le personnalisme, une espérance raisonnable....
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Le personnalisme, une espérance raisonnable.
Personnalisme, utopie, démocratie
Didier DA SILVA
Sciences Po Paris
Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :
1
« La valeur de la croyance se mesure donc à sa
capacité de faire progresser l'individu et
l'humanité : elle est croissance dans l'être. Croire,
si l'on veut, c'est ouvrir le temps à l'éternité. […]
L'homme est un être en devenir, pérégrinal : il
risque de s'éparpiller dans l'espace et de se
disperser dans la durée. La croyance est
consolidation de son être. […] Il y a dans toute
croyance, par delà une attitude purement
intellectuelle, une certaine confiance en un être ».
Lacroix, J. [1962], Marxisme, existentialisme,
personnalisme, Presses universitaires de France, p.
113
Face à la crise politique, économique et morale de 1929, qui l’a amené à envisager la
« révolution personnaliste et communautaire », Emmanuel Mounier, non-conformiste1 dans
ses analyses et ses solutions, a élargit les champs du possible en politique. Mais, à rebours de
son contemporain Cioran, pour qui l’Homme subit la vie en société, et s’abîme dans
l’utopisme pour y échapper, Mounier repense le vivre ensemble dans le cadre à régénérer de
la démocratie d'une espérance raisonnable. Ainsi, au contact du socialisme réformiste, du
programme du Conseil national de la Résistance et de la République du travail de François
Perroux, le personnalisme devient-il une utopie structurante2, incitant à l'engagement des
citoyens reprenant leur destin en main, et à une tentative de restructuration, même partielle, de
la société. Dés lors, l'utopie personnaliste apparaît bien différente des utopies du XXème
siècle, illusions politiques mortifères : elle appelle d'abord à une conversion intérieure et
intime, puis met en garde contre les difficultés et les limites de l'action et de l'engagement, ce
dernier étant « le maître intérieur » ultime, celui qui, suscitant l’indignation, enclenchera une
prise de conscience, puis déterminera le sens de l’action, tel que défini par le philosophe Paul-
Louis Landsberg. Le personnalisme communautaire ne fraie donc pas avec les lubies et les
effets de manches oratoires : il place la Personne au cœur de son projet global, en lui tenant un
discours de vérité. Ainsi, le personnalisme devient-il une réflexion intemporelle et une grille
1 Loubet del Bayle, J.-L. [1969], Les non-conformistes dans les années 30, Éditions du Seuil, Paris.
2 Comte, B. [1991], Une utopie combattante, Éditions Fayard, Paris.
2
de lecture toujours en travail, actuelle et pertinente. Considéré comme « utopie positive »,
comme « utopie concrète », fondé sur une praxis qui a fait ses preuves depuis sa fondation,
même à un niveau modeste, le personnalisme, espérance se confondant avec utopie, peut-il
encore dire quelque chose, peut-il encore faire débat, et apporter sa contribution, au regard de
la crise de la démocratie actuelle.
I - Le personnalisme compris comme utopie
Avant d'engager la réflexion sur utopie et personnalisme, et de tenter d'en définir les
linéaments, il faut comprendre sa relation à l'Histoire.
1/ Personnalisme et Histoire
La lecture d'Histoire et Utopie3, de l'essayiste E. M. Cioran est éclairante pour celui qui
chercherait dans le personnalisme une ressource et du courage face au désenchantement
actuel, puisqu'il se situe à l'exact opposé de ce que Mounier, pourtant de la même génération4
prétendait défendre. Cioran, analysant les totalitarismes du XXème siècle, est convaincu de
l'impossibilité pour l'Homme de vivre en société, les guerres et les vagues puissantes de
l'Histoire vérifiant cruellement cette hypothèse de départ. Cioran part du principe que le
régime démocratique a un vice, celui de permettre au premier venu de viser au pouvoir et de
donner libre carrière à ses ambitions, où pulluleraient les fanfarons et les discutailleurs
cyniques [Cioran, M. (1960), p. 1014].
A cela, Mounier oppose une vision responsable et juste de la « convivance », et repense ainsi
le Bien commun, envisageant la construction, patiente, fragile, et à jamais en élaboration,
d'une Cité personnaliste et communautaire (Collot-Guyer, 1983 : 349). Pour Mounier,
« l'histoire humaine, ou plus concrètement le destin commun de l'humanité sont-ils des
valeurs pour un monde de personnes ? Si les personnes ne sont que des libertés jaillissantes et
rigoureusement solitaires, il n'y a pas même entre elles une histoire, elles sont autant
3 Cioran, E.M. [1960], Histoire et utopie, Quarto Gallimard, Éditions Gallimard, Paris.
4 Emmanuel Mounier est né en 1905, Cioran en 1911.
3
d'histoires incommunicables. Il y a une histoire parce qu'il y a une humanité. Mais si le sens
de cette histoire est écrit à l'avance, il n'y a plus de liberté. S'il ne l'est pas, comment le lire
avec efficacité, quand le plus informé d'entre nous, fût-il appuyé sur l'expérience d'une
communauté plus large, n'en connaît que superficiellement, avec une déformation perspective,
un étroit secteur ? Le pire est alors de couvrir l'histoire d'une structure toute faite ; elle y
devient objet, elle ne peut plus être valeur ; fatale, elle ne peut plus être choisie et aimée. Il
est, dans les partis les plus divers, une façon de présenter « le sens de l'histoire » ou le «
dessein providentiel » qui rend introuvable la liberté de l'homme sous la dialectique
collective. Perspective inacceptable dans un univers de personnes. L'histoire ne peut être
qu'une co-création des hommes libres, et ses structures ou ses conditionnements, la liberté
doit les reprendre en main ». [Mounier, E. (1949), p. 86]. Ce trésor incommensurable5 du bien
commun, Emmanuel Mounier l'avait donc bien compris. A sa suite, Ivan Illitch, Jean-Marie
Domenach, Jean-Baptiste de Foucauld ou encore le socio-économiste Patrick Boulte6, tous
ont tenté de penser ce défi du « vivre ensemble », du « faire société » dans le cadre de plus en
plus morcelé, de la société actuelle. Comment vivre ensemble dans un pays comme la France,
« communauté de communautés » comme disait Mounier ? Comment enclencher
concrètement le changement, et faire à nouveau agapè ?
Le philosophe allemand Martin Buber, dans son livre Utopie et socialisme, livrait une pensée
originale sur les principes du concept « d'utopie concrète », reprenant à son compte Victor
Hugo lui-même, pour qui l'utopie serait « la vérité de demain »7. L’analyse de Martin Buber
sur la crise est révélatrice de la permanence de cette dernière, de son imprégnation dans les
esprits et de sa résistance, de sa difficulté à se penser autre, et à envisager des solutions,
politiques et économiques alternatives. « En période de crise se perd le lien le plus précieux,
5 Bobineau, O. [2009], Une société en quête de sens politique, Éditions Desclée de Brouwer, Paris.
6 Boulte, P. [1995], Individus en friche, Éditions Desclée de Brouwer, Paris.
7 Buber, M. [1950], Utopie et socialisme, Éditions Aubier – Montaigne (édition de 1977), p. 36.
4
la vie entre l’homme et l’homme : les liens autonomes deviennent sans signification, les
relations personnelles se dessèchent, même l’esprit devient fonctionnaire. De membre vivant
d’un corps communautaire, la personne humaine devient un rouage de la machine
« collective ». [Buber, M. (1950), p. 230]. L’utopie concrète que représente le personnalisme
apparaît donc, dans ses moyens et dans ses fins, bien différente des utopies du XXème siècle.
L’historien François Furet a par exemple analysé les fins dernières du communisme, ses
mécanismes mythologiques, sa violence intrinsèque et sa puissance dans l’imaginaire, dont il
a été lui-même victime8.
La question peut alors se poser de savoir si le personnalisme n’est pas une utopie comme les
autres, tendant vers un idéal, romantique et vague, resté immaculé parce que vierge de toute
mise en œuvre politique, sorte d’hommage courtois à un socialisme utopique qui aurait
échoué. Certains éléments de réflexions tendent pourtant à réfuter un angélisme trop
manifeste du personnalisme, car, et il faut le signifier clairement, dans une espèce de
dépassement de soi, ténu et complexe, le personnalisme fait grandir et structure la personne,
placée au cœur du projet global personnaliste9 , mais en l’inscrivant dans des actes. Le
personnalisme est personnalisme quand il s’incarne dans des actes : il est liberté en actes, il
est engagement en actes, il est action et facteur de transformations effectives en actes. Dans le
personnalisme, l’intention est certes louable, mais rien ne surpasse les faits.
En ce sens, le personnalisme prétend avoir prise sur le réel, et non seulement sur la
manière de percevoir ce dernier, ou de se laisser abuser par l’impossibilité de le changer. Le
personnalisme est exigence et effort : il éprouve l’endurance de l’engagement en s’appuyant
sur trois principes qui conditionnent toute action.
2/ les trois principes de l'utopie personnaliste
8 Furet, F. [1995], Le passé d'une illusion, essai sur l'idée communiste au XXème siècle, Éditions Calmann-Lévy/
Robert Laffont, Paris.
9 Mounier n'hésitant pas à parler de « civilisation personnaliste ».
5
L’utopie personnaliste est une utopie particulière parce qu’elle repose sur trois principes qui
se tournent vers un objectif: transformer les hommes pour transformer la société. Ambition à
relativise d’emblée
L'utopie personnaliste est d'abord motrice : elle est prise de conscience des problématiques
sociétales, elle « ouvre les yeux » en quelque sorte. Elle permet de sortir d'une forme d'acédie,
de prostration et de résignation face aux enjeux de plus en plus complexe du politique et de la
mondialisation économique10
. Dans son aspiration à changer les choses, dans son ambition de
traquer le désenchantement et le renoncement, la personne humaine se « met en marche »,
s'investit face aux dangers, le personnalisme montrant dés lors sa puissante capacité auto-
réalisatrice dans l'optique d'une « révolution personnelle ». C'est ce que Guy Coq appelle le
sens de l'engagement11, puisque, pour Mounier « une personne se prouve par des
engagements » [Coq, G. (2008), p. 65]. Encore une fois, le personnalisme est une réaction
à une crise, pas seulement économique, mais aussi morale et politique. La crise de 1929 a bien
été le moteur du personnalisme, de Mounier, d’Esprit. Croire revêt chez Mounier un sens qui
n'est pas seulement religieux : la Foi chrétienne se confond chez lui avec la Foi dans l'avenir ;
croire, c'est aussi espérer, surtout quand cette espérance est intention même de l'humanité
[Lacroix, J. (1962), p. 3]. De la sorte, le personnalisme incarne une utopie positive, fondée sur
l'espérance, la responsabilité, et le sens des réalités : Mounier n’était pas un rêveur : il sait
qu’ouvrir le champ des possibles est difficile, et que tout effort s’effondre si l’homme ne tend
pas incessamment vers le surhumain12. Il se méfie de la « mystique du proche » et d'une
« communauté de pures personnes »13.
L'utopie personnaliste est aussi une utopie créatrice, qui débouchera sur le sens de
10
Vasseur, B. [2011], La démocratie anesthésiée, Éditions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine.
11 Coq, G. [2008], Mounier, l'engagement politique, Éditions Michalon, collection Le bien commun, Paris.
12 Mounier, E. [1949], « Les deux fronts du personnalisme », Bulletin de l'Association des Amis d'Emmanuel
Mounier, n° 100, octobre 2000, p. 36-37. 13
Le Goff, J. [2009], « Guy Coq : Mounier. L'engagement politique », revue Esprit, mai, p.124.
6
l'action14. « La nécessité de l'action est imposée à l'être corporel, qui se trouve « situé »
[Landsberg, P.-L. (1952), p. 108]. L'action est une réponse plus ou moins créatrice aux
dangers d'une situation [Landsberg, P.-L. (1952), p. 109]. Faire société, mettre les
« communautés » en lien les unes avec les autres, les faire vivre dans le respect du Bien
commun, requiert de considérer la société comme plurielle15
et complexe, et d'oser penser le
changement du cadre politique et démocratique où elle se situe. Chaque personne humaine,
ayant ainsi éprouvée son discernement, apporte dès lors sa pierre à l'édifice de cette « cité
personnaliste », la régénérant sans cesse, et à la mesure de ses compétences et de ses
engagements. De là la redéfinition par Mounier d'un « vivre ensemble » conditionné
notamment par une économie à son service [Collot-Guyer, M.-T. (1983), p. 257].
Enfin, elle est une utopie émancipatrice : le personnalisme insiste particulièrement sur cette
donnée, préalable à toute forme d'engagement, quel qu'il soit. Sans liberté, sans lucidité, et
surtout sans rupture, sans prise de conscience du réel, pas de sincérité, pas de générosité, pas
de vérité : « Le refus de l'inacceptable est la condition essentielle de toute utopie durable.
L'utopie dernière, celle qui, à l'ultime stade de l'existence, survit à toutes les déceptions, ne
peut être promise qu'aux insatisfaits. Comment garder jusqu'au bout cette inquiétude motrice,
et ne pas céder à la tentation insidieuse du repli sur soi ? Qui n'a connu ses moments
redoutables où l'esprit se met à douter, où le cœur se ferme, où la volonté vacille ? En nous
poussant à refuser l'inacceptable, l'utopie nous ouvre à l'espérance. Avant de savoir à quoi on
dit oui, il faut savoir dire dure à quoi l'on dit non »16. Cette anthropologie du politique qu'est
le personnalisme marque son opposition complète aux régimes totalitaires, c'est-à-dire aux
« utopies négatives » qui ont engendrées drames et tragédies au XX ème siècles : fascisme
14
Landsberg, P.-L. [1952], Problèmes du personnalisme, Éditions du Seuil, collection La condition humaine,
Paris.
15 Collot-Guyer, M.T., [1983]. La cité personnaliste d'Emmanuel Mounier, Presses universitaires de Nancy,
Nancy.
16 Bouchet, P. [2010], Mes sept utopies, Éditions de l'Atelier, p. 161.
7
[Moix, Y. (1960), p. 203], nazisme, stalinisme.
Un bel exemple d'émancipation est celui montré par l'influence de la pensée personnaliste sur
la trajectoire personnelle et la pensée de Frantz Fanon, influence mise en évidence par la
lecture croisée et comparée de deux ouvrages qui, étude faite, se complètent et s'épaulent :
celui de L'éveil de l'Afrique noire, publié en 1947, carnet de route exceptionnel et réflexions
approfondies sur la colonisation et l'urgence de la décolonisation, et celui du jeune Frantz
Fanon, Peaux noires, masques blancs, édité dans la collection dirigée précisément par
Mounier au Seuil en 1952. Cette influence est paradoxale à plus d'un titre, car elle repose à la
fois sur un faisceau de probabilités et de présomptions -Fanon a-t-il rencontré Mounier, par
exemple-, et sur des faits plus tangibles : Frantz Fanon publie ses premiers articles dans la
revue Esprit, rencontre Jean-Marie Domenach, rédacteur en chef d'Esprit, à Lyon, subit
l'influence de Merleau-Ponty, publie son livre dans la collection dirigée par Mounier jusqu'à
sa mort. Rappelons qu'à la fin de son livre, Fanon indique « L'éveil » comme lecture, et
semble montrer une certaine concordance de vues avec le philosophe personnaliste. Ainsi, au-
delà du choc intellectuel probablement subit par Fanon à la lecture des œuvres de Mounier
(« l’événement sera notre maître intérieur », les deux livres se répondent, se complètent et
dialoguent ensemble, l'un porté par un maître à la fois intellectuel et spirituel aux accents
prophétiques (Munich, guerre d'Espagne, décolonisation), l'autre défendu par un « indigène »
plaçant la personne humaine, son respect et sa dignité, au-dessus de tout17.
3/ Incarnation du personnalisme : hétérotopies
A la question posée par « l'utopie concrète » que serait le personnalisme, sans doute faut-il
ajoutée celle, éminente et nécessaire, des conditions de son application pratique : on ne saurait
17
Cette phrase tirée du livre de Fanon : « l'homme n'est pas seulement possibilité de reprise, de négation. S'il est
vrai que la conscience est activité de transcendance, nous devons savoir aussi que cette transcendance est hantée
par le problème de l'amour et de la compréhension » répond comme un écho à celle d'Emmanuel Mounier :
« Supposez un père qui aurait manqué l'éducation de ses enfants, mais à qui une sorte de dernière chance
donnerait un fils tard venu, et la possibilité de ne pas recommencer sur lui les erreurs qu'avec les autres il ne peut
plus rattraper. Telle est pour nous l'Afrique noire. »
8
accoler le terme concret à une utopie sans montrer les conditions de son exercice, son
incarnation réelle. Pour paradoxale que soit cette définition de l'utopie personnaliste, Mounier
ne rêvait pas un engagement idéalisé, mais bel et bien ancré dans des expérimentations
vécues, enracinées, assumées, dans ses limites comme dans ses succès. Pour le personnalisme,
le vouloir implique toujours une foi en la réalisation de son contenu [Landsberg, P.-L. (1952),
p. 110]. Dans le cadre d'un engagement responsable, les principes personnalistes doivent faire
l'objet d'une mise en situation, d'une confrontation entre le pensé et le vécu, l'idéal et le réel,
l'utopique et le possible.
Pour penser les conditions d'une praxis personnaliste, le philosophe Michel Foucault apporte
une contribution éclairante sur les conditions d'un « possible personnaliste », par le biais du
concept d'hétérotopie : « Il y a d'abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans
lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1'espace réel de la société un
rapport général d'analogie directe ou inversée. C'est la société elle-même perfectionnée ou
c'est l'envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont
fondamentalement, essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute
culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés
dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes
d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres
emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés,
contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils
soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les
emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies,
les hétérotopies »18
.
18
Foucault, M. [1967], « Des espaces autres. Hétérotopies », Architecture, mouvement, continuité, n°5, octobre
1984, p. 47.
9
De fait, le personnalisme permet de penser concrètement, et dans la durée, les formes
possibles d'incarnation de ses intentions, de ses croyances et de ses espérances: où la praxis
personnaliste trouve-t-elle son expression ? Sous quelles formes, d'hier à aujourd'hui, et avec
quels succés ? Nul doute que la création de la revue Esprit, en 1932, incarne déjà la première
étape de l'émancipation personnaliste19, sans parler de l’aventure des Murs blancs, à
Châtenay-Malabry. D'autres lieux, d'autres « engagements » montrent la validité de la rupture
personnaliste : les communautés utopiques des années 1940-5020, la décolonisation, la
République du Travail de François Perroux, valorisant les « vertus viriles du travail » comme
disait Mounier. La Vie nouvelle, mouvement d'éducation populaire et personnaliste, fondé en
1947 par Jean Cruiziat et Pierre Goutet, issus du scoutisme catholique, prétendait déjà
incarner un idéal de vie communautaire et fraternelle, recevant appui et soutien de la part du
fondateur d'Esprit21.
Ces exemples, abondamment commentés, pris du vivant de Mounier, ne sont pas les seuls.
Inscrit dans le temps et dans l'histoire, une incarnation personnaliste durable aujourd'hui
existe bel et bien, à la fois dans le domaine social, et dans la sphère économique. Quelques
exemples actuels montrent la mesure de l'espérance personnaliste dans le changement des
sociétés.
Premier exemple : en 2003, deux chercheurs de l’Université de Versailles-Saint-Quentin,
Jean-Luc Dubois et François-Régis Mahieu22
sont partis de la notion de personne développée
par Emmanuel Mounier, et poursuivie par Emmanuel Lévinas, pour tenter de définir des
rapprochements conceptuels avec l’économiste contemporain Amartya Sen, dans le cadre de
la définition d’un développement socialement durable. Pour les auteurs, le personnalisme est
19
Winock, M. [1975], Esprit. Des intellectuels dans la Cité, Éditions du Seuil, Paris. 20
Pelletier, D.[1996], Economie et Humanisme. De l'utopie communautaire au combat pour le Tiers-monde,
1941-1966, Éditions du Cerf, Paris. 21
Lestavel, J. [1994], La Vie nouvelle. Histoire d'un mouvement inclassable, Éditions du Cerf, Paris. 22
Dubois, J.-L., Mahieu, F.-R. [2003], « Personnalisme, capacités et durabilité, fondements éthiques pour un
développement socialement durable, d'Emmanuel Mounier à Emmanuel Lévinas », communication for de 3rd
Conference on the Capability Approach, University of Pavia, 7-9 September.
10
un exercice de liberté qui s'appuie « sur le respect et la sympathie vis-à-vis de l'Autre » dans
« une éthique de non-gaspillage et de partage ». Mais pas seulement : les deux universitaires
voient dans le personnalisme la possibilité d’une norme déontologique et éthique, applicable à
l’échelle la plus large possible , devenant ainsi une éthique efficace. Les deux auteurs écrivent
notamment : « disparu trop tôt pour mener sa réflexion sur le personnalisme à son terme,
Emmanuel Mounier a cependant permis d’affirmer le primat de la personne. Le personnalisme
a marqué bien des institutions et personnalités politiques dans plusieurs pays. Il a contribué à
forger des concepts économiques comme les besoins essentiels, des concepts politiques,
comme la subsidiarité, avec pour objectif de faire que le développement ait, sur tous les
continents, l’épanouissement de la personne comme finalité première. »
Le domaine de l’humanitaire se prête en effet assez bien à ce type d’expérimentation concrète
d’un personnalisme appliqué. Bien souvent, et bien que motivés par de louables intentions, les
organisations humanitaires arrivent avec des solutions toutes prêtes, fières, sans doute à bon
droit, d’apporter solutions techniques et progrès sanitaire. L’association Visoma, basée à Paris
et agissant en interconnexion avec une association malgache partenaire, Fivoarana, dans les
hautes-terres de Madagascar, au centre du pays, est partie avant tout des besoins des habitants,
de leurs demandes personnels et communautaires à la fois, puisque le fonctionnement social
est avant tout fondé sur la communauté. Cette association s’est adaptée aux demandes des
populations23
, apportant une dimension personnaliste et communautaire à un village vivant la
communauté depuis des générations, ce qui a nécessité une extrême retenue, et une grande
objectivité dans la gestion et l'équilibre des rapports humains. Par ailleurs, emmenant des
jeunes adolescents, l’association a eu à cœur de faire de la transmission intergénérationnelle
un axe central de son action et de son séjour. Ces jeunes ont ainsi pu être sensibilisés au
personnalisme communautaire qui fera sans nul doute souche en eux. Une éthique de la
23
Sur cet aspect des choses, lire les travaux du sociologue brésilien Alberto Guerreiro Ramos, qui a réfléchit à un
possible « personnalisme noir ».
11
solidarité est donc parfaitement envisageable dans l'exercice des bonnes pratiques
personnalistes, dans le sens où l'entend l'italien Francesco Bellino24
.
Deuxième exemple : en 2007, au Portugal, à l’Université du Minho, l’Ecole des sciences
médico-sociales propose aux internes et aux médecins titulaires une « formation
personnaliste »25 : redéfinition du rôle du médecin, réévaluation de l’éthique hospitalière,
comportements avec les patients, cette formation, totalement inédite et très complète,
bouleverse les rapports habituels entre professionnels de santé et malades, rapports se
résumant souvent à une approche exclusivement technique de la souffrance ou de la maladie,
faute de temps et de personnel, laissant de côté l’aspect plus humain, plus personnel, plus «
personnaliste », moins quantifiable, mais non moins tangible. Les rapporteurs de la
commission organisatrice de cette formation concluent ainsi leur travail : « La principale
contribution qu’une perspective personnaliste pourrait apporter à la formation des médecins
se trouve dans la compassion et l’humilité qu’elle conditionne. »
Cette expérience n’est en plus pas unique, car elle a bénéficié de l’aide et de l’appui d’autres
universités, comme celle de Castille, en Espagne, ou Thomas Jefferson, aux Etats-Unis, et
trouvé un écho indirect mais très intéressant en France26
.
II - LE PERSONNALISME dans la DEMOCRATIE, de Mounier à aujourd'hui
1/ la révolution personnaliste et communautaire : de l'indignation...
Il faut clairement rappeler que le personnalisme est une réaction violente à la crise multiforme
de 1929 : face au délitement des mécanismes économiques, à la faiblesse et à la corruption
des institutions politiques, rappelant comment le « désordre établi », dans l'économie et dans
le fonctionnement de la démocratie de la Troisième république, s'est installé, défaisant ou
24
Bellino, F., [1988], Etica della solidarità e società complessa , Levanti Editori, 1988. 325 p. 25
Pinto Machado, J., Costa Oliveira, C. [2007], « Formaçao personnalista de medicos na universidade do
Minho », ponencia presentada en las III Jornadas de la Asociacion Espanola de Personalismo : « Foro de
filosofia personalista, Centro Universitario Villanueva, Madrid, 16-17 de febrero. 26
Petiton, Y., Pontier, M-0., [2011], Récits de soins, récits de vie, récits de foi, Éditions de l'Atelier, Ivry-sur-
Seine.
12
travestissant le valeurs, niant les personnes, en France et dans le monde. Ce Mounier
vindicatif et indigné, c'est le lecteur de Charles Péguy, chez qui il prend la distinction
primordiale entre individu et personne, et de Joseph Proudhon27. Il sera rejoint plus tard par
Jacques Ellul et Jean Charbonneau28. C'est ce Mounier qui oppose l'Etat à la société et aux
personnes, c'est le Mounier qui reconnaît qu'il existe des communautés naturelles qui ne
doivent pas leur existence à l'Etat [Mounier, E. (1944), p. 123]
L'indignation personnaliste repose sur quelques constatations. Dans un premier temps, une
remise en cause sans concession du capitalisme libéral, remise en cause qui se veut originale
en étant tout autant technique que morale et politique29. Pour Mounier, le capitalisme est une
aliénation de l'être, ce dernier se résumant à l'avoir, enfermé dans les contradictions inhérentes
à la société de consommation naissante, manipulé par la publicité et la sphère financière dont
la seule fin, la seule « éthique », est la spéculation et le profit, coûte que coûte. Cette radicale
indignation personnaliste contre le capital n'empêche nullement de critiquer très vertement le
marxisme, qui aliène la personne, et nie toute forme de transcendance.
Dans un deuxième temps, Emmanuel Mounier met littéralement à pied les
dysfonctionnements et les scandales de la démocratie parlementaire de la III ème République.
En ce sens, la critique personnaliste n'est pas très éloignée de la dénonciation de la
« démocrasouille » de l'extrême-droite ou des non-conformistes. Mais cette critique devenait
récurrente -et justifiée dans une certaine mesure-, aboutissant dans sa forme antiparlementaire
aux troubles du 6 février 1934. Cette crise aura un impact très important sur Mounier, qui y
verra une rupture, une emblématique déchéance, et, partant, la nécessité d'un changement
politique, économique et spirituel.
27
Qui incitera d'ailleurs Emmanuel Mounier à écrire, dans le numéro 19 d' Esprit en 1934 « De la propriété
capitaliste à la propriété humaine ». 28
Et aussitôt partis, pour causes de divergences profondes sur la capacité du politique à changer réellement les
choses, notamment à cause de la montée en puissance de la technique. 29
Ayati, C. [1999], « L'économie selon Emmanuel Mounier, ou la rencontre du spirituel et du temporel », DEES,
n°116, juin, p. 60.
13
La critique personnaliste des insuffisances démocratiques aboutira à la critique du bourgeois,
« opposé du héro et du saint, figures idéales de plénitude et de dépassement, forme d'humanité
aplatie, appauvrie »30. Pour Mounier, il faut combattre « l'esprit bourgeois » qui consacre
l'individu, version amputée de la Personne, qu'il faut au contraire chercher à promouvoir.
Capitalisme et individualisme forment une sorte de conjuration du mensonge et de
l'apparence, contre l'humanisme et l'esprit de la Renaissance. Pour éviter la « mort de
l'homme » c'est tout le sens de l'engagement, de l'espérance et de l'utopie qu'il faut mobiliser,
et ne pas se laisser « assécher par la réalité »31.
2/ … à l'engagement dans la politique: le personnalisme, un réformisme.
Candide Moix, dans son livre consacré à la pensée de Mounier, notait que « la partie la plus
faible de son œuvre est sans doute sa pensée politique » , qu'il « n'a peut-être pas vu
suffisamment en fait qu'elle est aussi et surtout un jeu de forces, et que la bonne volonté
qu'une poignée d'hommes ne suffit pas à renverser un régime, à en édifier un nouveau ou à le
maintenir » [Moix, C. (1960), p. 328]. De là sans doute un idéalisme éloigné des « réalités du
terrain ». Nombre de chercheurs, personnalistes ou pas, virent pourtant dans ses positions très
dures, un choix politique clair de Mounier à gauche : Jean Lacroix, dans son livre intitulé
Socialisme paru en février 1945, reprenait le directeur d’Esprit disant qu’il y avait une « place
libre en France pour un socialisme neuf, pensé à la lumière d’un humanisme total, construit
par des hommes neufs »32
, Mounier concluant sans détour : « Esprit a le sentiment que, tout
en se situant au-delà du politique, il peut aussi et doit contribuer à susciter l’atmosphère
favorable à l’essor de ce travaillisme français » (Lacroix, J. (1945), p. 7). Ce qui, au passage,
marque une proximité assez intéressante avec la République du Travail développée par
l’économiste François Perroux, concevant la gauche moderne comme une sorte de
30
Conilh, J. [1966], Mounier, Presses universitaires de France, collection SUP Philosophes, Paris. p. 30. 31
Servier, J. [1967], Histoire de l'utopie, Éditions Gallimard, collection Idées NRF, p. 224. 32
Lacroix, J. [1945], Socialisme ?, Éditions du livre français, Paris.
14
travaillisme à la française33
et insistant sur la « valeur travail », condition sine qua non de
toute dignité des hommes, opposé à la spéculation et à la finance.
Plus radical encore, le livre de Michel Barlow, Le socialisme d’Emmanuel Mounier34
. Dans
l’introduction, l’auteur écrit ceci : « Faisant en 1944 le bilan de son activité et dressant un bref
historique de la revue Esprit, Emmanuel Mounier s’interrogeait sur la signification
proprement politique de sa pensée et du mouvement qu’il animait. Sans ambigüité, il
s’affirmait tout à fois socialiste et humaniste » [Barlow, M. (1971), p. 5]. Puis, il cite Mounier
: « nous avons découvert que le développement économique et social de l’Europe exigeait une
révolution profonde dans la ligne socialiste» [Barlow, M. (1971), p. 8]. Michel Barlow
conclue alors, citant encore Emmanuel Mounier : «il y a énormément à prendre dans le
marxisme», « l’armature des réprouvés ». [Barlow, M. (1971), p. 144).
Emmanuel Mounier « homme de gauche » ne suffit pourtant pas [Barlow, M. (1971), p. 8),
car, dans les métamorphoses politiques du concept personnaliste35
, la balance penche parfois
franchement à droite, puisque certains fascistes portugais dans les années 3036
, ou le dictateur
sud-vietnamien Ngo Dinh Diem, se sont réclamés, à un moment ou à un autre, de près ou de
loin, de la pensée personnaliste...
Il est donc parfaitement légitime de poser la question, qui reste ouverte, des pratique
politiques du personnalisme, de sa mise en action militante et engagée politiquement dans
différents secteurs de la société, comme l’économie sociale, l’éducation et la pédagogie
33
Partiellement repris par la Deuxième gauche de Michel Rocard, et le Parti socialiste Unifié (PSU) où
s'engagèrent de nombreux chrétiens de gauche, attirés par l'autogestion.
34 Barlow, M. [1971], Le socialisme d'Emmanuel Mounier, Éditions Privat, Toulouse.
35 Da Silva, D. et Guellec, R. (dir.), [2002], La personne à venir. Héritage et présence d'Emmanuel Mounier,
Éditions Au signe de la Licorne, Clermont-Ferrand.
36 Avec le fasciste engagé au côté des phalangistes franquistes dès 1937, Rolao Preto, par exemple.
15
(Mounier, E. (1949), p. 129)37
. Après la guerre, c'est un Mounier très éprouvé, très touché qui
assume ce penchant socialiste: les épreuves de l'épuration, les plaies de la Collaboration, les
nécessités de la reconstruction, obèrent toute tentative déraisonnable de penser les
changements dans la société, l'exigence de réalisme l'emportant sur toute autre forme de
considération. Si le jeune indigné du Court traité de la mythique de gauche s’attaque au bilan
spirituel du Front populaire, l’homme mûr meurtri par la guerre penche vers un socialisme
réformiste, parce que le socialisme infuse dans les cercles intellectuels de l'époque, comme
une nouvelle espérance, là encore, de fraternité, de partage et de liberté, après le cataclysme
totalitaire. Pour Mounier, il convient pourtant de rester ancré dans le réel, et de ne pas ajouté
aux illusions totalitaires, une forme de farce politique romantique.
Le personnalisme ne pouvant en effet se faire sans l'adhésion des personnes, sansleur
engagement, sans concertation et sans négociation, il devient dès lors lui-même une manière
de réformisme : « le droit ne se proclame pas ex-cathedra. Il se dégage lentement de la vie des
institutions et des mœurs », disait Mounier dans un article intitulé « Faut-il refaire la
Déclaration des Droits ? »38.
Le personnalisme, aujourd'hui aux prises avec le réel de la mondialisation et l'élargissement
des territoires de l’exercice –de l’emprise ?- de cette dernière, montre ses ambitions
raisonnables dans l'exercice de transformation sociale : circonscris à des domaines très précis,
ces expérimentations n'en montrent pas moins leur validité et leur cohérence : vouloir, fut-ce
par des moyens ridicules, l'accomplissement d'une œuvre reste toujours tout autre chose que
rêver à l'accomplissement d'un désir [Landsberg, P.-L. (1952), p. 110].
3/ L'utopie concrète personnaliste et la démocratie aujourd'hui : une espérance
37
Voir aussi les liens, possibles, entre les « pédagogies actives » qui autonomisent et responsabilisent l'élève,
comme celle développée par Maria Montessori, et le personnalisme.
38 Mounier, E. [1944], « Faut-il refaire la Déclaration des Droits ? Projet d'une déclaration des Droits des
personnes et des collectivités », revue Esprit, 13ème année, 1er
décembre, p. 118-127.
16
nécessaire ?
Le logiciel personnaliste39
mis en place par Emmanuel Mounier dans les années 30 se voit
donc imposé l'épreuve de la modernité. Comme l’écrivait pourtant Jean-Marie Domenach, la
pensée de Mounier « demeure souple, nuancée, elle refuse la doctrine et l’endoctrinement »40
.
Le personnalisme communautaire peut donc être considéré comme une idée toujours en
friche, donc potentiellement féconde, à condition d’être réinvestie et réinventée, puisqu’il
n’est ni une idéologie, pour reprendre Jean Lacroix41
, ni une philosophie, comme l’entend
Michel Richard42
, mais une « pensée pour l’action », pour reprendre Jean-François Petit,
inachevée43
et, par essence, work in progress. Ce logiciel donc est d'abord une puissante
machine à comprendre le réel. Débarrassé des « mystifications idéalistes » [Mounier, 1949 :
14], il permet d'identifier les carences de la démocratie moderne, en interrogeant trois de ses
défis actuels.
D'abord, la question de la légitimité en politique : cette dernière s'est notamment et
douloureusement posée début 2010, quand Herman van Rompuy, l'actuel président du conseil
de l'Union européenne, s'est vu reprocher très fermement son absence totale de légitimité
politique et les conditions de son arrivée au pouvoir44
. Les attaques portées contre lui par un
eurodéputé britanique ont fait le tour d'internet : « Who are you ? I've never heard of you!
Nobody in Europe have never heard of you! I would like to ask you, Mr. President: who voted
for you? Is this european democracy ? ». La manière est discutable, mais elle a le mérite de
ramener la question démocratique, initiale et fondatrice, celle de la légitimité, dans les sphères
du réel. Mounier lui-même avait compris que tout changement institutionnel d'importance
39
Da Silva, D. [2010], « Refaire le personnalisme : trois livres, et quelques propositions », Les Cahiers de
l'Atelier, avril-juin, n°525, p. 115-121. 40
In Emmanuel Mounier ou le combat du juste, [1968], Ducros Éditeur, Paris, p. 218. 41
Lacroix, J. [1972], Le personnalisme comme anti-idéologie, Presses universitaires de France, collection Le
philosophe, Paris. 42
Richard, M. [1986], La pensée contemporaine, les grands courants, Éditions Chronique sociale, Lyon, p. 108. 43
Petit, J.-F., Valléjo, R. (dir.) [2006], Agir avec Mounier. Une pensée pour l’Europe, Éditions Chronique
sociale, Lyon. 44
En séance plénière au Parlement européen, par le député britannique anti-européen Nigel Farage, le 24 février
2010.
17
dans l'après-guerre devait se penser à l'échelle européenne. De fait : qui oriente, aujourd’hui,
la gouvernance européenne et mondiale, et avec quel mandat, et quelle autorité ? Une
démocratie fragilisée par un manquement aussi grave ne saurait résister dignement et
efficacement à ce que le Conseil national de la Résistance appelait déjà les « puissances
d’argent ».
Ensuite, la question de la représentativité dans la démocratie: la crise économique actuelle, en
montrant la toute-puissance d'organismes non démocratiquement élus, les agences de
notation, signe la fin d'une certaine forme d'exercice de la souveraineté des citoyens, au
bénéfice de l'exercice discrétionnaire parce qu'opaque et partial des intérêts oligarchiques et
financiers sur ces mêmes citoyens, condamnés à n'être que les spectateurs de la fin d'un idéal
de contrôle démocratique. Cette situation de soumission, de résignation, le personnalisme l'a
combattu en son temps, dénonçant le simulacre démocratique comme symptôme d'une société
malade. Le contrôle démocratique des représentants d'une nation démocratique est donc
toujours posé, quand le mandat accordé se transforme souvent, par l'opération des prébendes
et des réseaux, en brevet d'inaction ou d'incompétence. En ce sens, le personnalisme revisite
et rafraîchit l'ethos politique : Charles Péguy déjà, dénonçant les orléanismes de son époque,
pointait du doigt ceux qui étaient devenus les « capitalistes d'eux-mêmes », rentiers à vie de
leurs propre situation45
. Dans la neuvième série des Cahiers de la Quinzaine, la sentence
péguyste est sans appel : « les âmes turpides vont aux turpitudes ; les âmes serviles vont aux
servitudes »46
. Cette révolution intérieure, personnelle, d'inspiration éminemment paulinienne,
donc exigeante, appelle des changements de comportements politiques profonds, et oblige à
penser autrement sa vie qu'en terme « bourgeois » : l’ego des politiques a toujours été, il est
vrai, mais leur mise en scène en temps de crise, et l’absence trop souvent visible de prise sur
45
Coutel, C. [2011], L'hospitalité chez Charles Péguy, Éditions Desclée de Brouwer, collection Religion et
Politique, Paris. 46
Péguy, C. [1907], De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne, devant les accidents de la
gloire temporel, in Oeuvres complètes, Tome 1, La Pleiade, Paris.
18
les mécanismes économiques globaux tendent à opposer de plus en plus une classe politique
professionnelle et un société civile en mal de représentation.
Enfin, la question des valeurs à l'ère de la mondialisation : qu'en est-il des valeurs véhiculées
par la mondialisation financière ? Opacité, cynisme, absence de complexes, satisfaction
immédiat du bien-être, court-termisme, défiance de l'humain et de la personne, mépris pour
les faibles, arrogance, les « valeurs » véhiculées par la pensée économique ambiante
s'installent pourtant, désormais dans le cadre, démocratique pour l'instant, des institutions
européennes et mondiales. Mounier l'avait bien compris qui disait « qu'il n'y a pas d'abus de
pouvoir, il y a le pouvoir, qui abuse par nature »47
. La démarche personnaliste oppose alors
l'espérance au fatalisme, la communauté conviviale à l'enfermement communautariste, la
cohérence et le lien social à l'individualisme marchand, la patience à la frénésie, les repères à
la dispersion, la frugalité à la fausse abondance. Il s'agit bien de construire une démocratie
respectueuse des personnes et de leur épanouissement, en produisant des acteurs, des citoyens
libres, structurés dans la durée, privilégiant solidité et stabilité. Là sont les valeurs portées par
une alternative qualitative à « l’hyper-festivité » permanente48
du monde actuel.
Mounier ne prétendait donc pas seulement refaire la Renaissance : il voulait aussi et surtout
« refaire continuellement la démocratie », la sachant perpétuellement menacée, fragilisée,
remise en cause49
. Cette tentation de Mounier de penser une démocratie personnaliste, à son
époque, trouve un écho pertinent dans la crise qui s'est installé dans le monde depuis 2007.
Pour lui, la démocratie serait « tout régime qui met le souci de la personne humaine à la base
de toutes les institutions publiques »50. La société actuelle serait-elle alors en manque
47
Mounier, E. [1937], Anarchisme et personnalisme, in Oeuvres complètes, tome 1, Éditions du Seuil, Paris.
48 Muray, P. [1999], Après l'Histoire, Éditions Les Belles Lettres, Paris, p. 14-17.
49 Goisis, G. [2011], « Emmanuel Mounier, laico davvero », Dialoghi, educare oggi, fra risorse, urgenze e
speranza, anno XI, marzo, p.98.
50 Mounier, E. [1938], « Pour une démocratie personnaliste », Le voltigeur, n°3, 2 novembre, in Bulletin des
Amis d'Emmanuel Mounier, n°100, octobre 2010, p. 38.
19
d'utopie ?51
Ces questions sont-elles vraiment déraisonnables et utopiques, quand elles sont
pourtant la base de tout exercice démocratique du pouvoir ?
CONCLUSION
Le personnalisme serait donc, à défaut d'une définition plus précise, une « utopie positive »,
une « espérance raisonnable », non-idéologique, libératrice et formatrice, parce que toujours
en élaboration. Il ne saurait se réduire à une simple posture de résistance à l'air du temps ; il
est bien plus qu'une métaphysique52
, peut-être même est-il l'essence d'une « intuition
prophétique ». Il est sans nul doute perspective de transformation sociale s'inscrivant dans
l'action, et dans la recherche de « bonnes pratiques », politiques, syndicales, économiques,
capables d'apporter des solutions, durables et éthiques, aux problèmes posés à nos sociétés qui
doivent se réinventer sans cesse pour rester des « société à vivre »53.
Mounier a ainsi montré son exigence de réalisme dans son projet de « Déclaration des droits
des personnes et des collectivités », qui s'est révélée au final assez percutant : «Les droits du
travail prévalent en toute circonstance sur les droits du capital. Le pouvoir économique ne
peut être assumé que par le travail. Le profit économique doit rémunérer pleinement le travail
responsable avant de dédommager le capital irresponsable. » dans un contexte marqué par la
Libération, et l'esprit du Conseil national de la Résistance. Alors ? Alors l'optimisme tragique.
Voilà sans doute, à la suite du philosophe espagnol Miguel de Unamuno, une autre
interprétation de l'espérance raisonnable portée et défendue par le personnalisme dans le cadre
d'une volonté de renouvellement et de consolidation de la démocratie: utopie structurante,
parce qu'il grandit les personnes en leur donnant les clés d'une conversion, difficile mais
nécessaires à des changements beaucoup plus importants. Utopie structurante, parce qu'il ne
cache pas que l'affrontement est incontournable lui aussi : « Exister personnellement, c'est
aussi et souvent savoir dire non, protester, s'arracher. » [Mounier, E. (1949), p. 59]. En tenant
51
Perret, B. [2009], Une société en mal d'utopie, Éditions Desclée de Brouwer, Paris. 52
Ou même une mystique, pour reprendre, encore une fois, Charles Péguy... 53
Leroux, A. [1999], Une société à vivre. Refonder le personnalisme, Presses universitaires de France, Paris.
20
un discours d'exigence et de vérité, c'est-à-dire le plus difficile, c'est-à-dire le seul qui vaille
dans les périodes de crise conformément à l'exigence personnaliste, en ne dissimulant aucune
difficulté dans l'approche personnaliste de la société, en faisant confiance aux personnes et en
se fiant à leur sens de l'engagement, bref, en ayant foi en elles, Emmanuel Mounier trace les
linéaments d'un homme renaissant dans une démocratie personnaliste, d'une condition
personnelle et humaine, citoyenne, engagée et généreuse54
.
« La démocratie a plus que jamais besoin d'une armature institutionnelle solide, de règles du
jeu reconnues et d'instance de médiation structurées – y compris des partis politique, trop
souvent dénigrés. Or, l'un des effets négatifs de l'idéologie économique est de susciter la
tentation permanente d'instrumentaliser les institutions, de les manipuler en vue d'atteindre
des objectifs immédiats. Pour conserver leur capacité de structuration de la vie collective, les
institutions ont besoin d'être incarnées par des responsables crédibles et respectés [Perret,
2009 : 11]. Finalement, à l'aulne de la crise qui s'installe, peut-être le personnalisme est-il en
train de devenir une utopie nécessaire, qui pose des questions nécessaires, et oblige à un
engagement nécessaire.
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