le nouveau régime - storage.googleapis.com...le multiculturalisme comme religion politique...

20
Boréal COLLECTION PAPIERS COLLÉS LE NOUVEAU RÉGIME ESSAIS SUR LES ENJEUX DÉMOCRATIQUES ACTUELS Mathieu Bock-Côté

Upload: others

Post on 18-Feb-2021

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • BoréalC O L L E C T I O N PA P I E R S C O L L É S

    LE NOUVEAU RÉGIME ESSAIS SUR LES ENJEUX

    DÉMOCRATIQUES ACTUELS

    Mathieu Bock-Côté

  • Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

    Montréal (Québec) h2j 2l2www.edi tions bo real.qc.ca

  • Le Nouveau Régime

  • du même auteur

    La Dénationalisation tranquille. Mémoire, identité et multicultura-lisme dans le Québec postréférendaire, Boréal, 2007.

    La Cité identitaire (codirection avec Jacques Beauchemin), Mont-réal, Athéna et Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie, 2007.

    Fin de cycle. Aux origines du malaise politique québécois, Boréal, 2012.

    Exercices politiques, VLB éditeur, 2013.

    Indépendance. Les conditions du renouveau (avec Charles-Philippe Courtois, Guillaume Marois, Guillaume Rousseau et Patrick Sabourin), VLB éditeur, 2014.

    Le Multiculturalisme comme religion politique, Cerf, 2016.

  • Mathieu Bock-Côté

    Le Nouveau RégimeEssais sur les enjeux démocratiques actuels

    BoréalCOLLECTION PAPIERS COLLÉS

  • © Les Éditions du Boréal 2017Dépôt légal: 1er trimestre 2017Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

    Bock-Côté, Mathieu, 1980-

    Le Nouveau Régime: essais sur les enjeux démocratiques actuels

    (Collection Papiers collés) Comprend des références bibliographiques

    isbn 978-2-7646-2419-7

    1. Identité collective. 2. Individu et société. 3. Démocratie. I. Titre. II. Collection: Col-lection Papiers collés.

    hm753.b62 2017 305 c2016-942349-2

    isbn papier 978-2-7646-2419-7

    isbn pdf 978-2-7646-3419-6

    isbn epub 978-2-7646-4419-5

  • À mon père, à ma mère, qui viennent d’un monde

    qui ne méritait pas qu’on en dise tant de mal.

  • Les vieux tyrans évoquaient le passé. Les nou-

    veaux tyrans évoqueront l’avenir.

    G. K. Chesterton

  • introduction 11

    introduction

    Le nouveau régime

    Un régime nouveau est toujours impatient d’af-

    fermir son autorité en détruisant les fondements

    du régime ancien.

    Raymond Aron

    Nous sommes aujourd’hui convaincus de connaître la vraie nature de la démocratie. Nous connaissons ses promesses, nous voulons les tenir. La chute du mur de Berlin aurait dis-sipé les dernières ambiguïtés concernant son programme. Une longue recherche, commencée il y a très longtemps, celle du meilleur régime politique, aurait enfin abouti. C’était d’ail-leurs l’avis de Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire et le dernier homme1, son plus célèbre ouvrage, généralement mal compris. Dans cet ouvrage, Fukuyama ne prophétisait certainement pas la fin de l’histoire, à la manière d’un stade final de l’humanité enfin parvenue à une situation idyllique où chacun ne s’occuperait désormais qu’à jouir de ses droits.

    1. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992.

  • 12 le nouveau régime

    Fukuyama n’annonçait pas non plus une humanité délivrée du mal et touchée par la grâce de la rédemption. Mais la grande enquête menée d’un philosophe à l’autre et d’une époque à l’autre trouverait enfin une réponse convaincante et définitive, et le meilleur régime serait maintenant connu. Il s’agirait, pour le dire succinctement, du fondamentalisme des droits de l’homme conjugué au culte de la diversité et à l’éco-nomie de marché. Les aspirations humaines les plus fonda-mentales y seraient satisfaites. L’humanité serait sur la bonne voie. Il faudrait seulement la perfectionner, lui permettre de s’accomplir. Le progrès ne nous aurait pas trompés. On ne discuterait plus des fondements de la société: on se contente-rait de la réformer paisiblement ou activement. C’est ainsi aussi qu’on comprendra la judiciarisation du politique: les grands principes fondant nos sociétés seraient reconnus et clairement déterminés, il s’agirait seulement de les appli-quer correctement et rigoureusement. De là aussi le passage à une conception technicienne du politique: une fois que les grandes finalités collectives sont définitivement établies, il ne faut plus les discuter et il ne reste plus qu’à les appliquer.

    Évidemment, les passions politiques ne seraient pas assé-chées une fois pour toutes, mais elles ne risqueraient plus d’engloutir la cité et de pousser les hommes aux extrêmes. Probablement qu’il y aurait encore des sectes politiques dans les marges de la société, parce que, de tout temps, on trouve des hommes au tempérament radical qui rêvent de s’immoler pour un monde idéal ou qui cultivent le romantisme de la violence politique2: ils ne seraient plus vraiment entendus et

    2. Roger Caillois a écrit sur le rôle des «sectes» dans les sociétés libé-rales apaisées. Voir Instinct et Société, Paris, Gonthier, 1964, p. 61-114. D’ailleurs, nous nous représentons la fanatisation islamiste à travers le concept de radicalisation, qui permet de le départiculariser et de dénoncer plus vastement les personnalités qui n’accepteraient pas la modération propre à la société libérale.

  • introduction 13

    seraient condamnés à végéter dans un activisme théorique ou un militantisme stérile, ne rejoignant plus l’homme commun de quelque manière que ce soit. On ne comprend tout simple-ment plus ce qu’on pourrait appeler les sentiments politiques traditionnels, qui se sont laissés engloutir dans l’histoire et qui nous sont devenus inintelligibles. La simple idée du sacrifice pour la patrie est désormais incompréhensible: comme on l’a vu au moment des plus récentes commémorations de la Pre-mière Guerre mondiale, là où les générations précédentes voyaient des héros, nous voyons désormais des victimes. La révolution, pour peu qu’on parle encore ainsi, ne serait plus à l’horizon mais derrière nous, et il s’agirait d’en tirer toutes les conséquences pour donner un nouvel élan à l’émancipation humaine: ce serait la révolution de l’égalité et de la diversité.

    Un nouveau régime a pris forme. Évidemment, aucune société n’est intégralement acceptée, et le nouveau régime trouve quand même quelques contradicteurs. Alors, que faire d’eux? La réponse est simple: chaque fois qu’on verra surgir des mouvements politiques témoignant de quelque scepti-cisme devant les promesses du nouveau régime, on les accu-sera de surgir du passé et de souhaiter nous y ramener, à la manière de forces régressives qu’il faudrait chasser de la cité pour éviter que ne se réveillent ce qu’on appellera de «vieux démons» (ou, en d’autres mots, ce qui est encore vivant du monde d’hier et contredit le monde d’aujourd’hui). Les seules passions admises seront celles qui poussent à la déconstruction de la civilisation occidentale pensée comme héritage. Le nouveau régime en a même fait sa mission histo-rique: déconstruire tout ce qui rappelle le monde ancien ou témoigne de sa persistance dans le nouveau. Pour l’accomplir pleinement, il faudra liquider ce qui en reste.

    Tout régime met en scène un espace public où seront débattues les grandes questions dont il autorise la mise en scène politique. Et un nouveau régime qui s’installe redessine les contours de l’espace public; il distingue les contradicteurs

  • 14 le nouveau régime

    légitimes des autres. Les premiers s’accommodent fondamen-talement de la vision du monde sur laquelle le régime repose. Ce sont des opposants modérés, qui ont d’ailleurs à cœur de se distinguer de ceux qui ne le sont pas et qui s’efforcent de s’adapter aux critères changeants et quelquefois imprévisibles de la respectabilité politique. Ils donnent des gages à l’idéolo-gie dominante, ils rappellent qu’ils l’acceptent et qu’ils ne la remettent en question que dans ses excès, ses dérives. Ce n’est pas le cas des seconds, qui la contestent. Il suffit de penser au traitement politico-médiatique de questions comme l’immi-gration ou les «droits des minorités» pour s’en convaincre. Très rapidement, si on ne donne pas de gages à l’idéologie dominante, on sent le soufre, on dégage une odeur nauséa-bonde.

    Le nouveau régime a tout intérêt à présenter son implan-tation comme une bénédiction. Il doit d’abord réclamer le monopole du bien et montrer comment, dans l’histoire humaine, il annonce une ère radicalement nouvelle. Il marque une césure dans l’histoire et se réclame d’une promesse sublime: il est éclairé par une révélation sur la nature humaine, jusqu’alors étouffée et désormais prête pour son émancipation définitive. La révélation sur laquelle repose le nouveau régime actuel est simple: l’humanité est engagée dans une phase d’émancipation sans précédent. L’homme se délivre de vieilles entraves, il s’affranchit du poids du passé, il peut enfin naître à une liberté pleine et entière grâce à la liqui-dation de tous les préjugés. Même s’il y a encore beaucoup de chemin à faire avant de vivre dans une société absolument libre et absolument égalitaire, nous avons enfin la marche à suivre et le cadre politique pour y arriver. La politique s’ac-compagne inévitablement d’un récit historique.

    On résumera ainsi son programme: la démocratie se mondialise, l’identité se diversifie, les mœurs traditionnelles se dissolvent, les sociétés occidentales font pénitence de leurs fautes passées, les minorités sexuelles et culturelles accèdent

  • introduction 15

    enfin à la reconnaissance publique et les droits de l’homme refondent intimement et profondément le pacte politique occidental. De la gauche, du centre ou de la droite, nous com-munions dans une même célébration de notre époque lumi-neuse. Enfin, nous y sommes parvenus: nous voilà citoyens dans un régime idéal, et nos démocraties sont seulement ryth-mées par l’extension périodique des droits aux différentes catégories de citoyens qui se découvrent discriminées et exi-gent une réparation matérielle et symbolique à laquelle les gouvernants cèdent naturellement, sans jamais se questionner sur la nature de ces revendications.

    D’ailleurs, lorsque nos pays sont attaqués par le terro-risme islamiste, on se convainc aisément que ce sont les prin-cipes de la démocratie tels que nous les concevons qui sont agressés. C’est moins la France ou la Grande-Bretagne qui sont attaqués que la démocratie et la liberté. C’est ce qu’on pourrait appeler une conception désincarnée de l’histoire: nous n’existons plus qu’à travers les principes généraux dont nous nous réclamons, mais nous ne savons plus défendre une forme de vie particulière3. C’est le paradoxe de notre temps: alors que nous assistons à un retour du tragique sur la scène de l’histoire et dans le registre de la politique étrangère, nous continuons de pratiquer une forme d’irénisme diversitaire dans la vie interne des sociétés occidentales, où le processus d’indifférenciation et de déconstruction du monde d’hier se poursuit sans tolérer la moindre halte ou le moindre signe de prudence.

    Nous sommes devant un nouveau principe de légitimité qui fonde un nouveau régime. Il prétend accomplir la démo-cratie, mais, en fait, il la trahit. Il faut le décrypter. Dans cet ouvrage, j’ai rassemblé des études et des essais que j’ai consa-

    3. Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.

  • 16 le nouveau régime

    crés aux différentes facettes de ce nouveau régime. Je les ai divisés en quatre parties.

    La première partie fait le pont entre mon ouvrage intitulé Le Multiculturalisme comme religion politique (Éditions du Cerf, 2016) et celui-ci: elle est consacrée à la question iden-titaire — je cherche à y approfondir ma réflexion sur ses nom-breuses dimensions. On parle beaucoup de cette question, mais on prend rarement la peine d’en définir les termes. Il s’agit évidemment d’une question vitale dans le monde contemporain: grâce à elle, on peut enfin réfléchir aux fon-dements de la communauté politique sans se laisser enfermer dans la seule hypothèse contractualiste, qui a tendance à abo-lir conceptuellement tout ce qu’on ne peut pas formaliser juridiquement dans la communauté politique. On renoue, en d’autres mots, avec une philosophie historique de la commu-nauté politique qui ne congédie pas la notion de contrat mais qui l’équilibre avec celle d’héritage. Une conception histo-rique de la communauté politique ne considère pas les hommes comme de purs sujets libéraux mais comme des êtres incarnés, inscrits dans une communauté de culture et d’histoire, traversés par des passions et cherchant à les civiliser. Dans cette partie, donc, je réfléchis à la place des cultures his-toriques dans une société qui ne sait plus les penser ni recon-naître leurs droits.

    La deuxième section est consacrée à ce qu’on appelle de plus en plus la question anthropologique. Notre époque croit aux droits de l’homme, on le sait. Mais elle ne parvient jamais à définir l’homme à qui sont attachés ces droits. Si on com-prend bien les mouvements sociaux les plus radicaux, qui bénéficient comme d’habitude de la faveur médiatique, l’homme n’existe, en quelque sorte, que dans l’indétermina-tion la plus pure. Disons-le autrement: l’homme ne s’accom-plirait qu’en cédant au fantasme de l’autoengendrement. Plus il se désincarnera, plus il sera libre. Plus il se déracinera, plus il s’émancipera et s’épanouira. L’individu hors sol a des

  • introduction 17

    droits mais n’a que des droits: il flotte, il est en état d’apesan-teur historique et il réclame le droit de se métamorphoser au rythme de ses désirs, sans jamais subir de quelque manière les contraintes imposées par la nature ou par l’histoire. Mais l’homme sans limites ne risque-t-il pas la déshumanisation?

    La troisième partie s’intéresse au nouveau visage de la démocratie: de quelle manière le nouveau régime concrétise-t-il cet idéal? Derrière la permanence des mots, on assiste à une transformation en profondeur de la pratique politique, d’autant que les formes historiques classiques qui encadraient la vie collective se sont progressivement décomposées. D’ail-leurs, assistons-nous vraiment, comme certains le répètent avec un acharnement fascinant, à la fin des idéologies? Le discours gestionnaire qui écrase la vie publique ne masque-t-il pas une idéologie puissante qui cherche à refaçonner le monde selon ses commandements? Ne faudrait-il pas plutôt révéler les conflits idéologiques qui structurent profondé-ment notre époque, mais que nous ne parvenons souvent pas à nommer, tellement nous sommes prisonniers de catégories idéologiques désuètes qui nous enferment dans les seuls para-mètres de l’État social et de la mondialisation heureuse?

    Quant à la dernière section, elle rassemble des essais sur des personnes que je qualifierais de dissidents admirables. Il s’agit évidemment d’intellectuels qui ont cherché, d’une manière ou d’une autre, à penser les fondements du régime dans lequel nous vivons en allant au-delà de la légende enchantée de ses origines qu’il nous propose. Quel est le visage de la dissidence idéologique contemporaine? Cette dissidence est d’autant plus importante qu’elle témoigne souvent de pré-occupations populaires étouffées ou qui ne percent dans l’es-pace public qu’à la manière de traces du monde ancien qu’il faudrait éradiquer. Cette section est complétée par un petit texte final, en forme d’épilogue, où je propose une réflexion sur le nouvel art de la dissidence exigé par le nouveau régime qui pèse sur nous.

  • 18 le nouveau régime

    En un mot, je propose ici une sociologie du nouveau régime dans lequel nous vivons. On pourra aussi y voir un exercice de philosophie politique.

  • le multiculturalisme de droit divin 19

    première partie

    L’utopie diversitaire

  • 20 l’utopie diversitaire

    Introduction: Le nouveau régimePremière partie: L’utopie diversitaire