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Histoire des arts et de la p h o t o Géraldine CREUSOT 2013/2014 Page 1 LE PICTORIALISME (1888-1917) 1/- DÉFINITION La naissance du mouvement pictorialiste Entre 1890 et 1914, le pictorialisme occupe une place charnière dans l’histoire de la photographie : dérivé du terme anglais « picture », signifiant « image », ce mouvement s’est constitué autour de l’idée de faire entrer la photographie parmi les beaux-arts. La mise au point vers 1880 de nouveaux appareils photographiques instantanés, de petit format et au fonctionnement simplifié, mit à la portée d’un large public d’amateurs le procédé élaboré par Daguerre dès 1839. Luttant contre la standardisation des images qui découlait de cette révolution technique, une catégorie d’amateurs issus de la bourgeoisie s’efforça d’élaborer une esthétique photographique propre et de placer l’acte artistique au cœur même de la pratique de la photographie. Derrière cette ambition, il s’agissait de proposer une autre mise en image du réel, en privilégiant la sensibilité de l’artiste-photographe. « En matière d’art, le sujet n’est rien, l’interprétation est tout. » 2/- CONTEXTE Art et Photographie, les premières convergences A partir de 1850, des photographes sur papier anglais et français, souvent peintres de formation, défendent une pratique’ artistique de la photograhie, libérée de ses fonctions documentaires : Gustave Le Gray, Charles Nègre, Roger Fenton, Charles Marville. . . Ces derniers se regroupent au sein de sociétés de photographie : la Société Héliographique’ en France, 1851 (transformée en Société française de photographie dès 1854), la London Photographie society en 1853. Défendant une logique non commerciale, ces sociétés assurent un resserrement des liens entre milieux photographiques artistiques. C’est surtout en Angleterre vers 1855 que se développe un courant photographique pictural autour d’artistes comme Henry Peach Robinson ou Oscar Gustav Rejlander réunis sous la dénomination «High Art Photography». Ils multiplient les photographies à sujets religieux, ou allégoriques réalisées à l’aide de figurants en costumes et de photomontage de divers négatifs, destiné à recomposer une image idéale inspirée de l’art de la Renaissance. L’intérêt manifesté par la reine Victoria en Angleterre et par. Napoléon III en France a incontestablement contribué à favoriser la nouvelle pratique artistique. Dans la production commerciale de l’époque, certains font preuve d’une audace et d’une liberté formelle : portraits d’enfants soigneusement composés de Lewis Carroll, . . . tableaux vivants de Lady Hawarden, images floues et scènes de costumées de Julia Margaret Cameron. Avec l’apparition à la fin des années 1880 des appareils portatifs et de leurs plaques Julia Margaret Cameron, I wait, 1874 Fenton, La Reine Victoria, 1854

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Page 1: LE PICTORIALISME (1888-1917) artset de la · c- « Camera Work » et la «Galerie 291» Avec un graphisme et une maquette conçus par Edward Steichen, Alfred Stieglitz lance le premier

H i s t o i r e d e sar t s e t de l ap h o t o

Géraldine CREUSOT

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LE PICTORIALISME (1888-1917)1/- DÉFINITIONLa naissance du mouvement pictorialisteEntre 1890 et 1914, le pictorialisme occupe une place charnière dans l’histoire de la photographie : dérivé du terme anglais « picture », signifiant « image », ce mouvement s’est constitué autour de l’idée de faire entrer la photographie parmi les beaux-arts. La mise au point vers 1880 de nouveaux appareils photographiques instantanés, de petit format et au fonctionnement simplifié, mit à la portée d’un large public d’amateurs le procédé élaboré par Daguerre dès 1839. Luttant contre la standardisation des images qui découlait de cette révolution technique, une catégorie d’amateurs issus de la bourgeoisie s’efforça d’élaborer une esthétique photographique propre et

de placer l’acte artistique au cœur même de la pratique de la photographie. Derrière cette ambition, il s’agissait de proposer une autre mise en image du réel, en privilégiant la sensibilité de l’artiste-photographe.

« En matière d’art, le sujet n’est rien, l’interprétation est tout. »

2/- CONTEXTE Art et Photographie, les premières convergencesA partir de 1850, des photographes sur papier anglais et français, souvent peintres de formation, défendent une pratique’ artistique de la photograhie, libérée de ses fonctions documentaires : Gustave Le Gray, Charles Nègre, Roger Fenton, Charles Marville. . . Ces derniers se regroupent au sein de sociétés de photographie : la Société Héliographique’ en France, 1851 (transformée en Société française de photographie dès 1854), la London Photographie society en 1853.Défendant une logique non commerciale, ces sociétés assurent un resserrement des liens entre milieux photographiques artistiques.C’est surtout en Angleterre vers 1855 que se développe un courant photographique pictural autour d’artistes comme Henry Peach Robinson ou Oscar Gustav Rejlander réunis sous la dénomination «High Art Photography». Ils multiplient les photographies àsujets religieux, ou allégoriques réalisées à l’aide de figurants en costumes et de photomontage de divers négatifs, destiné à recomposer une image idéale inspirée de l’art de la Renaissance. L’intérêt manifesté par la reine Victoria en Angleterre et par. Napoléon III en France a incontestablement contribué à favoriser la nouvelle pratique artistique.Dans la production commerciale de l’époque, certains font preuve d’une audace et d’une liberté formelle : portraits d’enfants soigneusement composés de Lewis Carroll, . . . tableaux vivants de Lady Hawarden, images floues et scènes de costumées de Julia Margaret Cameron.

Avec l’apparition à la fin des années 1880 des appareils portatifs et de leurs plaques

Julia Margaret Cameron, I wait, 1874

Fenton, La Reine Victoria, 1854

Page 2: LE PICTORIALISME (1888-1917) artset de la · c- « Camera Work » et la «Galerie 291» Avec un graphisme et une maquette conçus par Edward Steichen, Alfred Stieglitz lance le premier

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sèches utilisées par un nombre croissant d’amateurs, la photographie quitte le domaine purement documentaire pour revendiquer sa place en tant qu’œuvre d’art à part entière.

3/- CARACTÉRISTIQUESA- Le pictorialisme en Europe (1888 -1918 )Née en Angleterre, cette nouvelle tendance de la photographie d’art, qui à l’origine se contente d’imiter la peinture, d’où son nom de pictorialisme, se diffuse rapidement dans toute l’Europe grâce aux expositions et aux revues internationales et perdurera environ 25 ans.En France, Constant Puyo devient l’un des plus importants théoriciens

du mouvement et le sera avec Robert Demachy (1859-1936), l’un de ses plus ardents défenseurs.

a- Le principeLe pictorialisme revendique la position artistique du médium et tente de faire admettre la photographie parmi les Beaux-Arts.Les artistes pictorialistes souhaitent dépasser la simple imitation mécanique et stricte de la nature pour ériger la photographie en un art autonome et distinct.

b - La techniqueLes pictorialistes s’intéressent plus aux effets esthétiques qu’à l’acte photographique lui-même:• effets dans le cadrage, la composition et la lumière;• procédés à la gomme bichromatée, au charbon, à l’huile;• retouches du négatif• Les nouveaux objectifs, les prises de vue dans des situations anti-photographiques (pluie, neige, brouillard) et surtout l’intervention au développement permettent une interprétation totale du cliché.• L’utilisation de papier lisse ou texturé, de gomme bichromatée, d’encres grasses, de pigments permettent d’éliminer les détails les plus fins, d’adoucir les contours, de colorer les ombres et d’accentuer les lumières.Ils expérimentent de nombreux procédés, et cherchent à donner une vision plus subjective par le refus de la réalité et la transcription de sensations. Ils s’écartent du réel pour céder la place à l’interprétation et à l’imagination propres à l’Art.

c - L’esthétiqueInspirés par les théories naturalistes, ils recherchent les effets d’atmosphère. Certains utilisent la brume, la pluie ou la neige, la fumée ou la poussière pour jeter un voile, élever un écran entre le réel photographié et son image.

Alfred Stieglitz, Terminal, 1892

Alfred Stieglitz, 1903

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Les manipulations de l’image ont été sujettes à de nombreuses controverses, puisque, à force, il devient impossible de distinguer la photographie des gravures et dessins.Pour défendre leurs idées et leurs oeuvres, les photographes amateurs créent de grandes associations qui forment la clé de voûte du mouvement pictorialiste. Les plus connues sont le Photo Club de Paris en 1888 et le Camera Club fondé à New York en 1896.A la fin des années 1890, l’influence des pictorialistes américains s’affirme imposant progressivement de nouvelles pratiques et une nouvelle esthétique.

Le pictorialisme américain et la Straight Photographya- la sécession (séparation d’un groupe)Un groupe se structure autour d’Alfred Stieglitz dont les oeuvres connaissent un grand succès.En 1902 il annonce en même temps sa démission du pictorialisme et la formation de la photosécession, une association destinée à faire reconnaître la photographie comme un moyen d’expression artistique à part entière.

b- Le principeEn 1907, Stieglitz réalise un instantané, procédé banni par les conventions pictorialistes intitulée « the» steerage». Cette image représentant

l’entrepont d’un bateau transatlantique incarne les nouvelles règles esthétiques en mariant point de vue social et construction visuelle du bateau.Les photographes de la photosécession continuent de s’attacher aux effets de fumées, de brouillard, ou de pluie pour adoucir les lignes et se détacher du principe du tableau vivant. La représentation de la ville, notamment NY fait son apparition.

c- « Camera Work » et la «Galerie 291»Avec un graphisme et une maquette conçus par Edward Steichen, Alfred Stieglitz lance le premier n° de la revue camera work paraît en 1903. La publication accueille des comptes rendus d’expositions, des débats autour du mouvement sécessionniste et des épreuves reproduites en héliogravure. La «Galerie 291» accueille les expositions des photographes pictorialistes et des peintres et sculpteurs représentant l’avant-garde

Alfred Stieglitz, the Steerage, 1907

Steichen, le jardin de Rodin, 1890

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européenne, tels que Rodin, Matisse ou Picasso. Ces relais institutionnels et ces relations privilégiées avec les tenants de l’art moderne ont ainsi permis à la photographie d’acquérir le statut d’oeuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale, en revendiquant l’importance de la vision subjective.Les images des pictorialistes français sont décriées en raison de leur aspect peu photographique à force de manipulations à la gomme ou aux encres grasses. A l’inverse, les pictorialistes américains défendent une conception artistique de la photographie reposant sur le souci de ne pas altérer les images produites.Ces arguments fondent les principes de la «straight photography», la photographie pure ou directe.

d - Straight photographyUne dimension internationaleTendance qui exalte la netteté et un procédé direct, dénué d’artifice. Paul Strand, disciple de Stieglitz est la figure emblématique du mouvement. Excluant toute manipulation du négatif ou du tirage, il défend la perfection technique et la conquête des détails pour glorifier une image nette, dynamique, objective et résolument moderne, à l’image du constructivisme.Comme les pictorialistes, les partisans de la straight photography recherchent la légitimation de la photographie comme un art.

ConclusionAlors qu’il nous paraît évident aujourd’hui que la photographie peut être perçue comme « art », ce n’était pas le cas lorsque celle-ci fut créée. Les pictorialistes ont alors ouvert la voie aux photographes du XXe siècle. • A la fin du XXe siècle, un nouveau courant photographique néo-pictorialiste se développe, notamment représenté par Pierre et Gilles. Les néo-pictorialistes veulent revaloriser la matière (en ayant recours au pinceau, à la brosse, au grattoir, en combinant les matières pour nier le caractère lisse des papiers photographiques modernes) et la forme photographique en survalorisant le geste, qui, au delà de la technique, va permettre d’accéder à l’art.• Le XXIème siècle voit naître à l’inverse un mouvement de peintres et photographes plasticiens néo-pictorialistes. Le néo-pictorialisme dans la peinture contemporaine s’inspire de la photographie en reprenant notamment ses codes pour créer des œuvres peintes.

4/- LES PLUS GRANDS ARTISTESLes pictorialistes étaient souvent de riches amateurs qui pratiquaient la photographie (très onéreuse à l’époque) pour le plaisir, mais avec la réelle volonté d’être considérés comme des artistes.

Robert Demachy (1859-1936), français Peter Henry Emerson (1856-1936), anglais Constant Puyo (1857-1933), français Edward Steichen (1879-1973), américain d’origine luxembourgeoise Alfred Stieglitz (1864-1946), américain Gustave Le Gray 1820-1884, français Charles Nègre 1820-1880, français

Paul Strand, 5eme avenue, 1915

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Roger Fenton 1819-1869, anglais Charles Marville 1813-1879, français

Un photographe à part : Eugène AtgetAprès avoir exercé le métier de comédien, Atget s’essaya à la peinture, puis se mit à la photographie. Il la pratiqua en artisan, plus dans sa façon de concevoir son travail que dans sa technique, assez banale (il utilisait des plaques de verre et divers types de papiers pour ses tirages, mais rien d’exceptionnel). Ne travaillant pas à la commande, il réussit à se faire une clientèle régulière d’illustrateurs, d’historiens de l’architecture, d’artistes et de collections publiques (musées et bibliothèques).C’est d’abord son projet qui fascine : reproduire dans son entier le vieux Paris et ses environs. Il s’y emploie systématiquement, photographiant les rues sous plusieurs angles (voir ici les diverses vues de la rue de la Parcheminerie, provenant d’un album consacré au quartier de l’église Saint Séverin). Pour les hôtels (Hôtel Le Charron), il procède, en différentes étapes, de l’ensemble au détail, de la façade à la cour, de la porte au heurtoir, des escaliers, dont il détaille la rampe, aux espaces intérieurs, aux dessins des boiseries, etc. Jointe à ce plan grandiose, il possède une vision totalement personnelle, en parfaite empathie avec son sujet, comme l’était Marville avant lui, mais en renouvelant la construction des prises de vue, avec un objectif à courte focale qui permet une ouverture des espaces et un point de vue systématiquement élevé.Finalement, si les photographes pictorialistes ont donné naissance à quelques grands chefs-d’oeuvre et si certains d’entre eux, en Amérique, allaient être après la guerre des créateurs, au tournant du siècle, c’est finalement un photographe «documentaire» qui fut considéré, par les surréalistes, par un grand connaisseur de l’art moderne tel le galeriste New Yorkais Julien Lévy et par le photographe Walker Evans, comme la référence du XXe siècle.

5/- LES PLUS GRANDES ŒUVRESFigure de proue du pictorialisme français, Robert Demachy (1859-1936) obtenait des effets picturaux à l’aide des procédés dits pigmentaires, tels que la gomme bichromatée, comme le montre cette vue d’un bord de mer enneigé, datée de 1904 : à la manière des impressionnistes, le photographe s’est efforcé de créer une sorte d’atmosphère brumeuse en utilisant un grain épais et en jouant sur les différentes nuances de gris. Celles-ci permettent de distinguer l’un de l’autre les différents plans qui se succèdent en profondeur, du village entouré d’une espèce de flou à l’arrière-plan au rivage enneigé et maculé de traces noires occupant la plus grande partie de l’image.

Cette volonté de privilégier l’impression au détriment de la précision s’observe également dans cette vue du pont d’Ipswich prise à la même époque par le photographe américain Alvin Coburn (1882-1966). Il a recouru à un saisissant raccourci de cadrage : pris de la berge, son cliché donne à voir le pont dans toute sa hauteur mais coupé, et il n’a pas hésité à lui donner pour premier plan l’arche centrale du pont vue en contre-jour pour renforcer l’effet de masse. La force de cette photographie réside dans l’équilibre des contrastes entre les teintes claires du ciel et des pierres du pont et celles, foncées, des eaux du fleuve.

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C’est également un effet de clair-obscur qu’a choisi Edward Steichen (1879-1973) pour représenter le « Flatiron » (« fer à repasser »), l’un des premiers gratte-ciel de New York, symbole par excellence de la puissance américaine. Datée de 1906, cette photographie porte en elle la plupart des germes de la modernité artistique : outre l’effet de contre-jour, qui relègue dans l’ombre les passants et les arbres situés au premier plan, le cadrage serré, coupant délibérément le sommet de l’édifice, et la brume qui l’entoure révèlent l’influence des recherches esthétiques de l’avant-garde américaine et européenne avec laquelle Steichen entretenait de fréquents contacts.

6/- ANALySES D’ŒUVRES

Dockers anonymes, sujets d’une composition artistiqueConstant Puyo (1857-1933)Titre : Dockers sur un port breton.Auteur : Constant PUYO (1857-1933)Dimensions : Hauteur 6 cm - Largeur 10.8 cmTechnique et autres indications : Tirage sur papier albuminé.Lieu de Conservation : Musée d’Orsay (Paris)

Dans la partie droite de ce cliché, des dockers halent un engin monté sur roues. Il s’agit là d’une opération de force, comme l’indiquent le bras gauche de celui qui ouvre la marche et le corps incliné du deuxième, tendus par l’effort. Ils évoluent sur un quai auquel sont amarrés un voilier et un bateau à vapeur dont le capitaine les observe en attendant le déchargement de sa cargaison de tonneaux. À l’arrière-plan s’élèvent des bâtiments industriels qui bornent en partie l’horizon.À la dynamique des dockers dont la chaîne semble devoir sortir du cadre à droite, Puyo a opposé l’immobilité des quatre hommes debout au premier plan au centre de l’image. Montrés de dos ou tête tournée, ils suivent la manœuvre des yeux. La casquette que portent trois d’entre eux, différente de celle des dockers, laisse supposer qu’ils sont au travail. Avec ses sabots de bois et son chapeau rond breton, le quatrième est sans doute un badaud. Sur leur gauche, un amoncellement de marchandises bâchées reconduit le regard dans les diagonales que tracent le quai et les dockers. La ligne de fuite qui structure cet instantané au rendu très stylisé gagne encore en force par le fait que Puyo a tronqué la flèche de la grue ainsi que le gréement et la cheminée des bateaux.Interprétation

Le travail est beauJouant subtilement du cadrage et des masses, Puyo fait converger tous les regards – ceux des spectateurs photographiés comme ceux des spectateurs de la photographie – sur les dockers en plein effort et parvient ainsi à magnifier leur travail. Une certaine modernité s’exprime alors, conforme aux ambitions des pictorialistes de « peindre » la

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vie de l’époque. Si l’activité des dockers ne présente pas en elle-même d’éléments très nouveaux – ils emploient des moyens traditionnels comme la corde et la force physique –, si rien n’évoque les progrès techniques du temps – les bateaux et l’engin tracté sont de ce point de vue anodins –, c’est bien dans le choix et le traitement du sujet qu’elle se manifeste. En effet, la représentation d’un travail de force et des humbles ouvriers qui l’effectuent reste assez rare à la fin du XIXe siècle. Surtout, Puyo est ici fidèle à sa volonté de faire de la photographie un art du Beau : ce sont bien la prise de vue et les effets créatifs du photographe qui stylisent et esthétisent cet effort, dans une référence intéressante aux nombreuses toiles montrant des marins aux prises avec des cordages. La « photographie artistique » est ainsi avant tout un « art de la photographie » où la facture (image très stable), la matière et le corps de l’image peuvent transfigurer un réel sur lequel le cliché prime : loin de l’enregistrer, il découvre et réinvente le monde. Le travail ouvrier est ainsi interprété (ici pour atteindre au Beau) par l’artiste au moyen de son art.

In Memoriam

Edward Steichen (1879-1973)In Memoriam1904Epreuve à la gomme bichromatéeH. 47,6 ; L. 36 cm

Ce nu de caractère monumental, dû à l’un des maîtres américains du mouvement Photo-Secession, constitue l’un des chefs-d’oeuvres du pictorialisme photographique. Elevé dans le Wisconsin où sa famille originaire du Luxembourg a émigré en 1889, Steichen est enrôlé par Alfred Stieglitz dans la Photo-Secession à partir de 1902 et va y jouer un rôle de

premier plan. Il y introduit en particulier l’avant-garde française, picturale ou sculpturale, qu’il découvre au cours de plusieurs séjours à Paris et s’affirme également comme un magistral photographe.

Comme nombre de photographies pictorialistes, ce nu est flou, accentuant l’impression de mystère introduite par la pose recherchée du modèle au visage caché. La façon dont la silhouette occupe l’espace est caractéristique des talents de metteur en scène de Steichen. En dépit de l’abstraction accentuée par le clair-obscur qui enveloppe l’ensemble, on sent le poids charnel du corps de la femme, ce qui est assez inhabituel dans les nus de Steichen, généralement plus éthérés. Il aurait réalisé cette image lors d’un séjour à Paris en 1900, avant de tirer l’épreuve aux Etats-Unis, après que le modèle se soit donné la mort par amour pour lui, d’où ce titre, In Memoriam, d’esprit symboliste comme toute la composition.