement la tête :

— Dieu me donnera-t-il la force de suppor-ter cette cruelle désillusion ?

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Miles, ébahi, restait sans parole. À la fin, ilput s’écrier :

— Désillusion, dis-tu ? Mais tu ne vois doncpas que je suis ton frère ?

Hughes secoua la tête avec pitié.

— Fasse le ciel que vous disiez vrai, pauvrehomme, murmura-t-il, et que d’autres que moidécouvrent des traits de ressemblance cachésà mes yeux. Hélas ! je crois bien que la lettre…

— Quelle lettre ?

— Celle que nous reçûmes d’outre-mer, il ya six ou sept ans. Elle nous disait que notrefrère était mort sur le champ de bataille.

— Cette lettre ment. Appelle ton père. Il mereconnaîtra bien, lui…

— Mon pauvre père est dans un royaumed’où l’on ne rappelle personne !

— Mort !

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Miles eut un tressaillement. Une affreusepâleur couvrit son visage.

— Mon père mort ! Ah ! je ne m’attendaispoint à cette horrible nouvelle ! Il me sembleque toute ma joie s’en est allée d’un seul coup !Puisque mon père est mort, appelle Arthur ; ilm’a tant aimé, il ne saurait m’avoir oublié, ilme reconnaîtra, et je pleurerai avec lui notrepère !

— Arthur est mort !

— Dieu ! qu’entends-je ! Arthur mort aussi !Tous les deux !… Ceux que j’aimais… et Dieune me laisse que celui qui… Oh ! pitié ! ne medis point que lady Édith…

— Vous paraissez connaître lady Édith etcraindre qu’elle ne soit morte. Elle vit.

— Grâces soient rendues à la miséricordedivine ! Édith vit, dis-tu ? Hâte-toi, mon frère,prie-la de venir ici ! Si elle ne dit point qui jesuis… mais non… elle le dira… non, non, ellene saurait point ne pas me reconnaître, elle ;

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ce doute est insensé… Appelle-la, je t’en sup-plie ; fais venir les anciens serviteurs de Hen-don Hall ; ils attesteront que je suis ton frère.

— Tous sont morts, excepté cinq : Pierre,Halsey, David, Bernard et Marguerite.

En disant ces paroles, Hughes avait quittéla pièce.

Miles resta un moment rêveur, puis il ar-penta le parquet.

— C’est étrange, murmura-t-il, les cinq qu’ilvient de nommer étaient les seuls dont monpère suspectât la bonne foi : il les croyait ca-pables de tous les crimes. Eux seuls ont sur-vécu, tandis que les vingt-deux serviteurs hon-nêtes et loyaux ne sont plus.

Il continua sa promenade, roulant dans sonesprit toutes sortes de conjectures.

Il avait complètement oublié le roi.

L’enfant était resté assis sur son escabeau,et avait suivi attentivement la scène qui venait

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de se passer, mais n’avait pas proféré une pa-role.

Il crut que la dignité royale lui commandaitd’intervenir, et d’une voix grave où se tradui-sait une vive et sincère compassion :

— Cette méprise est cruelle, mon bon etféal serviteur, dit-il, mais d’autres que vousdans ce monde ont été victimes d’un pareilmalheur, sans que personne ait cru à leurs pro-testations. Rassurez-vous, le Roi ne vous aban-donnera pas !

— Ah ! mon Roi, s’écria Hendon en rougis-sant légèrement, ne me condamnez pas, vousaussi ; attendez, et vous verrez. Je ne suis pasun imposteur. Elle le dira ; et c’est à la plusnoble des femmes que je devrai ma justifica-tion ! Moi ! un imposteur ! Allons donc ! Est-ce que je ne connais pas cette vieille salle, cesportraits de mes ancêtres, tous ces objets quisont autour de nous, comme un enfant connaîtl’endroit où fut son berceau ? Car c’est ici que

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je suis né, que j’ai été élevé, que j’ai grandi,sire ; oui, je ne mens point, je ne vous trompepoint, et si personne ne veut me croire, oh ! jevous en supplie, ne doutez pas de moi, vousque j’aime si tendrement !

— Je ne doute pas de vous, dit le roi avecune simplicité enfantine, je crois que vous êtesMiles Hendon.

— Oh ! merci ! merci du fond de mon âme,s’exclama Hendon profondément touché.

L’enfant le regarda affectueusement ; et,avec le même air naïvement enfantin :

— Et vous, dit-il, croyez-vous que je suis leRoi ?

Miles voulut balbutier quelques paroles.Honteusement pour lui la porte s’ouvrit et livrapassage à Hughes, suivi de plusieurs per-sonnes.

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Il tenait par la main une jeune dame riche-ment vêtue. Derrière eux venaient quelquesgens de service.

La dame s’avança lentement, la tête bais-sée, les yeux fixés à terre, le front surchargé detristesse.

Miles Hendon s’était précipité vers elle, encriant :

— Édith, ma chère Éd…

Mais Hughes le repoussa gravement et setournant vers la dame :

— Regarde-le bien, demanda-t-il, le recon-nais-tu ?

En entendant la voix de Miles, elle avaittressailli, ses joues s’étaient couvertes d’unesubite rougeur. Elle demeura immobile, etsembla, pendant longtemps, absorbée dans depénibles réflexions ; puis elle leva doucementla tête, attacha sur Hughes un long regard,parut plonger ensuite ses yeux dans ceux de

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Miles et le contempla avec froideur et mépris.Ses joues se décolorèrent lentement, son vi-sage prit un aspect livide. On eût cru que lamort avait tout d’un coup posé sur elle sa mainglacée. Ses lèvres s’entrouvrirent, et avec unaccent indéfinissable elle dit :

— Je ne le connais pas !

Elle eut un soupir étouffé, baissa la tête etse retira.

Miles Hendon s’était affaissé dans un siège.Il avait caché sa tête dans ses mains.

Hughes fit un signe à ses gens :

— Vous l’avez-vu ? interrogea-t-il impérieu-sement. Le connaissez-vous ?

Ils secouèrent la tête négativement.

Alors Hughes s’avança vers Miles avec lecalme qu’il n’avait cessé de garder.

— Mes gens ne vous connaissent point, dit-il, je crains qu’il n’y ait de votre part quelque

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méprise, je ne vous ai jamais vu, et vous avezentendu ce que vient de dire ma femme.

— Ta femme !

Une main de fer avait saisi Hughes à lagorge et le clouait contre le mur.

— Ah ! traître ! scélérat ! vipère ! renard !mes yeux se dessillent enfin ! C’est toi qui asécrit la lettre ! Tu as menti alors comme tu asmenti quand tu m’as fait chasser de la maisonpaternelle ; tu m’as volé mes biens, tu m’as ra-vi ma fiancée ! Malheur à toi ! meurs écraséde ma main comme on écrase un reptile im-monde ! Car tu n’es pas digne de mourir parl’épée d’un soldat loyal et d’un honnêtehomme !

Hughes étouffait.

Il parvint toutefois à se dégager.

— Qu’on le saisisse, commanda-t-il à sesgens, qu’on l’enchaîne !

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Il y eut un moment d’hésitation. Un desgens dit :

— Il est armé et nous avons les mainsvides.

— Armé ! Qu’importe ! vous êtes dix contreun ! Sus à l’assassin !

Miles avait fait un pas en arrière et s’étaitadossé au mur.

— Ah ! vous ne m’avez point reconnu ! ru-git-il. Eh bien ! Si vous vous souvenez de mescoups, approchez !

Il avait dégainé.

Personne ne s’avisa de répondre à la provo-cation.

— Lâches ! cria Hughes, allez, armez-vous,prévenez mes gardes !

Les gens de service se retirèrent.

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Hughes les suivit. Au moment où il fermaitla porte derrière lui, il se retourna vers Miles etd’un air menaçant :

— N’essayez pas d’échapper, dit-il, vous n’yréussiriez point.

— M’échapper ! s’écria Miles hors de lui ;va, n’aie pas cette crainte. Miles Hendon est lemaître légitime de Hendon Hall. Tout ce qui estici lui appartient. Sois tranquille, il restera.

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XXVI

Renié

Le roi était demeuré muet et pensif. QuandHughes fut parti, il leva la tête et dit :

— C’est étrange et extraordinaire, je ne puiscomprendre…

— Non, sire, fit Miles avec vivacité, il n’y arien d’étrange dans tout ce que vous venez devoir et d’entendre. Je le connais, il agit commeil pense. C’est un scélérat. Tel il était enfant, telil est aujourd’hui.

— Je ne parle pas de lui, sir Miles.

— Et de qui donc parlez-vous ? Qu’est-ceque vous ne comprenez pas ?

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— Qu’on ne soit pas inquiet de l’absence duRoi…

— Quoi ? Comment ? Je ne saisis point.

— Vraiment ! Ne vous semble-t-il pas sur-prenant que toutes les routes du pays ne soientpas parcourues en tous sens par des courriers,qu’on ne distribue point partout des proclama-tions, faisant la description de ma personne,et ordonnant de me rechercher sans trêve nicesse ! Ne vous paraît-il point étrange et ex-traordinaire que le chef de l’État puisse ainsidisparaître, sans qu’on s’en émeuve en Angle-terre et en Europe, sans qu’on prenne le deuil,sans qu’on se demande de ville en ville, de mai-son en maison, comment un fait aussi inouïa pu se produire, et comment un événement,qui doit être malheureux pour tout le royaume,qui devrait mettre tout sens dessus dessous, seprolonge depuis plusieurs jours, sans que per-sonne paraisse en avoir souci !

Miles eut un sourire de compassion.

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— C’est vrai, sire, dit-il, je l’avais oublié.

Et il ajouta à part lui avec un soupir :

— Pauvre tête, toujours hantée par lamême folie !

— Mais j’ai un projet, continua l’enfant, unprojet qui doit nous sauver l’un et l’autre. Jeveux écrire une lettre en trois langues, en latin,en grec et en anglais. Vous la porterez demainmatin à Londres et vous ferez diligence. Vousne la donnerez qu’à mon oncle, lord Hertford ;quand il la verra, il reconnaîtra mon écriture etdonnera l’ordre de venir me reprendre ici.

— Ne vaudrait-il pas mieux, sire, attendreici, jusqu’à ce que je me sois fait reconnaîtremoi-même ? Quand j’aurai recouvré mes droitset mes biens, il nous sera bien plus facile…

— Paix, sir Miles ! interrompit le roi impé-rieusement. Que sont vos domaines insigni-fiants, vos intérêts personnels et sans impor-tance auprès des affaires du royaume et de lasauvegarde du trône ?

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Puis regardant le pauvre homme avec bon-té :

— Obéissez et n’ayez point de crainte, dit-il, justice vous sera faite en son heure. Je mesouviendrai de vous et de vos loyaux services.

Il s’était assis à la table, y avait pris du pa-pier et une plume et s’était mis à écrire d’unemain rapide.

Miles le contemplait, émerveillé.

— Si je n’étais sûr de l’endroit où je l’ai trou-vé, se dit-il, je jurerais sur le salut de mon âmeque c’est le Roi lui-même qui vient de me par-ler. Qu’on le veuille ou non, il faut lui obéir. Il aun air de commandement, il impose sa volontécomme ferait le Roi en personne. Où donc a-t-il pu prendre ce ton et cette assurance ! Le voi-là qui écrit et griffonne, et trace des pattes demouche qu’il prend pour du latin et du grec…Et à moins de trouver en ma cervelle quelqueéchappatoire pour faire diversion à cette nou-velle lubie, je vais être obligé de faire semblant

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demain de partir à l’aurore pour m’acquitter dela haute mission qu’il me confie !

Cependant les idées de Miles le ramenèrentpresque aussitôt à sa propre situation. Il s’ab-sorba si complètement dans ses réflexions quelorsque le roi lui remit sa lettre, il la prit machi-nalement et la fourra dans sa poche sans savoirce qu’il faisait.

— Quelle étrange conduite ! murmura-t-il.Elle a l’air de me reconnaître ! Et elle paraîtavoir perdu tout à fait le souvenir de mestraits ! Il y a là deux choses contradictoires queje ne puis concilier en aucune manière, sanspouvoir nier l’une ni l’autre, car l’une et l’autresont également incontestables. Il est impos-sible que mon visage, mes traits, ma voix aientchangé au point de me rendre méconnaissablepour elle. Et pourtant elle a dit qu’elle ne m’ajamais vu, elle l’a dit et elle est incapable dementir… Si… oui, j’y suis, j’aurais dû y songerplus tôt !… C’est lui qui l’aura menacée ; il l’au-ra contrainte à mentir. Toute autre solution est

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inadmissible. C’est la clef du secret. Il n’y ena pas d’autre. Elle était pâle d’effroi, j’ai cruqu’elle allait mourir. Elle aura eu peur, elle auracédé à la force ; mais je la verrai seule. Quandil ne sera pas là, quand elle n’aura pas à redou-ter sa colère, elle parlera sincèrement, elle serappellera nos jeux d’enfance, nos promesses,nos serments, et ces souvenirs la consoleront ;elle me dira tout ce qui s’est passé. N’est-ellepas la loyauté, la sincérité mêmes ? Elle m’ai-mait autrefois. On ne trahit point ceux que l’ona aimés, quand ils sont restés fidèles.

Il fit un pas vers la porte, qui s’ouvrit d’elle-même. Lady Édith entra. Elle était très pâle ;mais sa démarche était assurée, pleine degrâce et de dignité. Elle avait l’air aussi tristequ’auparavant.

Miles s’était reculé d’abord. Il alla au-de-vant d’elle, heureux et confiant ; mais elle lui fitsigne de ne point avancer, et il s’arrêta.

Elle s’assit et lui montra un siège.

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Elle le traitait donc en étranger !

Le pauvre homme crut un moment que lecontact du roi l’avait rendu fou à son tour.

Il se demanda s’il était bien sûr lui-mêmed’être Miles Hendon.

— Je viens, messire, dit lady Édith, vousdonner un avis et un avertissement. On ne dé-cide pas aisément ceux qui sont frappés dedémence à renoncer à leurs croyances imagi-naires ; mais on parvient quelquefois à les pré-venir des périls qu’ils courent. Je crois quevous êtes sous l’empire d’une hallucination,d’un mauvais rêve, et qu’en parlant commevous avez fait devant mon mari et mes gens,vous n’avez pas voulu nous tromper, ni cruvous tromper vous-même. Aussi ne saurais-jevous imputer vos paroles à crime ; j’ai pitiéde vous, et je veux vous sauver pendant qu’ilen est temps encore ; ne restez pas ici, fuyez,votre vie est en danger.

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Elle regarda Miles avec intérêt, et elle ajou-ta :

— Ce danger est d’autant plus grand quevous êtes en effet tel qu’aurait été ce pauvreMiles, s’il avait vécu.

— Mais je suis Miles lui-même !

— Vous croyez l’être, et c’est là votre hallu-cination ! Je ne mets pas en doute la sincéritéde votre croyance, mais cette croyance est,je le répète, purement imaginaire. Je ne viensfaire ici qu’une chose : vous avertir. Mon mariest maître de ce domaine, où il exerce la hauteet basse justice ; son autorité est absolue ; il asur tous les habitants de cette contrée droit devie et de mort. Si vous ne ressembliez point àcelui dont vous prétendez usurper le nom, monmari pourrait se borner à vous inviter à allerpromener vos rêves ailleurs ; mais je le connaiset je sais d’avance ce qu’il fera de vous : il vousdénoncera comme imposteur, et tout le mondele croira.

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Elle attacha sur Miles le même regard decompassion qu’elle avait eu en le voyant la pre-mière fois.

— Si vous étiez réellement Miles Hendon,dit-elle, s’il savait que vous êtes son frère, sitoute la contrée en était convaincue, écoutez-moi et pesez mes paroles : eh bien ! vous necesseriez point d’être en danger, vous seriezexposé au même châtiment, car il vous renie-rait et vous accuserait de fausseté, et il n’yaurait personne, personne, dis-je, qui osâtprendre votre défense !

— Je vous crois, dit Miles avec amertume.Quand on a assez de pouvoir pour commanderà une âme noble et droite de renier, et de ré-pudier celui qui donnerait sa vie pour ne pointaffliger âme loyale et généreuse, quand on estsûr que ce commandement sera obéi, on nedoit pas craindre de faire exécuter sa volontépar des gens sans foi ni loi, pour lesquels l’hon-neur est un vain mot et la justice une arme per-fide.

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Le visage de lady Édith se colora légère-ment. Elle baissa les yeux ; puis d’une voix quine trahissait aucune émotion, elle poursuivit :

— Je vous ai engagé, je vous engage encoreà fuir. Cet homme est un tyran qui ne connaîtpoint la pitié. Personne ne le sait mieux quemoi qui suis son esclave, à jamais retenue dansses fers. Le pauvre Miles, le pauvre Arthur etmon pauvre tuteur, sir Richard, sont à l’abride ses coups. Il vaudrait mieux pour vous êtreavec eux que de rester une heure de plus ici etde vous exposer à tomber dans les serres decet oiseau de proie. Vos prétentions sont unemenace. Si vous disiez vrai, il perdrait son titreet ses biens. Vous l’avez outragé chez lui ; vousl’avez frappé dans sa propre maison. Vous êtesperdu, si vous restez ici. Allez, n’hésitez point.Si vous avez besoin d’argent, prenez cettebourse, j’avertirai mes gens, j’achèterai leur si-lence. Partez, pauvre homme, partez, fuyez, lesinstants sont comptés.

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Miles repoussa la bourse et, se levant, il re-garda Édith avec stupéfaction :

— Je ne vous demande qu’une grâce, dit-il, et ce sera la dernière. Fixez vos yeux surmoi, sans les détourner… Maintenant, répon-dez-moi, suis-je Miles Hendon ?

— Je ne vous connais pas.

— Jurez-le.

Tout bas, presque inintelligiblement, elledit :

— Je le jure.

— Ah !

— Fuyez ! Ne perdez point un temps pré-cieux, fuyez, ne songez qu’à votre salut !

En ce moment les gardes de Hughes se pré-cipitèrent dans la chambre.

Une lutte s’engagea.

Miles, vaincu par le nombre, fut renversé etgarrotté.

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Le roi, surpris avant d’avoir pu se défendre,fut attaché également avec des liens qu’il es-saya vainement de rompre.

On les emporta et on les jeta dans un ca-chot.

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XXVII

En prison

Toutes les cellules de la prison étaient oc-cupées. Miles et le roi furent enchaînés dansune vaste pièce où l’on avait coutume d’enfer-mer les malfaiteurs accusés d’offenses légères.Ils n’étaient pas seuls. Une vingtaine d’indivi-dus de tout sexe et de tout âge avaient commeeux les fers aux pieds et aux mains. C’était unetourbe immonde de vauriens dont le langagetrahissait l’ignoble condition.

Le roi ne revenait point de sa stupeur. Il nepouvait s’imaginer qu’un sujet anglais, un mor-tel quelconque eût assez de témérité pour faireun tel outrage à la royauté.

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Miles était sombre et taciturne. Son visage,d’ordinaire si doux, avait pris une expressionfarouche.

Eh quoi ! revenir à la demeure paternelle,après tant d’années d’absence, rentrer au foyerde la famille comme le fils prodigue, s’attendreà trouver tous les bras ouverts, tous les cœurspleins de joie, et au lieu de cela se voir jetédans un infect cachot, et enchaîné avec des vo-leurs !

Quelle différence entre l’attente et le résul-tat ! Et quel nom donner à cette aventure, quitenait à la fois du tragique et du grotesque ? Telun homme qui sort de chez lui pour admirer unarc-en-ciel et qui est frappé par la foudre !

Peu à peu ses pensées confuses, et se pres-sant toutes à la fois dans son cerveau, s’éclair-cirent et se classèrent avec ordre. Alors sa ré-flexion se concentra sur lady Édith. Il examinasous toutes ses faces la conduite qu’elle venaitd’avoir à son égard ; mais, quoi qu’il fît pour

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la disculper, il n’y pouvait parvenir. Le recon-naissait-elle ? Ne le reconnaissait-elle point ?Jamais il ne s’était trouvé en présence d’undilemme aussi perplexe. À la fin pourtant, ildut s’incliner devant l’évidence des faits ets’avouer qu’elle l’avait reconnu et renié. Il au-rait voulu l’accabler de malédictions, mais ilavait eu toujours pour elle un si grand respect,un attachement si vrai, si profond, qu’il luisembla que maudire le nom d’une femme ai-mée, ce serait commettre une profanation.

Miles et le roi n’avaient pour se garantirdu froid qu’une mauvaise couverture. Ils pas-sèrent une nuit affreuse.

Le geôlier avait fait entrer en contrebandequelques bouteilles de liqueur pour les autresprisonniers. Ceux-ci étaient ivres, ils criaient,chantaient, hurlaient, se battaient, se jetaient àla tête ce qu’ils trouvaient sous la main.

Vers minuit, un homme assaillit une femmeet l’assomma à coups de manilles(42). Il l’aurait

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tuée si le geôlier n’était intervenu. La paix serétablit par le procédé accoutumé. Le geôlierassomma l’homme à coups de bâton, et profitade l’occasion pour rosser également ceux quin’avaient rien fait. Les battus parurentcontents, car ils se turent. On n’entendit plusque quelques gémissements étouffés.

Les jours s’écoulèrent sans qu’aucun chan-gement eût lieu dans le sort du roi et de soncompagnon. De temps à autre, on introduisaitdans la prison des individus que Miles se rap-pelait plus ou moins avoir vus autrefois, et quivenaient regarder l’« imposteur » sous le nez,lui dire qu’ils ne le connaissaient pas et l’inju-rier. La nuit arrivée, le vacarme, les querelleset les batailles recommençaient.

À la fin pourtant, il se produisit un incidentnouveau. Le geôlier amena un matin dans laprison un homme tellement vieux qu’il parais-sait avoir plus de cent ans.

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— Le scélérat est dans cette pièce, dit-il :toi qui as vu naître tous les gens de ce pays, tureconnaîtras bien où il est, si vraiment il est ici.Regarde tous les prisonniers avec soin.

Miles avait levé les yeux en entendant cesparoles, et l’espérance, qui semblait anéantiedans son cœur, s’était tout d’un coup réveillée.Il se dit :

— Ce vieillard, c’est Blake Andrews, le plusvieux des serviteurs de notre famille, celui quinous a tous tenus dans ses bras quand nousétions enfants ; c’était autrefois un bravehomme, droit, probe, sincère, mais est-il restétel, dans ce milieu d’hypocrisie et d’êtres per-vertis ? C’est lui qui m’accompagnait quand j’aiquitté Hendon Hall, il y a sept ans, et sept ansne changent point le caractère d’un vieillard. Ilme reconnaîtra, il ne me reniera point commeont fait les autres.

Le vieillard promenait sur chacun des pri-sonniers un regard attentif et scrutateur ; il

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sondait en quelque sorte leurs traits, et aprèschacune de ses enquêtes, il demeurait pensif.

Quand il les eut vus tous, il dit avec hu-meur :

— Tu m’as fait perdre mon temps. Je nevois ici qu’un tas de vauriens, de traîne-po-tence, que tu feras bien de pendre haut etcourt, le plus tôt possible, pour débarrasser lepays de cette lèpre.

Le geôlier eut un éclat de rire.

— Et celui-ci, dit-il, en désignant Miles, cegrand sac à vices, toise-le-moi comme il faut etdis-moi ton avis.

Le vieillard avança curieusement la tête, re-garda Miles dans le blanc des yeux, eut l’air decompter les poils de sa barbe, fronça les sour-cils, haussa les épaules et dit :

— Çà, Miles Hendon ? Autant dire que jesuis l’archevêque de Canterbury. Les yeux quej’ai dans ma tête sont des yeux, vois-tu, et pas

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des bouchons de liège. Je te dis que cet hommen’est pas Miles, et je m’y connais, je crois.

— Je m’en doutais comme toi, père An-drews, et je sais que tu vois encore un lièvred’un bout de la plaine à l’autre. Va, si j’étaismessire Hughes, j’en aurais fini depuis long-temps avec cette engeance, et…

Le geôlier fit un geste significatif en se dres-sant sur la pointe des pieds et en feignant de sesuspendre par le cou à une corde imaginaire,tandis qu’il imitait, par une espèce de hoquet,le mouvement convulsif d’un homme qui suf-foque.

— Dieu me garde, il a une mine de banditqui fait frissonner, s’écria Andrews en reculant.Si j’avais charge de régler son compte, je lebrûlerais à petit feu, ou j’y perdrais ma réputa-tion d’honnête homme.

Le geôlier eut un nouvel éclat de rire, et saface prit une expression féroce.

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— Je te laisse avec lui, père Andrews. Fais-le jaser, si ça t’amuse. Tu m’avertiras quand tuen auras assez.

Il disparut. Le vieillard se rapprocha deMiles et se pencha sur lui.

— Dieu soit loué, mon maître, dit-il vive-ment. Te voilà enfin revenu. On avait fait cou-rir le bruit de ta mort ; c’était un mensonge.Je t’ai reconnu tout de suite ; et il m’a fallu ungrand effort sur moi-même pour ne pas pous-ser un cri de douleur, en te voyant parmi cetteimmonde racaille. Je suis vieux et pauvre, monmaître ; si je dis la vérité, on m’enverra ausupplice ; mais ordonne et j’obéirai… Veux-tuque je proclame devant tout le monde que tues Miles Hendon, celui de mes maîtres quej’ai toujours aimé avec le plus de dévouementet que j’aime aujourd’hui comme jadis ? Parle,j’obéirai, dussé-je être étranglé.

Miles le regarda avec émotion.

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— Non, dit-il, je ne veux point. Je te per-drais sans me sauver. Mais je te remercie. Tum’as fait croire qu’il y a encore sur terre desêtres humains, dignes de ce nom.

Blake Andrews devint ainsi un auxiliaireprécieux pour Miles et le roi. Le vieillard venaitplusieurs fois par jour dans la prison sous pré-texte d’interroger le « scélérat », et à chacunede ces visites, il passait en contrebandequelque douceur, cuisse de poulet ou tranchede porc qu’il glissait dans la main de Miles,sans qu’on s’en aperçût. En même temps il letenait au courant de ce qui se passait.

Miles donnait la viande au roi, car le pauvreÉdouard eût péri de faim sans cette attentiond’Andrews, n’ayant point été accoutumé, aupalais de Westminster, à manger la grossièrenourriture servie aux prisonniers de HendonHall.

Les visites du vieillard étaient toutefois decourte durée, afin de ne point éveiller les soup-

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çons. Mais le peu de paroles qu’il disait, enpassant, à l’oreille de Miles, et qu’il entrecou-pait, pour mieux jouer son jeu, de grossièresinsultes lancées tout haut, suffisaient pour fairecomprendre au frère de Hughes la trame our-die par l’usurpateur.

Il apprit ainsi qu’Arthur était mort depuissix ans. Cette perte et l’absence de nouvellesde Miles avaient profondément altéré la santéde sir Richard. Celui-ci, sentant sa mort pro-chaine, avait témoigné le désir de voir l’hymende Hughes et d’Édith avant l’arrivée de sa der-nière heure. Édith résista longtemps, ajournantde mois en mois ce mariage, et espérant tou-jours que Miles reviendrait.

Un jour, on reçut une lettre où la mort dubrave soldat était racontée avec les détails lesplus circonstanciés. Ce fut le dernier coup por-té à sir Richard. Il insista sur la prompte cé-lébration du mariage. Édith demanda et obtintun mois de répit, puis un autre mois, puis untroisième. Sir Richard s’alita, et la veille de la

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mort de son tuteur, Édith consentit à donner samain à Hughes.

Le bruit avait couru, dans le pays, que, peude temps après son mariage, la châtelaine deHendon Hall avait trouvé dans les papiers deson mari le brouillon de la lettre prétendumentreçue au sujet de la mort de Miles. On disaitque lady Édith avait reproché à Hughes d’avoirhâté son mariage et par suite la mort de sirRichard, et qu’elle l’avait ouvertement accuséde n’être qu’un faussaire. On racontait aussides choses effrayantes de la tyrannie de Hu-ghes à l’égard de sa femme et de ses servi-teurs ; et l’on s’accordait à reconnaître que, de-puis la mort de sir Richard, l’héritier de Hen-don Hall avait jeté le masque et était devenule plus cruel et le plus impitoyable des maîtres,rançonnant et faisant périr de faim ceux de sesvassaux et de ses serfs qu’il ne pendait pas.

De tout ce que disait Andrews, le roi n’écou-ta qu’une phrase :

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— On assure, avait dit le vieillard, que leRoi est fou. Mais, de grâce, n’ayez pas l’air de lesavoir, car il y a peine de mort pour qui touchece sujet.

Le roi eut un soubresaut et fixant ses yeuxsur Andrews :

— Le Roi n’est pas fou, brave homme, dit-ilavec indignation. Et je vous conseille de vousmêler de ce qui vous regarde et de ne pointvous livrer à des propos insensés qui pour-raient vous coûter cher.

— Que veut dire ce petit ? demanda Blake,un peu vexé de se voir morigéner par un en-fant, qu’il ne connaissait point et qu’il avait jus-qu’alors comblé de prévenances.

Miles Hendon lui fit un signe d’intelligence.

Sans se soucier davantage de l’interpella-tion royale, Andrews poursuivit :

— Le feu roi doit être enterré à Windsordans une couple de jours, le 16 de ce mois, et

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le nouveau roi doit être couronné à Westmins-ter le 20.

— Il me semble qu’avant de couronner leRoi il faut l’avoir retrouvé, murmura l’enfant.

Puis il ajouta à part lui :

— Mais on va s’en occuper, et j’y veillerai…

Le vieillard continua :

— Sir Hughes doit assister au couronne-ment. Il nourrit secrètement l’espoir d’être éle-vé à la pairie, car il est en grande faveur auprèsdu Lord Protecteur.

— Quel Lord Protecteur ? demanda le roi.

— Sa Grâce le duc de Somerset.

— Quel duc de Somerset ?

— Mais il n’y en a qu’un, ce me semble,Seymour, comte de Hertford.

Le roi eut un geste d’étonnement et de co-lère.

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— Depuis quand cet homme est-il duc etProtecteur ? interrogea-t-il avec sévérité…

— Depuis le trente et un janvier.

— Et qui l’a fait duc et Protecteur, je vousprie ?

— Il a pris ce titre et cette dignité avecl’agrément du grand conseil et du Roi.

— Du Roi ? De quel roi ? s’écria l’enfant,l’air interdit.

— Comment ? De quel roi ! Et qu’est-ce quecela peut bien te faire à toi, petit ? Combiencrois-tu donc que nous ayons de rois en An-gleterre ? De quel roi ? Eh ! parbleu ! de notretrès sacré souverain Édouard VI, que Dieu l’aiten sa sainte garde ! Un charmant petit garçon,dit-on, tout plein de qualités, quoique… mais,qu’il soit fou ou non – et l’on affirme que sonétat s’améliore de jour en jour – tout le mondefait son éloge, on le couvre de bénédictions,on supplie le Ciel de le conserver pendant delongues années à son peuple, dont il est appelé

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à faire le bonheur et la prospérité, car il a inau-guré son règne par un acte d’humanité en fai-sant grâce de la vie au vieux duc de Norfolk,et depuis le peu de temps qu’il a succédé à sonpère, le terrible Henri VIII, il a déjà fait abro-ger plusieurs des lois cruelles qui opprimaientle peuple, et songe, dit-on, à introduire partoutde grandes réformes…

Le roi ne pouvait en croire ses oreilles. Ils’était soudainement absorbé dans ses penséeset n’entendait plus un mot de ce que disait levieillard. Ce « charmant petit garçon » était-ille petit mendiant avec qui il avait changé decostume avant de quitter le palais ? Cela n’étaitpas possible : l’enfant pauvre d’Offal Court, s’ilavait eu l’audace de se faire passer pour leprince de Galles, avait dû se trahir au premiermot, au premier geste ; on l’avait, sans aucundoute, expulsé du palais, et on s’était mis à larecherche du vrai prince. Il n’était pas possibleque la noblesse eût élu, à la place du fils deHenri VIII, quelque prince du sang, ou qu’à son

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défaut, on eût acclamé une autre dynastie quecelle des Tudor. Le comte de Hertford s’y se-rait opposé et, tout-puissant qu’il était, il auraitécrasé les rebelles.

Plus le roi s’abîmait dans ses conjectures,plus il se trouvait impuissant à résoudre cemystère, plus aussi il devenait perplexe, agité,incapable de dormir, de manger. Son impa-tience d’aller à Londres croissait d’heure enheure, sa captivité lui paraissait d’instant eninstant plus intolérable.

Vainement Miles Hendon mettait en œuvretoutes ses ressources pour calmer le trouble duroi ; le pauvre diable ne réussissait qu’à l’irriterdavantage.

Deux femmes, enchaînées près de lui,eurent plus de succès. Elles lui parlèrent avecbonté, avec douceur, et lui enseignèrent àprendre patience. Il les remercia, les écouta etdaigna leur demander pourquoi elles étaient enprison.

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— Nous sommes catholiques, dirent-elles.

Le roi sourit et dit :

— Il y a eu évidemment erreur. Être catho-lique n’est point un crime ; on ne saurait vousretenir en prison pour cela.

Elles ne répondirent point, mais il y avaitquelque chose de triste dans leur regard.

— Vous ne semblez pas rassurées, dit-il,parlez ; qu’avez-vous à craindre ? On vous aemprisonnées, mais on vous mettra bientôt enliberté.

Elles essayèrent de donner une autre tour-nure à la conversation : il semblait avoir uneidée fixe.

— On ne vous fouettera pas, dit-il avec an-xiété, on n’osera point commettre une tellebarbarie. N’est-ce pas, on n’osera point ?

Les femmes étaient navrées. Elles auraientvoulu éviter une explication catégorique, etelles sentaient qu’il leur était impossible d’y

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échapper. L’une d’elles, s’armant de courage,dit avec un accent ému :

— Tu nous brises le cœur, pauvre petit.Dieu nous donne la force de supporter…

— N’achevez pas, cria le roi, je vous com-prends. Je lis dans vos yeux que votre sortvous paraît inévitable. Fouettées, vous,pauvres femmes ! Non, cela ne se peut point.Je ne veux pas. Cessez de pleurer, vos larmesme pénètrent l’âme. Courage ! J’arriverai àtemps pour vous soustraire à cet affreux sup-plice. Comptez sur moi.

Quand le roi s’éveilla le lendemain matin,les femmes n’étaient plus là.

— Elles sont sauvées, se dit-il, on les auralâchées ; elles sont plus heureuses que moi.Qui me consolera maintenant ?

Elles avaient, l’une et l’autre, épinglé surses haillons un bout de ruban en signe de sou-venir. Il se promit de garder ces objets avec leplus grand soin.

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— Elles ont partagé la captivité du Roi, sedit-il, le Roi les fera rechercher, il leur accor-dera son appui, sa protection. Elles seront heu-reuses.

En ce moment, le geôlier entra avecquelques acolytes, et commanda de mener lesprisonniers dans la cour de la geôle.

Le roi poussa un cri de joie. Il allait doncenfin revoir le ciel bleu, respirer l’air pur. Il s’ir-ritait de la lenteur des formalités. Son tour n’ar-riva qu’en dernier lieu. On détacha sa chaînequi était fixée au mur, comme on avait détachécelle de Miles Hendon, et les prisonniers semirent en marche sous l’escorte de leurs gar-diens.

La cour de la geôle était un préau à ciel ou-vert, pavé de dalles. Les prisonniers y péné-trèrent par une arcade de maçonnerie massive.On leur ordonna de se mettre en rang, le dosau mur. Une grosse corde tendue sur eux lesempêcha de se mouvoir. Des gardes armés jus-

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qu’aux dents faisaient sentinelle de distance endistance. L’air était glacial. La neige, tombéependant la nuit, couvrait le sol d’un linceul lu-gubre. Par moments un coup de vent balayaitcette neige et fouettait les visages des malheu-reux incapables de se garantir.

Au milieu de la cour se dressaient deux po-teaux. Deux femmes y étaient attachées. Le roiles reconnut aussitôt : c’étaient ses compagnesde captivité.

— Hélas ! se dit-il, je croyais qu’on n’auraitpoint eu cette cruauté. Pauvres créatures ! Jen’aurais jamais supposé que l’on eût le cou-rage, la lâcheté de fouetter des femmes ! Oh !honte ! voir de telles choses, non dans un paysd’infidèles, mais en Angleterre, dans unroyaume chrétien ! Fouettées ! Et moi qui leurai donné de l’espoir, qui leur ai promis de lessauver, j’assiste à ce spectacle, je laisse s’ac-complir cette sauvagerie, sous mes yeux.Étrange ! Étrange en vérité ! Quoi, je suis lasource de toute autorité, tout le monde doit

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se prosterner devant ma volonté dans ce vasteroyaume, et je ne peux empêcher de martyriserdeux femmes innocentes ! Ah ! mécréants etlâches ! souvenez-vous bien du serment que jefais ici. Un jour viendra où il vous sera deman-dé un compte terrible de votre conduite. Et cejour-là, pour chaque coup de fouet que vousaurez donné, vous en recevrez cent.

Une porte de fer s’ouvrit et livra passage àun flot de curieux qui dérobèrent les femmes àsa vue.

Un prêtre se fraya un chemin à travers lafoule et disparut aussi. Puis le roi entendit desbruits confus qui lui parurent être des inter-rogations et des réponses, sans qu’il comprîtexactement ce que l’on disait ni ce que l’on fai-sait. Puis il y eut un bourdonnement sourd etprolongé, des allées et venues, accompagnéesde cris et de commandements, annonçant l’im-minence d’un événement extraordinaire. Puisil se fit un silence solennel.

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Alors, sur un ordre donné, la foule s’écartade manière à faire le vide au centre de la cour.Le roi poussa un cri d’horreur. Un flot de sangmonta à ses joues. Il lui sembla que la moellese figeait dans ses os.

Des fagots avaient été entassés aux piedsdes deux femmes et un homme à genoux ymettait le feu.

Les femmes avaient baissé la tête et cou-vraient leurs visages de leurs mains. Lesflammes jaunâtres montaient lentement en lé-chant les poteaux comme des langues de vi-pères. Le bois des fagots avait des craque-ments sinistres et pétillait. Des gerbes de fu-mée noire et bleue chassées par le vent secondensaient en nuages et flottaient au-dessusdes têtes. Le prêtre levait les mains et priait.

Tout à coup deux jeunes enfants, deux pe-tites filles, sortirent de la foule et se préci-pitèrent, en poussant des sanglots, des hur-lements de douleur, vers les poteaux où les

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femmes étaient attachées. Des gardes les sai-sirent. L’une des enfants ne put se soustraireà leur étreinte, mais l’autre leur échappa, encriant qu’elle voulait mourir avec sa mère.Avant qu’on eût pu la saisir, elle s’était cram-ponnée au cou de la pauvre condamnée.

On parvint enfin à lui faire lâcher prise. Sarobe était en feu. Deux ou trois gardes la main-tenaient. Il fallut, pour la sauver, lui arracherpar lambeaux les vêtements et les chairs. Ellecriait toujours qu’elle était seule au monde,qu’elle n’avait que sa mère, elle suppliait lesgardes de la jeter dans les flammes.

Les petites filles ne cessaient de pousserdes cris déchirants, de se débattre. Tout à coupune immense clameur partit de la foule, etcette clameur était dominée par deux voixétouffées.

Le roi avait, depuis le commencement decette scène, fixé les yeux sur les poteaux ; il lesdétourna pour n’être pas témoin de l’horrible

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dénouement, et la tête retombant sur la poi-trine, les paupières closes, le visage d’une af-freuse pâleur, il dit :

— Non, ce spectacle ne sortira jamais dema mémoire. Je ne cesserai de le voir le jourcomme la nuit. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas vouluque je fusse aveugle !

Miles observait le roi et se disait avec satis-faction :

— Le trouble de son esprit tend à dispa-raître ; il a beaucoup changé, il devient pluscalme. Autrefois il aurait accablé les gardesd’invectives, il aurait crié : « Je suis le Roi ! »,il aurait donné l’ordre de mettre les femmesen liberté. Son hallucination aura bientôt cesséet son pauvre cerveau malade se remettra enéquilibre. Dieu lui vienne en aide !

Le même jour, quelques nouveaux prison-niers furent amenés dans le cachot où ils de-vaient passer la nuit, pour être dirigés, le len-demain, sur divers points du royaume, afin de

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subir les condamnations qu’ils avaient méri-tées par leurs crimes. Le roi les interrogea. Ils’était fait, dès son entrée dans la prison, un de-voir de questionner, chaque fois qu’il le pou-vait, les détenus sur la nature des peines pro-noncées contre eux, et tout ce qu’il apprenaitle navrait.

Parmi les nouveaux arrivés se trouvait unepauvre femme, à moitié idiote, qui avait prisun yard(43) ou deux de drap chez un tisserand.Elle devait être pendue. Un homme avait étéaccusé d’avoir volé un cheval. Le fait n’avaitpas été prouvé. Il se croyait déjà sauvé, maisà peine avait-il été élargi, qu’on l’avait ressaisipour avoir tué un daim dans le parc royal. Laculpabilité avait été établie. Il était condamnéaux galères et allait faire sa peine. Un autreétait apprenti-marchand. Son cas émut vive-ment le roi. Il était tout jeune. Un soir, il avaittrouvé un faucon qui s’était échappé. Il l’avaitemporté chez lui, s’imaginant que l’oiseau lui

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appartenait de droit ; il avait été convaincu devol et condamné à mort.

La sévérité draconienne de ces sentencesmit le roi dans une fureur et une exaltationtelles qu’il ordonna à Miles de forcer la portede la prison et de fuir avec lui pour le ramenerimmédiatement à Westminster. Il voulait mon-ter sur le trône dès le lendemain matin, procla-mer une amnistie générale et sauver tous cesmalheureux.

— Pauvre enfant ! soupira Hendon, cessombres histoires ont de nouveau ébranlé saraison. Sans cela, sa convalescence aurait mar-ché rapidement.

Il y avait aussi parmi les détenus un ancienmagistrat. C’était un homme aux traits éner-giques, et qui paraissait inaccessible à la peur.Il avait écrit, trois ans auparavant, un libellecontre le lord chancelier qu’il avait accuséd’iniquité. Il avait été condamné pour ce crimeà la dégradation et au pilori. En outre, on lui

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avait coupé les deux oreilles et on lui avaitinfligé une amende de trois mille livres ster-ling(44). Il devait passer le reste de sa vie enprison. Cette dernière peine avait été motivéepar la publication d’un second libelle. Avant del’envoyer aux galères à perpétuité, on lui avaitcoupé ce qui restait de ses oreilles, et infligé uneamende supplémentaire de cinq mille livres ;on lui avait, en dernier lieu, imprimé des stig-mates d’infamie sur les deux joues avec un ferrouge.

— Ce sont d’honorables cicatrices, dit-il enécartant ses cheveux blancs, pour montrercomment on l’avait mutilé.

Le roi rugit de colère.

— Personne ne me croit, s’écria-t-il, toi pasplus que les autres. Qu’importe ! Dans un moistu seras libre et la loi qui t’a frappé en désho-norant l’Angleterre sera rayée du Livre des Sta-tuts(45). Le monde est mené à l’envers. Les

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leurs lois ; ils apprendraient ainsi à avoir pitiéde leurs peuples.

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rois devraient faire eux-mêmes l’expérience de

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XXVIII

Le sacrifice

Cependant Miles Hendon commençait às’alarmer de la prolongation de sa captivité,mais ces alarmes cessèrent plus tôt qu’il nel’avait cru. Il ne put toutefois se défendre d’unmouvement de joie lorsqu’on vint lui annoncerqu’il allait être conduit devant le juge ; il se ditque sa sentence, quelle qu’elle fût, serait tou-jours plus douce que l’emprisonnement.

Hélas ! Il se trompait amèrement. Quelle nefut point sa stupéfaction et sa colère, lorsqu’ilse vit accuser de vagabondage et condamner àdeux heures de pilori, pour avoir outragé parvoies de fait le maître légitime de Hendon Hall.

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Vainement il s’écria que ce prétendu maîtrelégitime était un usurpateur, qu’il n’y avaitd’héritier légitime des titres et domaines de sirRichard que lui, Miles Hendon ; on n’écoutapas ce qu’il disait ; on le regarda avec plusde mépris que de pitié ; le juge déclara que lacause était entendue, et le prisonnier fut em-mené au lieu du supplice.

Chemin faisant, Miles éclatait en rugisse-ments de rage et en menaces. Mal lui en prit :les officiers de justice le poussèrent devant euxbrutalement, et comme il faisait mine de résis-ter, on lui donna des coups de poing et de bâ-ton pour lui apprendre à vivre.

Le roi ne parvint point à fendre la foule quil’avait séparé de son loyal ami et fidèle servi-teur. Il fut obligé de le suivre de loin.

Le roi lui-même avait failli être condamnéà recevoir la bastonnade pour avoir été trouvéen si mauvaise compagnie : mais on s’étaitcontenté de l’admonester et de le sermonner,

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en considération de son jeune âge. Quand lafoule eut enfin fait halte, il courut fiévreuse-ment de place en place pour trouver une éclair-cie et arriver jusqu’aux premiers rangs. Aprèsde longs efforts, il y réussit.

Alors il vit une chose inouïe. Au milieu dela place, un homme était assis, le dos appuyéà un pilier de pierre, les pieds dans les ceps,en butte aux criailleries, aux ignobles impréca-tions d’un ramassis de misérables qui le regar-daient à distance et qui lui jetaient des pierreset des immondices. Et cet homme était le favo-ri du Roi d’Angleterre !

Édouard avait entendu la lecture de la sen-tence, mais il n’en avait compris ni la signifi-cation, ni la portée. Il respirait à peine, tantce spectacle l’apitoyait. De grosses larmes sor-taient une à une de ses yeux et descendaient lelong de ses joues pâles comme la mort. Tout àcoup il eut un cri déchirant quand il vit un œuftraverser l’espace, s’abattre et s’écraser sur le

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visage de Hendon, aux acclamations de la po-pulace.

Le roi ne put supporter cet outrage qui luisemblait l’atteindre directement dans la per-sonne de son ami. D’un bond il se trouva de-vant le pilori, et saisissant par la ceinture l’offi-cier de justice qui était de garde :

— Lâches, s’écria-t-il, cet homme est monserviteur, qu’on le mette en liberté, je le veux ;je suis le…

— Oh ! taisez-vous, s’exclama Miles épou-vanté, vous allez vous perdre aussi… Ne faitespas attention à ce qu’il dit, il est fou, le pauvreenfant !

— Ne te mets point en peine, dit l’officierde justice blessé dans sa dignité, je sais ce qu’ilfaut pour guérir ces accès ; j’en ai vu d’autres,et une petite leçon ne saurait que lui faire dubien.

Et s’adressant à un aide :

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— Qu’on donne à ce petit drôle un avant-goût du martinet. Un ou deux coups, pour luienseigner à mieux pendre sa langue.

— Une demi-douzaine fera plus d’effet, sug-géra Hughes, qui passait en ce moment à che-val devant le pilori et venait s’assurer que savengeance s’accomplissait.

Le bourreau prit le roi par le milieu ducorps.

L’enfant ne résista point. Il était paralysé.L’idée qu’il y eût dans le royaume d’Angleterreun homme assez hardi pour oser mettre lamain sur la personne sacrée du roi, et le mena-cer d’un aussi monstrueux outrage, lui faisaitmonter au cœur un tel dégoût, qu’il avait ferméles yeux. Plié en deux sur le bras du bourreau,il subissait, sans qu’il lui fût possible d’articulerune parole, l’horrible attouchement qui profa-nait la royauté.

Il n’ignorait pas qu’un autre roi d’Angleterreavant lui avait reçu des coups de fouet, mais

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l’histoire parlait de cet acte inconcevable endes termes si indignés qu’il lui paraissait im-possible que cet acte eût pu se renouveler ja-mais, et que lui-même pût être victime de cecrime de lèse-majesté, dépassant toutecroyance humaine.

Que faire dans cette situation ignominieusequi semblait sans issue ? Fallait-il accepter lechâtiment ou demander grâce ? Subir un sup-plice infâme sous les yeux d’une foule en dé-lire, au milieu des cris de joie féroce d’esclavesivres, un roi pouvait s’y résigner, et les annalesde bien des pays en citaient des exemples, té-moin Conradin. Mais implorer la pitié d’unbourreau, jamais !

Tandis que ces pensées se pressaient dansle cerveau du pauvre enfant inerte et muet,Miles Hendon disait à l’exécuteur de justice :

— Faites grâce à cette innocente petitecréature, que vous ne sauriez toucher de votrefouet sans la tuer. Voyez comme il est chétif

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et tremblant. Laissez-le et fouettez-moi à saplace !

— Accordé, s’écria Hughes avec un rire sar-donique, car il se réjouissait d’avoir trouvé unenouvelle occasion de vengeance ; lâchez le pe-tit mendiant et donnez douze coups à ce drôle,mais douze coups consciencieusement appli-qués.

Le roi s’était redressé ; il lança un regard dedéfi à Hughes, et voulut répliquer. Le tyran l’ar-rêta du geste :

— Ah ! Tu veux parler, s’écria-t-il. Eh bien,parle, va, laisse aller ta langue, mais fais bienattention à ceci : pour chaque mot que tu diras,on lui donnera douze coups de plus.

On dégagea les pieds de Hendon, on lui ditde se lever, de tourner la face contre le pilori,on l’y attacha par les mains, et on lui mit le dosà nu jusqu’à la ceinture. Puis le fouet s’abattitsur ses épaules.

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Le pauvre petit roi ne put voir couler lesang de son serviteur. Chacun des coups lui re-tentissait dans l’âme. Il s’était retourné et, bais-sant la tête, il pleurait.

« Quel brave cœur ! se disait-il, quelle nobleconduite ! Quel loyal dévouement ! Jamais jene l’oublierai. Je le jure devant Dieu, le Roid’Angleterre se souviendra de cela et le peupleanglais aussi ! ».

La magnanimité de Hendon ne tarda pointà prendre dans son esprit des proportions gi-gantesques, et sa reconnaissance royale gran-dit dans la même mesure.

— Sauver son prince et son Roi de la mort,– et c’est ce qu’il a fait pour moi, – ajouta-t-il en se parlant à lui-même, quel service plusgénéreux ! Et pourtant ce service est peu dechose, rien, moins que rien, en comparaison decet autre acte : sauver son prince et son Roi dela honte !

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Hendon ne poussa pas un cri sous le fouet.Il supporta l’affreuse douleur avec l’héroïsmedu soldat.

Ce courage et le fait d’avoir consenti à subirle châtiment de l’enfant exercèrent une impres-sion inattendue sur la foule. On se prit d’amitiépour cet homme extraordinaire qui aggravaitvolontairement son supplice par pitié pour lesfaibles. La horde ignoble cessa tout d’un coupses cris, et le silence qui se fit fut si profondque l’on n’entendit plus que le sifflement dufouet et le bruit sec de l’instrument qui déchi-rait les épaules du condamné.

Quand le bourreau eut cessé de frapper,Hendon reçut l’ordre de s’asseoir, et ses piedsfurent de nouveau emprisonnés dans les ceps.La foule n’avait pas quitté la place, mais elle re-gardait maintenant le patient avec une mornecompassion, et ceux qui avaient été, quelquesinstants auparavant, les plus ardents à l’ac-cabler d’injures, le plaignaient tout bas etl’eussent volontiers loué avec exaltation.

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Le roi s’approcha doucement de Miles et luidit à l’oreille :

— Grand et noble cœur, aucun roi de laterre ne saurait t’accorder la récompense quetu mérites ; mais le Roi des rois a inscrit tonacte sublime dans son livre d’airain. Le Roid’Angleterre ne peut plus qu’une chose pourtoi : proclamer ta noblesse à la face duroyaume et de l’univers.

Et ramassant le fouet resté à terre, il touchadu manche l’épaule sanglante de Hendon etdit :

— Édouard d’Angleterre te fait comte !

Hendon était profondément ému. Ses yeuxs’emplirent de larmes. Il oublia soudainementl’affreuse réalité de son sort, il ne vit plus lesofficiers de justice, le bourreau, sir Hughes, lafoule, qui étaient là : son visage contracté parla souffrance prit une expression sereine. Unsourire effleura même sa lèvre.

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Être là, honni, pilorié, martyrisé, lesmembres en sang, les pieds chargés d’entraves,et se voir tout à coup, du fond de cet abîmed’infortunes, transporté au plus haut sommetde la gloire ! Entendre un Roi qui dit : « Jete fais comte ! » et sentir en même temps unbourreau vous cracher au visage : n’était-cepoint le comble de l’ironie !

— Pauvre petit ! se dit-il, plus je descends,plus il me fait monter ! Hier je n’étais qu’uneombre de chevalier dans le royaume desombres et des rêves, me voilà maintenantl’ombre d’un comte ! J’avance vite ! Je n’ai quedes ombres d’ailes, mais elles me portent loin !Si cela continue, je serai bientôt, comme unarbre de mai, couvert de clinquant, de simu-lacres d’honneur ! C’est égal, je les apprécieplus que des dignités réelles ces titres fantas-tiques, car je les dois à l’amitié et à la recon-naissance. Mieux vaut une couronne de comtepour rire qu’on n’a point quémandée, et qu’onreçoit d’un pauvre enfant en démence, mais

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pur de tout vice, qu’un vrai blason acheté auprix de la servilité et de la honte !

Sir Hughes avait enfoncé ses éperons dansles flancs de son cheval et tourné bride. Lafoule s’était reculée sur son passage. La placedu pilori était restée plongée dans le silence.Personne n’avait pour le loyal serviteur une pa-role de compassion, personne, excepté le roi.Mais l’abstention de la populace était un hom-mage tacite.

Une femme, arrivée trop tard pour voir toutce qui s’était passé, crut avoir du succès en in-juriant le condamné et en lui jetant une cha-rogne à la tête. On se précipita sur elle, on larenversa, on la foula aux pieds, on lui arrachales cheveux et les vêtements.

Justice était faite.

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XXIX

À Londres

Hendon avait subi sa sentence. Les deuxheures de pilori étaient écoulées. On le mit enliberté ; on lui enjoignit de quitter la contrée etde n’y plus revenir. On lui rendit son épée, sonmulet et son âne.

Le roi et son serviteur enfourchèrent leursmontures. La foule s’ouvrit devant eux, calme,silencieuse, pénétrée de respect. Puis elle sedispersa, et la place du pilori resta vide.

Hendon demeura quelque temps absorbé.La situation était grave. Qu’allait-il faire main-tenant ? Où irait-il ? Où trouverait-il un appuiassez fort ? Ou bien lui fallait-il renoncer à ja-mais à ses droits et laisser l’héritage paternel

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aux mains d’un infâme, en acceptant pour lui-même le rôle d’imposteur ? Qui appeler à l’aidedans cette perplexité ? Y avait-il quelqu’undans tout le royaume qui fût assez puissantpour le venger et le rétablir dans ses biens ? Etsi ce quelqu’un existait, où était-il ? Questiondifficile, compliquée, presque insoluble !

Petit à petit, cependant, une idée prit corpsdans son cerveau. Il se dit qu’il y avait encoreune chance de salut, chance bien faible assuré-ment, la plus faible de toutes peut-être, mais,au demeurant, la seule à laquelle il pût encores’accrocher. Il se rappela ce que le vieil An-drews avait dit de la bonté du jeune Roi, desa clémence, de sa pitié pour les malheureux.Pourquoi ne pas aller à lui, tenter de lui parler,implorer sa justice ?

Mais n’était-ce point là une illusion témé-raire ? Comment un pauvre diable, sans feuni lieu, pouvait-il espérer d’être admis en pré-sence de l’auguste souverain du royaume ?Qu’importe ? Il n’en coûtait rien d’essayer.

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Dieu ferait le reste. Il y avait un abîme entreMiles Hendon et le Roi ; soit. Mais qui savaits’il ne se trouverait pas quelque jour un pontjeté sur cet abîme ! En attendant, il n’y avaitqu’à aller de l’avant.

D’ailleurs Miles était un vieux routier. Ilavait encore des tours dans son sac, et sonesprit inventif ne pouvait manquer de le tirerd’affaire. Avant tout, il fallait gagner la capi-tale. Peut-être le vieil ami de son père, sirHumphrey Marlow, lui donnerait-il un coup demain ; le bon vieux sir Humphrey, premier gen-tilhomme de la cuisine du Roi, ou premier gen-tilhomme des écuries du Roi, ou quelque chosede ressemblant : Miles ne savait plus au justequoi.

Toujours est-il que son activité retrouvaitun aliment, que son énergie allait pouvoirs’exercer, qu’il avait devant lui un but défini.C’était assez pour chasser la pénible impres-sion faite sur son esprit par l’incompréhensibleconduite de lady Édith, pour lui faire oublier

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les humiliations et les tourments qu’il venaitd’endurer, pour lui remonter le courage, luifaire lever la tête, et le déterminer à braverl’avenir en face.

En regardant autour de lui, il fut étonnéd’avoir fait tant de chemin. Il se retourna pourjeter un dernier coup d’œil sur Hendon Hall. Ily avait longtemps que le village et le manoiravaient disparu.

Le roi chevauchait sans parler, la têtebasse, pleine de pensées et de projets.

Un nuage passa sur le front de Hendon,et le replongea dans ses inquiétudes. L’enfantvoudrait-il consentir à reprendre le chemin dela Cité, où il n’avait eu que souffrances etmaux, et où il avait été traité si cruellementsous les yeux de son ami, sans compter sesinfortunes antérieures ? Miles aimait trop sonprotégé pour vouloir lui causer la moindre af-fliction. Il était prêt à renoncer à tous sesplans, si l’enfant s’y opposait. Aussi tira-t-il sur

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la bride du mulet, de manière à le rapprocherde l’âne, et demanda-t-il d’une voix douce etrespectueuse :

— Où allons-nous, sire ? J’attends vosordres.

— À Londres.

Miles donna un coup d’éperon à sa bête. Ilétait ravi. Mais pourquoi l’enfant voulait-il allerà Londres ? Il n’y comprenait rien.

La journée se passa sans incident. Dixheures sonnaient, et il était nuit close quand ilspassèrent sur le pont de Londres. L’affluencey était plus considérable que jamais. On sepoussait, se pressait, s’écrasait. On hurlait etvociférait. Ce n’étaient que hourras et explo-sions de joie frénétique. Les faces enluminéesavaient un aspect fantastique à la lueur destorches allumées. Des clameurs sauvages, desbattements de mains ininterrompus saluaientla chute d’une tête de duc ou de grand duroyaume exposée là depuis le dernier règne. La

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tête heurta en tombant le bras de Hendon, puisroula sous les pieds de la populace.

Vanité des œuvres humaines ! Il n’y avaitpas trois semaines que le feu roi était mort, iln’y avait pas trois jours qu’il était couché danssa tombe, et déjà les ornements, qu’il s’étaitdonné tant de peine de choisir pour décorerle noble pont de la capitale, étaient abattus ettraînés dans la boue.

Un homme trébucha sur la tête du duc et al-la cogner de sa propre tête l’homme qui étaitdevant lui, et qui, se croyant assailli, se retour-na brusquement et assomma le plus proche deses voisins, lequel se vengea par un gros coupde poing sur le premier venu, lequel, ne sa-chant à qui s’en prendre, s’en prit à tout lemonde. Une bataille générale en résulta.

C’était le prélude des fêtes qui devaientavoir lieu le lendemain 20 février 1547, jourfixé pour le couronnement du Roi. Ces fêtes,dont les préparatifs s’achevaient, promettaient

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d’être splendides. Le bon peuple de Londresles célébrait dès la veille. Ivre de boisson et depatriotisme, au bout de cinq minutes, il se li-vra à une tuerie sans précédent. Cela dura dedix heures à minuit, et à minuit sonnant on necomptait plus les morts ni les blessés.

Dans ce tumulte, Hendon et le roi se trou-vèrent séparés l’un de l’autre, et quoi qu’ilsfissent pour lutter contre les vagues humainesqui les engloutissaient, même après avoir écra-sé une dizaine d’ivrognes sous les pas de leursbêtes affolées, ils ne parvinrent point à se re-joindre.

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XXX

Tom au faîte des grandeurs

Tandis que le vrai roi errait par les grandschemins, pauvrement vêtu, pauvrement nour-ri, accablé d’injures, tourné en dérision par lesvagabonds, accouplé aux voleurs, jeté en pri-son avec les assassins, traité de fou, d’idiot,d’imposteur par tout le monde, le faux roi TomCanty, pareil au soleil qui gravite dans l’im-mensité des cieux, et s’élève de degré en degréjusqu’à son point culminant, montait successi-vement d’échelon en échelon au faîte des gran-deurs.

L’étoile qui présidait à sa destinée prenaitde jour en jour un éclat plus splendide. Bientôt

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cette étoile ne se trouva plus voilée par aucunnuage et inonda le monde de ses feux.

Tom avait dépouillé toutes ses hésitations,toutes ses craintes. On ne se souvenait plus deses gaucheries. Son embarras avait fait place àla grâce, à l’aisance, à la confiance.

Et tout cela était l’œuvre secrète de l’enfantdu fouet.

Quand il voulait se divertir et causer, ilmandait lady Élisabeth et lady Jane Grey en saprésence ; quand leur conversation avait ces-sé de lui plaire, il les congédiait avec un air defamiliarité qui faisait croire qu’il avait été ac-coutumé toute sa vie à cet ascendant du Roisur ses sujets. Il n’éprouvait plus aucune confu-sion lorsque les nobles princesses lui baisaientla main en se retirant.

Il aimait maintenant à se voir reconduire aulit en grande pompe le soir, à se voir habiller lematin en grande cérémonie. Il éprouvait je nesais quelle satisfaction orgueilleuse à se rendre

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processionnellement à sa table, escorté par lesgrands officiers de sa couronne et les gentils-hommes de sa garde ; et cette satisfaction étaittelle qu’il doubla le nombre de ces derniers etle porta à cent au lieu de cinquante. Il tres-saillait de bonheur lorsqu’il entendait les fan-fares résonner dans les longs corridors et lessentinelles répéter de distance en distance :« Place pour le Roi ! »

Il aimait à s’asseoir sur son trône et à prési-der son grand conseil. Et il n’était déjà plus unsimple jouet aux mains du Lord Protecteur, quis’étonnait de ne plus l’entendre dire tout hautce que son oncle lui soufflait tout bas.

Il aimait à recevoir les grands ambassa-deurs et leur suite magnifique. Il aimait à écou-ter la lecture des messages affectueux que luiadressaient les plus illustres souverains quil’appelaient « mon frère », lui, Tom Canty, lepetit pauvre d’Offal Court !

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Il aimait ses beaux costumes et il comman-dait qu’on lui en fît d’autres. Il aimait ses quatrecents gentilshommes de service, et il trouvaitque c’était peu pour rehausser l’éclat de sa cou-ronne : il voulut en avoir trois fois plus. Lesadulations de ses courtisans, leurs salamalecslui semblaient une musique enivrante ; maiscet enivrement ne lui faisait point perdre sabonté naturelle ; il était et demeurait le défen-seur résolu des pauvres, des faibles et des op-primés ; il avait déclaré une guerre impitoyableaux abus et aux iniquités et il la menait vigou-reusement et sans relâche. Il lui était déjà ar-rivé de relever un mot prononcé trop haut parun comte ou un duc et de faire trembler l’auda-cieux sous son regard.

Un jour, sa « royale sœur », lady Mary avaitvoulu lui faire certaines représentations sur lesdangers qu’il y avait à pardonner à tant de gensqui méritaient d’être emprisonnés, pendus oubrûlés, et elle lui avait rappelé que, sous lerègne de feu leur auguste père, les prisons du

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royaume avaient contenu jusqu’à dix mille dé-tenus à la fois, et que sous ce même règne, ad-mirable à tant d’égards, soixante-douze millevoleurs et bandits avaient péri de la main dubourreau. Tom avait eu un accès d’indignation,et d’un geste froid il avait commandé à ladyMary de se retirer dans ses appartements etde prier Dieu de changer la pierre qu’elle avaitsous sa poitrine en un cœur humain.

Tom Canty pensait-il jamais au pauvre petitprince légitime qui l’avait traité avec tant d’af-fabilité et qui lui avait donné une preuve si évi-dente de sa générosité d’âme lorsqu’il l’avaitvu réprimer l’insolence de la sentinelle postéeà la porte du palais ? Oui, Tom pensait auprince, ou plutôt il avait pensé à lui les pre-miers jours de sa royauté, et surtout les pre-mières nuits, quand il se trouvait seul, et quandil se demandait ce qu’était devenu son bienfai-teur. Alors il formait des vœux pour le retourde celui dont il ne faisait qu’occuper la place

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et à qui il était impatient, en ce moment-là, derestituer ses droits et ses magnificences.

Mais à mesure que ce temps s’écoulait, àmesure que l’absence du prince se prolongeait,l’esprit de Tom se laissa envahir de plus en pluspar l’idée que son bonheur présent pouvait du-rer indéfiniment. Peu à peu l’image du vrai sou-verain s’effaça de sa pensée, et finalement il ar-riva un moment où cette image se représen-tant à sa mémoire lui apparaissait comme unspectre désagréable qui le faisait rougir de sonaudace et de son usurpation.

La pauvre mère de Tom et ses sœursavaient eu à peu près le même lot. Il avaitd’abord souffert d’être séparé d’elles ; il avaitsenti son cœur se serrer en songeant quelle de-vait être leur inquiétude ; il avait brûlé du désirde les revoir ; mais, plus tard, quand il avait ré-fléchi qu’elles étaient vêtues de haillons, sales,crasseuses, que leurs baisers l’auraient trahi,l’auraient précipité de ce trône où il se trouvaitsi bien, l’auraient replongé dans la misère,

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dans la dégradation, dans la boue, il avait euun frisson. Ce trouble avait toutefois disparuavec le temps, et maintenant il se sentait dé-barrassé de ce cauchemar. Son bonheur étaitsans mélange. S’il lui arrivait, à certainesheures, de plus en plus rares, de voir se dresserdevant lui les spectres tristes et sombres de samère, de Nan ou de Bet, d’entendre bourdon-ner à ses oreilles leurs voix accusatrices, il re-poussait ces visions importunes, comme il eûtrepoussé un ver de terre rampant à ses pieds.

Le 19 février 1547, à minuit, Tom Cantys’endormit d’un sommeil profond et placidedans son lit royal. Sa garde, dévouée corps etâme au Roi d’Angleterre, était là qui veillaitsur lui ; ses gentilshommes et serviteurs peu-plaient les antichambres ; partout autour delui éclataient les attributs de sa souveraineté.Tom était heureux, plus heureux qu’il ne l’avaitjamais été dans les plus éblouissants de sesrêves, plus heureux que ne l’était le plus heu-reux des enfants d’Angleterre ; car il se disait

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que le jour qui allait se lever devait être le plusbeau jour de sa vie, le jour où il allait être so-lennellement couronné Roi d’Angleterre.

À la même heure, Édouard Tudor, le vrairoi, mourait de faim, de froid, de fatigue ; lesvêtements mis en lambeaux par la foule quile tiraillait en tous sens, le corps couvert decontusions, les pieds nus, la tête nue, le visagesouillé de poussière, ruisselant de sueur, il sedébattait contre les curieux amassés auxabords de l’abbaye de Westminster, où descentaines d’ouvriers allaient et venaient, affai-rés comme des fourmis, et achevaient à la hâteles préparatifs de la fête du couronnementroyal.

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XXXI

La fête de l’inauguration

La première chose que Tom Canty entenditen s’éveillant, ce fut le bruit du canon, dont lessalves répétées produisaient l’effet d’un roule-ment de tonnerre. Ce fracas, loin de l’épouvan-ter, lui causa une sensation de joie indéfinis-sable. Ces salves lui apprenaient, en effet, quetoute l’Angleterre était debout pour acclamerloyalement ce grand jour.

Quelques heures après, Tom était pour laseconde fois le héros d’une merveilleuse fêtenautique sur la Tamise. L’ancienne coutumevoulait, en effet, que le nouveau roi, accompa-gné de sa cour, traversât toute la ville depuis la

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Tour de Londres. C’était la Recognition proces-sion, la fête de l’Inauguration.

Au moment où le cortège royal se mit enmarche, la vénérable forteresse parut tout d’uncoup faire mille brèches à ses murs, et parchaque brèche s’élança une gerbe de flammesrougeâtres et un flot de fumée blanche ; enmême temps une terrible explosion fit tremblerle vieil édifice sur sa base, et une immenseacclamation retentit sur tous les points de laville ; les jets de flammes, les flots de fumée,les explosions se succédaient sans intervalles.En quelques minutes la Tour se trouva enve-loppée dans un épais nuage, d’où l’on voyaitémerger seulement le plus haut de ses som-mets, la Tour Blanche, pavoisé de drapeaux.

Tom Canty, splendidement vêtu, montaitun coursier superbe et fringant, dont les richesornements pendaient jusqu’à terre. Le LordProtecteur Somerset, également à cheval,s’avançait derrière lui ; la garde royale, le mo-rion en tête, la cuirasse d’acier poli étincelant

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au soleil, formait la haie des deux côtés. Der-rière le Protecteur marchaient les hauts baronsdu royaume avec leurs vassaux ; puis le lordmaire et le corps municipal des aldermen enrobe de velours cramoisi, avec la grandechaîne d’or en sautoir ; puis les officiers et lesmembres de toutes les corporations deLondres en grand apparat, chaque corporationprécédée de sa bannière. Il y avait aussi l’an-cienne et honorable Compagnie des artilleursde la Cité, qui comptait déjà à cette époque,trois cents ans d’existence, et qui avait, seuleparmi les corps militaires d’Angleterre, le privi-lège de ne pas dépendre du Parlement(46).

Le spectacle était magnifique. C’était unéblouissement de richesses, de pierreries,d’élégants costumes qu’à peine on eût pu rê-ver. Une foule compacte, ivre d’enthousiasme,obstruait le chemin, où l’on ne pouvait sefrayer un passage qu’avec une extrême difficul-té.

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« Le Roy, dit un chroniqueur, fut reçu, enentrant dans la Cité, par le peuple, qui l’ac-cueillit avec force prières, salutations, cris ettendres paroles et tous signes qui attestent unsérieux amour des sujets pour leur souverain ;et le Roy en souriant affectueusement à ceuxqui étaient les plus éloignés et en parlant untendre langage à ceux qui étaient les plusproches de Sa Grâce, se montra lui-même aussireconnaissant de recevoir la bienvenue de sonpeuple, que celui-ci l’était de la lui offrir. Àtous ceux qui lui souhaitaient longue vie etbonheur, il disait : merci. À ceux qui disaient :« Dieu sauve Votre Grâce ! », il répondait enretour : « Dieu vous sauve tous ! » et il ajoutaitqu’il les remerciait de tout son cœur. Le peupleétait merveilleusement transporté en enten-dant ces réponses aimables et en voyant cesgestes nobles de son Roy. »

À Fenchurch Street, un bel enfant en richeappareil se tenait debout sur une estrade. Iladressa à Sa Majesté, au nom de la ville, de

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la Cité et du royaume, un compliment en vers,dont voici les derniers :

Salut, ô Roi ! Ton nom se grave en notre cœur !Salut, salut ! Nos voix célèbrent ta grandeur !Salut ! Nos voix, nos cœurs joyeux que rien

n’oppresse,Vers Dieu pour ton bonheur s’élèveront sans

cesse !

Le peuple acclama l’enfant et répéta enchœur ce qu’on venait d’entendre réciter.

Tom Canty contemplait cette mer mou-vante qui s’agitait à ses pieds, et sur laquelle ilsemblait marcher ; et son cœur se gonfla d’or-gueil, et il se dit qu’il n’y a pour l’homme qu’unbut en ce monde : être Roi et être l’idole d’unenation !

En ce moment ses regards découvrirent auloin deux de ses anciens camarades d’OffalCourt. Ils étaient, ce jour-là comme toujours,en guenilles. L’un était le lord grand-amiral

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pour rire de sa cour pour rire ; l’autre, le pre-mier gentilhomme pour rire de sa chambreroyale pour rire. Et son cœur se gonfla encoreplus. Et il se dit : « Oh ! s’ils pouvaient me re-connaître ! ». Quelle gloire indicible ! Être ad-miré, reconnu par ses anciens seigneurs, lordset ladies, pour rire ! Leur prouver que le roipour rire du ruisseau de Pudding Lane était de-venu un vrai roi, qu’il avait de vrais ducs, devrais princes pour humbles serviteurs, et quel’Angleterre était prosternée à ses pieds !

Cependant il se maîtrisa et refoula ce désir ;car cette reconnaissance lui aurait coûté pluscher qu’elle ne valait. Il détourna donc la tête,et laissa aller où ils voudraient, sans s’inquiéterd’eux plus qu’il ne convenait, les deux petitsdrôles en loques hideuses, lesquels ne soup-çonnaient guère pour qui ils se mettaient enfrais de joyeuses démonstrations de fidélité.

De minute en minute on entendait le cri :« Largesse ! Largesse ! ». Et Tom, ouvrant lamain, laissait tomber une pluie de belles pièces

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neuves sur la multitude qui se ruait à terre pourles ramasser.

« Au haut bout de Gracechurch Street, ditencore la chronique, devant l’enseigne del’Aigle, les gens de la Cité avaient élevé un su-perbe arc de triomphe, qui s’étendait d’un cô-té de la rue à l’autre, et où se trouvaient re-présentés les ancêtres immédiats du Roy : Éli-sabeth d’York, assise au milieu d’une immenserose blanche, dont les pétales formaient au-tour d’elle comme des bandes d’étoffes fron-cées et plissées, figurant des falbalas ; à côtéd’elle Henri VII, sortant d’une grande roserouge ; le couple royal se tenait par la main, etla Reine portait au doigt une bague de mariaged’une dimension prodigieuse, de manière à larendre bien apparente. Sur chacune des deuxroses passait une tige qui se réunissait et mon-tait à un étage plus élevé occupé par Henri VIIIsortant d’une rose rouge et blanche, et ayant àcôté de lui Jane Seymour, la mère du nouveauRoy. Une tige s’élançait de la rose rouge et

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blanche, s’enlaçant autour de Jane Seymour etmontait à un troisième étage où brillait l’imaged’Édouard VI lui-même, assis sur son trône aumilieu de la pompe royale. L’arc de triompheétait, de la base au faîte, semé de roses rougeset blanches ».

Cette ingénieuse et subtile allégorie répon-dant aux goûts de l’époque souleva, au passagedu cortège, un tonnerre d’acclamations, quiétouffa la voix de l’enfant chargé d’expliquerle sens de cette merveille en un poème élo-gieux composé par un poète illustre. Mais TomCanty n’était pas fâché de ne pas entendre cequi se disait : les cris du peuple, quelque dis-cordants qu’ils fussent, lui paraissaient bienplus harmonieux que la plus suave des poésies.De quelque côté que Tom tournât son visagerayonnant de joie, le peuple reconnaissait laparfaite ressemblance de l’image peinte surl’arc de triomphe avec l’original, et cetteconstatation, faite à haute voix par des milliers

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de témoins, soulevait de nouveaux tonnerresd’applaudissements.

Le cortège avançait toujours. Les arcs detriomphe se succédaient de rue en rue. Aux fe-nêtres et aux balcons des maisons on voyaitpartout des tableaux symboliques, on lisait desquatrains, des acrostiches, des anagrammes,des chronogrammes, rappelant les vertus, lesmérites, les talents du jeune Roi.

« Dans Cheapside, à chaque auvent, àchaque fenêtre flottaient des bannières et desbanderoles ; de riches tapis, des étoffes du plushaut prix, et notamment de drap d’or, tapis-saient les rues, et laissaient soupçonner la for-tune immense de ceux qui les habitaient, et lasplendeur de ce passage était égalée par celledes autres rues, et souvent même dépassée ».

— Et toutes ces beautés et toutes ces mer-veilles, c’est à moi qu’elles s’adressent, murmu-rait Tom Canty.

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Le faux roi était rouge de plaisir et d’en-thousiasme, ses yeux flamboyaient, ses sensdéliraient.

Il venait de lever la main pour prodiguer denouvelles largesses, lorsqu’il aperçut un visagepâle, émacié, ébahi, dont les yeux se clouaientsur lui.

Il eut un tressaillement.

Ce visage était celui d’une femme qui setrouvait au premier rang des curieux.

Cette femme était sa mère.

Il porta la main à son front et se couvrit lesyeux, comme s’il eût craint d’être aveuglé parla foudre.

Cette main laissait voir la paume en dehors.

La femme eut un cri, elle repoussa ceux quilui barraient le passage, repoussa les gardes,s’élança vers Tom, saisit le cheval du Roi par labride et l’arrêta.

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— Ô mon enfant ! Mon pauvre petit !…cria-t-elle.

Un officier de la garde royale la prit et l’en-traîna, en l’accablant de malédictions, et d’unemain vigoureuse il la rejeta dans la foule.

— Femme, je ne vous connais pas !

Ces mots étaient tombés des lèvres de TomCanty malgré lui. À peine les eut-il prononcés,qu’il se sentit piqué au cœur comme par unevipère. Il éprouva un remords affreux d’avoirtraité ainsi sa mère. Il la vit attacher sur lui sesyeux éteints, il la vit s’engloutir dans l’océanhumain. Elle avait l’air si malheureuse, si na-vrée ! Alors la honte lui monta au front. Il euthorreur de sa puissance, de cette royauté qu’ilavait volée, de ces grandeurs qui lui faisaientrenier sa mère, et il lui sembla que ses richeshabits tombaient de son corps l’un aprèsl’autre, et ne le laissaient plus couvert que deguenilles infectes, et quand il se revit dans cecostume d’Offal Court, sous lequel il n’eût pas

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rougi d’embrasser celle qu’il avait tant aimée,il recouvra le bonheur qu’il croyait perdu.

Le cortège avançait toujours. Et toujoursdes splendeurs nouvelles apparaissaient auxregards. Et toujours les tempêtes de hourrassaluaient Tom Canty.

Mais Tom Canty ne voyait plus rien, n’en-tendait plus rien. Tout ce qui l’entourait n’exis-tait plus pour lui. Sa royauté n’avait plus pourlui aucun attrait, le charme était rompu. Toutesces voix qui s’élevaient pour célébrer sa gloireretentissaient à ses oreilles comme de sinistresreproches. Sa conscience le rongeait commeeût fait un poison lent. Sa pourpre royale lebrûlait comme une robe de Nessus.

« Oh ! se disait-il, plût à Dieu que je fusselibre, que je pusse m’arracher à cette captivi-té ! ».

Sa pensée, remontant le cours des der-nières semaines qui venaient de se passer, leramenait au moment où, désespérant de voir

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revenir le prince, il suppliait le Ciel de luirendre ses guenilles.

Le cortège avançait toujours, ondoyantcomme un immense serpent de feu par les ruesétroites de la vieille Cité, par les flots du peupleen délire. Et toujours le Roi marchait devantlui, la tête baissée, le regard perdu dans le vide,ne voyant plus qu’une chose : le visage pâle ethagard de sa mère et les yeux caves de ce vi-sage attachés sur lui !

— Largesse ! Largesse !

Ce cri retentissait à chaque pas. Tom nel’entendait point.

— Vive Édouard d’Angleterre !

On eût dit que la terre tremblait jusque dansses entrailles. Et le Roi n’entendait point, il nerépondait point.

Tout ce qu’il percevait, c’était la voix qui necessait de crier au fond de son cœur :

— Femme, je ne vous connais pas !

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Et ces paroles avaient comme le son d’unglas funèbre ; elles étaient comme l’appel su-prême de quelqu’un que l’on a poussé dans unabîme, et que l’on laisse périr, quand il suffirait,pour le sauver, d’étendre la main.

Et les magnificences s’entassaient de rueen rue, de passage en passage, les prodigessurgissaient de partout avec une splendeur in-ouïe, les salves d’artillerie ébranlaient les airs,les acclamations de la multitude, les transportsd’allégresse se multipliaient à l’infini, croissantd’instant en instant ; l’immense joie d’unpeuple éclatait en un ensemble où tonnaient àl’unisson cent mille voix, et le Roi semblait nedonner plus signe de vie, car il ne pouvait arra-cher de son cœur le remords qui le dévorait.

Et petit à petit cette tristesse devint conta-gieuse ; la joie populaire parut baisser commeun grand vent qu’abat la pluie ; les visages s’as-sombrirent ; il y eut comme un frissonnementdans la foule ; les applaudissements s’étouf-

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fèrent ; un malaise général parut peser sur lafête.

Le Lord Protecteur fronça le sourcil ; il re-marqua que l’enthousiasme du peuple dimi-nuait graduellement, et il ne fut pas long à ensaisir la cause.

Il piqua des deux, se rapprocha du Roi, etla tête découverte, le corps penché sur sa selle,dans l’attitude du plus profond respect :

— Sire, dit-il, ce moment est mal choisipour rêver. Votre peuple vous observe. Il vousvoit baisser la tête, il voit votre front se couvrird’un nuage, et il croit à un présage fâcheux.Songez-y bien, sire, il importe que la royautéapparaisse au peuple comme un soleil resplen-dissant. Chassez donc ces vapeurs quitroublent votre pensée. Levez la tête, sire, etsouriez : votre peuple vous regarde !

En parlant ainsi, le duc avait jeté une poi-gnée de pièces d’argent à droite et à gauche,puis il avait repris sa place.

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Tom fit machinalement ce qu’on lui avaitcommandé. Il sourit, mais ce sourire ne venaitpas du cœur. Heureusement, il n’y eut qu’unbien petit nombre de curieux qui le remar-quèrent.

Il salua gracieusement la foule, et lesplumes de son chapeau se balançaient joyeuse-ment au vent chaque fois qu’il inclinait la tête.Il laissa tomber de sa main royale et libéraledes largesses plus abondantes. Et l’anxiété dupeuple cessa, et l’enthousiasme reparut, et latempête d’acclamations fut plus bruyante quejamais.

Pourtant, un peu avant l’arrivée du cortègeau point où il devait s’arrêter, le duc fut obligéde se rapprocher une seconde fois du Roi et delui dire à l’oreille :

— Sire, au risque d’encourir votre colère, jevous en supplie, chassez cette humeur sombre,l’univers a les yeux sur vous !

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Et le Lord Protecteur ajouta plus bas en-core :

— Maudite soit cette pauvresse, c’est ellequi a troublé Votre Majesté.

Le Roi leva lentement sur le duc ses beauxyeux où brillait une grosse larme, et d’une voixétouffée il dit :

— C’était ma mère !

— Ah ! mon Dieu ! s’exclama le Protecteur,la foule ne s’était pas trompée, le présagen’était que trop vrai ! Le Roi est redevenu fou !

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XXXII

Le couronnement

C’était à l’abbaye de Westminster que de-vait avoir lieu, ce même jour, 20 février 1547,le couronnement du roi d’AngleterreÉdouard VI, fils et successeur de Henri VIII.

Dès quatre heures du matin, une foule com-pacte avait envahi les galeries éclairées par destorches, et quoiqu’il fît encore nuit et qu’il fal-lût attendre sept ou huit heures avant le com-mencement de la cérémonie, des centaines depersonnes avaient déjà pris place sur les ban-quettes réservées d’où elles espéraient voir cequ’elles ne verraient peut-être qu’une fois dansleur vie : le couronnement d’un roi.

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C’était vers l’abbaye de Westminster que sedirigeait le cortège. C’était là que tout Londress’était donné rendez-vous. Mais tous ne pou-vaient pénétrer à l’intérieur de l’édifice. Il fal-lait, pour avoir ce privilège, faire valoir ungrand titre, de hautes protections, et, commel’enceinte ne pouvait contenir toute la ville, en-trer les premiers. Aussi, bien longtemps avantl’arrivée du cortège, tous les sièges étaient oc-cupés.

Un silence recueilli et profond régnait danscette immense assemblée. L’imposante majes-té de ce lieu sacré, la solennité de l’événementqui allait s’accomplir, inspiraient une sorte decrainte respectueuse.

Il y avait à cette époque près de dix sièclesque Sabert, roi d’Essex et de Middlesex, aprèssa conversion au christianisme, avait, en l’ande grâce 610, posé la première pierre de cemonument qui est, encore aujourd’hui, le plusvénéré de l’Angleterre. L’abbaye n’était toute-fois, à l’origine, qu’une modeste construction,

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placée sous la surveillance de quelques moinesbénédictins et d’un abbé. Elle était alors trèspauvre. Sous le règne d’Édouard le Confesseur,qui obtint du pape la dispense d’aller en pèle-rinage à Rome, à la condition de bâtir un mo-nastère dédié à saint Pierre, la vieille église futremplacée, en 1008, par un édifice plus vaste,dont il n’existe plus que quelques souvenirs,notamment la pièce basse et voûtée, connuesous le nom de Pix Office ou Chamber of thePix, où se trouvait autrefois le trésor royal, etqui contient maintenant le pix ou coffre danslequel on garde les types des monnaies d’oret d’argent frappées sous chaque règne et re-cueillies par la corporation des orfèvres, enpossession de ce privilège. En 1220, Henri IIIfît rebâtir l’église d’Édouard le Confesseur etconstruire la chapelle de la Vierge, depuis rem-placée par celle de Henri VII en 1508. Henri IIImodifia également le chœur et le transept.L’abbaye subit encore d’autres changements ausixième siècle.

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Vue du dehors, Westminster Abbey présenteun aspect des plus pittoresques. Le transeptseptentrional, qui fait partie des constructionsde Henri III, date de la première moitié duXIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque où floris-sait le style gothique dit de transition. Quatrearcs-boutants ornementés et terminés en pi-nacles de forme octogonale le divisent en troiscompartiments. La porte centrale, appeléePorche de Salomon, était jadis décorée d’ungrand nombre de statues, maintenant dé-truites. La grande rosace de 90 pieds de cir-conférence, restaurée en 1722, avait été percéepar ordre de Richard II. L’aile septentrionaleest du temps d’Édouard Ier (1272-1307) ; la fa-çade occidentale est de Henri VII (1483-1509).Les cloisters, arcades et colonnades entourantune cour ouverte, sont d’époques différentes.Celle du nord conduit à Chapter House, bâti-ment octogonal construit en 1520 par Hen-ri VII, et où siégea la Chambre des communes,de 1377 jusqu’au règne d’Édouard VII.

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L’intérieur de l’édifice n’est pas moins admi-rable. La nef a cent deux pieds de haut. Elle estséparée des deux ailes par des colonnes circu-laires, et soutenue par des arcs en tiers-point ;au-dessus on voit un élégant triforium, l’unedes merveilles de l’abbaye, et plus haut encorela clerestory ou claire-voie, suite de fenêtres fer-mant l’étage supérieur de la nef. Les vitrauxanciens qui éclairent le chœur représentent leChrist et la Vierge, Édouard le Confesseur etsaint Jean l’Évangéliste, saint Augustin et Mel-litus, évêque de Londres. Au pied de l’autelest une mosaïque, donnée à l’abbaye en 1268par Richard de Ware, abbé de Westminster, etindiquant le temps assigné par certaines pro-phéties à la durée du monde, qui, suivant l’au-teur de la mosaïque, doit disparaître au boutde 19 683 ans. Au côté nord de l’autel sont lestombeaux de la comtesse de Lancaster (1276),du comte de Pembroke (1325), d’EdmondCrouchback, comte de Lancaster (1296) ; aucôté sud, on voit la tombe du roi Sebert, fon-dateur de l’abbaye. Les deux ailes de la nef

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contiennent depuis deux siècles les tombeauxdes hommes illustres de l’Angleterre. À proxi-mité de l’autel est le coin des poètes, où setrouvent les monuments de Dryden, Chaucer,Ben Jonson, Butler, Spencer, Milton, Shakes-peare.

Le grand transept du nord était encorevide ; c’était la place d’honneur des grands di-gnitaires de la couronne. Au fond s’élevait, surune vaste estrade, dont les quatre marchesétaient couvertes de splendides tapis, le trôneroyal, en drap d’or, et ayant pour siège unepierre plate et brute, cachée sous un coussinarmorié. Cette pierre, appelée scone stone, re-montait aux plus anciens rois d’Écosse. Elleservait, depuis de nombreuses générations,dans les cérémonies du couronnement, et avaitun caractère sacré, presque analogue à laSainte Ampoule de la cathédrale de Reims.

Le temps s’écoulait. Peu à peu la lumièredes torches pâlissait. Tout d’un coup le jourpénétra à flots par les vitraux et se répandit

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sur l’autel, dans le chœur, dans la nef et dansles ailes latérales, précisant les contours desobjets, mais enveloppant encore l’assembléedans une sorte de gaze vaporeuse, car, au-de-hors, le ciel était légèrement couvert.

À sept heures, les premières pairesses firentleur entrée dans le transept. Elles étaient bellescomme la reine de Saba quand elle vint visiterle roi Salomon. Un gentilhomme marchait de-vant chacune d’elles et d’un geste gracieux leurindiquait le siège qu’elles devaient occuper. Unautre gentilhomme vêtu, comme le premier, desatin et de velours, venait derrière et portaitla longue traîne de la haute et noble dame,qui s’asseyait gravement. Alors le second gen-tilhomme ramenait la traîne par devant en lacroisant sur les genoux de la dame, lui glissaitun tabouret sous les pieds en mettant un genouen terre, et plaçait à sa portée la couronneprincière, ducale ou comtale, que les noblesdevaient, à un moment donné de la cérémonie,mettre simultanément sur leur tête.

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Les pairesses étaient nombreuses. En lesvoyant passer l’une après l’autre, on eût dit unflot d’or. Les gentilshommes de service, cou-verts de pierreries, allaient et venaient commedes météores resplendissants. Une grande ani-mation avait succédé au calme. Quand toutesles pairesses furent assises, le silence se réta-blit.

Le transept offrait en ce moment un spec-tacle merveilleux. De loin on aurait cru un im-mense bouquet de fleurs aux couleurs les plusvariées, étincelant sous les feux des diamantset des pierreries.

Ce « coin des pairesses » attirait tous les re-gards. On y trouvait réunies, dans un ensembleéblouissant mais curieux, les femmes les plusbelles et les plus laides du monde : des douai-rières en perruques blanches, la peau jaunieet ratatinée, qui pouvaient remonter le coursdes âges bien haut, bien haut, et se souve-naient du couronnement de Richard III et deces jours tourmentés, maintenant si complète-

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ment oubliés ; des visages auxquels le tempsn’avait point encore fait subir l’irréparable ou-trage ; de jeunes mères de famille conservantles derniers restes de la beauté du diable ; desjeunes filles, rayonnantes, avec des yeux depéris, des teints de lis et de roses, des figuresétonnées, assistant pour la première fois à unefête royale, et se demandant sans doute quelétait, parmi tous ces beaux seigneurs, celui quiplacerait sur leur tête la couronne enrichie dejoyaux, sans déranger leur coiffure, arrangée, ilest vrai, avec un art particulier pour que l’écha-faudage ne s’écroulât point.

Le « coin des pairesses », qu’on eût pu ap-peler aussi le « coin des diamants », devenaitplus splendide d’instant en instant, à mesureque la clarté devenait plus vive dans le tran-sept. À neuf heures, les nuages qui voilaient lesoleil se dissipèrent, des faisceaux de lumièreblanche descendirent de la voûte et tombèrentsur les têtes, qui parurent prendre feu.

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Alors il y eut dans l’assistance comme unecommotion électrique, et la sainteté du lieu neput empêcher un immense murmure de sur-prise et d’admiration : un envoyé spécial d’undes souverains de l’Extrême-Orient s’avançaitparmi les ambassadeurs étrangers et traversaitle faisceau de lumière ; il semblait enveloppéde flammes, tant il était constellé, des piedsà la tête, de pierres et de perles fines ; et àchaque mouvement qu’il faisait, des gerbes defeu jaillissaient de son corps.

Une heure se passa, puis encore une heure,puis une troisième heure, une quatrième, unecinquième ; puis on entendit une formidabledécharge d’artillerie. Le cortège royal venait defaire halte à l’entrée principale de l’abbaye. Au-dehors une immense clameur, à l’intérieur unbourdonnement confus annoncèrent que la cé-rémonie était près de commencer.

Cependant on savait qu’il y avait encoreà prendre patience ; car le roi devait revêtirle manteau du couronnement ; mais cette der-

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nière attente fut moins cruelle, parce que la cu-riosité trouva un aliment dans l’entrée solen-nelle des pairs du royaume, conduits en grandepompe à leurs sièges, auprès desquels repo-saient sur des tabourets leurs couronnes sei-gneuriales. Dans les galeries et aux balcons, onse montrait les ducs, les barons, dont les nomshistoriques illustraient les annales du pays de-puis cinq cents ans.

Quand les pairs eurent pris place, on vitapparaître les hauts dignitaires de l’Église, enlongue robe couverte d’ornements, le frontceint d’une mitre. Ils allèrent s’asseoir sur uneestrade réservée.

Puis on vit le Lord Protecteur et les grands-officiers de la Cour, puis les hommes d’armesen cotte de fer.

Il y eut un long temps de silence.

Tout à coup, une sonnerie de trompettesébranla l’édifice, et Tom Canty, revêtu d’un

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long manteau de drap d’or bordé d’hermine,apparut à la porte d’entrée.

L’assemblée s’était levée.

Il posa le pied sur la première marche dutrône.

La cérémonie de l’inauguration commen-çait.

L’abbé de Westminster entonna d’une voixclaire et profonde une hymne sacrée.

Les hérauts proclamèrent et saluèrent l’avè-nement du nouveau règne.

Tom Canty gravit les trois autres marchesdu trône, et, debout, il regarda l’assistance etinclina la tête.

Tous les yeux étaient fixes, toutes les respi-rations suspendues. Tom Canty était pâle, af-freusement pâle ; sa main posée sur sa poitrinesemblait comprimer les battements de soncœur. Il eût voulu l’arracher, tant étaient dou-loureux les reproches de sa conscience.

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On touchait au dernier acte. L’archevêquede Canterbury souleva des deux mains la cou-ronne d’Angleterre et la tint suspendue au-des-sus de la tête du faux roi.

En ce moment une lumière éblouissanteéclaira le transept. Les pairs, imitant le gestede l’archevêque, tenaient leurs propres cou-ronnes levées.

Aucun bruit n’interrompait le silence.

Soudain on vit de la grande aile sortir lente-ment, solennellement, et s’avancer au pied dutrône un enfant que personne n’avait aperçujusqu’alors.

Il était nu-tête, chaussé de gros souliers, vê-tu d’habits communs, usés et tombant presqueen lambeaux.

Il étendit la main avec un geste imposantvers l’archevêque de Canterbury, et d’une voiximpérieuse, il cria :

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— Je vous défends de poser la couronned’Angleterre sur le front de cet imposteur. Jesuis le Roi !

Trente bras s’abaissèrent, trente mains sai-sirent l’enfant.

Au même instant, Tom Canty, vêtu du man-teau royal, descendit la première marche dutrône, et cria à son tour :

— Arrêtez ! Ne le touchez pas ! C’est le Roi !

Une espèce de panique s’empara de l’as-semblée. On montait sur les sièges pour mieuxvoir. Les visages étaient hagards. On se de-mandait si l’on était éveillé ou endormi. Per-sonne n’osait élever la voix. Tous semblaientpétrifiés.

Le Lord Protecteur lui-même était changéen statue. Pourtant, au bout de quelques ins-tants, il recouvra son sang-froid, et d’une voixferme il dit à ceux qui l’entouraient :

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— Rassurez-vous, messeigneurs ; vousconnaissez la terrible maladie du Roi. Saisissezce vagabond.

Les trente bras firent un mouvement. Maisle faux roi, debout sur la première marche dutrône, frappa du pied et cria :

— Prenez garde ! Il y va de votre vie ! Ne letouchez pas ! C’est le Roi !

Les bras restèrent suspendus. L’assembléeétait paralysée. Personne ne se fût enhardi àfaire un geste, à prononcer une parole. On s’in-terrogeait du regard, on ne savait que ré-soudre, qu’entreprendre dans une situationaussi inattendue, aussi perplexe.

Cependant l’enfant inconnu avançait tou-jours, la tête haute, l’air menaçant.

Il mit le pied sur l’estrade royale.

Alors on vit le Roi qu’on allait couronnerdescendre précipitamment les marches du

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trône, s’élancer au-devant du nouveau venu, sejeter à ses pieds ; et l’on entendit ces paroles :

— Oh ! grâce ! grâce ! mon seigneur et roi !Laissez le pauvre Tom Canty vous jurer fidélitéavant tout le monde et vous dire : prenez votrecouronne, sire, et votre sceptre ; ils sont àvous !

Le regard du Lord Protecteur flamboyait decolère. Mais les mots qu’il voulut articuler ex-pirèrent sur ses lèvres. Il était frappé de stu-peur, extasié. Les grands-officiers de la cou-ronne subissaient la même impression. Ils seregardaient, muets et tremblants. Ils contem-plaient le Roi à genoux, l’étranger debout, fiersans audace, impérieux sans arrogance, et unemême parole semblait prête à sortir de toutesles bouches :

— Quelle étrange ressemblance !

Le Lord Protecteur réfléchit longuement.Puis, faisant un pas en avant vers l’enfant in-connu :

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— Daignez, sire, dit-il en s’adressant à TomCanty, me permettre d’interroger…

— Je répondrai, dit l’enfant inconnu avechauteur.

Le duc lui demanda des renseignementsprécis sur la cour, sur le feu roi, sur son fils,sur les princesses. L’enfant satisfit à toutes cesquestions, sans éprouver aucun trouble, sansmontrer la moindre hésitation. Il décrivit lesdivers appartements du palais, ceux du feu roi,comme ceux du prince de Galles, suivant lescorridors sans se tromper, énumérant les ob-jets qui ornaient chaque pièce, sans rien ou-blier.

— C’est étrange !

— Merveilleux !

— Inconcevable !

À chaque phrase qu’il achevait de pronon-cer, une exclamation soulignait l’exactitude deses indications.

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Tom Canty s’était relevé et le considéraitavec ravissement.

Le Lord Protecteur hocha la tête, haussa lé-gèrement les épaules et dit :

— Certes, tout ce que dit cet enfant estvrai ; mais le Roi aurait pu dire comme lui, etbeaucoup de seigneurs de la Cour savent de-puis longtemps tout ce qu’ils viennent d’en-tendre. En un mot, rien ne prouve…

Le visage de Tom Canty s’assombrit. Sonespoir s’évanouissait. Au moment même où ilcroyait toucher au port vers lequel il se sentaitentraîné par tous ses vœux, tout à coup unesaute de vent le rejetait en plein océan et ou-vrait un gouffre où disparaissait le vrai Roi.

Le Lord Protecteur regardait les deux en-fants avec anxiété.

Une pensée dominait parmi celles qui sepressaient dans son cerveau :

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— Le salut de l’État défend, se dit-il, de s’ar-rêter à ces suppositions ridicules et de lais-ser subsister plus longtemps cette redoutableénigme, qui pourrait diviser la nation et ébran-ler le trône.

Il eut un geste de commandement :

— Sir Thomas, arrêtez ce… Non…

Son visage s’illumina d’une subite clarté :

— Où est le grand sceau ? demanda-t-il vi-vement au prétendant en haillons. Répondez,car de votre réponse dépend votre salut.

Il y eut un mouvement d’approbation dansl’assemblée. Aucun des grands dignitaires de laCouronne n’avait perdu le souvenir de cet évé-nement resté inexplicable, et sur lequel TomCanty n’avait jamais fourni d’explication caté-gorique : la disparition du grand sceau ! Il estvrai que la folie du Roi le rendait excusable,et que le caractère même de cette folie étantle manque de mémoire des choses les plususuelles, on comprenait qu’il ne sût plus ce

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qu’il avait fait du grand sceau. Mais l’autre,l’imposteur, le mendiant audacieux, qui avaitarrêté la main de l’archevêque de Canterburyau moment où le Roi allait être couronné, com-ment pouvait-il savoir ce que le prince deGalles était seul à connaître ?

Le Lord Protecteur avait eu une idée ingé-nieuse en touchant le vrai point de la ques-tion, en confondant le téméraire, en prouvantdevant toute la noblesse d’Angleterre l’inanitéde cette témérité et en mettant fin d’un seulmot à une situation qui ne pouvait être prolon-gée sans compromettre la dignité et l’autoritéroyales. Aussi, les grands dignitaires, en se ré-pétant mentalement ces raisons, se sentaient-ils comme débarrassés d’un grand poids. Leurperplexité avait fait place à un sourire : ils al-laient voir et entendre proclamer l’incroyableastuce de ce vilain, si jeune et déjà si pervers,qui ne craignait point de commettre, devanttoute la Cour, devant toute l’Angleterre, le plusgrand des crimes de lèse-majesté !

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Quel ne fut point leur ébahissement lorsquel’enfant inconnu répliqua d’une voix assurée :

— Je vais vous le dire.

Involontairement les grands dignitairess’étaient rapprochés.

L’enfant, d’un geste simple mais accoutuméà se faire obéir, désignant l’un des hauts ba-rons du royaume, lui commanda :

— Mylord Saint John, allez, je vous prie,dans mon cabinet de travail, un peu au-dessusdu parquet, dans l’angle gauche de la piècepresque en face de la porte qui donne accèsdans l’antichambre ; vous verrez, fixé dans lemur, un clou à tête de cuivre ; posez le doigtdessus et appuyez ; le mur s’ouvrira soudaine-ment avec violence, vous découvrirez une ca-chette, et dans cette cachette un coffret. Per-sonne au monde n’a pu connaître la cachette,excepté moi et l’ouvrier qui l’a pratiquée là surmon ordre et en ma présence, et qui est mort.Ouvrez le coffret, le premier objet que vous

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trouverez, c’est le grand sceau. Prenez-le et ap-portez-le ici.

À ce discours net et ferme, la stupeur del’assemblée avait redoublé. Ce n’étaient passeulement les paroles du petit vagabond quicausaient la surprise générale, c’était aussi l’as-surance de son attitude et l’air familier qu’ilprenait avec l’un des premiers lords duroyaume, dont il savait si exactement le nom.

Lord Saint John fut tellement ahuri que lesbras lui tombèrent, et qu’il fit une révérencecomme si le Roi lui-même eût parlé. Il fit unpas en arrière pour se retirer ; mais, reprenantses sens, il rougit et attendit, interrogeant desyeux Tom Canty.

— Vous hésitez, mylord, dit Tom ; n’avez-vous pas entendu l’ordre du Roi ? Allez !

Lord Saint John s’inclina cette fois presquejusqu’à terre ; seulement on remarqua que sonsalut pouvait s’adresser aussi bien à l’un des

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enfants qu’à l’autre, et au besoin à l’un et àl’autre.

Au moment où lord Saint John s’éloignade l’estrade royale, on put constater un autrephénomène, presque imperceptible, il est vrai,mais pourtant manifeste. Il y eut dans legroupe des grands dignitaires, qui se pres-saient au pied du trône, comme un déplace-ment automatique, semblable à ce qui se passedans un kaléidoscope, que l’on tourne douce-ment, et où les parcelles colorées qui com-posent une image se dissolvent pendant quel’autre image se forme. Les grands et les hautsbarons s’écartaient insensiblement de TomCanty, et paraissaient vouloir graviter autourde l’enfant inconnu.

Petit à petit, le cercle qui entourait Tom sedissolvait. Et à mesure que l’attente se prolon-geait, les seigneurs qui étaient à droite pas-saient à gauche, sans que personne eût pu direqu’ils avaient bougé. L’assistance ne s’en aper-çut qu’au moment où Tom, vêtu de la pourpre

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royale, couvert de diamants et de pierres pré-cieuses, se trouva complètement isolé, la têtepensive, les yeux baissés.

Lord Saint John ne revint qu’au bout d’uneheure. Quand il traversa la nef, les murmureset les conversations s’éteignirent subitement.Tous ceux qui s’étaient rassis se levèrent. Unsilence grave et pieux s’étendit sur l’assemblée.Un frémissement circula dans tous les rangs.Les yeux grands ouverts laissaient fouiller jus-qu’au fond des âmes. Une fièvre d’espoir dévo-rait toutes les pensées.

Il monta les marches de l’estrade, s’arrêta,s’inclina et dit :

— Sire, le grand sceau n’y est pas !

Pâles, terrifiés, comme s’ils eussent fui lecontact d’un pestiféré, les courtisans se recu-lèrent et firent le vide autour du mendiant quiosait prétendre au trône. Une minute après,l’inconnu était isolé, comme Tom Canty l’avait

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été, et les regards pleins de colère et de ven-geance se concentraient sur l’insolent.

Le Lord Protecteur s’écria d’une voix reten-tissante :

— Que l’on jette ce drôle impudent à laporte, qu’on le fouette jusqu’au sang, en le pro-menant par toute la ville ! Point de pitié pourl’imposteur sans vergogne !

Les officiers de la garde s’élancèrent.

Mais Tom Canty les repoussa de la main :

— Arrière ! Qui le touche s’expose à lamort !

Le Lord Protecteur ne savait plus que faire.Il n’osait braver l’autorité royale ; il ne pouvaitlaisser durer indéfiniment cette scène, à la foispénible et dangereuse.

— Avez-vous bien cherché, mylord SaintJohn ? demanda-t-il ; mais à quoi bon insister ?Ce qui se passe ici est vraiment incroyable !Que l’on perde le souvenir de faits insigni-

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fiants, de choses sans importance, soit ; maisne pouvoir se rappeler un objet d’un aussigrand prix, d’un aussi grand poids, une massed’or…

Un éclair jaillit des yeux de Tom, il fit unbond vers le duc, et lui saisissant le bras :

— Arrêtez, cria-t-il, n’allez pas plus loin.Vous dites une masse d’or, quelque chose deplat, n’est-ce pas ? De rond, d’épais, avec deslettres et des images gravées dessus ?… Il fal-lait le dire plus tôt, si c’est là le grand sceau quivous fait perdre la tête à tous. Il y a trois se-maines que je vous ai demandé ce que c’était.Vous ne m’avez pas répondu. Vous voulez sa-voir où il est, je vais vous le dire, moi, mais cen’est pas moi qui l’y ai mis.

— Qui donc, sire ? demanda le Lord Protec-teur.

— Lui ! lui que voici ! Le vrai Roi d’Angle-terre, le seul légitime ; et il vous dira lui-mêmeoù vous le trouverez, parce que vous ne le croi-

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riez pas, si je vous indiquais la place. Rappe-lez-vous bien, ô Roi !… recueillez vos souve-nirs, ça été la dernière chose, la toute dernièrechose que vous fîtes, quand vous êtes sorti dupalais, sous mes haillons que vous m’avez for-cé de vous donner.

Le silence n’était plus auguste, mais jamaisil n’avait été plus expressif depuis le commen-cement de cette scène. Les regards s’étaient re-portés sur l’enfant inconnu. Immobile, la têtepenchée, le front plissé, le menton dans lamain, il restait abîmé dans ses réflexions. Oneût dit qu’il feuilletait ses pensées.

L’instant était suprême. S’il retrouvait lesouvenir perdu, il montait sur le trône, il étaitle maître absolu du royaume. Si ce souvenirs’obstinait à lui échapper, il était à jamais pré-cipité dans les derniers bas-fonds de l’ignomi-nie et de la misère.

Les moments s’écoulaient. L’enfant réflé-chissait toujours, et plus il réfléchissait, plus

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ses traits pâlissaient, plus son visage prenaitune expression attristée, éperdue, épouvantée.

Enfin il poussa un soupir, hocha faiblementla tête, et dit d’une voix tremblante et désespé-rée :

— Je me rappelle tout, tout ce qui s’est pas-sé à ce moment… mais je n’ai pas souvenir dugrand sceau.

Il s’arrêta, leva la tête, regarda les grandsbarons et ajouta avec dignité :

— Mylords et gentilshommes, si vous pré-tendez dépouiller votre Roi de ses droits sou-verains et le détrôner parce qu’il n’est point enétat de fournir des explications sur ce fait, jeme soumettrai à votre volonté, mais…

— Mais vous êtes insensé, vous êtes fou,mon Roi, s’écria Tom Canty avec terreur ; at-tendez… réfléchissez encore. Tout n’est pasperdu pour vous… ni pour moi. Écoutez-moi…suivez-moi. Je vais vous dire point par pointcomment les choses se sont passées ce jour-

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là… Nous causions. Je vous parlais de mesdeux sœurs, Nan et Bet… ah ! vous vous rap-pelez… et de ma grand-mère… et de nos jeuxd’Offal Court… Vous voyez bien que vous vousrappelez… Ne m’interrompez pas… Laissez-moi dire… Vous me faisiez manger et boire…vous aviez renvoyé vos domestiques pour nepas m’intimider… n’est-ce pas, c’est cela ?…

À mesure que Tom entrait dans les détails,l’enfant inconnu approuvait par des signes detête.

L’assemblée suivait le jeu des physionomiesavec une angoisse indescriptible. Tout ce quedisait Tom paraissait indiscutable. Mais com-ment cette rencontre entre le prince et lepauvre avait-elle pu avoir lieu, dans le palais,en plein jour, sans que personne en eût euconnaissance ?

— Vous m’avez dit alors : ôte tes guenilles,et je les ai ôtées ; mets mes habits, et je les aimis ; et vous avez endossé mes loques. Et nous

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nous sommes regardés, et nous nous sommestrouvés si semblables l’un à l’autre que nous nenous sommes pas reconnus… Ah ! vous vousrappelez, je le disais bien… Et alors vous avezaperçu l’écorchure que m’a faite à la main cegrand diable de hallebardier qui m’avait prispar le bas du dos… Tenez, voici encore la ci-catrice, ça me fait encore mal ; si l’on m’avaitdit d’écrire, je n’aurais pas pu… Alors vousavez fait un bond vers la porte, vous avez prisquelque chose qui était sur la table, quelquechose d’épais, de plat, de rond, et qui était enor, avec des lettres, et vous avez cherché desyeux un endroit où vous pourriez cacher cetobjet qu’on appelle… le grand sceau… commeon vient de dire… et…

— Arrêtez, s’écria l’enfant en haillons avecenthousiasme. Allez, mon bon Saint John, al-lez, retournez, je vous prie, dans mon cabinetde travail, vous verrez pendue au mur une pa-noplie, mettez la main dans un des gantelets,vous trouverez le grand sceau.

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— Oui ! Oui ! C’est ça, s’écria Tom Canty.Oh ! Que je suis heureux ! Vous allez être Roienfin ! Vous allez reprendre ce sceptre qui vousappartient. Allez, mylord Saint John, mais allezdonc, mettez des ailes à vos pieds !

L’assemblée était au comble de la surexci-tation. Tous les sentiments envahissaient à lafois les âmes troublées par un incident aussiinouï : étonnement, joie, appréhension, colère,délire, toutes les passions se donnaient car-rière en même temps. Le respect du saint lieun’existait plus. On parlait tout haut, on se par-lait à l’oreille, on se livrait à des gestes désor-donnés. Pour la première fois peut-être depuisla fondation du royaume d’Angleterre, et peut-être aussi pour la dernière fois, la noblesse etle peuple oubliaient les démarcations de ranget le décorum sévère des prérogatives. On seprécipitait vers l’estrade royale, on se poussait,on se bousculait, et les pairesses, vieilles etjeunes, étaient coudoyées dans l’église de

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Westminster, comme on l’était sur le pont deLondres.

Ce fut pis encore quand lord Saint John re-parut, tenant des deux mains au-dessus de satête le grand sceau du royaume.

Alors un cri unanime retentit dans l’en-ceinte de l’abbaye :

— Vive le vrai roi !

Des salves d’applaudissements éclatèrent,les mouchoirs et les mains s’agitèrent en l’air,et au milieu de ce tumulte, un enfant en gue-nilles, debout sur l’estrade, tandis que tous leshauts barons et les grands vassaux pliaient legenou devant lui, regardait avec un bonheurinexprimable la foule qui l’acclamait.

Quand la tempête de hourras se fut apaisée,ceux qui s’étaient agenouillés se levèrent, etTom Canty s’écria :

— Ô Roi, reprenez ces vêtements qui sontles insignes de votre puissance, et rendez au

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pauvre Tom, le plus humble de vos sujets, cequi reste de ses loques.

Le Lord Protecteur fit un signe aux gardes,et désignant Tom Canty :

— Saisissez ce coquin, mettez-le nu commeun ver et jetez-le à la Tour !

Mais le nouveau roi, le vrai Roi, fit un geste,et le Lord Protecteur trembla.

— Arrêtez, mylord duc. Telle n’est pointnotre volonté. Sans lui, nous n’aurions pointrecouvré notre couronne. Que personne nemette la main sur lui ! Je le défends ! Et quant àvous, mon bon oncle, mylord Protecteur, votreconduite à l’égard de cet enfant pauvre et inno-cent n’est point signe de gratitude : c’est lui quivous a fait duc.

Le Protecteur rougit.

— Il vous a fait duc, lui qui n’était pas roi.Que vaut donc votre beau titre ? Demain vousle prierez d’intercéder pour vous ; s’il le veut,

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vous resterez duc ; sinon vous redeviendrezce que vous étiez avant son prétendu règne,simple comte.

Le duc de Somerset se recula, sans pouvoirdissimuler sa confusion. Alors le roi se tournavers Tom et lui dit avec affabilité :

— Comment as-tu pu, pauvre petit, te rap-peler où était le grand sceau, quand je ne pou-vais me le rappeler moi-même ?

— Ah ! sire, rien n’est plus simple, je m’enservais tous les jours.

— Tous les jours ? Et tu ne savais pas où ilétait ?

— Je ne savais pas ce que c’était. Personnene me l’avait dit.

— Et à quoi te servait-il alors ?

Tom rougit comme un enfant qu’on prenden flagrant délit de larcin et qu’on va fouetter.Il baissa les yeux et se tut.

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— Parle, dit le roi, parle sans crainte,pauvre petit ; que faisais-tu du grand sceaud’Angleterre ? À quoi te servait-il ?

Tom balbutia, ferma les yeux presque toutà fait et dit :

— À casser mes noisettes !

Un éclat de rire formidable accueillit cettenaïve confession. Si quelqu’un eût pu douterencore de la non-légitimité des droits de TomCanty à la couronne d’Angleterre, cet aveu eûtsuffi pour convaincre les plus incrédules.

On enleva à Tom le manteau royal que l’onfit passer de ses épaules sur celles du vrai roi,dont les haillons disparurent ainsi aux regards.

La cérémonie du couronnement fut reprise.

Chacun s’était assis et le silence s’était réta-bli.

Le vrai Roi reçut l’onction. On lui posa lacouronne sur la tête.

Au-dehors les canons tonnaient.

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Des centaines de milliers de voix se répé-taient de bouche en bouche la grande nouvelle.

Édouard VI était monté sur le trône de Hen-ri VIII.

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XXXIII

La justice du roi

Miles Hendon était à plaindre au momentoù il se trouva englouti dans l’océan humainqui s’ouvrit et se ferma sur lui. Il était plus àplaindre encore quand il en sortit. Il lui res-tait quelques menues pièces de monnaie dansla poche en arrivant sur le pont de Londres ;il n’avait plus un farthing quand il se trouva àl’autre extrémité de London Bridge ; les pick-pockets ou voleurs à la tire s’étaient chargés dele dévaliser.

Il ne s’en souciait point, car il n’avait qu’unepensée : retrouver l’enfant. En sa qualité desoldat, il ne se mit pas immédiatement et in-

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considérément à l’œuvre, mais il s’occupad’abord de tracer son plan de campagne.

Que faisait l’enfant ? Où était-il ? Miless’était déjà posé ces questions lorsque JohnCanty avait perfidement attiré son « prétendufils » dans son piège ; il les reprenait main-tenant dans le même ordre, et, maintenantcomme alors, il s’égarait dans un labyrinthe desuppositions.

— Le lièvre, disait-il, revient au gîte,l’homme aussi, et surtout l’enfant, fou ou non.Mais comment savoir son gîte ? D’où venait-ilquand je l’ai trouvé ? Les guenilles et les pa-roles de ce gredin qui avait l’air de le connaîtreet se disait même son père indiquent claire-ment qu’il est d’un quartier pauvre et peut-êtrebien du plus pauvre de Londres. Chercher unquartier dans une grande ville ne saurait êtreni difficile ni long. On peut ne pas retrouver unenfant, on trouve un quartier, et dans ce quar-tier une rue, et dans cette rue une maison, etdans cette maison un enfant.

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Resserrer successivement le cercle des in-vestigations, c’était la vraie tactique à suivre.Tactique infaillible, car la populace ne devaitpas manquer de s’amuser des airs extraordi-naires de l’enfant qui, là comme ailleurs, seproclamerait roi. Il y aurait peut-être à imposersilence à ces drôles, à casser une tête, un brasou une jambe, à emporter l’enfant de force,à le calmer, à le réconforter par des parolesdouces, tendres et aimables. Mais Miles Hen-don n’était-il pas homme à faire tout cela, sur-tout quand il s’agissait de n’être plus séparé deson cher petit protégé ?

Miles se mit donc en quête. Pendant plu-sieurs heures, il fouilla les allées sordides, lesimpasses infectes, les rues obstruées par lesimmondices, les groupes et les cohues, etcertes il ne fut point en reste de besogne. Maisde l’enfant, rien. Ceci lui causa une grande sur-prise ; pourtant il ne se découragea point. Il n’yavait rien à dire à son plan de campagne, sice n’est que ce plan, au lieu d’abréger les re-

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cherches, les multipliait et les prolongeait in-définiment.

Quand le jour se leva, il avait fait je ne saiscombien de milles de chemin ; il avait remuédes tas d’ordures, de quartiers et de gens, etle seul résultat qu’il eût obtenu, c’était d’avoirfaim comme un loup, d’être las comme unchien, et d’avoir envie de dormir comme unloir. Il aurait voulu déjeuner ; mais déjeuner,quand on a les poches vides, était en 1547,à Londres, un problème aussi insoluble qu’ill’est encore aujourd’hui. Mendier, il n’y son-geait point : on ne mendie pas quand on estle maître légitime, quoique méconnu, de do-maines comme ceux de Hendon Hall. Engagerson épée ? Autant aurait valu forfaire à l’hon-neur. Engager ses habits ? Il l’eût fait volon-tiers, mais il aurait trouvé plus aisément à em-prunter sur une maladie contagieuse que surses loques.

À midi il marchait encore ; mais il n’explo-rait plus les quartiers pauvres, il fendait les

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flots de mendiants qui suivaient le cortège del’inauguration, comme les requins suivent unnavire, et il se disait que probablement cesroyales magnificences avaient attiré sonpauvre petit lunatique. Il consentit donc à sefaire requin à son tour, et il se mit à la re-morque du cortège, traversant avec lui toutesles rues pavoisées, passant sous toutes les ar-cades, et se rapprochant peu à peu de West-minster et de l’abbaye.

Il rôda çà et là parmi la multitude entasséeaux alentours, il joua des coudes et des poings,il interrogea, regarda, écouta, s’impatienta,s’alarma et finit par s’en aller, convaincu queson plan de campagne n’était point aussi in-faillible qu’il l’avait cru, et décidé à y apporterdes modifications pour le rendre plus pratique.

Il resta debout pendant longtemps à lamême place, assez semblable au héron de lafable sur ses longs pieds. À force de creuser sacervelle, il découvrit que si son plan de cam-pagne n’avait pas réussi, c’est qu’au lieu de le

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suivre, il avait suivi le cortège, et qu’au lieude fouiller les quartiers pauvres de Londres, illeur tournait le dos, car Westminster était au-delà de l’enceinte de la ville, bien loin. Ce qu’ily avait de plus fâcheux, c’est qu’il avait lais-sé passer une bonne partie de la journée sansaboutir à rien, et que son ventre commençait àn’avoir plus d’oreilles.

Il se trouvait en ce moment au bord de laTamise en pleine campagne, dans un endroitoù il n’y avait que des habitations riches, occu-pées par des gens qui, sans aucun doute, ne luisouhaiteraient pas la bienvenue, en le voyantnippé comme il l’était. Heureusement il ne fai-sait pas froid. Il se coucha sur le lit que la na-ture donne gratuitement aux animaux et auxpauvres, et, étendu de son long à terre, le brassous la tête en guise d’oreiller, abrité par unehaie, il songea. Ses membres ne tardèrent pas às’engourdir. Il entendit tonner le canon, il per-çut les échos des acclamations poussées parles cent mille bouches des curieux, et il se dit :

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— La cérémonie est achevée, le nouveauroi est couronné !

Et sur cette réflexion, très juste, il s’endor-mit. Il en avait grand besoin : il y avait plusde trente heures qu’il n’avait pas fermé l’œil.Quand il s’éveilla, c’était le 21 février.

Il se leva, raide, perclus, ankylosé, plusmourant de faim qu’un chat maigre, prit unbain dans le fleuve, mit son estomac à la raisonen ingurgitant une ou deux pintes d’eau, ets’achemina, clopin-clopant, vers Westminster,en maugréant contre le sort qui lui avait faitperdre un temps si précieux. Les tiraillementsde son estomac, qui ne paraissait pas satisfait,lui suggérèrent une nouvelle stratégie. Il réso-lut d’aller trouver le vieux sir Humphrey Mar-low, de lui emprunter quelque monnaie depoche, et puis de voir ce qu’il y aurait à faire,car il serait toujours temps de se décider, unefois en possession du nerf de la guerre.

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Il était près de onze heures quand il arrivaaux abords du palais, et quoiqu’il vît beaucoupde gens se rendre dans la même direction, il neput empêcher que son costume le mît en évi-dence. Il regarda tout le monde sous le nez,désirant rencontrer quelqu’un de mine assezcharitable pour se charger de remettre un motd’écrit au vieux lieutenant, car Miles ne pou-vait avoir la prétention de pénétrer dans l’inté-rieur du palais.

En ce moment l’enfant du fouet passa de-vant lui, se retourna tout d’une pièce, le toisa,l’examina comme il eût fait d’une bête cu-rieuse, et se dit :

— Si ce n’est pas là le vagabond dont SaMajesté se met si fort en peine, je veux être unâne bâté, ce qui ne changerait pas beaucoupmon sort, il est vrai, car l’âne ne saurait êtreplus battu que moi. Par ma foi, l’individu ré-pond au portrait, sans qu’il y manque une gue-nille. Dieu ne fait pas deux gueux comme ça, etne prodigue pas les miracles de ce genre en les

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répétant. Tâchons de trouver une excuse pourle faire parler.

Miles Hendon lui épargna cette peine ; ils’était retourné lui-même, et avait, depuis cinqminutes, observé et inspecté l’enfant, commeon fait généralement quand on se sent magné-tisé par quelqu’un qu’on a sur ses talons.

L’enfant lui parut abordable ; il fit un pasvers lui et dit :

— Vous sortez du palais ? Êtes-vous de lamaison du Roi ?

— Oui, Votre Honneur.

— Connaissez-vous sir Humphrey Mar-low ?

L’enfant eut un tressaillement.

— Ciel ! se dit-il, mon pauvre père !

Puis il répondit avec une certaine tristessedans la voix :

— Oui, Votre Honneur.

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Et l’enfant ajouta mentalement : « Il estdans la tombe ».

— Voulez-vous me faire l’amitié de lui fairepasser mon nom, et de le prévenir que j’auraisdeux mots à lui dire en particulier ?

— Très volontiers, je me charge de la com-mission, mon beau messire.

— Vous lui direz que c’est Miles Hendon,fils de sir Richard, qui l’attend ici. Je vous se-rais bien obligé.

L’enfant eut un geste de désappointement.

— Ce n’est pas le nom que le Roi m’a nom-mé, se dit-il, mais peu importe, ça doit êtrele frère jumeau ; il donnera des nouvelles del’autre : sir « Je ne sais plus quoi ».

Il se tourna vers Miles et reprit :

— Entrez là un moment, je vais vous appor-ter la réponse.

Hendon pénétra dans l’endroit qu’on lui in-diqua.

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C’était une espèce de niche creusée dans lemur du palais avec un banc de pierre, un refugepour les sentinelles en cas de mauvais temps.

Il s’était à peine assis qu’une troupe de hal-lebardiers, conduits par un officier, vint à pas-ser. L’officier l’aperçut, commanda à seshommes de faire halte, et intima à Hendonl’ordre de sortir de là.

Sans autres explications, Miles fut arrêtécomme suspect de rôder aux abords du palais,sans doute pour faire un mauvais coup.

Les choses prenaient une tournure impré-vue et peu rassurante. Le pauvre Miles vouluts’expliquer, mais l’officier lui imposa brutale-ment silence et dit à un de ses hommes de ledésarmer et de le fouiller.

— Dieu veuille qu’ils trouvent quelquechose dans mes poches, se dit Miles, j’ai eubeau fouiller, moi ; je n’en ai pas retiré un far-thing, et pourtant Dieu sait si j’en ai plus besoinqu’eux.

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On ne trouva rien qu’un chiffon de papier.L’officier le déploya, et Hendon sourit quand ilreconnut les pattes de mouche tracées par sonpetit ami le jour de cette sinistre aventure àHendon Hall.

L’officier lut ce qui était écrit sur le papier,et son visage devint tout sombre ; tandis que levisage de Miles devenait au contraire tout pâle.

— Encore un prétendant au trône ! s’écrial’officier. C’est le jour, paraît-il, où ils font ni-chée comme les lapins. Saisissez-moi ce co-quin et ne le lâchez pas. Vous me répondez delui sur vos têtes, en attendant que j’aie porté cepapier au palais et que je l’aie fait remettre auRoi.

Il partit en courant, laissant Miles auxgriffes des hallebardiers qui le couvaient desyeux comme des oiseaux de proie.

— C’en est fait de moi, murmurait Hendon,ma malchance ne saurait être plus cruelle. Dé-cidément je suis né sous une mauvaise étoile.

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Je vais faire le grand saut et danser au boutd’une corde, c’est sûr, et tout cela pour despattes de mouche. Et que deviendra monpauvre petit fou ? Le bon Dieu seul le sait !

L’officier revint presque aussitôt. Il couraitplus vite encore.

Miles prit son courage en brave, et s’il n’eûtpas eu les deux mains retenues par les halle-bardiers, il les eût sans aucun doute portées àson cou, pour s’assurer si la corde n’y était pasdéjà mise.

L’officier commanda :

— Lâchez le prisonnier et rendez-lui sa ra-pière.

Puis il s’inclina respectueusement et dit :

— Daignez me suivre, messire.

Hendon obéit, en se disant à part lui :

— Si je n’étais pas en route pour le grandvoyage qui mène de vie à trépas, et si ce n’étaitpas le moment plus que jamais de s’abstenir de

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péché, je tordrais le cou à ce misérable, pourlui apprendre à se moquer de moi.

Ils traversèrent la cour du palais, où il yavait une affluence considérable de gentils-hommes en grand apparat. Ils montèrent legrand escalier du palais ; puis l’officier, avecune autre révérence plus profonde encore quela première, confia Hendon à un gentilhommebeau comme une châsse, qui se plia égalementen deux avec respect, pria Miles de l’accom-pagner, marcha devant, traversa une grandesalle où se trouvait une haie de gens de serviceen splendide livrée qui se plièrent aussi res-pectueusement en deux sur leur passage et,quand ils furent passés, mirent la main sur leurbouche pour étouffer les rires provoqués parl’aspect de ce singulier personnage assez sem-blable à un épouvantail à moineaux. Ils gra-virent les larges marches d’un somptueux es-calier, où s’échelonnaient des gens si magnifi-quement costumés qu’ils paraissaient tous despairs du royaume ; et ils arrivèrent enfin dans

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une vaste pièce, plus peuplée encore de beauxseigneurs, qui représentaient, cette fois, réelle-ment la haute noblesse d’Angleterre, et à tra-vers lesquels ils se frayèrent un passage. Puisl’officier de hallebardiers se plia en deux, dit àMiles d’en faire autant et d’ôter son chapeau,et le laissa là tout seul, au milieu de la pièce,tandis que tous les yeux se braquaient sur lepauvre diable, que tous les sourcils se fron-çaient, et que toutes les lèvres se plissaient ensouriant.

Miles Hendon se tâta pour s’assurer qu’iln’était pas halluciné. Devant lui, à cinq pas, surune estrade, sous un dais, était assis le jeuneRoi, la tête un peu inclinée, et semblant parlerà une espèce d’oiseau de paradis, qu’à la couron nommait un duc.

Miles se dit qu’il était déjà assez dur pourlui d’être condamné à mort, et qu’il était toutà fait barbare d’aggraver son supplice par cettenouvelle humiliation subie devant tout cemonde. Il souhaita que le Roi voulût bien se

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dépêcher, car il commençait à éprouver une ti-tillation au bout des doigts en voyant plusieursdes effrontés qui l’entouraient s’approcher delui avec un air passablement railleur.

En ce moment le Roi leva la tête, et MilesHendon put contempler le visage de l’augustesouverain. Cette contemplation faillit lui don-ner un coup d’apoplexie. Il regarda le Roi faceà face, et ses yeux se clouèrent sur ceux du re-doutable monarque ; puis, on entendit une voixdont personne n’eût pu définir l’accent :

— Ah ! mon Dieu ! Le roi du royaume desombres et des rêves, sur son trône.

Miles avait pris sa tête dans ses mains et setâtait le crâne, comme s’il avait été subitementfrappé de folie ; ses yeux s’ouvraient démesu-rément, et sa bouche restait béante. Il regar-dait tous les gens superbes qui étaient là et cesuperbe salon dont il occupait le centre, et ilmurmura :

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— Mais, non, ce ne sont pas des ombres,non, ce n’est pas un rêve !

Il leva encore une fois les yeux sur le Roi, etil se dit :

« Ou je suis fou, ou je rêve, ou bien il estréellement le véritable souverain d’Angleterreet non le pauvre petit à cervelle détraquée quej’ai ramassé sur le pont de Londres et que jecherche depuis quarante-huit heures. Quipourra me sortir de là ? ».

Soudain une idée lui traversa l’esprit, idéebizarre, étrange, insensée ; mais que pouvait-illui arriver de pis que la mort, s’il la mettait àexécution ? Il courut au mur, prit une chaise, laplanta au milieu de la salle, et s’assit.

Un murmure d’indignation circula dans l’as-semblée ; une main s’appesantit rudement surlui ; une voix s’exclama :

— Debout ! Saltimbanque impudent ! On nes’assied pas devant le Roi.

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Le bruit avait attiré l’attention du souve-rain, qui, laissant un moment l’oiseau de para-dis, se tourna vers l’assemblée des seigneurs,étendit la main, et dit :

— Ne le touchez pas, il est dans son droit.

Il y eut un mouvement de stupéfaction. LeRoi continua :

— Ladies, lords et gentilshommes, celui quiest devant vous est mon féal et bien-aimé ser-viteur, Miles Hendon, qui, grâce à sa soliderapière et à son grand courage, a sauvé sonprince et roi de bien des maux et peut-être dela mort ; et c’est pour cette raison qu’il a étéfait chevalier par le roi même. Sachez aussiqu’en récompense d’un service plus grand en-core, par lequel il a sauvé son souverain etmaître du pilori et de la hart, il a été créépair d’Angleterre et comte de Kent, et aura dece chef les bénéfices et domaines afférents àcette dignité. Sachez encore que le privilègequ’il vient de revendiquer lui appartient par

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octroi en due forme de notre volonté souve-raine, car nous avons mandé et ordonné queles chefs de sa noble maison ont et auront ledroit de s’asseoir en présence de Sa Majestéle roi d’Angleterre, de génération en généra-tion, aussi longtemps que subsistera la Cou-ronne d’Angleterre. J’ai dit, et que personne n’ycontredise.

Tandis que le Roi parlait ainsi, deux person-nages qui paraissaient appartenir à la noblessede campagne, et qui venaient d’arriver dansla salle royale depuis quelques minutes, écou-taient avec une surprise inquiète, tantôt regar-dant le Roi, tantôt contemplant l’épouvantail àmoineaux, puis encore attachant leurs yeux surle Roi, avec tous les signes de l’égarement.

C’étaient sir Hughes et lady Édith.

Le nouveau comte de Kent ne les avait pasaperçus. Lui aussi écoutait le Roi, mais avecdes sentiments différents ; et il se disait, tandisque son cœur battait à rompre sa poitrine :

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« Ah ! mon Dieu ! sainte miséricorde ! C’estmon petit pauvre ! Mon petit lunatique ! Fou-Fou, le roi des coqs de combat ! C’est lui à quije parlais avec vanité de la grandeur de mesdomaines, et de mes soixante-dix chambres, etde mes vingt-sept domestiques ; c’est lui quin’avait jamais eu, je le croyais, que des gue-nilles pour habits, des coups pour caresses, dupain noir pour nourriture ! C’est lui que je vou-lais adopter pour en faire un homme ! Ah ! quen’ai-je un sac pour me cacher la tête ! ».

Puis il se rappela qu’il était là, lui, MilesHendon, assis devant le Roi, sans gêne,presque les mains dans les poches, tandis quetous les hauts barons du royaume étaient de-bout et tremblaient ; et il rougit de son manqued’égards et de déférence envers le souverainde son pays, et il se jeta à genoux au pied dutrône, et il mit ses mains dans celles du Roi,et il lui jura fidélité en rendant hommage pourson titre et pour son fief. Puis il se leva et setint à l’écart, sans que les regards eussent ces-

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sé de se braquer sur lui ; mais, cette fois, aulieu de regards de mépris, c’étaient des regardsd’envie.

Cependant le Roi avait remarqué sir Hu-ghes. Cette apparition lui causa une telle indi-gnation, qu’un flot de sang monta à ses joues.Il eut un soubresaut, se recula avec horreur et,levant la main vers la place où était le tyran deHendon Hall :

— Qu’on arrête ce faussaire, ce voleur,s’écria-t-il, qu’on le dépouille des titres et desdomaines qu’il a usurpés, qu’on le jette en pri-son jusqu’à ce j’aie décidé de son sort.

Des gardes saisirent Hughes et l’entraî-nèrent.

Au même moment il se fit un grand bruità l’autre extrémité de la pièce. L’assistance serangea, et Tom Canty s’avança, précédé par unhuissier. Il était vêtu simplement, mais avecélégance. Il s’agenouilla devant le Roi.

Édouard VI lui dit :

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— Je me suis fait rapporter tes récentesaventures et je suis satisfait de toi. Tu as gou-verné le royaume avec bonté, avec fermeté,avec clémence. Tu as retrouvé ta mère et tessœurs, et tu les as reconnues et aimées commeauparavant. C’est bien. Le Roi aura soin d’elles.Quant à ton père, il sera pendu, si la loi le veut,et si tu ne demandes pas sa grâce. Sachez,vous tous qui m’entendez ici, qu’à dater de cejour, les enfants qui reçoivent asile à l’hos-pice du Christ et qui y sont nourris grâce auxbienfaits du feu Roi mon père, recevront, outrela nourriture du corps, celle de l’esprit et del’âme. L’enfant que voici aura le même hospicepour résidence, et il sera le premier des gou-verneurs du Christ Hospital. Et attendu qu’il aété roi, et qu’il convient qu’on lui rende deshonneurs plus grands que ceux qui sont dus àaucun seigneur de notre royaume, le costumequ’il porte et que, veuillez remarquer, afin d’engarder mémoire, lui seul aura droit et privi-lège de le porter, et personne ne pourra l’imi-ter. Et partout où il se présentera, afin que mon

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peuple sache et se rappelle que cet enfant aété Roi en son temps, il aura droit au respectroyal, et personne n’omettra de le saluer avecle respect dû aux souverains. Il est sous la pro-tection du trône, sous la sauvegarde de la cou-ronne, dont la splendeur rejaillit sur lui, et ilsera connu et désigné sous le titre d’honorablecomme les fils de pair, car il est le Pupille duRoi.

Tom se leva, se prosterna et baisa la maindu Roi. Puis il se retira et alla se jeter dansles bras de sa mère et de Nan et de Bet, à quiil conta la grande nouvelle, et qui pleurèrentde joie en le retrouvant, maintenant qu’ellesétaient sûres qu’il n’était pas fou, et qu’il ne lesquitterait plus.

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Épilogue

Miles Hendon n’était pas satisfait. Il lui res-tait à éclaircir un mystère, qu’il eût voulu pé-nétrer au prix de sa vie. Mais son tourment nefut pas de longue durée. Il apprit bientôt pour-quoi lady Édith l’avait renié. La malheureusefemme ne l’avait point trompé en disant qu’elleétait une esclave enchaînée à la volonté de sonmaître. Le tyran lui avait commandé de par-ler et d’agir comme elle l’avait fait, en la me-naçant de la livrer aux plus effroyables sup-plices, si elle ne déclarait point qu’elle ne re-connaissait pas Miles Hendon. Elle s’était ré-voltée contre cet acte infâme et avait demandéla mort. Alors Hughes, changeant tout à coupde tactique, lui avait donné l’assurance que, sielle refusait d’obéir, ce ne serait pas elle, maisMiles qui périrait. Lady Édith, tremblant pourcelui qu’elle aimait, avait cédé et promis de

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souscrire à l’ordre de son mari, et elle avait te-nu parole.

Hughes ne fut pas inquiété pour avoir usur-pé les titres et les biens de son frère, car Milesne voulut pas témoigner contre lui. Mais l’usur-pateur abandonna sa femme et ses domainespour échapper à l’opprobre. Il passa à l’étran-ger, où il mourut quelques années après. AlorsMiles rentra en possession de son manoir.

Le comte de Kent épousa la veuve de sonfrère, et l’heureux couple se fixa définitivementà Hendon Hall.

On n’a jamais su ce qu’était devenu le pèrede Tom Canty.

Le Roi fit rechercher le fermier Yokel quiavait été vendu comme esclave, il lui pardonnad’avoir été associé à la bande de l’Hérissé, etlui donna une pension qui lui permit de vivrehonnêtement.

Le Roi fit aussi rechercher ce vieux magis-trat qui pourrissait dans un cachot pour avoir

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écrit un libelle et le gracia. Il fit élever auxfrais de la Couronne les deux petites filles desfemmes brûlées sous ses yeux pour leurscroyances religieuses, et fit punir l’homme quiavait fait injustement fouetter Miles Hendon. Ilsauva des galères l’apprenti qui avait empor-té le faucon et la pauvre idiote qui avait prisun morceau de toile chez un tisserand ; maisquand il voulut sauver l’homme qui avait vo-lé un daim dans le parc royal, il n’était plustemps.

Il se montra reconnaissant envers le jugequi avait eu pitié de lui, lors du vol du cochonde lait, et il eut la satisfaction d’apprendre,dans la suite, que cet homme de bien, entouréde l’estime publique, était devenu l’un des ju-risconsultes les plus éminents de l’Angleterre.

Le Roi aima toute sa vie à raconter sesaventures, depuis l’instant où la sentinelle dupalais lui avait donné un grand coup dans ledos, jusqu’à la nuit où, mêlé à l’essaim d’ou-vriers qui travaillaient aux préparatifs de la

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fête du couronnement, il s’était glissé, sans quepersonne l’en eût empêché, dans l’église del’abbaye, s’était caché dans le tombeaud’Édouard le Confesseur et y avait dormi d’unsi profond sommeil, qu’il s’était réveillé toutjuste au moment où l’archevêque de Canterbu-ry allait poser la couronne sur la tête de TomCanty.

Il se plaisait à dire que le souvenir de cesévénements était pour lui une de ces grandeset précieuses leçons dont il voulait profiterconstamment pour faire le bonheur de sonpeuple ; et il ajoutait qu’il ne cesserait de pen-ser à tout ce qu’il avait souffert et vu souffrir,afin que la pitié fût dans son cœur comme unesource qui ne tarit jamais.

Miles Hendon et Tom Canty restèrent lesfavoris du Roi, dont le règne fut malheureuse-ment trop court, et pleurèrent sincèrement samort. Le brave comte de Kent n’abusa pointdu privilège qui lui avait été accordé. Il nel’exerça que deux fois depuis le couronnement

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d’Édouard VI, la première à l’avènement de lareine Marie, la seconde, à l’avènement de lareine Élisabeth. Un de ses arrière-petits-fils lerevendiqua à l’avènement de Jacques Ier. Plusd’un quart de siècle s’écoula ensuite avant qu’ilfût question du « privilège des Kent », presquetombé dans l’oubli.

Quand le comte de Kent parut devantCharles Ier et sa cour, et s’assit en présence duRoi pour affirmer et perpétuer les droits de samaison, il y eut une grande agitation parmi lanoblesse. Mais le descendant de Miles Hen-don montra ses parchemins, et le privilège futmaintenu. Le dernier des comtes de Kent mou-rut pendant les guerres de la République, encombattant pour le Roi, et le privilège s’éteignitavec lui.

Tom Canty devint très vieux. C’était, sur lafin de ses jours, un beau vieillard aux cheveuxde neige, à la barbe d’argent, avec un air douxet paternel. Il jouit toute sa vie des honneursqui lui avaient été octroyés. On s’inclinait de-

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vant lui, car son costume particulier rappelaità tout le monde qu’il y avait eu un temps où ilétait Roi. Et quand il passait dans les rues, lafoule s’ouvrait respectueusement, et les mèresle montraient à leurs enfants en disant :

— Ôte ton bonnet pour lui. C’est le Pupilledu Roi.

Et les enfants et les hommes se décou-vraient, et Tom Canty souriait en remerciant lepeuple de Londres qui l’aimait, parce que toutle monde savait son histoire.

Édouard VI ne régna que six ans, mais sonrègne, qui finit en 1553, fut un des plus glo-rieux et des plus cléments de ces temps lu-gubres.

Plus d’une fois il arriva qu’un grand digni-taire, un puissant vassal de la Couronne, cha-marré d’or et couvert de pierreries, lui fit re-marquer combien sa bonté excessive étaitpoussée jusqu’à la faiblesse.

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— Il serait préférable, sire, disait le cour-tisan, que Sa Majesté laissât la justice suivreson cours, sans songer à réformer, à abrogerdes lois auxquelles Henri VIII a dû la solidité deson trône, et sans se montrer débonnaire pourun peuple qu’on ne peut contenir que par l’op-pression.

Le jeune Roi levait alors sur son interlocu-teur ses grands yeux éloquents, et il lui disait :

— Vous parlez d’oppression, mylord ; monpeuple et moi, nous savons ce que c’est, maisles grands de ma cour l’ignorent.

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en août 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : G.R. et RV (merci pour cette mise àdisposition !), Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Twain, Mark, Le Prince et le

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Pauvre, Paris, Poitiers, H. Oudin, 1883.D’autres éditions ont pu être consultées en vuede l’établissement du présent texte. La ma-quette de première page, de Laura Barr-Wells,reprend Édouard VII d’Angleterre, huile surtoile, c. 1550, attribué à William Scrots (RoyalCollection, ainsi que le détail de Couverture dela première édition en anglais, 1881, et The Hoo-ligans, 1899 (Victorian Web, scan de Jacque-line Banerjee).

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1 C’est-à-dire de quelques liards. Le farthing,petite monnaie de cuivre, est le quart d’un penny etvaut environ 212 centimes.

2 Punch et Judy sont les deux principaux per-sonnages du Guignol ou théâtre de marionnettes enAngleterre.

3 Église du Christ.

4 Le Bicêtre de Londres, hospice pour les fouset les condamnés.

5 Petite pièce d’argent, valant soixante cen-times et ayant le module d’une pièce française decinquante centimes.

6 Hendon fait ici allusion aux baronnets ou ba-rones minores, qui étaient distincts des barons par-lementaires, et non aux baronnets de création pos-térieure. Le fief du haubert obligeait celui qui lepossédait à aller servir le souverain à la guerre,avec droit de porter le haubert ou la cuirasse parti-culière aux chevaliers.

7 Les lords de Kingsale, descendants des Cour-cy, jouissent, encore aujourd’hui de ce privilège.

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8 Chanson de voleur.

9 Cette série de mots d’argot français ou an-glais désigne diverses espèces de voleurs, assas-sins, mendiants, vagabonds, hommes et femmes.

10 Tué.

11 Querelle.

12 Roi des Truands, appelé aussi roi desThunes.

13 Fille.

14 Fille.

15 Fille.

16 Femme.

17 Bohémienne.

18 Femme.

19 Sorcière.

20 Pour les rendre stériles.

21 Maléfice.

22 Image mystique adorée par les magiciens.

23 Caractères ou figures diaboliques.

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24 Livres concernant les rites infernaux.

25 Faire le métier de devin ou devineresse.

26 Sorte de piège ou instrument de torturedans lequel les condamnés avaient les talons pris.De là aussi l’expression « punis par les talons ».Shakespeare en fait mention dans sa tragédie deHenri IV.

27 L’auteur commet sciemment un anachro-nisme. Ce n’est pas avant Édouard VI, mais sousson règne et après lui que furent édictées les me-sures de rigueur contre les vagabonds et men-diants. Mark Twain use du Quidlibet audendi ac-cordé aux poètes et romanciers. Le caractère qu’ilprête à son héros lui sert d’excuse.

28 Enfant.

29 Noms de gueux et de vagabonds en argotanglais.

30 Mendiant qui va de porte en porte.

31 Tirer les oreilles.

32 Vraiment !

33 Tromper.

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34 Plaisir.

35 Imbéciles, dupes.

36 Les yeux.

37 Tais-toi.

38 Voyageur ou passant.

39 Genèse, IV, 23.

40 La composition est l’amende payée pour te-nir lieu de punition corporelle.

41 Le bénéfice ou privilège de clergie était àl’origine l’exemption, accordée aux clercs oumembres de l’ordre du clergé, d’être jugés au crimi-nel par des juges séculiers. Cette immunité fut en-suite étendue à tous ceux qui savaient lire, et quela loi considérait dès lors comme des clercs. Elle aété abolie en 1827.

42 Anneau qui tient à une chaîne la jambe desforçats.

43 Mesure de 91 centimètres. Elle se divise entrois pieds ou trente-six pouces. C’est l’unité delongueur en Angleterre et aux États-Unis.

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44 La livre sterling vaut un peu plus de 25francs.

45 Code des lois anglaises.

46 Ce privilège subsiste encore aujourd’hui.

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Table des matières

I Naissance du prince et du pauvreII Enfance de TomIII Tom rencontre le princeIV Premiers tourments du princeV Tom parvient aux honneursVI Tom s’instruitVII Tom à tableVIII La question du sceauIX La fête nautiqueX Souffrances du princeXI À GuildhallXII Miles HendonXIII Le prince disparaîtXIV Le roi est mort ! Vive le roi !XV Tom rend la justiceXVI Le grand dînerXVII Fou-Fou IerXVIII Les vagabonds

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XIX Les paysansXX L’ermiteXXI La rescousseXXII La trahisonXXIII La sentenceXXIV L’évasionXXV Hendon HallXXVI ReniéXXVII En prisonXXVIII Le sacrificeXXIX À LondresXXX Tom au faîte des grandeursXXXI La fête de l’inaugurationXXXII Le couronnementXXXIII La justice du roiÉpilogueCe livre numérique

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