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Alphonse Daudet

Le Nabab

BeQ

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Alphonse Daudet(1840-1897)

Le Nabab

Roman de mœurs parisiennes

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection À tous les vents

Volume 84 : version 2.1

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Du même auteur, à la Bibliothèque :

La Belle-NivernaiseTartarin de TarasconTartarin sur les AlpesLa Belle-Nivernaise

Le petit ChoseSapho

Lettres de mon moulinRose et Ninette, et autres histoires

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Le Nabab

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Il y a cent ans, Lesage écrivait ceci en tête de Gil Blas :« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des

caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ceslecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre.J’en fais un aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommestelle qu’elle est... »

Toute distance gardée entre le roman de Lesage et le mien, c’est une déclaration dumême genre que j’aurais désiré mettre à la première page du Nabab, dès sa publication.Plusieurs raisons m’en ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eûttrop l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention. Puis, j’étais loinde me douter qu’un livre écrit avec des préoccupations purement littéraires pût acquérirainsi tout d’un coup cette importance anecdotique et me valoir une telle nuéebourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne s’est vu. Pas uneligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même un personnage en silhouette qui nesoit devenu motif à allusions, à protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer sesgrands dieux que son roman n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, à l’aide delaquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison. Il faut que tous ces types aientvécu, comment donc ! qu’ils vivent encore, identiques de la tête aux pieds... Monpavon estun tel, n’est-ce pas ?... La ressemblance de Jenkins est frappante... Celui-ci se fâche d’enêtre, tel autre de n’en être pas, et cette recherche du scandale aidant, il n’est pas jusqu’àdes rencontres de noms, fatales dans le roman moderne, des indications de rues, desnuméros de maisons choisis au hasard, qui n’aient servi à donner une sorte d’identité àdes êtres bâtis de mille pièces et en définitive absolument imaginaires.

L’auteur a trop de modestie pour prendre tout ce bruit à son compte. Il sait la partqu’ont eue dans cela les indiscrétions amicales ou perfides des journaux ; et sansremercier les uns plus qu’il ne convient, sans en vouloir aux autres outre mesure, il serésigne à sa tapageuse aventure comme à une chose inévitable et tient seulement àhonneur d’affirmer, sur vingt ans de travail et de probité littéraires, que cette fois, pasplus que les autres, il n’avait cherché cet élément de succès. En feuilletant ses souvenirs,ce qui est le droit et le devoir de tout romancier, il s’est rappelé un singulier épisode duParis cosmopolite d’il y a quinze ans. Le romanesque d’une existence éblouissante etrapide, traversant en météore le ciel parisien, a évidemment servi de cadre au Nabab, àcette peinture des mœurs de la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation,d’aventures connues, que chacun était en droit d’étudier et de rappeler, quelle fantaisierépandue, que d’inventions, que de broderies, surtout quelle dépense de cette observationcontinuelle, éparse, presque inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d’écrivainsd’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte du travail « cristallisant » qui transportedu réel à la fiction, de la vie au roman, les circonstances les plus simples, il suffiraitd’ouvrir le Moniteur officiel de février 1864 et de comparer certaine séance du corpslégislatif au tableau que j’en donne dans mon livre. Qui aurait pu supposer qu’après tantd’années écoulées ce Paris à la courte mémoire saurait reconnaître le modèle primitif

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dans l’idéalisation que le romancier en a faite et qu’il s’élèverait des voix pour accuserd’ingratitude celui qui ne fut point certes « le commensal assidu » de son héros, maisseulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en qui la vérité se photographierapidement et qui ne peut jamais effacer de son souvenir les images une fois fixées ?

J’ai connu le « vrai Nabab » en 1864. J’occupais alors une position semi-officielle quim’obligeait à mettre une grande réserve dans mes visites à ce fastueux et accueillantLevantin. Plus tard je fus lié avec un de ses frères mais à ce moment-là le pauvre Nabab sedébattait au loin dans des buissons d’épines cruelles et l’on ne le voyait plus à Paris querarement. Du reste il est bien gênant pour un galant homme de compter ainsi avec lesmorts et de dire : « Vous vous trompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a passouvent vu chez lui. » Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en parlant du fils de la mèreFrançoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le rendre sympathique et que le reproched’ingratitude me paraît de toute façon une absurdité. Cela est si vrai que bien des genstrouvent le portrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là ma réponse estfort simple : « Jansoulet m’a fait l’effet d’un brave homme ; mais en tout cas, si je metrompe, prenez-vous-en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livrémon roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance garantie. »

Quant à Mora, c’est autre chose. On a parlé d’indiscrétion, de défection politique...Mon Dieu, je ne m’en suis jamais caché. J’ai été, à l’âge de vingt ans, attaché du cabinetdu haut fonctionnaire qui m’a servi de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel gravepersonnage politique je faisais. L’administration elle aussi a dû garder un singuliersouvenir de ce fantastique employé à crinière mérovingienne, toujours le dernier venu aubureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander descongés ; avec cela d’un naturel indépendant, les mains nettes de toute cantate, et si peuinféodé à l’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à son cabinet, le futur attachécrut devoir déclarer avec une solennité juvénile et touchante « qu’il était légitimiste ».

« L’Impératrice l’est aussi », répondit l’Excellence en souriant d’un grand airimpertinent et tranquille. C’est avec ce sourire-là que je l’ai toujours vu, sans avoir besoinpour cela de regarder par le trou des serrures, et c’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimaità se montrer, dans son attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire s’occupera de l’hommed’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort loin à la fiction de mon drame, le mondainqu’il était et qu’il voulait être, assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplud’être présenté ainsi.

Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant, ces déclarations faites en toute franchise,retournons bien vite au travail. On trouvera ma préface un peu courte et les curieux yauront en vain cherché le piment attendu. Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page,elle est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais surtout qu’ellesvous empêchent d’écrire des livres.

ALPHONSE DAUDET.

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I

Les malades du docteur Jenkins

Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l’œil

brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandussur un vaste collet d’habit, carrée d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustredocteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidjié et de l’ordre distingué de CharlesIII d’Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, présidentfondateur de l’œuvre de Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à basearsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864, l’homme le plus occupé deParis, s’apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisées’ouvrit au premier étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demandatimidement :

« Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle tête de savant et

d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud peignoirblanc entrevu derrière les tentures soulevées comme on devinait bien une de ces passionsconjugales tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la soliditéde ses liens.

« Non, madame Jenkins... » Il aimait à lui donner ainsi publiquement son titred’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là une intime satisfaction, une sorte d’acquit deconscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante... « Non, ne m’attendez pas cematin. Je déjeune place Vendôme.

– Ah ! oui... le Nabab », dit la belle Mme Jenkins avec une nuance très marquée derespect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ;puis, après un peu d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries,elle chuchota rien que pour le docteur :

« Surtout n’oubliez pas ce que vous m’avez promis. »C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir, car au rappel de cette

promesse les sourcils de l’apôtre se froncèrent, son sourire se pétrifia, toute sa figure pritune expression d’incroyable dureté ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de leurs

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riches malades, ces physionomies de médecins à la mode deviennent expertes à mentir.Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il répondit en montrant une rangée de dentséblouissantes :

« Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite et fermezvotre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »

Oui, le brouillard était froid, mais blanc comme de la vapeur de neige, et, tendu

derrière les glaces du grand coupé, il égayait de reflets doux le journal déplié dans lesmains du docteur. Là-bas, dans les quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Pariscommerçant et ouvrier, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde auxgrandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voituresmaraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachée,effiloquée, éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre. Elle imbibe lesblouses frissonnantes, les waterproofs jetés sur les jupes de travail ; elle se fond à toutesles haleines, chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, serépand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elleinonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu. Voilà pour quoi il enreste si peu dehors. Mais dans cette portion de Paris espacée et grandiose, où demeurait laclientèle de Jenkins, sur ces larges boulevards plantés d’arbres, ces quais déserts, lebrouillard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec des légèretés et desfloconnements de ouate. C’était fermé, discret, presque luxueux, parce que le soleilderrière cette paresse de son lever commençait à répandre des teintes doucementpourprées, qui donnaient à la brume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés l’aspectd’une mousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On aurait dit un grand rideauabritant le sommeil tardif et léger de la fortune, épais rideau où rien ne s’entendait que lebattement discret d’une porte cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelotsd’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du souffle court et haletant de leurberger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins commençant sa tournée de chaquejour.

D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay tout à côté de l’ambassaded’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palaisayant son entrée principale rue de Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deuxhautes murailles revêtues de lierre, reliées entre elles par d’imposants arcs de voûte, lecoupé fila comme une flèche, annoncé par deux coups d’un timbre retentissant quitirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son journal semblait l’avoir plongé. Puis lesroues amortirent leur bruit sur le sable d’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégantcircuit, contre le perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en rotonde. Dans laconfusion du brouillard, on apercevait une dizaine de voitures rangées en ligne, et le longd’une avenue d’acacias, tout secs en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettesde palefreniers anglais promenant à la main les chevaux de selle du duc. Tout révélait unluxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.

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« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi », se dit Jenkins envoyant la file où son coupé prenait place ; mais, certain de ne pas attendre, il gravit, la têtehaute, d’un air d’autorité tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tantd’ambitions frémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.

Dès l’antichambre, élevée et sonore comme une église et que deux grands feux de bois,en dépit des calorifères brûlant nuit et jour, emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe decet intérieur arrivait par bouffées tièdes et capiteuses. Cela tenait à la fois de la serre et del’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des boiseries blanches, des marbresblancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé ni d’enfermé, et pourtant une atmosphèreégale faite pour entourer quelque existence rare, affinée et nerveuse. Jenkinss’épanouissait à ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes enfants » lesuisse poudré, au large baudrier d’or, les valets de pied en culotte courte, livrée or et bleutous debout pour lui faire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleinede cris aigus et de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clairrembourré d’un tapis épais comme une pelouse, conduisant aux appartements du duc.Depuis six mois qu’il venait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne s’était pas encore blasésur l’impression toute physique de gaieté, de légèreté que lui causait l’air de cette maison.

Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire de l’Empire, rien ne sentait icil’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses. Le duc n’avait consenti àaccepter ses hautes dignités de ministre d’État, président du conseil, qu’à la condition dene pas quitter son hôtel ; il n’allait au ministère qu’une heure ou deux par jour, le tempsde donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre àcoucher. En ce moment, malgré l’heure matinale, le salon était plein. On voyait là desfigures graves, anxieuses, des préfets de province aux lèvres rases, aux favorisadministratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurspréfectures, des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des députés aux alluresimportantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels sedétachait çà et là la grêle tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller depréfecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout, assis,groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte ferméesur leur destin, par laquelle ils sortiraient tout à l’heure triomphants ou la tête basse.Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venuque l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de la porteaccueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.

« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre du duc.Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement ironique, l’huissier

murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts personnagesattendant depuis une heure que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.

Un bruit de voix, un jet de lumière... Jenkins venait d’entrer chez le duc ; il n’attendaitjamais, lui.

Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure bleue dont les douceursde reflet affinaient une tête énergique et hautaine, le président du conseil faisait dessinersous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et

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donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un projet de loi.« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes... Bonjour, Jenkins... Je suis

à vous. »Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont les croisées,

ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux aspects deParis, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs commetracés à l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit très bas, élevé dequelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieusesdorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte dufroid poussée jusqu’à l’excès, des sièges divers, chaises longues, chauffeuses, répandus unpeu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaientl’ameublement de cette chambre célèbre où se traitent les plus graves questions et aussiles plus légères avec le même sérieux d’intonation. Au mur, un beau portrait de laduchesse ; sur la cheminée, un buste du duc œuvre de Félicia Ruys, qui avait eu au récentSalon les honneurs d’une première médaille.

« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en s’approchant, pendantque le costumier ramassait ses dessins de modes, épars sur tous les fauteuils.

– Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvé un peu pâle hier soir aux Variétés.– Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté... Vos perles me font un effet du

diable... Je me sens une vivacité, une verdeur... Quand je pense comme j’étais fourbu il y asix mois. »

Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tête sur la fourrure du ministre d’État, àl’endroit où le cœur bat chez le commun des hommes. Il écouta un moment pendant quel’Excellence continuait à parler sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères desa distinction.

« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare bronzé qui riait si fortsur le devant de votre avant-scène ?...

– C’était le Nabab, monsieur le duc... Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question ence moment.

– J’aurais dû m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pourlui... Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?

– Je le connais... C’est-à-dire je le soigne... Merci mon cher duc, j’ai fini. Tout va bienpar là... En arrivant à Paris, il y a un mois, le changement de climat l’avait un peu éprouvé.Il m’a fait appeler, et depuis m’a pris en grande amitié... Ce que je sais de lui, c’est qu’il aune fortune colossale, gagnée à Tunis, au service du bey, un cœur loyal, une âmegénéreuse, où les idées d’humanité.

– À Tunis ?... interrompit le duc fort peu sentimental et humanitaire de sa nature...Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?

– Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si près... Pour eux, tout riche étranger est unnabab, n’importe d’où il vienne !... Celui-ci du reste a bien le physique de l’emploi, unteint cuivré, des yeux de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je necrains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est à lui que je dois, – icile docteur prit un air modeste – que je dois d’avoir enfin pu constituer l’œuvre de

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Bethléem pour l’allaitement des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout àl’heure, le Messager, je crois, appelle « la grande pensée philanthropique du siècle. »

Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait. Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avec des phrases de réclame.

« Il faut qu’il soit très riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite lethéâtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-l’Héry lui monte uneécurie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux... C’est de l’argent, tout cela. »

Jenkins se mit à rire :« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez beaucoup, ce pauvre Nabab.

Arrivant ici avec la ferme volonté de devenir Parisien, homme du monde, il vous a prispour modèle en tout, et je ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudier son modèle deplus près.

– Je sais, je sais... Monpavon m’a déjà demandé de me l’amener... Mais je veuxattendre, je veux voir... Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut segarder... Mon Dieu, je ne dis pas... Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théâtredans un salon...

– Justement Mme Jenkins compte donner une petite fête le mois prochain. Si vousvouliez nous faire l’honneur...

– J’irai très volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le cas où votre Nababserait là, je ne m’opposerais pas à ce qu’il me fût présenté. »

À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte.« M. le ministre de l’Intérieur est dans le salon bleu... Il n’a qu’un mot à dire à Son

Excellence... M. le préfet de police attend toujours en bas, dans la galerie.– C’est bien, dit le duc, j’y vais... Mais je voudrais en finir avant avec ce costume.

Voyons, père chose, qu’est-ce que nous décidons pour ces ruches ? À revoir docteur... Rienà faire, n’est-ce pas, que continuer les perles ?

– Continuer les perles », dit Jenkins en saluant, et il sortit, tout radieux des deuxbonnes fortunes qui lui arrivaient en même temps, l’honneur de recevoir le duc et leplaisir d’obliger son cher Nabab. Dans l’antichambre, la foule des solliciteurs qu’iltraversa était encore plus nombreuse qu’à son entrée ; de nouveaux venus s’étaient jointsaux patients de la première heure d’autres montaient l’escalier, affairés et tout pâles, etdans la cour, les voitures continuaient à arriver, à se ranger en cercle sur deux rangs,gravement, solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes sediscutait là-haut avec non moins de solennité.

« Au cercle », dit Jenkins à son cocher. Le coupé roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place de la Concorde, qui

n’avait déjà plus le même aspect que tout à l’heure. Le brouillard s’écartait vers le Garde-Meuble et le temple grec de la Madeleine laissant deviner çà et là l’aigrette blanche d’unjet d’eau l’arcade d’un palais, le haut d’une statue, les massifs des Tuileries, groupésfrileusement près des grilles. Le voile non soulevé, mais déchiré par places, découvrait desfragments d’horizon ; et l’on voyait sur l’avenue menant à l’Arc de Triomphe, des breaks

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passer au grand trot chargés de cochers et de maquignons, des dragons de l’impératrice,des guides chamarrés et couverts de fourrures s’en aller deux par deux en longues files,avec un cliquetis de mors, d’éperons, des ébrouements de chevaux frais, tout celas’éclairant d’un soleil encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrant par masses,comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier.

Jenkins descendit à l’angle de la rue Royale. Du haut en bas de la grande maison dejeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis, aérant les salons où flottait la buéedes cigares, où des monceaux de cendre fine tout embrasée s’écroulaient au fond descheminées, tandis que sur les tables vertes, encore frémissantes des parties de la nuit,brûlaient quelques flambeaux d’argent dont la flamme montait toute droite dans lalumière blafarde du grand jour. Le bruit, le va-et-vient s’arrêtaient au troisième étage, oùquelques membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre était le marquis deMonpavon, chez qui Jenkins se rendait.

« Comment ! c’est vous, docteur ?... Diable emporte !... Quelle heure est-il donc ?...Suis pas visible.

– Pas même pour le médecin ?– Oh ! pour personne... Question de tenue, mon cher... C’est égal, entrez tout de

même... Chaufferez les pieds un moment pendant que Francis finit de me coiffer. »Jenkins pénétra dans la chambre à coucher, banale comme tous les garnis, et

s’approcha du feu sur lequel chauffaient des fers à friser de toutes les dimensions, tandisque dans le laboratoire à côté, séparé de la chambre par une tenture algérienne, lemarquis de Monpavon s’abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Desodeurs de patchouli, de cold-cream, de corne et de poils brûlés s’échappaient de l’espacerestreint ; et de temps en temps, quand Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyaitune immense toilette chargée de mille petits instruments d’ivoire, de nacre et d’acier,limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de cosmétiques, étiquetés,rangés, alignés, et parmi tout cet étalage, maladroite et déjà tremblante une main devieillard, sèche et longue, soignée aux ongles comme celle d’un peintre japonais, quihésitait au milieu de ces quincailleries menues et de ces faïences de poupée.

Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliquée de ses occupationsdu matin, Monpavon causait avec le docteur, racontait ses malaises, le bon effet desperles, qui le rajeunissaient, disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendrele duc de Mora, tellement il lui avait pris ses façons de parler. C’étaient les mêmesphrases inachevées, terminées en « ps... ps... ps... » du bout des dents, des « machin », des« chose », intercalés à tout propos dans le discours, une sorte de bredouillementaristocratique fatigué, paresseux, où se sentait un mépris profond pour l’art vulgaire de laparole. Dans l’entourage du duc, tout le monde cherchait à imiter cet accent, cesintonations dédaigneuses avec une affectation de simplicité.

Jenkins, trouvant la séance un peu longue, s’était levé pour partir :« Adieu, je m’en vais... On vous verra chez le Nabab ?– Oui, je compte y déjeuner... promis de lui amener chose, machin, comment donc ?...

Vous savez, pour notre grosse affaire... ps... ps... ps... Sans quoi je me dispenserais bien d’yaller... vraie ménagerie, cette maison-là... »

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L’Irlandais, malgré sa bienveillance, convint que la société était un peu mêlée chez sonami. Mais quoi ! Il ne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre homme.

« Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur... Au lieu de consulter lesgens d’expérience... ps... ps... ps... premier écornifleur venu. Avez-vous vu chevaux queBois-l’Héry lui a fait acheter ? De la roustissure ces bêtes-là. Et il les a payées vingt millefrancs. Parions que Bois-l’Héry les a eues pour six mille.

– Oh ! fi donc... un gentilhomme ! » dit Jenkins avec l’indignation d’une belle âme serefusant à croire au mal.

Monpavon continua sans avoir l’air d’entendre :« Tout ça parce que les chevaux sortaient de l’écurie de Mora.– C’est vrai que le duc lui tient au cœur, à ce cher Nabab. Aussi je vais le rendre bien

heureux en lui apprenant... »Le docteur s’arrêta, embarrassé.« En lui apprenant quoi, Jenkins ? »Assez penaud, Jenkins dut avouer qu’il avait obtenu de Son Excellence la permission

de lui présenter son ami Jansoulet. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’un long spectre, auvisage flasque, aux cheveux, aux favoris multicolores, s’élança du cabinet dans lachambre, croisant de ses deux mains sur un cou décharné mais très droit un peignoir desoie claire à pois violets, dont il s’enveloppait comme un bonbon dans sa papillote. Ce quecette physionomie héroï-comique avait de plus saillant, c’était un grand nez busqué toutluisant de cold-cream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair pour la paupière lourdeet plissée qui le recouvrait. Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-là.

Vraiment il fallait que Monpavon fût bien ému pour se montrer ainsi dépourvu de toutprestige. En effet, les lèvres blanches, la voix changée, il s’adressa au docteur vivement,sans zézayer cette fois, et tout d’un trait :

« Ah çà ! mon cher, pas de farce entre nous, n’est-ce pas ?... Nous nous sommesrencontrés tous les deux devant la même écuelle ; mais je vous laisse votre part ;j’entends que vous me laissiez la mienne. » Et l’air étonné de Jenkins ne l’arrêta pas.« Que ceci soit dit une fois pour toutes. J’ai promis au Nabab de le présenter au duc, ainsique je vous ai présenté jadis. Ne vous mêlez donc pas de ce qui me regarde seul. »

Jenkins mit la main sur son cœur, protesta de son innocence. Il n’avait jamais eul’intention... Certainement Monpavon était trop l’ami du duc, pour qu’un autre...Comment avait-il pu supposer ?...

« Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais toujours froid. J’aivoulu seulement avoir une explication très nette avec vous à ce sujet. »

L’Irlandais lui tendit sa main large ouverte.« Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre gens d’honneur.– D’honneur est un grand mot, Jenkins... Disons gens de tenue... Cela suffit. »Et cette tenue, qu’il invoquait comme suprême frein de conduite, le rappelant tout à

coup au sentiment de sa comique situation, le marquis offrit un doigt à la poignée demain démonstrative de son ami et repassa dignement derrière son rideau, pendant quel’autre s’en allait, pressé de reprendre sa tournée.

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Quelle magnifique clientèle il avait, ce Jenkins ! Rien que des hôtels princiers, des

escaliers chauffés, chargés de fleurs à tous leurs étages, des alcôves capitonnées etsoyeuses, où la maladie se faisait discrète, élégante, où rien ne sentait cette main brutalequi jette sur un lit de misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Ce n’étaitpas à vrai dire des malades, ces clients du docteur irlandais. On n’en aurait pas voulu dansun hospice. Leurs organes n’ayant pas même la force d’une secousse, le siège de leur malne se trouvait nulle part, et le médecin penché sur eux aurait cherché en vain lapalpitation d’une souffrance dans ces corps que l’inertie, le silence de la mort habitaientdéjà. C’étaient des épuisés, des exténués, des anémiques, brûlés par une vie absurde maisla trouvant si bonne encore qu’ils s’acharnaient à la prolonger. Et les perles Jenkinsdevenaient fameuses, justement pour ce coup de fouet donné aux existences surmenées.

« Docteur, je vous en conjure, que j’aille au bal ce soir ! disait la jeune femme anéantiesur sa chaise longue et dont la voix n’était plus qu’un souffle.

– Vous irez, ma chère enfant. »Et elle y allait, et jamais elle n’avait paru plus belle.« Docteur, à tout prix, dussé-je en mourir, il faut que demain matin je sois au conseil

des ministres. »Il y était, et il en rapportait un triomphe d’éloquence et de diplomatie ambitieuse.

Après... oh ! après, par exemple... Mais n’importe ! jusqu’au dernier jour, les clients deJenkins circulaient, se montraient, trompaient l’égoïsme dévorant de la foule. Ilsmouraient debout, en gens du monde.

Après mille détours dans la Chaussée-d’Antin, les Champs-Élysées, après avoir visitétout ce qu’il y avait de millionnaire ou de titré dans le faubourg Saint-Honoré, le médecinà la mode arriva à l’angle du Cours-la-Reine et de la rue François-Ier, devant une façadearrondie qui tenait le coin du quai, et pénétra au rez-de-chaussée dans un intérieur qui neressemblait en rien à ceux qu’il traversait depuis le matin. Dès l’entrée, des tapisseriescouvrant les murs, de vieux vitraux coupant de lanières de plomb un jour discret etmélangé, un saint gigantesque en bois sculpté qui faisait face à un monstre japonais auxyeux saillants, au dos couvert d’écailles finement tuilées, indiquaient le goût imaginatif etcurieux d’un artiste. Le petit domestique qui vint ouvrir tenait en laisse un lévrier arabeplus grand que lui.

« Madame Constance est à la messe, dit-il, et mademoiselle est dans l’atelier, touteseule... Nous travaillons depuis six heures du matin », ajouta l’enfant avec un bâillementlamentable que le chien attrapa au vol et qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose auxdents aiguës.

Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement dans la chambre du ministred’État, tremblait un peu en soulevant la tenture qui masquait la porte de l’atelier restéeouverte. C’était un superbe atelier de sculpture, dont la façade en coin arrondissait toutun côté vitré, bordé de pilastres, une large baie lumineuse opalisée en ce moment par lebrouillard. Plus ornée que ne le sont d’ordinaire ces pièces de travail, que les souillures duplâtre, les ébauchoirs, la terre glaise, les flaques d’eau font ressembler à des chantiers demaçonnerie, celle-ci ajoutait un peu de coquetterie à sa destination artistique. Des plantes

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vertes dans tous les coins, quelques bons tableaux accrochés au mur nu, et çà et là –portées par des consoles en chêne – deux ou trois œuvres de Sébastien Ruys, dont ladernière, exposée après sa mort, était couverte d’une gaze noire.

La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, la fille du célèbre sculpteur, connue déjà elle-même par deux chefs-d’œuvre, le buste de son père et celui du duc de Mora, se tenait aumilieu de l’atelier, en train de modeler une figure. Serrée dans une amazone de drap bleuà long plis, un fichu de Chine roulé autour de son cou comme une cravate de garçon, sescheveux noirs et fins, groupés sans apprêt sur la forme antique de sa petite tête, Féliciatravaillait avec une ardeur extrême, qui ajoutait à sa beauté la condensation, leresserrement de tous les traits d’une expression attentive et satisfaite. Mais cela changeatout de suite à l’arrivée du docteur.

« Ah ! c’est vous, dit-elle brusquement, comme éveillée d’un rêve... On a doncsonné ?... Je n’avais pas entendu. »

Et dans l’ennui, la lassitude répandus subitement sur cet adorable visage, il ne restaplus d’expressif et de brillant que les yeux, des yeux où l’éclat factice des perles Jenkinss’avivait d’une sauvagerie de nature.

Oh ! comme la voix du docteur se fit humble et condescendante en lui répondant :« Votre travail vous absorbe donc bien, ma chère Félicia ?... C’est nouveau ce que vous

faites là ?... Cela me paraît très joli. »Il s’approcha de l’ébauche encore informe, d’où sortait vaguement un groupe de deux

animaux, dont un lévrier qui détalait à fond de train avec une lancée vraimentextraordinaire.

« L’idée m’en est venue cette nuit... J’ai commencé à travailler à la lampe... C’est monpauvre Kadour qui ne s’amuse pas », dit la jeune fille en regardant d’un air de bontécaressante le lévrier à qui le petit domestique essayait d’écarter les pattes pour lesremettre à la pose.

Jenkins remarqua paternellement qu’elle avait tort de se fatiguer ainsi, et lui prenantle poignet avec des précautions ecclésiastiques :

« Voyons, je suis sûr que vous avez la fièvre. »Au contact de cette main sur la sienne, Félicia eut un mouvement presque répulsif.« Laissez... laissez... vos perles n’y peuvent rien... Quand je ne travaille pas, je

m’ennuie ; je m’ennuie à mourir, je m’ennuie à tuer ; mes idées sont de la couleur decette eau qui coule là-bas, saumâtre et lourde... Commencer la vie, et en avoir le dégoût !C’est dur... J’en suis réduite à envier ma pauvre Constance, qui passe ses journées sur sachaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule au passé dont elle sesouvient... Je n’ai pas même cela, moi, de bons souvenirs à ruminer... Je n’ai que letravail... le travail ! »

Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantôt avec l’ébauchoir, tantôt avec sesdoigts, qu’elle essuyait de temps en temps à une petite éponge posée sur la selle de boissoutenant le groupe ; de telle sorte que ses plaintes, ses tristesses, inexplicables dans unebouche de vingt ans et qui avait au repos la pureté d’un sourire grec, semblaient proféréesau hasard et ne s’adresser à personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, troublé,malgré l’attention évidente qu’il prêtait à l’ouvrage de l’artiste, ou plutôt à l’artiste elle-

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même, à la grâce triomphante de cette fille, que sa beauté semblait avoir prédestinée àl’étude des arts plastiques.

Gênée par ce regard admiratif qu’elle sentait posé sur elle, Félicia reprit :« À propos, vous savez que je l’ai vu, votre Nabab... On me l’a montré vendredi dernier

à l’Opéra.– Vous étiez à l’Opéra vendredi ?– Oui... Le duc m’avait envoyé sa loge. »Jenkins changea de couleur.« J’ai décidé Constance à m’accompagner. C’était la première fois depuis vingt-cinq

ans, depuis sa représentation d’adieu, qu’elle entrait à l’Opéra. Ça lui a fait un effet.Pendant le ballet surtout, elle tremblait, elle rayonnait, tous ses anciens triomphespétillaient dans ses yeux. Est-on heureux d’avoir des émotions pareilles... Un vrai type, ceNabab. Il faudra que vous me l’ameniez. C’est une tête qui m’amuserait à faire.

– Lui, mais il est affreux !... Vous ne l’avez pas bien regardé.– Parfaitement, au contraire. Il était en face de nous... Ce masque d’Éthiopien blanc

serait superbe en marbre. Et pas banal, au moins, celui-là... D’ailleurs, puisqu’il est si laidque ça, vous ne serez pas aussi malheureux que l’an dernier quand je faisais le buste deMora... Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins, à cette époque !

– Pour dix années d’existence, murmura Jenkins d’une voix sombre, je ne voudraisrecommencer ces moments-là... Mais cela vous amuse, vous, de voir souffrir.

– Vous savez bien que rien ne m’amuse », dit-elle en haussant les épaules avec uneimpertinence suprême.

Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle s’enfonça dans une de ces activitésmuettes par lesquelles les vrais artistes échappent à eux-mêmes et à tout ce qui lesentoure.

Jenkins fit quelques pas dans l’atelier, très ému, la lèvre gonflée d’aveux qui n’osaientpas sortir, commença deux ou trois phrases demeurées sans réponse ; enfin, se sentantcongédié, il prit son chapeau et marcha vers la porte.

« Ainsi, c’est entendu... Il faut vous l’amener.– Qui donc ?– Mais le Nabab... C’est vous qui à l’instant même...– Ah ! oui... fit l’étrange personne dont les caprices ne duraient pas longtemps,

amenez-le si vous voulez ; je n’y tiens pas autrement. »Et sa belle voix morne, où quelque chose semblait brisé, l’abandon de tout son être

disaient bien que c’était vrai, qu’elle ne tenait à rien au monde.Jenkins sortit de là très troublé le front assombri. Mais, sitôt dehors, il reprit sa

physionomie riante et cordiale, étant de ceux qui vont masqués dans les rues. La matinées’avançait. La brume, encore visible aux abords de la Seine, ne flottait plus que parlambeaux et donnait une légèreté vaporeuse aux maisons du quai, aux bateaux dont on nevoyait pas les roues, à l’horizon lointain dans lequel le dôme des Invalides planait commeun aérostat doré dont le filet aurait secoué des rayons. Une tiédeur répandue, lemouvement du quartier disaient que midi n’était pas loin, qu’il sonnerait bientôt aubattant de toutes les cloches.

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Avant d’aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtant une autre visite à faire. Mais celle-là paraissait l’ennuyer beaucoup. Enfin, puisqu’il l’avait promis ! Et résolument :

« 68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes », dit-il en sautant dans sa voiture.Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l’adresse deux fois ; le cheval lui-même eut

une petite hésitation comme si la bête de prix, la fraîche livrée se fussent révoltées à l’idéed’une course dans un faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais sibrillant où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout de même, sans encombre,au bout d’une rue provinciale inachevées et à la dernière de ses bâtisses, un immeuble àcinq étages, que la rue semblait avoir envoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvaitcontinuer de ce côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues attendant des constructionsprochaines ou remplis de matériaux de démolitions, avec des pierres de taille, de vieillespersiennes posées sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immenseossuaire de tout un quartier abattu.

D’innombrables écriteaux se balançaient au-dessus de la porte décorée d’un grandcadre de photographies blanc de poussière, auprès duquel Jenkins resta un moment enarrêt. L’illustre médecin était-il donc venu si loin pour se faire faire un portrait-carte ? Onaurait pu le croire, à l’attention qui le retenait devant cet étalage dont les quinze ou vingtphotographies représentaient la même famille en des allures, des poses et des expressionsdifférentes : un vieux monsieur, le menton soutenu par une haute cravate blanche, uneserviette de cuir sous le bras, entouré d’une nichée de jeunes filles coiffées en nattes ouen boucles, de modestes ornements sur leurs robes noires. Quelquefois le vieux monsieurn’avait posé qu’avec deux de ses fillettes ; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettesse dessinait, solitaire, le coude sur une colonne tronquée, la tête penchée sur un livre,dans une pose naturelle et abandonnée. Mais en somme c’était toujours le même motifavec des variantes, et il n’y avait pas dans la vitrine d’autre monsieur que le vieuxmonsieur à cravate blanche, pas d’autres figures féminines que celles de ses nombreusesfilles.

« Les ateliers dans la maison, au cinquième », disait une ligne dominant le cadre.Jenkins soupira, mesura de l’œil la distance qui séparait le sol du petit balcon là-haut,près des nuages ; puis il se décida à entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravateblanche et une majestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur de l’étalage.Interrogé, celui-ci répondit que M. Maranne habitait en effet le cinquième : « Mais,ajouta-t-il avec un sourire engageant, les étages ne sont pas hauts. » Sur cetencouragement, l’Irlandais se mit à monter un escalier étroit et tout neuf avec des palierspas plus grands qu’une marche, une seule porte par étage, et des fenêtres coupées quilaissaient voir une cour aux pavés tristes et d’autres cages d’escalier, toutes vides ; une deces affreuses maisons modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs sans le sou etdont le plus grand inconvénient consiste en des cloisons minces qui font vivre tous leshabitants dans une communauté de phalanstère. En ce moment, l’incommodité n’étaitpas grande, le quatrième et le cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si leslocataires y étaient tombés du ciel.

Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en cuivre annonçait « M. JOYEUSE,expert en écritures », le docteur entendit un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de

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pas étourdis qui l’accompagnèrent jusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissementphotographique.

C’est une des surprises de Paris que ces petites industries perchées dans des coins etqui ont l’air de n’avoir aucune communication avec le dehors. On se demande commentvivent les gens qui s’installent dans ces métiers-là, quelle providence méticuleuse peutenvoyer par exemple des clients à un photographe logé au cinquième dans des terrainsvagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des Écritures à tenir au comptable dudessous. Jenkins, en se faisant cette réflexion, sourit de pitié, puis entra tout droit commel’y invitait l’inscription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on n’abusait guère de lapermission... Un grand garçon à lunettes, en train d’écrire sur une petite table, les jambesentortillées d’une couverture de voyage, se leva précipitamment pour venir au-devant duvisiteur que sa myopie l’avait empêché de reconnaître.

« Bonjour, André... dit le docteur tendant sa main loyale.– Monsieur Jenkins !– Tu vois, je suis bon enfant comme toujours... Ta conduite envers nous, ton

obstination à vivre loin de tes parents commandaient à ma dignité une grande réserve ;mais ta mère a pleuré. Et me voilà. »

Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier dont les murs nus, les meublesrares, l’appareil photographique tout neuf, la petite cheminée à la prussienne, neuveaussi, et n’ayant jamais vu le feu, s’éclairaient désastreusement sous la lumière droite quitombait du toit de verre. La mine tirée, la barbe grêle du jeune homme, à qui la couleurclaire de ses yeux, la hauteur étroite de son front, ses cheveux longs et blonds rejetés enarrière donnaient l’air d’un illuminé, tout s’accentuait dans le jour cru ; et aussi l’âprevouloir de ce regard limpide qui fixait Jenkins froidement et d’avance opposait à toutesses raisons, à toutes ses protestations, une invincible résistance.

Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s’en apercevoir :« Tu le sais, mon cher André... Du jour où j’ai épousé ta mère, je t’ai regardé comme

mon fils. Je comptais te laisser mon cabinet, ma clientèle, te mettre le pied dans un étrierdoré, heureux de te voir suivre une carrière consacrée au bien de l’humanité... Tout à coupsans dire pourquoi, sans te préoccuper de l’effet qu’une pareille rupture pourrait avoir auxyeux du monde, tu t’es écarté de nous, tu as laissé là tes études, renoncé à ton avenir pourte lancer dans je ne sais quelle vie déroutée, entreprendre un métier ridicule, le refuge etle prétexte de tous les déclassés.

– Je fais ce métier pour vivre... C’est un gagne-pain en attendant.– En attendant quoi ? la gloire littéraire ? »Il regardait dédaigneusement le griffonnage épars sur la table.« Mais tout cela n’est pas sérieux, et voici ce que je viens te dire : une occasion s’offre

à toi, une porte à deux battants ouverte sur l’avenir... L’œuvre de Bethléem est fondée...Le plus beau de mes rêves humanitaires a pris corps... Nous venons d’acheter une superbevilla à Nanterre pour installer notre premier établissement. C’est la direction, c’est lasurveillance de cette maison que j’ai songé à te confier comme à un autre moi-même. Unehabitation princière, des appointements de chef de division et la satisfaction d’un servicerendu à la grande famille humaine... Dis un mot et je t’emmène chez le Nabab, chez

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l’homme au grand cœur qui fait les frais de notre entreprise... Acceptes-tu ?– Non, dit l’autre si sèchement que Jenkins en fut décontenancé.– C’est bien cela... Je m’attendais à ce refus en venant ici, mais je suis venu quand

même. J’ai pris pour devise : « Faire le bien sans espérance. » Et je reste fidèle à madevise... Ainsi, c’est entendu... tu préfères à l’existence honorable, digne, fructueuse que jeviens te proposer, une vie de hasard sans issue et sans dignité... »

André ne répondit rien ; mais son silence parlait pour lui.« Prends garde... tu sais ce qu’entraînera cette décision, un éloignement définitif, mais

tu l’as toujours désiré... Je n’ai pas besoin de te dire, continua Jenkins que briser avecmoi, c’est rompre aussi avec ta mère. Elle et moi ne faisons qu’un. »

Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puis dit avec effort :« S’il plaît à ma mère de venir me voir ici, j’en serai certes bien heureux... mais ma

résolution de sortir de chez vous, de n’avoir plus rien de commun avec vous estirrévocable.

– Et au moins diras-tu pourquoi ? »Il fit signe que « non », qu’il ne le dirait pas.Pour le coup, l’Irlandais eut un vrai mouvement de colère. Toute sa figure prit une

expression sournoise, farouche, qui aurait bien étonné ceux qui ne connaissaient que lebon et loyal Jenkins : mais il se garda bien d’aller plus loin dans une explication qu’ilcraignait peut-être autant qu’il la désirait.

« Adieu, fit-il du seuil en retournant à demi la tête... Et ne vous adressez jamais ànous.

– Jamais... » répondit son beau-fils d’une voix ferme.Cette fois, quand le docteur eut dit à Joë : « Place Vendôme », le cheval, comme s’il

avait compris qu’on allait chez le Nabab, agita fièrement ses gourmettes étincelantes, et lecoupé partit à fond de train, transformant en soleil chaque essieu de ses roues... « Venir siloin pour chercher une réception pareille ! Une célébrité du temps traitée ainsi par cebohème ! Essayez donc de faire le bien !... » Jenkins écoula sa colère dans un longmonologue de ce genre ; puis tout à coup se secouant : « Ah ! bah... » Et ce qui restait desoucieux à son front se dissipa vite sur le trottoir de la place Vendôme. Midi sonnaitpartout dans le soleil. Sorti de son rideau de brume, Paris luxueux, réveillé et debout,commençait sa journée tourbillonnante. Les vitrines de la rue de la Paix resplendissaient.Les hôtels de la place paraissaient s’aligner fièrement pour les réceptions d’après-midi ; ettout au bout de la rue Castiglione aux blanches arcades, les Tuileries sous un beau rayond’hiver, dressaient des statues grelottantes, roses de froid, dans le dénuement desquinconces.

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II

Un déjeuner place Vendôme

Ils n’étaient guère plus d’une vingtaine ce matin-là dans la salle à manger du Nabab,

une salle à manger en chêne sculpté, sortie la veille de chez quelque grand tapissier, quidu même coup avait fourni les quatre salons en enfilade entrevus dans une porte ouverte,les tentures du plafond, les objets d’art, les lustres, jusqu’à la vaisselle plate étalée sur lesdressoirs, jusqu’aux domestiques qui servaient. C’était bien l’intérieur improvisé, dès ladescente du chemin de fer, par un gigantesque parvenu pressé de jouir. Quoiqu’il n’y eûtpas autour de la table la moindre robe de femme, un bout d’étoffe claire pour l’égayer,l’aspect n’en était pas monotone, grâce au disparate, à la bizarrerie des convives, deséléments de tous les mondes, des échantillons d’humanité détachés de toutes les races,en France, en Europe, dans l’univers entier, du haut en bas de l’échelle sociale. D’abord, lemaître du logis, espèce de géant – tanné, hâlé, safrané, la tête dans les épaules – à qui sonnez court et perdu dans la bouffissure du visage, ses cheveux crépus massés comme unbonnet d’astrakan sur un front bas et têtu, ses sourcils en broussaille avec des yeux dechapard embusqué donnaient l’aspect féroce d’un Kalmouck, d’un sauvage de frontièresvivant de guerre et de rapines. Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue et double,qu’un sourire adorable de bonté épanouissait, relevait, retournait tout à coup, tempéraitd’une expression à la saint Vincent de Paul cette laideur farouche, cette physionomie sioriginale qu’elle en oubliait d’être commune. Et pourtant l’extraction inférieure setrahissait d’autre façon par la voix, une voix de marinier du Rhône, éraillée et voilée, oùl’accent méridional devenait plus grossier que dur, et deux mains élargies et courtes,phalanges velues, doigts carrés et sans ongles, qui, posées sur la blancheur de la nappe,parlaient de leur passé avec une éloquence gênante. En face, de l’autre côté de la table,dont il était un des commensaux habituels, se tenait le marquis de Monpavon, mais unMonpavon qui ne ressemblait en rien au spectre maquillé, aperçu plus haut, un hommesuperbe et sans âge, grand nez majestueux, prestance seigneuriale, étalant un largeplastron de linge immaculé, qui craquait sous l’effort continu de la poitrine à se cambreren avant, et se bombait chaque fois avec le bruit d’un dindon blanc qui se gonfle, ou d’unpaon qui fait la roue. Son nom de Monpavon lui allait bien.

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De grande famille, richement apparenté, mais ruiné par le jeu et les spéculations,l’amitié du duc de Mora lui avait valu une recette générale de première classe.Malheureusement sa santé ne lui avait pas permis de garder ce beau poste, – les gensbien informés disaient que sa santé n’y était pour rien – et depuis un an il vivait à Paris,attendant d’être guéri, disait-il, pour reprendre sa position. Les mêmes gens assuraientqu’il ne la retrouverait jamais, et que même, sans de hautes protections... Du reste lepersonnage important du déjeuner ; cela se sentait à la façon dont les domestiques leservaient, dont le Nabab le consultait, l’appelant « monsieur le marquis, » comme à laComédie-Française, moins encore par déférence que par fierté, pour l’honneur qui enrejaillissait sur lui-même. Plein de dédain pour l’entourage, M. le marquis parlait peu, detrès haut, et comme en se penchant vers ceux qu’il honorait de sa conversation. De tempsen temps, il jetait au Nabab, par-dessus la table, quelques phrases énigmatiques pourtous.

« J’ai vu le duc hier... M’a beaucoup parlé de vous à propos de cette affaire... Voussavez, chose... machin... Comment donc ?

– Vraiment ?... Il vous a parlé de moi ? » Et le bon Nabab, tout glorieux, regardaitautour de lui avec des mouvements de tête tout à fait risibles, ou bien il prenait l’airrecueilli d’une dévote entendant nommer Notre Seigneur.

« Son Excellence vous verrait avec plaisir entrer dans la... ps... ps... ps... dans la chose.– Elle vous l’a dit ?– Demandez au gouverneur... l’a entendu comme moi. »Celui qu’on appelait le gouverneur, Paganetti de son vrai nom, était un petit homme

expressif et gesticulant, fatigant à regarder, tellement sa figure prenait d’aspects divers enune minute. Il dirigeait la Caisse territoriale de la Corse, une vaste entreprise financière,et venait dans la maison pour la première fois, amené par Monpavon ; aussi occupait-ilune place d’honneur. De l’autre côté du Nabab, un vieux, boutonné jusqu’au menton dansune redingote sans revers à collet droit comme une tunique orientale, la face tailladée demille petites éraillures, une moustache blanche coupée militairement. C’était Brahim-Bey, le plus vaillant colonel de la régence de Tunis, aide de camp de l’ancien bey qui avaitfait la fortune de Jansoulet. Les exploits glorieux de ce guerrier se montraient écrits enrides, en flétrissures de débauche, sur sa lèvre inférieure sans ressort, comme détendue,ses yeux sans cils, brûlés et rouges. Une de ces têtes qu’on voit au banc des accusés dansles affaires à huis clos. Les autres convives s’étaient assis pêle-mêle, au hasard del’arrivée, de la rencontre, car le logis s’ouvrait à tout le monde, et le couvert était mischaque matin pour trente personnes.

Il y avait là le directeur du théâtre que le Nabab commanditait. Cardailhac, renommépour son esprit presque autant que pour ses faillites, ce merveilleux découpeur qui, touten détachant les membres d’un perdreau, préparait un de ses bons mots et le déposaitavec une aile dans l’assiette qu’on lui présentait. C’était un ciseleur plutôt qu’unimprovisateur, et la nouvelle manière de servir les viandes à la russe et préalablementdécoupées, lui avait été fatale en lui enlevant tout prétexte à un silence préparatoire.Aussi, disait-on généralement qu’il baissait. Parisien, d’ailleurs, dandy jusqu’au bout desongles, et, comme il s’en vantait lui-même, « pas gros comme ça de superstition par tout

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le corps », ce qui lui permettait de donner des détails très piquants sur les femmes de sonthéâtre à Brahim-Bey, qui l’écoutait comme on feuillette un mauvais livre, et de parlerthéologie au jeune prêtre son plus proche voisin, un curé de quelque petite bourgademéridionale, maigre et le teint brûlé comme le drap de sa soutane, avec les pommettesardentes, le nez pointu, tout en avant des ambitieux, et disant à Cardailhac, très haut, surun ton de protection, d’autorité sacerdotale :

« Nous sommes très contents de M. Guizot... Il va bien, il va très bien... c’est uneconquête pour l’Église. »

À côté de ce pontife au rabat ciré, le vieux Schwalbach, le fameux marchand detableaux, montrait sa barbe de prophète, jaunie par places comme une toison malpropreses trois paletots aux tons moisis, toute cette tenue lâchée et négligente qu’on luipardonnait au nom de l’art, et parce qu’il était de bon goût d’avoir chez soi dans un tempsoù la manie des galeries remuait déjà des millions, l’homme le mieux placé pour cestransactions vaniteuses. Schwalbach ne parlait pas, se contentant de promener autour delui son énorme monocle en forme de loupe et de sourire dans sa barbe devant lessinguliers voisinages que faisait cette tablée unique au monde. C’est ainsi que M. deMonpavon avait tout près de lui – et il fallait voir comme la courbe dédaigneuse de sonnez s’accentuait à chaque regard dans cette direction – le chanteur Garrigou, un « pays »de Jansoulet, ventriloque distingué, qui chantait Figaro dans le patois du Midi et n’avaitpas son pareil pour les imitations d’animaux. Un peu plus loin, Cabassu, un autre« pays », petit homme court et trapu, au cou de taureau, aux biceps michelangesques, quitenait à la fois du coiffeur marseillais et de l’hercule de foire, masseur, pédicure,manucure, et quelque peu dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avec l’aplombd’un charlatan qu’on reçoit le matin et qui sait les petites infirmités, les misères intimesde l’intérieur où il se trouve. M. Bompain complétait ce défilé des subalternes, classés dumoins dans une spécialité, Bompain, le secrétaire, l’intendant, l’homme de confiance,entre les mains de qui toutes les affaires de la maison passaient ; et il suffisait de voircette attitude solennellement abrutie cet air vague, ce fez turc posé maladroitement surcette tête d’instituteur de village pour comprendre à quel personnage des intérêts commeceux du Nabab avaient été abandonnés.

Enfin, pour remplir les vides parmi ces figures esquissées, la turquerie ! DesTunisiens, des Marocains, des Égyptiens, des Levantins ; et, mêlée à cet élément exotique,toute une bohème parisienne et multicolore de gentilshommes décavés, d’industrielslouches, de journalistes vidés, d’inventeurs de produits bizarres, de gens du Mididébarqués sans un sou, tout ce que cette grande fortune attirait, comme la lumière d’unphare, de navires perdus à ravitailler, ou de bandes d’oiseaux tourbillonnant dans le noir.Le Nabab admettait ce ramassis à sa table par bonté, par générosité, par faiblesse, par unegrande facilité de mœurs, jointe à une ignorance absolue, par un reste de ces mélancoliesd’exilé, de ces besoins d’expansion qui lui faisaient accueillir, là-bas, à Tunis, dans sonsplendide palais du Bardo, tout ce qui débarquait de France, depuis le petit industrielexportant des articles de Paris, jusqu’au fameux pianiste en tournée, jusqu’au consulgénéral.

En écoutant ces accents divers, ces intonations étrangères brusquées ou

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bredouillantes, en regardant ces physionomies si différentes, les unes violentes, barbares,vulgaires, d’autres extra-civilisées, fanées, boulevardières, comme blettes, les mêmesvariétés, se trouvant dans le service, où des « larbins » sortis la veille de quelque bureau,l’air insolent, têtes de dentistes ou de garçons de bains, s’affairaient parmi des Éthiopiensimmobiles et luisants comme des torchères de marbre noir, il était impossible de direexactement où l’on se trouvait ; en tout cas, on ne se serait jamais cru place Vendôme, enplein cœur battant et centre de vie de notre Paris moderne. Sur la table, mêmedépaysement de mets exotiques, de sauces au safran ou aux anchois, d’épicescompliquées de friandises turques, de poulets aux amandes frites ; cela, joint à la banalitéde l’intérieur, aux dorures de ses boiseries, au tintement criard des sonnettes neuves,donnait l’impression d’une table d’hôte de quelque grand hôtel de Smyrne ou de Calcutta,ou d’une luxueuse salle à manger de paquebot transatlantique, le Péreire ou le Sinaï.

Il semble que cette diversité de convives – j’allais dire de passagers – dût rendre lerepas animé et bruyant. Loin de là. Ils mangeaient tous nerveusement, silencieusement,en s’observant du coin de l’œil, et même les plus mondains, ceux qui paraissaient le plus àl’aise, avaient dans le regard l’égarement et le trouble d’une pensée fixe, une fièvreanxieuse qui les faisaient parler sans répondre, écouter sans comprendre un mot de cequ’on avait dit.

Tout à coup la porte de la salle à manger s’ouvrit :« Ah ! voilà Jenkins, fit le Nabab tout joyeux... Salut, salut, docteur... Comment ça va,

mon camarade ? »Un sourire circulaire, une énergique poignée de main à l’amphitryon, et Jenkins s’assit

en face de lui, à côté de Monpavon devant le couvert qu’un domestique venait d’apporteren toute hâte et sans avoir reçu d’ordre, exactement comme à une table d’hôte. Au milieude ces figures préoccupées et fiévreuses, au moins celle-là contrastait par sa bonnehumeur, son épanouissement, cette bienveillance loquace et complimenteuse qui fait desIrlandais un peu les Gascons de l’Angleterre. Et quel robuste appétit, avec quel entrain,quelle liberté de conscience il manœuvrait, tout en parlant, sa double rangée de dentsblanches :

« Eh bien ! Jansoulet, vous avez lu ?– Quoi donc ?– Comment ! vous ne savez pas ?... Vous n’avez pas lu ce que le Messager dit de vous

ce matin ? »Sous le hâle épais de ses joues, le Nabab rougit comme un enfant, et les yeux brillants

de plaisir :« C’est vrai ?... Le Messager a parlé de moi ?– Pendant deux colonnes... Comment Moëssard ne vous l’a-t-il pas montré ?– Oh ! fit Moëssard modestement, cela ne valait pas la peine. »C’était un petit journaliste, blondin et poupin, assez joli garçon, mais dont la figure

présentait cette fanure particulière aux garçons de restaurants de nuit, aux comédiens etaux filles, faite de grimaces de convention et du reflet blafard du gaz. Il passait pour êtrel’amant gagé d’une reine exilée et très légère. Cela se chuchotait autour de lui, et luifaisait dans son monde une place enviée et méprisable.

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Jansoulet insista pour lire l’article, impatient de savoir ce qu’on disait de lui.Malheureusement, Jenkins avait laissé son exemplaire chez le duc.

« Qu’on aille vite me chercher un Messager », dit le Nabab au domestique derrière lui.Moëssard intervint :« C’est inutile, je dois avoir la chose sur moi. »Et avec le sans-façon de l’habitué d’estaminet, du reporter qui griffonne son fait divers

en face d’une chope, le journaliste tira un portefeuille bourré de notes papiers timbrés,découpures de journaux, billets satinés à devises, – qu’il éparpilla sur la table, en reculantson assiette pour chercher l’épreuve de son article.

« Voilà... » Il la passait à Jansoulet ; mais Jenkins réclama :« Non... non... lisez tout haut. »L’assemblée faisant chorus, Moëssard reprit son épreuve et commença à lire à haute

voix l’Oeuvre de Bethléem et M. Bernard Jansoulet, un long dithyrambe en faveur del’allaitement artificiel, écrit sur des notes de Jenkins reconnaissables à certaines phrasesen baudruche que l’Irlandais affectionnait... le long martyrologue de l’enfance... lemercenariat du sein... la chèvre bienfaitrice et nourrice..., et finissant, après unepompeuse description du splendide établissement de Nanterre, par l’éloge de Jenkins et laglorification de Jansoulet : « Ô Bernard Jansoulet bienfaiteur de l’enfance... »

Il fallait voir la mine vexée, scandalisée des convives. Quel intrigant que ceMoëssard !... Quelle impudente flagornerie !... Et le même sourire envieux, dédaigneuxtordait toutes les bouches. Le diable, c’est qu’on était forcé d’applaudir, de paraîtreenchanté, le maître de maison n’ayant pas l’odorat blasé en fait d’encens et prenant touttrès au sérieux, l’article et les bravos qu’il soulevait. Sa large face rayonnait pendant lalecture. Souvent, là-bas, au loin, il avait fait ce rêve d’être ainsi cantiqué dans les journauxparisiens, d’être quelqu’un au milieu de cette société, la première de toutes, sur laquellele monde entier a les yeux fixés comme sur un porte-lumière. Maintenant ce rêvedevenait réel. Il regardait tous ces gens attablés, cette desserte somptueuse, cette salle àmanger lambrissée, aussi haute certainement que l’église de son village, il écoutait lebruit sourd de Paris roulant et piétinant sous ses fenêtres, avec le sentiment intime qu’ilallait devenir un gros rouage de cette machine active et compliquée. Et alors, dans le bien-être du repas, entre les lignes de cette triomphante apologie, par un effet de contraste, ilvoyait se dérouler sa propre existence, son enfance misérable, sa jeunesse aventureuse ettout aussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis tout à coup, la lecture finie,au milieu d’un débordement de joie, d’une de ces effusions méridionales qui forcent àpenser tout haut, il s’écria, en avançant vers ses convives son sourire franc et lippu :

« Ah ! mes amis, mes chers amis, si vous saviez comme je suis heureux, quel orgueilj’éprouve ! »

Il n’y avait guère que six semaines qu’il était débarqué. À part deux ou troiscompatriotes, il connaissait à peine de la veille et pour leur avoir prêté de l’argent ceuxqu’il appelait ses amis. Aussi cette subite expansion parut assez extraordinaire ; maisJansoulet, trop ému pour rien observer, continua :

« Après ce que je viens d’entendre, quand je me vois là dans ce grand Paris, entouré detout ce qu’il contient de noms illustres, d’esprits distingués, et puis que je me souviens de

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l’échoppe paternelle ! Car je suis né dans une échoppe... Mon père vendait des vieux clousau coin d’une borne, au Bourg-Saint-Andéol. C’est à peine si nous avions du pain cheznous tous les jours et du fricot tous les dimanches. Demandez à Cabassu. Il m’a connudans ce temps-là. Il peut dire si je mens... Oh ! oui, j’en ai fait de la misère. » Il releva latête avec un sursaut d’orgueil en humant le goût des truffes répandu dans l’air étouffé.« J’en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps. J’ai eu froid, j’ai eu faim, mais la grandefaim vous savez, celle qui saoule, qui tord l’estomac, vous fait des ronds dans la tête, vousempêche d’y voir comme si on vous vidait l’intérieur des yeux avec un couteau à huîtres.J’ai passé des journées au lit faute d’un paletot pour sortir ; heureux encore quand j’avaisun lit, ce qui manquait quelquefois. J’ai demandé mon pain à tous les métiers ; et ce painm’a coûté tant de mal, il était si noir, si coriace que j’en ai encore un goût amer et moisidans la bouche. Et comme ça jusqu’à trente ans. Oui, mes amis, à trente ans – et je n’en aipas cinquante – j’étais encore un gueux, sans un sou, sans avenir, avec le remords de lapauvre maman devenue veuve qui crevait la faim là-bas dans son échoppe et à qui je nepouvais rien donner. »

Les physionomies des gens étaient curieuses autour de cet amphitryon racontant sonhistoire des mauvais jours. Quelques-uns paraissaient choqués, Monpavon surtout. Cetétalage de guenilles était pour lui d’un goût exécrable, un manque absolu de tenue.Cardailhac, ce sceptique et ce délicat, ennemi des scènes d’attendrissement, le visage fixeet comme hypnotisé, découpait un fruit au bout de sa fourchette en lamelles aussi finesque des papiers à cigarettes. Le gouverneur avait au contraire une mimique platementadmirative, des exclamations de stupeur, d’apitoiement ; pendant que, non loin, commeun contraste singulier, Brahim-Bey, le foudre de guerre, chez qui cette lecture suivied’une conférence après un repas copieux avait déterminé un sommeil réparateur, dormaitla bouche en rond dans sa moustache blanche, la face congestionnée par son hausse-colqui remontait. Mais l’expression la plus générale, c’était l’indifférence et l’ennui. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire, je vous le demande, l’enfance de Jansoulet au Bourg-Saint-Andéol, ce qu’il avait souffert, comme il avait trimé ? Ce n’est pas pour ces sornettes-làqu’ils étaient venus. Aussi des airs faussement intéressés, des regards qui comptaient lesoves du plafond ou les miettes de pain de la nappe, des bouches serrées pour retenir unbâillement, trahissaient l’impatience générale, causée par cette histoire intempestive. Etlui ne se lassait pas. Il se plaisait dans le récit de ses souffrances passées, comme le marinà l’abri se rappelant ses courses sur les mers lointaines, et les dangers, et les grandsnaufrages. Venait ensuite l’histoire de sa chance, le prodigieux hasard qui l’avait mis toutà coup sur le chemin de la fortune. « J’errais sur le port de Marseille, avec un camaradeaussi pouilleux que moi, qui s’est enrichi chez le bey, lui aussi, et, après avoir été moncopain, mon associé, est devenu mon plus cruel ennemi. Je peux bien vous dire son nom,pardi ! Il est assez connu... Hemerlingue... Oui, messieurs, le chef de la grande maison debanque « Hemerlingue et fils » n’avait pas, en ce temps-là, de quoi seulement se payezdeux sous de clauvisses, sur le quai... Grisés par l’air voyageur qu’il y a là-bas, la penséenous vint de partir, d’aller chercher notre vie dans quelque pays de soleil, puisque les paysde brume nous étaient si durs... Mais où aller ? Nous fîmes ce que font parfois lesmatelots pour savoir dans quel bouge manger leur paie. On colle un bout de papier sur le

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bord de son chapeau. On fait tourner le chapeau sur une canne ; quand il s’arrête, onprend le point... Pour nous, l’aiguille en papier marquait Tunis... Huit jours après, jedébarquais à Tunis avec un demi-louis dans ma poche, et j’en reviens aujourd’hui avecvingt-cinq millions... »

Il y eut une commotion électrique autour de la table, un éclair dans tous les yeux,même dans ceux des domestiques. Cardailhac dit : « Mazette ! » Le nez de Monpavons’humanisa.

« Oui, mes enfants, vingt-cinq millions liquides, sans parler de tout ce que j’ai laissé àTunis, de mes deux palais du Bardo, de mes navires dans le port de la Goulette, de mesdiamants, de mes pierreries, qui valent certainement plus du double. Et vous savez,ajouta-t-il avec son bon sourire sa voix éraillée et canaille, quand il n’y en aura plus, il yen aura encore. »

Toute la table se leva, galvanisée.« Bravo... Ah ! bravo...– Superbe.– Très chic... très chic...– Ça, c’est envoyé.– Un homme comme celui-là devrait être à la Chambre.– Il y sera, per Bacco, j’en réponds », dit le gouverneur d’une voix éclatante ; et, dans

un transport d’admiration, ne sachant comment prouver son enthousiasme, il prit lagrosse main velue du Nabab et la porta à ses lèvres par un mouvement irréfléchi. Ils sontdémonstratifs dans ce pays-là... Tout le monde était debout ; on ne se rassit pas.

Jansoulet, rayonnant, s’était levé à son tour et jetant sa serviette :« Allons prendre le café... »Aussitôt un tumulte joyeux se répandit dans les salons, vastes pièces dont l’or

composait à lui seul la lumière, l’ornementation, la somptuosité. Il tombait du plafond enrayons aveuglants, suintait des murs en filets, croisillons, encadrements de toute sorte.On en gardait un peu aux mains lorsqu’on roulait un meuble ou qu’on ouvrait unefenêtre ; et les tentures elles-mêmes, trempées dans ce Pactole, conservaient sur leursplis droits la raideur, le scintillement d’un métal. Mais rien de personnel, d’intime, decherché. Le luxe uniforme de l’appartement garni. Et ce qui ajoutait à cette impression decamp volant, d’installation provisoire, c’était l’idée de voyage planant sur cette fortuneaux sources lointaines, comme une incertitude ou une menace.

Le café servi à l’orientale, avec tout son marc, dans de petites tasses filigranéesd’argent, les convives se groupèrent autour, se hâtant de boire, s’échaudant, se surveillantdu regard, guettant surtout le Nabab et l’instant favorable pour lui sauter dessus,l’entraîner dans un coin de ces immenses pièces et négocier enfin leur l’emprunt. Carvoilà ce qu’ils attendaient depuis deux heures voilà l’objet de leur visite et l’idée fixe quileur donnait, pendant le repas, cet air égaré, faussement attentif. Mais ici plus de gêne,plus de grimace. Cela se sait dans ce singulier monde qu’au milieu de la vie encombrée duNabab l’heure du café reste la seule libre pour les audiences confidentielles, et chacunvoulant en profiter, tous venus là pour arracher une poignée à cette toison d’or qui s’offreelle-même avec tant de bonhomie, on ne cause plus, on n’écoute plus, on est tout à son

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affaire.C’est le bon Jenkins qui commence. Il a pris son ami Jansoulet dans une embrasure et

lui soumet les devis de la maison de Nanterre. Une grosse acquisition, fichtre ! Centcinquante mille francs d’achat, puis des frais considérables d’installation, le personnel, laliterie, les chèvres nourricières, la voiture du directeur, les omnibus allant chercher lesenfants à chaque train... Beaucoup d’argent... Mais comme ils seront bien là, ces cherspetits êtres ; quel service rendu à Paris, à l’humanité ! Le gouvernement ne peut pasmanquer de récompenser d’un bout de ruban rouge un dévouement philanthropiqueaussi désintéressé. « La croix, le 15 août... » Avec ces mots magiques, Jenkins aura tout cequ’il veut. De sa voix joyeuse et grasse, qui semble toujours héler un canot dans lebrouillard, le Nabab appelle : « Bompain. » L’homme au fez, s’arrachant à la cave auxliqueurs, traverse le salon majestueusement, chuchote, s’éloigne et revient avec unencrier et un cahier à souches dont les feuilles se détachent, s’envolent toutes seules.Belle chose que la richesse ! Signer sur son genou un chèque de deux cent mille francs necoûte pas plus à Jansoulet que de tirer un louis de sa poche.

Furieux, le nez dans leur tasse, les autres guettent de loin cette petite scène. Puis,lorsque Jenkins s’en va, léger, souriant, saluant d’un geste les différents groupes,Monpavon saisit le gouverneur : « À nous. » Et tous deux, s’élançant sur le Nabab,l’entraînent vers un divan, l’asseyent de force, le serrent entre eux avec un petit rireféroce qui semble signifier : « Qu’est-ce que nous allons lui faire ? » Lui tirer de l’argent,le plus d’argent possible. Il en faut, pour remettre à flot la Caisse territoriale ensabléedepuis des années, enlisée jusqu’en haut de sa mâture... Une opération superbe, cerenflouement, s’il faut en croire ces deux messieurs ; car la caisse submergée est rempliede lingots, de matières précieuses, des mille richesses variées d’un pays neuf dont tout lemonde parle et que personne ne connaît. En fondant cet établissement sans pareil,Paganetti de Porto-Vecchio a eu pour but de monopoliser l’exploitation de toute la Corse :mines de fer, de soufre, de cuivre, carrières de marbre, corailleries, huîtrières, eauxferrugineuses, sulfureuses, immenses forêts de thuyas, de chênes-lièges, et d’établir pourfaciliter cette exploitation, un réseau de chemins de fer à travers l’île, plus un service depaquebots. Telle est l’œuvre gigantesque à laquelle il s’est attelé. Il y a englouti descapitaux considérables, et c’est le nouveau venu, l’ouvrier de la dernière heure, quibénéficiera de tout.

Pendant qu’avec son accent italien, des gestes effrénés le Corse énumère les« splendeurs » de l’affaire, Monpavon, hautain et digne, approuve de la tête avecconviction, et de temps en temps, quand il juge le moment convenable, jette dans laconversation le nom du duc de Mora, qui fait toujours son effet sur le Nabab.

« Enfin, qu’est-ce qu’il faudrait ?– Des millions », dit Monpavon fièrement, du ton d’un homme qui n’est pas

embarrassé pour s’adresser ailleurs. Oui, des millions. Mais l’affaire est magnifique. Et,comme disait Son Excellence, il y aurait là pour un capitaliste une haute situation àprendre, même une situation politique. Pensez donc ! dans ce pays sans numéraire. Onpouvait devenir conseiller général député... Le Nabab tressaille... Et le petit Paganetti, quisent l’appât frémir sur son hameçon : « Oui, député, vous le serez quand je voudrai... Sur

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un signe de moi toute la Corse est à votre dévotion... » Puis il se lance dans uneimprovisation étourdissante, comptant les voix dont il dispose, les cantons qui se lèverontà son appel. « Vous m’apportez vos capitaux... moi zé vous donne tout oun pople. »L’affaire est enlevée.

« Bompain... Bompain... », appelle le Nabab enthousiasmé. Il n’a plus qu’une peur,c’est que la chose lui échappe ; et pour engager Paganetti, qui n’a pas caché ses besoinsd’argent, il se hâte d’opérer un premier versement à la Caisse territoriale. Nouvelleapparition de l’homme en calotte rouge avec le livre de souches qu’il presse contre sapoitrine gravement, comme un enfant de chœur changeant l’évangile de côté. Nouvelleapposition de la signature de Jansoulet sur un feuillet, que le gouverneur enfourne d’unair négligent et qui opère sur sa personne une subite transformation. Le Paganetti, sihumble, si plat tout à l’heure, s’éloigne avec l’aplomb d’un homme équilibré de quatrecent mille francs, tandis que Monpavon, portant plus haut encore que d’habitude, le suitdans ses pas et le couve d’une sollicitude plus que paternelle.

« Voilà une bonne affaire de faite, se dit le Nabab, je vais pouvoir prendre mon café. »Mais dix emprunteurs l’attendent au passage. Le plus prompt, le plus adroit, c’estCardailhac, le directeur, qui le happe et l’emporte dans un salon à l’écart : « Causons unpeu, mon bon. Il faut que je vous expose la situation de notre théâtre. » Très compliquée,sans doute, la situation ; car voici de nouveau M. Bompain qui s’avance et des feuilles quis’envolent du cahier de papier azur... À qui le tour maintenant ? C’est le journalisteMoëssard qui vient se faire payer l’article du Messager ; le Nabab saura ce qu’il en coûtepour se faire appeler « bienfaiteur de l’enfance » dans les journaux du matin. C’est le curéde province qui demande des fonds pour reconstruire son église, et prend les chèquesd’assaut avec la brutalité d’un Pierre l’Ermite. C’est le vieux Schwalbach s’approchant, lenez dans sa barbe, clignant de l’œil d’un air mystérieux. « Chut !... il a drufé une berle »pour la galerie de monsieur, un Hobbéma qui vient de la collection du duc de Moral. Maisils sont plusieurs à le guigner. Ce sera difficile. « Je le veux à tout prix, dit le Nababamorcé par le nom de Mora... Entendez-vous, Schwalbach. Il me faut ce Nobbéma... Vingtmille francs pour vous si vous le décrochez.

– J’y ferai mon possible, monsieur Jansoulet. »Et le vieux coquin calcule, tout en s’en retournant, que les vingt mille du Nabab

ajoutés aux dix mille que le duc lui a promis, s’il le débarrasse de son tableau, lui ferontun assez joli bénéfice.

Pendant que ces heureux défilent, d’autres surveillent à l’entour, enragésd’impatience, rongeant leurs ongles jusqu’aux phalanges ; car tous sont venus dans lamême intention. Depuis le bon Jenkins, qui a ouvert la marche, jusqu’au masseurCabassu, qui la ferme, tous emmènent le Nabab dans un salon écarté. Mais si loin qu’ilsl’entraînent dans cette galerie de pièces de réception, il se trouve quelque glace indiscrètepour refléter la silhouette du maître de la maison et la mimique de son large dos. Ce dosest d’une éloquence ! Par moments, il se redresse indigné. « Oh ! non... c’est trop. » Oubien il s’affaisse avec une résignation comique : « Allons, puisqu’il le faut. » Et toujours lefez de Bompain dans quelque coin du paysage...

Quand ceux-là ont fini, il en arrive encore, c’est le fretin qui vient à la suite des gros

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mangeurs dans les chasses féroces des rivières. Il y a un va-et-vient continuel à traversces beaux salons blanc et or, un bruit de portes, un courant établi d’exploitation effrontéeet banale attiré des quatre coins de Paris et de la banlieue par cette gigantesque fortune etcette incroyable facilité.

Pour ces petites sommes, cette distribution permanente, on n’avait pas recours aulivre à souches. Le Nabab gardait à cet effet, dans un de ses salons, une commode en boisd’acajou, horrible petit meuble représentant des économies de concierge, le premier queJansoulet eût acheté lorsqu’il avait pu renoncer aux garnis, qu’il conservait depuis,comme un fétiche de joueur, et dont les trois tiroirs contenaient toujours deux cent millefrancs en monnaie courante. C’est à cette ressource constante qu’il avait recours les joursde grandes audiences, mettant une certaine ostentation à remuer l’or, l’argent, à pleinesmains brutales, à l’engloutir au fond de ses poches pour le tirer de là avec un geste demarchand de bœufs, une certaine façon canaille de relever les pans de sa redingote, etd’envoyer sa main « à fond et dans le tas. » Aujourd’hui, les tiroirs de la petite commodedoivent avoir une terrible brèche...

Après tant de chuchotements mystérieux, de demandes plus ou moins nettement

formulées, d’entrées fortuites, de sorties triomphantes, le dernier client expédié, lacommode refermée à clé, l’appartement de la place Vendôme se désemplissait sous le jourdouteux de quatre heures, cette fin des journées de novembre si longuement prolongéesensuite aux lumières. Les domestiques desservaient le café, le raki, emportaient les boîtesà cigares ouvertes et à moitié vides. Le Nabab, se croyant seul, eut un soupir desoulagement : « Ouf !... C’est fini... » Mais non. En face de lui, quelqu’un se détache d’unangle déjà obscur et s’approche une lettre à la main.

Encore !Et tout de suite, machinalement, le pauvre homme fit son geste éloquent de

maquignon. Instinctivement aussi, le visiteur eut un mouvement de recul si prompt, sioffensé, que le Nabab comprit qu’il se méprenait et se donna la peine de regarder le jeunehomme qui se tenait devant lui simplement mais correctement vêtu, le teint mat, sans lemoindre frison de barbe, les traits réguliers, peut-être un peu trop sérieux et fermés pourson âge, ce pli qui, avec ses cheveux d’un blond pâle, frisés par petites boucles comme uneperruque poudrée, lui donnait l’aspect d’un jeune député du Tiers sous Louis XVI, la têted’un Barnave à vingt ans. Cette physionomie, quoique le Nabab la vît pour la premièrefois, ne lui était pas absolument inconnue.

« Que désirez-vous, monsieur ? »Prenant la lettre que le jeune homme lui offrait, il s’approcha d’une fenêtre pour la

lire.« Té !... C’est de maman... »Il dit cela d’un air si heureux, ce mot de « maman » illumina toute sa figure d’un

sourire si jeune, si bon, que le visiteur, d’abord repoussé par l’aspect vulgaire de ceparvenu, se sentit plein de sympathie pour lui.

À demi-voix, le Nabab lisait ces quelques lignes d’une grosse écriture incorrecte et

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tremblée, qui contrastait avec le grand papier satiné, ayant pour entête : « Château deSaint-Romans. »

« Mon cher fils, cette lettre te sera remise par l’aîné des enfants de M. de Géry,l’ancien juge de paix du Bourg-Saint-Andéol, qui s’est montré si bon pour nous... »

Le Nabab s’interrompit :« J’aurais dû vous reconnaître, monsieur de Géry... Vous ressemblez à votre père...

Asseyez-vous, je vous en prie. »Puis il acheva de parcourir la lettre. Sa mère ne lui demandait rien de précis, mais, au

nom des services que la famille de Géry leur avait rendus autrefois, elle lui recommandaitM. Paul. Orphelin, chargé de ses deux jeunes frères, il s’était fait recevoir avocat dans leMidi et venait à Paris chercher fortune. Elle suppliait Jansoulet de l’aider, « car il en avaitbien besoin, le pauvre ». Et elle signait : « Ta mère qui se languit de toi, Françoise. »

Cette lettre de sa mère, qu’il n’avait pas vue depuis six ans, ces expressionsméridionales où il trouvait des intonations connues, cette grosse écriture qui dessinaitpour lui un visage adoré, tout ridé, brûlé, crevassé mais riant sous une coiffe de paysanne,avaient ému le Nabab. Depuis six semaines qu’il était en France, perdu dans le tourbillonde Paris, de son installation, il n’avait pas encore pensé à sa chère vieille ; et maintenant illa revoyait toute dans ces lignes. Il resta un moment à regarder la lettre, qui tremblaitentre ses gros doigts...

Puis, cette émotion passée :« Monsieur de Géry, dit-il, je suis heureux de l’occasion qui va me permettre de vous

rendre un peu des bontés que les vôtres ont eues pour les miens... Dès aujourd’hui vous yconsentez, je vous prends avec moi... Vous êtes instruit, vous semblez intelligent, vouspouvez me rendre de grands services... J’ai mille projets, mille affaires. On me mêle à unefoule de grosses entreprises industrielles... Il me faut quelqu’un qui m’aide, qui mesupplée au besoin... J’ai bien un secrétaire, un intendant, ce brave Bompain ; mais lemalheureux ne connaît rien de Paris, il est comme ahuri depuis son arrivée... Vous medirez que vous tombez de votre province, vous aussi... Mais ça ne fait rien... Bien élevécomme vous l’êtes, méridional, alerte et souple, ça se prend vite le courant du boulevard...D’ailleurs je me charge de faire votre éducation à ce point de vue-là. Dans quelquessemaines vous aurez, j’en réponds, le pied aussi parisien que moi. »

Pauvre homme. C’était attendrissant de l’entendre parler de son pied parisieïn et deson expérience, lui qui devait en être toujours à ses débuts.

« ... Voilà qui est entendu, n’est-ce pas ?... Je vous prends comme secrétaire... Vousaurez un appointement fixe que nous allons régler tout à l’heure ; et je vous fournirail’occasion de faire votre fortune rapidement... »

Et comme de Géry, tiré subitement de toutes ses incertitudes d’arrivant, de solliciteur,de néophyte, ne bougeait pas de peur de s’éveiller d’un rêve :

« Maintenant, lui dit le Nabab d’une voix douce, asseyez-vous là, près de moi, etparlons un peu de maman. »

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III

Mémoires d’un garçon de bureau. Simple coup d’œil jeté sur laCaisse territoriale

Je venais d’achever mon humble collation du matin, et de serrer selon mon habitude

le restant de mes petites provisions dans le coffre-fort de la salle du conseil, unmagnifique coffre-fort à secret, qui me sert de garde-manger depuis bientôt quatre ansque je suis à la Territoriale ; soudain, le gouverneur entre dans les bureaux, tout rouge,les yeux allumés comme au sortir d’une bombance, respire bruyamment, et me dit entermes grossiers, avec son accent d’Italie :

« Mais ça empeste ici, Moussiou Passajon. »Ça n’empestait pas, si vous voulez. Seulement, le dirai-je ? J’avais fait revenir

quelques oignons, pour mettre autour d’un morceau de jarret de veau, que m’avaitdescendu Mlle Séraphine, la cuisinière du second, dont j’écris la dépense tous les soirs. J’aivoulu expliquer la chose au gouverneur ; mais il s’est mis furieux, disant par sa raisonqu’il n’y avait point de bon sens d’empoisonner des bureaux de cette manière, et que cen’était pas la peine d’avoir un local de douze mille francs de loyer, avec huit fenêtres defaçade en plein boulevard Malesherbes, pour y faire roussir des oignons. Je ne sais pastout ce qu’il ne m’a pas dit, dans son effervescence. Moi, naturellement, je me suis vexéde m’entendre parler sur ce ton insolent. C’est bien le moins qu’on soit poli avec les gensqu’on ne paie pas, que diantre ! Alors, je lui ai répondu que c’était bien fâcheux, en effet ;mais que si la Caisse territoriale me réglait ce qu’elle me doit, à savoir quatre ansd’appointements arriérés, plus sept mille francs d’avances personnelles par moi faites augouverneur pour frais de voitures, journaux, cigares et grogs américains, les jours deconseil, – je m’en irais manger honnêtement à la gargote prochaine et je ne serais pasréduit à faire cuire dans la salle de nos séances un malheureux fricot dû à lacommisération publique des cuisinières. Attrape...

En parlant ainsi, j’avais cédé à un mouvement d’indignation bien excusable aux yeuxde toute personne quelconque connaissant ma situation ici. Encore n’avais-je rien dit demalséant, et m’étais-je tenu dans les bornes d’un langage conforme à mon âge et à monéducation. (Je dois avoir consigné quelque part dans ces mémoires que, sur mes soixante-

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cinq ans révolus, j’en avais passé plus de trente comme appariteur à la faculté des lettresde Dijon. De là mon goût pour les rapports, les mémoires, et ces notions de styleacadémique dont on trouvera la trace en maint endroit de cette élucubration.) Je m’étaisdonc exprimé vis-à-vis du gouverneur avec la plus grande réserve, sans employer aucunede ces injures dont tout chacun ici l’abreuve à la journée, depuis nos deux censeurs, M. deMonpavon, qui toutes les fois qu’il vient l’appelle en riant « Fleur-de-Mazas », et M. deBois-l’Héry, du cercle des Trompettes, grossier comme un palefrenier, qui lui dit toujourspour adieu : « À ton bois de lit, punaise ! » jusqu’à notre caissier, que j’ai entendu luirépéter cent fois en tapant sur son grand livre : « Qu’il a là de quoi le faire fiche auxgalères quand il voudra. » Eh bien ! c’est égal, ma simple observation a produit sur lui uneffet extraordinaire. Le tour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré ces parolesen tremblant de colère, une de ces mauvaises colères de son pays : « Passajon, vous êtesun goujat... Un mot de plus et je vous chasse. » J’en suis resté cloué de stupeur. Mechasser, moi ! et mes quatre ans d’arriéré, et mes sept mille francs d’avances... Comme s’illisait couramment mon idée, le gouverneur m’a répondu que tous les comptes allaientêtre réglés, y compris le mien. « Du reste, a-t-il ajouté, faites venir ces messieurs dansmon cabinet. J’ai une grande nouvelle à leur apprendre. » Là-dessus, il est entré chez lui,en claquant les portes.

Ce diable d’homme. On a beau le connaître à fond, savoir comme il est menteur,comédien, il s’arrange toujours pour vous retourner avec ses histoires... Mon compte, àmoi !... à moi !... J’en étais si ému que mes jambes se dérobaient pendant que j’allaisprévenir le personnel.

Réglementairement, nous sommes douze employés à la Caisse territoriale, y comprisle gouverneur, et le beau Moëssard, directeur de la Vérité financière ; mais il y en a plusde la moitié qui manque. D’abord, depuis que la Vérité ne paraît plus – voilà deux ans deça – M. Moëssard n’a pas remis une fois les pieds chez nous. Il paraît qu’il est dans leshonneurs, dans les richesses, qu’il a pour bonne amie une reine, une vraie reine, qui luidonne autant d’argent qu’il veut... Oh ! ce Paris, quelle Babylone... Les autres viennent detemps en temps s’informer s’il n’y a pas par hasard du nouveau à la Caisse, et, comme iln’y en a jamais, on reste des semaines sans les voir. Quatre ou cinq fidèles, tous despauvres vieux comme moi, s’entêtent à paraître régulièrement tous les matins à la mêmeheure, par habitude, par désœuvrement, embarras de savoir que devenir ; seulementchacun s’occupe de choses tout à fait étrangères au bureau. Il faut vivre, écoutez donc ! Etpuis on ne peut pas passer sa journée à se traîner de fauteuil en fauteuil, de fenêtre enfenêtre, pour regarder dehors (huit fenêtres de façade sur le boulevard). Alors on tâche detravailler comme on peut. Moi, n’est-ce pas, je tiens les écritures de Mlle Séraphine etd’une autre cuisinière de la maison. Puis j’écris mes mémoires, ce qui me prend encorepas mal de temps. Notre garçon de recette – en voilà un qui n’a pas grande besogne cheznous, – fait du filet pour une maison d’ustensiles de pêche. De nos deux expéditionnaires,l’un, qui a une belle main, copie des pièces pour une agence dramatique ; l’autre inventedes petits jouets d’un sou que les camelots vendent au coin des rues au moment du jourde l’an, et trouve moyen avec cela de s’empêcher de mourir de faim tout le reste del’année. Il n’y a que notre caissier qui ne travaille pas pour le dehors. Il se croirait perdu

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d’honneur. C’est un homme très fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte estd’avoir l’air de manquer de linge. Fermé à clé dans son bureau, il s’occupe du matin ausoir à fabriquer des devants de chemise, des cols et des manchettes en papier. Il est arrivéà y être d’une très grande adresse, et son linge toujours éblouissant fait illusion, sinonqu’au moindre mouvement, quand il marche, quand il s’assied ça craque sur lui commes’il avait une boîte en carton dans l’estomac. Malheureusement tout ce papier ne lenourrit pas ; et il est maigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre.Entre nous, je le soupçonne de faire quelquefois une visite à mon garde-manger. Cela luiest facile ; car, en qualité de caissier, il a le « mot » qui ouvre le coffre à secret, et je croisque quand j’ai le dos tourné, il fourrage un peu dans mes nourritures.

Voilà certainement un intérieur de maison de banque bien extraordinaire, bienincroyable. C’est pourtant la vérité pure que je raconte, et Paris est plein d’institutionsfinancières du genre de la nôtre. Ah ! si jamais je publie mes mémoires... Mais reprenonsle fil interrompu de mon récit.

En nous voyant tous réunis dans son cabinet, le directeur nous a dit avec solennité :« Messieurs et chers camarades, le temps des épreuves est fini... La Caisse territoriale

inaugure une nouvelle phase. » Sur ce, il s’est mis à nous parler d’une superbecombinazione, – c’est son mot favori, et il le dit d’une façon si insinuante – unecombinazione dans laquelle entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. LaCaisse territoriale allait donc pouvoir s’acquitter envers les serviteurs fidèles, reconnaîtreles dévouements, se défaire des inutilités. Ceci pour moi, j’imagine. Et enfin : « Préparezvos notes... Tous les comptes seront soldés, dès demain. » Par malheur, il nous a sisouvent bercés de paroles mensongères, que l’effet de son discours a été perdu. Autrefois,ces belles promesses prenaient toujours. À l’annonce d’une nouvelle combinazione, onsautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on embrassait comme des naufragésapercevant une voile.

Chacun préparait sa note pour le lendemain, comme il nous l’avait dit. Mais lelendemain, pas de gouverneur. Le surlendemain, encore personne. Il était allé faire unpetit voyage.

Enfin, quand on se trouvait tous là, exaspérés, tirant la langue, enragés de cette eauqu’il vous avait fait venir à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir dans unfauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu’on eût pu lui parler : « Tuez-moi, disait-il,tuez-moi. Je suis un misérable imposteur... La combinazione a manqué... Elle a manqué,péchéro ! la combinazione. » Et il criait, sanglotait, se jetait à genoux, s’arrachait lescheveux par poignées, se roulait sur le tapis ; il nous appelait tous par nos petits noms,nous suppliait de prendre ses jours, parlait de sa femme et de ses enfants dont il avaitconsommé la ruine. Et personne de nous n’avait la force de réclamer devant un désespoirpareil. Que dis-je ? On finissait par s’attendrir avec lui. Non, depuis qu’il y a des théâtres,jamais il ne s’est vu un comédien de cette force. Seulement aujourd’hui c’est fini, laconfiance est perdue. Quand il a été parti, tout le monde a levé les épaules. Je dois avouerpourtant qu’un moment j’avais été ébranlé. Cet aplomb de me donner mon compte, puisle nom du Nabab, cet homme si riche...

« Vous croyez ça, vous ? m’a dit le caissier... Vous serez donc toujours naïf, mon

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pauvre Passajon... Soyez tranquille, allez ! Il en sera du Nabab, comme de la reine àMoëssard. »

Et il est retourné fabriquer ses devants de chemise.Ce qu’il disait là se rapportait au temps où Moëssard faisait la cour à sa reine et où il

avait promis au gouverneur, qu’en cas de réussite, il engagerait Sa Majesté à mettre desfonds dans notre entreprise. Au bureau nous étions tous informés de cette nouvelleaffaire, et très intéressés, vous pensez bien, à ce qu’elle réussît vite, puisqu’il y avait notreargent au bout. Pendant deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine. Ons’inquiétait, on épiait la figure de Moëssard, on trouvait que la dame y mettait bien desfaçons, et notre vieux caissier, avec son air fier et sérieux, quand on l’interrogeait là-dessus, répondait gravement, derrière son grillages « Rien de nouveau », ou bien :« L’affaire est en bonne voie. » Alors, tout le monde était content, l’on se disait des unsaux autres : « Ça marche... ça marche... » comme s’il s’agissait d’une entrepriseordinaire... Non, vrai, il n’y a qu’un Paris, où l’on puisse voir des choses semblables...Positivement, la tête vous en tourne quelque fois... En définitive, Moëssard, un beaumatin, cessa de venir au bureau. Il avait réussi, paraît-il ; mais la Caisse territoriale ne luiavait pas semblé un placement assez avantageux pour l’argent de sa bonne amie. Est-cehonnête, voyons ?

D’ailleurs, le sentiment de l’honnêteté se perd si aisément que c’est à ne pas le croire.Quand je pense que moi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air vénérable, monpassé si pur, – trente ans de services académiques, – je me suis habitué à vivre comme unpoisson dans l’eau, au milieu de ces infamies, de ces tripotages ! C’est à se demander ceque je fais ici, pourquoi j’y reste, comment j’y suis venu.

Comment j’y suis venu ? Oh ! mon Dieu, bien simplement. Il y a quatre ans ma femmeétant morte, mes enfants mariés, je venais de prendre ma retraite de garçon de salle à lafaculté, lorsqu’une annonce de journal me tomba incidemment sous les yeux : « Ondemande un garçon de bureau d’un certain âge à la Caisse territoriale, 56, boulevardMalesherbes. Bonnes références. » Faisons-en l’aveu tout d’abord. La Babylone modernem’avait toujours tenté. Puis, je me sentais encore vert, je voyais devant moi dix bonnesannées pendant lesquelles je pourrais gagner un peu d’argent, beaucoup peut-être, enplaçant mes économies dans la maison de banque où j’entrerais. J’écrivis donc enenvoyant ma photographie, celle de chez Crespon, de la place du Marché, où je suisreprésenté le menton bien rasé, l’œil vif sous mes gros sourcils blancs, avec ma chaîned’acier au cou, mon ruban d’officier d’académie, « l’air d’un père conscrit sur sa chaisecurule ! » comme disait notre doyen, M. Chalmette. (Il prétendait encore que jeressemblais beaucoup à feu Louis XVIII ; moins fort cependant.)

Je fournis aussi les meilleures références, les apostilles les plus flatteuses de cesmessieurs de la Faculté. Courrier par courrier, le gouverneur me répondit que ma figurelui convenait, – je crois bien, parbleu ! c’est une amorce pour l’actionnaire, qu’uneantichambre gardée par un visage imposant comme le mien, – et que je pouvais arriverquand je voudrais. J’aurais dû, me direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi.Eh ! sans doute. Mais j’en avais tant à fournir sur moi-même, que la pensée ne me vintpas de leur en demander sur eux. Comment se méfier, d’ailleurs, en voyant cette

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installation admirable, ces hauts plafonds, ces coffres-forts, grands comme des armoires,et ces glaces, où l’on se voit de la tête aux genoux. Puis ces prospectus ronflants, cesmillions que j’entendais passer dans l’air, ces entreprises colossales à bénéfices fabuleux.Je fus ébloui, fasciné... Il faut dire aussi, qu’à l’époque, la maison avait une autre minequ’aujourd’hui. Certainement, les affaires allaient déjà mal, – elles sont toujours alléesmal, nos affaires, – le journal ne paraissait plus que d’une façon irrégulière. Mais unepetite combinazione du gouverneur lui permettait de sauver les apparences.

Il avait eu l’idée, figurez-vous, d’ouvrir une souscription patriotique pour élever unestatue au général Paolo, Paoli, enfin, à un grand homme de son pays. Les Corses ne sontpas riches, mais ils sont vaniteux comme des dindons. Aussi l’argent affluait à laTerritoriale. Malheureusement, cela ne dura pas. Au bout de deux mois, la statue étaitdévorée avant d’être construite et la série des protêts, des assignations recommençait.Aujourd’hui, je m’y suis habitué. Mais, en arrivant de ma province, les affiches parautorité de justice, les Auvergnats devant la porte me causaient une impression fâcheuse.Dans la maison, on n’y faisait plus attention. On savait qu’au dernier moment il arriveraittoujours un Monpavon, un Bois-l’Héry, pour apaiser les huissiers ; car, tous cesmessieurs, engagés très avant dans l’affaire, sont intéressés à éviter la faillite. C’est bience qui le sauve, notre malin gouverneur. Les autres courent après leur argent – on sait ceque cela veut dire au jeu – et ils ne seraient pas flattés que toutes les actions qu’ils ontdans les mains ne fussent plus bonnes qu’à vendre au poids du papier.

Du petit au grand, nous en sommes tous là dans la maison. Depuis le propriétaire, àqui l’on doit deux ans de loyer, et qui de peur de tout perdre, nous garde pour rien, jusqu’ànous autres, pauvres employés, jusqu’à moi, qui en suis pour mes sept mille francsd’économies, et mes quatre ans d’arriéré, nous courons après notre argent. C’est pour celaque je m’entête à rester ici.

Sans doute, j’aurais pu, malgré mon grand âge, grâce à ma bonne tournure, à monéducation, au soin que j’ai toujours pris de mes hardes, me présenter dans une autreadministration. Il y a une personne fort honorable que je connais, M. Joyeuse, un teneurde livres de chez Hemerlingue et fils, les grands banquiers de la rue Saint-Honoré, qui, àchaque fois qu’il me rencontre, ne manque jamais de me dire :

« Passajon, mon ami, ne reste pas dans cette caverne de brigands. Tu as tort det’obstiner, tu n’en tireras jamais un sou. Viens donc chez Hemerlingue. Je me charge det’y trouver un petit coin. Tu gagneras moins ; mais tu toucheras beaucoup plus. »

Je sens bien qu’il a raison, ce brave homme. Mais c’est plus fort que moi, je ne peuxpas me décider à m’en aller. Elle n’est pourtant pas gaie, la vie que je mène ici dans cesgrandes salles froides, où il ne vient jamais personne, où chacun se rencogne sans parler...Que voulez-vous ? On se connaît trop, on s’est tout dit... Encore jusqu’à l’année dernière,nous avions des réunions du conseil de surveillance, des assemblées d’actionnaires,séances orageuses et bruyantes, vraies batailles de sauvages, dont les cris s’entendaientjusqu’à la Madeleine. Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignésde n’avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C’est là que notre gouverneur étaitbeau. J’ai vu des gens, monsieur, entrer dans son cabinet, furieux comme des loupsaltérés de carnage, et en sortir, au bout d’un quart d’heure, plus doux que des moutons,

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satisfaits, rassurés, et la poche soulagée de quelques billets de banque. Car, c’était cela lamalice : extirper de l’argent à des malheureux qui venaient en réclamer. Aujourd’hui lesactionnaires de la Caisse territoriale ne bougent plus. Je crois qu’ils sont tous morts, ouqu’ils se sont résignés. Le conseil ne se réunit jamais. Nous n’avons de séances que sur lepapier ; c’est moi qui suis chargé de faire un soi-disant compte rendu, – toujours lemême, – que je recopie tous les trois mois. Nous ne verrions jamais âme qui vive, si deloin en loin, il ne tombait du fond de la Corse quelque souscripteur à la statue de Paoli,curieux de savoir si le monument avance, ou encore un bon lecteur de la Vérité financièredisparue depuis plus de deux ans, qui vient renouveler son abonnement d’un air timide,et demande, si c’est possible un peu plus de régularité dans les envois. Il y a desconfiances que rien n’ébranle. Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de notrebande affamée, c’est quelque chose de terrible. On l’entoure, on l’enlace, on tâche del’intercaler sur une de nos listes, et, en cas de résistance, s’il ne veut souscrire ni aumonument de Paoli, ni aux chemins de fer Corses, ces messieurs lui font ce qu’ilsappellent, – ma plume rougit de l’écrire, – ce qu’ils appellent, dis-je, « le coup ducamionneur ».

Voici ce que c’est : nous avons toujours au bureau un paquet préparé d’avance, unecaisse bien ficelée qui arrive censément du chemin de fer, pendant que le visiteur est là.« C’est vingt francs de port », dit celui d’entre nous qui apporte l’objet. (Vingt francs,quelquefois trente, selon la tête du patient.) Aussitôt chacun de se fouiller : « Vingt francsde port ! mais je ne les ai pas. – Ni moi non plus. » Malheur ! On court à la caisse.Fermée. On cherche le caissier. Sorti. Et la grosse voix du camionneur qui s’impatientedans l’antichambre : « Allons, allons, dépêchons-nous. » (C’est moi généralement quiimite le camionneur, à cause de mon organe.) Que faire cependant ? Retourner le colis,c’est le gouverneur qui ne sera pas content. « Messieurs, je vous en prie, voulez-vous mepermettre, hasarde alors l’innocente victime en ouvrant son porte-monnaie. – AhMonsieur, par exemple... » Il donne ses vingt francs, on l’accompagne jusqu’à la porte, etdès qu’il a les talons tournés, on partage entre tous le fruit du crime, en riant comme desbandits.

Fi ! monsieur Passajon... À votre âge, un métier pareil... Eh ! mon Dieu, je le sais bien.Je sais que je me ferais plus d’honneur en sortant de ce mauvais lieu. Mais, quoi ! ilfaudrait donc que je renonçasse à tout ce que j’ai ici. Non, ce n’est pas possible. Il esturgent que je reste, au contraire, que je surveille, que je sois toujours là pour profiter aumoins d’une aubaine, s’il en arrive une... Oh ! par exemple, j’en jure sur mon ruban surmes trente ans de services académiques, si jamais une affaire comme celle du Nabab mepermet de rentrer dans mes débours, je n’attendrai pas seulement une minute, je m’enirai vite soigner ma jolie petite vigne là-bas, vers Monbars, à tout jamais guéri de mesidées de spéculation. Mais hélas ! c’est là un espoir bien chimérique. Usés, brûlés, connuscomme nous le sommes sur la place de Paris, avec nos actions qui ne sont plus cotées à laBourse, nos obligations qui tournent à la paperasse, tant de mensonges, tant de dettes, etle trou qui se creuse de plus en plus... (Nous devons à l’heure qu’il est trois millions cinqcent mille francs. Et ce n’est pas encore ces trois millions-là qui nous gênent. Aucontraire, c’est ce qui nous soutient ; mais nous avons chez le concierge une petite note

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de cent vingt-cinq francs pour timbres poste, mois du gaz et autres. Ça c’est le terrible.) Etl’on voudrait nous faire croire qu’un homme, un grand financier comme ce Nabab, fût-ilarrivé du Congo, descendu de la lune le jour même, serait assez fou pour mettre sonargent dans une baraque pareille... Allons donc !... Est-ce que c’est possible ?... À d’autres,mon cher gouverneur.

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IV

Un début dans le monde

« Monsieur Bernard Jansoulet !... »Ce nom plébéien, accentué fièrement par la livrée, lancé d’une voix retentissante,

sonna dans les salons de Jenkins comme un coup de cymbale, un de ces gongs qui, sur lesthéâtres de féerie, annoncent les apparitions fantastiques. Les lustres pâlirent, il y eut unemontée de flamme dans tous les yeux, à l’éblouissante perspective des trésors d’Orient,des pluies de sequins et de perles secouées par les syllabes magiques de ce nom hierinconnu.

Lui, c’était lui, le Nabab, le riche des riches, la haute curiosité parisienne, épicée de ceragoût d’aventures qui plaît tant aux foules rassasiées. Toutes les têtes se tournèrent,toutes les conversations s’interrompirent, il y eut vers la porte une poussée de monde,une bousculade comme sur le quai d’un port de mer pour voir entrer une felouquechargée d’or.

Jenkins lui-même, si accueillant, si maître de lui, qui se tenait dans le premier salonpour recevoir ses invités, quitta brusquement le groupe d’hommes dont il faisait partie ets’élança au-devant des galions.

« Mille fois, mille fois aimable... Mme Jenkins va être bien heureuse, bien fière... Venezque je vous conduise. »

Et, dans sa hâte, dans sa vaniteuse jouissance, il entraîna si vite Jansoulet que celui-cin’eut pas le temps de lui présenter son compagnon Paul de Géry, auquel il faisait faire sondébut dans le monde. Le jeune homme fut bien heureux de cet oubli. Il se faufila dans lamasse d’habits noirs sans cesse refoulée plus loin à chaque nouvelle entrée, s’y engloutit,pris de cette terreur folle qu’éprouve tout jeune provincial introduit dans un salon deParis, surtout lorsqu’il est intelligent et fin, et qu’il ne porte pas comme une cotte demailles sous son plastron de toile l’imperturbable aplomb des rustres.

Vous tous, Parisiens de Paris, qui dès l’âge de seize ans avez, dans votre premier habitnoir et le claque sur la cuisse, promené votre adolescence à travers les réceptions de tousles mondes, vous ne connaissez pas cette angoisse faite de vanité, de timidité, desouvenirs de lectures romanesques, qui nous visse les dents l’une dans l’autre, engoncés

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nos gestes, fait de nous pour toute une nuit un entre-deux de porte, un meubled’embrasure, un pauvre être errant et lamentable incapable de manifester son existenceautrement qu’en changeant de place de temps en temps, mourant de soif plutôt qued’approcher du buffet, et s’en allant sans avoir dit un mot, à moins qu’il n’ait bégayé unede ces sottises égarées dont on se souvient pendant des mois et qui nous font, la nuit, et ysongeant, pousser un « ah ! » de rage honteuse, la tête cachée dans l’oreiller.

Paul de Géry était ce martyr. Là-bas dans son pays, il avait toujours vécu fort retiréprès d’une vieille tante dévote et triste, jusqu’au moment où l’étudiant en droit destinéd’abord à une carrière dans laquelle son père laissait d’excellents souvenirs, s’était vuattiré dans quelques salons de conseillers à la cour, anciennes demeures mélancoliques àtrumeaux fanés où il allait faire un quatrième au whist avec de vénérables ombres. Lasoirée de Jenkins était donc un début pour ce provincial, que son ignorance même et sasouplesse méridionale firent du premier coup observateur.

De l’endroit où il se trouvait, il assistait au défilé curieux et non encore terminé àminuit des invités de Jenkins, toute la clientèle du médecin à la mode : la fine fleur de lasociété, beaucoup de politique et de finance, des banquiers, des députés, quelquesartistes, tous les surmenés du high-life parisien, blafards, les yeux brillants, saturésd’arsenic comme des souris gourmandes mais insatiables de poison et de vie. Le salonouvert, la vaste antichambre dont on avait enlevé les portes laissait voir l’escalier del’hôtel chargé de fleurs sur les côtés, où se développaient les longues traînes dont le poidssoyeux semblait rejeter en arrière le buste décolleté des femmes dans ce joli mouvementascensionnel qui les faisait apparaître, peu à peu, jusqu’au complet épanouissement deleur gloire. Les couples arrivés en haut paraissaient entrer en scène ; et cela étaitdoublement vrai, chacun laissant sur la dernière marche les froncements de sourcils, lesplis préoccupés, les airs excédés, ses colères, ses tristesses, pour montrer unephysionomie satisfaite, un sourire épanoui sur l’ensemble reposé des traits. Les hommeséchangeaient des poignées de main loyales, des effusions fraternelles ; les femmes, sansrien entendre, préoccupées d’elles-mêmes, avec de petits caracolements sur place, desgrâces frissonnantes, des jeux de prunelles et d’épaules, murmuraient quelques motsd’accueil.

« Merci... Oh ! merci... comme vous êtes bonne... »Puis les couples se séparaient, car les soirées ne sont plus ces réunions d’esprits

aimables, où la finesse féminine forçait le caractère, les hautes connaissances, le géniemême des hommes à s’incliner gracieusement pour elle, mais ces cohues tropnombreuses dans lesquelles les femmes, seules assises, gazouillant ensemble comme descaptives de harem, n’ont plus que le plaisir d’être belles ou de le paraître. De Géry, aprèsavoir erré dans la bibliothèque du docteur, la serre, la salle de billard où l’on fumait,ennuyé de conversations graves et arides qui lui semblaient détonner dans un lieu si paréet dans l’heure courte du plaisir – quelqu’un lui avait demandé négligemment, sans leregarder, ce que la bourse faisait ce jour-là – se rapprocha de la porte du grand salon, quedéfendait un flot pressé d’habits noirs, une houle de têtes penchées les unes à côté desautres et regardant.

Une vaste pièce richement meublée avec le goût artistique qui caractérisait le maître

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et la maîtresse de la maison. Quelques tableaux anciens sur le fond clair des draperies.Une cheminée monumentale, décorée d’un beau groupe de marbre, « les Saisons », deSébastien Ruys, autour duquel de longues tiges vertes découpées en dentelle ou d’uneraideur gaufrée de bronze se recourbaient vers la glace comme vers la limpidité d’une eaupure. Sur les sièges bas, les femmes groupées, pressées, confondant presque les couleursvaporeuses de leurs toilettes, formant une immense corbeille de fleurs vivantes au-dessusde laquelle flottaient le rayonnement des épaules nues, des chevelures semées dediamants, gouttes d’eau sur les brunes, reflets scintillants sur les blondes et le mêmeparfum capiteux, le même bourdonnement confus et doux, fait de chaleur vibrante etd’ailes insaisissables, qui caresse en été toute la floraison d’un parterre. Parfois un petitrire, montant dans cette atmosphère lumineuse, un souffle plus vif qui faisait tremblerdes aigrettes et des frisures, se détacher tout à coup un beau profil. Tel était l’aspect dusalon.

Quelques hommes se trouvaient là, en très petit nombre, tous des personnages demarque, chargés d’années et de croix, qui causaient au bord d’un divan, appuyés aurenversement d’un siège avec cet air de condescendance que l’on prend pour parler à desenfants. Mais dans le susurrement paisible de ces conversations une voix ressortaitéclatante et cuivrée, celle du Nabab, qui évoluait tranquillement à travers cette serremondaine avec l’assurance que lui donnaient son immense fortune et un certain méprisde la femme, rapporté d’Orient.

En ce moment, étalé sur un siège, ses grosses mains gantées de jaune croisées sansfaçon l’une sur l’autre, il causait avec une très belle personne dont la physionomieoriginale – beaucoup de vie sur des traits sévères – se détachait en pâleur au milieu desminois environnants, comme sa toilette toute blanche, classique de plis et moulée sur sagrâce souple, contrastait avec des mises plus riches, mais dont aucune n’avait cette allurede simplicité hardie. De son coin, de Géry admirait ce front court et uni sous la frange descheveux abaissés, ces yeux long ouverts, d’un bleu profond, d’un bleu d’abîme, cettebouche qui ne cessait de sourire que pour détendre sa forme pure dans une expressionlassée et retombante. En tout, l’apparence un peu hautaine d’un être d’exception.

Quelqu’un près de lui la nomma... Félicia Ruys... Dès lors il comprit l’attrait rare decette jeune fille, continuatrice du génie de son père, et dont la célébrité naissante étaitarrivée jusqu’à sa province, auréolée d’une réputation de beauté.

Pendant qu’il la contemplait, qu’il admirait ses moindres gestes, un peu intrigué parl’énigme de ce beau visage, il entendit chuchoter derrière lui :

« Mais voyez donc comme elle est aimable avec le Nabab... Si le duc arrivait...– Le duc de Mora doit venir ?– Certainement. C’est pour lui que la soirée est donnée ; pour le faire rencontrer avec

Jansoulet.– Et vous pensez que le duc et Mlle Ruys...– D’où sortez-vous ?... C’est une liaison connue de tout Paris... Ça date de la dernière

exposition où elle a fait son buste.– Et la duchesse ?...– Bah ! Elle en a bien vu d’autres... Ah ! voilà Mme Jenkins qui va chanter. »

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Il se fit un mouvement dans le salon, une pesée plus forte de la foule auprès de laporte, et les conversations cessèrent pour un moment. Paul de Géry respira. Ce qu’ilvenait d’entendre lui avait serré le cœur. Il se sentait atteint, sali par cette boue jetée àpleine main sur l’idéal qu’il s’était fait de cette jeunesse splendide, mûrie au soleil de l’artd’un charme si pénétrant. Il s’éloigna un peu, changea de place. Il avait peur d’entendreencore chuchoter quelque infamie... La voix de Mme Jenkins lui fit du bien, une voixfameuse dans les salons de Paris et qui, malgré tout son éclat, n’avait rien de théâtral,mais semblait une parole émue vibrant sur des sonorités inapprises. La chanteuse, unefemme de quarante à quarante-cinq ans, avait une magnifique chevelure cendrée, destraits fins un peu mous, une grande expression de bonté. Encore belle, elle était mise avecle goût coûteux d’une femme qui n’a pas renoncé à plaire. Elle n’y avait pas renoncé eneffet ; mariée en secondes noces avec le docteur depuis une dizaine d’années ilssemblaient en être encore aux premiers mois de leur bonheur à deux. Pendant qu’ellechantait un air populaire de Russie, sauvage et doux comme un sourire slave, Jenkinsétait fier naïvement, sans chercher à le dissimuler, toute sa large figure épanouie ; et elle,chaque fois qu’elle penchait la tête pour reprendre son souffle adressait de son côté unsourire craintif, épris, qui allait le chercher par-dessus la musique étalée. Puis, quand elleeut fini au milieu d’un murmure admiratif et ravi, c’était touchant de voir de quelle façondiscrète elle serra furtivement la main de son mari, comme pour se faire un coin debonheur intime parmi ce grand triomphe. Le jeune de Géry se sentait réconforté par lavue de ce couple heureux, quand tout près de lui une voix murmura – ce n’était pourtantpas la même qui avait parlé tout à l’heure :

« Vous savez ce qu’on dit... que les Jenkins ne sont pas mariés.– Quelle folie !– Je vous assure... il paraîtrait qu’il y a une véritable Mme Jenkins quelque part, mais

pas celle qu’on nous a montrée... Du reste avez-vous remarqué... »Le dialogue continua à voix basse, Mme Jenkins s’approchait, saluant, souriant, tandis

que le docteur arrêtant un plateau au passage, lui apportait un verre de bordeaux avecl’empressement d’une mère, d’un imprésario, d’un amoureux. Calomnie, calomnie,souillure ineffaçable ! Maintenant les attentions de Jenkins semblaient exagérées auprovincial. Il trouvait qu’il y avait là quelque chose d’affecté, de voulu, et aussi dans leremerciement qu’elle adressa tout bas à son mari, il crut remarquer une crainte, unesoumission contraires à la dignité de l’épouse légitime, heureuse et fière d’un bonheurassuré... « Mais c’est hideux, le monde ! » se disait de Géry épouvanté, les mains froides.Ces sourires qui l’entouraient lui faisaient tous l’effet de grimaces. Il avait de la honte etdu dégoût. Puis tout à coup se révoltant : « Allons donc ! ce n’est pas possible. » Et,comme si elle avait voulu répondre à cette exclamation, derrière lui, la médisance repritd’un ton dégagé : « Après tout, vous savez, je n’en suis pas sûr autrement. Je répète cequ’on m’a dit... Tiens ! la baronne Hemerlingue... Il a tout Paris, ce Jenkins. »

La baronne s’avançait au bras du docteur, qui s’était précipité au-devant d’elle, et simaître qu’il fût de tous les jeux de son visage, semblait un peu troublé et déconfit. Il avaitimaginé cela, le bon Jenkins, de profiter de sa soirée pour réconcilier entre eux son amiHemerlingue et son ami Jansoulet, ses deux clients les plus riches, et qui

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l’embarrassaient beaucoup avec leur guerre intestine. Le Nabab ne demandait pas mieux.Il n’en voulait pas à son ancien copain. Leur brouille était venue à la suite du mariaged’Hemerlingue avec une des favorites de l’ancien bey. « Histoire de femme, en somme »,disait Jansoulet, et qu’il aurait été heureux de voir finir, toute antipathie pesant à cettenature exubérante. Mais il paraît que le baron ne tenait pas à un rapprochement ; car,malgré la promesse qu’il avait faite à Jenkins, sa femme arrivait seule, au grand dépit del’Irlandais.

C’était une longue, mince, frêle personne, aux sourcils en plumes d’oiseau, l’air jeuneet intimidé, trente ans qui en paraissaient vingt, coiffée d’herbes et d’épis tombants dansdes cheveux très noirs criblés de diamants. Avec ses longs cils sur ses joues blanches decette limpidité de teint des femmes longtemps cloîtrées, un peu gênée dans sa toiletteparisienne, elle ressemblait moins à une ancienne femme de harem qu’à une religieuseayant renoncé à ses vœux et retournant au monde. Quelque chose de dévot, de confit dansle maintien, une certaine façon ecclésiastique de marcher en baissant les yeux, les coudesà la taille, les mains croisées, des manières qu’elle avait prises dans le milieu trèspratiquant où elle vivait depuis sa conversion et son récent baptême, complétaient cetteressemblance. Et vous pensez si la curiosité mondaine s’empressait autour de cetteancienne odalisque devenue catholique fervente, s’avançant escortée d’une figure lividede sacristain à lunettes, maître Le Merquier, député de Lyon, l’homme d’affairesd’Hemerlingue, qui accompagnait la baronne quand le baron « était un peu souffrant »,comme ce soir.

À leur entrée dans le second salon le Nabab vint droit à elle, croyant voir apparaître àla suite la figure bouffie de son vieux camarade, auquel il était convenu qu’il irait tendrela main. La baronne l’aperçut, devint encore plus blanche. Un éclair d’acier filtra sous seslongs cils. Ses narines s’ouvrirent, palpitèrent, et comme Jansoulet s’inclinait, elle pressale pas, la tête haute et droite, laissant tomber de ses lèvres minces un mot arabe quepersonne ne put comprendre, mais où le pauvre Nabab entendit bien l’injure, lui ; car, ense relevant, son visage hâlé était de la couleur d’une terre cuite qui sort du four. Il restaun moment sans bouger, ses gros poings crispés, sa bouche tuméfiée de colère. Jenkinsvint le rejoindre, et de Géry, qui avait suivi de loin toute cette scène, les vit causerensemble vivement d’un air préoccupé.

L’affaire était manquée. Cette réconciliation, si savamment combinée, n’aurait paslieu. Hemerlingue n’en voulait pas. Pourvu maintenant que le duc ne leur manquât pas deparole. C’est qu’il était tard. La Wauters, qui devait, en sortant de son théâtre, chanter l’airde la Nuit, de la Flûte enchantée, venait d’entrer tout emmitouflée dans ses capuchons dedentelles.

Et le ministre n’arrivait pas.Pourtant c’était une affaire entendue, promise. Monpavon devait le prendre au cercle.

De temps en temps le bon Jenkins tirait sa montre tout en jetant un bravo distrait aubouquet de notes perlées que la Wauters faisait jaillir de ses lèvres de fée, un bouquet detrois mille francs, inutile comme les autres frais de la soirée, si le duc ne venait pas.

Tout à coup la porte s’ouvrit à deux battants :« Son Excellence M. le duc de Mora. »

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Un long frémissement l’accueillit, une curiosité respectueuse, rangée sur deux haies,au lieu de la presse brutale qui s’était jetée sur les pas du Nabab.

Nul mieux que lui ne savait se présenter dans le monde, traverser un salon gravement,monter en souriant à la tribune, donner du sérieux aux choses futiles, traiter légèrementles choses graves ; c’était le résumé de son attitude dans la vie, une distinctionparadoxale. Encore beau malgré ses cinquante-six ans, d’une beauté faite d’élégance et deproportion où la grâce du dandy se raffermissait par quelque chose de militaire dans lataille, et la fierté du visage, il portait merveilleusement l’habit noir, sur lequel, pour fairehonneur à Jenkins, il avait mis quelques-unes de ses plaques, qu’il n’arborait jamaisqu’aux jours officiels. Le reflet du linge, de la cravate blanche, l’argent mat desdécorations, la douceur des cheveux rares et grisonnants ajoutaient à la pâleur de la tête,plus exsangue que tout ce qu’il y avait d’exsangue ce soir-là chez l’Irlandais.

Il menait une vie si terrible ! La politique, le jeu sous toutes ses formes, coups debourse et coups de baccara et cette réputation d’homme à bonnes fortunes qu’il fallaitsoutenir à tout prix. Oh ! celui-là était un vrai client de Jenkins ; et cette visite princière, illa devait bien à l’inventeur de ces mystérieuses perles qui donnaient à son regard cetteflamme, à tout son être cet en-avant si vibrant et si extraordinaire.

« Mon cher duc, permettez-moi de vous... »Monpavon, solennel, le jabot gonflé, essayait de faire la présentation si attendue ;

mais l’Excellence, distraite n’entendait pas, continuait sa route vers le grand salonemportée par un de ces courants électriques qui rompent la monotonie mondaine. Surson passage, et pendant qu’il saluait la belle Mme Jenkins, les femmes se penchaient unpeu avec des airs attirants, un rire doux, une préoccupation de plaire. Mais lui n’en voyaitqu’une seule, Félicia, debout au centre d’un groupe d’hommes discutant comme au milieude son atelier, et qui regardait venir le duc, tout en mangeant tranquillement un sorbet.Elle l’accueillit avec un naturel parfait. Discrètement, l’entourage s’était retiré. Pourtant,et malgré ce qu’avait entendu Géry sur leurs relations présumées, il semblait n’y avoirentre eux qu’une camaraderie toute spirituelle, une familiarité enjouée.

« Je suis allé chez vous, mademoiselle, en montant au Bois.– On me l’a dit. Vous êtes même entré dans l’atelier.– Et j’ai vu le fameux groupe... mon groupe.– Eh bien ?– C’est très beau... Le lévrier court comme un enragé. Le renard détale

admirablement... Seulement je n’ai pas bien compris... Vous m’aviez dit que c’était notrehistoire à tous les deux ?

– Ah ! voilà... Cherchez... C’est un apologue que j’ai lu dans... Vous ne lisez pasRabelais, monsieur le duc ?

– Ma foi, non. Il est trop grossier...– Eh bien, moi, j’ai appris à lire là-dedans. Très mal élevée, vous savez. Oh ! très mal...

Mon apologue est donc tiré de Rabelais. Voici : Bacchus a fait un renard prodigieux,imprenable à la course. Vulcain de son côté a donné à un chien de sa façon le pouvoird’attraper toute bête qu’il poursuivra. « Or, comme dit mon auteur, advint qu’ils serencontrèrent. » Vous voyez quelle course enragée et... interminable. Il me semble mon

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cher duc, que le destin nous a mis ainsi en présence, munis de qualités contraires, vousqui avez reçu des dieux le don d’atteindre tous les cœurs, moi dont le cœur ne sera jamaispris. »

Elle lui disait cela, bien en face, presque en riant, mais serrée et droite dans sa tuniqueblanche qui semblait garder sa personne contre les libertés de son esprit. Lui, levainqueur, l’irrésistible, il n’en avait jamais rencontré de cette race audacieuse etvolontaire. Aussi l’enveloppait-il de tous les effluves magnétiques d’une séduction,pendant qu’autour d’eux le murmure montant de la fête, les rires flûtés, le frôlement dessatins et des franges de perles faisaient l’accompagnement à ce duo de passion mondaineet de juvénile ironie.

Il reprit au bout d’une minute :« Mais comment les dieux se sont-ils tirés de ce mauvais pas ?– En changeant les deux coureurs en pierre.– Par exemple, dit-il, voilà un dénouement que je n’accepte point... Je défie les dieux

de jamais pétrifier mon cœur. »Une flamme courte jaillit de ses prunelles, éteinte aussitôt à la pensée qu’on les

regardait.En effet, on les regardait beaucoup, mais personne aussi curieusement que Jenkins

qui rôdait autour d’eux, impatient, crispé comme s’il en eût voulu à Félicia de prendrepour elle seule le personnage important de la soirée. La jeune fille en fit, en riant,l’observation au duc :

« On va dire que je vous accapare. »Elle lui montrait Monpavon attendant debout près du Nabab qui, de loin, adressait à

l’Excellence le regard quêteur et soumis d’un bon gros dogue. Le ministre d’État sesouvint alors de ce qui l’avait amené. Il salua la jeune fille et revint à Monpavon, qui putlui présenter enfin « son honorable ami, M. Bernard Jansoulet ». L’Excellence s’inclina, leparvenu s’humilia plus bas que terre, puis ils causèrent un moment.

Un groupe curieux à observer. Jansoulet, grand, fort, l’air peuple, la peau tannée, sonlarge dos voûté comme s’il s’était pour jamais arrondi dans les salamalecs de lacourtisanerie orientale, ses grosses mains courtes faisant éclater ses gants clairs, samimique excessive, son exubérance méridionale découpant les mots à l’emporte-pièce.L’autre, gentilhomme de race, mondain, l’élégance même, aisé dans ses moindres gestesfort rares d’ailleurs, laissant tomber négligemment des phrases inachevées éclairant d’undemi-sourire la gravité de son visage cachant sous une politesse imperturbable le grandmépris qu’il avait des hommes et des femmes, et c’est de ce mépris surtout que sa forceétait faite... Dans un salon américain, l’antithèse eût été moins choquante. Les millionsdu Nabab auraient rétabli l’équilibre et fait même pencher le plateau de son côté. MaisParis ne met pas encore l’argent au-dessus de toutes les autres puissances et, pour s’enrendre compte, il suffisait de voir ce gros traitant frétiller d’un air aimable devant ce grandseigneur, jeter sous ses pieds, comme le manteau d’hermine du courtisan, son épaisorgueil d’enrichi.

De l’angle où il s’était blotti, de Géry regardait la scène avec intérêt, sachant quelleimportance son ami attachait à cette présentation, quand le hasard qui avait si

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cruellement démenti, toute la soirée, ses naïvetés de débutant, lui fit distinguer ce courtdialogue, près de lui dans cette houle des conversations particulières où chacun entendjuste le mot qui l’intéresse :

« C’est bien le moins que Monpavon lui fasse faire quelques bonnes connaissances. Illui en a tant procuré de mauvaises... Vous savez qu’il vient de lui jeter sur les brasPaganetti et toute sa bande.

– Le malheureux !... Mais ils vont le dévorer.– Bah ! ce n’est que justice qu’on lui fasse un peu rendre gorge... Il en a tant volé là-

bas chez les Turcs.– Vraiment, vous croyez ?...– Si je crois ! J’ai là-dessus des détails très précis que je tiens du baron Hemerlingue,

le banquier qui a fait le dernier emprunt tunisien... Il en connaît des histoires celui-là, surle Nabab. Imaginez-vous... »

Et les infamies commencèrent. Pendant quinze ans, Jansoulet avait indignementexploité l’ancien bey. On citait des noms de fournisseurs et des tours admirablesd’aplomb, d’effronterie ; par exemple, l’histoire d’une frégate à musique, oui,véritablement à musique, comme un tableau de salle à manger, qu’il avait payée deuxcent mille francs et revendue dix millions, un trône de trois millions, dont la note visiblesur les livres d’un tapissier du faubourg Saint-Honoré n’allait pas à cent mille francs, et leplus comique, c’est que le bey ayant changé de fantaisie, le siège royal tombé en disgrâceavant même d’être déballé, était encore cloué dans sa caisse de voyage à la douane deTripoli.

Puis, en dehors de ces commissions effrénées sur l’envoi du moindre jouet, onaccentuait des accusations plus graves mais aussi certaines, puisqu’elles venaienttoujours de la même source. C’était, à côté du sérail, un harem d’Européennesadmirablement monté, pour Son Altesse, par le Nabab qui devait s’y connaître, ayant faitjadis à Paris – avant son départ pour l’Orient – les plus singuliers métiers : marchand decontre-marques, gérant d’un bal de barrière, d’une maison plus mal famée encore... Et leschuchotements se terminaient dans un rire étouffé, le rire lippu des hommes causantentre eux.

Le premier mouvement du jeune provincial, en entendant ces calomnies infâmes, futde se retourner et de crier :

« Vous en avez menti. »Quelques heures plus tôt, il l’aurait fait sans hésiter ; mais, depuis qu’il était là, il avait

appris la méfiance, le scepticisme. Il se contint donc et écouta jusqu’au bout, immobile àla même place, ayant tout au fond de lui-même le désir inavoué de connaître mieux celuiqu’il servait. Quant au Nabab, sujet bien inconscient de cette hideuse chronique,tranquillement installé dans un petit salon auquel ses tentures bleues, deux lampes àabat-jour communiquaient un air recueilli, il faisait sa partie d’écarté avec le duc de Mora.

Ô magie du galion ! Le fils du revendeur de ferraille seul à une table de jeu en face dupremier personnage de l’empire. Jansoulet en croyait à peine la glace de Venise où sereflétaient sa figure resplendissante, et le crâne auguste, séparé d’une large raie. Aussi,pour reconnaître ce grand honneur, s’appliquait-il à perdre décemment le plus de billets

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de mille francs possible, se sentant quand même le gagnant de la partie et tout fier de voirpasser son argent dans ces mains aristocratiques dont il étudiait les moindres gestespendant qu’elles jetaient, coupaient ou soutenaient les cartes.

Autour d’eux un cercle se faisait, mais toujours à distance, les dix pas exigés pour lesalut à un prince, c’était le public de ce triomphe où le Nabab assistait comme en rêve,grisé par ces accords féeriques un peu assourdis dans le lointain, ces chants qui luiarrivaient en phrases coupées comme par-dessus l’obstacle résonnant d’un étang, leparfum des fleurs épanouies d’une façon si singulière vers la fin des bals parisiens, alorsque l’heure qui s’avance confondant toutes les notions du temps, la lassitude de la nuitblanche communiquent aux cerveaux allégés dans une atmosphère plus nerveuse commeun étourdissement de jouissance. La robuste nature de Jansoulet, de ce sauvage civilisé,était plus sensible qu’une autre à ces raffinements inconnus, et il lui fallait toute sa forcepour ne pas manifester par quelque joyeux hourra, une intempestive effusion de gestes etde paroles, ce mouvement d’allégresse physique qui agitait tout son être, comme il arriveà ces grands chiens de montagne qu’une goutte d’essence respirée jette dans des foliesépileptiques.

« Le ciel est beau, le pavé sec... Si vous voulez, mon cher enfant, nous renverrons la

voiture et nous rentrerons à pied », dit Jansoulet à son compagnon en sortant de chezJenkins.

De Géry accepta avec empressement. Il avait besoin de se promener, de secouer dansl’air vif les infamies et les mensonges de cette comédie mondaine qui lui laissait le cœurfroid et serré, tout le sang de sa vie réfugié sous ses tempes dont il entendait battre lesveines gonflées. Il chancelait en marchant, semblable à ces malheureux opérés de lacataracte qui, dans l’effroi de la vision reconquise, n’osent plus mettre un pied devantl’autre. Mais avec quelle brutalité de main l’opération avait été faite ! Ainsi cette grandeartiste au nom glorieux, cette beauté pure et farouche, dont l’aspect seul l’avait troublécomme une apparition, n’était qu’une courtisane. Mme Jenkins, cette femme imposante,d’un maintien à la fois si fier et si doux, ne s’appelait pas Mme Jenkins, et illustre savantau visage ouvert, à l’accueil si cordial avait l’impudence d’étaler ainsi un concubinagehonteux. Et Paris s’en doutait, mais cela ne l’empêchait pas d’accourir à leurs fêtes. Enfin,ce Jansoulet, si bon, si généreux, pour lequel il se sentait au cœur tant de reconnaissance,il le savait tombé aux mains d’une troupe de bandits, bandit lui-même et bien digne del’exploration organisée pour faire rendre gorge à ses millions.

Était-ce possible et qu’en fallait-il croire ?Un coup d’œil de côté jeté sur le Nabab, dont la vaste personne encombrait le trottoir,

lui révéla tout à coup dans cette démarche calée par le poids des écus, quelque chose debas et de canaille qu’il n’avait pas encore remarqué. Oui, c’était bien l’aventurier du Midi,pétri de ce limon qui couvre les quais de Marseille piétinés par tous les nomades, leserrants de ports de mer. Bon généreux, parbleu ! comme les filles, comme les voleurs. Etl’or coulant par torrents dans ce milieu taré et luxueux, éclaboussant jusqu’aux murailles,lui semblait charrier maintenant toutes les scories, toutes les boues de sa source impure

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et fangeuse. Alors, lui, de Géry n’avait plus qu’une chose à faire, partir, quitter au plus vitecette place où il risquait de compromettre son nom, l’unique héritage paternel. Sansdoute. Mais les deux frérots, là-bas au pays, qui payerait leur pension ? Qui soutiendraitle modeste foyer miraculeusement relevé par les beaux appointements de l’aîné, du chefde famille ? Ce mot de chef de famille le rejetait aussitôt dans un de ces combatsintérieurs où luttent l’intérêt et la conscience, – l’une brutale, solide, attaquant à fondavec des coups droits, l’autre fuyant, rompant par des dégagements subtils, – pendant quele brave Jansoulet, cause ignorante du conflit, marchait à grandes enjambées près de sonjeune ami, aspirant l’air avec délices du bout de son cigare allumé.

Jamais il n’avait été si heureux de vivre ; et cette soirée chez Jenkins, son entrée dansle monde, à lui aussi, lui avait laissé une impression de portiques dressés comme pour untriomphe, de foule accourue, de fleurs jetées sur son passage... Tant il est vrai que leschoses n’existent que par les yeux qui les regardent... Quel succès ! Le duc, au moment dele quitter, l’engageant à venir voir sa galerie ; ce qui signifiait les portes de l’hôtel Moraouvertes pour lui avant huit jours. Félicia Ruys consentant à faire son buste, de sorte qu’àla prochaine exposition le fils du cloutier aurait son portrait en marbre par la mêmegrande artiste qui avait signé celui du ministre d’État. N’était-ce pas le contentement detoutes ses vanités enfantines ?

Et tous deux ruminant leurs pensées sombres ou joyeuses, ils marchaient l’un près del’autre, absorbés, absents d’eux-mêmes, si bien que la place Vendôme silencieuse,inondée d’une lumière bleue et glacée, sonna sous leurs pas avant qu’ils se fussent dit unmot.

« Déjà, dit le Nabab... J’aurais bien voulu marcher encore un peu... Ça vous va-t-il ? »Et, tout en faisant deux ou trois fois le tour de la place, il laissait aller, par bouffées,l’immense joie dont il était plein :

« Comme il fait bon ! Comme on respire !... Tonnerre de Dieu ! ma soirée de ce soir, jene la donnerais pas pour cent mille francs... Quel brave cœur que ce Jenkins... Aimez-vousle genre de beauté de Félicia Ruys ? Moi, j’en raffole... Et le duc, quel grand seigneur ! sisimple, si aimable... C’est beau Paris, n’est-ce pas, mon fils ?

– C’est trop compliqué pour moi... ça me fait peur, répondit Paul de Géry d’une voixsourde.

– Oui, oui, je comprends, reprit l’autre avec une fatuité adorable. Vous n’avez pasencore l’habitude mais on s’y fait vite allez ! Regardez comme en un mois je me suis mis àl’aise.

– C’est que vous étiez déjà venu à Paris, vous... Vous l’aviez habité autrefois.– Moi ? jamais de la vie... Qui vous a dit cela ?– Tiens, je croyais... » répondit le jeune homme, et tout de suite une foule de

réflexions se précipitant dans son esprit :« Que lui avez-vous donc fait à ce baron Hemerlingue ? C’est une haine à mort entre

vous. »Le Nabab resta une minute interdit. Ce nom d’Hemerlingue, jeté tout à coup dans sa

joie, lui rappelait le seul épisode fâcheux de la soirée :« À celui-là comme aux autres, dit-il d’une voix attristée, je n’ai jamais fait que du

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bien. Nous avons commencé ensemble, misérablement. Nous avons grandi prospéré côteà côte. Quand il a voulu partir de ses propres ailes, je l’ai toujours aidé, soutenu de monmieux. C’est moi qui lui ai fait avoir dix ans de suite les fournitures de la flotte et del’armée ; presque toute sa fortune vient de là. Puis un beau matin, cet imbécile de Bernoisà sang lourd ne va-t-il pas se toquer d’une odalisque que la mère du bey avait fait chasserdu harem ? La drôlesse était belle, ambitieuse, elle s’est fait épouser, et naturellement,après ce beau mariage, Hemerlingue a été obligé de quitter Tunis... On lui avait fait croireque j’excitais le bey à lui fermer la principauté. Ce n’est pas vrai. J’ai obtenu, au contraire,de Son Altesse, qu’Hemerlingue fils – un enfant de sa première femme – resterait à Tunispour surveiller leurs intérêts en suspens, pendant que le père venait à Paris fonder samaison de banque... Du reste, j’ai été bien récompensé de ma bonté... Lorsque, à la mortde mon pauvre Ahmed, le mouchir, son frère, est monté sur le trône, les Hemerlingue,rentrés en faveur, n’ont cessé de me desservir auprès du nouveau maître. Le bey me faittoujours bon visage ; mais mon crédit est ébranlé. Eh bien ! malgré cela, malgré tous lesmauvais tours qu’Hemerlingue m’a joués, qu’il me joue encore, j’étais prêt ce soir à luitendre la main... Non seulement ce misérable-là me la refuse ; mais il me fait insulter parsa femme, une bête sauvage et méchante, qui ne me pardonne pas de n’avoir jamais voulula recevoir à Tunis... Savez-vous comment elle m’a appelé tout à l’heure en passant devantmoi ? « Voleur et fils de chien... » Pas plus gênée que ça, l’odalisque... C’est-à-dire que sije ne connaissais pas mon Hemerlingue aussi capon qu’il est gros... Après tout, bah !qu’ils disent ce qu’ils voudront. Je me moque d’eux. Qu’est-ce qu’ils peuvent contre moi ?Me démolir près du bey ? Ça m’est égal. Je n’ai plus rien à faire en Tunisie, et je m’enretirerai le plus tôt possible... Il n’y a qu’une ville, qu’un pays au monde, c’est Paris, Parisaccueillant, hospitalier, pas bégueule, où tout homme intelligent trouve du large pourfaire de grandes choses... Et moi, maintenant, voyez-vous, de Géry, je veux faire degrandes choses... J’en ai assez de la vie de mercanti... J’ai travaillé pendant vingt ans pourl’argent ; à présent je suis goulu de gloire, de considération, de renommée. Je veux êtrequelqu’un dans l’histoire de mon pays, et cela me sera facile. Avec mon immense fortune,ma connaissance des hommes, des affaires, ce que je sens là dans ma tête, je puis arriverà tout et j’aspire à tout... Aussi croyez-moi, mon cher enfant, ne me quittez jamais – oneût dit qu’il répondait à la pensée secrète de son jeune compagnon – restez fidèlement àmon bord. La mâture est solide ; j’ai du charbon plein mes soutes... Je vous jure que nousirons loin, et vite, nom d’un sort ! »

Le naïf Méridional répandait ainsi ses projets dans la nuit avec force gestes expressifs,et, de temps à autre, en arpentant la place agrandie et déserte, majestueusement entouréede ses palais muets et clos, il levait la tête vers l’homme de bronze de la colonne, commes’il prenait à témoin ce grand parvenu dont la présence au milieu de Paris autorise toutesles ambitions, rend toutes les chimères vraisemblables.

Il y a chez la jeunesse une chaleur de cœur, un besoin d’enthousiasme que réveille lemoindre effleurement. À mesure que le Nabab parlait, de Géry sentait fuir ses soupçonset toute sa sympathie renaître avec une nuance de pitié... Non, bien certainement cethomme-là n’était pas un coquin, mais un pauvre être illusionné à qui la fortune montait àla tête comme un vin trop capiteux pour un estomac longtemps abreuvé d’eau. Seul au

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milieu de Paris, entouré d’ennemis et d’exploiteurs, Jansoulet lui faisait l’effet d’unpiéton chargé d’or traversant un bois mal hanté dans l’ombre et sans armes. Et il pensaitqu’il serait bien au protégé de veiller sans en avoir l’air sur le protecteur, de devenir leTélémaque clairvoyant de ce Mentor aveugle, de lui montrer les fondrières, de le défendrecontre les détrousseurs, de l’aider enfin à se débattre dans tout ce fourmillementd’embuscades nocturnes qu’il sentait rôder férocement autour du Nabab et de sesmillions.

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V

La famille Joyeuse

Tous les matins de l’année, à huit heures très précises, une maison neuve et presque

inhabitée d’un quartier perdu de Paris s’emplissait de cris, d’appels, de jolis rires sonnantclair dans le désert de l’escalier :

« Père, n’oublie pas ma musique...– Père, ma laine à broder...– Père, rapporte-nous des petits pains... »Et la voix du père qui appelait d’en bas :« Yaïa, descends-moi donc ma serviette...– Allons, bon ! il a oublié sa serviette... »Et c’était un empressement joyeux du haut en bas de la maison, une course de tous

ces minois brouillés de sommeil, de toutes ces chevelures ébouriffées que l’on rajustaiten chemin, jusqu’au moment où, penchées sur la rampe, une demi-douzaine de jeunesfilles adressaient leurs adieux sonores à un petit vieux monsieur, net et bien brossé, dontla face rougeaude, la silhouette étriquée, disparaissaient enfin dans la perspectivetournante des marches. M. Joyeuse était parti pour son bureau... Alors, toute cetteéchappée de volière remontait vite au quatrième, et la porte tirée, se groupait à unecroisée ouverte pour regarder le père encore une fois. Le petit homme se retournait, desbaisers s’échangeaient de loin, puis les fenêtres se fermaient ; la maison neuve et déserteredevenait tranquille, à part les écriteaux dansant leur folle sarabande au vent de la rueinachevée, comme mis en gaieté eux aussi par toutes ces évolutions. Un moment après, lephotographe du cinquième descendait suspendre à la porte sa vitrine d’expositiontoujours la même, où l’on voyait le vieux monsieur en cravate blanche entouré de sesfilles en groupes variés ; il remontait à son tour, et le calme succédant tout à coup à cepetit tapage matinal laissait à supposer que « le père » et ses demoiselles étaient rentrésdans le cadre de photographies, où ils se tenaient souriants et immobiles jusqu’au soir.

De la rue Saint-Ferdinand chez Hemerlingue et fils, ses patrons, M. Joyeuse avait bientrois quarts d’heure de route. Il marchait, la tête droite et raide, comme s’il avait craint dedéranger le beau nœud de sa cravate attachée par ses filles, son chapeau posé par elles ; et

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lorsque l’aînée, toujours inquiète et prudente, lui relevait au moment de sortir le collet desa redingote pour éviter le maudit coup de vent du coin de la rue, même avec unetempérature de serre chaude M. Joyeuse ne le rabattait plus jusqu’au bureau, pareil àl’amoureux qui sort des mains de sa maîtresse et n’ose plus bouger de peur de perdrel’enivrant parfum.

Veuf depuis quelques années, ce brave homme n’existait que pour ses enfants, nesongeait qu’à elles, s’en allait dans la vie entouré de ces petites têtes blondes quivoletaient autour de lui confusément comme dans un tableau d’Assomption. Tous sesdésirs, tous ses projets se rapportaient à « ces demoiselles », y revenaient sans cesse,parfois après de grands circuits, car M. Joyeuse – cela tenait sans doute à son cou trèscourt, à sa petite taille où son sang bouillant ne faisait qu’un tour – était un homme deféconde, d’étonnante imagination. Les idées évoluaient chez lui avec la rapidité de paillesvides autour d’un crible. Au bureau, les chiffres le fixaient encore par leur maniementpositif ; mais, dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable. L’activité dela marche, l’habitude d’une route dont il connaissait les moindres incidents donnaienttoute la liberté à ses facultés imaginatives. Il inventait alors des aventuresextraordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons.

Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontant le faubourg Saint-Honoré, sur le trottoir dedroite – il prenait toujours celui-là – apercevait une lourde charrette de blanchisseuse quis’en allait au grand trot, conduite par une femme de campagne dont l’enfant se penchaitun peu, juché sur un paquet de linge :

« L’enfant ! criait le bonhomme effrayé, prenez garde à l’enfant ! »Sa voix se perdait dans le bruit des roues et son avertissement dans le secret de la

providence. La charrette passait. Il la suivait de l’œil un moment, puis se remettait enroute ; mais le drame commencé dans son esprit continuait à s’y dérouler, avec millepéripéties... L’enfant était tombé... Les roues allaient lui passer dessus. M. Joyeuses’élançait, sauvait le petit être tout près de la mort, seulement le timon l’atteignait lui-même en pleine poitrine et il tombait baigné dans son sang. Alors il se voyait porté chez lepharmacien au milieu de la foule amassée. On le mettait sur une civière, on le montaitchez lui, puis tout à coup il entendait le cri déchirant de ses filles, de ses bien-aimées, enl’apercevant dans cet état. Et ce cri désespéré l’atteignait si bien au cœur, il le percevait sidistinctement, si profondément : « Papa, mon cher papa... » qu’il le poussait lui-mêmedans la rue, au grand étonnement des passants, d’une voix rauque qui le réveillait de soncauchemar inventif.

Voulez-vous un autre trait de cette imagination prodigieuse ?... Il pleut, il gèle ; untemps de loup. M. Joyeuse a pris l’omnibus pour aller à son bureau. Comme il est assis enface d’une espèce de colosse, tête brutale, biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, toutchétif, sa serviette sur les genoux, rentre ses jambes pour laisser la place aux énormespiles qui soutiennent le buste monumental de son voisin. Dans le train du véhicule, de lapluie sur les vitres, M. Joyeuse se prend à songer. Et tout à coup le colosse de vis-à-vis,qui a une bonne figure en somme, est très surpris de voir ce petit homme changer decouleur, le regarder en grinçant des dents, avec des yeux féroces, des yeux d’assassin. Oui,d’assassin véritable, car en ce moment M. Joyeuse fait un rêve terrible... Une de ses filles

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est assise là, en face de lui, à côté de cette brute géante, et le misérable lui prend la taillesous son mantelet.

« Retirez votre main, monsieur... » a déjà dit deux fois M. Joyeuse... L’autre n’a faitque ricaner... Maintenant il veut embrasser Élise...

« Ah ! bandit !... »Trop faible pour défendre sa fille, M. Joyeuse, écumant de rage, cherche son couteau

dans sa poche, frappe l’insolent en pleine poitrine, et s’en va la tête droite, fort de sondroit de père outragé, faire sa déclaration au premier bureau de police.

« Je viens de tuer un homme dans un omnibus !... »Au son de sa propre voix prononçant bien, en effet, ces paroles sinistres, mais non pas

dans le bureau de police, le malheureux se réveille, devine à l’effarement des voyageursqu’il a dû parler tout haut, et profite bien vite de l’appel du conducteur : « Saint-Philippe...Panthéon... Bastille... » pour descendre, tout confus, au milieu d’une stupéfactiongénérale.

Cette imagination toujours en haleine donnait à M. Joyeuse une singulièrephysionomie, fiévreuse, ravagée, contrastant avec son enveloppe correcte de petitbureaucrate. Il vivait tant d’existences passionnées en un jour... La race est plusnombreuse qu’on ne croit de ces dormeurs éveillés chez qui une destinée trop restreintecomprime des forces inemployées, des facultés héroïques. Le rêve est la soupape où toutcela s’évapore avec des bouillonnements terribles, une vapeur de fournaise et des imagesflottantes aussitôt dissipées. De ces visions, les uns sortent radieux, les autres affaissés,décontenancés, se retrouvant au terre à terre de tous les jours. M. Joyeuse était de ceux-là, s’enlevant sans cesse à des hauteurs d’où l’on ne peut que redescendre un peu brisépar la rapidité du voyage.

Or, un matin que notre « Imaginaire » avait quitté sa maison à l’heure et dans lescirconstances habituelles, il commença au détour de la rue Saint-Ferdinand un de sespetits romans intimes. La fin de l’année toute proche, peut-être une baraque en planchesque l’on clouait dans le chantier voisin lui fit penser « étrennes... jour de l’an ». Et tout desuite le mot de gratification se planta dans son esprit comme le premier jalon d’unehistoire étourdissante. Au mois de décembre, tous les employés d’Hemerlinguetouchaient des appointements doubles, et vous savez que dans les petits ménages on basesur ces sortes d’aubaines mille projets ambitieux ou aimables, des cadeaux à faire, unmeuble à remplacer, une petite somme gardée dans un tiroir pour l’imprévu.

C’est que M. Joyeuse n’était pas riche. Sa femme, une demoiselle de Saint-Amand,tourmentée d’idées de grandeur et de mondanité, avait mis ce petit intérieur d’employésur un pied ruineux, et depuis trois ans qu’elle était morte et que Bonne-Maman menaitla maison avec tant de sagesse, on n’avait pas encore pu faire d’économies, tellement lepassé se trouvait lourd. Tout à coup le brave homme se figura que cette année lagratification allait être plus forte à cause du surcroît de travail qu’on avait eu pourl’emprunt tunisien. Cet emprunt constituait une très belle affaire pour les patrons, tropbelle même, car M. Joyeuse s’était permis de dire dans les bureaux que cette fois« Hemerlingue et fils avaient tondu le Turc un peu trop ras ».

« Certainement, oui, la gratification sera doublée », pensait l’imaginaire tout en

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marchant ; et déjà il se voyait à un mois de là, montant avec ses camarades, pour la visitedu jour de l’an, le petit escalier qui conduisait chez Hemerlingue. Celui-ci leur annonçaitla bonne nouvelle ; puis il retenait M. Joyeuse en particulier. Et voilà que ce patron sifroid, d’habitude, enfermé dans sa graisse jaune comme dans un ballot de soie grège,devenait affectueux, paternel, communicatif. Il voulait savoir combien Joyeuse avait defilles.

« J’en ai trois... non, c’est-à-dire quatre, monsieur le baron... Je confonds toujours.L’aînée est si raisonnable. »

Savoir aussi quel âge elles avaient.« Aline a vingt ans, monsieur le baron. C’est l’aînée... Puis nous avons Élise qui

prépare son examen de dix-huit ans... Henriette qui en a quatorze, et Zaza ou Yaïa qui n’aque douze ans. »

Ce petit nom de Yaïa amusait prodigieusement M. le baron, qui voulait connaîtreencore quelles étaient les ressources de cette intéressante famille.

« Mes appointements, monsieur le baron... pas autre chose... J’avais un peu d’argentde côté, mais la maladie de ma pauvre femme, les études de ces demoiselles...

– Ce que vous gagnez ne suffit pas, mon cher Joyeuse... Je vous porte à mille francspar mois.

– Oh ! monsieur le baron, c’est trop... »Mais quoiqu’il eût dit cette dernière phrase tout haut, dans le dos d’un sergent de ville

qui regarda passer d’un œil de méfiance ce petit homme gesticulant et hochant la tête, lepauvre Imaginaire ne se réveilla pas. Il s’admira rentrant chez lui, annonçant la nouvelle àses filles, les conduisant le soir au théâtre, pour fêter cet heureux jour. Dieu ! qu’ellesétaient jolies sur le devant de leur loge, les demoiselles Joyeuse, quel bouquet de têtesvermeilles ! Et puis, le lendemain, voilà les deux aînées demandées en mariage par...Impossible de savoir par qui, car M. Joyeuse venait de se retrouver subitement sous lavoûte de l’hôtel Hemerlingue, devant la porte battante surmontée d’un « Caisse » enlettres d’or.

« Je serai donc toujours le même », se dit-il en riant un peu et passant sa main sur sonfront où la sueur perlait.

Mis en belle humeur par sa chimère, par le feu ronflant dans l’enfilade des bureauxparquetés, grillagés, discrets sous le jour froid du rez-de-chaussée, où l’on pouvaitcompter les pièces d’or sans s’éblouir les yeux, M. Joyeuse salua gaiement les autresemployés, passa sa jaquette de travail et son bonnet de velours noir. Soudain, on sifflad’en haut ; et le caissier, appliquant son oreille au cornet, entendit la voix grasse etgélatineuse d’Hemerlingue, le seul, le véritable Hemerlingue – l’autre, le fils, étaittoujours absent – qui demandait M. Joyeuse. Comment ! Est-ce que le rêve continuait ?...Il se sentit tout ému, prit le petit escalier intérieur qu’il montait tout à l’heure sigaillardement, et se trouva dans le cabinet du banquier, pièce étroite, très haute deplafond, meublée seulement de rideaux verts et d’énormes fauteuils de cuirproportionnés à l’effroyable capacité du chef de la maison. Il était là, assis à son pupitredont son ventre l’empêchait de s’approcher, obèse, anhélant et si jaune que sa face rondeau nez crochu, tête de hibou gras et malade, faisait comme une lumière au fond de ce

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cabinet solennel et assombri. Un gros marchand maure moisi dans l’humidité de sa petitecour. Sous ses lourdes paupières soulevées péniblement, son regard brilla une secondequand le comptable entra ; il lui fit signe de venir près de lui, et lentement, froidement,coupant de repos ses phrases essoufflées, au lieu de : « M. Joyeuse combien avez-vous defilles ? », il dit ceci :

« Joyeuse, vous vous êtes permis de critiquer dans les bureaux nos dernièresopérations sur la place de Tunis. Inutile de vous défendre. Vos paroles m’ont étérapportées mot pour mot. Et comme je ne saurais les admettre dans la bouche d’un demes employés, je vous avertis qu’à dater de la fin de ce mois vous cessez de faire partie dela maison. »

Un flot de sang monta à la figure du comptable, redescendit, revint encore, apportantchaque fois un sifflement confus dans ses oreilles, à son cerveau un tumulte de penséesd’images.

Ses filles !Qu’allaient-elles devenir ?Les places sont si rares à cette époque de l’année.La misère lui apparut, et aussi la vision d’un malheureux tombant aux genoux

d’Hemerlingue, le suppliant, le menaçant, lui sautant à la gorge dans un accès de ragedésespérée. Toute cette agitation passa sur son visage comme un coup de vent qui ride unlac en y creusant toutes sortes de gouffres mobiles ; mais il resta muet, debout à la mêmeplace, et sur l’avis du patron qu’il pouvait se retirer, descendit en chancelant reprendre satâche à la caisse.

Le soir, en rentrant rue Saint-Ferdinand, M. Joyeuse ne parla de rien à ses filles. Iln’osa pas. L’idée d’assombrir cette gaieté rayonnante dont la vie de la maison était faite,d’embuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs lui parut insupportable. Avec cela craintifet faible, de ceux qui disent toujours : « Attendons à demain. » Il attendit donc pourparler, d’abord que le mois de novembre fût fini, se berçant du vague espoirqu’Hemerlingue changerait d’avis, comme s’il ne connaissait pas cette volonté demollusque flasque et tenace sur son lingot d’or. Puis quand, ses appointements soldés, unautre comptable eut pris sa place devant le haut pupitre où il s’était tenu debout silongtemps, il espéra trouver promptement autre chose et réparer son malheur avantd’être obligé de l’avouer.

Tous les matins, il feignait de partir au bureau, se laissait équiper et conduire commeà l’ordinaire, sa vaste serviette en cuir toute prête pour les nombreuses commissions dusoir.

Quoiqu’il en oubliât exprès quelques unes à cause de la prochaine fin de mois siproblématique, le temps ne lui manquait plus maintenant pour les faire. Il avait sajournée à lui, toute une journée interminable, qu’il passait à courir Paris à la recherched’une place. On lui donnait des adresses, des recommandations excellentes. Mais en ceterrible mois de décembre, si froid et si court de jour, chargé de dépenses et depréoccupations, les employés patientent et les patrons aussi. Chacun tâche de finirl’année dans le calme, remettant au mois de janvier, à ce grand saut du temps vers uneautre étape, les changements, les améliorations, des tentatives de vie nouvelle.

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Partout où M. Joyeuse se présentait, il voyait les visages se refroidir subitement dèsqu’il expliquait le but de sa visite : « Tiens ! vous n’êtes plus chez Hemerlingue et fils ?Comment cela se fait-il ? » Il expliquait la chose de son mieux par un caprice du patron,ce féroce Hemerlingue que Paris connaissait ; mais il sentait de la froideur, de laméfiance, dans cette réponse uniforme : « Revenez nous voir après les fêtes. » Et, timidecomme il était déjà, il en arrivait à ne plus se présenter nulle part, à passer vingt foisdevant la même porte, dont il n’aurait jamais franchi le seuil sans la pensée de ses filles.Cela seul le poussait par les épaules, lui donnait du cœur aux jambes, l’envoyait dans lamême journée aux extrémités opposées de Paris, à des adresses très vagues que descamarades lui donnaient, à Aubervilliers, dans une grande fabrique de noir animal, où onle faisait revenir pour rien trois jours de suite.

Oh ! les courses sous la pluie, sous le givre, les portes fermées, le patron qui est sortiou qui a du monde, les paroles données et tout à coup reprises, les espoirs déçus,l’énervement des longues attentes, les humiliations réservées à tout homme qui demandede l’ouvrage, comme si c’était une honte d’en manquer, M. Joyeuse connut toutes cestristesses et aussi les bonnes volontés qui se lassent, se découragent devant la persistancedu guignon. Et vous pensez si le dur martyre de « l’homme qui cherche une place » futdécuplé par les mirages de son imagination, par ces chimères qui se levaient pour lui dupavé de Paris pendant qu’il l’arpentait en tous sens.

Il fut pendant tout un mois une de ces marionnettes lamentables, monologuant,gesticulant sur les trottoirs, à qui chaque heurt de la foule arrache une exclamationsomnambulante : « Je l’avais bien dit », ou « gardez-vous d’en douter, monsieur ». Onpasse, on rirait presque, mais on est saisi de pitié devant l’inconscience de cesmalheureux possédés d’une idée fixe, aveugles que le rêve conduit, tirés par une laisseinvisible. Le terrible, c’est qu’après ces longues, cruelles journées d’inaction et de fatiguequand M. Joyeuse revenait chez lui, il fallait qu’il jouât la comédie de l’homme rentrantdu travail, qu’il racontât les événements du jour, ce qu’il avait entendu dire, les cancansde bureau dont il entretenait de tout temps ces demoiselles.

Dans les petits intérieurs, il y a toujours un nom qui revient plus souvent que lesautres, qu’on invoque aux jours d’orage, qui se mêle à tous les souhaits, à tous les espoirs,même aux jeux des enfants pénétrés de son importance, un nom qui tient dans la maisonle rôle d’une sous-providence, ou plutôt d’un dieu lare familier et surnaturel. C’est celuidu patron, du directeur d’usine du propriétaire, du ministre, de l’homme enfin qui portedans sa main puissante le bonheur, l’existence du foyer. Chez les Joyeuse, c’étaitHemerlingue, toujours Hemerlingue, revenant dix fois, vingt fois par jour, dans laconversation de ces demoiselles, qui l’associaient à tous leurs projets, aux plus petitsdétails de leurs ambitions féminines : « Si Hemerlingue voulait... Tout cela dépendd’Hemerlingue. » Et rien de plus charmant que la familiarité avec laquelle ces fillettesparlaient de ce gros richard, qu’elles n’avaient jamais vu.

On demandait de ses nouvelles... Le père lui avait-il parlé ?... Était-il de bonnehumeur ?... Et dire que tous tant que nous sommes, si humbles, si courbés que le destinnous tienne, nous avons toujours au-dessous de nous de pauvres êtres plus humbles, pluscourbés, pour qui nous sommes grands, pour qui nous sommes dieux, et en notre qualité

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de dieux, indifférents, dédaigneux ou cruels.On se figure le supplice de M. Joyeuse, obligé d’inventer des épisodes, des anecdotes

sur le misérable qui l’avait si férocement congédié après dix ans de bons services.Pourtant il jouait sa petite comédie, de façon à tromper complètement tout le monde. Onn’avait remarqué qu’une chose, c’est que le père en rentrant le soir se mettait toujours àtable avec un grand appétit. Je crois bien ! Depuis qu’il avait perdu sa place, le pauvrehomme ne déjeunait plus.

Les jours se passaient. M. Joyeuse ne trouvait rien. Si, une place de comptable à laCaisse territoriale, mais qu’il refusait, trop au courant des opérations de banque, de tousles coins et recoins de la bohème financière en général, et de la Caisse territoriale enparticulier, pour mettre les pieds dans cet antre.

« Mais », lui disait Passajon... car c’était Passajon qui, rencontrant le bonhomme et levoyant sans emploi, lui avait parlé de venir chez Paganetti... « Mais puisque je vous répèteque c’est sérieux. Nous avons beaucoup d’argent. On paye, on m’a payé, regardez commeje suis flambant. »

En effet, le vieux garçon de bureau avait une livrée neuve, et, sous sa tunique àboutons argentés, sa bedaine s’avançait, majestueuse. N’importe, M. Joyeuse ne s’étaitpas laissé tenter, même après que Passajon, arrondissant ses yeux bleus à fleur de tête, luieut glissé emphatiquement dans l’oreille ces mots gros de promesses :

« Le Nabab est dans l’affaire. »Même après cela, M. Joyeuse avait eu le courage de dire non. Ne valait-il pas mieux

mourir de faim que d’entrer dans une maison fallacieuse dont il serait peut-être un jourappelé à expertiser les livres devant les tribunaux ?

Il continua donc à courir ; mais, découragé, il ne cherchait plus. Comme il lui fallaitrester dehors, il s’attardait aux étalages sur les quais, s’accoudait des heures aux parapets,regardait l’eau couler et les bateaux qu’on déchargeait. Il devenait ce flâneur qu’onrencontre au premier rang des attroupements de la rue, s’abritant des averses sous lesporches, s’approchant pour se chauffer des poêles en plein air où fume le goudron desasphalteurs, s’affaissant sur un banc du boulevard lorsque ses pas ne pouvaient plus leporter.

Ne rien faire, quel bon moyen de s’allonger la vie !À certains jours, cependant, quand M. Joyeuse était trop las ou le ciel trop féroce, il

attendait au bout de la rue que ces demoiselles eussent refermé leur croisée et revenant àla maison le long des murailles, montait l’escalier bien vite, passait devant sa porte enretenant son souffle, et se réfugiait chez le photographe André Maranne qui, au courantde son infortune, lui faisait cet accueil apitoyé que les pauvres diables ont entre eux. Lesclients sont rares si près des banlieues. Il restait de longues heures dans l’atelier à causertout bas, à lire à côté de son ami, à écouter la pluie sur les vitres ou le vent qui soufflaitcomme en pleine mer, heurtant les vieilles portes et les châssis, en bas, dans le chantierde démolitions. Au-dessous il entendait des bruits connus et pleins de charme, deschansons envolées du contentement d’une tâche, des rires assemblés, la leçon de pianoque donnait Bonne-Maman, le tic-tac du métronome tout un remue-ménage délicieux quilui chatouillait le cœur. Il vivait avec ses chéries, qui certes ne croyaient pas l’avoir si près

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d’elles.Une fois, pendant une absence de Maranne, M. Joyeuse, gardant fidèlement l’atelier et

son appareil neuf, entendit frapper deux petits coups au plafond du quatrième, deuxcoups séparés, très distincts, puis un roulement discret comme un trot de souris.L’intimité du photographe avec ses voisins autorisait bien ces communications deprisonniers ; mais qu’est-ce que cela signifiait ? Comment répondre à ce qui semblait unappel ? À tout hasard, il répéta les deux coups, le tambourinement léger, et laconversation en resta là. Au retour d’André Maranne, il eut l’explication du fait. C’étaitbien simple : quelquefois, au courant de la journée, ces demoiselles, qui ne voyaient leurvoisin que le soir, s’informaient de ses nouvelles, si la clientèle allait un peu. Le signalentendu voulait dire : « Est-ce que les affaires vont bien aujourd’hui ? » Et M. Joyeuseavait répondu, d’instinct, sans savoir : « Pas trop mal pour la saison. » Bien que le jeuneMaranne fût très rouge en affirmant cela, M. Joyeuse le croyait sur parole. Seulementcette idée de communication fréquente entre les deux ménages lui fit peur pour le secretde sa situation et dès lors il s’abstint de ce qu’il appelait « ses journées artistiques ».D’ailleurs, le moment approchait ou il ne pourrait plus dissimuler sa détresse, la fin dumois arrivant compliquée d’une fin d’année.

Paris prenait déjà sa physionomie de fête des dernières semaines de décembre. En faitde réjouissance nationale ou populaire, il n’a guère plus que celle-là. Les folies ducarnaval sont mortes en même temps que Gavarni, les fêtes religieuses, dont on entend àpeine le carillon sur le bruit des rues, s’enferment derrière leurs lourdes portes d’église, le15 août n’a jamais été que la Saint-Charlemagne des casernes ; mais Paris a gardé lerespect du Jour de l’An.

Dès le commencement de décembre, un immense enfantillage se répand par la ville.On voit passer des voitures à bras remplies de tambours dorés, de chevaux de bois, dejouets à la douzaine. Dans les quartiers industrieux du haut en bas des maisons à cinqétages des vieux hôtels du Marais, où les magasins ont de si hauts plafonds et des doublesportes majestueuses on passe les nuits à manier de la gaze, des fleurs et du paillon, àcoller des étiquettes sur des boîtes satinées, à trier, marquer, emballer ; les mille détailsdu joujou, ce grand commerce auquel Paris donne le cachet de son élégance. Cela sent lebois neuf, la peinture fraîche, le vernis reluisant, et, dans la poussière des mansardes, parles escaliers misérables où le peuple met toutes les boues qu’il a traversées, traînent descopeaux de bois de rose, des rognures de satin et de velours, des parcelles de clinquant,tous les débris du luxe employé pour l’éblouissement des yeux enfantins. Puis, lesétalages se parent. Derrière les vitrines claires, la dorure des livres d’étrennes montecomme un flot scintillant sous le gaz, les étoffes de couleurs variées et tentantesmontrent leurs plis cassants et lourds, pendant que les demoiselles de magasin, lescheveux en étage, un ruban sous leur col, font l’article, un petit doigt en l’air, ouremplissent des sacs de moire, dans lesquels les bonbons tombent en pluie de perles.

Mais, en face de ce commerce bourgeois, bien chez lui, chauffé, retranché derrière sesriches devantures, s’installe l’industrie improvisée de ces baraques en planches, ouvertesau vent de la rue, et dont la double rangée donne aux boulevards l’aspect d’un mail forain.C’est là qu’est le vrai intérêt et la poésie des étrennes. Luxueuses dans le quartier de la

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Madeleine, bourgeoises vers le boulevard Saint-Denis, plus « peuple » en remontant à laBastille, ces petites baraques se modifient pour leur public, calculent leurs chances desuccès au porte-monnaie plus ou moins garni des passants. Entre elles se dressent destables volantes, chargées de menus objets, miracles de la petite industrie parisienne, bâtisde rien, frêles et chétifs, et que la vogue entraîne quelquefois dans son grand coup devent, à cause de leur légèreté même. Enfin, au long des trottoirs, perdues dans la file desvoitures qui frôlent leur marche errante, les marchandes d’oranges complètent cecommerce ambulant entassant les fruits couleur de soleil sous leur lanterne de papierrouge, criant : « La Valence », dans le brouillard, le tumulte, la hâte excessive que Parismet à finir son année.

D’ordinaire, M. Joyeuse faisait partie de cette foule affairée qui circule avec un bruitd’argent en poche et des paquets dans toutes les mains. Il courait en compagnie deBonne-Maman à la recherche des étrennes pour ces demoiselles, s’arrêtait devant cespetits marchands émus du moindre client, sans l’habitude de la vente, et qui ont basé surcette courte phase des projets de bénéfices extraordinaires. Et c’étaient des colloques, desréflexions, un embarras du choix interminable dans ce petit cerveau compliqué, toujoursau-delà de la minute présente et de l’occupation du moment.

Cette année, hélas ! rien de semblable. Il errait mélancoliquement dans la ville enliesse, plus triste, plus désœuvré de toute l’activité environnante, heurté, bousculé,comme tous ceux qui gênent la circulation des actifs, le cœur battant d’une crainteperpétuelle, car Bonne-Maman, depuis quelques jours, lui faisait à table des allusionsclairvoyantes et significatives à propos des étrennes. Aussi, évitait-il de se trouver seulavec elle, et lui avait-il défendu de venir le chercher à la sortie du bureau. Mais, malgrétous ses efforts, le moment approchait, il le sentait bien, où le mystère serait impossibleet son lourd secret dévoilé... Elle était donc bien terrible, cette Bonne-Maman, que M.Joyeuse la craignait si fort ?... Mon Dieu, non. Un peu sévère, voilà tout, avec un jolisourire qui graciait à la minute tous les coupables. Mais M. Joyeuse était un craintif, untimide de naissance, vingt ans de ménage avec une maîtresse femme, « une personne dela noblesse », l’ayant esclavagé pour toujours, comme ces forçats qui, après leur temps defers, doivent encore subir une surveillance. Et lui en avait pour toute sa vie.

Un soir, la famille Joyeuse était réunie dans le petit salon, dernière épave de sasplendeur, où il restait deux fauteuils capitonnés, beaucoup de garnitures au crochet, unpiano, deux lampes carcels coiffées de petits chapeaux verts, et un bonheur du jour remplide bibelots.

La vraie famille est chez les humbles.Par économie, on n’allumait pour la maison entière qu’un seul feu et qu’une lampe

autour de laquelle toutes les occupations, toutes les distractions se groupaient, bonnegrosse lampe de famille, dont le vieil abat-jour, – des scènes de nuit, semées de pointsbrillants, – avait été l’étonnement et la joie de toutes ces fillettes dans leur petite enfance.Sortant doucement de l’ombre de la pièce quatre jeunes têtes se penchaient, blondes oubrunes, souriantes ou appliquées, sous ce rayon intime et réchauffant qui les éclairait à lahauteur des yeux, semblait alimenter la flamme de leur regard, la jeunesse lumineusesous leurs fronts transparents, les couver, les abriter, les garder du froid noir ventant

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dehors, des fantômes, des embûches, des misères et des terreurs, de tout ce que promènede sinistre une nuit d’hiver parisien au fond d’un quartier perdu.

Ainsi serrée dans une petite pièce en haut de la maison déserte, dans la chaleur, lasécurité de son intérieur, bien garni et soigné, la famille Joyeuse a l’air d’un nid tout enhaut d’un grand arbre. On coud, on lit, on cause un peu. Un sursaut de la flamme, unpétillement du feu, voilà ce qu’on entend avec de temps à autre une exclamation de M.Joyeuse, un peu en dehors de son petit cercle, perdu dans l’ombre où il abrite son frontanxieux et toutes les démences de son imagination. Maintenant, il se figure que, dans ladétresse où il se trouve acculé, dans cette nécessité absolue de tout avouer à ses enfants,ce soir, au plus tard demain, il lui arrive un secours inespéré. Hemerlingue, pris deremords, lui envoie comme à tous ceux qui ont travaillé au Tunisien sa gratification dedécembre. C’est un grand laquais qui l’apporte : « De la part de M. le baron. »L’Imaginaire dit cela tout haut. Les jolis visages se tournent vers lui ; on rit, on s’agite, etle malheureux se réveille en sursaut...

Oh ! comme il s’en veut à présent de sa lenteur à tout avouer, de cette sécuritémenteuse maintenue autour de lui, et qu’il va falloir détruire tout à coup. Aussi quelbesoin avait-il de critiquer cet emprunt de Tunis ! Il se reproche même à cette heure den’avoir pas accepté une place à la Caisse territoriale. Est-ce qu’il avait le droit derefuser ?... Ah ! le triste chef de famille, sans force pour garder ou défendre le bonheurdes siens... Et, devant le joli groupe encerclé par l’abat-jour et dont l’aspect reposantforme un si grand contraste avec ses agitations intérieures, il est pris d’un remords siviolent pour son âme faible, que son secret lui vient aux lèvres, va lui échapper dans undébordement de sanglots, quand un coup de sonnette – pas chimérique, celui-là – les faittous tressaillir et l’arrête au moment de parler.

Qui donc pouvait venir à cette heure ? Ils vivaient à l’écart depuis la mort de la mère,ne fréquentaient presque personne. André Maranne, quand il descendait passer unmoment avec eux, frappait familièrement comme ceux pour qui la porte est toujoursouverte. Profond silence dans le salon, long colloque sur le palier. Enfin, la vieille bonne –elle était dans la maison depuis aussi longtemps que la lampe – introduisit un jeunehomme complètement inconnu, qui s’arrêta, saisi, devant l’adorable tableau des quatrechéries pressées autour de la table. Son entrée en fut intimidée, un peu gauche. Pourtantil expliqua fort bien le motif de sa visite. Il était adressé à M. Joyeuse par un bravehomme de sa connaissance, le vieux Passajon, pour prendre des leçons de comptabilité.Un de ses amis se trouvait engagé dans de grosses affaires d’argent, une commanditeconsidérable. Lui aurait voulu le servir en surveillant l’emploi des capitaux, la droituredes opérations ; mais il était avocat, peu au courant des systèmes financiers, du langagede la banque. Est-ce que M. Joyeuse ne pourrait pas, en quelques mois, à trois ou quatreleçons par semaine...

« Mais si bien, monsieur, si bien... » bégayait le père tout étourdi de cette chanceinespérée... Je me charge parfaitement, en quelques mois, de vous rendre apte à ce travailde vérification... Où prendrons-nous nos leçons ?

– Chez vous si vous le permettez, dit le jeune homme, car je tiens à ce qu’on ne sachepas que je travaille... Seulement, je serai désolé si, chaque fois que j’arrive, je mets tout le

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monde en fuite comme ce soir. »En effet dès les premiers mots du visiteur, les quatre têtes bouclées avaient disparu,

avec des petits chuchotements, des froissements de jupes, et le salon paraissait bien nu,maintenant que le grand cercle de lumière blanche était vide.

Toujours très ombrageux, quand il s’agissait de ses filles, M. Joyeuse répondit, que« ces demoiselles se retiraient tous les soirs de bonne heure » ; et cela d’un petit ton brefqui signifiait très nettement : « Parlons de nos leçons, jeune homme, je vous prie. » Onconvint alors des jours, des heures libres dans la soirée.

Quant aux conditions, ce serait ce que monsieur voudrait.Monsieur dit un chiffre.Le comptable devint tout rouge : c’était ce qu’il gagnait chez Hemerlingue.« Oh ! non, c’est trop. »Mais l’autre ne l’écoutait plus, cherchait, tortillait sa langue, comme pour une chose

très difficile à dire, et tout à coup résolument :« Voilà votre premier mois...– Mais, monsieur... »Le jeune homme insista. On ne le connaissait pas. Il était juste qu’il payât d’avance...

Évidemment Passajon l’avait prévenu... M. Joyeuse le comprit, et dit à demi-voix :« Merci, oh ! merci... » tellement ému, que les paroles lui manquaient. La vie, c’était la viependant quelques mois, le temps de se retourner, de retrouver une place. Ses mignonnesne manqueraient de rien. Elles auraient leurs étrennes. Ô Providence !

« Alors à mercredi, monsieur Joyeuse.– À mercredi... monsieur ?– De Géry... Paul de Géry. »Et tous deux se séparèrent ravis, éblouis, l’un de l’apparition de ce sauveur inattendu,

l’autre de l’adorable tableau qu’il n’avait fait qu’entrevoir, toute cette jeunesse fémininegroupée autour de la table couverte de livres, de cahiers et d’écheveaux, avec un air depureté, d’honnêteté laborieuse. Il y avait là pour de Géry tout un Paris nouveau,courageux, familial, bien différent de ce qu’il connaissait déjà, un Paris dont lesfeuilletonistes ni les reporters ne parlent jamais, et qui lui rappelait sa province, avec unraffinement en plus, ce que la mêlée, le tumulte environnants prêtent de charme autranquille refuge épargné.

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VI

Félicia Ruys

« Et votre fils, Jenkins, qu’est-ce que vous en faites ?... Pourquoi ne le voit-on plus

chez vous ?... Il était gentil, ce garçon. »Tout en disant cela de ce ton de brusquerie dédaigneuse qu’elle avait presque toujours

lorsqu’elle parlait à l’Irlandais, Félicia travaillait au buste du Nabab qu’elle venait decommencer, posait son modèle, quittait et reprenait l’ébauchoir, essuyait lestement sesdoigts à la petite éponge, tandis que la lumière et la tranquillité d’un bel après-midi dedimanche tombaient sur la rotonde vitrée de l’atelier. Félicia « recevait » tous lesdimanches, si c’est recevoir que laisser sa porte ouverte, les gens entrer, sortir, s’asseoirun moment, sans bouger pour eux de son travail ni même interrompre la discussioncommencée pour faire accueil aux arrivants. C’étaient des artistes, têtes fines, barbesrutilantes, avec çà et là une toison blanche de vieux romantiques amis du père Ruys, puisdes amateurs, des hommes du monde, banquiers, agents de change et quelques jeunesgandins venus plutôt pour la belle fille que pour sa sculpture, pour avoir le droit de direau club le soir : « J’étais aujourd’hui chez Félicia. » Parmi eux, Paul de Géry, silencieux,absorbé dans une admiration qui lui entrait au cœur chaque jour un peu plus, cherchait àcomprendre le beau sphinx enveloppé de cachemire pourpre et de guipures écrues quitaillait bravement en pleine glaise, un tablier de brunisseuse – remonté presque jusqu’aucou – laissant la tête petite et fière émerger avec ces tons transparents, ces lueurs derayons voilés dont l’esprit, l’inspiration colorent les visages en passant. Paul se rappelaittoujours ce qu’on avait dit d’elle devant lui, essayait de se faire une opinion, doutait, pleinde trouble et charmé, se jurant chaque fois qu’il ne reviendrait plus, et ne manquant pasun dimanche. Il y avait là aussi de fondation, toujours à la même place, une petite femmeen cheveux gris et poudrés, une fanchon autour de sa figure rose, pastel un peu effacé parles ans qui, sous le jour discret d’une embrasure, souriait doucement, les mainsabandonnées sur ses genoux, dans une immobilité de fakir. Jenkins, aimable, la faceouverte, avec ses yeux noirs et son air d’apôtre, allait de l’un à l’autre, aimé et connu detous. Lui non plus ne manquait pas un des jours de Félicia ; et vraiment il y mettait de lapatience, toutes les rebuffades de l’artiste et de la jolie femme étant réservées à lui seul.

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Sans paraître s’en apercevoir, avec la même sérénité souriante, indulgente, il continuait àvenir chez la fille de son vieux Ruys, de celui qu’il avait tant aimé, soigné jusqu’à ladernière minute.

Cette fois cependant la question que venait de lui adresser Félicia à propos de son filslui parut extrêmement désagréable ; et c’est le sourcil froncé, avec une expression réellede mauvaise humeur, qu’il répondit :

« Ce qu’il est devenu, ma foi ! je n’en sais pas plus que vous... Il nous a quittés tout àfait. Il s’ennuyait chez nous... Il n’aime que sa bohème... »

Félicia eut un bond qui les fit tous tressaillir, et l’œil dardé, la narine frémissante :« C’est trop fort... Ah çà ! voyons, Jenkins, qu’est-ce que vous appelez la bohème ?...

Un mot charmant, par parenthèse, et qui devrait évoquer de longues courses errantes ausoleil, des haltes au coin d’un bois, toute la primeur des fruits et des fontaines prise auhasard des grands chemins... Mais puisque de toute cette grâce vous avez fait une injure,une souillure, à qui l’appliquez-vous ?... À quelques pauvres diables à longs crins épris del’indépendance en guenilles, qui crèvent de faim à un cinquième, en regardant le bleu detrop près, ou en cherchant des rimes sous des tuiles où filtre la pluie, à ces fous de plus enplus rares, qui par horreur du convenu, du traditionnel, du bêta de la vie, ont sauté à piedsjoints dans sa marge ?... Mais, voyons, c’est l’ancien jeu, ça. C’est la bohème de Murger,avec l’hôpital au bout, terreur des enfants, tranquillité des parents, le Chaperon rougemangé par le loup. Elle est finie, il y a beau temps, cette histoire-là... Aujourd’hui, voussavez bien que les artistes sont les gens les plus rangés de la terre, qu’ils gagnent del’argent, paient leurs dettes et s’arrangent pour ressembler au premier venu... Les vraiesbohèmes ne manquent pas pourtant, notre société en en faite, seulement c’est dans votremonde surtout qu’on les trouve... Parbleu ! Ils ne portent pas d’étiquette extérieure, etpersonne ne se méfie d’eux ; mais pour l’incertain, le décousu de l’existence, ils n’ont rienà envier à ceux qu’ils appellent si dédaigneusement « des irréguliers »... Ah ! si l’on savaittout ce qu’un habit noir, le plus correct de vos affreux vêtements modernes, peut masquerde turpitudes, d’histoires fantastiques ou monstrueuses. Tenez, Jenkins, l’autre soir chezvous, je m’amusais à les compter, tous ces aventuriers de la haute... »

La petite vieille, rose et poudrée, lui dit doucement de sa place :« Félicia... prends garde. »Mais elle continua sans l’écouter :« Qu’est-ce que c’est que Monpavon, docteur à... Et Bois-l’Héry ?... Et de Mora lui-

même ?... Et... »Elle allait dire : et le Nabab ? mais se contint.« Et combien d’autres ! Oh ! vraiment, je vous conseille d’en parler avec mépris de la

bohème... Mais votre clientèle de médecin à la mode, ô sublime Jenkins, n’est faite que decela. Bohème de l’industrie, de la finance, de la politique ; des déclassés, des tarés detoutes les castes, et plus on monte, plus il y en a, parce que le rang donne l’impunité etque la fortune paie bien des silences. »

Elle parlait très animée, l’air dur, la lèvre retroussée par un dédain féroce. L’autre riaitd’un rire faux, prenait un petit ton léger, condescendant : « Ah ! tête folle... tête folle. » Etson regard se tournait, inquiet et suppliant, du côté du Nabab, comme pour lui demander

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grâce de toutes ces impertinences paradoxales.Mais Jansoulet, bien loin de paraître vexé, lui qui était si fier de poser devant cette

belle artiste, si orgueilleux de l’honneur qu’on lui faisait, remuait la tête d’un airapprobatif :

« Elle a raison, Jenkins, dit-il à la fin, elle a raison. La vraie bohème, c’est nous autres.Regardez-moi, par exemple, regardez Hemerlingue, deux des plus gros manieurs d’écus deParis. Quand je pense d’où nous sommes partis, tous les métiers à travers lesquels on aroulé sa bosse. Hemerlingue, un ancien cantinier de régiment, moi, qui pour vivre, aiporté des sacs de blé sur le port de Marseille... Et les coups de raccroc dont notre fortunes’est faite, comme se font d’ailleurs toutes les fortunes maintenant... Nom d’un chien !Allez-vous-en sous le péristyle de la Bourse de trois à cinq... Mais, pardon, mademoiselle,avec ma manie de gesticuler en parlant, voilà que j’ai perdu la pose... voyons, commececi ?...

– C’est inutile, dit Félicia en jetant son ébauchoir d’un geste d’enfant gâté. Je ne feraiplus rien aujourd’hui. »

C’était une étrange fille, cette Félicia. Une vraie fille d’artiste, d’un artiste génial et

désordonné, bien dans la tradition romantique, comme était Sébastien Ruys. Elle n’avaitpas connu sa mère, étant née d’un de ces amours de passage qui entraient tout à coupdans la vie de garçon du sculpteur comme des hirondelles dans un logis dont la porte esttoujours ouverte, et en ressortaient aussitôt parce qu’on n’y pouvait faire un nid.

Cette fois, la dame, en s’envolant, avait laissé au grand artiste, alors âgé d’unequarantaine d’années, un bel enfant qu’il avait reconnu, fait élever, et qui devint la joie etla passion de sa vie. Jusqu’à treize ans, Félicia était restée chez son père, mettant unenote enfantine et tendre dans cet atelier encombré de flâneurs, de modèles, de grandslévriers couchés en long sur les divans. Il y avait là un coin réservé pour elle, pour sesessais de sculpture, toute une installation microscopique, un trépied, de la cire ; et levieux Ruys criait à ceux qui entraient :

« Va pas par là... Dérange rien... C’est le coin de la petiote... »Ce qui fait qu’à dix ans elle savait à peine lire et maniait l’ébauchoir avec une

merveilleuse adresse. Ruys aurait voulu garder toujours auprès de lui cette enfant qui nele gênait en rien, entrée toute petite dans la grande confrérie. Mais c’était pitié de voircette fillette parmi la libre allure des habitués de la maison, l’éternel va-et-vient desmodèles, les discussions d’un art pour ainsi dire tout physique, et même aux bruyantestablées du dimanche, assise au milieu de cinq ou six femmes que le père tutoyait toutes,comédiennes, danseuses ou chanteuses, et qui, après le dîner, s’installaient à fumer, lescoudes sur la nappe, avachies dans ces histoires grasses si goûtées du maître de lamaison. Heureusement, l’enfance est protégée d’une candeur résistante, d’un émail surlequel glissent toutes les souillures. Félicia devenait bruyante, turbulente, mal élevée,mais sans être atteinte par tout ce qui passait au-dessus de sa petite âme au ras de terre.

Tous les ans, à la belle saison, elle allait demeurer quelques jours chez sa marraine,Constance Crenmitz, la Crenmitz aînée, que l’Europe entière avait si longtemps appelée

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« l’illustre danseuse », et qui vivait paisiblement retirée à Fontainebleau.L’arrivée du « petit démon » mêlait pendant quelque temps à la vie de la vieille

danseuse une agitation dont elle avait ensuite toute l’année pour se remettre. Les terreursque l’enfant lui causait avec ses audaces à grimper, à sauter, à monter à cheval, tous lesemportements de sa nature échappée, lui rendaient ce séjour à la fois délicieux etterrible ; délicieux, car elle adorait Félicia, la seule attache familiale qui restât à cettepauvre vieille salamandre en retraite après trente ans de « battus » dans lesflamboiements du gaz ; terrible, car le démon fourrageait sans pitié l’intérieur de ladanseuse, paré, soigné, parfumé, comme sa loge à l’Opéra, et garni d’un musée desouvenirs datés de toutes les scènes du monde.

Constance Crenmitz fut le seul élément féminin dans l’enfance de Félicia. Futile,bornée, ayant gardé sur son esprit le rose du maillot pour toute sa vie, elle avait du moinsun soin coquet, des doigts agiles sachant coudre, broder, ajuster, mettre dans tous lesangles d’une pièce leur trace légère et minutieuse. Elle seule entreprit de redresser lejeune sauvageon, et d’éveiller discrètement la femme dans cet être étrange sur le dosduquel les manteaux, les fourrures, tout ce que la mode inventait d’élégant, prenait desplis trop droits ou des brusqueries singulières.

C’est encore la danseuse – fallait-il qu’elle fût abandonnée, cette petite Ruys – qui,triomphant de l’égoïsme paternel, exigea du sculpteur une séparation nécessaire, quandFélicia eut douze à treize ans ; et elle prit de plus la responsabilité de chercher unepension convenable, une pension qu’elle choisit à dessein très cossue et très bourgeoise,tout en haut d’un faubourg aéré, installée dans une vaste demeure du vieux temps,entourée de grands murs, de grands arbres, une sorte de couvent, moins la contrainte et lemépris des sérieuses études.

On travaillait beaucoup au contraire dans l’institution de Mme Belin, sans autressorties que celles des grandes fêtes, sans communications du dehors que la visite desparents, le jeudi, dans un petit jardin planté d’arbustes en fleurs ou dans l’immenseparloir aux dessus de portes sculptés et dorés. La première entrée de Félicia au milieu decette maison presque monastique causa bien une certaine rumeur, sa toilette choisie parla danseuse autrichienne, ses cheveux bouclés jusqu’à la taille, cette allure déhanchée etgarçon excitèrent quelque malveillance, mais elle était Parisienne, et vite assimilée àtoutes les situations, à tous les endroits. Quelques jours après, mieux que personne elleportait le petit tablier noir, auquel les plus coquettes attachaient leur montre, la jupedroite – prescription sévère et dure, à cette époque, où la mode élargissait les femmesd’une infinité de volants – la coiffure d’uniforme, deux nattes rattachées un peu bas, dansle cou, à la façon des paysannes romaines.

Chose étrange, l’assiduité des classes, leur calme exactitude convinrent à la nature deFélicia, toute intelligente et vivante, où le goût de l’étude s’égayait d’une expansionjuvénile à l’aise dans la bonne humeur bruyante des récréations. On l’aima. Parmi cesfilles de grands industriels, de notaires parisiens ou de fermiers gentilshommes, tout unpetit monde solide, un peu gourmé, le nom bien connu du vieux Ruys, le respect donts’entoure à Paris une réputation artistique, firent à Félicia une place à part et très enviée,rendue plus brillante encore par ses succès de classe, un véritable talent de dessinateur, et

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sa beauté, cette supériorité qui s’impose même chez les toutes jeunes filles.Dans l’atmosphère purifiée du pensionnat, elle ressentait une douceur extrême à se

féminiser, à reprendre son sexe, à connaître l’ordre, la régularité, autrement que de cettedanseuse aimable dont les baisers gardaient toujours un goût de fard et les expansionsdes ronds de bras peu naturels. Le père Ruys s’extasiait, chaque fois qu’il venait voir safille, de la trouver plus demoiselle, sachant entrer, marcher, sortir d’une pièce avec cettejolie révérence qui faisait désirer à toutes les pensionnaires de Mme Belin le frou-froutraînant d’une longue robe.

D’abord il vint souvent, puis comme le temps lui manquait pour tous les travauxacceptés, entrepris, dont les avances payaient les gâchis, les facilités de son existence, onle vit moins au parloir. Enfin, la maladie s’en mêla. Terrassé par une anémie invincible, ilrestait des semaines sans sortir, sans travailler. Alors il voulu ravoir sa fille ; et dupensionnat ombragé d’une paix si saine, Félicia retomba dans l’atelier paternel quehantaient toujours les mêmes commensaux, le parasitisme installé autour de toutecélébrité, parmi lequel la maladie avait introduit un nouveau personnage, le docteurJenkins.

Cette belle figure ouverte, l’air de franchise, de sérénité répandu sur la personne de cemédecin, déjà connu, qui parlait de son art avec tant de sans-façon et opérait pourtant descures miraculeuses, les soins dont il entourait son père, firent une grande impression surla jeune fille. Tout de suite Jenkins fut l’ami, le confident, un tuteur vigilant et doux.Parfois dans l’atelier lorsque quelqu’un – le père tout le premier – lançait un mot tropaccentué, une plaisanterie risquée, l’Irlandais fronçait les sourcils, faisait un petitclaquement de langue, ou bien détournait l’attention de Félicia. Il l’emmenait souventpasser la journée chez Mme Jenkins, s’efforçant d’empêcher qu’elle redevînt le sauvageond’avant le pensionnat, ou même quelque chose de pis, ce qui la menaçait dans l’abandonmoral, plus triste que tout autre, où on la laissait.

Mais la jeune fille avait, pour la défendre, mieux encore que l’exemple irréprochable etmondain de la belle Mme Jenkins : l’art qu’elle adorait, l’enthousiasme qu’il mettait danssa nature tout en dehors, le sentiment de la beauté, de la vérité, qui de son cerveauréfléchi, plein d’idées, passait dans ses doigts avec un petit frémissement de nerfs, undésir de la chose faite, de l’image réalisée. Tout le jour elle travaillait à sa sculpture, fixaitses rêveries avec ce bonheur de la jeunesse instinctive qui prête tant de charme auxpremières œuvres ; cela l’empêchait de trop regretter l’austérité de l’institution Belin,abritante et légère comme le voile d’une novice sans vœux, et cela la gardait aussi desconversations dangereuses, inentendues dans sa préoccupation unique.

Ruys était fier de ce talent qui grandissait à son côté. De jour en jour plus affaibli, déjàdans cette phase où l’artiste se regrette, il suivait Félicia avec une consolation de sapropre carrière terminée. L’ébauchoir, qui tremblait dans sa main, était ressaisi tout prèsde lui avec une fermeté, une assurance viriles, tempérées par tout ce que la femme peutappliquer des finesses de son être à la réalisation d’un art. Sensation singulière que cettepaternité double, cette survivance du génie abandonnant celui qui s’en va pour passerdans celui qui vient comme ces beaux oiseaux familiers qui, dès la veille d’une mort,désertent le toit menacé pour voler sur un logis moins triste.

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Aux derniers temps, Félicia – grande artiste et toujours enfant – exécutait la moitiédes travaux paternels ; et rien n’était plus touchant que cette collaboration du père et dela fille, dans le même atelier, autour du même groupe. La chose ne se passait pas toujourspaisiblement. Quoique élève de son père, Félicia sentait déjà sa personnalité rebelle à unedirection despotique. Elle avait ces audaces des commençants, ces presciences de l’avenirréservées aux talents jeunes, et, contre les traditions romantiques de Sébastien Ruys, unetendance de réalisme moderne, un besoin de planter ce vieux drapeau glorieux surquelque monument nouveau.

C’étaient alors de terribles empoignades, des discussions dont le père sortait vaincu,dompté par la logique de sa fille, étonné de tout le chemin que font les enfants sur lesroutes, alors que les vieux, qui leur ont ouvert les barrières, restent immobiles à l’endroitdu départ. Quand elle travaillait pour lui, Félicia cédait plus facilement ; mais, sur sasculpture à elle, on la trouvait intraitable. Ainsi le Joueur de boules, sa première œuvreexposée, qui obtint un si grand succès au Salon de 1862, fut l’objet de scènes violentesentre les deux artistes, de contradictions si fortes que Jenkins dut intervenir et assister audépart du plâtre que Ruys avait menacé de briser.

À part ces petits drames qui ne touchaient en rien aux tendresses de leur cœur, cesdeux êtres s’adoraient avec le pressentiment et peu à peu la cruelle certitude d’uneséparation prochaine, quand tout à coup il se passa dans la vie de Félicia un événementhorrible. Un jour Jenkins l’avait emmenée dîner chez lui, comme cela arrivait souvent.Mme Jenkins était absente, en voyage ainsi que son fils pour deux jours ; mais l’âge dudocteur, son intimité quasi paternelle l’autorisaient à garder près de lui, même enl’absence de sa femme, cette fillette que ses quinze ans, les quinze ans d’une juived’Orient resplendissante de beauté hâtive, laissaient encore près de l’enfance.

Le dîner fut très gai, Jenkins aimable, cordial à son ordinaire. Puis on passa dans lecabinet du docteur ; et soudain, sur le divan, au milieu d’une conversation intime, toutamicale, sur son père, sa santé, leurs travaux, Félicia sentit comme le froid d’un gouffreentre elle et cet homme, puis l’étreinte brutale d’une patte de faune. Elle vit un Jenkinsinconnu, égaré, bégayant, le rire hébété, les mains outrageantes. Dans la surprise,l’inattendu de ce ruement de brute, une autre que Félicia, une enfant de son âge, maisvraiment innocente, aurait été perdue. Elle, pauvre petite, ce qui la sauva, ce fut de savoir.Elle en avait tant entendu conter à la table de son père ! Et puis l’art, la vie d’atelier... Cen’était pas une ingénue. Tout de suite elle comprit ce que voulait cette étreinte, lutta,bondit, puis n’étant pas assez forte, cria. Il eut peur, lâcha prise, et subitement elle setrouva debout, dégagée, avec l’homme à ses genoux pleurant, demandant pardon... Il avaitcédé à une folie. Elle était si belle, il l’aimait tant. Depuis des mois il luttait... Maismaintenant c’était fini, jamais plus, oh ! jamais plus... Pas même toucher le bord de sarobe... Elle ne répondait pas, tremblait, rajustait ses cheveux, ses vêtements avec desdoigts de folle. Partir, elle voulait partir sur l’heure, toute seule. Il la fit accompagner parune servante ; et tout bas, comme elle montait en voiture : « Surtout pas un mot... Votrepère en mourrait. » Il la connaissait si bien, il était si sûr de la tenir avec cette idée, lemisérable, qu’il revint le lendemain comme si rien ne s’était passé, toujours épanoui et laface loyale. En effet, elle n’en parla jamais à son père, ni à personne. Mais à dater de ce

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jour, un changement se fit en elle, comme une détente de ses fiertés. Elle eut des caprices,des lassitudes, un pli de dégoût sur son sourire, et parfois contre son père des colèressubites, un regard de mépris qui lui reprochait de n’avoir pas su veiller sur elle.

« Qu’est-ce qu’elle a ? » disait le père Ruys ; et Jenkins avec l’autorité du médecin,mettait cela sur le compte de l’âge et d’un trouble physique. Lui-même évitait d’adresserla parole à la jeune fille, comptant sur les jours pour effacer l’impression sinistre, et nedésespérant pas d’arriver où il voulait, car il voulait encore, plus que jamais, pris d’unamour enragé d’homme de quarante-sept ans, d’une incurable passion de maturité ; etc’était son châtiment, à cet hypocrite... Ce singulier état de sa fille constitua un vraichagrin pour le sculpteur ; mais ce chagrin fut de courte durée. Soudainement Ruyss’éteignit, s’écroula d’un coup, comme tous ceux que soignait l’Irlandais. Son dernier motfut :

« Jenkins, je vous recommande ma fille. »Il était si ironiquement lugubre, ce mot, que Jenkins, présent à l’agonie, ne put

s’empêcher de pâlir...Félicia fut plus stupéfaite encore que désolée. À l’étonnement de la mort, qu’elle

n’avait jamais vue et qui se présentait à elle sous des traits aussi chers, se joignait lesentiment d’une solitude immense entourée de nuit et de dangers.

Quelques amis du sculpteur se réunirent en conseil de famille pour délibérer sur lesort de cette malheureuse enfant sans parents ni fortune. On avait trouvé cinquantefrancs dans le vide-poches où Sébastien mettait son argent sur un meuble de l’atelier bienconnu des besogneux et qu’ils visitaient sans scrupule. Pas d’autre héritage, du moins ennuméraire, seulement un mobilier d’art et de curiosité des plus somptueux, quelquestableaux de prix et des créances égarées couvrant à peine des dettes innombrables. Onparla d’organiser une vente. Félicia, consultée, répondit que cela lui était égal qu’onvendît tout, mais, pour Dieu ! qu’on la laissât tranquille.

La vente n’eut pas lieu cependant, grâce à la marraine, la bonne Crenmitz, qu’on vitapparaître tout à coup, tranquille et douce comme d’habitude :

« Ne les écoute pas, ma fille, ne vends rien. Ta vieille Constance a quinze mille francsde rente qui t’étaient destinés. Tu en profiteras dès à présent, voilà tout. Nous vivronsensemble ici. Tu verras, je ne suis pas gênante. Tu feras ta sculpture, je mènerai lamaison. Ça va-t-il ? »

C’était dit si tendrement, dans cet enfantillage d’accent des étrangers s’exprimant enfrançais, que la jeune fille en fut profondément émue. Son cœur pétrifié s’ouvrit, un flotbrûlant déborda de ses yeux, et elle se précipita, s’engloutit dans les bras de l’anciennedanseuse : « Ah ! marraine, que tu es bonne... Oui, oui, ne me quitte plus... reste toujoursavec moi... La vie me fait peur et dégoût... J’y vois tant d’hypocrisie, de mensonge ! » Et lavieille femme s’étant arrangé un nid soyeux et brodé dans cet intérieur qui ressemblait àun campement de voyageurs chargés de richesses de tous les pays, la vie à deux s’établitentre ces natures si différentes.

Ce n’était pas un petit sacrifice que Constance avait fait au cher démon de quitter saretraite de Fontainebleau pour Paris, dont elle avait la terreur. Du jour où cette danseuse,aux caprices extravagants, qui fit couler des fortunes princières entre ses cinq doigts

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écartés, descendue des apothéoses, un reste de leur éblouissement dans les yeux, avaitessayé de reprendre l’existence commune, d’administrer ses petites rentes et son modestetrain de maison, elle avait été en butte à une foule d’exploitations effrontées, d’abusfaciles devant l’ignorance de ce pauvre papillon effaré de la réalité, se cognant à toutes sesdifficultés inconnues. Chez Félicia, la responsabilité devint autrement sérieuse à cause dugaspillage installé jadis par le père, continué par la fille, deux artistes dédaigneux del’épargne. Elle eut encore d’autres difficultés à vaincre. L’atelier lui était insupportableavec cette fumée de tabac permanente, le nuage impénétrable pour elle où les discussionsd’art, le déshabillement des idées se confondaient dans des tourbillons brillants et vagues,qui lui causaient infailliblement la migraine. La « blague » surtout lui faisait peur. En saqualité d’étrangère, d’ancienne divinité du foyer de la danse, nourrie de politessessurannées, de galanteries à la Dorat, elle ne la comprenait pas bien, restait épouvantéedevant les exagérations frénétiques, les paradoxes de ces Parisiens raffinés par la libertéde l’atelier.

Elle qui n’avait eu d’esprit que dans la vivacité de ses pieds, cela l’intimidait, la mettaitau rang d’une simple dame de compagnie ; et en regardant cette aimable vieillesilencieuse et souriante, assise dans le jour de la rotonde vitrée, son tricot sur les genoux,comme une bourgeoise de Chardin, ou remontant à pas pressés, à côté de sa cuisinière, lalongue rue de Chaillot, où se trouvait le plus proche marché, jamais on n’aurait pu sedouter que cette bonne femme avait tenu des rois, des princes, toute la noblesse et lafinance amoureuses, sous le caprice de ses pointes et de ses ballons.

Paris est plein de ces astres éteints, retombés dans la foule.Quelques-uns de ces illustres, de ces triomphateurs de jadis, gardent une rage au

cœur ; d’autres, au contraire savourent le passé béatement, digèrent dans un bien-êtreineffable toutes leurs joies glorieuses et finies, ne demandant que du repos, le silence etl’ombre, de quoi se souvenir et se recueillir, si bien que, quand ils meurent, on est toutétonné d’apprendre qu’ils vivaient encore.

Constance Crenmitz était de ces heureux. Mais quel singulier ménage d’artistes quecelui de ces deux femmes, aussi enfants l’une que l’autre, mettant en communl’inexpérience et l’ambition, la tranquillité d’une destinée accomplie et la fièvre d’une vieen pleine lutte, toutes les différences visibles même dans la tournure tranquille de cetteblonde, toute blanche comme une rose déteinte, paraissant habillée sous ses couleursclaires d’un reste de feu de Bengale, et cette brune aux traits corrects, enveloppantpresque toujours sa beauté d’étoffes sombres, aux plis simples, comme d’un semblant devirilité.

L’imprévu, le caprice, l’ignorance des moindres choses amenaient dans les ressourcesdu ménage un désordre extrême, d’où l’on ne sortait parfois qu’à force de privations, derenvois de domestiques, de réformes risibles dans leur exagération. Pendant une de cescrises, Jenkins avait fait des offres voilées, délicates, repoussées avec mépris par Félicia.

« Ce n’est pas bien, lui disait Constance, de rudoyer ainsi ce pauvre docteur. Ensomme ce qu’il faisait là n’avait rien d’offensant. Un vieil ami de ton père.

– Lui ! l’ami de quelqu’un... Ah ! le beau tartufe ! »Et Félicia ayant peine à se contenir, tournait en ironie sa rancune, imitait Jenkins, le

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geste arrondi, la main sur son cœur, puis, gonflant ses joues, disait d’une grosse voixsoufflée, pleine d’effusions menteuses :

« Soyons humains, soyons bons... Le bien sans espérance !... tout est là. »Constance riait aux larmes malgré elle, tellement la ressemblance était vraie.« C’est égal, tu es trop dure... tu finiras par l’éloigner.– Ah bien oui !... » disait un hochement de tête de la jeune fille.En effet, il revenait toujours, doux, aimable, dissimulant sa passion visible seulement

quand elle se faisait jalouse à l’égard des nouveaux venus, comblant d’assiduitésl’ancienne danseuse à laquelle plaisait malgré tout sa douceur et qui reconnaissait en luiun homme de son temps à elle, du temps où l’on abordait les femmes en leur baisant lamain, avec un compliment sur la bonne mine de leur visage.

Un matin, Jenkins, étant venu pendant sa tournée, trouva Constance seule dans

l’antichambre et désœuvrée.« Vous voyez, docteur, je monte la garde, fit-elle tranquillement.– Comment cela ?– Oui, Félicia travaille. Elle ne veut pas être dérangée, et les domestiques sont si bêtes.

Je veille moi-même à la consigne. »Puis voyant l’Irlandais faire un pas vers l’atelier.« Non, non, n’y allez pas... Elle m’a bien recommandé de ne laisser entrer personne...– Mais moi ?– Je vous en prie... vous me feriez gronder. »Jenkins allait se retirer, quand un éclat de rire de Félicia passant à travers les tentures

lui fit lever la tête.« Elle n’est donc pas seule ?– Non. Le Nabab est avec elle... Ils ont séance... pour le portrait.– Et pourquoi ce mystère ?... Voilà qui est singulier... »Il marchait de long en large, l’air furieux, mais se contenant.Enfin, il éclata.C’était d’une inconvenance inouïe de laisser une jeune fille s’enfermer ainsi avec un

homme.Il s’étonnait qu’une personne aussi sérieuse, aussi dévouée que Constance... De quoi

avait-on l’air ?...La vieille dame le regardait avec stupeur. Comme si Félicia était une jeune fille

pareille aux autres ! Et puis quel danger y avait-il avec le Nabab, un homme si sérieux, silaid ? D’ailleurs Jenkins devait bien savoir que Félicia ne consultait jamais personne,qu’elle n’agissait qu’à sa tête.

« Non, non, c’est impossible, je ne peux pas tolérer cela », fit l’Irlandais.Et, sans s’inquiéter autrement de la danseuse qui levait les bras au ciel pour le prendre

à témoin de ce qui allait se passer, il se dirigea vers l’atelier ; mais, au lieu d’entrer droit, ilentrouvrit la porte doucement, et souleva un coin de tenture par lequel une partie de lapièce, celle où posait précisément le Nabab, devint visible pour lui, quoique à une assez

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grande distance.Jansoulet assis, sans cravate, le gilet ouvert, causait avec un air d’agitation, à demi-

voix. Félicia répondait de même en chuchotements rieurs. La séance était très animée...Puis un silence, un « frou » de jupes, et l’artiste, s’approchant de son modèle, lui rabattitd’un geste familier son col de toile tout autour en faisant courir sa main légère sur cettepeau basanée.

Ce masque éthiopien dont les muscles tressaillaient d’une ivresse de bien-être avecses grands cils baissés de fauve endormi qu’on chatouille, la silhouette hardie de la jeunefille penchée sur cet étrange visage pour en vérifier les proportions, puis un geste violent,irrésistible agrippant la main fine au passage et l’appliquant sur deux grosses lèvreséperdues, Jenkins vit tout cela dans un éclair rouge...

Le bruit qu’il fit en entrant remit les deux personnages dans leurs positionsrespectives, et, sous le grand jour qui éblouissait ses yeux de chat guetteur, il aperçut lajeune fille debout devant lui, indignée, stupéfaite : « Qui est là ? Qui se permet ? » et leNabab sur son estrade, le col rabattu, pétrifié, monumental.

Jenkins, un peu penaud, effaré de sa propre audace, balbutia quelques excuses. Il avaitune chose très pressée à dire à M. Jansoulet, une nouvelle très importante et qui nesouffrait aucun retard... « Il savait de source certaine qu’il y aurait des croix données pourle 16 mars. » Aussitôt la figure du Nabab, un instant contractée, se détendit.

« Ah ! vraiment ? »Il quitta la pose... L’affaire en valait la peine, diable ! M. de la Perrière, un secrétaire

des commandements, avait été chargé par l’impératrice de visiter l’asile de Bethléem.Jenkins venait chercher le Nabab pour le mener aux Tuileries chez le secrétaire et prendrejour. Cette visite à Bethléem, c’était la croix pour lui.

« Vite, partons ; mon cher docteur, je vous suis. »Il n’en voulait plus à Jenkins d’être venu le déranger, et fébrilement il rattachait sa

cravate, oubliant sous l’émotion nouvelle le bouleversement de tout à l’heure, car chez luil’ambition primait tout.

Pendant que les deux hommes causaient à demi-voix Félicia, immobile devant eux, lesnarines frémissantes, le mépris retroussant sa lèvre, les regardait de l’air de dire : « Ehbien ! j’attends. »

Jansoulet s’excusa d’être obligé d’interrompre la séance ; mais une visite de la plushaute importance... Elle eut un sourire de pitié :

« Faites, faites... Au point où nous en sommes, je puis travailler sans vous.– Oh ! oui, dit le docteur, l’œuvre est à peu près terminée. »Il ajouta d’un air connaisseur :« C’est un beau morceau. »Et, comptant sur ce compliment pour se faire une sortie, il s’esquivait, les épaules

basses ; mais Félicia le retint violemment :« Restez, vous... J’ai à vous parler. »Il vit bien à son regard qu’il fallait céder, sous peine d’un éclat :« Vous permettez, cher ami ?... Mademoiselle a un mot à me dire... Mon coupé est à la

porte... Montez. Je vous rejoins. »

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L’atelier refermé sur ce pas lourd qui s’éloignait, ils se regardèrent tous deux bien enface.

« Il faut que vous soyez ivre ou fou pour vous être permis une chose pareille ?Comment, vous osez entrer chez moi quand je ne veux pas recevoir ?... Pourquoi cetteviolence ? de quel droit ?...

– Du droit que donne la passion désespérée et invincible.– Taisez-vous, Jenkins, vous prononcez des paroles que je ne veux pas entendre... Je

vous laisse venir ici par pitié, par habitude, parce que mon père vous aimait... Mais ne mereparlez jamais de votre... amour – elle dit le mot très bas, comme une honte – ou vousne me reverrez plus, oui, dussé-je mourir pour vous échapper une bonne fois. »

Un enfant pris en faute ne courbe pas plus humblement la tête que Jenkinsrépondant :

« C’est vrai... J’ai eu tort... Un moment de folie, d’aveuglement... Mais pourquoi vousplaisez-vous à me déchirer le cœur comme vous faites ?

– Je pense bien à vous, seulement !– Que vous pensiez ou non à moi, je suis là, je vois ce qui se passe, et votre coquetterie

me fait un mal affreux. »Un peu de rouge lui vint aux joues devant ce reproche :« Coquette, moi ?... et avec qui ?– Avec ça... », dit l’Irlandais en montrant le buste simiesque et superbe.Elle essaya de rire :« Le Nabab... Quelle folie !– Ne mentez donc pas... Croyez-vous que je sois aveugle, que je ne me rende pas

compte de tous vos manèges ? Vous restez seule avec lui très longtemps... Tout à l’heurej’étais là... Je vous voyais... » Il baissait la voix comme si le souffle lui eût manqué... « Quecherchez-vous donc, étrange et cruelle enfant ? Je vous ai vue repousser les plus beaux,les plus nobles, les plus grands. Ce petit de Géry vous dévore des yeux, vous n’y prenezpas garde. Le duc de Mora lui-même n’a pas pu arriver jusqu’à votre cœur. Et c’est celui-làqui est affreux, vulgaire, qui ne pensait pas à vous, qui a toute autre chose que l’amour entête... Vous avez vu comme il est parti !... Où voulez-vous donc en venir ? Qu’attendez-vous de lui ?

– Je veux... Je veux qu’il m’épouse. Voilà. »Froidement, d’un ton radouci comme si cet aveu l’avait rapprochée de celui qu’elle

méprisait tant, elle exposa ses motifs. La vie qu’elle menait la poussait à une impasse.Elle avait des goûts de luxe, de dépense, des habitudes de désordre que rien ne pouvaitvaincre et qui la conduiraient fatalement à la misère, elle et cette bonne Crenmitz, qui selaissait ruiner sans rien dire. Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Et alorsles expédients, les dettes, la loque et les savates des petits ménages d’artistes. Ou bienl’amant, l’entreteneur, c’est-à-dire la servitude et l’infamie.

« Allons donc, dit Jenkins... Et moi, est-ce que je ne suis pas là ?– Tout plutôt que vous, fit-elle en se redressant... Non, ce qu’il me faut, ce que je veux,

c’est un mari qui me défende des autres et de moi-même, qui me garde d’un tas de chosesnoires dont j’ai peur quand je m’ennuie, des gouffres où je sens que je puis m’abîmer,

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quelqu’un qui m’aime pendant que je travaille, et relève de faction ma pauvre vieille fée àbout de forces... Celui-là me convient et j’ai pensé à lui dès que je l’ai vu. Il est laid, mais ila l’air bon ; puis il est follement riche et la fortune, à ce degré-là, ce doit être amusant...Oh ! je sais bien. Il y a sans doute dans sa vie quelque tare qui lui a porté chance. Tout cetor ne peut pas être fait d’honnêteté... Mais là, vrai, Jenkins, la main sur ce cœur que vousinvoquez si souvent, pensez-vous que je sois une épouse bien tentante pour un honnêtehomme ? Voyez : de tous ces jeunes gens qui sollicitent comme une grâce de venir ici,lequel a songé à demander ma main ? Jamais un seul. Pas plus de Géry que les autres... Jeséduis, mais je fais peur... Cela se comprend... Que peut-on supposer d’une fille élevéecomme je l’ai été, sans mère, sans famille, en tas avec les modèles, les maîtresses de monpère ?... Quelles maîtresses, mon Dieu !... Et Jenkins pour seul protecteur... Oh ! quand jepense... Quand je pense... »

Et de cette mémoire déjà lointaine, des choses lui arrivaient qui montaient d’un ton sacolère : « Eh ! oui, parbleu ! Je suis une fille d’aventure, et cet aventurier est bien le mariqu’il me faut.

– Vous attendrez au moins qu’il soit veuf, répondit Jenkins tranquillement... Et, dansce cas, vous risquez d’attendre longtemps encore, car sa Levantine a l’air de se bienporter. »

Félicia Ruys devint blême.« Il est marié ?– Marié, certes, et père d’une trimballée d’enfants. Toute la smala est débarquée

depuis deux jours. »Elle resta une minute atterrée, regardant le vide, un frisson aux joues.En face d’elle, le large masque du Nabab, avec son nez épaté, sa bouche sensuelle et

bonasse, criait de vie et de vérité dans les luisants de l’argile. Elle le contempla unmoment, puis fit un pas, et, d’un geste de dégoût renversa avec sa haute selle de bois lebloc luisant et gras qui s’écrasa par terre en tas de boue.

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VI

Jansoulet chez lui

Marié, il l’était depuis douze ans, mais n’en avait parlé à personne de son entourage

parisien, par une habitude orientale, ce silence que les gens de là-bas gardent sur legynécée. Subitement on apprit que madame allait venir, qu’il fallait préparer desappartements pour elle, ses enfants et ses femmes. Le Nabab loua tout le second étage dela maison de la place Vendôme, dont le locataire fut exproprié à des prix de Nabab. Onagrandit aussi les écuries, le personnel fut doublé ; puis, un jour, cochers et voituresallèrent chercher à la gare de Lyon madame, qui arrivait emplissant d’une suite denégresses, de gazelles, de négrillons un train chauffé exprès pour elle depuis Marseille.

Elle débarqua dans un état d’affaissement épouvantable, anéantie, ahurie de son longvoyage en wagon, le premier de sa vie, car, amenée tout enfant à Tunis, elle ne l’avaitjamais quitté. De sa voiture, deux nègres la portèrent dans les appartements, sur unfauteuil qui depuis resta toujours en bas sous le porche, tout prêt pour ces déplacementsdifficiles. Mme Jansoulet ne pouvait monter l’escalier, qui l’étourdissait ; elle ne voulutpas des ascenseurs que son poids faisait crier, d’ailleurs, elle ne marchait jamais. Énorme,boursouflée au point qu’il était impossible de lui assigner un âge, entre vingt-cinq ans etquarante, la figure assez jolie, mais tous les traits déformés, des yeux morts sous despaupières tombantes et striées comme des coquilles, fagotée dans des toilettesd’exportation, chargée de diamants et de bijoux en manière d’idole hindoue, c’était le plusbel échantillon de ces Européennes transplantées qu’on appelle des Levantines. Racesingulière de créoles obèses, que le langage seul et le costume rattachent à notre monde,mais que l’Orient enveloppe de son atmosphère stupéfiante, des poisons subtils de son airopiacé où tout se détend, se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu’aux ceintures desvêtements, jusqu’à l’âme même et la pensée.

Celle-ci était fille d’un Belge immensément riche qui faisait à Tunis le commerce ducorail, et chez qui Jansoulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé pendantquelques mois. Mlle Afchin, alors une délicieuse poupée d’une dizaine d’années,éblouissante de teint, de cheveux de santé, venait souvent chercher son père au comptoirdans le grand carrosse attelé de mules qui les emmenait à leur belle villa de la Marsel, aux

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environs de Tunis. Cette gamine, toujours décolletée, aux épaules éclatantes, entrevuedans un cadre luxueux, avait ébloui l’aventurier, et, des années après, lorsque devenuriche, favori du bey, il songea à s’établir, ce fut à elle qu’il pensa. L’enfant s’était changéen une grosse fille, lourde et blanche. Son intelligence, déjà bien obtuse, s’était encoreobscurcie dans l’engourdissement d’une existence de loir, l’incurie d’un père tout auxaffaires, l’usage des tabacs saturés d’opium et des confitures de rose, la torpeur de sonsang flamand compliquée de paresse orientale, en outre, mal élevée, gourmande,sensuelle, altière, un bijou levantin perfectionné.

Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.Pour lui elle était, elle fut toujours jusqu’à son arrivée à Paris une créature supérieure,

une personne du plus grand monde, une demoiselle Afchin ; il lui parlait avec respect,gardait vis-à-vis d’elle une attitude un peu courbée et timide, lui donnait l’argent sanscompter, satisfaisait ses fantaisies les plus coûteuses, ses caprices les plus fous, toutes lesbizarreries d’un cerveau de Levantine détraqué par l’ennui et l’oisiveté. Un seul motexcusait tout : c’était une demoiselle Afchin. Du reste, aucun rapport entre eux : luitoujours à la Casbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou bien dans sescomptoirs ; elle passant sa journée au lit coiffée d’un diadème de perles de trois cent millefrancs qu’elle ne quittait jamais, s’abrutissant à fumer, vivant comme dans un harem, semirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dont la distractionsuprême consistait à mesurer avec leurs colliers des bras et des jambes qui rivalisaientd’embonpoint, faisant des enfants dont elle ne s’occupait pas, qu’elle ne voyait jamais,dont elle n’avait pas même souffert, car on l’accouchait au chloroforme. Un paquet dechair blanche parfumée au musc. Et, comme disait Jansoulet avec fierté : « J’ai épouséune demoiselle Afchin ! »

Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, la désillusion commença. Résolu à s’installer,à recevoir, à donner des fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre à la têtede la maison ; mais quand il vit débarquer cet étalage d’étoffes criardes, de bijouterie duPalais-Royal, et tout l’attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l’impression d’unereine Pomaré en exil. C’est que maintenant il avait vu de vraies mondaines, et ilcomparait. Après avoir projeté un grand bal pour l’arrivée, prudemment il s’abstint.D’ailleurs Mme Jansoulet ne voulait voir personne. Ici son indolence naturelles’augmentait de la nostalgie que lui causèrent, dès en débarquant, le froid d’un brouillardjaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieurs jours sans se lever, pleurant tout hautcomme un enfant, disant que c’était pour la faire mourir qu’on l’avait amenée à Paris, etne souffrant pas même le moindre soin de ses femmes. Elle restait là à rugir dans lesdentelles de son oreiller, ses cheveux embroussaillés autour de son diadème, les fenêtresde l’appartement fermées, les rideaux rejoints, les lampes allumées nuit et jour, criantqu’elle voulait s’en aller, et c’était lamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, lesmalles à moitié pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarées, ces négresses accroupiesautour de la crise de nerfs de leur maîtresse, gémissant elles aussi et l’œil hagard commeces chiens des voyageurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir le soleil.

Le docteur irlandais introduit dans cette détresse n’eut aucun succès avec sesmanières paternes, ses belles phrases de bouche-en-cœur. La Levantine ne voulut, à

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aucun prix des perles à base d’arsenic pour se donner du ton. Le Nabab était consterné.Que faire ? La renvoyer à Tunis avec les enfants ? Ce n’était guère possible. Il se trouvaitdécidément en disgrâce là-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernier affront avaitcomblé la mesure : au départ de Jansoulet, le bey l’avait chargé de faire frapper à laMonnaie de Paris pour plusieurs millions de pièces d’or d’un nouveau module ; puis lacommande, retirée tout à coup, avait été donnée à Hemerlingue. Outragé publiquement,Jansoulet riposta par une manifestation publique, mettant en vente tous ses biens, sonpalais du Bardo donné par l’ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbre blanc,entourées de jardins splendides ses comptoirs les plus vastes, les plus somptueux de laville, chargeant enfin l’intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pourbien affirmer un départ définitif. Après un éclat pareil, il ne lui était pas facile deretourner là-bas ; c’est ce qu’il essayait de faire comprendre à Mlle Afchin, qui ne luirépondait que par de longs gémissements. Il tâcha de la consoler, de l’amuser, mais quelledistraction faire arriver jusqu’à cette nature monstrueusement apathique ? Et puis,pouvait-il changer le ciel de Paris, rendre à la malheureuse Levantine son patio dallé demarbre où elle passait de longues heures dans un assoupissement frais, délicieux, àentendre l’eau ruisseler sur la grande fontaine d’albâtre à trois bassins superposés, et sabarque dorée, recouverte d’un rondelet de pourpre, que huit rameurs tripolitains, soupleset vigoureux, promenaient, le soleil couché, sur le beau lac d’El-Baheira ? Si luxueux quefût l’appartement de la place Vendôme, il ne pouvait compenser la perte de ces merveilles.Et plus que jamais elle s’abîmait dans la désolation. Un familier de la maison parvintpourtant à l’en tirer, Cabassu, celui qui s’intitulait sur ses cartes : « professeur demassage », un gros homme noir et trapu, sentant l’ail et la pommade, carré d’épaules,poilu jusqu’aux yeux, et qui savait des histoires de sérails parisiens, des racontars à laportée de l’intelligence de madame. Venu une fois pour la masser, elle voulut le revoir, leretint. Il dut quitter tous ses autres clients, et devenir, à des appointements de sénateur,le masseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son garde du corps. Jansoulet,enchanté de voir sa femme contente, ne sentit pas le ridicule bête qui s’attachait à cetteintimité.

On apercevait Cabassu au Bois, dans l’énorme et somptueuse calèche à côté de lagazelle favorite, au fond des loges de théâtre que louait la Levantine, car elle sortaitmaintenant, désengourdie par le traitement de son masseur et décidée à s’amuser. Lethéâtre lui plaisait, surtout les farces ou les mélodrames. L’apathie de son gros corpss’animait à la lumière fausse de la rampe. Mais c’était au théâtre de Cardailhac qu’elleallait le plus volontiers. Là, le Nabab se trouvait chez lui. Du premier contrôleur jusqu’à ladernière des ouvreuses, tout le personnel lui appartenait. Il avait une clé decommunication pour passer des couloirs sur la scène ; et le salon de sa loge décoré àl’orientale, au plafond creusé en nid d’abeilles, aux divans en poil de chameau, le gazenfermé dans une petite lanterne mauresque, pouvait servir à une sieste pendant lesentractes un peu longs : une galanterie du directeur à la femme de son commanditaire. Cesinge de Cardailhac ne s’en était pas tenu là ; voyant le goût de la demoiselle Afchin pourle théâtre, il avait fini par lui persuader qu’elle en possédait aussi l’intuition, la science, etpar lui demander de jeter à ses moments perdus un coup d’œil de juge sur les pièces

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qu’on lui envoyait. Bonne façon d’agrafer plus solidement la commandite.Pauvres manuscrits à couverture bleue ou jaune, que l’espérance a noués de rubans

fragiles, qui vous en allez gonflés d’ambitions et de rêves, qui sait quelles mains vousentrouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorent votre charme d’inconnu,cette poussière brillante que garde l’idée toute fraîche ? On vous juge et qui vouscondamne ? Parfois, avant d’aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans la chambre de safemme, la trouvait sur sa chaise longue, en train de fumer, la tête renversée, des liasses demanuscrits à côté d’elle, et Cabassu, armé d’un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix etses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubration dramatique qu’il biffait,balafrait sans pitié à la moindre critique de la dame. « Ne vous dérangez pas », faisait avecla main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Il écoutait, hochait la tête d’un airadmiratif en regardant sa femme : « Elle est étonnante » car lui n’entendait rien à lalittérature et là, du moins, il retrouvait la supériorité de Mlle Afchin.

« Elle avait l’instinct du théâtre », comme disait Cardailhac ; mais, en revanche,l’instinct maternel manquait. Jamais elle ne s’occupait de ses enfants, les abandonnant àdes mains étrangères, et, quand on les lui amenait une fois par mois, se contentant deleur tendre la chair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées de cigarette, sanss’informer de ces détails de soins, de santé qui perpétuent l’attache physique de lamaternité, font saigner dans le cœur des vraies mères la moindre souffrance de leursenfants.

C’étaient trois gros garçons lourds et apathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant dansle teint blême et l’enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés et bons de leurpère. Ignorants comme de jeunes seigneurs du Moyen Âge ; à Tunis M. Bompain dirigeaitleurs études, mais à Paris, le Nabab, tenant à leur donner le bénéfice d’une éducationparisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus « chic », le plus cher, au collègeBourdaloue dirigé par de bons pères qui cherchaient moins à instruire leurs élèves qu’àen faire des hommes du monde bien tenus et bien-pensants, et arrivaient à former depetits monstres gourmés et ridicules, dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans riende spontané ni d’enfantin, et d’une précocité désespérante. Les petits Jansoulet nes’amusaient pas beaucoup dans cette serre à primeurs, malgré les immunités dontjouissait leur immense fortune ; ils étaient vraiment trop abandonnés. Encore les créolesconfiés à l’institution avaient-ils des correspondants et des visites ; eux, n’étaient jamaisappelés au parloir, on ne connaissait personne de leurs proches, seulement de temps àautre ils recevaient des pannerées de friandises, des écroulements de brioches. Le Nababen course dans Paris dévalisait pour eux toute une devanture de confiseur qu’il faisaitporter au collège avec cet élan de cœur mêlé d’une ostentation de nègre, qui caractérisaittous ses actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux, pomponnés, inutiles ; deces joujoux qui font la montre et que le Parisien n’achète pas. Mais ce qui attirait surtoutaux petits de Jansoulet le respect des élèves et des maîtres, c’était leurs porte-monnaiegonflé d’or, toujours prêt pour les quêtes, pour les fêtes de professeur, et les visites decharités, ces fameuses visites organisées par le collège Bourdaloue, une des tentations duprogramme, l’émerveillement des âmes sensibles.

Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèves faisant partie de la petite Société de Saint-

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Vincent-de-Paul, fondée au collège sur le modèle de la grande, s’en allaient par petitesescouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond des faubourgs populeux dessecours et des consolations. On voulait leur apprendre ainsi la charité expérimentale, l’artde connaître les besoins, les misères du peuple, et de panser ces plaies, toujours un peuécœurantes, à l’aide d’un cérat de bonnes paroles et de maximes ecclésiastiques. Consoler,évangéliser les masses par l’enfance, désarmer l’incrédulité religieuse par la jeunesse et lanaïveté des apôtres : tel était le but de la petite Société, but entièrement manqué, du reste.Les enfants, bien portants, bien vêtus, bien nourris, n’allant qu’à des adresses désignéesd’avance, trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, mais trèspropres, déjà inscrits et secourus par la riche organisation de l’Église. Jamais ils netombaient dans un de ces intérieurs nauséabonds, où la faim, le deuil, l’abjection, toutesles tristesses physiques ou morales s’inscrivent en lèpre sur les murs, en rides indélébilessur les fronts. Leur visite était préparée comme celle du souverain entrant dans un corpsde garde pour goûter la soupe du soldat ; le corps de garde est prévenu, et la soupeassaisonnée pour les papilles royales... Avez-vous vu ces images des livres édifiants, où unpetit communiant, sa ganse au bras, son cierge à la main, et tout frisé, vient assister surson grabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeux blancs ? Les visites de charitéavaient le même convenu de mise en scène, d’intonation. Aux gestes compassés des petitsprédicateurs aux bras trop courts, répondaient des paroles apprises, fausses à faireloucher. Aux encouragements comiques, aux « consolations prodiguées » en phrases delivres de prix par des voix de jeunes coqs enrhumés, les bénédictions attendries, lesmomeries geignardes et piteuses d’un porche d’église à la sortie de vêpres. Et sitôt lesjeunes visiteurs partis, quelle explosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danseen rond autour de l’offrande apportée, quel bouleversement du fauteuil où l’on avait jouéau malade, de la tisane répandue dans le feu, un feu de cendres très artistement préparé !

Quand les petits Jansoulet sortaient chez leurs parents, on les confiait à l’homme aunez rouge, à l’indispensable Bompain. C’est Bompain qui les menait aux Champs-Élysées,parés de vestons anglais, de melons à la dernière mode – à sept ans ! – de petites cannesau bout de leurs gants en peau de chien. C’est Bompain qui faisait bourrer de victuailles lebreak de courses où il montait avec les enfants, leur carte au chapeau contourné d’unvoile vert, assez semblables à ces personnages de pantomimes lilliputiennes dont tout lecomique réside dans la grosseur des têtes, comparée aux petites jambes et aux gestes denains. On fumait, on buvait à pitié. Quelquefois, l’homme au fez, tenant à peine debout,les ramenait affreusement malades... Et pourtant, Jansoulet les aimait ses « petits », lecadet, surtout qui lui rappelait, avec ses grands cheveux, son air poupin, la petite Afchinpassant dans son carrosse. Mais ils avaient encore l’âge où les enfants appartiennent à lamère, où ni le grand tailleur, ni les maîtres parfaits, ni la pension chic, ni les poneyssanglés pour les petits hommes dans l’écurie, rien ne remplace la main attentive etsoigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le père ne pouvait pas leur donner cela, lui ; etpuis il était si occupé !

Mille affaires : la Caisse territoriale, l’installation de la galerie de tableaux, des coursesau Tattersall avec Bois-l’Héry, un bibelot à aller voir, ici ou là, chez des amateurs désignéspar Schwalbach, des heures passées avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands de

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curiosités, l’existence encombrée et multiple d’un bourgeois gentilhomme du Parismoderne. Il gagnait à tous ces frottements de se parisianiser un peu plus chaque jour,reçu au cercle de Monpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de théâtre, etprésidant toujours ses fameux déjeuners de garçon, les seules réceptions possibles dansson intérieur. Son existence était réellement très remplie, et encore, de Géry ledéchargeait-il de la plus grande corvée, le département si compliqué des demandes et dessecours.

Maintenant, le jeune homme assistait à sa place à toutes les inventions audacieuses etburlesques, à toutes les combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de grande ville,organisée comme un ministère, innombrable comme une armée, abonnée aux journaux,et sachant son Bottin par cœur. Il recevait la dame blonde hardie, jeune et déjà fanée, quine demande que cent louis, avec la menace de se jeter à l’eau tout de suite en sortant, sion ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l’air avenant, sans façon, qui dit en entrant :« Monsieur vous ne me connaissez pas... Je n’ai pas l’honneur de vous connaître nonplus ; mais nous aurons fait vite connaissance. Veuillez vous asseoir et causons. » Lecommerçant aux abois, à la veille de la faillite – c’est quelquefois vrai – qui vient supplierqu’on lui sauve l’honneur, un pistolet tout prêt pour le suicide, bossuant la poche de sonpaletot – quelquefois, ce n’est que l’étui de sa pipe. Et souvent de vraies détresses,fatigantes et prolixes, de gens qui ne savent même pas raconter combien ils sontmalhabiles à gagner leur vie. À côté de ces mendicités découvertes, il y avait celles qui sedéguisent : charité, philanthropie, bonnes œuvres, encouragements artistiques, les quêtesà domicile pour les crèches, les paroisses, les repenties, les sociétés de bienfaisance, lesbibliothèques d’arrondissement. Enfin, celles qui se parent d’un masque mondain : lesbillets de concert, les représentations à bénéfices, les cartes de toutes couleurs, « estrade,premières, places réservées ». Le Nabab exigeait qu’on ne refusât aucune offrande, etc’était encore un progrès qu’il ne s’en chargeât plus lui-même. Assez longtemps, il avaitcouvert d’or, avec une indifférence généreuse, toute cette exploitation hypocrite, payantcinq cents francs une entrée au concert de quelque cithariste wurtembergeoise ou d’unjoueur de galoubet languedocien, qu’aux Tuileries ou chez le duc de Mora on aurait cotéedix francs. À certains jours, le jeune de Géry sortait de ces séances écœuré jusqu’à lanausée. Toute l’honnêteté de sa jeunesse se révoltait, il essayait auprès du Nabab destentatives de réforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomie ennuyée desnatures faibles, mises en demeure de se prononcer, ou bien il répondait avec unhaussement de ses solides épaules : « Mais, c’est Paris, cela, mon cher enfant... Ne vouseffarouchez pas, laissez-moi faire... Je sais où je vais et ce que je veux. »

Il voulait alors deux choses, la députation et croix. Pour lui, c’étaient les deux premiersétages de la grande montée, où son ambition le poussait. Député, il le serait certainementpar la Caisse territoriale, à la tête de laquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio lelui disait souvent :

« Quand le jour sera venu, l’île se lèvera et votera pour vous, comme un seulhomme. »

Seulement, ce n’est pas tout d’avoir des électeurs ; faut encore qu’un siège soit vacantà la Chambre, et le Corse y comptait tous ses représentants au complet. L’un deux,

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pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d’état d’accomplir sa tâche, aurait peut-être, àde certaines clauses, donné volontiers sa démission. C’était une affaire délicate à traiter,mais très faisable, le bonhomme ayant une famille nombreuse, des terres qui nerapportaient pas le deux, un palais en ruine à Bastia, où ses enfants se nourrissaient depolenta, et un logement à Paris, dans un garni de dix-huitième ordre. En ne regardant pasà cent où deux cent mille francs, on devait venir à bout de cet honorable affamé, qui, tâtépar Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit par la grosse somme, retenu par la gloriole desa situation. L’affaire en était là, pouvait se décider un jour ou l’autre.

Pour la croix, tout allait encore mieux. L’œuvre de Bethléem avait décidément fait auxTuileries un bruit du diable. On n’attendait plus que la visite de M. de la Perrière et sonrapport qui ne pouvait manquer d’être favorable, pour inscrire sur la liste du 16 mars, àdate d’un anniversaire impérial, le glorieux nom de Jansoulet... Le 16 mars, c’est-à-direavant un mois... Que dirait le gros Hemerlingue de cette insigne faveur, lui qui, depuis silongtemps, devait se contenter du Nisham. Et le bey, à qui l’on avait fait croire queJansoulet était au ban de la société parisienne, et la vieille mère, là-bas, à Saint-Romans,toujours si heureuse des succès de son fils !... Est-ce que cela ne valait pas quelquesmillions habilement gaspillés et laissés aux oiseaux sur cette route de la gloire où leNabab marchait en enfant, sans souci d’être dévoré tout au bout ? Et n’avait-il pas dansces joies extérieures, ces honneurs, cette considération chèrement achetés, unecompensation à tous les déboires de cet Oriental reconquis à la vie européenne, quivoulait un foyer et n’avait qu’un caravansérail, cherchait une femme et ne trouvait qu’uneLevantine ?

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VIII

L’œuvre de Bethléem

Bethléem ! Pourquoi ce nom légendaire et doux, chaud comme la paille de l’étable

miraculeuse, vous faisait-il si froid à voir écrit en lettres dorées tout en haut de cette grillede fer ? Cela tenait peut-être à la mélancolie du paysage, cette immense plaine triste quiva de Nanterre à Saint-Cloud, coupée seulement par quelques bouquets d’arbres ou lafumée des cheminées d’usine. Peut-être aussi à la disproportion existant entre l’humblebourgade invoquée, et l’établissement grandiose, cette villa genre Louis XIII en bétonaggloméré, toute rose entre les branches de son parc défeuillé, où s’étalaient de grandespièces d’eau épaissies de mousses vertes. Ce qui est sûr c’est qu’en passant là, le cœur seserrait. Quand on entrait, c’était bien autre chose. Un silence lourd, inexplicable, pesaitsur la maison, où les figures apparues aux fenêtres avaient un aspect lugubre derrière lespetits carreaux verdâtres à l’ancienne mode. Les chèvres nourricières promenées dans lesallées mordillaient languissamment les premières pousses avec des « bêêê » vers leurgardienne ennuyée aussi et suivant les visiteurs d’un œil morne. Un deuil planait, ledésert et l’effroi d’une contagion. Ç’avait été pourtant une propriété joyeuse, et oùnaguère encore on ripaillait largement. Aménagée pour la chanteuse célèbre qui l’avaitvendue à Jenkins, elle révélait bien l’imagination particulière aux théâtres de chant, parun pont jeté sur sa pièce d’eau où la nacelle défoncée s’emplissait de feuilles moisies, etson pavillon tout en rocailles, enguirlandé de lierres grimpants. Il en avait vu de drôles, cepavillon, du temps de la chanteuse, maintenant il en voyait de tristes, car l’infirmerie étaitinstallée là.

À vrai dire, tout l’établissement n’était qu’une vaste infirmerie. Les enfants, à peinearrivés, tombaient malades, languissaient et finissaient par mourir, si les parents ne lesremettaient vite sous la sauvegarde du foyer. Le curé de Nanterre s’en allait si souvent àBethléem avec ses vêtements noirs et sa croix d’argent, le menuisier avait tant decommandes pour la maison qu’on le savait dans le pays et que les mères indignéesmontraient le poing à la nourricerie modèle, de très loin seulement pour peu qu’elleseussent sur les bras un poupon blanc et rose à soustraire à toutes les contagions del’endroit. C’est ce qui donnait à cette pauvre demeure un aspect si navrant. Une maison

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où les enfants meurent ne peut pas être gaie, impossible d’y voir les arbres fleurir, lesoiseaux nicher, l’eau couler en risettes d’écume.

La chose paraissait désormais acquise. Excellente en soi, l’œuvre de Jenkins étaitd’une application extrêmement difficile, presque impraticable. Dieu sait pourtant qu’onavait montés l’affaire avec un excès de zèle dans tous les moindres détails, autant d’argentet de monde qu’il en fallait. À la tête, un praticien des plus habiles, M. Pondevèz, élève deshôpitaux de Paris ; et près de lui, pour les soins plus intimes, une femme de confiance,Mme Polge. Puis des bonnes, des lingères, des infirmières. Et que de perfectionnements etd’entretien, depuis l’eau distribuée dans cinquante robinets à système jusqu’à l’omnibus,avec son cocher à la livrée de Bethléem, s’en allant vers la gare de Rueil à tous les trainsde la journée, en secouant ses grelots de poste. Enfin des chèvres magnifiques, deschèvres du Tibet, soyeuses, gonflées de lait. Tout était admirable comme organisation ;mais il y avait un point où tout choppait. Cet allaitement artificiel, tant prôné par laréclame, n’agréait pas aux enfants. C’était une obstination singulière, un mot d’ordrequ’ils se donnaient entre eux, d’un coup d’œil, pauvres petits chats, car ils ne parlaient pasencore, la plupart même ne devaient jamais parler : « Si vous voulez, nous ne téterons pasles chèvres. » Et ils ne les tétaient pas, ils aimaient mieux mourir l’un après l’autre que deles téter. Est-ce que le Jésus de Bethléem dans son étable, était nourri par une chèvre ?Est-ce qu’il ne pressait pas au contraire un sein de femme doux et plein sur lequel ils’endormait quand il n’avait plus soif ? Qui donc a jamais vu de chèvre entre le bœuf etl’âne légendaires dans cette nuit où les bêtes parlaient ? Alors pourquoi mentir, pourquois’appeler Bethléem ?...

Le directeur s’était ému d’abord de tant de victimes. Épave de la vie du « quartier », cePondevèz, étudiant de vingtième année bien connu dans tous les débits de prunes duboulevard Saint-Michel sous le nom de Pompon, n’était pas un méchant homme. Quand ilvit le peu de succès de l’alimentation artificielle, il prit tout bonnement quatre ou cinqvigoureuses nourrices dans le pays et il n’en fallut pas plus pour rendre l’appétit auxenfants. Ce mouvement d’humanité faillit lui coûter sa place.

« Des nourrices à Bethléem », dit Jenkins furieux lorsqu’il vint faire sa visitehebdomadaire « Êtes-vous fou ? Eh bien ! alors, pourquoi les chèvres, et les pelousespour les nourrir, et mon idée, et les brochures sur mon idée ?... Qu’est-ce que tout celadevient ?... Mais vous allez contre mon système, vous volez l’argent du fondateur...

– Cependant, mon cher maître », essayait de répondre l’étudiant passant les mainsdans les poils de sa longue barbe rousse, « cependant... puisqu’ils ne veulent pas de cettenourriture...

– Eh bien ! qu’ils jeûnent, mais que le principe de l’allaitement artificiel soit respecté...Tout est là... Je ne veux plus avoir à vous le répéter. Renvoyez-moi ces affreusesnourrices... Nous avons pour élever nos enfants le lait de chèvre, le lait de vache àl’extrême rigueur ; mais je ne saurais leur accorder davantage. »

Il ajouta en prenant son air d’apôtre :« Nous sommes ici pour la démonstration d’une grande idée philanthropique. Il faut

qu’elle triomphe même au prix de quelques sacrifices. Veillez-y. »Pondevèz n’insista pas. Après tout, la place était bonne, assez près de Paris pour

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permettre le dimanche des descentes du quartier à Nanterre ou la visite du directeur à sesanciennes brasseries. Mme Polge – que Jenkins appelait toujours « notre intelligentesurveillante » et qu’il avait mise là en effet pour tout surveiller principalement ledirecteur – n’était pas aussi sévère que ses attributions l’auraient fait croire et cédaitvolontiers à quelques petits verres de « fine » ou à une partie de bésigue en quinze cents.Il renvoya donc les nourrices et essaya de se blaser sur tout ce qui pouvait arriver. Ce quiarriva ? Un vrai Massacre des Innocents. Aussi les quelques parents un peu aisés,ouvriers ou commerçants de faubourg, qui, tentés par les annonces, s’étaient séparés deleurs enfants les reprenaient bien vite, et il ne resta plus dans l’établissement que lespetits malheureux ramassés sous les porches ou dans les terrains vagues, expédiés par leshospices, voués à tous les maux dès leur naissance. La mortalité augmentant toujours,même ceux-là vinrent à manquer, et l’omnibus parti en poste au chemin de fer s’enrevenait bondissant et léger comme un corbillard vide. Combien cela durerait-il ?Combien de temps mettraient-ils à mourir les vingt-cinq ou trente petits qui restaient ?C’est ce que se demandait un matin M. le directeur ou plutôt, comme il s’était surnommélui-même, M. le préposé aux décès Pondevèz, assis en face des coques vénérables de Mme

Polge et faisant après le déjeuner la partie favorite de cette personne.« Oui, ma bonne madame Polge, qu’allons-nous devenir ?... Ça ne peut pas durer

longtemps comme cela... Jenkins ne veut pas en démordre, les gamins sont entêtéscomme des chevaux... Il n’y a pas à dire, ils nous passeront tous entre les mains... Voilà lepetit Valaque – je marque le roi, madame Polge – qui va mourir d’un moment à l’autre.Vous pensez, ce pauvre petit gosse, depuis trois jours qu’il ne s’est rien collé dansl’œsophage... Jenkins a beau dire ; on ne bonifie pas les enfants comme les escargots, enles faisant jeûner... C’est désolant tout de même de n’en pas pouvoir sauver un...L’infirmerie est bondée... Vrai de vrai, ça prend une fichue tournure... Quarante debésigue... »

Deux coups sonnés à la grille de l’entrée interrompirent son monologue. L’omnibusrevenait du chemin de fer et ses roues grinçaient sur le sable d’une façon inaccoutumée.

« C’est étonnant, dit Pondevèz... la voiture n’est pas vide. »Elle vint effectivement se ranger au bas du perron avec une certaine fierté, et l’homme

qui en descendit franchit l’escalier d’un bond. C’était une estafette de Jenkins apportantune grande nouvelle : le docteur arriverait dans deux heures pour visiter l’asile, avec leNabab et un monsieur des Tuileries. Il recommandait bien que tout fût prêt pour lesrecevoir. La chose s’était décidée si brusquement qu’il n’avait pas eu le temps d’écrire ;mais il comptait que M. Pondevèz ferait le nécessaire.

« Il est bon là avec son nécessaire ! » murmura Pondevèz tout effaré... La situationétait critique. Cette visite importante tombait au plus mauvais moment, en pleine débâcledu système. Le pauvre Pompon, très perplexe tiraillait sa barbe, en en mâchant des brins.

« Allons », dit-il tout à coup à Mme Polge, dont la longue figure s’allongeait encoreentre ses coques. « Nous n’avons qu’un parti à prendre. Il nous faut déménagerl’infirmerie, transporter tous les malades dans le dortoir. Ils n’en iront ni mieux ni plusmal pour être réinstallés là une demi-journée. Quant aux gourmeux, nous les serreronsdans un coin. Ils sont trop laids, on ne les montrera pas... Allons-y, haut ! tout le monde

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sur le pont. »La cloche du dîner mise en branle, aussitôt des pas se précipitent. Lingères,

infirmières, servantes, gardeuses, sortent de partout, courent, se heurtent dans lesescaliers, à travers les cours. Des ordres se croisent, des cris, des appels ; mais ce quidomine, c’est le bruit d’un grand lavage, d’un ruissellement d’eau, comme si Bethléemvenait d’être surpris par les flammes. Et ces plaintes d’enfants malades, arrachés à latiédeur de leurs lits, tous ces petits paquets beuglants transportés à travers le parchumide, avec des flottements de couvertures entre les branches, complètent bien cetteimpression d’incendie. Au bout de deux heures, grâce à une activité prodigieuse, lamaison du haut en bas est prête à la visite qu’elle va recevoir, tout le personnel à sonposte, le calorifère allumé, les chèvres pittoresquement disséminées dans le parc. Mme

Polge a revêtu sa robe de soie verte, le directeur, une tenue un peu moins négligée qu’àl’ordinaire, mais dont la simplicité exclut toute idée de préméditation. Le secrétaire descommandements peut venir.

Et le voilà.Il descend avec Jenkins et Jansoulet d’un carrosse superbe, à la livrée rouge et or du

Nabab. Feignant le plus grand étonnement, Pondevèz s’est élancé au-devant de sesvisiteurs :

« Ah ! monsieur Jenkins, quel honneur !... Quelle surprise ! »Il y a des saluts échangés sur le perron, des révérences, des poignées de main, des

présentations. Jenkins, son paletot flottant, large ouvert sur sa loyale poitrine, épanouitson meilleur et plus cordial sourire ; pourtant un pli significatif traverse son front. Il estinquiet des surprises que leur ménage l’établissement dont il connaît mieux que personnela détresse. Pourvu que Pondevèz ait pris ses précautions... Cela commence bien, du reste.Le coup d’œil un peu théâtral de l’entrée, ces toisons blanches bondissant à travers lestaillis ont ravi M. de la Perrière, qui ressemble lui-même avec ses yeux naïfs, sa barbicheblanche, le hochement continuel de sa tête, à une chèvre échappée à son pieu.

« D’abord, messieurs, la pièce importante de la maison, la nursery », dit le directeuren ouvrant une porte massive au fond de l’antichambre. Ces messieurs le suivent,descendent quelques marches, et se trouvent dans une immense salle basse, carrelée,l’ancienne cuisine du château. Ce qui frappe en entrant, c’est une haute et vaste cheminéesur le modèle d’autrefois, en briques rouges, deux bancs de pierre se faisant face sous lemanteau, avec les armes de la chanteuse – une lyre énorme barrée d’un rouleau demusique – sculptées au fronton monumental. L’effet est saisissant ; mais il vient de là unvent terrible, qui, joint au froid du carrelage, à la lumière blafarde tombant des soupirauxau ras de terre, effraie pour le bien être des enfants. Que voulez-vous ? On a été obligéd’installer la nursery dans cet endroit insalubre à cause des nourrices champêtres etcapricieuses habituées au sans-gêne de l’étable ; il n’y a qu’à voir les mares de lait, lesgrandes flaques rougeâtres séchant sur le carreau, qu’à respirer l’odeur âcre qui voussaisit en entrant, mêlée de petit lait, de poil mouillé et de bien d’autres choses, pour seconvaincre de cette absolue nécessité.

La pièce est si haute dans ses parois obscures que les visiteurs, tout d’abord, ont cru lanourricerie déserte. On distingue pourtant dans le fond un groupe bêlant, geignant et

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remuant... Deux femmes de campagne, l’air dur, abruti, la face terreuse, deux « nourricessèches » qui méritent bien leur nom, sont assises sur des nattes leur nourrisson sur lesbras, chacune ayant devant elle une grande chèvre qui tend son pis, les pattes écartées. Ledirecteur paraît joyeusement surpris :

« Ma foi, messieurs, voici qui se trouve bien... Deux de nos enfants sont en train defaire un petit lunch... Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s’entendent.

– Qu’est-ce qu’il a ?... Il est fou », se dit Jenkins terrifié.Mais le directeur est très lucide au contraire, et lui-même a savamment organisé la

mise en scène, en choisissant deux bêtes patientes et douces, et deux sujetsexceptionnels, deux petits enragés qui veulent vivre à tout prix et ouvrent le bec àn’importe quelle nourriture comme des oiseaux encore au nid.

« Approchez-vous, messieurs, et rendez-vous compte. »C’est qu’ils tètent véritablement, ces chérubins. L’un blotti, ramassé sous le ventre de

la chèvre, y va de si bon cœur qu’on entend les glouglous du lait chaud descendre jusquedans ses petites jambes agitées par le contentement du repas. L’autre, plus calme, étenduparesseusement, a besoin de quelques petits encouragements de sa gardienneauvergnate :

« Tète, mais tète donc, bougrri !... »Puis, à la fin, comme s’il avait pris une résolution subite, il se met à boire avec tant

d’ardeur que la femme se penche vers lui, surprise de cet appétit extraordinaire et s’écrieen riant :

« Ah ! le bandit, en a-t-il de la malice... c’est son pouce qu’il tète à la place de lacabre. »

Il a trouvé cela, cet ange, pour qu’on le laisse tranquille... L’incident ne fait pasmauvais effet, au contraire, M. de la Perrière s’amuse beaucoup de cette idée de nourrice,que l’enfant a voulu leur faire une niche. Il sort de la nursery enchanté. « Positivementen... en... enchanté », répète-t-il la tête branlante, en montant le grand escalier aux murssonores, décorés de bois de cerf, qui conduit au dortoir.

Très claire, très aérée, cette vaste salle, occupant toute une façade, a de nombreusesfenêtres, des berceaux espacés, tendus de rideaux floconneux et blancs comme des nuées.Des femmes vont et viennent dans la large travée du milieu, des piles de linge sur lesbras, des clés à la main, surveillantes ou « remueuses ». Ici l’on a voulu trop bien faire, etla première impression des visiteurs est mauvaise. Toutes ces blancheurs de mousseline,ce parquet ciré où la lumière s’étale sans se fondre, la netteté des vitres reflétant le cieltout triste de voir ces choses, font mieux ressortir la maigreur, la pâleur malsaine de cespetits moribonds couleur de suaire... Hélas ! les plus âgés n’ont que six mois, les plusjeunes quinze jours à peine, et déjà il y a sur tous ces visages, ces embryons de visages,une expression chagrine, des airs renfrognés et vieillots, une précocité souffrante, visibledans les plis nombreux de ces petits fronts chauves, engoncés de béguins festonnés demaigres dentelles d’hospice. De quoi souffrent-ils ? Qu’est-ce qu’ils ont ? Ils ont tout, toutce qu’on peut avoir : maladies d’enfant et maladies d’homme. Fruits du vice et de lamisère, ils apportent en naissant de hideux phénomènes d’hérédité. Celui-là a le palaisperforé, un autre de grandes plaques cuivrées sur le front, tous le muguet. Puis ils

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meurent de faim. En dépit des cuillerées de lait, d’eau sucrée, qu’on leur introduit deforce dans la bouche, d’un peu de biberon employé malgré la défense, ils s’en vontd’inanition. Il faudrait à ces épuisés avant de naître la nourriture la plus jeune, la plusfortifiante ; les chèvres pourraient peut-être la leur donner, mais ils ont juré de ne pastéter les chèvres. Et voilà ce qui rend le dortoir lugubre et silencieux, sans une de cespetites colères à poings fermés, un de ces cris montrant les gencives roses et droites, oùl’enfant essaie son souffle et ses forces ; à peine un vagissement plaintif, commel’inquiétude d’une âme qui se retourne en tous sens dans un petit corps malade, sanspouvoir trouver la place pour y rester.

Jenkins et le directeur qui se sont aperçus du mauvais effet que la visite du dortoirproduit sur leurs hôtes, essaient d’animer la situation, parlent très fort, d’un air bonenfant, tout rond et satisfait. Jenkins donne une grande poignée de main à lasurveillante :

« Eh bien ! madame Polge, ça va, nos petits élèves ?– Comme vous voyez, monsieur le docteur », répond-elle en montrant les lits.Elle est funèbre dans sa robe verte, cette grande Mme Polge, idéal des nourrices

sèches ; elle complète le tableau.Mais où donc est passé M. le secrétaire des commandements ? Il s’est arrêté devant un

berceau, qu’il examine tristement, debout et la tête branlante.« Bigre de bigre ! » dit Pompon tout bas à Mme Polge... « C’est le Valaque. »La petite pancarte bleue accrochée en haut du berceau comme dans les hospices,

constate en effet la nationalité de l’enfant : « Moldo-Valaque. » Quel guignon quel’attention de M. le secrétaire se soit portée justement sur celui-là !... Oh ! la pauvre petitetête couchée sur l’oreiller, son béguin de travers, les narines pincées, la boucheentrouverte par un souffle court, haletant, le souffle de ceux qui viennent de naître, ausside ceux qui vont mourir...

« Est-ce qu’il est malade ? demande doucement M. le secrétaire au directeur qui s’estrapproché.

– Mais pas le moins du monde... », a répondu l’effronté Pompon, et s’avançant vers leberceau, il fait une risette au petit avec son doigt, redresse l’oreiller, dit d’une voix mâleun peu bourrue de tendresse : « Eh ben ! mon vieux bonhomme ?... » Secoué de satorpeur, sortant de l’ombre qui l’enveloppe déjà, le petit ouvre les yeux sur ces visagespenchés vers lui, les regarde avec une morne indifférence puis, retournant à son rêve qu’iltrouve plus beau, crispe ses petites mains ridées et pousse un soupir insaisissable.Mystère ! Qui dira ce qu’il était venu faire dans la vie, celui-là ? Souffrir deux mois, et s’enaller sans avoir rien vu, rien compris, sans qu’on connaisse seulement le son de sa voix.

« Comme il est pâle !... » murmure M. de la Perrière, très pâle lui-même. Le Nabab estlivide aussi. Un souffle froid vient de passer. Le directeur prend un air dégagé :

« C’est le reflet... Nous sommes tous verts ici.– Mais oui... mais oui... fait Jenkins, c’est le reflet de la pièce d’eau... Venez donc voir,

monsieur le secrétaire. » Et il l’attire vers la croisée pour lui montrer la grande pièced’eau où trempent les saules, pendant que Mme Polge se dépêche de tirer sur le rêveéternel du petit Valaque les rideaux détendus de sa bercelonnette.

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Il faut continuer bien vite la visite de l’établissement pour détruire cette fâcheuseimpression.

D’abord on montre à M. de la Perrière une buanderie splendide, avec étuves, séchoirs,thermomètres, immenses armoires de noyer ciré, pleines de béguins de brassières,étiquetés, noués par douzaines. Une fois le linge chauffé, la lingère le passe par un petitguichet en échange du numéro que laisse la nourrice. On le voit, c’est un ordre parfait, ettout, jusqu’à sa bonne odeur de lessive, donne à cette pièce un aspect sain et campagnard.Il y a ici de quoi vêtir cinq cents enfants. C’est ce que Bethléem peut contenir, et tout a étéétabli sur ces proportions : la pharmacie immense, étincelante de verreries etd’inscriptions latines, des pilons de marbre dans tous les coins, l’hydrothérapie aux largespiscines de pierre, aux baignoires luisantes, au gigantesque appareil traversé de tuyaux detoutes tailles pour la douche ascendante et descendante, en pluie, en jet, en coups defouet, et les cuisines ornées de superbes chaudrons de cuivre gradués, de fourneauxéconomiques à charbon et à gaz. Jenkins a voulu faire un établissement modèle ; et lachose lui a été facile, car on a travaillé dans le grand comme quand les fonds ne manquentpas. On sent aussi sur tout cela l’expérience et la main de fer de « notre intelligentesurveillante », à qui le directeur ne peut s’empêcher de rendre un hommage public. C’estle signal d’une congratulation générale ; M. de la Perrière, ravi de la façon dontl’établissement est monté, félicite le docteur Jenkins de sa belle création, Jenkinscomplimente son ami Pondevèz, qui remercie à son tour le secrétaire descommandements d’avoir bien voulu honorer Bethléem de sa visite. Le bon Nabab mêle savoix à ce concert d’éloges, trouve un mot aimable pour chacun, mais s’étonne un peu toutde même qu’on ne l’ait pas félicité lui aussi, puisqu’on y était. Il est vrai que la meilleuredes félicitations l’attend au 16 mars en tête du Journal officiel dans un décret quiflamboie d’avance à ses yeux et le fait loucher du côté de sa boutonnière.

Ces bonnes paroles s’échangent le long d’un grand corridor où les voix sonnent dansleurs intonations prudhommesques ; mais, tout à coup, un bruit épouvantable interromptla conversation et la marche des visiteurs. Ce sont des miaulements de chats en délire,des beuglements, des hurlements de sauvages au poteau de guerre, une effroyabletempête de cris humains, répercutée, grossie et prolongée par la sonorité des hautesvoûtes.

Cela monte et descend, s’arrête soudain, puis reprend avec un ensembleextraordinaire. M. le directeur s’inquiète, interroge. Jenkins roule des yeux furibonds.

« Continuons, dit le directeur, un peu troublé cette fois... je sais ce que c’est. »Il sait ce que c’est ; mais M. de la Perrière veut le savoir aussi, et, avant que Pondevèz

ait pu l’ouvrir, il pousse la porte massive d’où vient cet horrible concert.Dans un chenil sordide qu’a épargné le grand lessivage, car on ne comptait certes pas

le montrer, sur des matelas rangés à terre, une dizaine de petits monstres sont étendus,gardés par une chaise vide où se prélasse un tricot commencé, et par un petit pot égueulé,plein de vin chaud, bouillant sur un feu de bois qui fume. Ce sont les teigneux, lesgourmeux, les disgraciés de Bethléem que l’on a cachés au fond de ce coin retiré, – avecrecommandation à leur nourrice sèche de les bercer, de les apaiser, de s’asseoir dessus aubesoin pour les empêcher de crier mais que cette femme de campagne, inepte et curieuse,

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a laissés là pour aller voir le beau carrosse stationnant dans la cour. Derrière elle, lesmaillots se sont vite fatigués de leur position horizontale ; et rouges, couverts de boutons,tous ces petits « croûte-levés » ont poussé leur concert robuste, car ceux-là, par miracle,sont bien-portants, leur mal les sauve et les nourrit. Éperdus et remuants comme deshannetons renversés, s’aidant des reins, des coudes, les uns, tombés sur le côté, nepouvant plus reprendre d’équilibre, les autres, dressant en l’air, toutes gourdes, leurspetites jambes emmaillotées, ils arrêtent spontanément leurs gesticulations et leurs crisen voyant la porte s’ouvrir ; mais la barbiche branlante de M. de la Perrière les rassure, lesencourage de plus belle, et, dans le vacarme recrudescent, c’est à peine si l’on distinguel’explication donnée par le directeur : « Enfants mis à part... Contagion... maladies depeau. » M. le secrétaire des commandements n’en demande pas davantage ; moinshéroïque que Bonaparte en sa visite aux pestiférés de Jaffa, il se précipite vers la porte, et,dans son trouble craintif, voulant dire quelque chose, ne trouvant rien, il murmure avecun sourire ineffable : « Ils sont cha... armants. »

À présent, l’inspection finie, les voici tous installés dans le salon du rez-de-chaussée,où Mme Polge a fait préparer une petite collation. La cave de Bethléem est bien garnie.L’air vif du plateau, ces montées, ces descentes ont donné au vieux monsieur desTuileries un appétit qu’il ne se connaît plus depuis longtemps, si bien qu’il cause et ritavec une familiarité toute campagnarde et qu’au moment du départ, tous debout il lèveson verre en remuant la tête pour boire : « À Bé... Bé... Bethléem ! » On s’émeut, lesverres se choquent, puis, au grand trot, le carrosse emporte la compagnie par la longueavenue de tilleuls, où se couche un soleil rouge et froid, sans rayons. Derrière eux, le parcreprend son silence morne. De grandes masses sombres s’accumulent au fond des taillis,envahissent la maison, gagnent peu à peu les allées et les ronds-points. Bientôt il ne resteplus d’éclairées que les lettres ironiques qui s’incrustent sur la grille d’entrée, et là-bas, àune fenêtre du premier étage, une tache rouge et tremblotante, la lueur d’un ciergeallumé au chevet du petit mort.

« Par décret du 12 mars 1865, rendu sur la proposition du ministre de l’Intérieur, M.

le docteur Jenkins, président-fondateur de l’œuvre de Bethléem, est nommé chevalier del’ordre impérial de la Légion d’honneur. Grand dévouement à la cause de l’humanité. »

En lisant ces lignes à la première page du Journal Officiel, le matin du 16, le pauvre

Nabab eut un éblouissement.Était-ce possible ?Jenkins décoré, et pas lui.Il relut la note deux fois, croyant à une erreur de sa vision. Ses oreilles bourdonnaient.

Les lettres dansaient, doubles, devant ses yeux avec ces cercles rouges qu’elles prennentau grand soleil. Il s’attendait si bien à voir son nom à cette place, Jenkins – la veilleencore – lui avait dit avec tant d’assurance : « C’est fait ! » qu’il lui semblait toujourss’être trompé. Mais non, c’était bien Jenkins... Le coup fut profond, intime, prophétique,comme un premier avertissement du destin, et ressenti d’autant plus vivement que,depuis des années, cet homme n’était plus habitué aux déconvenues, vivait au-dessus de

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l’humanité. Tout ce qu’il y avait de bon en lui apprit en même temps la méfiance.« Eh bien », dit-il à de Géry, entrant comme chaque matin dans sa chambre et qui le

surprit tout ému le journal à la main, « vous avez vu ?... je ne suis pas à l’Officiel. »Il essayait de sourire, les traits gonflés comme un enfant qui retient des larmes. Puis,

tout à coup, avec cette franchise qui plaisait tant chez lui : « Cela me fait beaucoup depeine... je m’y attendais trop. »

La porte s’ouvrit sur ces mots, et Jenkins se précipita essoufflé, balbutiant,extraordinairement agité :

« C’est une infamie... Une infamie épouvantable... Cela ne peut pas être, cela ne serapas. »

Les paroles se pressaient en tumulte sur ses lèvres, voulant toutes sortir à la fois ; puisil parut renoncer à exprimer sa pensée, et jeta sur la table une petite boîte en chagrin, etune grande enveloppe, toutes deux au timbre de la chancellerie.

« Voilà ma croix et mon brevet... Ils sont à vous, ami... Je ne saurais les conserver... »Au fond, cela ne signifiait pas grand-chose. Jansoulet se parant du ruban de Jenkins se

serait fait très bien condamner pour port illégal de décoration. Mais un coup de théâtren’est pas forcé d’être logique ; celui-ci amena entre les deux hommes une effusion, desétreintes, un combat généreux, à la suite duquel Jenkins remit les objets dans sa poche,en parlant de réclamations, de lettres aux journaux... Le Nabab fut encore obligé del’arrêter :

« Gardez-vous-en bien, malheureux... D’abord, ce serait me nuire pour une autre fois...Qui sait ? peut-être qu’au 15 août prochain...

– Oh ! ça, par exemple... » dit Jenkins sautant sur cette idée ; et le bras tendu, commedans le Serment de David : « J’en prends l’engagement sacré. »

L’affaire en resta là. Au déjeuner, le Nabab ne parla de rien, fut aussi gai que decoutume. Cette bonne humeur ne se démentit pas de la journée ; et de Géry pour qui cettescène avait été une révélation sur le vrai Jenkins, l’explication des ironies, des colèrescontenues de Félicia Ruys en parlant du docteur, se demandait en vain comment ilpourrait éclairer son cher patron sur tant d’hypocrisie. Il aurait dû savoir pourtant quechez les Méridionaux, en dehors, et tout effusion, il n’y a jamais d’aveuglement complet,« d’emballement » qui résiste aux sagesses de la réflexion. Dans la soirée, le Nabab avaitouvert un petit portefeuille misérable, écorné aux angles, où depuis dix ans il faisaitbattre des millions, écrivant dessus en hiéroglyphes connus de lui seul, ses bénéfices etses dépenses. Il s’absorbait dans ses comptes depuis un moment, quand se tournant versde Géry :

« Savez-vous ce que je fais, mon cher Paul ? demanda-t-il.– Non, monsieur.– Je suis en train – et son regard farceur, bien de son pays, raillait la bonhomie de son

sourire – je suis en train de calculer que j’ai déboursé quatre cent trente mille francs pourfaire décorer Jenkins. »

Quatre cent trente mille francs ! Et ce n’était pas fini...

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IX

Bonne-Maman

Trois fois par semaine, Paul de Géry, le soir venu, allait prendre sa leçon de

comptabilité dans la salle à manger des Joyeuse, non loin de ce petit salon où la famillelui était apparue le premier jour ; aussi, pendant que, les yeux fixés sur son professeur encravate blanche, il s’initiait à tous les mystères du « doit et avoir », il écoutait malgré luiderrière la porte le bruit léger de la veillée laborieuse, en regrettant la vision de tous cesjolis fronts abaissés sous la lampe. M. Joyeuse ne disait jamais un mot de ses filles.Jaloux de leurs grâces comme un dragon gardant de belles princesses dans une tour,excité par les imaginations fantastiques de sa tendresse excessive, il répondait assezsèchement aux questions de son élève s’informant de « ces demoiselles », si bien que lejeune homme ne lui en parla plus. Il s’étonnait seulement de ne pas voir une fois cetteBonne-Maman dont le nom revenait à propos de tout dans les discours de M. Joyeuse, lesmoindres détails de son existence, planant sur la maison comme l’emblème de sa parfaiteordonnance et de son calme.

Tant de réserve, de la part d’une vénérable dame qui devait pourtant avoir passé l’âgeoù les entreprises des jeunes gens sont à craindre, lui semblait exagérée. Mais, en sommeles leçons étaient bonnes, données d’une façon très claire, le professeur avait uneméthode excellente de démonstration, un seul défaut, celui de s’absorber dans dessilences coupés de soubresauts, d’interjections qui partaient comme des fusées.

En dehors de cela, le meilleur des maîtres, intelligent, patient et droit. Paul apprenait àse retrouver dans le labyrinthe compliqué des livres de commerce et se résignait à n’enpas demander davantage.

Un soir, vers neuf heures, au moment où le jeune homme se levait pour partir, M.Joyeuse lui demanda s’il voulait bien lui faire l’honneur de prendre une tasse de thé enfamille, une habitude du temps de la pauvre Mme Joyeuse, née de Saint-Amand, quirecevait autrefois ses amis le jeudi. Depuis qu’elle était morte et que leur position defortune avait changé, les amis s’étaient dispersés ; mais on avait maintenu ce petit « extrahebdomadaire ». Paul ayant accepté, le bonhomme entrouvrit la porte et appela :

« Bonne-Maman... »

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Un pas alerte dans le couloir, et, tout de suite, un visage de vingt ans, nimbé decheveux bruns, abondants et légers, fit son apparition. De Géry, stupéfait, regarda M.Joyeuse :

« Bonne-Maman ?– Oui, c’est un nom que nous lui avons donné quand elle était petite fille. Avec son

bonnet à ruches, son autorité d’aînée, elle avait une drôle de petite figure, si raisonnable...Nous trouvions qu’elle ressemblait à sa grand-mère. Le nom lui en est resté. »

Au ton du brave homme en parlant ainsi, on sentait que pour lui c’était la chose la plusnaturelle que cette appellation de grands-parents décernée à tant de jeunesse attrayante.Chacun pensait comme lui dans l’entourage ; et les autres demoiselles Joyeuse accouruesauprès de leur père, groupées un peu comme à la vitrine du rez-de-chaussée, et la vieilleservante apportant sur la table du salon, où l’on venait de passer, un magnifique service àthé, débris des anciennes splendeurs du ménage, tout le monde appelait la jeune fille« Bonne-Maman... » sans qu’elle s’en fatiguât une seule fois, l’influence de ce nom bénimettant dans leur tendresse à tous une déférence qui la flattait et donnait à son autoritéidéale une singulière douceur de protection.

Est-ce à cause de ce titre d’aïeule que tout enfant il avait appris à chérir, mais de Gérytrouva à cette jeune fille une séduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coupsubit qu’il avait reçu d’une autre en plein cœur, à ce trouble, où se mêlaient l’envie defuir, d’échapper à une possession, et la mélancolie persistante que laisse un lendemain defête, lustres éteints, refrains perdus, parfums envolés dans la nuit. Non, devant cettejeune fille debout, surveillant la table de famille, regardant si rien ne manquait, abaissantsur ses enfants, ses petits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait la tentationde la connaître, d’être de ses amis depuis longtemps, de lui confier des choses qu’il nes’avouait qu’à lui-même, et quand elle lui offrit sa tasse sans mièvrerie mondaine nigentillesse de salon, il aurait voulu dire comme les autres un « merci, Bonne-Maman » oùil aurait mis tout son cœur.

Soudain, un coup joyeux, vigoureusement frappé, fit tressauter tout le monde.« Ah ! voilà M. André... Élise, vite une tasse... Yaïa, les petits gâteaux... »Pendant ce temps Mlle Henriette, la troisième des demoiselles Joyeuse, qui avait hérité

de sa mère, née de Saint-Amand, un certain côté mondain, voyant cette affluence, ce soir-là, dans les salons, se précipitait pour allumer les deux bougies du piano.

« Mon cinquième acte est fini... », s’écria le nouveau venu dès en entrant, puis ils’arrêta net. « Ah ! pardon », et sa figure prit une expression un peu déconfite en face del’étranger. M. Joyeuse les présenta l’un à l’autre : M. Paul de Géry – M. André Maranne,non sans une certaine solennité. Il se rappelait les anciennes réceptions de sa femme ; etles vases de la cheminée, les deux grosses lampes, le bonheur du jour, les fauteuilsgroupés en rond avaient l’air de partager cette illusion, plus brillants et rajeunis par cettepresse inaccoutumée.

« Alors, votre pièce est finie ?– Finie, monsieur Joyeuse, et je compte bien vous la lire un de ces soirs.– Oh ! oui, monsieur André... Oh ! oui... » dirent en chœur toutes les jeunes filles.Le voisin travaillait pour le théâtre et personne ici ne doutait de son succès. Par

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exemple, la photographie promettait moins de bénéfices. Les clients étaient très rares, lespassants mal disposés. Pour s’entretenir la main et dérouiller son appareil neuf, M. Andrérecommençait tous les dimanches la famille de ses amis, qui se prêtait aux expériencesavec une longanimité sans égale, la prospérité de cette photographie suburbaine etcommençante étant pour tous une affaire d’amour-propre, éveillant même chez les jeunesfilles, cette confraternité touchante qui serre l’une contre l’autre les destinées infimescomme des passereaux au bord d’un toit. Du reste André Maranne, avec les ressourcesinépuisables de son grand front plein d’illusion, expliquait sans amertume l’indifférencedu public. Tantôt la saison était défavorable ou bien l’on se plaignait du mauvais état desaffaires, et il finissait par un même refrain consolant : « Quand j’aurai fait jouerRévolte ! » C’était le titre de sa pièce.

« C’est étonnant tout de même », dit la quatrième demoiselle Joyeuse, douze ans, lescheveux à la chinoise « c’est étonnant qu’on fasse si peu d’affaires avec un si beaubalcon !...

– Et puis le quartier est très passant », ajoute Élise avec assurance. Bonne-Maman luifait remarquer en souriant que le boulevard des Italiens l’est encore davantage.

« Ah ! s’il était boulevard des Italiens... », fait M. Joyeuse tout songeur, et le voilà partisur sa chimère arrêtée tout à coup par un geste et ces mots qu’il prononce d’une manièrelamentable « fermé pour cause de faillite ». En une minute, le terrible Imaginaire vientd’installer son ami dans un splendide appartement du boulevard où il gagne un argenténorme, tout en augmentant ses dépenses d’une façon si disproportionnée qu’un « pouf »formidable engloutit en peu de mois photographe et photographie. On rit beaucoup quandil donne cette explication ; mais en somme chacun est d’accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique moins brillante, est bien plus sûre que le boulevard des Italiens. Enoutre, elle se trouve tout près du bois de Boulogne et si une fois le grand monde semettait à passer par ici...

Cette belle société que sa mère recherchait tant, est l’idée fixe de Mlle Henriette ; etelle s’étonne que la pensée de recevoir le high-life à son petit cinquième, étroit commeune cloche à melon, fasse rire leur voisin. L’autre semaine pourtant, il lui est venu unevoiture avec livrée. Tantôt il a eu aussi une visite « très cossue ».

« Oh ! tout à fait une grande dame, interrompt Bonne-Maman... Nous étions à lafenêtre à attendre le père. Nous l’avons vue descendre de voiture et regarder le cadre ;nous pensions bien que c’était pour vous.

– C’était pour moi », dit André, un peu gêné.« Un moment, nous avons eu peur qu’elle passe comme tant d’autres, à cause de vos

cinq étages. Alors nous étions là toutes les quatre à la fixer, à l’aimanter sans qu’elle s’endoute avec nos quatre paires d’yeux ouverts. Nous la tirions tout doucement par lesplumes de son chapeau et les dentelles de sa pelisse. « Mais montez donc, madame,montez donc », à la fin, elle est entrée... Il y a tant d’aimant dans des yeux qui veulentbien ! »

De l’aimant, certes, elle en avait la chère créature, non seulement dans ses regards decouleur indécise, voilés ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans sa voix, dans lesdraperies de sa robe. Jusqu’à la longue boucle, ombrageant son cou de statuette droit et

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fin, qui vous attirait par sa pointe un peu blondie, joliment tournée sur un doigt souple.Le thé servi, pendant que ces messieurs finissaient de causer et de boire – le père

Joyeuse était toujours très long à tout ce qu’il faisait, à cause de ses subites échappéesdans la lune – les jeunes filles rapprochèrent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeillesd’osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de leurs tons éclatants les fleurs passéesdu vieux tapis, et le groupe de l’autre soir se reforma dans le cercle lumineux de l’abat-jour, au grand contentement de Paul de Géry. C’était la première soirée de ce genre qu’ilpassait dans Paris ; elle lui rappelait d’autres bien lointaines, bercées par les mêmes riresinnocents le bruit doux des ciseaux reposés sur la table, de l’aiguille piquant du linge, ouce froissement du feuillet qu’on tourne, et de chers visages, à jamais disparus, serrés euxaussi autour de la lampe de famille, hélas ! si brusquement éteinte...

Entré dans cette intimité charmante, désormais il n’en sortit plus, prit ses leçonsparmi les jeunes filles, et s’enhardit à causer avec elles, quand le bonhomme refermaitson grand livre. Ici tout le reposait de cette vie tourbillonnante où le jetait la luxueusemondanité du Nabab ; il se retrempait à cette atmosphère d’honnêteté, de simplicité,essayait aussi d’y guérir les blessures dont une main plus indifférente que cruelle luicriblait le cœur sans merci.

« Des femmes m’ont haï, d’autres femmes m’ont aimé. Celle qui m’a fait le plus de

mal n’a jamais eu pour moi ni amour ni haine. » C’est cette femme, dont parle HenriHeines, que Paul avait rencontrée. Félicia était pleine d’accueil et de cordialité pour lui. Iln’y avait personne à qui elle fit meilleur visage. Elle lui réservait un sourire particulier oùl’on sentait la bienveillance d’un œil d’artiste s’arrêtant sur un type qui lui plaît, et lasatisfaction d’un esprit blasé que le nouveau amuse, si simple qu’il paraisse. Elle aimaitcette réserve, piquante chez un Méridional, la droiture de ce jugement dépourvu de touteformule artistique ou mondaine et ragaillardi d’une pointe d’accent local. Cela lachangeait du coup de pouce en zigzag dessinant l’éloge par un geste de rapin, descompliments de camarades sur la manière dont elle campait un bonhomme, ou bien deces admirations poupines, des « chaamant... tès gentil » dont la gratifiaient les jeunesgandins mâchonnant le bout de leur canne. Celui-là au moins ne lui disait rien desemblable. Elle l’avait surnommé Minerve, à cause de sa tranquillité apparente, de larégularité de son profil ; et du plus loin qu’elle le voyait :

« Ah ! voilà Minerve... Salut, belle Minerve. Posez votre casque et causons. »Mais ce ton familier, presque fraternel, convainquait le jeune homme de l’inutilité de

son amour. Il sentait bien qu’il n’entrerait pas plus avant dans cette camaraderie féminineoù manquait la tendresse, et qu’il perdait chaque jour son charme d’imprévu aux yeux decette ennuyée de naissance qui semblait avoir déjà vécu sa vie et trouvait à tout ce qu’elleentendait ou voyait la fadeur d’un recommencement. Félicia s’ennuyait. Son art seulpouvait la distraire, l’enlever, la transporter dans une féerie éblouissante, d’où elleretombait toute meurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil qui ressemblait à une chute.Elle se comparait elle-même à ces méduses dont l’éclat transparent, si vif dans lafraîcheur et le mouvement des vagues, s’en vient mourir sur le rivage en petites flaques

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gélatineuses. Pendant ces chômages artistiques où la pensée absente laisse la main lourdesur l’outil, Félicia, privée du seul nerf moral de son esprit devenait farouche, inabordable,d’une taquinerie haletante, revanche des mesquineries humaines contre les grandscerveaux lassés. Après qu’elle avait mis des larmes dans les yeux de tout ce qui l’aimait,cherché les souvenirs pénibles ou les inquiétudes énervantes, touché le fond brutal etmeurtrissant de sa fatigue, comme il fallait toujours que quelque drôlerie se mêlât en elleaux choses les plus tristes, elle évaporait ce qui lui restait d’ennui dans une espèce de cride fauve embêté, un bâillement rugi qu’elle appelait « le cri du chacal au désert » et quifaisait pâlir la bonne Crenmitz surprise dans l’inertie de sa quiétude.

Pauvre Félicia ! C’était bien un affreux désert que sa vie quand l’art ne l’égayait pas deses mirages, un désert morne et plat où tout se perdait, se nivelait sous la mêmeimmensité monotone, amour naïf d’un enfant de vingt ans, caprice d’un duc passionné,où tout se recouvrait d’un sable aride soufflé par les destins brûlants. Paul sentait cenéant voulait s’y soustraire ; mais quelque chose le retenait, comme un poids qui dérouleune chaîne, et, malgré les calomnies entendues, les bizarreries de l’étrange créature, ils’attardait délicieusement auprès d’elle, quitte à n’emporter de cette longuecontemplation amoureuse que le désespoir d’un croyant réduit à n’adorer que des images.

L’asile, c’était là-bas, dans ce quartier perdu où le vent soufflait si fort sans empêcher

la flamme de monter blanche et droite, c’était le cercle de famille présidé par Bonne-Maman. Oh ! celle-là ne s’ennuyait pas, elle ne poussait jamais le cri du « chacal audésert ». Sa vie était bien trop remplie : le père à encourager, à soutenir, les enfants àinstruire, tous les soins matériels d’un logis auquel la mère manque, ces préoccupationséveillées avec l’aube et que le soir endort, à moins qu’il les ramène en rêve, un de cesdévouements infatigables, mais sans effort apparent, très commodes pour le pauvreégoïsme humain, parce qu’ils dispensent de toute reconnaissance et se font à peine sentirtellement ils ont la main légère. Ce n’était pas la fille courageuse, qui travaille pournourrir ses parents, court le cachet du matin au soir, oublie dans l’agitation d’un métiertous les embarras de la maison. Non, elle avait compris la tâche autrement, abeillesédentaire restreignant ses soins au rucher, sans un bourdonnement au-dehors parmi legrand air et les fleurs. Mille fonctions : tailleuse modiste, raccommodeuse, comptableaussi, car M. Joyeuse, incapable de toute responsabilité, lui laissait la libre disposition desressources, maîtresse de piano, institutrice.

Comme il arrive dans les familles qui ont commencé par l’aisance, Aline, en sa qualitéd’aînée, avait été élevée dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Élise y était restéedeux ans avec elle ; mais les deux dernières, venues trop tard, envoyées dans de petitsexternats de quartier, avaient toutes leurs études à compléter, et ce n’était pas chosecommode, la plus jeune riant à tout propos d’un rire de santé, d’épanouissement, dejeunesse, gazouillis d’alouette ivre de blé vert et s’envolant à perte de vue loin du pupitreet des méthodes, tandis que Mlle Henriette, toujours hantée par ses idées de grandeur, sonamour du « cossu », ne mordait pas non plus très volontiers au travail. Cette jeunepersonne de quinze ans, à qui son père avait légué un peu de ses facultés imaginatives,

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arrangeait déjà sa vie d’avance et déclarait formellement qu’elle épouserait quelqu’un dela noblesse et n’aurait jamais plus de trois enfants : « Un garçon pour le nom, et deuxpetites filles... pour les habiller pareil...

– Oui, c’est cela, disait Bonne-Maman, tu les habilleras pareil. En attendant, voyonsun peu nos participes. »

Mais la plus occupante était Élise avec son examen subi trois fois sans succès,toujours refusée à l’histoire et se préparant à nouveau, prise d’un grand effroi et d’uneméfiance elle-même qui lui faisaient promener partout, ouvrir à chaque instant cemalheureux traité d’histoire de France, en omnibus, dans la rue, jusque sur la table dudéjeuner ; mais, jeune fille déjà et fort jolie, elle n’avait plus cette petite mémoiremécanique de l’enfance où dates et événements s’incrustent pour toute la vie parmid’autres préoccupations, la leçon s’envolait en une minute malgré l’apparente applicationde l’écolière, ses longs cils enfermant ses yeux, ses boucles balayant les pages, et sabouche rose animée d’un petit tremblement attentif répétant dix fois à la file : « Louis ditle Hutin, 1314-1316. – Philippe V dit le Long, 1316-1322... 1322... Ah ! Bonne-Maman, jesuis perdue... Jamais je ne saurai... » Alors Bonne-Maman s’en mêlait, l’aidait à fixer sonesprit, à emmagasiner quelques-unes de ces dates du Moyen Age barbares et pointuescomme les casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles de ces travauxmultiples, de cette surveillance générale et constante, elle trouvait encore moyen dechiffonner de jolies choses, de tirer de sa corbeille à ouvrage quelque menue dentelle aucrochet ou la tapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la jeune Élise son histoirede France. Même en causant, ses doigts ne restaient pas inoccupés une minute.

« Vous ne vous reposez donc jamais ? » lui disait de Géry, pendant qu’elle comptait àdemi-voix les points de sa tapisserie, « trois, quatre, cinq », pour en varier les nuances.

« Mais c’est du repos ce travail-là, répondait-elle... Vous ne pouvez, vous autreshommes, savoir combien un travail à l’aiguille est utile à l’esprit des femmes. Il régularisela pensée, fixe par un point la minute qui passe et ce qu’elle emporterait avec elle... Et quede chagrins calmés, d’inquiétudes oubliées grâce à cette attention toute physique, à cetterépétition d’un mouvement égal, où l’on retrouve de force et bien vite – l’équilibre de toutson être... Cela ne m’empêche pas d’être à ce qu’on dit autour de moi, de vous écouterencore mieux que je ne le ferais dans l’inaction... trois, quatre, cinq... »

Oh ! oui, elle écoutait. C’était visible à l’animation de son visage, à la façon dont elle seredressait tout à coup, l’aiguille en l’air, le fil tendu sur son petit doigt relevé. Puis ellerepartait bien vite à l’ouvrage, quelquefois en jetant un mot juste et profond, quis’accordait en général avec ce que pensait l’ami Paul. Une similitude de natures desresponsabilités et des devoirs pareils rapprochaient ces deux jeunes gens, les faisaients’intéresser à leurs préoccupations réciproques. Elle savait le nom de ses deux frères,Pierre et Louis, ses projets pour leur avenir quand ils sortiraient du collège... Pierrevoulait être marin... « Oh ! non, pas marin, disait Bonne-Maman, il vaut bien mieux qu’ilvienne à Paris avec vous. » Et comme il avouait que Paris l’effrayait pour eux, elle semoquait de ses terreurs, l’appelait provincial, remplie d’affection pour la ville où elle étaitnée, où elle avait grandi chastement, et qui lui donnait en retour ces vivacités, cesraffinements de nature, cette bonne humeur railleuse qui feraient penser que Paris avec

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ses pluies, ses brouillards, son ciel qui n’en est pas un, est la véritable patrie des femmes,dont il ménage les nerfs et développe les qualités intelligentes et patientes.

Chaque jour Paul de Géry appréciait mieux Mlle Aline – il était seul à la nommer ainsidans la maison – et chose étrange ! ce fut Félicia qui acheva de resserrer leur intimité.Quels rapports pouvait-il y avoir entre cette fille d’artiste, lancée dans les sphères les plushautes, et cette petite bourgeoise perdue au fond d’un faubourg ? Des rapports d’enfanceet d’amitié, des souvenirs communs, la grande cour de l’institution Belin, où elles avaientjoué trois ans ensemble. Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononcé au hasard dela conversation éveille tout à coup cette question stupéfaite :

« Vous la connaissez donc ?– Si je connais Félicia... Mais nous étions voisines de pupitre en première classe. Nous

avions le même jardin. Quelle bonne fille, belle, intelligente... »Et, voyant le plaisir qu’on prenait à l’écouter, Aline rappelait les temps si proches qui

déjà lui faisaient un passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés. Elle étaitbien seule dans la vie, la petite Félicia. Le jeudi, quand on criait les noms au parloir,personne pour elle, excepté de temps en temps une bonne dame un peu ridicule, uneancienne danseuse, disait-on, que Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsi des surnomspour tous ceux qu’elle affectionnait et qu’elle transformait dans son imagination. Pendantles vacances on se voyait. Mme Joyeuse, tout en refusant d’envoyer Aline dans l’atelier deM. Ruys, invitait Félicia pour des journées entières, journées bien courtes, entremêlées detravail, de musique, de rêves à deux, de jeunes causeries en liberté. « Oh ! quand elle meparlait de son art, avec cette ardeur qu’elle mettait à tout, comme j’étais heureuse del’entendre... Que de choses j’ai comprises par elle, dont je n’aurais jamais eu aucune idée !Encore maintenant, quand nous allons au Louvre avec papa, ou à l’exposition du 1er mai,cette émotion particulière que vous cause une belle sculpture, un bon tableau, me reportetout de suite à Félicia. Dans ma jeunesse elle a représenté l’art, et cela allait bien à sabeauté, à sa nature un peu décousue mais si bonne, où je sentais quelque chose desupérieur à moi, qui m’enlevait très haut sans m’intimider... Elle a cessé de me voir tout àcoup... Je lui ai écrit, pas de réponse... Ensuite la gloire est venue pour elle, pour moi lesgrands chagrins, les devoirs absorbants... Et de toute cette amitié, bien profonde pourtant,puisque je n’en puis parler sans... « trois, quatre, cinq... » il ne reste plus rien que de vieuxsouvenirs à remuer comme une cendre éteinte... »

Penchée sur son travail, la vaillante fille se dépêchait de compter ses points,d’enfermer son chagrin dans les dessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de Géry,ému d’entendre le témoignage de cette bouche pure en face des calomnies de quelquesgandins évincés ou de camarades jaloux, se sentait relevé, rendu à la fierté de son amour.Cette sensation lui parut si douce qu’il revint la chercher très souvent, non seulement lessoirs de leçon, mais d’autres soirs encore, et qu’il oubliait presque d’aller voir Félicia,pour le plaisir d’entendre Aline parler d’elle.

Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse, Paul trouva sur le palier le voisin, M.André, qui l’attendait et prit son bras fébrilement :

« Monsieur de Géry », lui dit-il d’une voix tremblante, avec des yeux flamboyantsderrière leurs lunettes, la seule chose qu’on pût voir de son visage dans la nuit, « j’ai une

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explication à vous demander. Voulez-vous monter chez moi un instant ?... »Il n’y avait entre ce jeune homme et lui que des relations banales de deux habitués de

la même maison qu’aucun autre lien ne rattache, qui semblent même séparés par unecertaine antipathie de nature, de manière d’être. Quelle explication pouvaient-ils doncavoir ensemble ? Il le suivit fort intrigué.

L’aspect du petit atelier transi sous son vitrage, la cheminée vide, le vent soufflantcomme au-dehors et faisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillée de pauvre etde solitaire reflétée sur des feuillets épars tout griffonnés, enfin cette atmosphère desendroits habités où l’âme des habitants se respire, fit comprendre à de Géry l’abord exaltéd’André Maranne, ses longs cheveux rejetés et flottants, cette apparence un peuexcentrique bien excusable quand on la paye d’une vie de souffrances et de privations, etsa sympathie alla tout de suite vers ce courageux garçon dont il devinait d’un coup d’œiltoutes les fiertés énergiques. Mais l’autre était bien trop ému pour s’apercevoir de cetteévolution. Sitôt la porte refermée, avec l’accent d’un héros de théâtre s’adressant autraître séducteur :

« Monsieur de Géry, lui dit-il, je ne suis pas encore un Cassandre... »Et devant la stupéfaction de son interlocuteur :« Oui, oui, nous nous entendons... J’ai très bien compris ce qui vous attire chez M.

Joyeuse, et l’accueil empressé qu’on vous y fait ne m’a pas échappé non plus... Vous êtesriche, vous êtes noble, on ne peut hésiter entre vous et le pauvre poète qui fait un métierridicule pour laisser tout le temps d’arriver au succès, lequel ne viendra peut-être jamais...Mais je ne me laisserai pas voler mon bonheur... Nous nous battrons, monsieur nousnous battrons », répétait-il excité par le calme pacifique de son rival... « J’aime depuislongtemps Mlle Joyeuse... Cet amour est le but, la gaieté et la force d’une existence trèsdure, douloureuse par bien des côtés. Je n’ai que cela au monde, et je préférerais mourirque d’y renoncer. »

Bizarrerie de l’âme humaine ! Paul n’aimait pas cette charmante Aline. Tout son cœurétait à une autre. Il y pensait seulement comme à une amie, la plus adorable des amies.Eh bien ! l’idée que Maranne s’en occupait, qu’elle répondait sans doute à cette attentionamoureuse lui procura le frisson jaloux d’un dépit, et ce fut assez vivement qu’il demandasi Mlle Joyeuse connaissait ce sentiment d’André et l’avait autorisé de quelque façon àproclamer ainsi ses droits.

« Oui, monsieur, Mlle Élise sait que je l’aime, et avant vos fréquentes visites...– Élise... c’est d’Élise que vous parlez ?– Et de qui voulez-vous donc que ce soit ?... Les deux autres sont trop jeunes... »Il entrait bien dans les traditions de la famille, celui-là. Pour lui, les vingt ans de

Bonne-Maman, sa grâce triomphante étaient dissimulés par un surnom plein de respectet ses attributions providentielles.

Une très courte explication ayant calmé l’esprit d’André Maranne, il présenta sesexcuses à de Géry, le fit asseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à la pose, et leurcauserie prit vite un caractère intime et sympathique, amené par l’aveu si vif du début.Paul confessa qu’il était amoureux, lui aussi, et qu’il ne venait si souvent chez M. Joyeuseque pour parler de celle qu’il aimait avec Bonne-Maman qui l’avait connue autrefois.

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« C’est comme moi, dit André. Bonne-Maman a toutes mes confidences ; mais nousn’avons encore rien osé dire au père. Ma situation est trop médiocre... Ah ! quand j’auraifait jouer Révolte ! »

Alors ils parlèrent de ce fameux drame Révolte ! auquel il travaillait depuis six mois, lejour, la nuit, qui lui avait tenu chaud pendant tout l’hiver, un hiver bien rude, mais dont lamagie de la composition corrigeait les rigueurs dans le petit atelier qu’elle transformait.C’est là, dans cet étroit espace, que tous les héros de sa pièce étaient apparus au poètecomme des kobolds familiers tombés du toit ou chevauchant des rayons de lune, et aveceux les tapisseries de haute lisse, les lustres étincelants, les fonds de parc aux perronslumineux, tout le luxe attendu des décors, ainsi que le tumulte glorieux de sa premièrereprésentation dont la pluie criblant le vitrage, les écriteaux qui claquaient sur la portefiguraient pour lui les applaudissements, tandis que le vent, passant en bas dans le tristechantier de démolitions avec un bruit de voix flottantes apportées de loin en loinremportées, ressemblait à la rumeur des loges ouvertes sur le couloir et laissant circulerle succès parmi les caquetages et l’étourdissement de la foule. Ce n’était pas seulement lagloire et l’argent qu’elle devait lui procurer cette bienheureuse pièce, mais quelque chosede plus précieux encore. Aussi avec quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq groscahiers tout de bleu recouverts de ces cahiers comme la Levantine en étalait sur le divande ses siestes et qu’elle marquait de son crayon directorial.

Paul s’étant, à son tour, rapproché de la table, afin d’examiner le chef-d’œuvre, sonregard fut attiré par un portrait de femme richement encadré, et qui, si près du travail del’artiste, semblait être là pour y présider... Élise, sans doute ?... Oh ! non, André n’avaitpas encore le droit de sortir de son entourage protecteur le portrait de sa petite amie...C’était une femme d’une quarantaine d’années, l’air doux, blonde, et d’une grandeélégance. En la voyant, de Géry ne put retenir une exclamation.

« Vous la connaissez ? fit André Maranne.– Mais oui... Mme Jenkins, la femme du docteur irlandais. J’ai soupé chez eux cet

hiver.– C’est ma mère... » Et le jeune homme ajouta sur un ton plus bas :« Mme Maranne a épousé en secondes noces le docteur Jenkins... Vous êtes surpris,

n’est-ce pas, de me voir dans cette détresse quand mes parents vivent au milieu duluxe ?... Mais, vous savez, les hasards de la famille groupent parfois ensemble des naturessi différentes... Mon beau-père et moi nous n’avons pu nous entendre... Il voulait faire demoi un médecin, tandis que je n’avais de goût que pour écrire. Alors, afin d’éviter desdébats continuels dont ma mère souffrait, j’ai préféré quitter la maison et tracer monsillon tout seul, sans le secours de personne... Rude affaire ! les fonds manquaient...Toute la fortune est à ce... à M. Jenkins... Il s’agissait de gagner sa vie, et vous n’ignorezpas comme c’est une chose difficile pour des gens tels que nous, soi-disant bien élevés...Dire que, dans tout l’acquis de ce qu’on est convenu d’appeler une éducation complète, jen’ai trouvé que ce jeu d’enfant à l’aide duquel je pouvais espérer gagner mon pain.Quelques économies, ma bourse de jeune homme, m’ont servi à acheter mes premiersoutils, et je me suis installé bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas gêner mesparents. Entre nous, je crois que je ne ferai jamais fortune dans la photographie. Les

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premiers temps surtout ont été d’un dur... Il ne venait personne, ou, si par hasard quelquemalheureux montait, je le manquais, je le répandais sur ma plaque en un mélange blafardet vague comme une apparition. Un jour, dans tout le commencement, il m’est arrivé unenoce, la mariée tout en blanc, le marié avec un gilet... comme ça !... Et tous les invitésdans des gants blancs qu’ils tenaient à conserver sur leur portrait pour la rareté du fait...Non, j’ai cru que je deviendrais fou... Ces figures noires, les grandes taches blanches de larobe, des gants, des fleurs d’oranger, la malheureuse mariée en reine des Niams-Niamssous sa couronne qui fondait dans ses cheveux... Et tous si pleins de bonne volonté,d’encouragements pour l’artiste... Je les ai recommencés au moins vingt fois, tenusjusqu’à cinq heures du soir. Ils ne m’ont quitté qu’à la nuit pour aller dîner. Voyez-vouscette journée de noces passée dans une photographie... »

Pendant qu’André lui racontait avec cette bonne humeur les tristesses de sa vie, Paulse rappelait la sortie de Félicia à propos des bohèmes et tout ce qu’elle disait à Jenkins surces courages exaltés, avides de privations et d’épreuves. Il songeait aussi à la passiond’Aline pour son cher Paris dont il ne connaissait, lui, que les excentricités malsaines,tandis que la grande ville cachait dans ses replis tant d’héroïsmes inconnus et de noblesillusions. Cette impression déjà ressentie à l’abri de la grosse lampe des Joyeuse, il l’avaitpeut-être plus vive dans ce milieu moins tiède, moins tranquille, où l’art mettait en plusson incertitude désespérée ou glorieuse ; et c’est le cœur touché qu’il écoutait AndréMaranne lui parler d’Élise, de l’examen si long à passer, de la photographie difficile, detout cet imprévu de sa vie, qui cesserait certainement « quand il aurait fait jouerRévolte ! », un adorable sourire accompagnant sur les lèvres du poète cet espoir sisouvent formulé et qu’il se dépêchait de railler lui-même comme pour ôter aux autres ledroit de le faire.

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X

Mémoires d’un garçon de bureau. – Les domestiques !

Vraiment la fortune à Paris a des tours de roue vertigineux !Avoir vu la Caisse territoriale comme je l’ai vue, des pièces sans feu, jamais balayées,

le désert avec sa poussière, haut de ça de protêts sur les bureaux, tous les huit jours uneaffiche de vente à la porte, mon fricot répandant là-dessus l’odeur d’une cuisine depauvre ; puis assister maintenant à la reconstitution de notre société dans ses salonsmeublés à neuf, où je suis chargé d’allumer des feux de ministère, au milieu d’une fouleaffairée, des coups de sifflet, des sonnettes électriques, des piles d’écus qui s’écroulent,cela tient du prodige. Il faut que je me regarde moi-même pour y croire, que j’aperçoivedans une glace mon habit gris de fer, rehaussé d’argent, ma cravate blanche, ma chaîned’huissier comme j’en avais une à la faculté les jours de séance... Et dire que pour opérercette transformation, pour ramener sur nos fronts la gaieté mère de la concorde, rendre ànotre papier sa valeur décuplée, à notre cher gouverneur l’estime et la confiance dont ilétait si injustement privé, il a suffi d’un homme, de ce richard surnaturel que les cent voixde la renommée désignent sous le nom du Nabab.

Oh ! la première fois qu’il est venu dans les bureaux, avec sa belle prestance, sa figureun peu chiffonnée peut-être, mais si distinguée, ses manières d’un habitué des cours, à tuet à toi avec tous les princes d’Orient, enfin ce je ne sais pas quoi d’assuré et de grand quedonne l’immense fortune, j’ai senti mon cœur se fondre dans mon gilet à deux rangs deboutons. Ils auront beau dire avec leurs grands mots d’égalité, de fraternité, il y a deshommes qui sont tellement au-dessus des autres qu’on voudrait s’aplatir devant eux,trouver des formules d’adoration nouvelles pour les forcer à s’occuper de vous. Hâtons-nous d’ajouter que je n’ai eu besoin de rien de semblable pour attirer l’attention duNabab. Comme je m’étais levé sur son passage – ému, mais toujours digne, on peut se fierà Passajon, il m’a regardé en souriant et il a dit à demi-voix au jeune homme quil’accompagnait : « Quelle bonne tête de... » puis un mot après que je n’ai pas bienentendu, un mot en art, comme léopard. Pourtant non, ça ne doit pas être cela, je ne mesache pas une tête de léopard. Peut être Jean Bart, quoique cependant je ne voie pas lerapport... Enfin, il a toujours dit : « Quelle bonne tête... » et cette bienveillance m’a rendu

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fier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d’une bonté, d’une politesse. Il paraîtqu’il y a eu une discussion à mon sujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou sil’on me renverrait comme notre caissier, cette espèce de grincheux qui parlait toujours de« faire fiche » le monde aux galères et qu’on a prié d’aller fabriquer ailleurs ses devantsde chemises économiques. Bien fait ! Ça lui apprendra à être grossier avec les gens.

Pour moi, M. le gouverneur a bien voulu oublier mes paroles un peu vives en souvenirde mes états de services à la Territoriale et ailleurs ; et à la sortie du conseil, il m’a ditavec son accent musical : « Passajon, vous nous restez. » On se figure si j’ai été heureux,si je me suis confondu en marques de reconnaissance. Songez donc ! Je serais parti avecmes quatre sous sans espoir d’en gagner jamais d’autres, obligé d’aller cultiver ma vignedans ce petit pays de Montbars, bien étroit pour un homme qui a vécu au milieu de toutel’aristocratie financière de Paris et des coups de banque qui font les fortunes. Au lieu decela, me voilà établi à nouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelée, etmes économies, que j’ai palpées tout un jour, confiées aux bons soins du gouverneur quis’est chargé de les faire fructifier. Je crois qu’il s’y entend à la manœuvre, celui-là. Et pasla moindre inquiétude à avoir. Toutes les craintes s’évanouissent devant le mot à la modeen ce moment dans tous les conseils d’administration, dans toutes les réunionsd’actionnaires, à la Bourse, sur les boulevards et partout : « Le Nabab est dans l’affaire... »C’est-à-dire l’or déborde, les pires combinazione sont excellentes...

Il est si riche cet homme-là !Riche à un point qu’on ne peut pas croire. Est-ce qu’il ne vient pas de prêter de la main

à la main quinze millions au bey de Tunis... Je dis bien, quinze millions... Histoire de faireune niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec ce monarque et lui couperl’herbe sous le pied dans ces beaux pays d’Orient où elle pousse dorée, haute et drue...C’est un vieux Turc que je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils à la Territoriale,qui a arrangé cette affaire. Naturellement, le bey qui se trouvait, paraît-il, à court d’argentde poche, a été très touché de l’empressement du Nabab à l’obliger, et il vient de luienvoyer par Brahim une lettre de remerciement dans laquelle il lui annonce qu’à sonprochain voyage à Vichy il passera deux jours chez lui à ce beau château de Saint-Romans,que l’ancien bey, le frère de celui-ci, a déjà honoré de sa visite. Vous pensez quelhonneur ! Recevoir un prince régnant. Les Hemerlingue sont dans une rage. Eux quiavaient si bien manœuvré le fils à Tunis, le père à Paris, pour mettre le Nabab endéfaveur... C’est vrai aussi que quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas :« Passajon nous en conte. » La personne qui m’a mis au courant de l’histoire a tenu entreses mains le papier envoyé par le bey dans une enveloppe de soie verte timbrée du sceauroyal. Si elle ne l’a pas lu, c’est que ce papier était écrit en lettres arabes, sans quoi elle enaurait pris connaissance comme de toute la correspondance du Nabab. Cette personnec’est son valet de chambre, M. Noël, auquel j’ai eu l’honneur d’être présenté vendredidernier à une petite soirée de gens en condition qu’il offrait à tout son entourage. Jeconsigne le récit de cette fête dans mes mémoires, comme une des choses les pluscurieuses que j’aie vues pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.

J’avais cru d’abord quand M. Francis, le valet de chambre de Monpavon, me parla de lachose, qu’il s’agissait d’une de ces petites boustifailles clandestines comme on en fait

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quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec les restes montés par Mlle

Séraphine et les autres cuisinières de la maison, où l’on boit du vin volé, où l’ons’empiffre, assis sur des malles avec le tremblement de la peur et deux bougies qu’onéteint au moindre craquement dans les couloirs. Ces cachotteries répugnent à moncaractère... Mais quand je reçus, comme pour le bal des gens de maison, une invitationsur papier rose écrite d’une très belle main :

M. Noël pri M... de se randre à sa soire du 25 couran

On soupra. Je vis bien, malgré l’orthographe défectueuse, qu’il s’agissait de quelque chose de

sérieux et d’autorité ; je m’habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon linge le plusfin, et me rendis place Vendôme, à l’adresse indiquée par l’invitation.

M. Noël avait profité pour donner sa fête d’une première représentation à l’Opéra oùla belle société se rendait en masse, ce qui mettait jusqu’à minuit la bride sur le cou à toutle service et la baraque entière à notre disposition.

Nonobstant, l’amphitryon avait préféré nous recevoir en haut dans sa chambre, et jel’approuvai fort, étant en cela de l’avis du bonhomme :

Fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre ! Mais parlez-moi des combles de la place Vendôme. Un tapis feutre sur le carreau, le lit

caché dans une alcôve des rideaux d’algérienne à raies rouges, une pendule à sujet enmarbre vert, le tout éclairé par des lampes modérateurs. Notre doyen M. Chalmette n’estpas mieux logé que cela à Dijon. J’arrivai sur les neuf heures avec le vieux Francis àMonpavon, et je dois avouer que mon entrée fit sensation, précédé que j’étais par monpassé académique, ma réputation de civilité et de grand savoir. Ma belle mine fit le reste,car il faut bien dire qu’on sait se présenter. M. Noël, en habit noir, très brun de peau,favoris en côtelette, vint au-devant de nous :

« Soyez le bienvenu, monsieur Passajon », me dit-il ; en prenant ma casquette àgalons d’argent que j’avais gardée, pour entrer, à la main droite, selon l’usage, il la donnaà un nègre gigantesque en livrée rouge et or.

« Tiens, Lakdar, accroche ça... et ça... », ajouta-t-il par manière de risée en luiallongeant un coup de pied en un certain endroit du dos.

On rit beaucoup de cette saillie, et nous nous mîmes à causer d’amitié. Un excellentgarçon, ce M. Noël, avec son accent du Midi, sa tournure décidée, la rondeur et lasimplicité de ses manières. Il m’a fait penser au Nabab, moins la distinction toutefois. J’airemarqué d’ailleurs ce soir-là que ces ressemblances sont fréquentes chez les valets dechambre qui, vivant en commun avec leurs maîtres, dont ils sont toujours un peu éblouis,finissent par prendre de leur genre et de leurs façons. Ainsi M. Francis a un certainredressement du corps en étalant son plastron de linge, une manie de lever les bras pourtirer ses manchettes, c’est le Monpavon tout craché. Quelqu’un, par exemple, qui ne

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ressemble pas à son maître, c’est Joë, le cocher du docteur Jenkins. Je l’appelle Joë, maisà la soirée tout le monde l’appelait Jenkins ; car dans ce monde-là, les gens d’écurie sedonnent entre eux le nom de leurs patrons, se traitent de Bois-l’Héry, de Monpavon et deJenkins, tout court. Est-ce pour avilir les supérieurs, relever la domesticité ? Chaque paysa ses usages ; il n’y a qu’un sot qui doive s’en étonner. Pour en revenir à Joë Jenkins,comment le docteur si affable, si parfait de tout point, peut-il garder à son service cettebrute gonflée de porter et de gin qui reste silencieuse pendant des heures, puis, aupremier coup de boisson dans la tête, se met à hurler, à vouloir boxer tout le monde, àpreuve la scène scandaleuse qui venait d’avoir lieu quand nous sommes entrés.

Le petit groom du marquis, Tom Bois-l’Héry comme on l’appelle ici, avait voulu rireavec ce malotru d’Irlandais qui – sur une raillerie de gamin parisien – lui avait riposté parun terrible coup de poing de Belfast au milieu de la figure.

« Saucisson à pattes, moâ !... Saucisson à pattes moâ !... » répétait le cocher ensuffoquant, tandis qu’on emportait son innocente victime dans la pièce à côté où cesdames et demoiselles étaient en train de lui bassiner le nez. L’agitation s’apaisa bientôtgrâce à notre arrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau, un homme d’âge, poséet majestueux, dans mon genre. C’est le cuisinier du Nabab, un ancien chef du caféAnglais que Cardailhac, le directeur des Nouveautés, a procuré à son ami. À le voir enhabit, cravate blanche, sa belle figure pleine et rasée, vous l’auriez pris pour un des grandsfonctionnaires de l’Empire. Il est vrai qu’un cuisinier dans une maison où l’on a tous lesmatins la table mise pour trente personnes, plus le couvert de madame, tout cela senourrissant de fin et de surfin, n’est pas un fricoteur ordinaire. Il touche desappointements de colonel, logé, nourri, et puis la gratte ! On ne s’imagine pas ce que c’estque la gratte dans une boîte comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-il respectueusement,avec les égard dus à un homme de son importance : « Monsieur Barreau » par-ci, « Moncher monsieur Barreau » par-là. C’est qu’il ne faut pas s’imaginer que les gens de maisonentre eux soient tous compères et compagnons. Nulle part plus que chez eux on n’observela hiérarchie. Ainsi j’ai bien vu à la soirée de M. Noël que les cochers ne frayaient pas avecleurs palefreniers, ni les valets de chambre avec les valets de pied et les chasseurs, pasplus que l’argentier, le maître d’hôtel ne se mêlaient au bas office ; et lorsque M. Barreaufaisait une petite plaisanterie quelconque, c’était plaisir de voir comme ses sous ordresavaient l’air de s’amuser. Je ne suis pas contre ces choses-là. Bien au contraire. Commedisait notre doyen : « Une société sans hiérarchie, c’est une maison sans escalier. »Seulement le fait m’a paru bon à relater dans ces mémoires.

La soirée, je n’ai pas besoin de le dire, ne jouit de tout son éclat qu’au retour de sonplus bel ornement, les dames et demoiselles qui étaient allées soigner le petit Tom,femmes de chambre aux cheveux luisants et pommadés, femmes de charge en bonnetsgarnis de rubans, négresses, gouvernantes, brillante assemblée où j’eus tout de suitebeaucoup de prestige grâce à ma tenue respectable et au surnom de « mon oncle » que lesplus jeunes parmi ces aimables personnes voulurent bien me donner. Je pense qu’il yavait là pas mal de friperie, de la soie, de la dentelle, même du velours assez fané, desgants à huit boutons nettoyés plusieurs fois et de la parfumerie ramassée sur la toilette demadame ; mais les visages étaient contents, les esprits tout à la gaieté, et je sus me faire

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un petit coin très animé, toujours à la convenance – cela va sans dire – et comme il sied àun individu dans ma position. Ce fut du reste le ton général de la soirée. Jusque vers la findu repas je n’entendis aucun de ces propos malséants, aucune de ces histoiresscandaleuses qui amusent si fort ces messieurs du conseil ; et je me plais à constater queBois-l’Héry le cocher, pour ne citer que celui-là, est autrement bien élevé que Bois-l’Héryle maître.

M. Noël, seul, tranchait par son ton familier et la vivacité de ses reparties. En voilà unqui ne se gêne pas pour appeler les choses par leur nom. C’est ainsi qu’il disait tout haut àM. Francis, d’un bout à l’autre du salon : « Dis donc, Francis, ton vieux filou nous aencore tiré une carotte cette semaine... » Et comme l’autre se rengorgeait d’un air digne,M. Noël s’est mis à rire : « T’offusque pas, ma vieille... Le coffre est solide... Vous n’enviendrez jamais à bout. » Et c’est alors qu’il nous a raconté le prêt des quinze millionsdont j’ai parlé plus haut.

Cependant je m’étonnais de ne voir faire aucun préparatif pour ce souper quementionnaient les cartes d’invitation, et je manifestais tout bas mon inquiétude à une demes charmantes nièces qui me répondit :

« On attend M. Louis.– M. Louis ?...– Comment ! Vous ne connaissez pas M. Louis, le valet de chambre du duc de

Mora ? »On m’apprit alors ce qu’était cet influent personnage dont les préfets, les sénateurs,

même les ministres recherchent la protection, et qui doit la leur faire payer salé, puisqueavec ses douze cents francs d’appointements chez le duc, il a économisé vingt-cinq millelivres de rente, qu’il a ses demoiselles en pension au Sacré-Cœur, son garçon au collègeBourdaloue, et un chalet en Suisse où toute la famille va s’installer aux vacances.

Le personnage arriva par là-dessus ; mais rien dans son physique n’aurait fait devinercette position unique à Paris. Pas de majesté dans la tournure, un gilet boutonné jusqu’aucol, l’air chafouin et insolent, et une façon de parler sans remuer les lèvres, bienmalhonnête pour ceux qui vous écoutent.

Il salua l’assemblée d’un léger mouvement de tête tendit un doigt à M. Noël, et nousétions là à nous regarder, glacés par ses grandes manières, quand une porte s’ouvrit aufond et le souper nous apparut avec toutes sortes de viandes froides, des pyramides defruits des bouteilles de toutes les formes, sous les feux de deux candélabres.

« Allons, messieurs, la main aux dames... »En une minute nous voici installés, ces dames assises avec les plus âgés ou les plus

conséquents de nous, tous les autres debout, servant, bavardant, buvant dans tous lesverres, piquant un morceau dans toutes les assiettes. J’avais M. Francis pour voisin, et jedus entendre ses rancunes contre M. Louis, dont il jalousait la place si belle encomparaison de celle qu’il occupait chez son décavé de la noblesse.

« C’est un parvenu, me disait-il tout bas... Il doit sa fortune à sa femme, à Mme Paul. »Il paraît que cette Mme Paul est une femme de charge, depuis vingt ans chez le duc, et

qui s’entend comme personne à lui fabriquer une certaine pommade pour desincommodités qu’il a. Mora ne peut pas s’en passer. Voyant cela, M. Louis a fait la cour à

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cette vieille dame, l’a épousée quoique bien plus jeune qu’elle ; et afin de ne pas perdre sagarde-malade aux pommades, l’Excellence a pris le mari pour valet de chambre. Au fond,malgré ce que je disais à M. Francis, moi je trouvais ça très bien et conforme à la plussaine morale puisque le maire et le curé y ont passé. D’ailleurs, cet excellent repas,composé de nourritures fines et très chères que je ne connaissais pas même de nom,m’avait bien disposé l’esprit à l’indulgence et à la bonne humeur. Mais tout le monden’était pas dans les mêmes dispositions, car j’entendais de l’autre côté de la table la voixde basse-taille de M. Barreau qui grondait :

« De quoi se mêle-t-il ? Est-ce que je mets le nez dans son service ? D’abord c’estBompain que ça regarde et pas lui... Et puis, quoi ! Qu’est-ce qu’on me reproche ? Leboucher m’envoie cinq paniers de viande tous les matins. Je n’en use que deux, je luirevends les trois autres. Quel est le chef qui ne fait pas ça ? Comme si, au lieu de venirespionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller au grand coulage de là-haut.Quand je pense qu’en trois mois la clique du premier a fumé pour vingt-huit mille francsde cigares... Vingt-huit mille francs ! Demandez à Noël si je mens. Et au second, chezmadame, c’est là qu’il y en a un beau gâchis de linge, de robes jetées au bout d’une fois,des bijoux à poignée, des perles qu’on écrase en marchant. Oh ! mais, attends un peu, je tele repincerai ce petit monsieur-là. »

Je compris qu’il s’agissait de M. de Géry, ce jeune secrétaire du Nabab qui vientsouvent à la Territoriale, où il est toujours à farfouiller dans les livres. Très policertainement mais un garçon très fier qui ne sait pas se faire valoir. Ça n’a été autour dela table qu’un concert de malédictions contre lui. M. Louis lui-même a pris la parole à cesujet avec son grand air :

« Chez nous, mon cher monsieur Barreau, le cuisinier a eu tout récemment unehistoire dans le genre de la vôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s’étaitpermis de lui faire quelques observations sur la dépense. Le cuisinier est monté chez leduc dare-dare, en tenue d’office, et la main sur le cordon de son tablier : « Que VotreExcellence choisisse entre monsieur et moi... » Le duc n’a pas hésité. Des chefs de cabineton en trouve tant qu’on en veut ; tandis que les bons cuisiniers, on les connaît. Il y en aquatre en tout dans Paris... Je vous compte, mon cher Barreau... Nous avons congédiénotre chef de cabinet en lui donnant une préfecture de première classe commeconsolation, mais nous avons gardé notre chef de cuisine.

– Ah ! voilà... dit M. Barreau, qui jubilait d’entendre cette histoire... Voilà ce que c’estde servir chez un grand seigneur... Mais les parvenus sont les parvenus, qu’est-ce quevous voulez ?

– Et Jansoulet n’est que ça, ajouta M. Francis en tirant ses manchettes... Un hommequi a été portefaix à Marseille. »

Là-dessus, M. Noël prit la mouche.« Hé ! là-bas vieux Francis, vous êtes tout de même bien content de l’avoir pour payer

vos cuites de bouillotte, le portefaix de la Canebière... On t’en collera des parvenus commenous, qui prêtent des millions aux rois et que les grands seigneurs comme Mora nerougissent pas d’admettre à leur table...

– Oh ! à la campagne », ricana M. Francis en faisant voir sa vieille dent.

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L’autre se leva, tout rouge, il allait se fâcher, mais M. Louis fit signe avec la main qu’ilavait quelque chose à dire et M. Noël s’assit tout de suite, mettant comme nous tous sonoreille en cornet pour ne rien perdre des augustes paroles.

« C’est vrai », disait le personnage, parlant du bout des lèvres et sirotant son vin àpetits coups, « c’est vrai que nous avons reçu le Nabab à Grand-bois l’autre semaine. Ils’est même passé quelque chose de très amusant... Nous avons beaucoup de champignonsdans le second parc, et Son Excellence s’amuse quelquefois à en ramasser. Voilà qu’àdîner on sert un grand plat d’oronges... Il y avait là, chose... machin... comment donc...Marigny, le ministre de l’Intérieur, Monpavon, et votre maître ; mon cher Noël. Leschampignons font le tour de la table, ils avaient bonne mine, ces messieurs enremplissent leurs assiettes, excepté M. le duc qui ne les digère pas et croit par politessedevoir dire à ses invités : « Oh ! vous savez, ce n’est pas que je me méfie. Ils sont trèssûrs... C’est moi-même qui les ai cueillis.

– Sapristi ! dit Monpavon en riant, alors, mon cher Auguste, permettez que je n’ygoûte pas. » Marigny, moins familier, regardait son assiette de travers.

« Mais si, Monpavon, je vous assure... ils ont l’air très sains ces champignons. Jeregrette vraiment de n’avoir plus faim. «

Le duc restait très sérieux.« Ah çà ! monsieur Jansoulet, j’espère bien que vous n’allez pas me faire cet affront,

vous aussi. Des champignons choisis par moi.– Oh ! Excellence, comment donc !... Mais les yeux fermés. »Vous pensez s’il avait de la veine, ce pauvre Nabab, pour la première fois qu’il

mangeait chez nous. Duperron, qui servait en face de lui, nous a raconté ça à l’office. Ilparaît qu’il n’y avait rien de plus comique que de voir le Jansoulet se bourrer dechampignons en roulant des yeux épouvantés, pendant que les autres le regardaientcurieusement sans toucher à leurs assiettes. Il en suait, le malheureux ! Et ce qu’il y a deplus fort, c’est qu’il en a repris, il a eu le courage d’en reprendre. Seulement il se fourraitdes verrées de vin comme un maçon, entre chaque bouchée... Eh bien ! voulez-vous que jevous dise ? C’est très malin ce qu’il a fait là ; et ça ne m’étonne plus maintenant que cegros bouvier soit devenu le favori des souverains. Il sait où les flatter, dans les petitesprétentions qu’on n’avoue pas... Bref, le duc est toqué de lui depuis ce jour. »

Cette historiette fit beaucoup rire, et dissipa les nuages assemblés par quelquesparoles imprudentes. Et alors, comme le vin avait délié les langues, que chacun seconnaissait mieux, on posa les coudes sur la table et l’on se mit à parler des maîtres, desplaces où l’on avait servi de ce qu’on y avait vu de drôle. Ah ! j’en ai entendu de cesaventures, j’en ai vu défiler de ces intérieurs. Naturellement j’ai fait aussi mon petit effetavec l’histoire de mon garde-manger à la Territoriale, l’époque où je mettais mon fricotdans la caisse vide, ce qui n’empêchait pas notre vieux caissier, très formaliste, de changerle mot de la serrure tous les deux jours, comme s’il y avait eu dedans tous les trésors de laBanque de France. M. Louis a paru prendre plaisir à mon anecdote. Mais le plus étonnant,ça été ce que le petit Bois-l’Héry, avec son accent de voyou parisien, nous a raconté duménage de ses maîtres...

« Marquis et marquise de Bois-l’Héry, deuxième étage boulevard Haussmann. Un

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mobilier comme aux Tuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoiseries, destableaux, des curiosités, un vrai musée, quoi ! débordant jusque sur le palier. Service trèscalé : six domestiques l’hiver livrée marron, l’été livrée nankin. On voit ces gens-làpartout, aux petits lundis, aux courses, aux premières représentations, aux balsd’ambassade, et toujours leur nom dans les journaux avec une remarque sur les bellestoilettes de madame et le chic épatant de monsieur... Eh bien ! tout ça n’est rien du toutque du fla-fla, du plaqué, de l’apparence, et quand il manque cent sous au marquis,personne ne les lui prêterait sur ses possessions... Le mobilier est loué à la quinzaine chezFitily, le tapissier des cocottes. Les curiosités, les tableaux appartiennent au vieuxSchwalbach, qui adresse là ses clients et leur fait payer doublement cher parce qu’on nemarchande pas quand on croit acheter à un marquis, à un amateur. Pour les toilettes de lamarquise, la modiste et la couturière les lui fournissent à l’œil chaque saison, lui fontporter les modes nouvelles un peu cocasses parfois mais que la société adopte ensuiteparce que madame est très belle femme encore et réputée pour l’élégance ; c’est ce qu’onappelle une lanceuse. Enfin, les domestiques ! Provisoires comme le reste, changés tousles huit jours au gré du bureau de placement qui les envoie là faire un stage pour lesplaces sérieuses. Si l’on n’a ni répondants, ni certificats, qu’on tombe de prison oud’ailleurs, Glanand, le grand placier de la rue de la Paix, vous expédie boulevardHaussmann. On sert une, deux semaines, le temps d’acheter les bons renseignements dumarquis, qui, bien entendu, ne vous paye pas et vous nourrit à peine, car dans cettemaison-là les fourneaux de la cuisine restent froids la plupart du temps, Monsieur etMadame s’en allant dîner en ville presque tous les soirs ou dans des bals où l’on soupe.C’est positif qu’il y a des gens à Paris qui prennent le buffet au sérieux et font le premierrepas de leur journée passé minuit. Aussi les Bois-l’Héry sont renseignés sur les maisonsà buffet. Ils vous diront qu’on soupe très bref à l’ambassade d’Autriche, que l’ambassaded’Espagne néglige un peu les vins, et que c’est encore aux Affaires étrangères qu’ontrouve les meilleurs chaud-froid de volailles. Et voilà la vie de ce drôle de ménage. Rien dece qu’ils ont ne tient sur eux, tout est faufilé, attaché avec des épingles. Un coup de vent,et tout s’envole. Mais au moins ils sont sûrs de ne rien perdre. C’est ça qui donne aumarquis cet air blagueur de père tranquille qu’il a en vous regardant, les deux mains dansses poches, comme pour vous dire « Eh ben, après ! Qu’est-ce qu’on peut me faire ? »

Et le petit groom, dans l’attitude susdite, avec sa tête d’enfant vieillot et vicieux,imitait si bien son patron qu’il me semblait le voir lui-même au milieu de notre conseild’administration, planté devant le gouverneur et l’accablant de ses plaisanteries cyniques.C’est égal, il faut avouer que Paris est une fièrement grande ville pour qu’on puisse y vivreainsi quinze ans, vingt ans d’artifices, de ficelles, de poudre aux yeux, sans que tout lemonde vous connaisse, et faire encore une entrée triomphante dans un salon derrière sonnom crié à toute volée : « Monsieur le marquis de Bois-l’Héry. »

Non, voyez-vous, ce qu’on apprend de choses dans une soirée de domestiques ; ce quela société parisienne est curieuse à regarder ainsi par le bas, par les sous-sols, il faut y êtreallé pour le croire. Ainsi, me trouvant entre M. Francis et M. Louis, voici un petit bout deconversation confidentielle que j’ai saisi sur le sire de Monpavon. M. Louis disait :

« Vous avez tort, Francis, vous êtes en fonds en ce moment. Vous devriez en profiter

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pour rendre cet argent au Trésor.– Qu’est-ce que vous voulez ? répondait M. Francis d’un air malheureux... Le jeu nous

dévore.– Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne serons pas toujours là. Nous pouvons

mourir, descendre du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-bas. Et ce seraterrible... »

J’avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire d’un emprunt forcé de deux centmille francs que le marquis aurait fait à l’État, du temps qu’il était receveur général ; maisle témoignage de son valet de chambre était pire que tout... Ah ! si les maîtres sedoutaient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu’on raconte à l’office, s’ilspouvaient voir leur nom traîner au milieu des balayures d’appartement et des détritus decuisine, jamais ils n’oseraient plus seulement dire : « Fermez la porte » ou « attelez ».Voilà, par exemple, le docteur Jenkins, la plus riche clientèle de Paris, dix ans de ménageavec une femme magnifique, recherchée partout ; il a eu beau tout faire pour dissimulersa situation, annoncer à l’anglaise son mariage dans les journaux, n’admettre chez lui quedes domestiques étrangers sachant à peine trois mots de français. Avec ces trois mots,assaisonnés de jurons de faubourg et de coups de poing sur la table, son cocher Joë, qui ledéteste, nous a raconté toute son histoire pendant le souper.

« Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie... Savoir maintenant s’il épousera l’autre.Quarante-cinq ans, mistress Maranne, et pas un schelling... Faut voir comme elle a peurd’être lâchée... L’épousera, l’épousera pas... kss... kss... nous allons rire. » Et plus on lefaisait boire plus il en racontait, traitant sa malheureuse maîtresse comme la dernière desdernières... Moi j’avoue qu’elle m’intéressait, cette fausse Mme Jenkins, qui pleure danstous les coins, supplie son amant comme le bourreau et court le risque d’être plantée là,quand toute la société la croit mariée, respectable, établie. Les autres ne faisaient qu’enrire, les femmes surtout. Dame ! c’est amusant quand on est en condition de voir que cesdames de la haute ont leurs affronts aussi et des tourments qui les empêchent de dormir.

Notre tablée présentait à ce moment le coup d’œil le plus animé, un cercle de figuresjoyeuses tendues vers cet Irlandais qui avait le pompon pour son anecdote. Cela excitaitdes envies, on cherchait, on ramassait dans sa mémoire ce qu’il pouvait y traîner de vieuxscandales d’aventures de maris trompés, de ces faits intimes vidés à la table de cuisineavec les fonds de plats et les fonds de bouteilles. C’est que le champagne commençait àfaire des siennes parmi les convives. Joë voulait danser une gigue sur la nappe. Lesdames, au moindre mot un peu gai, se renversaient avec des rires aigus de personnesqu’on chatouille, laissant traîner leurs jupons brodés sous la table pleine de débris devictuailles et de graisses répandues. M. Louis s’était retiré discrètement. On remplissaitles verres sans les vider, une femme de charge trempait dans le sien rempli d’eau unmouchoir dont elle se baignait le front, parce que la tête lui tournait, disait-elle. Il étaittemps que cela finît, et de fait une sonnette électrique, carillonnant dans le couloir, nousavertissait que le valet de pied, de service au théâtre, venait appeler les cochers. Là-dessusMonpavon porta un toast au maître de la maison en le remerciant de sa petite soirée. M.Noël annonça qu’il la recommencerait à Saint Romans, pour les fêtes du bey, où la plupartdes assistants seraient probablement invités. Et j’allais me lever à mon tour, assez

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habitué aux repas de corps pour savoir qu’en pareille occasion le plus vieux del’assemblée est tenu de porter une santé aux dames, quand la porte s’ouvrit brusquement,et un grand valet de pied tout crotté, un parapluie ruisselant à la main, suant, essoufflé,nous cria, sans respect pour la compagnie :

« Mais arrivez donc, tas de “mufes”... qu’est-ce que vous fichez là ?... Quand on vousdit que c’est fini. »

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XI

Les fêtes du Bey

Dans les régions du Midi, de civilisation lointaine, les châteaux historiques encore

debout sont rares. À peine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle au flanc descollines sa façade tremblante et démembrée, percée de trous qui ont été des fenêtres etdont l’ouverture ne regarde plus que le ciel, monument de poussière calciné de soleil,datant de l’époque des croisades ou des cours d’amour, sans un vestige de l’homme parmises pierres où le lierre ne grimpe même plus, ni l’acanthe, mais qu’embaument leslavandes sèches et les férigoules. Au milieu de toutes ces ruines, le château de Saint-Romans fait une illustre exception. Si vous avez voyagé dans le Midi, vous l’avez vu etvous allez le revoir tout de suite. C’est entre Valence et Montélimar, dans un site où lavoie ferrée court à pic tout le long du Rhône au bas des riches coteaux de Beaume, deRaucoule, de Mercurol, tout le cru brûlant de l’Ermitage répandu sur cinq lieues de cepsserrés, alignés, dont les plantations moutonnent aux yeux, dégringolent jusque dans lefleuve, vert et plein d’îles à cet endroit comme le Rhin du côté de Bâle, mais avec un coupde soleil que le Rhin n’a jamais eu. Saint-Romans est en face sur l’autre rive ; et, malgré larapidité de la vision, la lancée à toute vapeur des wagons qui semblent vouloir à chaquetournant se précipiter rageusement dans le Rhône, le château est si vaste, se développe sibien sur la côte voisine qu’en apparence il suit la course affolée du train et fixe à jamaisdans vos yeux le souvenir de ses rampes, de ses balustres, de son architecture italienne,deux étages assez bas surmontés d’une terrasse à colonnettes, flanqués de deux pavillonscoiffés d’ardoise et dominant les grands talus où l’eau des cascades rebondit, le lacis desallées sablées et remontantes, la perspective des immenses charmilles terminées parquelque statue blanche qui se découpe dans le bleu comme sur le fond lumineux d’unvitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses dont la verdure éclate ironiquementsous l’ardent climat, un cèdre gigantesque étage ses verdures crêtées aux ombresflottantes et noires, silhouette exotique qui fait songer, debout devant cette anciennedemeure d’un fermier général du temps de Louis XIV, à quelque grand nègre portant leparasol d’un gentilhomme de la cour.

De Valence à Marseille, dans toute la vallée du Rhône, Saint-Romans de Bellaigue est

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célèbre comme un palais de fées ; et c’est bien une vraie féerie dans ces pays brûlés demistral que cette oasis de verdure et de belle eau jaillissante.

« Quand je serai riche, maman », disait Jansoulet tout gamin à sa mère qu’il adorait,« je te donnerai Saint-Romans de Bellaigue. »

Et comme la vie de cet homme semblait l’accomplissement d’un conte des Mille et uneNuits, que tous ses souhaits se réalisaient, même les plus disproportionnés, que seschimères les plus folles venaient s’allonger devant lui, lécher ses mains ainsi que desbarbets familiers et soumis, il avait acheté Saint-Romans, pour l’offrir à sa mère, meubléà neuf et grandiosement restauré. Quoiqu’il y eût dix ans de cela, la brave femme nes’était pas encore faite à cette installation splendide. « C’est le palais de la reine Jeanneque tu m’as donné, mon pauvre Bernard, écrivait-elle à son fils ; jamais je n’oserai habiterlà. » Elle n’y habita jamais, en effet, s’étant logée dans la maison du régisseur, un pavillonde construction moderne placé tout au bout de la propriété d’agrément pour surveiller lescommuns et la ferme, les bergeries et les moulins d’huile, avec leur horizon champêtre deblés en meules, d’oliviers et de vignes s’étendant sur le plateau à perte de vue. Au grandchâteau elle se serait crue prisonnière dans une de ces demeures enchantées où lesommeil vous prend en plein bonheur et ne vous quitte plus de cent ans. Ici du moins, lapaysanne qui n’avait jamais pu s’habituer à cette fortune colossale, venue trop tard, detrop loin et en coup de foudre, se sentait rattachée à la réalité par le va-et-vient destravailleurs, sortie et la rentrée des bestiaux, leurs promenades vers l’abreuvoir, toutecette vie pastorale qui l’éveillait au chant accoutumé des coqs, aux cris aigus des paons, etfaisait descendre avant l’aube l’escalier en vrille du pavillon. Elle ne se considérait quecomme dépositaire de ce bien magnifique, qu’elle gardait pour le compte de son fils etvoulait lui rendre en bon état, le jour où, se trouvant assez riche, fatigué de vivre chez lesTurcs, il viendrait, selon sa promesse, demeurer avec elle sous les ombrages de Saint-Romans.

Aussi quelle surveillance universelle et infatigable.Dans les brumes du petit jour, les valets de ferme entendaient sa voix rauque et

voilée : « Olivier... Peyrol... Audibert... Allons !... C’est quatre heures. » Puis un saut dansl’immense cuisine, où les servantes, lourdes de sommeil, faisaient chauffer la soupe sur lefeu clair et pétillant des souches. On lui donnait son petit plat en terre rouge de Marseilletout rempli de châtaignes bouillies, frugal déjeuner d’autrefois que rien ne lui aurait faitchanger. Aussitôt la voilà courant à grandes enjambées son large clavier d’argent à laceinture où tintaient toutes ses clés, son assiette à la main, équilibrée par la quenouillequ’elle tenait en bataille sous le bras, car elle filait tout le long du jour et nes’interrompait même pas pour manger ses châtaignes. En passant, un coup d’œil à l’écurieencore noire où les bêtes remuaient pesamment, à la crèche étouffante garnie vers saporte de mufles impatients et tendus ; et les premières lueurs glissant sur les assises depierre qui soutenaient les remblais du parc, éclairaient la vieille femme courant dans larosée avec la légèreté d’une jeune fille, malgré ses soixante-dix ans, vérifiant exactementchaque matin toutes les richesses du domaine, inquiète de constater si la nuit n’avait pasenlevé les statues et les vases, déraciné les quinconces centenaires, tari les sources quis’égrenaient dans leurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil de midi, bourdonnant

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et vibrant, découpait encore sur le sable d’une allée, contre le mur blanc d’une terrasse,cette longue taille de vieille, fine et droite comme son fuseau, ramassant des morceaux debois mort, cassant une branche d’arbuste mal alignée, sans souci de l’ardenteréverbération qui glissait sur sa peau dure comme sur la pierre d’un vieux banc. Vers cetteheure-là aussi, un autre promeneur se montrait dans le parc moins actif, moins bruyant,se traînant plutôt qu’il ne marchait, s’appuyant aux murs, aux balustrades, un pauvre êtrevoûté, branlant. Ankylosé, figure éteinte et sans âge, ne parlant jamais, et lorsqu’il étaitlas, poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours près de lui qui l’aidait às’asseoir, à s’accroupir sur quelque marche, où il restait pendant des heures, immobile etmuet, la bouche détendue, les yeux clignotants, bercé par la monotonie stridente descigales, souillure d’humanité devant le splendide horizon.

Celui-là, c’était l’aîné, le frère de Bernard, l’enfant chéri du père et de la mèreJansoulet, la beauté, l’intelligence, l’espoir glorieux de la famille du cloutier, qui fidèlecomme tant d’autres dans le Midi à la superstition du droit d’aînesse, avait fait tous lessacrifices pour envoyer à Paris ce beau garçon ambitieux, parti avec quatre ou cinq bâtonsde maréchal dans sa malle, l’admiration de toutes les filles du bourg, et que Paris – aprèsavoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré dans sa grande cuve ce brillant chiffonméridional, l’avoir brûlé dans tous ses vitriols, roulé dans toutes ses fanges – finit parrenvoyer à cet état de loque et d’épave, abruti, paralysé, ayant tué son père de chagrin, etobligé sa mère à tout vendre chez elle, à vivre d’une domesticité passagère dans lesmaisons aisées du pays. Heureusement qu’à ce moment-là, lorsque ce débris des hospicesparisiens, rapatrié par l’Assistance publique, tomba au Bourg-Saint-Andéol, Bernard –celui qu’on appelait Cadet, comme dans les familles méridionales à demi arabes, où l’aînéprend toujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet – Bernard était déjà àTunis, en train de faire fortune, envoyant régulièrement de l’argent au foyer. Mais, quelsremords pour la pauvre maman, de tout devoir, même la vie, le bien-être du triste malade,au robuste et courageux garçon, que le père et elle avaient toujours aimé sans tendresse,que, depuis l’âge de cinq ans, ils s’étaient habitués à traiter comme un manœuvre parcequ’il était très fort, crépu et laid, et s’entendait déjà mieux que personne à la maison àtrafiquer sur les vieux clous.

Ah ! comme elle aurait voulu l’avoir près d’elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout lebien qu’il lui faisait, payer en une fois cet arriéré de tendresse, de câlineries maternellesqu’elle lui devait.

Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont les charges, les tristesses des existencesroyales. Cette pauvre mère Jansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme unevraie reine, connaissant les longs exils, les séparations cruelles et les épreuves quicompensent la grandeur ; un de ses fils, éternellement stupéfait, l’autre, au lointainécrivant peu, absorbé par ses grandes affaires, disant toujours : « Je viendrai », et nevenant pas. En douze ans, elle ne l’avait vu qu’une fois dans le tourbillon d’une visite dubey à Saint-Romans : un train de chevaux, de carrosses, de pétards, de fêtes. Puis, il étaitreparti derrière son monarque, ayant à peine le temps d’embrasser sa vieille mère, quin’avait gardé de cette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images dejournaux, où l’on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au château avec Ahmed et lui

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présentant sa vieille mère – n’est-ce pas ainsi que les rois et les reines ont leurs effusionsde famille illustrées dans les feuilles – plus un cèdre du Liban, amené du bout du monde,un grand « caramantran » de gros arbre, d’un transport aussi coûteux, aussi encombrantque l’obélisque, hissé, mis en place à force d’hommes, d’argent, d’attelages, et qui pendantlongtemps avait bouleversé tous les massifs pour l’installation d’un souvenircommémoratif de la visite royale. Au moins, à ce voyage-ci, le sachant en France pourplusieurs mois, peut-être pour toujours, elle espérait avoir son Bernard tout à elle. Etvoici qu’il lui arrivait un beau soir, enveloppé de la même gloire triomphante, du mêmeappareil officiel, entouré d’une foule de comtes, de marquis, de beaux messieurs de Paris,remplissant, eux et leurs domestiques, les deux grands breaks qu’elle avait envoyés lesattendre à la petite gare de Giffas, de l’autre côté du Rhône.

« Mais, embrassez-moi donc, ma chère maman. Il n’y a pas de honte à serrer bien fortcontre son cœur son garçon, qu’on n’a pas vu depuis des années... D’ailleurs, tous cesmessieurs sont nos amis... Voici M. le marquis de Monpavon, M. le marquis de Bois-l’Héry... Ah ! ce n’est plus le temps où je vous amenais pour manger la soupe de fèvesavec nous, le petit Cabassu et Bompain Jean-Baptiste... Vous connaissez M. de Géry ?...Avec mon vieux Cardailhac, que je vous présente, voilà la première fournée... Mais il va enarriver d’autres... Préparez-vous à un branle-bas terrible... Nous recevons le bey dansquatre jours.

– Encore le bey !... dit la bonne femme épouvantée. Je croyais qu’il était mort. »Jansoulet et ses invités ne purent s’empêcher de rire devant cet effarement comique,

accentué par l’intonation méridionale.« Mais c’est un autre, maman... Il y en a toujours des beys... Heureusement,

sapristi !... Seulement, n’ayez pas peur. Vous n’aurez pas, cette fois, autant de tracas...L’ami Cardailhac s’est chargé de l’organisation. Nous allons avoir des fêtes superbes... Enattendant, vite le dîner et des chambres. Nos Parisiens sont éreintés.

– Tout est prêt, mon fils », dit simplement la vieille, raide et droite sous sacambrésine, la coiffe aux barbes jaunies, qu’elle ne quittait pas même pour les grandesfêtes. La fortune ne l’avait pas changée, celle-là. C’était la paysanne de la vallée du Rhône,indépendante et fière, sans aucune des humilités sournoises des ruraux peints par Balzac,trop simple aussi pour avoir l’enflure de sa richesse. Une seule fierté, montrer à son filsavec quels soins méticuleux elle s’était acquittée de ses fonctions de gardienne. Pas unatome de poussière, pas une moisissure aux murs. Tout ce splendide rez-de-chaussée, lessalons, aux chatoyantes soieries au dernier moment tirées des housses, les longuesgaleries d’été, pavées en mosaïque, fraîches et sonores, que leurs canapés Louis XV,cannés et fleuris, meublaient à l’ancien temps avec une coquetterie estivale, l’immensesalle à manger, décorée de rameaux et de fleurs, et jusqu’à la salle de billard, avec sesrangées d’ivoires brillants, ses lustres et ses panoplies, toute la longueur du château, parses portes-fenêtres, larges ouvertes sur le vaste perron seigneurial, s’étalait à l’admirationdes arrivants, renvoyait à ce merveilleux horizon de nature et de soleil couchant sarichesse, paisible et sereine, reflétée dans les panneaux des glaces, les boiseries cirées ouvernies, avec la même pureté qui doublait sur le miroir des pièces d’eau, les peuplierspenchés l’un vers l’autre et les cygnes nageant au repos. Le cadre était si beau, l’aspect

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général si grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait, disparaissait aux yeux lesplus subtils.

« Il y a de quoi faire... », dit le directeur Cardailhac, le lorgnon sur l’œil, le chapeauincliné, combinant déjà sa mise en scène.

Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffe de la vieille femme les recevant sur leperron avait choqué d’abord, fit place à un sourire condescendant. Il y avait de quoi fairecertainement et, guidé par des gens de goût, leur ami Jansoulet pouvait donner à l’altessemaugrabine une réception fort convenable. Toute la soirée il ne fut question que de celaentre eux. Les coudes sur la table, dans la salle à manger somptueuse, enflammés etrepus, ils combinaient, discutaient. Cardailhac, qui voyait grand, avait déjà tout son planfait.

« D’abord, carte blanche, n’est-ce pas, Nabab ?– Carte blanche, mon vieux. Et que le gros Hemerlingue en crève de male rage. »Alors le directeur racontait ses projets, la fête divisée en journées comme à Vaux

quand Fouquet reçut Louis XIV ; un jour la comédie, un autre jour les fêtes provençales,farandoles, taureaux, musiques locales ; le troisième jour... Et déjà avec sa maniedirectoriale il esquissait des programmes, des affiches, pendant que Bois-l’Héry, les deuxmains dans ses poches, renversé sur sa chaise, dormait, le cigare calé dans un coin de sabouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon toujours à la tenue redressait sonplastron à chaque instant pour se tenir éveillé.

De bonne heure, de Géry les avait quittés. Il était allé se réfugier près de la vieillemaman qui l’avait connu tout jeune, lui et ses frères – dans l’humble parloir du pavillonaux rideaux blancs, aux tentures claires chargées d’images où la mère du Nabab essayaitde faire revivre son passé d’artisane à l’aide de quelques reliques sauvées du naufrage.

Paul causait doucement en face de la belle vieille aux traits réguliers et sévères, auxcheveux blancs et massés comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit sur sachaise son buste plat serré dans un petit châle vert, n’ayant de sa vie appuyé son dos à undossier de siège, ne s’étant jamais assise dans un fauteuil. Il l’appelait Françoise, ellel’appelait M. Paul. C’étaient de vieux amis... Et devinez de quoi ils parlaient. De ses petitsenfants, pardi ! des trois garçons de Bernard qu’elle ne connaissait pas, qu’elle aurait tantvoulu connaître.

« Ah ! monsieur Paul, si vous saviez comme il m’en tarde... J’aurais été si heureuse s’ilme les avait amenés, mes trois petits, au lieu de tous ces beaux hommes... Pensez que jene les ai jamais vus, excepté sur les portraits qui sont là... Leur mère me fait un peu peur,c’est une grande dame tout à fait, une demoiselle Afchin... Mais eux, les enfants, je suissûre qu’ils ne sont pas farauds et qu’ils aimeraient bien leur vieille grand... Moi, il mesemblerait que c’est leur père tout petit, et je leur rendrais ce que je n’ai pas donné aupère... car, voyez-vous, monsieur Paul, les parents ne sont pas toujours justes. On a despréférences. Mais Dieu est juste, lui. Les figures qu’on a le mieux fardées et bichonnéesau détriment des autres, il faut voir comme il vous les arrange... Et les préférences desvieux portent souvent malheur aux jeunes. »

Elle soupira en regardant du côté de la grande alcôve dont les hauts lambrequins, lesrideaux tombants laissaient passer par intervalles un long souffle grelottant, comme la

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plainte endormie d’un enfant qu’on a battu et qui a beaucoup pleuré...Un pas lourd dans l’escalier, une grosse voix douce disant tout bas : « C’est moi... ne

bougez pas. » Et Jansoulet parut. Tout le monde couché au château, comme il savait leshabitudes de la mère et que sa lampe veillait toujours la dernière allumée dans la maison,il venait la voir, causer un peu avec elle, lui donner ce vrai bonjour du cœur qu’ilsn’avaient pu échanger devant les autres. « Oh ! restez, mon cher Paul ; devant vous, nousne nous gênons pas. » Et, redevenu enfant en présence de sa mère, il jeta par terre à sespieds tout son grand corps, avec une câlinerie de gestes et de paroles vraiment touchante.Elle aussi était bien heureuse de l’avoir là tout près, mais elle s’en trouvait quand mêmeun peu gênée, le considérant comme un être tout-puissant, extraordinaire, l’élevant danssa naïveté à la hauteur d’un Olympien entouré d’éclairs et de foudres, possédant la toute-puissance. Elle lui parlait, s’informait s’il était toujours content de ses amis, de sesaffaires, sans toutefois oser lui adresser la question qu’elle avait faite à de Géry :« Pourquoi ne m’a-t-on pas amené mes petits-enfants ? » Mais c’est lui le premier qui enparla :

« Ils sont en pension, maman... sitôt les vacances, on vous les enverra avec Bompain...Vous vous rappelez bien, Bompain Jean-Baptiste ?... Et vous les garderez deux grandsmois. Ils viendront près de vous se faire raconter de belles histoires, ils s’endormiront latête sur votre tablier, là, comme ça... »

Et lui-même, mettant sa tête crépue, lourde comme un lingot, sur les genoux de lavieille, se rappelant les bonnes soirées de son enfance où il s’endormait ainsi quand onvoulait bien le lui permettre, quand la tête de l’aîné ne tenait pas toute la place ; il goûtait,pour la première fois depuis son retour en France, quelques minutes d’un repos délicieuxen dehors de sa vie bruyante et factice, serré contre ce vieux cœur maternel qu’ilentendait battre à coups réguliers comme le balancier de l’horloge centenaire adossée àun coin de la chambre, dans ce grand silence de la nuit et de la campagne que l’on sentplaner sur tant d’espace illimité... Tout à coup le même long soupir d’enfant endormi dansun sanglot se fit entendre au fond de la chambre. Jansoulet releva la tête, regarda samère, et tout bas :

« Qu’est-ce que c’est ?...– Oui, dit-elle, je le fais coucher là... Il pourrait avoir besoin de moi, la nuit.– Je voudrais bien le voir, l’embrasser.– Viens ! »La vieille se leva, grave, prit sa lampe, marcha à l’alcôve dont elle tira le grand rideau

doucement, et fit signe à son fils d’approcher, sans bruit.Il dormait... Et nul doute que dans le sommeil quelque chose revécût en lui qui n’y

était pas pendant la veille, car au lieu de l’immobilité molle où il restait figé tout le jour, ilavait à cette heure de grands sursauts qui le secouaient, et sur sa figure inexpressive etmorte un pli de vie douloureuse, une contraction souffrante. Jansoulet, très ému, regardaces traits maigris, flétris, terreux, où la barbe, ayant pris toute la vitalité du corps, poussaitavec une vigueur surprenante, puis il se pencha, posa ses lèvres sur le front moite desueur et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement, respectueusement, comme onparle au chef de famille :

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« Bonjour, l’Aîné. »Peut-être l’âme captive l’avait-elle entendu du fond de ses limbes ténébreuses et

abjectes. Mais les lèvres s’agitèrent, et un long gémissement lui répondit, plaintelointaine, appel désespéré qui remplit de larmes impuissantes le regard échangé entreFrançoise et son fils et leur arracha à tous les deux un même cri où leur douleur serencontrait : « Pécaïre ! » le mot local de toutes les pitiés, de toutes tendresses.

Le lendemain, dès la première heure, le branle-bas commença par l’arrivée des

comédiennes et des comédiens, une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes,de jupes courtes, de cris étudiés, de voiles flottant sur la fraîcheur du maquillage ; lesfemmes en grande majorité Cardailhac ayant pensé que pour un bey le spectacle importaitpeu, qu’il s’agissait seulement de faire résonner des voix fausses dans de jolies bouches,de montrer de beaux bras, des jambes bien tournées dans le facile déshabillage del’opérette. Toutes les célébrités plastiques de son théâtre étaient donc là, Amy Férat entête, une gaillarde qui avait déjà essayé ses quenottes dans l’or de plusieurs couronnes ;plus deux ou trois grimaciers fameux, dont les faces blafardes faisaient dans la verduredes quinconces les mêmes taches crayeuses et spectrales que le plâtre des statues. Tout cemonde-là, émoustillé par le voyage, la surprise du grand air, une hospitalité plantureuse,aussi l’espoir de pêcher quelque chose dans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, ne demandait qu’à s’ébaudir, rigoler et chanter avec l’entrain canaille d’une flottede canotiers de la Seine descendus des planches en terre ferme. Mais Cardailhac nel’entendait pas ainsi. Sitôt débarqués, débarbouillés, le premier déjeuner pris, vite lesbrochures et répétons ! On n’avait pas de temps à perdre. Les études se faisaient dans lepetit salon près de la galerie d’été, où l’on commençait déjà à construire le théâtre, et lebruit des marteaux, les ariettes des couplets de revue, les voix grêles soutenues par lecrin-crin du chef d’orchestre se mêlaient aux grands coups de trompette des paons surleurs perchoirs, s’éparpillaient dans le mistral, qui ne reconnaissant pas la crécelleenragée de ses cigales, vous secouait tout cela avec mépris sur la pointe traînante de sesailes.

Assis au milieu du perron, comme à l’avant-scène de son théâtre, Cardailhac, ensurveillant les répétitions, commandait à un peuple d’ouvriers, de jardiniers, faisaitabattre les arbres qui gênaient le point de vue, dessinait la coupe des arcs triomphaux,envoyait des dépêches, des estafettes aux maires, aux sous-préfets, à Arles pour avoir unedéputation des filles du pays en costume national, à Barbentane, où sont les plus beauxfarandoleurs à Faraman, renommé pour ses manades de taureaux sauvages et de chevauxcamarguais ; et comme le nom de Jansoulet flamboyait au bas de toutes les missives, quecelui du bey de Tunis s’y ajoutait, de partout on acquiesçait avec empressement, les filstélégraphiques n’arrêtaient pas, les messagers crevaient des chevaux sur les routes, etcette espèce de petit Sardanapale de Porte-Saint-Martin qu’on appelait Cardailhac répétaittoujours : « Il y a de quoi faire », heureux de jeter l’or à la volée comme des poignées desemailles, d’avoir à brasser une mise en scène de cinquante lieues, toute cette Provence,dont ce Parisien forcené était originaire et connaissait à fond les ressources en

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pittoresque.Dépossédée de ses foncions, la vieille maman ne se montrait plus guère, s’occupait

seulement de la ferme et de son malade, effarée par cette foule de visiteurs, cesdomestiques insolents qu’on ne distinguait pas de leurs maîtres, ces femmes à l’aireffronté et coquet, ces vieux rasés qui ressemblaient à de mauvais prêtres, tous ces fousse poursuivant la nuit dans les couloirs à grands coups d’oreillers, d’éponges mouillées,de glands de rideaux qu’ils arrachaient pour en faire des projectiles. Le soir, elle n’avaitplus son fils, il était obligé de rester avec ses invités dont le nombre augmentait à mesurequ’approchaient les fêtes ; pas même la ressource de causer de ses petits-enfants avec« Monsieur Paul » que Jansoulet, toujours bonhomme, un peu gêné par le sérieux de sonami, avait envoyé passer ces quelques jours près de ses frères. Et la soigneuse ménagère àqui l’on venait à chaque instant arracher ses clés pour du linge, pour une chambre, del’argenterie de renfort à donner, pensant à ses belles piles de surtouts ouvrés, ausaccagement de ses dressoirs, de ses crédences, se rappelant l’état où le passage del’ancien bey avait laissé le château, dévasté comme par un cyclone, disait dans son patoisen mouillant fiévreusement le lin de sa quenouille :

« Que le feu de Dieu les brûle les beys et puis les beys ! »Enfin il arriva le jour, ce jour fameux dont on parle encore aujourd’hui dans tout le

pays de là-bas. Oh ! vers trois heures de l’après-midi, un déjeuner somptueux présidécette fois par la vieille mère avec une cambrésine neuve à sa coiffe, et où s’étaient assis, àcôté de célébrités parisiennes, des préfets, des députés, tous en tenue, l’épée au flanc, desmaires en écharpe, de bons curés rasés de frais, lorsque Jansoulet, en habit noir et cravateblanche, entouré de ses convives, sortit sur le perron et qu’il vit dans ce cadre splendidede nature pompeuse, au milieu des drapeaux, des arcs, des trophées, ce fourmillement detêtes, ce flamboiement de costumes s’étageant sur les pentes, au tournant des allées, ici,groupées en corbeille sur une pelouse, les plus jolies filles d’Arles, dont les petites têtesmates sortaient délicatement des fichus de dentelles ; au-dessous, la farandole deBarbentane, ses huit tambourins en queue, prête à partir, les mains enlacées, rubans auvent, chapeau sur l’oreille, la taillote rouge autour des reins, plus bas, dans la successiondes terrasses, les orphéons alignés tout noirs sous leurs casquettes éclatantes, le porte-bannière en avant, grave, convaincu, les dents serrées, tenant haut sa hampe ouvragée ;plus bas encore, sur un vaste rond-point transformé en cirque de combat, des taureauxnoirs entravés et les gauchos camarguais sur leurs petits chevaux à longue crinièreblanche, les houzeaux par-dessus les genoux, au poing le trident levé ; après, encore desdrapeaux, des casques, des baïonnettes, comme cela jusqu’à l’arc triomphal de l’entrée ;puis, à perte de vue, de l’autre côté du Rhône, sur lequel deux compagnies du trainvenaient de jeter un pont de bateaux pour arriver de la gare en droite ligne à Saint-Romans, une foule immense, des villages entiers dévalant par toutes les côtes, s’entassantsur la route de Giffas dans une montée de cris et de poussière, assis au bord des fossés,grimpés sur les ormes, empilés sur les charrettes, formidable haie vivante du cortège ; parlà-dessus un large soleil blanc épandu dont un vent capricieux envoyait les flèches danstoutes les directions, au cuivre d’un tambourin, à la pointe d’un trident, à la frange d’unebannière, et le grand Rhône fougueux et libre emportant à la mer le tableau mouvant de

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cette fête navale. En face de ces merveilles, où tout l’or de ses coffres resplendissait, leNabab eut un mouvement d’admiration et d’orgueil.

« C’est beau... », dit-il en pâlissant, et derrière lui sa mère, pâle, elle aussi, mais d’uneindicible épouvante, murmura :

« C’est trop beau pour un homme... On dirait que c’est Dieu qui vient. »Le sentiment de la vieille paysanne catholique était bien celui qu’éprouvait vaguement

tout ce peuple amassé sur les routes comme pour le passage d’une Fête-Dieu gigantesque,et à qui ce prince d’Orient venant voir un enfant du pays rappelait des légendes de RoisMages, l’arrivée de Gaspard le Maure apportant au fils du charpentier la myrrhe et lacouronne en tiare.

Au milieu des félicitations émues dont Jansoulet était entouré, Cardailhac, triomphantet suant, qu’on n’avait pas vu depuis le matin, apparut tout à coup :

« Quand je vous disais qu’il y avait de quoi faire !... Hein ?... Est-ce chic ?... En voilàune figuration... Je crois que nos Parisiens payeraient cher pour assister à une premièrecomme celle-là. »

Et baissant la voix à cause de la mère qui était tout près :« Vous avez vu nos Arlésiennes ?... Non, regardez-les mieux... la première, celle qui est

en avant pour offrir le bouquet.– Mais c’est Amy Férat.– Parbleu ! vous sentez bien, mon cher, que si le bey jette son mouchoir dans ce tas de

belles filles, il faut qu’il y en ait une au moins pour le ramasser... Elles n’ycomprendraient rien, ces innocentes !... Oh ! j’ai pensé à tout, vous verrez... C’est monté,réglé comme à la scène. Côté ferme, côté jardin. »

Ici, pour donner une idée de son organisation parfaite, le directeur leva sa canne,aussitôt son geste répété courut du haut en bas du parc, faisant éclater à la fois tous lesorphéons, toutes les fanfares, tous les tambourins unis dans le rythme majestueux duchant populaire méridional : Grand Soleil de la Provence. Les voix les cuivres montaientdans la lumière, gonflant les oriflammes, agitant la farandole qui commençait à onduler, àbattre ses premiers entrechats sur place, tandis qu’à l’autre bord du fleuve une rumeurcourait comme une brise, sans doute la crainte que le bey fût arrivé subitement d’un autrecôté. Nouveau geste du directeur, et l’immense orchestre s’apaisa, plus lentement cettefois avec des retards, des fusées de notes égarées dans le feuillage ; mais on ne pouvaitexiger davantage d’une figuration de trois mille personnes.

À ce moment les voitures s’avançaient, les carrosses de gala qui avaient servi aux fêtesde l’ancien bey, deux grands chars rose et or à la mode de Tunis, que la mère Jansouletavait soignés comme des reliques et qui sortaient de la remise avec leurs panneaux peints,leurs tentures et leurs crépines d’or, aussi brillants, aussi neufs qu’au premier jour. Làencore l’ingéniosité de Cardailhac s’était exercée librement, attelant aux guides blanchesau lieu des chevaux un peu lourds pour ces fragilités d’aspect et de peintures, huit mulescoiffées de nœuds, de pompons, de sonnailles d’argent et caparaçonnées de la tête auxpieds de ces merveilleuses sparteries dont la Provence semble avoir emprunté auxMaures et perfectionné l’art délicat. Si le bey n’était pas content, alors !

Le Nabab, Monpavon, le préfet, un des généraux montèrent pour l’aller dans le

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premier carrosse, les autres prirent place dans le second, dans des voitures à la suite. Lescurés, les maires, tout enflammés de la bombance, coururent se mettre à la tête desorphéons de leur paroisse qui devaient aller au-devant du cortège, et tout s’ébranla sur laroute de Giffas.

Il faisait un temps superbe, mais chaud et lourd, en avance de trois mois sur la saison,comme il arrive souvent en ces pays impétueux où tout se hâte, où tout arrive avantl’heure. Quoiqu’il n’y eût pas un nuage visible, l’immobilité de l’atmosphère, où le ventvenait de tomber subitement comme une voile qu’on abat, l’espace ébloui, chauffé àblanc, une solennité silencieuse planant sur la nature, tout annonçait un orage en train dese former dans quelque coin de l’horizon. L’immense torpeur des choses gagnait peu àpeu les êtres. On n’entendait que les sonnailles des mules allant d’un amble assez lent, lamarche rythmée et lourde sur la poussière craquante des bandes de chanteurs queCardailhac disposait de distance en distance, et de temps à autre, dans la double haiegrouillante qui bordait le chemin au loin déroulé. un appel, des voix d’enfants, le cri d’unrevendeur d’eau fraîche, accompagnement obligé de toutes les fêtes du Midi en plein air.

« Ouvrez donc votre côté, général, on étouffe », disait Monpavon, cramoisi, craignantpour sa peinture ; et les glaces abaissées laissaient voir au bon populaire ces hautsfonctionnaires épongeant leurs faces augustes, congestionnées, angoissées par une mêmeexpression d’attente, attente du bey, de l’orage, attente de quelque chose enfin.

Encore un arc de triomphe. C’était Giffas et sa longue rue caillouteuse jonchée depalmes vertes, ses vieilles maisons sordides tapissées de fleurs et de tentures. En dehorsdu village, la gare, blanche et carrée, posée comme un dé au bord de la voie, vrai type de lapetite gare de campagne perdue en pleines vignes, n’ayant jamais personne dans sonunique salle, quelquefois une vieille à paquets, attendant dans un coin, venue trois heuresd’avance.

En l’honneur du bey, la légère bâtisse avait été chamarrée de drapeaux, de trophées,ornée de tapis, de divans, et d’un splendide buffet dressé avec un en-cas et des sorbetstout prêts pour l’Altesse. Une fois là, le Nabab descendu de carrosse sentit se dissipercette espèce de malaise inquiet que lui aussi, sans qu’il sût pourquoi, éprouvait depuis unmoment. Préfets, généraux, députés, habits noirs et fracs brodés se tenaient sur le largetrottoir intérieur, formant des groupes imposants, solennels, avec ces bouches en rond,ces balancés sur place, ces haut-le-corps prudhommesques d’un fonctionnaire public quise sent regardé. Et vous pensez si l’on s’écrasait le nez dehors contre les vitres pour voirtoutes ces broderies hiérarchiques, le plastron de Monpavon qui s’élargissait, montaitcomme un soufflé d’œufs à la neige, Cardailhac haletant, donnant ses derniers ordres, etla bonne face de Jansoulet, de leur Jansoulet, dont les yeux étincelants entre les jouesbouffies et tannées semblaient deux gros clous d’or dans la gaufrure d’un cuir deCordoue. Tout à coup des sonneries électriques. Le chef de gare tout flambant accourutsur la voie « Messieurs, le train est signalé. Dans huit minutes, il sera ici... » Tout lemonde tressaillit. Puis un même mouvement instinctif fit tirer du gousset toutes lesmontres... Plus que six minutes... Alors, dans le grand silence, quelqu’un dit : « Regardezdonc par là. » Sur la droite, du côté par où le train allait venir, deux grands coteauxchargés de vignes formaient un entonnoir dans lequel la voie s’enfonçait, disparaissait

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comme engloutie. En ce moment tout ce fond était noir d’encre, obscurci par un énormenuage, barre sombre coupant le bleu du ciel à pic, dressant des escarpements, deshauteurs de falaises en basalte sur lesquelles la lumière déferlait toute blanche avec despâlissements de lune. Dans la solennité de la voie déserte, sur cette ligne de railssilencieuse où l’on sentait que tout, à perte de vue, se rangeait pour le passage del’Altesse, c’était effrayant cette falaise aérienne qui s’avançait, projetant son ombre devantelle avec ce jeu de la perspective qui donnait au nuage une marche lente, majestueuse, età son ombre la rapidité d’un cheval au galop. « Quel orage tout à l’heure !... » Ce fut lapensée qui leur vint à tous ; mais ils n’eurent pas le temps de l’exprimer, car un siffletstrident retentit et le train apparut au fond du sombre entonnoir. Vrai train royal, rapideet court, chargé de drapeaux français et tunisiens, et dont la locomotive mugissante etfumante, un énorme bouquet de roses sur le poitrail, semblait la demoiselle d’honneurd’une noce de Léviathans.

Lancée à toute volée, elle ralentissait sa marche en approchant. Les fonctionnaires segroupèrent, se redressant, assurant les épées, ajustant les faux cols, tandis que Jansouletallait au-devant du train, le long de la voie, le sourire obséquieux aux lèvres et le dosarrondi déjà pour le : « Salem alek. » Le convoi continuait très lentement. Jansoulet crutqu’il s’arrêtait et mit la main sur la portière du wagon royal étincelant d’or sous le noir duciel ; mais l’élan était trop fort sans doute, le train avançait toujours, le Nabab marchant àcôté, essayant d’ouvrir cette maudite portière qui tenait ferme, et de l’autre main faisantun signe de commandement à la machine. La machine n’obéissait pas. « Arrêtez donc ! »Elle n’arrêtait pas. Impatienté, il sauta sur le marchepied garni de velours et avec safougue un peu impudente qui plaisait tant à l’ancien bey, il cria, sa grosse tête crépue à laportière :

« Station de Saint-Romans, Altesse. »Vous savez, cette sorte de lumière vague qu’il y a dans le rêve, cette atmosphère

décolorée et vide, où tout prend un aspect de fantôme, Jansoulet en fut brusquementenveloppé, saisi, paralysé. Il voulut parler, les mots ne venaient pas ; ses mains mollestenaient leur point d’appui si faiblement qu’il manqua tomber à la renverse. Avait-il doncvu ? À demi couché sur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sa belletête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse et noire, le bey, boutonné haut dans saredingote orientale sans autres ornements que le large cordon de la Légion d’honneur entravers sur sa poitrine et l’aigrette en diamant de son bonnet, s’éventait, impassible, avecun petit drapeau de sparterie brodée d’or. Deux aides de camp se tenaient debout près delui ainsi qu’un ingénieur de la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attituderespectueuse, mais favorisée, puisqu’ils étaient les seuls assis devant le bey, jaunes tousdeux, leurs grands favoris tombant sur la cravate blanche, deux hiboux, l’un gras et l’autremaigre... C’était Hemerlingue père et fils, ayant reconquis l’Altesse et l’emmenant entriomphe à Paris... L’horrible rêve ! Tous ces gens-là, qui connaissaient bien Jansouletpourtant, le regardaient froidement comme si son visage ne leur rappelait rien... Blême àfaire pitié, la sueur au front, il bégaya : « Mais, Altesse, vous ne descendez... » Un éclairlivide en coup de sabre suivi d’un éclat de tonnerre épouvantable lui coupa la parole. Maisl’éclair qui brilla dans les yeux du souverain lui parut autrement terrible. Dressé, le bras

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tendu, d’une voix un peu gutturale habituée à rouler les dures syllabes arabes, mais dansun français très pur, le bey le foudroya de ces paroles lentes et préparées :

« Rentre chez toi, Mercanti. Le pied va où le cœur le mène, le mien n’ira jamais chezl’homme qui a volé mon pays. »

Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit un signe : « Allez ! » Et l’ingénieur ayantpoussé un timbre électrique auquel un coup de sifflet répondit, le train, qui n’avait cesséde se mouvoir très lentement, tendit et fit craquer ses muscles de fer, et prit l’élan à toutevapeur, agitant ses drapeaux au vent d’orage dans des tourbillons de fumée noire etd’éclairs sinistres.

Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre, perdu, regardait fuir et disparaître sa fortune,insensible aux larges gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur sa tête nue. Puis,quand les autres s’élançant vers lui l’entourèrent, le pressèrent de questions : « Le bey nes’arrête donc pas ? » Il balbutia quelques paroles sans suite : « Intrigues de cour...Machination infâme... »

Et tout à coup, montrant le poing au train disparu, du sang plein les yeux, une écumede colère aux lèvres, il cria dans un rugissement de bête fauve :

« Canailles !...– De la tenue, Jansoulet, de la tenue... »Vous devinez qui avait dit cela, et qui – son bras passé sous celui du Nabab – tâchait

de le redresser, de lui cambrer la poitrine à l’égal de la sienne, le conduisait aux carrossesau milieu de la stupeur des habits brodés, et l’y faisait monter, anéanti, stupéfié, commeun parent de défunt qu’on hisse dans une voiture de deuil après la lugubre cérémonie. Lapluie commençait à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. On s’entassa dans lesvoitures qui reprirent vite le chemin du retour. Alors il se passa une chose navrante etcomique, une de ces farces cruelles du lâche destin accablant ses victimes à terre. Dans lejour qui tombait, l’obscurité croissante de la trombe, la foule pressée aux abords de lagare crut distinguer une Altesse parmi tant de chamarrures et, sitôt que les rouess’ébranlèrent, une clameur immense, une épouvantable braillée qui couvait depuis uneheure dans toutes ces poitrines éclata, monta, roula, rebondit de côte en côte, seprolongea dans la vallée : « Vive le bey ! » Averties par ce signal, les premières fanfaresattaquèrent, les orphéons partirent à leur tour, et le bruit gagnant de proche en proche, deGiffas à Saint-Romans la route ne fut plus qu’une houle, un hurlement ininterrompu.Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-même avaient beau se pencher auxportières, faire des signes désespérés : « Assez !... assez ! » Leurs gestes se perdaient dansle tumulte, dans la nuit, ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage. Et jevous jure qu’il n’en était nul besoin. Tous ces Méridionaux dont on chauffaitl’enthousiasme depuis le matin, exaltés encore par l’énervement de la longue attente et del’orage, donnaient tout ce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme,mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété qui le coupait comme un refrain :« Vive le bey !... » La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne se lefiguraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cette appellation étrangecomme si elle avait eu trois b et dix y. Mais c’est égal ils se montaient avec cela, levaientles mains agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propre mimique Des femmes

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attendries s’essuyaient les yeux ; subitement du haut d’un orme, des cris suraigusd’enfant partaient : « Mama, mama, lou vésé... Maman, maman je le vois. » Il le voyait !...Tous le voyaient, du reste ; à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu.

Devant un pareil délire, dans l’impossibilité d’imposer le silence et le calme à cettefoule, les gens des carrosses n’avaient qu’un parti à prendre : laisser faire, lever les glaceset brûler le pavé pour abréger ce dur martyre. Alors ce fut terrible. En voyant le cortègecourir, toute la route se mit à galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins,les farandoleurs de Barbentane, la main dans la main, bondissaient, allant, venant –guirlande humaine – autour des portières. Les orphéons essoufflés de chanter au pas decourse, mais hurlant tout de même, entraînaient leurs porte-bannières, la bannière jetéesur l’épaule ; et les bons gros curés rougeauds, anhélants, poussant devant eux leursvastes bedaines surmenées trouvaient encore la force de crier dans l’oreille des mules,d’une voix sympathique et pleine d’effusion : « Vive notre bon bey !... » La pluie sur toutcela, la pluie tombant par écuelles, en paquets, déteignant les carrosses roses, précipitantencore la bousculade, achevant de donner à ce retour triomphal l’aspect d’une déroute,mais d’une déroute comique, mêlée de chants, de rires, de blasphèmes, d’embrassadesfurieuses et de jurements infernaux, quelque chose comme une rentrée de processionsous l’orage, les soutanes retroussées, les surplis sur la tête, le bon Dieu remisé à la hâtesous un porche.

Un roulement sourd et mou annonça au pauvre Nabab immobile et silencieux dans uncoin de son carrosse qu’on passait le pont de bateaux. On arrivait.

« Enfin ! » dit-il, regardant par les vitres brouillées les flots écumeux du Rhône dont latempête lui semblait un repos après celle qu’il venait de traverser. Mais au bout du pont,quand la première voiture atteignit l’arc de triomphe, des pétards éclatèrent, les tamboursbattirent aux champs, saluant l’entrée du monarque sur les terres de son féal, et pourcomble d’ironie, dans le crépuscule, tout en haut du château, une flambée de gazgigantesque illumina soudain le toit de lettres de feu sur lesquelles la pluie, le ventfaisaient courir de grandes ombres mais qui montraient encore très lisiblement : « Viv’ L’B’ Y M’’ HMED. »

« Ça, c’est le bouquet », fit le malheureux Nabab qui ne put s’empêcher de rire, d’unrire bien piteux, bien amer. Mais non, il se trompait. Le bouquet l’attendait à la porte duchâteau ; et c’est Amy Férat qui vint le lui présenter, sortie du groupe des Arlésiennes quiabritaient sous la marquise la soie changeante de leurs jupes et les velours ouvrés descoiffes, en attendant le premier carrosse. Son paquet de fleurs à la main, modeste, lesyeux baissés et le mollet fripon, la jolie comédienne s’élança à la portière dans une posesaluante, presque agenouillée, qu’elle répétait depuis huit jours. Au lieu du bey, Jansouletdescendit, raide, ému, passa sans seulement la voir. Et comme elle restait là, son bouquetà la main, avec l’air bête d’une féerie ratée :

« Remporte tes fleurs, ma petite, ton affaire est manquée », lui dit Cardailhac avec sablague de Parisien qui prend vite son parti des choses... « Le bey ne vient pas... il avaitoublié son mouchoir, et comme c’est de ça qu’il se sert pour parler aux dames, tucomprends... »

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Maintenant, c’est la nuit. Tout dort dans Saint Romans, après l’immense brouhaha de

la journée. Une pluie torrentielle continue à tomber, et dans le grand parc où les arcs detriomphe, les trophées dressent vaguement leurs carcasses détrempées, on entend roulerdes torrents le long des rampes de pierre transformées en cascades. Tout ruisselle ets’égoutte. Un bruit d’eau, un immense bruit d’eau. Seul dans sa chambre somptueuse aulit seigneurial tendu de lampas à bandes pourpres, le Nabab veille encore, marche àgrands pas, remuant des pensées sinistres. Ce n’est plus son affront de tantôt qui lepréoccupe, cet outrage public à la face de trente mille personnes ; ce n’est pas non plusl’injure sanglante que le bey lui a adressée en présence de ses mortels ennemis. Non, ceMéridional aux sensations toutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles armes adéjà rejeté loin de lui tout le venin de sa rancune. Et puis, les favoris des cours, par desexemples fameux, sont toujours préparés à ces éclatantes disgrâces. Ce qui l’épouvantec’est ce qu’il devine derrière cet affront. Il pense que tous ses biens sont là-bas, maisons,comptoirs, navires, à la merci du bey, dans cet Orient sans lois, pays du bon plaisir. Et,collant son front brûlant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos, les mains froides, il resteà regarder vaguement dans la nuit aussi obscure, aussi fermée que son propre destin.

Soudain un bruit de pas, des coups précipités à la porte.« Qui est là ?– Monsieur, dit Noël entrant à demi vêtu, une dépêche, très urgente, qu’on envoie du

télégraphe par estafette.– Une dépêche !... Qu’y a-t-il encore ?... »Il prend le pli bleu et l’ouvre en tremblant. Le dieu atteint déjà deux fois, commence à

se sentir vulnérable, à perdre son assurance ; il connaît les peurs, les faiblesses nerveusesdes autres hommes... Vite à la signature... Mora... Est-ce possible ?... Le duc, le duc, àlui !... Oui, c’est bien cela... M... o... r... a...

Et au-dessus :POPOLASCA EST MORT. ÉLECTIONS PROCHAINES EN CORSE. VOUS ETES CANDIDAT OFFICIEL.Député !... C’était le salut. Avec cela rien à craindre. On ne traite pas un représentant

de la grande nation française comme un simple mercanti... Enfoncés les Hemerlingue...« Ô mon duc, mon noble duc ! »Il était si ému qu’il ne pouvait signer. Et tout à coup :« Où est l’homme qui a porté cette dépêche ?– Ici, monsieur Jansoulet », répondit dans le corridor une bonne voix méridionale et

familière.Il avait de la chance, le piéton.« Entre », dit le Nabab.Et, lui rendant son reçu, il prit à tas, dans ses poches toujours pleines, autant de pièces

d’or que ses deux mains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du pauvre diablebégayant, éperdu, ébloui de la fortune qui lui tombait en surprise dans la nuit de ce palaisféerique.

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XII

Une élection corse

Pozzonegro, par Sartène.

Je puis enfin vous donner de mes nouvelles, mon cher monsieur Joyeuse. Depuis cinqjours que nous sommes en Corse, nous avons tant couru, tant parlé, si souvent changé devoitures, de montures, tantôt à mulet, tantôt à âne, ou même à dos d’homme pourtraverser les torrents, tant écrit de lettres, apostillé de demandes, visité d’écoles, donné dechasubles, de nappes d’autel, relevé de clochers branlants et fondé de salles d’asiles, tantinauguré, porté de toasts, absorbé de harangues, de vin de Talano et de fromage blanc,que je n’ai pas trouvé le temps d’envoyer un bonjour affectueux au petit cercle de familleautour de la grande table où je manque voilà deux semaines. Heureusement que monabsence ne sera plus bien longue, car nous comptons partir après-demain et rentrer àParis d’un trait. Au point de vue de l’élection, je crois que notre voyage a réussi. La Corseest un admirable pays, indolent et pauvre, mélangé de misères et de fiertés qui fontconserver aux familles nobles ou bourgeoises une certaine apparence aisée au prix mêmedes plus douloureuses privations. On parle ici très sérieusement de la fortune dePopolasca, ce député besogneux à qui la mort a volé les cent mille francs que devait luirapporter sa démission en faveur du Nabab. Tous ces gens-là ont, en outre, une rage deplaces, une fureur administrative, le besoin de porter un uniforme quelconque et unecasquette plate sur laquelle on puisse écrire : « Employé du gouvernement. » Vousdonneriez à choisir à un paysan corse entre la plus riche ferme en Beauce et le plushumble baudrier de garde champêtre, il n’hésiterait pas et prendrait le baudrier. Dans cesconditions-là, vous pensez si un candidat disposant d’une fortune personnelle et desfaveurs du gouvernement a des chances pour être élu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il,surtout s’il réussit dans la démarche qu’il fait en ce moment et qui nous a amenés ici àl’unique auberge d’un petit pays appelé Pozzonegro (puits noir), un vrai puits tout noir deverdure, cinquante maisonnettes en pierre rouge serrées autour d’un long clocher àl’italienne, au fond d’un ravin entouré de côtes rigides, de rochers de grès coloréqu’escaladent d’immenses forêts de mélèzes et de genévriers. Par ma fenêtre ouverte,devant laquelle j’écris, je vois là-haut un morceau de bleu, l’orifice du puits noir ; en bas,

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sur la petite place qu’ombrage un vaste noyer, comme si l’ombre n’était pas déjà assezépaisse, deux bergers vêtus de peaux de bêtes en train de jouer aux cartes, accoudés à lapierre d’une fontaine. Le jeu, c’est la maladie de ce pays de paresse, où l’on fait faire lamoisson par les Lucquois. Les deux pauvres diables que j’ai là devant moi ne trouveraientpas un liard au fond de leur poche ; l’un joue son couteau, l’autre un fromage enveloppéde feuilles de vigne, les deux enjeux posés à côté d’eux sur le banc. Un petit curé fume soncigare en les regardant et semble prendre le plus vif intérêt à leur partie.

Et c’est tout, pas un bruit alentour, excepté les gouttes d’eau s’espaçant sur la pierre,l’exclamation d’un des joueurs qui jure par le sango del seminario, et au-dessous de machambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude de notre ami, mêlée aux bredouillementsde l’illustre Paganetti, qui lui sert d’interprète dans sa conversation avec le non moinsillustre Piedigriggio.

M. Piedigriggio (Pied-Gris) est une célébrité locale. C’est un grand vieux de soixante etquinze ans, encore très droit dans son petit caban où tombe sa longue barbe blanche, unbonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancs aussi, à la ceinture une paire deciseaux, dont il se sert pour couper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de samain ; l’air vénérable, en somme, et quand il a traversé la place, serrant la main au curé,avec un sourire de protection aux deux joueurs, je n’aurais jamais cru voir ce fameuxbandit Piedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le maquis dans le Monte-Rotondo, mis surles dents la ligne et la gendarmerie, et qui, aujourd’hui, grâce à la prescription dont ilbénéficie, après sept ou huit meurtres à coups de fusil et de couteau, circuletranquillement dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d’une importance considérable.Voici pourquoi : Piedigriggio a deux fils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont jouéde l’escopette et tiennent le maquis à leur tour. Introuvables, insaisissables comme leurpère l’a été pendant vingt ans, prévenus par les bergers des mouvements de lagendarmerie, dès que celle-ci quitte un village, les bandits y font leur apparition. L’aîné,Scipion, est venu dimanche dernier entendre la messe à Pozzonegro. Dire qu’on les aime,et que la poignée de main sanglante de ces misérables est agréable à tous ceux qui lareçoivent, ce serait calomnier les pacifiques habitants de cette commune ; mais on lescraint et leur volonté fait loi.

Or, voilà que les Piedigriggio se sont mis dans l’idée de protéger notre concurrent auxélections, protection redoutable, qui peut faire rater deux cantons entiers contre nous, carles coquins ont les jambes aussi longues, à proportion, que la portée de leurs fusils. Nousavons naturellement les gendarmes pour nous, mais les bandits sont bien plus puissants.Comme nous disait notre aubergiste, ce matin : « Les gendarmes, ils s’en vont, mà, lesbanditti, ils restent. » Devant ce raisonnement si logique, nous avons compris qu’il n’yavait qu’une chose à faire, traiter avec les Pieds-Gris, passer un forfait. Le maire en a ditdeux mots au vieux, qui a consulté ses fils, et ce sont les conditions du traité que l’ondiscute en bas. D’ici, j’entends la voix du gouverneur : « Allons, mon cher camarade, tusais, je suis un vieux Corse, moi... » Et puis les réponses tranquilles de l’autre, hachées enmême temps que son tabac par le bruit agaçant des grands ciseaux. Le cher camarade nem’a pas l’air d’avoir confiance ; et, tant que les écus n’auront pas sonné sur la table jecrois bien que l’affaire n’avancera pas.

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C’est que le Paganetti est connu dans son pays natal. Ce que vaut sa parole est écrit surla place de Corte, qui attend toujours le monument de Paoli, dans les vastes champs decarottes qu’il a trouvé moyen de planter sur cette île d’Ithaque, au sol dur, dans les porte-monnaie flasques et vides de tous ces malheureux curés de village, petits-bourgeois,petits nobles, dont il a croqué les maigres épargnes en faisant luire à leurs yeux dechimériques combinazione. Vraiment, pour qu’il ait osé reparaître ici, il faut son aplombphénoménal et aussi les ressources dont il dispose maintenant pour couper court auxréclamations.

En définitive, qu’y a-t-il de vrai dans ces fabuleux travaux, entrepris par la Caisseterritoriale ?

Rien.Des mines qui n’affleurent pas, qui n’affleureront jamais, puisqu’elles n’existent que

sur le papier ; des carrières, qui ne connaissent encore ni le pic ni la poudre, des landesincultes et sablonneuses, qu’on arpente d’un geste en vous disant : « Nous commençonslà... et nous allons jusque là-bas, au diable. » De même, pour les forêts, tout un côté boisédu Monte-Rotondo, qui nous appartient, paraît-il, mais où les coupes sont impraticables,à moins que des aéronautes y fassent l’office de bûcherons. De même, pour les stationsbalnéaires, parmi lesquelles ce misérable hameau de Pozzonegro est une des plusimportantes, avec sa fontaine dont Paganetti célèbre les étonnantes propriétésferrugineuses. De paquebots, pas l’ombre. Si, une vieille tour génoise, à demi minée, aubord du golfe d’Ajaccio, portant au-dessus de l’entrée hermétiquement close cetteinscription sur un panonceau dédoré : « Agence Paganetti. Compagnie maritime. Bureaude renseignements. » Ce sont de gros lézards gris qui tiennent le bureau, en compagnied’une chouette. Quant aux chemins de fer, je voyais tous ces braves Corses auxquels j’enparlais, sourire d’un air malin, répondre par des clignements d’yeux, des demi-mots,pleins de mystère ; et c’est seulement ce matin que j’ai eu l’explication excessivementbouffonne de toutes ces réticences.

J’avais lu dans les paperasses que le gouverneur agite de temps en temps sous nosyeux, comme un éventail à gonfler ses blagues, l’acte de vente d’une carrière de marbre aulieu dit « de Taverna » à deux heures de Pozzonegro. Profitant de notre passage ici, cematin, sans rien dire à personne, j’enfourchai une mule, et guidé par un grand drôle, auxjambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse, sa grosse pipe rougeaux dents, son fusil en bandoulière, je me rendis à Taverna. Après une marcheépouvantable à travers des roches crevassées, des fondrières, des abîmes d’uneprofondeur insondable, dont ma mule s’amusait malicieusement à suivre le bord, commesi elle le découpait avec ses sabots, nous sommes arrivés par une descente presque à picau but de notre voyage, un vaste désert de rochers, absolument nus, tout blancs de fientesde goélands et de mouettes ; car la mer est au bas, très proche, et le silence du lieu rompuseulement par l’afflux des vagues et les cris suraigus de bandes d’oiseaux volant en rond.Mon guide, qui a la sainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur lafalaise, à cause d’un petit poste de douane en guetteur au bord du rivage ; et moi je medirigeai vers une grande bâtisse rouge qui dressait dans cette solitude brillante ses troisétages aux vitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense écriteau sur la porte

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vermoulue : « Caisse territoriale. Carr... bre... 54. » La tramontane, le soleil, la pluie, ontmangé le reste.

Il y a eu là certainement un commencement d’exploitation, puisqu’un large trou carré,béant, taillé à l’emporte-pièce, s’ouvre dans le sol, montrant, comme des taches de lèpre lelong de ses murailles effritées, des plaques rouges veinées de brun, et tout au fond, dansles ronces, d’énormes blocs de ce marbre qu’on appelle dans le commerce de la griotte,blocs condamnés, dont on n’a pu tirer parti, faute d’une grande route aboutissant à lacarrière ou d’un port qui rendit la côte abordable à des bateaux de chargement, fautesurtout de subsides assez considérables pour l’un et l’autre de ces deux projets. Aussi lacarrière reste-t-elle abandonnée, à quelques encablures du rivage, encombrante et inutilecomme le canot de Robinson avec les mêmes vices d’installation. Ces détails sur l’histoirenavrante de notre unique richesse territoriale m’ont été fournis par un malheureuxsurveillant, tout grelottant de fièvre, que j’ai trouvé dans la salle basse de la maison jauneessayant de faire rôtir un morceau de chevreau sur l’âcre fumée d’un buisson delentisques.

Cet homme, qui compose à lui seul le personnel de la Caisse territoriale en Corse, estle père nourricier de Paganetti, un ancien gardien de phare à qui la solitude ne pèse pas.Le gouverneur le laisse là un peu par charité et aussi parce que de temps à autre deslettres datées de la carrière de Taverna font bon effet aux réunions d’actionnaires. J’ai eubeaucoup de mal à arracher quelques renseignements de cet être aux trois quarts sauvagequi me regardait avec méfiance, embusqué derrière les poils de chèvre de son pelone ; ilm’a pourtant appris sans le vouloir ce que les Corses entendent par ce mot chemin de feret pourquoi ils prennent ces airs mystérieux pour en parler. Comme j’essayais de savoirs’il avait connaissance d’un projet de route ferrée dans le pays, le vieux lui, n’a pas eu lesourire malicieux de ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouillée etgourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert pas souvent, il m’a dit en assezbon français :

« Oh ! moussiou, pas besoin de chemin de ferré ici...– C’est pourtant bien précieux, bien utile pour faciliter les communications...– Je ne vous dis pas au contraire ; mais avec les gendarmes, ça suffit chez nous...– Les gendarmes ?...– Mais sans doute. »Le quiproquo dura bien cinq minutes, au bout desquelles je finis par comprendre que

le service de la police secrète s’appelle ici : « Les chemins de fer. » Comme il y a beaucoupde Corses policiers sur le continent, c’est un euphémisme honnête dont on se sert, dansleurs familles, pour désigner l’ignoble métier qu’ils font. Vous demandez aux parents :« Où est votre frère Ambrosini ? Que fait votre oncle Barbicaglia ? » Ils vous répondentavec un petit clignement d’œil : « Il a un emploi dans les chemins de ferré... » et tout lemonde sait ce que cela veut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n’ont jamais vu dechemin de fer et ne se doutent pas de ce que c’est, on croit très sérieusement que lagrande administration occulte de la police impériale n’a pas d’autre appellation que celle-là. Notre agent principal dans le pays partage cette naïveté touchante, c’est vous dire l’étatde la « Ligne d’Ajaccio à Bastia, en passant par Bonifacio, Porto Vecchio, etc. », ainsi qu’il

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est écrit sur les grands livres à dos vert de la maison Paganetti. En définitive tout l’avoirde la banque territoriale se résume en quelques écriteaux, deux antiques masures, le toutà peine bon pour figurer dans le chantier de démolition de la rue Saint-Ferdinand, dontj’entends tous les soirs en m’endormant les girouettes grincer, les vieilles portes battresur le vide...

Mais alors où sont allées, où s’en vont encore les sommes énormes que M. Jansoulet aversées depuis cinq mois, sans compter ce qui est venu du dehors attiré par ce nommagique Je pensais bien comme vous que tous ces sondages, forages, achats de terrain,que portent les livres en belle ronde, étaient démesurément grossis. Mais commentsoupçonner une pareille impudence ? Voilà pourquoi M. le gouverneur répugnait tant àl’idée de m’emmener dans ce voyage électoral... Je n’ai pas voulu avoir d’explicationimmédiate. Mon pauvre Nabab a bien assez de son élection. Seulement, sitôt rentrés, jelui mettrai sous les yeux tous les détails de ma longue enquête, et, de gré ou de force, je letirerai de ce repaire... Ils ont fini au-dessous. Le vieux Piedigriggio traverse la place enfaisant glisser le coulant de sa longue bourse de paysan qui m’a l’air d’être bien remplie.Marché conclu, je suppose. Adieu vite, mon cher monsieur Joyeuse ; rappelez-moi à cesdemoiselles, et qu’on me garde une toute petite place autour de la table à ouvrage.

PAUL DE GERY . Le tourbillon électoral dont ils avaient été enveloppés en Corse passa la mer derrière

eux comme un coup de sirocco, les suivit à Paris, fit courir son vent de folie dansl’appartement de la place Vendôme envahi du matin au soir par l’élément habituelaugmenté d’un arrivage constant de petits hommes bruns comme des caroubes, aux têtesrégulières et barbues, les uns turbulents, bredouillants et bavards dans le genre dePaganetti, les autres, silencieux, contenus et dogmatiques ; les deux types de la race où leclimat pareil produit des effets différents. Tous ces insulaires affamés, du fond de leurpatrie sauvage se donnaient rendez-vous à la table du Nabab, dont la maison étaitdevenue une auberge, un restaurant, un marché. Dans la salle à manger, où le couvertrestait mis à demeure, il y avait toujours un Corse frais débarqué en train de casser unecroûte, avec la physionomie égarée et goulue d’un parent de campagne.

La race hâbleuse et bruyante des agents électoraux est la même partout ; ceux-làpourtant se distinguaient par quelque chose de plus ardent, un zèle plus passionné, unevanité dindonnière, chauffée à blanc. Le plus petit greffier, vérificateur, secrétaire demairie, instituteur de village, parlait comme s’il eût eu derrière lui tout un canton, desbulletins de vote plein les poches de sa redingote râpée. Et le fait est que dans lescommunes corses, Jansoulet avait pu s’en rendre compte, les familles sont si anciennes,parties de si peu, avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui casse des caillouxsur les routes trouve moyen de raccrocher sa parenté aux plus grands personnages de l’îleet dispose par là d’une sérieuse influence. Le tempérament national, orgueilleux,sournois, intrigant, vindicatif, venant encore aggraver ces complications, il s’ensuit qu’ilfaut bien prendre garde où l’on pose le pied dans ces traquenards de fils tendus del’extrémité d’un peuple à l’autre...

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Le terrible, c’est que tous ces gens-là se jalousaient, se détestaient, se querellaient enpleine table à propos de l’élection, croisant des regards noirs, serrant le manche de leurscouteaux à la moindre contestation, parlant très fort tous à la fois, les uns dans le patoisgénois sonore et dur, les autres dans le français le plus comique s’étranglant avec desinjures rentrées, se jetant à la tête des noms de bourgades inconnues, des datesd’histoires locales qui mettaient tout à coup entre deux couverts deux siècles de hainesfamiliales. Le Nabab avait peur de voir ses déjeuners se terminer tragiquement et tâchaitd’apaiser toutes ces violences avec la conciliation de son bon sourire. Mais Paganetti lerassurait. Selon lui, la vendetta, toujours vivante en Corse, n’emploie plus que trèsrarement et dans les basses classes le stylet et l’escopette. C’est la lettre anonyme qui lesremplace. Tous les jours, en effet, on recevait place Vendôme des lettres sans signaturedans le genre de celle-ci :

« Monsieur Jansoulet, vous êtes si généreux que je ne peux pas faire à moins de voussignaler le sieur Bornalinco (Ange-Marie), comme un traître gagné aux ennemis de vous ;j’en dirai tout différemment de son copain Bornalinco (Louis-Thomas), dévoué à la bonnecause, etc. »

Ou encore :« Monsieur Jansoulet, je crains que votre élection n’aboutirait à rien et serait mal

fondée pour réussir, si vous continuez d’employer le nommé Castirla (Josué), du cantond’Omessa, tandis que son parent Luciani, c’est l’homme qu’il vous faut... »

Quoiqu’il eût fini par ne plus lire aucune de ces missives, le pauvre candidat subissaitl’ébranlement de tous ces doutes, de toutes ces passions, pris dans un engrenaged’intrigues menues, plein de terreurs, de méfiances, anxieux, fiévreux, les nerfs malades,sentant bien la vérité du proverbe corse : « Si tu veux grand mal à ton ennemi, souhaitelui une élection dans sa famille. »

On se figure que le livre des chèques et les trois grands tiroirs de la commode enacajou n’étaient pas épargnés par cette trombe de sauterelles dévorantes abattues sur lessalons de « Moussiou Jansoulet ». Rien de plus comique que la façon hautaine dont cesbraves insulaires opéraient leurs emprunts, brusquement et d’un air de défi. Pourtant cen’étaient pas eux les plus terribles, excepté pour les boîtes de cigares, quis’engloutissaient dans leurs poches, à croire qu’ils voulaient tous ouvrir quelque« Civette » en rentrant au pays. Mais de même qu’aux époques de grande chaleur lesplaies rougissent et s’enveniment, l’élection avait donné une recrudescence étonnante à lapillerie installée dans la maison. C’étaient des frais de publicité considérables, les articlesde Moëssard expédiés en Corse par ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires,avec des portraits, des biographies, des brochures, tout le bruit imprimé qu’il est possiblede faire autour d’un nom... Et puis toujours le train habituel des pompes aspirantesétablies devant le grand réservoir à millions. Ici, l’œuvre de Bethléem, machine puissante,procédant par coups espacés, pleins d’élans. La Caisse territoriale, aspirateur merveilleux,infatigable, à triple et quadruple corps de pompe, de la force de plusieurs milliers dechevaux ; et la pompe Schwalbach, et la pompe Bois-l’Héry, et combien d’autres encore,celles-là énormes, bruyantes, les pistons effrontés, ou bien sourdes, discrètes, aux clapetssavamment huilés, aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi ténues que ces

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trompes d’insectes dont la soif fait des piqûres et qui déposent du venin à l’endroit oùelles puisent leur vie, mais toutes fonctionnant avec un même ensemble, et devantfatalement amener, sinon une sécheresse complète, du moins une baisse sérieuse deniveau.

Déjà de mauvais bruits, encore vagues, avaient circulé à la Bourse. Était-ce unemanœuvre de l’ennemi, de cet Hemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d’argentacharnée, essayant de contrecarrer toutes ses opérations financières, et perdant à ce jeude très fortes sommes, parce qu’il avait contre lui sa propre fureur, le sang-froid de sonadversaire et les maladresses de Paganetti qui lui servait d’homme de paille ? En tout cas,l’étoile d’or avait pâli. Paul de Géry savait cela par le père Joyeuse entré commecomptable chez un agent de change et très au fait des choses de la Bourse ; mais ce quil’effrayait surtout, c’était l’agitation singulière du Nabab, ce besoin de s’étourdirsuccédant à son beau calme de force, de sérénité, et la perte de sa sobriété méridionale, lafaçon dont il s’excitait avant le repas à grands coups de raki, parlant haut, riant fort,comme un gros matelot en bordée. On sentait l’homme qui se surmène pour échapper àune préoccupation visible cependant dans la contraction subite de tous les muscles de sonvisage au passage de la pensée importune, ou quand il feuilletait fiévreusement son petitcarnet dédoré. Ce sérieux entretien, cette explication décisive que Paul désirait tant avoiravec lui, Jansoulet n’en voulait à aucun prix. Il passait ses nuits au cercle, ses matinées aulit, et dès son réveil avait sa chambre remplie de monde, des gens qui lui parlaientpendant qu’il s’habillait, auxquels il répondait le nez dans sa cuvette. Quand par miraclede Géry le saisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la parole par un : « Pas maintenant,je vous en prie... » À la fin le jeune homme eut recours aux moyens héroïques.

Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, en revenant du cercle trouva sur sa table prèsde son lit, une petite lettre qu’il prit d’abord pour une de ces dénonciations anonymesqu’il recevait à la journée. C’était bien une dénonciation, en effet, mais signée, à visageouvert, respirant la loyauté et la jeunesse sérieuse de celui qui l’avait écrite. De Géry luisignalait très nettement toutes les infamies, toutes les exploitations dont il était entouré.Sans détour, il désignait les coquins par leur nom. Pas un qui ne lui fût suspect parmi lescommensaux ordinaires, pas un qui vînt pour autre chose que voler ou mentir. Du hauten bas de la maison, pillage et gaspillage. Les chevaux du Bois-l’Héry étaient tarés, lagalerie Schwalbach, une duperie, les articles de Moëssard, un chantage reconnu. De cesabus effrontés, de Géry avait fait un long mémoire détaillé, avec preuves à l’appui ; maisc’était le dossier de la Caisse territoriale qu’il recommandait spécialement à Jansoulet,comme le vrai danger de sa situation. Dans les autres affaires, l’argent seul courait desrisques ; ici, l’honneur était en jeu. Attirés par le nom du Nabab, son titre de président duconseil, dans cet infâme guet-apens, des centaines d’actionnaires étaient venus,chercheurs d’or à la suite de ce mineur heureux. Cela lui créait une responsabilitéeffroyable, dont il se rendrait compte en lisant le dossier de l’affaire, qui n’était quemensonge et flouerie d’un bout à l’autre.

« Vous trouverez le mémoire dont je vous parle, disait Paul de Géry en terminant sa

lettre, dans le premier tiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont jointes. Je n’ai pas

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mis cela dans votre chambre, parce que je me méfie de Noël comme des autres. Ce soir,en partant, je vous remettrai la clé. Car, je m’en vais, mon cher bienfaiteur et ami, je m’envais, plein de reconnaissance pour le bien que vous m’avez fait, et désolé que votreconfiance aveugle m’ait empêché de vous le rendre en partie. À l’heure qu’il est, maconscience d’honnête homme me reprocherait de rester plus longtemps inutile à monposte. J’assiste à un désastre, au sac d’un Palais d’Été contre lesquels je ne puis rien ;mais mon cœur se soulève à tout ce que je vois. Je donne des poignées de main qui medéshonorent. Je suis votre ami, et je parais leur complice. Et qui sait si, à force de vivredans une pareille atmosphère, je ne le serais pas devenu ? »

Cette lettre, qu’il lut lentement, profondément, jusque dans le blanc des lignes et

l’écart des mots, fit au Nabab une impression si vive, qu’au lieu de se coucher, il se rendittout de suite auprès de son jeune secrétaire. Celui-ci occupait tout au bout des salons uncabinet de travail dans lequel on lui faisait son lit sur un divan, installation provisoirequ’il n’avait jamais voulu changer. Toute la maison dormait encore. En traversant lesgrands salons en enfilade, qui, ne servant pas à des réceptions du soir gardaientconstamment leurs rideaux ouverts, et s’éclairaient à cette heure des lueurs vagues d’uneaube parisienne, le Nabab s’arrêta, frappé par l’aspect de souillure triste que son luxe luiprésentait. Dans l’odeur lourde de tabac et de liqueurs diverses qui flottait, les meubles,les plafonds, les boiseries apparaissaient, déjà fanés et encore neufs. Des taches sur lessatins fripés, des cendres ternissant les beaux marbres, des bottes marquées sur le tapisfaisaient songer à un immense wagon de première classe, où s’incrustent toutes lesparesses, les impatiences et l’ennui d’un long voyage, avec le dédain gâcheur du publicpour un luxe qu’il a payé. Au milieu de ce décor tout posé, encore chaud de l’atrocecomédie qui se jouait là chaque jour, sa propre image reflétée dans vingt glaces, froides etblêmes, se dressait devant lui, sinistre et comique à la fois, dépaysée dans son vêtementd’élégance, les yeux bouffis, la face enflammée et boueuse.

Quel lendemain visible et désenchantant à l’existence folle qu’il menait !Il s’abîma un moment dans de sombres pensées ; puis il eut ce coup d’épaules

vigoureux qui lui était familier ce mouvement de porte-balles par lequel il se débarrassaitdes préoccupations trop cruelles, remettait en place ce fardeau que tout homme emporteavec lui, qui lui courbe le dos, plus ou moins selon son courage ou sa force, et entra chezde Géry, déjà levé, debout en face de son bureau ouvert, où il classait des paperasses.

« Avant tout, mon ami », dit Jansoulet en refermant doucement la porte sur leurentretien, « répondez-moi franchement à ceci. Est-ce bien pour les motifs exprimés dansvotre lettre que vous êtes résolu à me quitter ? N’y a-t-il pas là-dessous quelqu’une de cesinfamies, comme je sais qu’il en circule contre moi dans Paris ? Vous seriez, j’en suis sûr,assez loyal pour me prévenir et me mettre à même de me... de me disculper devantvous. »

Paul l’assura qu’il n’avait pas d’autres raisons pour partir, mais que celles-làsuffisaient certes, puisqu’il s’agissait d’une affaire de conscience.

« Alors, mon enfant, écoutez-moi, et je suis sûr de vous retenir... Votre lettre, siéloquente d’honnêteté de sincérité, ne m’a rien appris, rien dont je ne sois convaincu

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depuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c’est vous qui aviez raison ; Paris est pluscompliqué que je ne pensais. Il m’a manqué en arrivant un cicérone honnête etdésintéressé, qui me mît en garde contre les gens et les choses. Moi, je n’ai trouvé que desexploiteurs. Tout ce qu’il y a de coquins tarés par la ville a déposé la boue de ses bottessur mes tapis... Je les regardais tout à l’heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoind’un fier coup de balai ; et je vous réponds qu’il sera donné, jour de Dieu ! et d’une rudepoigne... Seulement, j’attends pour cela d’être député. Tous ces gredins me servent pourmon élection ; et cette élection m’est trop nécessaire pour que je m’expose à perdre lamoindre chance... En deux mots, voici la situation. Non seulement, le bey entend ne pasme rendre l’argent que je lui ai prêté, il y a un mois ; mais à mon assignation, il a répondupar une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions, chiffre auquel il estimel’argent que j’ai soutiré à son frère... Cela, c’est un vol épouvantable, une audacieusecalomnie... Ma fortune est à moi, bien à moi... Je l’ai gagnée dans mes trafics decommissionnaire. J’avais la faveur d’Ahmed ; lui-même m’a fourni l’occasion dem’enrichir... Que j’aie serré la vis quelquefois un peu fort, bien possible. Mais il ne fautpas juger la chose avec des yeux d’Européen... Là-bas, c’est connu et reçu, ces gainsénormes que font les Levantins ; c’est la rançon des sauvages que nous initions au bien-être occidental... Ce misérable Hemerlingue, qui suggère au bey toute cette persécutioncontre moi, en a bien fait d’autres... Mais à quoi bon discuter ? Je suis dans la gueule duloup. En attendant que j’aille m’expliquer devant ses tribunaux – je la connais, la justiced’Orient – le bey a commencé par mettre l’embargo sur tous mes biens, navires, palais etce qu’ils contiennent... L’affaire a été conduite très régulièrement, sur un décret duConseil suprême. On sent la patte d’Hemerlingue fils là-dessous... Si je suis député, cen’est qu’une plaisanterie. Le Conseil rapporte son décret, et l’on me rend mes trésors avectoutes sortes d’excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout, soixante, quatre-vingtsmillions, même la possibilité de refaire ma fortune ; c’est la ruine, le déshonneur, legouffre... Voyons, mon fils, est-ce que vous allez m’abandonner dans une crise pareille ?...Songez que je n’ai que vous au monde... Ma femme ? vous l’avez vue, vous savez quelsoutien, quel conseil, elle est pour son mari... Mes enfants ? C’est comme si je n’en avaispas. Je ne les vois jamais, à peine s’ils me reconnaîtraient dans la rue... Mon horrible luxea fait le vide des affections autour de moi, les a remplacées par des intérêts effrontés... Jen’ai pour m’aimer que ma mère, qui est loin et vous, qui me venez de ma mère... Non,vous ne me laisserez pas seul parmi toutes les calomnies qui rampent autour de moi...C’est terrible, si vous saviez... Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j’aperçois la petitetête de vipère de la baronne Hemerlingue, j’entends l’écho de ses sifflements, je sens levenin de sa rage. Partout, des regards railleurs, des conversations interrompues quandj’arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances dans lesquelles se glisse un peude pitié. Et puis des défections, des gens qui s’écartent comme à l’approche d’un malheur.Ainsi, voilà Félicia Ruys, au moment d’achever mon buste, qui prétexte de je ne sais quelaccident pour ne pas l’envoyer au Salon. Je n’ai rien dit, j’ai eu l’air de croire. Mais j’aicompris qu’il y avait de ce côté encore quelque infamie... Et c’est une grande déceptionpour moi. Dans des crises aussi graves que celle que je traverse, tout a son importance.Mon buste à l’Exposition, signé de ce nom célèbre, m’aurait servi beaucoup dans Paris...

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Mais non, tout craque, tout me manque... Vous voyez bien que vous ne pouvez pas memanquer... »

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XIII

Un jour de spleen

Cinq heures de l’après-midi. La pluie depuis le matin, un ciel gris et bas à toucher avec

les parapluies, un temps mou qui poisse, le gâchis, la boue, rien que de la boue, en flaqueslourdes, en traînées luisantes au bord des trottoirs, chassée en vain par les balayeusesmécaniques, par les balayeuses en marmottes, enlevée sur d’énormes tombereaux quil’emportent lentement vers Montreuil, la promènent en triomphe à travers les ruestoujours remuée et toujours renaissante, poussant entre les pavés, éclaboussant lespanneaux des voitures, le poitrail des chevaux, les vêtements des passants mouchetant lesvitres, les seuils, les devantures, à croire que Paris entier va s’enfoncer et disparaître souscette tristesse du sol fangeux où tout se fond et se confond. Et c’est une pitié de voirl’envahissement de cette souillure sur les blancheurs des maisons neuves, la bordure desquais, les colonnades des balcons de pierre... Il y a quelqu’un cependant que ce spectacleréjouit, un pauvre être dégoûté et malade qui, vautré tout de son long sur la soie brodéed’un divan, la tête sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehors contre les vitresruisselantes et se délecte à toutes ces laideurs :

« Vois-tu, ma fée, voilà bien le temps qu’il me fallait aujourd’hui... Regarde-lespatauger... Sont-ils hideux, sont-ils sales !... Que de fange ! Il y en a partout, dans les rues,sur les quais, jusque dans la Seine, jusque dans le ciel... Ah ! c’est bon la boue, quand onest triste... Je voudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça, une statue de centpieds de haut, qui s’appellerait : « Mon ennui. »

– Mais pourquoi t’ennuies-tu, ma chérie », dit avec douceur la vieille danseuse,aimable et rose dans son fauteuil, où elle se tient très droite de peur d’abîmer sa coiffureencore plus soignée que d’habitude... « N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour êtreheureuse ? »

Et, de sa voix tranquille, pour la centième fois, elle recommence à lui énumérer sesraisons de bonheur, sa gloire, son génie, sa beauté, tous les hommes à ses pieds, les plusbeaux, les plus puissants ; oh ! oui, les plus puissants puisque aujourd’hui même... Maisun miaulement formidable, une plainte déchirante du chacal exaspéré par la monotoniede son désert, fait trembler tout à coup les vitres de l’atelier et rentrer dans son cocon

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l’antique chrysalide épouvantée.Depuis huit jours, son groupe uni, parti pour l’exposition, a laissé Félicia dans ce

même état de prostration, d’écœurement, d’irritation navrée et désolante. Il faut toute lapatience inaltérable de la fée, la magie de ses souvenirs évoqués à chaque instant pour luirendre la vie supportable à côté de cette inquiétude, de cette colère méchante qu’onentend gronder au fond des silences de la jeune fille, et qui subitement éclatent dans uneparole amère, dans un « pouah » de dégoût à propos de tout... Son groupe est hideux...Personne n’en parlera... Tous les critiques sont des ânes... Le public ? un goitre immenseà trois étages de mentons... Et pourtant, l’autre dimanche, quand le duc de Mora est venuavec le surintendant des Beaux-Arts voir son exposition à l’atelier, elle était si heureuse, sifière des éloges qu’on lui donnait, si pleinement ravie de son travail qu’elle admirait àdistance comme d’un autre, maintenant que l’outil n’établissait plus entre elle et l’œuvrece lien gênant à l’impartial jugement de l’artiste.

Mais c’est tous les ans ainsi. L’atelier dépeuplé du récent ouvrage, son nom glorieuxencore une fois jeté au caprice imprévu du public, les préoccupations de Félicia désormaissans objet visible errent dans tout le vide de son cœur, de son existence de femme sortiedu tranquille sillon, jusqu’à ce qu’elle se soit reprise à un autre travail. Elle s’enferme, neveut voir personne. On dirait qu’elle se méfie elle-même. Il n’y a que le bon Jenkins qui lasupporte pendant ces crises. Il semble même les rechercher, comme s’il en attendaitquelque chose. Dieu sait pourtant qu’elle n’est pas aimable avec lui. Hier encore il estresté deux heures en face de cette belle ennuyée, qui ne lui a seulement pas une foisadressé la parole. Si c’est là l’accueil qu’elle réserve ce soir au grand personnage qui leurfait l’honneur de venir dîner avec elles...

Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblement toutes ces pensées en regardant le finbout de ses souliers à bouffettes, se rappelle subitement qu’elle a promis de confectionnerune assiette de pâtisseries viennoises pour le dîner du personnage en question, et sort del’atelier discrètement sur la pointe de ses petits pieds.

Toujours la pluie, toujours la boue, toujours le beau sphinx accroupi, les yeux perdusdans l’horizon fangeux. À quoi pense-t-il ? Qu’est-ce qu’il regarde venir là-bas par cesroutes souillées, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli au front et cette lèvreexpressive de dégoût ? Est-ce son destin qu’il attend ? Triste destin qui s’est mis enmarche par un temps pareil, sans crainte de l’ombre, de la boue...

Quelqu’un vient d’entrer dans l’atelier, un pas plus lourd que le trot de souris deConstance. Le petit domestique sans doute. Et Félicia, brutalement, sans se retourner :

« Va te coucher... Je n’y suis pour personne...– J’aurais bien voulu vous parler cependant », lui répond une voix amie.Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteur inattendu :« Tiens ! c’est vous, jeune Minerve... Comment êtes-vous donc entré ?– Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes.– Cela ne m’étonne pas. Constance est comme folle, depuis ce matin, avec son dîner...– Oui, j’ai vu. L’antichambre est pleine de fleurs. Vous avez ?...– Oh ! un dîner bête, un dîner officiel. Je ne sais pas comment j’ai pu... Asseyez-vous

donc là ; près de moi. Je suis heureuse de vous voir. »

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Paul s’assied, un peu troublé. Jamais elle ne lui a paru si belle. Dans le demi-jour del’atelier, parmi l’éclat brouillé des objets d’art, bronzes, tapisseries, sa pâleur fait unelumière douce, ses yeux ont des reflets de pierre précieuse, et sa longue amazone serréedessine l’abandon de son corps de déesse. Puis elle parle d’un ton si affectueux, ellesemble si heureuse de cette visite. Pourquoi est-il resté aussi longtemps loin d’elle ? Voilàprès d’un mois qu’on ne l’a vu. Ils ne sont donc plus amis ? Lui s’excuse de son mieux.Les affaires, un voyage. D’ailleurs, s’il n’est pas venu ici, il a souvent parlé d’elle, oh ! biensouvent, presque tous les jours.

« Vraiment ? Et avec qui ?– Avec... »Il va dire : « avec Aline Joyeuse... » mais une gêne l’arrête, un sentiment

indéfinissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l’atelier qui en a entendutant d’autres. Il y a des choses qui ne vont pas ensemble, sans qu’on sache bien pourquoi.Paul aime mieux répondre par un mensonge qui l’amène droit au but de sa visite :

« Avec un excellent homme à qui vous avez causé une peine bien inutile... Voyons,pourquoi ne lui avez-vous pas fini son buste, à ce pauvre Nabab ?... C’était un grandbonheur, une grande fierté pour lui ce buste à l’exposition... Il y comptait. »

À ce nom du Nabab, elle s’est troublée légèrement :« C’est vrai, dit-elle, j’ai manqué à ma parole... Que voulez-vous ? Je suis à caprices,

moi... Mais mon désir est bien de le reprendre un de ces jours... Voyez, le linge est dessus,tout mouillé, pour que la terre ne sèche pas...

– Et l’accident ?... Oh ! vous savez, nous n’y avons pas cru...– Vous avez eu tort... Je ne mens jamais... Une chute, un à-plat formidable...

Seulement la glaise était fraîche. J’ai réparé cela facilement. Tenez ! »Elle enleva le linge d’un geste ; le Nabab surgit avec sa bonne face tout heureuse d’être

portraiturée, et si vrai, tellement « nature » que Paul eut un cri d’admiration.« N’est-ce pas qu’il est bien ? dit-elle naïvement... Encore quelques retouches là et là...

(Elle avait pris l’ébauchoir, la petite éponge et poussé la sellette dans ce qui restait dejour.) Ce serait l’affaire de quelques heures ; mais il ne pourrait toujours pas aller àl’exposition. Nous sommes le 22 ; tous les envois sont faits depuis longtemps.

– Bah !... avec des protections... »Elle eut un froncement de sourcils et sa mauvaise expression retombante de la

bouche :« C’est vrai... La protégée du duc de Mora... Oh ! vous n’avez pas besoin de vous

défendre. Je sais ce qu’on dit et je m’en moque comme de ça... (Elle envoya une boulettede glaise s’emplâtrer contre la tenture.) Peut-être même qu’à force de supposer ce quin’est pas... Mais laissons là ces infamies, dit-elle en relevant sa petite tête aristocratique...Je tiens à vous faire plaisir Minerve... Votre ami ira au Salon cette année. »

À ce moment, un parfum de caramel, de pâte chaude envahit l’atelier où tombait lecrépuscule en fine poussière décolorante ; et la fée apparut, un plat de beignets à la main,une vraie fée, parée, rajeunie, vêtue d’une tunique blanche qui laissait à l’air, sous desdentelles jaunies, ses beaux bras de vieille femme, les bras, cette beauté qui meurt ladernière.

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« Regarde mes kuchlen, mignonne, s’ils sont réussis cette fois... Ah ! pardon, je n’avaispas vu que tu avais du monde... Tiens ! Mais c’est M. Paul... Ça va bien monsieur Paul ?...Goûtez donc un de mes gâteaux... »

Et l’aimable vieille, à qui ses atours semblaient prêter une vivacité extraordinaire,s’avançait en sautillant, son assiette en équilibre au bout de ses doigts de poupée.

« Laisse-le donc, lui dit Félicia tranquillement... Tu lui en offriras à dîner.– À dîner ? »La danseuse fut si stupéfaite qu’elle manqua renverser sa jolie pâtisserie, soufflée,

légère et excellente comme elle.« Mais oui, je le garde à dîner avec nous... Oh ! je vous en prie », ajouta-t-elle avec une

insistance particulière en voyant le mouvement de refus du jeune homme, « je vous enprie, ne me dites pas non... C’est un service véritable que vous me rendez en restant cesoir... Voyons je n’ai pas hésité tout à l’heure, moi... »

Elle lui avait pris la main, et vraiment, l’on sentait une étrange disproportion entre sademande et le ton suppliant, anxieux, dont elle était faite. Paul se défendit encore. Iln’était pas habillé... Comment voulait-elle ?... Un dîner où elle avait du monde...

« Mon dîner ?... Mais je le décommande... Voilà comme je suis... Nous serons seulstous les trois, avec Constance.

– Mais, Félicia, mon enfant, tu n’y songes pas... Eh bien ! Et le... l’autre qui va venirtout à l’heure.

– Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu !– Malheureuse, il est trop tard...– Pas du tout. Six heures sonnent. Le dîner était pour sept heures et demie... Tu vas

vite lui faire porter ça. »Elle écrivait, en hâte, sur un coin de table.« Quelle étrange fille, mon Dieu, mon Dieu !... » murmurait la danseuse tout ahurie,

pendant que Félicia, ravie, transfigurée, fermait joyeusement sa lettre.« Voilà mon excuse faite... La migraine n’a pas été inventée pour Kadour... »Puis, la lettre partie :« Oh ! que je suis contente ; la bonne soirée que nous allons passer... Embrasse-moi

donc, Constance... Cela ne nous empêchera pas de faire honneur à tes kuchlen, et nousaurons le plaisir de te voir dans une jolie toilette qui te donne l’air plus jeune que moi. »

Il n’en fallait pas tant pour faire pardonner par la danseuse ce nouveau caprice de soncher démon et le crime de lèse-majesté auquel on venait de l’associer. En user sicavalièrement avec un pareil personnage ! il n’y avait qu’elle au monde, il n’y avaitqu’elle... Quant à Paul de Géry, il n’essayait plus de résister, repris de cet enlacement dontil avait pu se croire dégagé par l’absence et qui, dès le seuil de l’atelier, comprimait savolonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu’il était bien résolu à combattre.

Évidemment le dîner, un vrai dîner de gourmandise, surveillé par l’Autrichienne dans

ses moindres détails, avait été préparé pour un invité de grande volée. Depuis le hautchandelier kabyle à sept branches de bois sculpté qui rayonnait sur la nappe couverte de

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broderies, jusqu’aux aiguières à long col enserrant les vins dans des formes bizarres etexquises, l’appareil somptueux du service, la recherche des mets aiguisés d’une pointed’étrangeté révélaient l’importance du convive attendu, le soin qu’on avait mis à lui plaire.On était bien chez un artiste. Peu d’argenterie, mais de superbes faïences, beaucoupd’ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le Sèvres rose, les cristauxhollandais montés de vieux étains ouvrés se rencontraient sur cette table comme sur undressoir d’objets rares rassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de songoût. Un peu de désordre par exemple dans ce ménage monté au hasard de la trouvaille.Le merveilleux huilier n’avait plus de bouchons. La salière ébréchée débordait sur lanappe, et à chaque instant : « Tiens ! Qu’est devenu le moutardier ?... Est-ce qu’il estarrivé à cette fourchette ? » Cela gênait un peu de Géry pour la jeune maîtresse de maisonqui, elle, n’en prenait aucun souci.

Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l’aise encore, c’était la préoccupation desavoir quel hôte privilégié il remplaçait à cette table, que l’on pouvait traiter à la fois avectant de magnificence et un sans-façon si complet. Malgré tout, il le sentait présent,offensant pour sa dignité personnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloirl’oublier ; tout le lui rappelait, jusqu’à la parure de la bonne fée assise en face de lui et quigardait encore quelques-uns des grands airs dont elle s’était d’avance munie pour lacirconstance solennelle. Cette pensée le troublait, lui gâtait la joie d’être là.

En revanche, comme il arrive dans tous les duos où les unissons sont très rares,jamais il n’avait vu Félicia si affectueuse, de si joyeuse humeur. C’était une gaietédébordante, presque enfantine, une de ces expansions chaleureuses qu’on éprouve ledanger passé, la réaction d’un feu clair flambant, après l’émotion d’un naufrage. Elle riaitde toutes ses dents, taquinait Paul sur son accent, ce qu’elle appelait ses idéesbourgeoises. « Car vous êtes un affreux bourgeois, vous savez... Mais c’est ce qui me plaîten vous... C’est par opposition sans doute, parce que je suis née sous un pont, dans uncoup de vent, que j’ai toujours aimé les natures posées, raisonnables.

– Oh ! ma fille, est-ce que tu vas faire croire à M. Paul, que tu es née sous un pont ?...disait la bonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire à l’exagération de certaines images etprenait tout au pied de la lettre.

– Laisse-le croire ce qu’il voudra, ma fée... Nous ne le visons pas pour mari... Je suissûre qu’il ne voudrait pas de ce monstre qu’on appelle une femme artiste. Il croiraitépouser le diable... Vous avez bien raison Minerve... L’art est un despote. Il faut se donnerà lui tout entier. On met dans son œuvre ce qu’on a d’idéal d’énergie, d’honnêteté, deconscience, si bien qu’il ne vous en reste plus pour la vie, et que le travail terminé vousjette là sans force et sans boussole comme un ponton démâté à la merci de tous les flots...Triste acquisition qu’une épouse pareille.

– Pourtant, hasarda timidement le jeune homme, il me semble que l’art, si exigeantqu’il soit, ne peut pas accaparer la femme à lui tout seul. Que ferait-elle de ses tendresses,de ce besoin d’aimer, de se dévouer, qui est en elle bien plus qu’en nous le mobile de tousses actes ? »

Elle rêva un moment avant de répondre.« Vous avez peut-être raison, sage Minerve... Le fait est qu’il y a des jours où ma vie

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sonne terriblement creux... J’y sens des trous, des profondeurs. Tout disparaît de ce quej’y jette pour la combler... Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s’engouffrent là-dedans et meurent chaque fois dans un soupir... Alors je pense au mariage. Un mari, desenfants, un tas d’enfants qui se rouleraient par l’atelier, le nid à soigner pour tout cela, lasatisfaction de cette activité physique qui manque à nos existences d’art, des occupationsrégulières, du train, des chants, des gaietés naïves, qui vous forceraient à jouer au lieu depenser dans le vide, dans le noir, à rire devant un échec d’amour-propre, à n’être qu’unemère satisfaite, le jour où le public ferait de vous une artiste usée, finie... »

Et devant cette vision de tendresse la beauté de la jeune fille prit une expression quePaul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folle d’emporterdans ses bras ce bel oiseau sauvage rêvant du colombier, pour le défendre, l’abriter dansl’amour sûr d’un honnête homme.

Elle, sans le regarder, continuait :« Je ne suis pas si envolée que j’en ai l’air, allez... Demandez à ma bonne marraine,

quand elle m’a mise en pension, si je ne me tenais pas droite à l’alignement... Mais quelgâchis ensuite dans ma vie... Si vous saviez quelle jeunesse j’ai eue, quelle précoceexpérience m’a fané l’esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille dupermis et du défendu, de la raison et de la folie. L’art seul, célébré, discuté, restait deboutdans tout cela, et je me suis réfugiée en lui... C’est peut-être pourquoi je ne serai jamaisqu’une artiste, une femme en dehors des autres, une pauvre amazone au cœur prisonnierdans sa cuirasse de fer, lancée dans le combat comme un homme et condamnée à vivre età mourir en homme. »

Pourquoi ne lui dit-il pas alors :« Belle guerrière, laissez là vos armes, revêtez la robe flottante et les grâces du

gynécée. Je vous aime, je vous supplie, épousez-moi pour être heureuse et pour merendre heureux aussi. »

Ah ! voilà. Il avait peur que l’autre, vous savez bien celui qui devait venir dîner ce soiret qui restait entre eux malgré l’absence, l’entendît parler ainsi et fût en droit de le raillerou de le plaindre pour ce bel élan.

« En tout cas, je jure bien une chose, reprit-elle, c’est que si jamais j’ai une fille, jetâcherai d’en faire une vraie femme et non pas une pauvre abandonnée comme je suis...Oh ! tu sais, ma fée, ce n’est pas pour toi que je dis cela... Tu as toujours été bonne avecton démon, pleine de soins et de tendresses... Mais regardez-la donc comme elle est jolie,comme elle a l’air jeune ce soir. »

Animées par le repas, les lumières, une de ces toilettes blanches dont le reflet effaceles rides, la Crenmitz renversée sur sa chaise tenait à la hauteur de ses yeux mi-clos unverre de Château-Yquem venu de la cave du Moulin-Rouge leur voisin ; et sa petitefrimousse rose, ses atours flottants de pastel reflétés dans le vin doré qui leur prêtait sonardeur piquante, rappelaient l’ancienne héroïne des soupers fins à la sortie du théâtre, laCrenmitz du bon temps, non pas audacieuse à la façon des étoiles de notre opéramoderne, mais inconsciente et roulée dans son luxe comme une perle fine dans la nacrede sa coquille. Félicia, qui décidément ce soir-là voulait plaire à tout le monde, la mitdoucement sur le chapitre des souvenirs, lui fit raconter une fois de plus ses grands

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triomphes de Giselle, de La Péri, et les ovations du public, la visite des princes dans saloge, le cadeau de la reine Amélie accompagné de si charmantes paroles. Ces gloiresévoquées grisaient la pauvre fée, ses yeux brillaient, on entendait ses petits pieds frétillersous la table comme pris d’une frénésie dansante... Et en effet, le dîner fini, quand on futretourné dans l’atelier, Constance commença à marcher de long en large, à esquisser unpas, une pirouette, tout en continuant de causer, s’interrompant pour fredonner un air deballet qu’elle rythmait d’un mouvement de la tête, puis, tout à coup, se replia sur elle-même et d’un bond fut à l’autre bout de l’atelier.

« La voilà partie, dit Félicia tout bas à de Géry... Regardez. Cela en vaut la peine, vousallez voir danser la Crenmitz. »

C’était charmant et féerique. Sur le fond de l’immense pièce noyée d’ombre et nerecevant presque de clarté que par le vitrage arrondi où la lune montait dans un ciel lavé,bleu de nuit, un vrai ciel d’Opéra, la silhouette de la célèbre danseuse se détachait touteblanche, comme une petite ombre falote, légère, impondérée, volant bien plus qu’elle nebondissait ; puis debout sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par ses brasétendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rien n’était visible que le sourire, elles’avançait vivement vers la lumière ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’ons’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voir monter ainsi à reculons lapente du grand rayon de lune jeté en biais dans l’atelier. Ce qui ajoutait un charme, unepoésie singulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique, le seul bruit durythme dont la demi-obscurité accentuait la puissance, de ce taqueté vif et léger, pas plusfort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui se défeuille... Cela duraainsi quelques minutes, puis on entendit à son souffle plus court qu’elle se fatiguait.

« Assez, assez... Assieds-toi », dit Félicia.Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bord d’un fauteuil, et resta là posée, prête à

repartir souriante et haletante, jusqu’à ce que le sommeil la prît, se mît à la bercer, à labalancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche desaule trempant dans l’eau et remuée par le courant.

Pendant qu’ils la regardaient dodelinant sur son fauteuil :« Pauvre petite fée, disait Félicia, voilà ce que j’ai eu de meilleur, de plus sérieux dans

la vie comme amitié, sauvegarde et tutelle... C’est ce papillon qui m’a servi de marraine...Étonnez-vous maintenant des zigzags, des envolements de mon esprit... Encore heureuxque je m’en sois tenue là... »

Et, tout à coup, avec une effusion joyeuse :« Ah ! Minerve, Minerve, je suis bien contente que vous soyez venu ce soir... Mais il ne

faut plus me laisser si longtemps seule voyez-vous... J’ai besoin d’avoir près de moi unesprit droit comme le vôtre, de voir un vrai visage au milieu des masques quim’entourent... Un affreux bourgeois tout de même, fit-elle en riant, et un provincial par-dessus le marché... Mais c’est égal ! c’est encore vous que j’ai le plus de plaisir à regarder...Et je crois que ma sympathie tient surtout à une chose. Vous me rappelez quelqu’un qui aété la grande affection de ma jeunesse, un petit être sérieux et raisonnable lui aussicramponné au terre-à-terre de l’existence, mais y mêlant cet idéal que nous autres artistesmettons à part pour le seul profit de nos œuvres... Des choses que vous dites me semblent

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venir d’elle... Vous avez la même bouche de modèle antique. Est-ce cela qui donne à vosparoles cette similitude ? Je n’en sais rien, mais à coup sûr, vous vous ressemblez... Vousallez voir... »

Sur la table chargée de croquis et d’albums devant laquelle elle était assise en face delui, elle dessinait tout en causant, le front incliné, ses cheveux frisés un peu fous ombrantson admirable petite tête. Ce n’était plus le beau monstre accroupi, au visage anxieux etténébreux, condamnant sa propre destinée ; mais une femme, une vraie femme qui aimeet qui veut séduire... Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances devant tant de sincéritéet tant de grâce. Il allait parler, persuader. La minute était décisive... Mais la portes’ouvrit, et le petit domestique parut... M. le duc faisait demander si Mademoisellesouffrait toujours de sa migraine ce soir...

« Toujours autant », dit-elle avec humeur.Le domestique sorti, il y eut entre eux un moment de silence, un froid glacial. Paul

s’était levé. Elle continuait son croquis, la tête toujours penchée.Il fit quelques pas dans l’atelier ; puis revenu vers la table, il demanda doucement,

étonné de se sentir si calme :« C’est le duc de Mora qui devait dîner ici ?– Oui... je m’ennuyais... un jour de spleen... Ces journées-là sont mauvaises pour

moi...– Est-ce que la duchesse devait venir ?– La duchesse ?... Non. Je ne la connais pas.– Eh bien ! à votre place, je ne recevrais jamais chez moi à ma table, un homme marié

dont je ne verrais pas la femme... Vous vous plaignez d’être abandonnée ; pourquoi vousabandonner vous-même ?... Quand on est sans reproche, il faut se garder du soupçon...Est-ce que je vous fâche ?

– Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien de votre morale. Elle est droite etfranche, celle-là ; elle ne clignote pas comme celle des Jenkins... Je vous l’ai dit, j’aibesoin qu’on me conduise... »

Et jetant devant lui le croquis qu’elle venait de terminer :« Tenez ! voilà l’amie dont je vous parlais... Une affection profonde et sûre que j’ai eu

la folie de laisser perdre comme une gâcheuse que je suis... C’est elle que j’invoquais dansles moments difficiles, quand il fallait prendre une décision, faire quelque sacrifice... Jeme disais : « Qu’en pensera-t-elle ? » comme nous nous arrêtons dans un travail d’artistepour songer à quelque grand, à un de nos maîtres... Il faut que vous soyez cela pour moi.Voulez-vous ? »

Paul ne répondit pas. Il regardait le portrait d’Aline. C’était elle, c’était bien elle, sonprofil pur, sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur le col fin. Ah !tous les ducs de Mora pouvaient venir maintenant. Félicia n’existait plus pour lui.

Pauvre Félicia, douée de pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces magiciennesqui nouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir rien sur leur proprebonheur.

« Voulez-vous me donner ce croquis ? dit-il tout bas, la voix émue.– Très volontiers... Elle est gentille, n’est-ce pas ?... Ah ! ma foi, celle-là, si vous la

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rencontrez, aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, à défaut d’elles... àdéfaut d’elle... »

Et le beau sphinx apprivoisé levait vers lui ses grands yeux mouillés et rieurs, dontl’énigme n’avait plus rien d’indéchiffrable.

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XIV

L’exposition

« Superbe !...– Un succès énorme. Barye n’a jamais rien fait d’aussi beau.– Et le buste du Nabab ?... Quelle merveille ! C’est Constance Crenmitz qui est

heureuse. Regardez-la trotter...– Comment ! c’est la Crenmitz cette petite vieille en mantelet d’hermine ?... Voilà

vingt ans que je la croyais morte. »Oh ! non, bien vivante, au contraire. Ravie, rajeunie par le triomphe de sa filleule, qui

tient décidément le succès de l’Exposition, elle circule parmi la foule d’artistes, de gens dumonde formant aux deux endroits où sont exposés les envois de Félicia, comme deuxmasses de dos noirs, de toilettes mêlées, se pressant, s’étouffant pour regarder. Constancesi timide d’ordinaire, se glisse au premier rang, écoute les discussions, attrape au vol desbouts de phrases, des formules qu’elle retient, approuve de la tête, sourit, lève les épauleslorsqu’elle entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le premier qui n’admirerait pas.

Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre, vous la verrez à toutes les ouvertures dusalon, cette silhouette furtive rôdant autour des conversations, l’air anxieux, l’oreilletendue ; quelquefois un vieux bonhomme de père dont le regard vous remercie d’un motaimable dit en passant, ou prend une expression désolée pour une épigramme qu’on lanceà l’œuvre d’art et qui va frapper un cœur derrière vous. Une figure à ne pas oublier,certainement, si jamais quelque peintre épris de modernité songeait à fixer sur une toilecette manifestation bien typique de la vie parisienne, une ouverture d’exposition danscette vaste serre de la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l’immense plafond envitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur les tribunes du premier étage garnies detêtes penchées qui regardent, des draperies flottantes improvisées.

Dans une lumière un peu froide, pâlie à ces tentures vertes du pourtour, où les rayonsse raréfient, dirait-on pour laisser à la vue des promeneurs une certaine justesserecueillie, la foule lente va et vient, s’arrête, se disperse sur les bancs, serrée par groupes,et pourtant mêlant les mondes mieux qu’aucune autre assemblée comme la saisonmobile et changeante, à cette époque de l’année, confond toutes les parures, fait se frôler

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au passage les dentelles noires, la traîne impérieuse de la grande dame venue pour voirl’effet de son portrait, et les fourrures sibériennes de l’actrice de retour de Russie etvoulant qu’on le sache bien.

Ici, pas de loges, de baignoires, de places réservées, et c’est ce qui donne à cettepremière en plein jour un si grand charme de curiosité. Les vraies mondaines peuventjuger de près ces beautés peintes tant applaudies aux lumières ; le petit chapeau, nouvelleforme, des marquises de Bois-l’Héry croise la toilette plus que modeste de quelquefemme ou fille d’artiste, tandis que le modèle, qui a posé pour cette belle Andromède del’entrée, passe victorieusement, habillée d’une jupe trop courte, de vêtements misérablesjetés sur sa beauté avec tous les faux plis de la mode. On s’étudie, on s’admire on sedénigre, on échange des regards méprisants, dédaigneux ou curieux, arrêtés tout à coupau passage d’une célébrité, de ce critique illustre qu’il nous semble voir encore, tranquilleet majestueux, sa tête puissante encadrée de cheveux longs, faire le tour des envois desculpture, suivi d’une dizaine de jeunes disciples penchés vers son autorité bienveillante.Si le bruit des voix se perd dans cet immense vaisseau, sonore seulement aux deux voûtesde l’entrée et de la sortie, les visages y prennent une intensité étonnante, un relief demouvement et d’animation concentré surtout dans la vaste baie noire du buffet,débordante et gesticulante, les chapeaux clairs des femmes, les tabliers blancs du serviceéclatant sur le fond des vêtements sombres, et dans la grande travée du milieu, où lefourmillement en vignette des promeneurs fait un singulier contraste avec l’immobilitédes statues exposées, la palpitation insensible dont s’entourent leur blancheur calcaire etleurs mouvements d’apothéose.

Ce sont des ailes figées dans un vol géant, une sphère supportée par quatre figuresallégoriques dont l’attitude tournante présente une vague mesure de valse, un ensembled’équilibre donnant bien l’illusion de l’entraînement de la terre ; et des bras levés pour unsignal, des corps héroïquement surgis, contenant une allégorie, un symbole qui les frappede mort et d’immortalité, les rend à l’histoire, à la légende, à ce monde idéal des muséesque visite la curiosité ou l’admiration des peuples.

Quoique le groupe en bronze de Félicia n’eût pas les proportions de ces grandsmorceaux, sa valeur exceptionnelle lui avait mérité de décorer un des ronds-points dumilieu, dont le public se tenait en ce moment à une distance respectueuse, regardant par-dessus la haie de gardiens et de sergents de ville le bey de Tunis et sa suite, longs burnousaux plis sculpturaux qui mettaient des statues vivantes en face des autres. Le bey, à Parisdepuis quelques jours et le lion de toutes les premières, avait voulu voir l’ouverture del’Exposition. C’était « un prince éclairé, ami des arts », qui possédait au Bardo une galeriede peintures turques étonnantes, et des reproductions chromo-lithographiques de toutesles batailles du Premier Empire. Dès en entrant, la vue du grand lévrier arabe l’avaitfrappé au passage. C’était bien le sloughi, le vrai sloughi fin et nerveux de son pays, lecompagnon de toutes ses chasses. Il riait dans sa barbe noire, tâtait les reins de l’animal,caressait ses muscles, semblait vouloir l’exciter encore, tandis que les narines ouvertes,les dents à l’air, tous les membres allongés et infatigables dans leur élasticité vigoureuse,la bête aristocratique, la bête de proie, ardente à l’amour et à la chasse, ivre de sa doubleivresse, les yeux fixes, savourait déjà sa capture avec un petit bout de langue qui pendait,

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aiguisant les dents d’un rire féroce. Quand on ne regardait que lui, on se disait : « Il letient ! » Mais la vue du renard vous rassurait tout de suite. Sous le velours de sa croupelustrée, félin, presque rasé à terre, brûlant le sol sans effort, on le sentait vraiment fée, etsa tête fine aux oreilles pointues qu’il tournait, tout en courant, du côté du lévrier avaitune expression de sécurité ironique qui marquait bien le don reçu des dieux.

Pendant qu’un inspecteur des Beaux-Arts, accouru en toute hâte, harnaché de traverset chauve jusque dans le dos, expliquait à Mohammed l’apologue du « Chien et duRenard », raconté au livret avec cette légende : « Advint qu’ils se rencontrèrent », et cetteindication : « Appartient au duc de Mora », le gros Hemerlingue suant et soufflant à côtéde l’Altesse, avait bien du mal à lui persuader que cette sculpture magistrale était l’œuvrede la belle amazone qu’ils avaient rencontrée la veille au Bois. Comment une femme auxmains faibles pouvait-elle assouplir ainsi le bronze dur, lui donner l’apparence de lachair ? De toutes les merveilles de Paris, c’était celle qui causait au bey le plusd’étonnement. Aussi s’informa-t-il auprès du fonctionnaire s’il n’y avait rien d’autre à voirdu même artiste.

« Si fait, Monseigneur, encore un chef-d’œuvre... Si Votre Altesse veut venir de ce côté,je vais la conduire. »

Le bey se remit en marche avec sa suite. C’étaient tous d’admirables types, traitsciselés et lignes pures, pâleurs chaudes dont la blancheur du haïk absorbait jusqu’auxreflets. Magnifiquement drapés, ils contrastaient avec les bustes rangés sur les deux côtésde l’allée qu’ils avaient prise, et qui, perchés sur leurs hautes colonnettes, grêles dans l’airvide exilés de leur milieu, de l’entourage dans lequel ils auraient rappelé sans doute degrands travaux, une affection tendre, une existence remplie et courageuse, faisaient latriste mine de gens fourvoyés, très penauds de se trouver là. À part deux ou trois figuresde femme, riches épaules encadrées de dentelles pétrifiées, chevelures de marbre renduesavec ce flou qui leur donne des légèretés de coiffures poudrées, quelques profils d’enfantaux lignes simples où le poli de la pierre semble une moiteur de vie, tout le reste n’étaitque rides, plis, crispations et grimaces, nos excès de travail, de mouvements, nosnervosités et nos fièvres s’opposant à cet art de repos et de belle sérénité.

Au moins la laideur du Nabab avait pour elle l’énergie, son côté aventurier et canaille,et cette expression de bonté, si bien rendue par l’artiste, qui avait eu le soin de foncer sonplâtre d’une couche d’ocre lui donnant presque le ton hâlé et basané du modèle. LesArabes firent, en le voyant, une exclamation étouffée : « Bou-Saïd... » (le père dubonheur). C’était le surnom du Nabab à Tunis, comme l’étiquette de sa chance. Le bey,lui, croyant qu’on avait voulu le mystifier, de le conduire ainsi devant le mercanti détesté,regarda l’inspecteur avec méfiance :

« Jansoulet ?... dit-il de sa voix gutturale.– Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveau député de la Corse. »Cette fois le bey se tourna vers Hemerlingue, le sourcil froncé.« Député ?– Oui, Monseigneur, depuis ce matin ; mais rien n’est encore terminé. »Et le banquier, haussant la voix, ajouta en bredouillant :« Jamais une Chambre française ne voudra de cet aventurier. »

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N’importe ! le coup était porté à l’aveugle confiance du bey dans son baron financier. Illui avait si bien affirmé que l’autre ne serait jamais élu, qu’on pouvait agir librement etsans crainte à son endroit. Et voici qu’au lieu de l’homme taré, terrassé, un représentantde la nation se dressait devant lui, un député dont les Parisiens venaient admirer la figurede pierre ; car, pour l’oriental, une idée honorifique se mêlant malgré tout à cetteexposition publique, ce buste avait le prestige d’une statue dominant une place. Plusjaune encore que de coutume, Hemerlingue s’accusait en lui-même de maladresse etd’imprudence. Mais comment se serait-il douté d’une chose pareille ? On lui avait assuréque le buste n’était pas fini. Et, de fait, il se trouvait là du matin même et semblait s’ytrouver bien, frémissant d’orgueil satisfait, narguant ses ennemis avec le sourire bonenfant de sa lèvre retroussée. Une vraie revanche silencieuse au désastre de Saint-Romans.

Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid, aussi impassible que l’image sculptée,la fixa sans rien dire, le front partagé d’un pli droit où les courtisans seuls pouvaient liresa colère, puis, après deux mots rapides en arabe pour demander les voitures etrassembler la suite dispersée, il s’achemina gravement vers la sortie sans vouloir plus rienregarder... Qui dira ce qui se passe dans ces augustes cervelles blasées de puissance ? Déjànos souverains d’Occident ont des fantaisies incompréhensibles, mais ce n’est rien à côtédes caprices orientaux M. l’inspecteur des Beaux-Arts, qui comptait bien montrer toutel’exposition à Son Altesse et gagner à cette promenade le joli ruban rouge et vert duNicham-Iftikar, ne sut jamais le secret de cette soudaine fuite.

Au moment où les haïks blancs disparaissaient sous le porche, juste à temps pour voirflotter leurs derniers plis, le Nabab faisait son entrée par la porte du milieu. Le matin, ilavait reçu la nouvelle : « Élu à une écrasante majorité » ; et après un plantureuxdéjeuner, où l’on avait fortement toasté au nouveau député de la Corse, il venait, avecquelques-uns de ses convives, se montrer, se voir aussi, jouir de toute sa gloire nouvelle.

La première personne qu’il aperçut en arrivant, ce fut Félicia Ruys, debout, appuyée ausocle d’une statue, entourée de compliments et d’hommages auxquels il se hâta de venirmêler les siens. Elle était simplement mise, drapée dans un costume noir brodé etchamarré de jais, tempérant la sévérité de sa tenue par un scintillement de reflets etl’éclat d’un ravissant petit chapeau tout en plumes de lophophores, dont ses cheveuxfrisés fin sur le front, divisant la nuque en larges ondes, semblaient continuer et adoucirle chatoiement.

Une foule d’artistes, de gens du monde s’empressaient devant tant de génie allié à tantde beauté ; et Jenkins, la tête nue, tout bouffant d’effusions chaleureuses, s’en allait del’un à l’autre, racolant les enthousiasmes, mais élargissant le cercle autour de cette jeunegloire dont il se faisait à la fois le gardien et le coryphée. Sa femme s’entretenait pendantce temps avec la jeune fille. Pauvre Mme Jenkins ! On lui avait dit de cette voix férocequ’elle seule connaissait : « Il faut que vous alliez saluer Félicia... » Et elle y était allée,contenant son émotion ; car elle savait maintenant ce qui se cachait au fond de cetteaffection paternelle, quoiqu’elle évitât toute excitation avec le docteur, comme si elle enavait craint l’issue.

Après Mme Jenkins, c’est le Nabab qui se précipite, et prenant entre ses grosses pattes

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les deux mains longues et finement gantées de l’artiste, exprime sa reconnaissance avecune cordialité qui lui met à lui-même des larmes dans les yeux.

« C’est un grand honneur que vous m’avez fait, Mademoiselle, d’associer mon nom auvôtre, mon humble personne à votre triomphe, et de prouver à toute cette vermine entrain de me ronger les talons que vous ne croyez pas aux calomnies répandues sur moncompte. Vrai, c’est inoubliable. J’aurai beau couvrir d’or et de diamants ce bustemagnifique, je vous le devrai toujours... »

Heureusement pour le bon Nabab, plus sensible qu’éloquent, il est obligé de faireplace à tout ce qu’attire le talent rayonnant, la personnalité en vue : des enthousiasmesfrénétiques qui, faute d’un mot pour s’exprimer, disparaissent comme ils sont venus, desadmirations mondaines, animées de bonne volonté, d’un vif désir de plaire, mais dontchaque parole est une douche d’eau froide, et puis les solides poignées de main desrivaux, des camarades, quelques-unes très franches, d’autres qui vous communiquent lamollesse de leur empreinte ; le grand dadais prétentieux dont l’éloge imbécile doit voustransporter d’aise et qui, pour ne point trop vous gâter, l’accompagne « de quelquespetites réserves », et celui, qui en vous accablant de compliments, vous démontre quevous ne savez pas le premier mot du métier, et le bon garçon affairé qui s’arrête juste letemps de vous dire dans l’oreille « que Chose, le fameux critique, n’a pas l’air content ».Félicia écoutait tout avec le plus grand calme, soulevée par son succès au-dessus despetitesses de l’envie, et toute fière quand un vétéran glorieux, quelque vieux compagnonde son père lui jetait un « c’est très bien, petiote ! » qui la reportait au passé au petit coinjadis réservé pour elle dans l’atelier paternel, alors qu’elle commençait à se tailler un peude gloire dans la renommée du grand Ruys. Mais en somme les félicitations la laissaientassez froide, parce qu’il lui en manquait une plus désirable que toute autre et qu’elles’étonnait de n’avoir pas encore reçue... Décidément elle pensait à lui plus qu’elle n’avaitpensé à aucun homme. Était-ce enfin l’amour, le grand amour, si rare dans une âmed’artiste incapable de se donner tout entière au sentiment, ou bien un simple rêve de viehonnête et bourgeoise, bien abritée contre l’ennui ce plat ennui, précurseur de tempêtes,dont elle avait tant le droit de se méfier ? En tout cas, elle s’y trompait, vivait depuisquelques jours dans un trouble délicieux, car l’amour est si fort, si beau, que sessemblants, ses mirages nous leurrent et peuvent nous émouvoir autant que lui-même.

Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue, préoccupé d’un absent dont la pensée voustient au cœur, d’être averti de sa rencontre par celle de quelques personnes qui luiressemblent vaguement, images préparatoires, esquisses du type près de surgir tout àl’heure, et qui sortent pour vous de la foule comme des appels successifs à votre attentionsurexcitées ? Ce sont là des impressions magnétiques et nerveuses dont il ne faut pas tropsourire, parce qu’elles constituent une faculté de souffrance. Déjà, dans le flot remuant ettoujours renouvelé des visiteurs, Félicia avait cru reconnaître à plusieurs reprises la têtebouclée de Paul de Géry, quand tout à coup elle poussa un cri de joie. Ce n’était pasencore lui pourtant, mais quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup dont la physionomierégulière et paisible se mêlait toujours maintenant dans son esprit à celle de l’ami Paulpar l’effet d’une ressemblance plus morale que physique et l’autorité douce qu’ilsexerçaient tous deux sur sa pensée.

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« Aline !– Félicia ! »Si rien n’est plus problématique que l’amitié de deux mondaines partageant des

royautés de salon et se prodiguant les épithètes flatteuses, les menues grâces del’affectuosité féminine, les amitiés d’enfance conservent chez la femme une franchised’allure qui les distingue, les fait reconnaître entre toutes, liens tressés naïvement etsolides comme ces ouvrages de petites filles où une main inexpérimentée a prodigué le filet les gros nœuds, plantes venues aux terrains jeunes, fleuries mais fortes en racines,pleines de vie et de repousses. Et quel bonheur, la main dans la main – rondes dupensionnat où êtes-vous ? – de retourner de quelques pas en arrière avec une égaleconnaissance du chemin et de ses incidents minimes, et le même rire attendri. Un peu àl’écart, les deux jeunes filles, à qui il a suffi de se retrouver en face l’une de l’autre pouroublier cinq années d’éloignement, pressent leurs paroles et leurs souvenirs, pendant quele petit père Joyeuse, sa tête rougeaude éclairée d’une cravate neuve, se redresse tout fierde voir sa fille accueillie ainsi par une illustration. Fier, certes il a raison de l’être, carcette petite Parisienne, même auprès de sa resplendissante amie, garde son prix de grâce,de jeunesse, de candeur lumineuse, sous ses vingt ans veloutés et dorés que la joie durevoir épanouit en fraîche fleur.

« Comme tu dois être heureuse !... Moi, je n’ai encore rien vu ; mais j’entends dire àtout le monde que c’est si beau...

– Heureuse surtout de te retrouver, petite Aline... Il y a si longtemps...– Je crois bien, méchante... À qui la faute ?... »Et, dans le plus triste recoin de sa mémoire, Félicia retrouve la date de la rupture

coïncidant pour elle avec une autre date où sa jeunesse est morte dans une scèneinoubliable.

« Et qu’as-tu fait, mignonne, dans tout ce temps ?– Oh ! moi, toujours la même chose... rien dont on puisse parler...– Oui, oui... nous savons ce que tu appelles ne rien faire, petite vaillante... C’est

donner ta vie aux autres n’est-ce pas ? »Mais Aline n’écoutait plus. Elle souriait affectueusement droit devant elle, et Félicia,

se retournant pour voir à qui s’adressait ce sourire, aperçut Paul de Géry qui répondait audiscret et tendre bonjour de Mlle Joyeuse.

« Vous vous connaissez donc ?– Si je connais M. Paul !... Je crois bien. Nous causons de toi assez souvent. Il ne te l’a

donc jamais dit ?– Jamais... C’est un affreux sournois... »Elle s’arrêta net, l’esprit traversé d’un éclair ; et vivement, sans écouter de Géry qui

s’approchait pour saluer son triomphe, elle se pencha vers Aline et lui parla tout bas.L’autre rougissait, se défendait avec des sourires, des mots à demi-voix : « Y songes-tu ?...À mon âge... Une bonne maman ! » Et saisissait enfin le bras de son père pour échapper àquelque raillerie amicale.

Quand Félicia vit les deux jeunes gens s’éloigner du même pas, quand elle eut compris– ce qu’ils ne savaient pas encore eux-mêmes – qu’ils s’aimaient, elle sentit comme un

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écroulement autour d’elle. Puis son rêve par terre, en mille miettes, elle se mit à lepiétiner furieusement... Après tout, il avait bien raison de lui préférer cette petite Aline.Est-ce qu’un honnête homme oserait jamais épouser Mlle Ruys ? Elle, un foyer, unefamille, allons donc !... Tu es fille de catin, ma chère ; il faut que tu sois catin si tu veuxêtre quelque chose...

La journée s’avançait. La foule plus active, avec des vides çà et là, commençait às’écouler vers la sortie après de grands remous autour des succès de l’année, rassasiée, unpeu lasse, mais excitée encore par cet air chargé d’électricité artistique. Un grand coup desoleil, du soleil de quatre heures, frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable desallées, des lueurs d’arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbre desstatues, irisant la nudité d’un beau corps, donnant au vaste musée un peu de la vielumineuse d’un jardin. Félicia, absorbée dans sa profonde et triste songerie, ne voyait pascelui qui s’avançait vers elle, superbe, élégant, fascinateur parmi les rangs du publicrespectueusement ouverts au nom de « Mora » partout chuchoté.

« Eh bien ! Mademoiselle, voilà un beau succès. Je n’y regrette qu’une chose, c’est leméchant symbole que vous avez caché dans votre chef-d’œuvre. »

En voyant le duc devant elle, elle frissonna.« Ah ! oui, le symbole... », fit-elle en levant vers lui un sourire découragé ; et,

s’appuyant contre le socle de la grande statue voluptueuse près de laquelle ils setrouvaient, avec les yeux fermés d’une femme qui se donne ou s’abandonne, ellemurmura tout bas, bien bas :

« Rabelais a menti, comme mentent tous les hommes... La vérité c’est que le renardn’en peut plus, qu’il est à bout d’haleine et de courage, prêt à tomber dans le fossé, et quesi le lévrier s’acharne encore... »

Mora tressaillit, devint un peu plus pâle, tout ce qu’il avait de sang refluant à soncœur. Deux flammes sombres se croisèrent, deux mots rapides furent échangés du boutdes lèvres, puis le duc s’inclina profondément et s’éloigna d’une marche envolée et légèrecomme si les dieux le portaient.

Il n’y avait en ce moment dans le palais qu’un homme aussi heureux que lui, c’était leNabab. Escorté de ses amis, il tenait, remplissait la grande travée à lui seul, parlant haut,gesticulant, tellement glorieux qu’il en paraissait presque beau comme si, à force decontempler son buste naïvement et longuement, il lui avait pris un peu de cetteidéalisation splendide dont l’artiste avait nimbé la vulgarité de son type. La tête levée detrois quarts, dégagée du large col entrouvert, attirait sur la ressemblance les remarquescontradictoires des passants et le nom de Jansoulet, répété tant de fois par les urnesélectorales, l’était encore par les plus jolies bouches de Paris, par ses voix les pluspuissantes. Tout autre que le Nabab eût été gêné d’entendre s’exclamer sur son passageces curiosités qui n’étaient pas toujours sympathiques. Mais l’estrade, le tremplin allaientbien à cette nature plus brave sous le feu des regards, comme ces femmes qui ne sontbelles ou spirituelles que dans le monde, et que la moindre admiration transfigure etcomplète.

Quand il sentait s’apaiser cette joie délirante, lorsqu’il croyait avoir bu toute sonivresse orgueilleuse, il n’avait qu’à se dire : « Député !... Je suis député ! » Et la coupe

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triomphale écumait à pleins bords. C’était l’embargo levé sur tous ses biens, le réveil d’uncauchemar de deux mois, le coup de mistral balayant tous les tourments toutes lesinquiétudes, jusqu’à l’affront de Saint-Romans, bien lourd pourtant dans sa mémoire.

Député !Il riait tout seul en pensant à la figure du baron apprenant la nouvelle, à la stupeur du

bey amené devant son buste ; et tout à coup à cette idée qu’il n’était plus seulement unaventurier gavé d’or, excitant l’admiration bête de la foule, ainsi qu’une énorme pépitebrute à la devanture d’un changeur, mais qu’on regardait passer en lui un des élus de lavolonté nationale, sa face bonasse et mobile s’alourdissait dans une gravité voulue il luivenait des projets d’avenir, de réforme, et l’envie de profiter des leçons du destin dans cesderniers temps. Déjà se rappelant la promesse qu’il avait faite à de Géry, il montrait pourle troupeau famélique qui frétillait bassement sur ses talons certaines froideursdédaigneuses, un parti pris de contradiction autoritaire. Il appelait le marquis de Bois-l’Héry « mon bon », imposait silence très vertement au gouverneur dont l’enthousiasmedevenait scandaleux et se jurait bien de se débarrasser au plus tôt de toute cette bohèmemendiante et compromettante, quand l’occasion s’offrit belle à lui de commencerl’exécution. Perçant la foule qui l’entourait, Moëssard, le beau Moëssard, en cravate bleude ciel, blême et bouffi comme un mal blanc, pincé à la taille dans une fine redingotevoyant que le Nabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle de sculpture, se dirigeaitvers la sortie, prit son élan et passant son bras sous le sien :

« Vous m’emmenez, vous savez... »Dans les derniers temps surtout, depuis la période électorale, il avait pris, place

Vendôme, une autorité presque égale à celle de Monpavon, mais plus impudente, car,pour l’impudeur, l’amant de la reine n’avait pas son pareil sur le trottoir qui va de la rueDrouot à la Madeleine. Cette fois il tombait mal. Le bras musculeux qu’il serrait se secouaviolemment, et le Nabab lui répondit très sec :

« J’en suis fâché, mon cher, je n’ai pas de place à vous offrir. »Pas de place dans un carrosse grand comme une maison et qui les avait amenés cinq.Moëssard le regarda stupéfait :« J’avais pourtant deux mots pressés à vous dire... Au sujet de ma petite lettre... Vous

l’avez reçue, n’est-ce pas ?– Sans doute, et M. de Géry a dû vous répondre ce matin même... Ce que vous

demandez est impossible. Vingt mille francs !... tonnerre de Dieu, comme vous y allez.– Cependant il me semble que mes services... bégaya le bellâtre.– Vous ont été largement payés. C’est ce qu’il me semble aussi. Deux cent mille francs

en cinq mois !... Nous nous en tiendrons là, s’il vous plaît. Vous avez les dents longues,jeune homme ; il faut vous les limer un peu. »

Ils échangeaient ces paroles en marchant, poussés par le flot moutonnant de la sortie.Moëssard s’arrêta :

« C’est votre dernier mot ? »Le Nabab hésita une seconde, saisi d’un pressentiment devant cette bouche mauvaise

et pâle ; puis il se souvint de la parole qu’il avait donnée à son ami.« C’est mon dernier mot.

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– Eh bien ! nous verrons », dit le beau Moëssard dont la badine fendit l’air avec unsifflement de vipère ; et, tournant sur ses talons, il s’éloigna à grands pas, comme unhomme qu’on attend quelque part pour une besogne très pressée.

Jansoulet continua sa marche triomphale. Ce jour-là, il lui en aurait fallu bien pluspour déranger l’équilibre de son bonheur ; au contraire, il se sentait réconforté parl’exécution si vivement faite.

L’immense vestibule était encombré d’une foule compacte que l’approche de lafermeture poussait dehors mais qu’une de ces ondées subites qui semblent faire partie del’ouverture du salon retenait sous le porche au terrain battu et sablonneux pareil à cetteentrée du Cirque où les gilets en cœur se pavanent. Le coup d’œil était curieux, bienparisien.

Au-dehors, de grands rais de soleil traversant la pluie accrochant à ses filets limpidesces lames aiguës et brillantes qui justifient le proverbe : « Il pleut des hallebardes », lajeune verdure des Champs-Élysées, les massifs de rhododendrons bruissants et mouillés,les voitures rangées sur l’avenue, les manteaux cirés des cochers, tout le splendideharnachement des chevaux recevant de l’eau et des rayons un surcroît de richesse etd’effet, et mirant de partout du bleu, le bleu d’un ciel qui va sourire entre l’écart de deuxaverses.

Au-dedans, des rires, des bavardages, des bonjours des impatiences, des jupesretroussées, des satins bouffants sur le fin plissage des jupons et les rayures tendres desbas de soie, des flots de franges, de dentelles, de volants retenus d’une main en paquetstrop lourds chiffonnés à la diable... Puis, pour relier les deux côtés du tableau, lesprisonniers encadrés par la voûte du porche et dans le noir de son ombre, avec le fondimmense tout en lumière, des valets de pied courant sous des parapluies, des noms decochers, des noms de maîtres qu’on criait, des coupés s’approchant au pas, où montaientdes couples effarés.

« La voiture de M. Jansoulet ! »Tout le monde se retourna, mais on sait que cela ne le gênait guère, lui. Et tandis

qu’au milieu de ces élégantes, de ces illustres, de ce Tout-Paris varié qui se trouvait làavec un nom à mettre sur chacune de ces figures, le bon Nabab posait un peu, enattendant ses gens, une main nerveuse et bien gantée se tendit vers lui, et le duc de Mora,qui allait rejoindre son coupé, lui jeta en passant avec cette effusion que le bonheurdonne aux plus réservés :

« Mes compliments mon cher député... »C’était dit à haute voix et chacun put l’entendre : « Mon cher député. » Il y a dans la vie de tous les hommes une heure d’or, une cime lumineuse où ce qu’ils

peuvent espérer de prospérités, de joies, de triomphes, les attend et leur est donné. Lesommet est plus ou moins haut, plus ou moins rugueux et difficile à monter ; mais ilexiste également pour tous, pour les puissants et pour les humbles. Seulement, comme ceplus long jour de l’année où le soleil a fourni tout son élan et dont le lendemain sembleun premier pas vers l’hiver, ce summum des existences humaines n’est qu’un moment à

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savourer, après lequel on ne peut plus que redescendre. Cette fin d’après-midi du 1er mai,rayée de pluie et de soleil il faut te la rappeler, pauvre homme, en fixer à jamais l’éclatchangeant dans ta mémoire. Ce fut l’heure de ton plein été aux fleurs ouvertes, aux fruitsployant leurs rameaux d’or, aux moissons mûres dont tu jetais si follement les glanes.L’astre maintenant pâlira, peu à peu retiré et tombant incapable bientôt de percer la nuitlugubre où ton destin va s’accomplir.

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XV

Mémoires d’un garçon de bureau. – À l’antichambre

Grande fête samedi dernier place Vendôme.En l’honneur de son élection, M. Bernard Jansoulet, le nouveau député de la Corse,

donnait une magnifique soirée avec municipaux à la porte, illumination de tout l’hôtel, etdeux mille invitations lancées dans le beau Paris.

J’ai dû à la distinction de mes manières, à la sonorité de mon organe, que le présidentdu conseil d’administration avait pu apprécier aux réunions de la Caisse territoriale, defigurer à ce somptueux festival, où, trois heures durant, debout dans l’antichambre, aumilieu des fleurs et des tentures, vêtu d’écarlate et d’or, avec cette majesté particulièreaux personnes un peu puissantes, mes mollets à l’air pour la première fois de ma vie,j’envoyai comme un coup de canon dans les cinq salons en enfilade le nom de chaqueinvité, qu’un suisse étincelant saluait chaque fois du « bing ! » de sa hallebarde sur lesdalles.

Que d’observations curieuses j’ai pu faire encore ce soir-là, que de saillies plaisantes,de lazzis de haut goût échangés entre les gens de service sur tout ce monde qui défilait !Ce n’est pas toujours avec les vignerons de Montbars que j’en aurais entendu d’aussidrôles. Il faut dire que le digne M. Barreau nous avait d’abord fait servir à tous, dans sonoffice rempli jusqu’au plafond de boissons glacées et de victuailles, un lunch solidefortement arrosé, qui mit chacun de nous dans un état de bonne humeur, entretenu toutela soirée par les verres de punch et de champagne sifflés au passage sur les plateaux de ladesserte.

Les patrons, par exemple, ne paraissaient pas aussi bien disposés que nous. Dès neufheures, en arrivant à mon poste, je fus frappé de la physionomie inquiète, nerveuse duNabab, que je voyais se promener avec M. de Géry, au milieu des salons allumés etdéserts, causant vivement et faisant de grands gestes.

« Je le tuerai, disait-il, je le tuerai... »L’autre essayait de le calmer, ensuite madame parut et l’on causa d’autre chose.Magnifique morceau de femme cette Levantine, deux fois plus forte que moi,

éblouissante à regarder avec son diadème en diamants, les bijoux qui chargeaient ses

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énormes épaules blanches, son dos aussi rond que sa poitrine, sa taille serrée dans unecuirasse d’or vert qui se continuait en longues lames tout le long de sa jupe raide. Je n’aijamais rien vu d’aussi imposant, d’aussi riche. C’était comme un de ces beaux éléphantsblancs porteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de voyage. Quand ellemarchait, péniblement appuyée aux meubles, toute sa chair tremblait, ses ornementsfaisaient un bruit de ferraille. Avec sa petite voix très perçante et une belle figure rougequ’un négrillon lui rafraîchissait tout le temps avec un éventail de plumes blanches largecomme une queue de paon.

C’était la première fois que cette paresseuse et sauvage personne se montrait à lasociété parisienne, et M. Jansoulet semblait très heureux et très fier qu’elle eût bienvoulu présider sa fête ; ce qui du reste ne donna pas grand mal à la dame, car, laissant sonmari recevoir les invités dans le premier salon, elle alla s’étendre sur le divan du petitsalon japonais, calée entre deux piles de coussins, immobile, si bien qu’on l’apercevait deloin tout au fond, pareille à une idole, sous le grand éventail que son nègre agitaitrégulièrement comme une mécanique. Ces étrangères vous ont un aplomb !

Tout de même l’irritation du Nabab m’avait frappé, et voyant passer le valet dechambre qui descendait l’escalier quatre à quatre, je l’attrapai au vol et lui glissai dans letuyau de l’oreille :

« Qu’est-ce qu’il a donc votre bourgeois, monsieur Noël ?– C’est l’article du Messager », me fut-il répondu, et je dus renoncer à en savoir

davantage pour le moment, un grand coup de timbre annonçant que la première voiturearrivait, suivie bientôt d’une foule d’autres.

Tout à mon affaire, attentionné à bien prononcer les noms qu’on me donnait, à lesfaire ricocher de salon en salon, je ne pensai plus à autre chose. Ce n’est pas un métiercommode d’annoncer convenablement des personnes qui s’imaginent toujours que leurnom doit être connu, le murmurent en passant du bout des lèvres, et s’étonnent ensuitede vous l’entendre écorcher dans le plus bel accent, vous en voudraient presque de cesentrées manquées, enguirlandées de petits sourires, qui suivent une annonce mal faite.Chez M. Jansoulet, ce qui me rendait la besogne encore plus difficile, c’était cette massed’étrangers, Turcs, Égyptiens, Persans, Tunisiens. Je ne parle pas des Corses, trèsnombreux aussi ce jour-là, parce que, pendant mes quatre ans de séjour à la Territoriale,je me suis habitué à prononcer ces noms ronflants, interminables, toujours suivis de celuide la localité : « Paganetti de Porto-Vecchio, Bastelica de Bonifacio, Paianatchi deBarbicaglia. »

Je me plaisais à moduler ces syllabes italiennes, à leur donner toutes leurs sonorités,et je voyais bien aux airs stupéfaits de ces braves insulaires combien ils étaient charméset surpris d’être introduits de cette façon dans la haute société continentale. Mais avec lesTurcs, ces pachas, ces beys, ces effendis, j’avais bien plus de peine, et il dut m’arriver deprononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, à deux reprises différentes, m’envoya direde faire plus attention aux noms qu’on me donnait, et surtout d’annoncer plusnaturellement. Cette observation, formulée à haute voix devant l’antichambre avec unecertaine brutalité, m’indisposa beaucoup, m’empêcha – en ferai-je l’aveu ? – de plaindrece gros parvenu quand j’appris, au courant de la soirée, que de cruelles épines se

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glissaient dans son lit de roses.De dix heures et demie à minuit, le timbre ne cessa de retentir, les voitures de rouler

sous le porche, les invités de se succéder, députés, sénateurs, conseillers d’État,conseillers municipaux, qui avaient bien plus l’air de venir à une réunion d’actionnairesqu’à une soirée de gens du monde. À quoi cela tenait-il ? Je ne parvenais pas à m’enrendre compte, mais un mot du suisse Nichlauss m’ouvrit les yeux.

« Remarquez-vous, monsieur Passajon, me dit ce brave serviteur, debout en face demoi, la hallebarde au poing, remarquez-vous comme nous avons peu de dames ? »

C’était cela, pardieu !... Et nous n’étions pas que nous deux à en faire la remarque. Àchaque nouvel arrivant, j’entendais le Nabab, qui se tenait près de la porte, s’écrier avecconsternation, de sa grosse voix de Marseillais enrhumé :

« Tout seul ? »L’invité s’excusait tout bas... Mn mn mn mn... sa dame un peu souffrante... Bien

regretté certainement... Puis il en arrivait un autre ; et la même question amenait lamême réponse.

À force d’entendre ce mot de « tout seul », on avait fini par en plaisanter àl’antichambre ; chasseurs et valets de pied se le jetaient l’un à l’autre quand entrait uninvité nouveau « tout seul ! » Et l’on riait, on se faisait un bon sang... Mais M. Nichlauss,avec sa grande habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu près générale dusexe n’était pas naturelle.

« Ça doit être l’article du Messager », disait-il.Tout le monde en parlait de ce mâtin d’article, et devant la glace entourée de fleurs où

chaque invité se contrôlait avant d’entrer, je surprenais des bouts de dialogue à voix bassedans ce genre-ci :

« Vous avez lu ?– C’est épouvantable.– Croyez-vous la chose possible ?– Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai préféré ne pas amener ma femme.– J’ai fait comme vous... Un homme peut aller partout sans se compromettre...– Certainement... Tandis qu’une femme... »Puis ils entraient, le claque sous le bras, avec cet air vainqueur des hommes mariés

que leurs épouses n’accompagnent pas.Quel était donc ce journal, cet article terrible qui menaçait à ce point l’influence d’un

homme si riche ? Malheureusement mon service me retenait ; je ne pouvais descendre àl’office ni au vestiaire pour m’informer, causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseursque le voyais debout au pied de l’escalier s’amusant à brocarder les gens qui montaient...Qu’est-ce que vous voulez ? Les maîtres sont trop esbroufeurs aussi. Comment ne pas rireen voyant passer, l’air insolent et le ventre creux, le marquis et la marquise de Bois-l’Héry, après tout ce qu’on nous a conté sur les trafics de monsieur et les toilettes demadame ? Et le ménage Jenkins si tendre, si uni, le docteur attentionné mettant à sadame une dentelle sur les épaules de peur qu’elle s’enrhume dans l’escalier ; ellesouriante et attifée, tout en velours, long comme cela de traîne, s’appuyant au bras de sonmari de l’air de dire : « Comme je suis bien », quand je sais, moi, que depuis la mort de

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l’Irlandaise, sa vraie légitime, le docteur médite de se débarrasser de son vieux cramponpour pouvoir épouser une jeunesse, et que le vieux crampon passe les nuits à se désoler, àronger de larmes ce qu’il lui reste de beauté.

Le plaisant, c’est que pas une de ces personnes ne se doutait des bons quolibets, desblagues qu’on leur crachait dans le dos au passage, de ce que la queue des robes ramassaitde saletés sur le tapis du vestibule, et tout ce monde-là vous avait des mines dédaigneusesà mourir de rire.

Les deux dames que je viens de nommer, l’épouse du gouverneur, une petite Corse àqui ses gros sourcils, ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en dessous donnentl’air d’une Auvergnate débarbouillée, bonne pâte du reste, et riant tout le temps exceptéquand son mari regarde les autres femmes, plus quelques Levantines aux diadèmes d’orou de perles, moins réussies que la nôtre, mais toujours dans le même genre, des femmesde tapissiers, de joailliers, fournisseurs habituels de la maison, avec des épaules largescomme des devantures et des toilettes où la marchandise n’avait pas été épargnée ; enfinquelques ménages d’employés de la Territoriale en robes pleurardes et la queue du diabledans leur poche, voilà ce qui représentait le beau sexe de la réunion, une trentaine dedames noyées dans un millier d’habits noirs, autant dire qu’il n’y en avait pas. De temps àautre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet, qui faisaient le service des plateaux nous mettaientau courant de ce qui se passait dans les salons.

« Ah ! mes enfants, si vous voyiez ça, c’est d’un noir c’est d’un lugubre... Les hommesne démarrent pas des buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en rond, às’éventer sans rien dire. La Grosse ne parle à personne. Je crois qu’elle pionce... C’estmonsieur qui fait une tête !... Allons, père Passajon, un verre de château-la-rose... Ça vousdonnera du ton. »

Elle était charmante envers moi, toute cette jeunesse et prenait un malin plaisir à mefaire les honneurs de la cave, si souvent et à si grands coups que ma langue commençait àdevenir lourde, incertaine ; et comme me disaient ces jeunes gens dans leur langage unpeu libre : « Mon oncle, vous bafouillez. » Heureusement que le dernier des effendisvenait d’arriver et qu’il n’y avait plus personne à annoncer ; car, j’avais beau m’endéfendre, chaque fois que je m’avançais entre les tentures pour jeter un nom à la grandevolée, je voyais les lustres des salons tourner en rond avec des centaines de milliers delumières papillotantes, et les parquets partir de biais glissants et droits comme desmontagnes russes. Je devais bafouiller, c’est sûr.

L’air vif de la nuit, quelques ablutions à la pompe de la cour eurent vite raison de cepetit malaise, et, quand j’entrai au vestiaire, il n’y paraissait plus. Je trouvai nombreuse etjoyeuse compagnie autour d’une « marquise » au champagne dont toutes mes nièces, engrande tenue, cheveux bouffants et cravates de ruban rose prenaient très bien leur partmalgré des cris, de petites grimaces ravissantes qui ne trompaient personne.Naturellement on parlait du fameux article, un article de Moëssard, à ce qu’il paraît, pleinde révélations épouvantables sur toutes sortes de métiers déshonorants qu’aurait faits leNabab, il y a quinze ou vingt ans, à son premier séjour à Paris.

C’était la troisième attaque de ce genre que le Messager publiait depuis huit jours, etce gueux de Moëssard avait la malice d’envoyer chaque fois le numéro sous bande place

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Vendôme.M. Jansoulet recevait cela le matin avec son chocolat ; et à la même heure ses amis et

ses ennemis, car un homme comme le Nabab ne saurait être indifférent à aucun, lisaient,commentaient, se traçaient vis-à-vis de lui une ligne de conduite pour ne pas secompromettre. Il faut croire que l’article d’aujourd’hui était bien tapé tout de même ; carJansoulet le cocher nous racontait que tantôt au Bois son maître n’avait pas échangé dixsaluts en dix tours de lac, quand ordinairement il ne garde pas plus son chapeau sur satête qu’un souverain en promenade. Puis, lorsqu’ils sont rentrés, voilà une autre affaire.Les trois garçons venaient d’arriver à la maison, tout en larmes et consternés, ramenés ducollège Bourdaloue par un bon père, dans l’intérêt même de ces pauvres petits, auxquelson avait donné un congé temporaire pour leur éviter d’entendre au parloir ou dans la courquelque méchant propos, une allusion blessante. Là-dessus le Nabab s’est mis dans unefureur terrible qui lui a fait démolir un service de porcelaine, et il paraît que sans M. deGéry il serait allé tout d’un pas casser la tête au Moëssard.

« Et qu’il aurait bien fait, dit M. Noël entrant sur ces derniers mots, très animé, luiaussi... Il n’y a pas une ligne de vraie dans l’article de ce coquin. Mon maître n’était jamaisvenu à Paris avant l’année dernière. De Tunis à Marseille, de Marseille à Tunis, voilà tousses voyages. Mais cette fripouille de journaliste se venge de ce que nous lui avons refusévingt mille francs.

– En cela vous avez eu grand tort, fit alors M. Francis, le Francis à Monpavon, ce vieilélégant dont l’unique dent branle au milieu de la bouche à chaque mot qu’il dit, mais queces demoiselles regardent tout de même d’un œil favorable à cause de ses bellesmanières... Oui, vous avez eu tort. Il faut savoir ménager les gens, tant qu’ils peuventnous servir ou nous nuire. Votre Nabab a tourné trop vite le dos à ses amis après lesuccès ; et de vous à moi, mon cher, il n’est pas assez fort pour se payer de ces coups-là. »

Je crus pouvoir prendre la parole à mon tour :« Ça c’est vrai, monsieur Noël, que votre bourgeois n’est plus le même depuis son

élection. Il a adopté un ton, des manières. Avant-hier, à la Territoriale, il nous a fait unbranle-bas dont on n’a pas d’idée. On l’entendait crier en plein conseil : « Vous m’avezmenti, vous m’avez volé et rendu voleur autant que vous... Montrez-moi vos livres, tas dedrôles. « S’il a traité le Moëssard de cette façon, je ne m’étonne plus que l’autre se vengedans son journal.

– Mais, enfin, est-ce qu’il dit cet article, demanda M. Barreau, qui est-ce qui l’a lu ? »Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulu l’acheter ; mais à Paris le scandale se

vend comme du pain. À dix heures du matin, il n’y avait plus un numéro du Messager surla place. Alors une de mes nièces, une délurée s’il en fut, eut l’idée de chercher dans lapoche d’un de ces nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignés dans descasiers. Au premier qu’elle atteignit :

« Le voilà ! dit l’aimable enfant d’un air de triomphe en tirant un Messager froissé auxplis comme une feuille qu’on vient de lire.

– En voilà un autre ! » cria Tom Bois-l’Héry, qui cherchait de son côté. Troisième par-dessus, troisième Messager. Et dans tous la même chose ; fourré au fond des poches oulaissant dépasser son titre, le journal était partout comme l’article devait être dans toutes

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les mémoires, et l’on se figurait le Nabab là-haut échangeant des phrases aimables avecses invités qui auraient pu lui réciter par cœur les horreurs imprimées sur son compte.Nous rîmes tous beaucoup à cette idée ; mais il nous tardait de connaître à notre tourcette page curieuse.

« Voyons, père Passajon, lisez-nous ça tout haut. »C’était le vœu général et j’y souscrivis.Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quand je lis haut, je me gargarise avec ma

voix, je fais des nuances et des fioritures, de telle sorte que je ne comprends rien à ce queje dis, comme ces chanteurs à qui le sens des phrases importe peu pourvu que la note ysoit... Cela s’appelait « le Bateau de fleurs... » Une histoire assez embrouillée avec desnoms chinois, où il était question d’un mandarin très riche, nouvellement passé depremière classe, et qui avait tenu dans les temps un « bateau de fleurs » amarré tout aubout de la ville près d’une barrière fréquentée par les guerriers... Au dernier mot del’article, nous n’étions pas plus avancés qu’au commencement. On essayait bien decligner de l’œil, de faire le malin ; mais, franchement, il n’y avait pas de quoi. Un vrairébus sans image ; et nous serions encore plantés devant, si le vieux Francis, quidécidément est un mâtin pour ses connaissances de toutes sortes, ne nous avait expliquéque cette barrière aux guerriers devait être l’École militaire et que le « bateau de fleurs »n’avait pas un aussi joli nom que ça en bon français. Et ce nom, il le dit tout haut malgréles dames... Quelle explosion de cris, de ah ! de oh ! les uns disant : « Je m’en doutais... »Les autres : « Ça n’est pas possible... »

« Permettez, ajouta Francis, ancien trompette au neuvième lancier, le régiment deMora et de Monpavon, permettez... Il y a une vingtaine d’années, à mon dernier semestre,j’ai été caserné à l’École militaire, et je me rappelle très bien qu’il y avait près de labarrière un sale bastringue appelé le bal Jansoulet avec un petit garni au-dessus et deschambres à cinq sous l’heure où l’on passait entre deux contredanses...

– Vous êtes un infâme menteur, dit M. Noël hors de lui, filou et menteur comme votremaître, Jansoulet n’est jamais venu à Paris avant cette fois. »

Francis était assis un peu en dehors du cercle que nous faisions tous autour de la« marquise », en train de siroter quelque chose de doux parce que le champagne lui faitmal aux nerfs et puis que ce n’est pas une boisson assez chic. Il se leva gravement, sansquitter son verre, et, s’avançant vers M. Noël, il lui dit d’un air posé :

« Vous manquez de tenue, mon cher. Déjà l’autre soir, chez vous, j’ai trouvé votre tongrossier et malséant. Cela ne sert à rien d’insulter les gens, d’autant que je suis prévôt desalle, et que, si nous menions les choses plus loin, je pourrais vous fourrer deux poucesde fer dans le corps à l’endroit qu’il me plairait, mais je suis bon garçon. Au lieu d’un coupd’épée, j’aime mieux vous donner un conseil dont votre maître pourra tirer profit. Voici ceque je ferais à votre place : j’irais trouver Moëssard et je l’achèterais sans marchander.Hemerlingue lui a donné vingt mille francs pour parler, je lui en offrirais trente millepour se taire.

– Jamais... jamais..., vociféra M. Noël... J’irai plutôt lui dévisser la tête à ce scélérat debandit.

– Vous ne dévisserez rien du tout. Que la calomnie soit vraie ou fausse, vous en avez

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vu l’effet ce soir. C’est un échantillon des plaisirs qui vous attendent. Que voulez-vous,mon cher ? Vous avez jeté trop tôt vos béquilles et prétendu marcher tout seul. C’est bonquand on est d’aplomb, ferme sur ses jambes ; mais quand on n’a pas déjà le pied trèssolide, et qu’on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses trousses, mauvaise affaire...Avec ça, votre patron commence à manquer d’argent : il a fait des billets au vieuxSchwalbach, et ne me parlez pas d’un Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vous avezdes tas de millions restés là-bas, mais il faudrait être validé pour y toucher, et encorequelques articles comme celui d’aujourd’hui, je vous réponds que vous n’y parviendrezpas... Vous prétendez lutter avec Paris, mon bon, mais vous n’êtes pas de taille, vous n’yconnaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient, et si on ne tord pas le cou aux gensqui vous déplaisent, si on ne les jette pas à l’eau dans un sac de cuir, on a d’autres façonsde les faire disparaître. Noël, que votre maître y prenne garde... Un de ces matins Parisl’avalera comme j’avale cette prune, sans cracher le noyau ni la peau ! »

Il était terrible, ce vieux, et malgré son maquillage je me sentais venir du respect pourlui. Pendant qu’il parlait, on entendait là-haut la musique, les chants de la soirée, et sur laplace les chevaux des municipaux qui secouaient leurs gourmettes. Du dehors, notre fêtedevait avoir beaucoup d’éclat, toute flambante de ses milliers de bougies, le grand portaililluminé. Et quand on pense que la ruine était peut-être là-dessous ! Nous nous tenions làdans le vestibule comme des rats qui se consultent à fond de cale, quand le navirecommence à faire eau sans que l’équipage s’en doute encore, et je voyais bien que laquaiset filles de chambre, tout ce monde ne serait pas long à décamper à la première alerte...Est-ce qu’une catastrophe serait possible ?... Mais alors, moi, qu’est-ce que je deviendrais,et la Territoriale, et mes avances, et mon arriéré ?... Il m’a laissé froid dans le dos, ceFrancis.

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XVI

Un homme public

La chaleur lumineuse d’un clair après-midi de mai tiédissait en vitrages de serre les

hautes croisées de l’hôtel de Mora, dont les transparents de soie bleue se voyaient dudehors entre les branches, et ses larges terrasses, où les fleurs exotiques sorties pour lapremière fois de la saison couraient en bordure tout le long du quai. Les grands râteauxtraînant parmi les massifs du jardin traçaient dans le sable des allées les pas légers del’été, tandis que le bruit fin des pommes d’arrosage sur la verdure des pelouses semblaitsa chanson rafraîchissante.

Tout le luxe de la résidence princière s’épanouissait dans l’heureuse douceur de latempérature, empruntant une beauté grandiose au silence, au repos de cette heureméridienne, la seule où l’on n’entendît pas le roulement des voitures sous les voûtes, lebattement des grandes portes d’antichambre et cette vibration perpétuelle que faisaitcourir dans le lierre des murailles le tirage des timbres d’arrivée ou de sortie, comme lapalpitation fiévreuse de la vie d’une maison mondaine. On savait que jusqu’à trois heuresle duc recevait au ministère, que la duchesse, une Suédoise encore engourdie des neigesde Stockholm, sortait à peine de ses courtines somnolentes ; aussi personne ne venait,visiteurs ni solliciteurs, et les valets de pied, perchés comme des flamants sur les marchesdu perron désert, l’animaient seuls de l’ombre grêle de leurs longues jambes et de leurbâillant ennui d’oisiveté.

Par exception pourtant ce jour-là le coupé marron de Jenkins attendait dans un coinde la cour. Le duc, souffrant depuis la veille, s’était senti plus mal en sortant de table, etbien vite avait mandé l’homme aux perles pour l’interroger sur son état singulier. Dedouleur nulle part, du sommeil et de l’appétit comme à l’ordinaire ; seulement unelassitude incroyable et l’impression d’un froid terrible que rien ne pouvait dissiper. Ainsien ce moment, malgré le beau soleil printanier qui inondait sa chambre et pâlissait laflambée montant dans la cheminée comme au cœur de l’hiver, le duc grelottait sous sesfourrures bleues, entre ses petits paravents, et, tout en donnant des signatures à unattaché de son cabinet sur une table basse en laque dorée qui s’écaillait, tellement elleétait près du feu, il tendait à chaque instant ses doigts engourdis vers la flamme, qui

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aurait pu les brûler à la surface sans rendre une circulation de vie à leur rigidité blafarde.Était-ce l’inquiétude causée par le malaise de son illustre client ? Mais Jenkins

paraissait nerveux, frémissant, arpentait les tapis à grands pas, furetant, flairant de droiteet de gauche, cherchant dans l’air quelque chose qu’il croyait y être, quelque chose desubtil et d’insaisissable comme la trace d’un parfum ou le sillon invisible que laisse unpassage d’oiseau. On entendait le pétillement du bois dans la cheminée, le bruit despapiers feuilletés à la hâte, la voix indolente du duc indiquant d’un mot toujours précis etnet une réponse à une lettre de quatre pages, et les monosyllabes respectueux del’attaché : « Oui, monsieur le ministre... Non, monsieur le ministre », puis le grincementd’une plume rebelle et lourde. Dehors, les hirondelles sifflaient joyeusement au-dessusde l’eau, une clarinette jouait vers les ponts.

« C’est impossible, dit tout à coup le ministre d’État en se levant... Emportez ça,Lartigues ; vous reviendrez demain... Je ne peux pas écrire... J’ai trop froid... Tenezdocteur, tâtez mes mains, si on ne dirait pas qu’elles sortent d’un seau d’eau frappée...Depuis deux jours, tout mon corps est ainsi... Est-ce assez ridicule avec le temps qu’ilfait !

– Ça ne m’étonne pas... » grommela l’Irlandais d’un ton maussade et bref, peuordinaire chez ce melliflue.

La porte s’était refermée sur le jeune attaché remportant ses paperasses avec uneraideur majestueuse, mais bien heureux. j’imagine, de se sentir détaché et de pouvoir,avant de retourner au ministère, flâner une heure ou deux dans les Tuileries, pleines detoilettes printanières et de jolies filles assises autour des chaises encore vides de lamusique, sous les marronniers en fleur où courait des pieds à la cime le grand frisson dumois des nids. Il n’était pas gelé, lui, l’attaché...

Jenkins, silencieux, examinait son malade, auscultait, percutait, puis, sur ce même tonde rudesse que pouvait à la rigueur expliquer son affection inquiète, l’irritation dumédecin qui voit ses instructions transgressées :

« Ah çà ! mon cher duc, quelle vie faites-vous donc depuis quelque temps ? »Il savait par des racontars d’antichambre chez ses clients familiers, le docteur ne les

dédaignait pas, il savait que le duc avait une nouvelle, que ce caprice de fraîche date lepossédait, l’agitait d’une façon extraordinaire, et cela joint à d’autres remarques faitesailleurs mettait dans l’esprit de Jenkins un soupçon, un désir fou de connaître le nom decette nouvelle. C’est ce qu’il essayait de deviner sur le front pâli de son malade, cherchantle fond de sa pensée bien plus que le fond de son mal. Mais il avait affaire à un de cesvisages d’hommes à bonnes fortunes, hermétiquement clos comme les coffrets à secretqui contiennent des bijoux et des lettres de femmes, une de ces discrétions fermées d’unregard froid et bleu, regard d’acier où se brisent les perspicacités astucieuses.

« Vous vous trompez, docteur, répondit l’excellence tranquillement... Je n’ai rienchangé à mes habitudes.

– Eh bien ! monsieur le duc, vous avez eu tort » fit l’Irlandais avec brutalité, furieuxde ne rien découvrir.

Et tout de suite sentant qu’il allait trop loin, il délaya sa mauvaise humeur et lasévérité de son diagnostic dans une tisane de banalités, d’axiomes... Il fallait prendre

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garde... La médecine n’était pas de la magie... La puissance des perles Jenkins s’arrêtaitaux forces humaines, aux nécessités de l’âge, aux ressources de la nature qui,malheureusement, ne sont pas inépuisables. Le duc l’interrompit d’un ton nerveux :

« Voyons, Jenkins, vous savez bien que je n’aime pas les phrases... ça ne va donc paspar là ?... Qu’est-ce que j’ai ?... D’où vient ce froid ?

– C’est de l’anémie, de l’épuisement... une baisse d’huile dans la lampe.– Que faut-il faire ?– Rien. Un repos absolu... Manger, dormir, pas plus... Si vous pouviez aller passer

quelques semaines à Grandbois... »Mora haussa les épaules :« Et la Chambre, et le Conseil, et... ? Allons donc ! Est-ce que c’est possible ?– En tout cas, monsieur le duc, il faut enrayer, comme disait l’autre, renoncer

absolument... »Jenkins fut interrompu par l’entrée de l’huissier de service qui discrètement sur la

pointe des pieds, comme un maître de danse, venait remettre une lettre et une carte auministre d’État toujours frissonnant devant le feu. En voyant cette enveloppe d’un gris desatin, d’une forme originale, l’Irlandais tressaillait involontairement, tandis que le duc, salettre ouverte et parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux joues ces couleurs légères desanté factice que toute l’ardeur du brasier n’avait pu lui donner.

« Mon cher docteur, il faut à tout prix... »L’huissier, debout, attendait.« Est-ce qu’il y a ?... Ah ! oui, cette carte... Faites entrer dans la galerie. J’y vais. »La galerie du duc de Mora, ouverte aux visiteurs deux fois par semaine, était pour lui

comme un terrain neutre, un endroit public où il pouvait voir n’importe qui sanss’engager ni se compromettre... Puis, l’huissier dehors :

« Jenkins, mon bon, vous avez déjà fait des miracles pour moi. Je vous en demande unencore. Doublez la dose de mes perles, inventez quelque chose, ce que vous voudrez...Mais il faut que je sois alerte pour dimanche... Vous m’entendez, tout à fait alerte. »

Et, sur la petite lettre qu’il tenait, ses doigts réchauffés et fiévreux se crispaient avecun frémissement de convoitise.

« Prenez garde, monsieur le duc », dit Jenkins, très pâle, les lèvres serrées, « je nevoudrais pas vous alarmer outre mesure sur votre état de faiblesse, mais il est de mondevoir... »

Mora eut un joli sourire d’insolence :« Votre devoir et mon plaisir sont deux, mon brave. Laissez-moi brûler ma vie, si cela

m’amuse. Je n’ai jamais eu d’aussi belle occasion que cette fois. »Il tressaillit :« La duchesse... »Une porte sous tenture venait de s’ouvrir livrant passage à une folle petite tête

ébouriffée en blond, toute vaporeuse dans les dentelles et les fanfreluches d’un saut-du-lit princier :

« Qu’est-ce qu’on m’apprend ? Vous n’êtes pas sorti ?... Mais grondez-le donc, docteur.Est-ce pas qu’il a tort de tant s’écouter ?... Regardez-le. Une mine superbe.

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– Là... Vous voyez, dit le duc, en riant, à l’Irlandais... Vous n’entrez pas, duchesse ?– Non, je vous enlève, au contraire. Mon oncle d’Estaing m’a envoyé une cage pleine

d’oiseaux des îles. Je veux vous les montrer... Des merveilles de toutes les couleurs, avecde petits yeux en perles noires... Et frileux, frileux, presque autant que vous.

– Allons voir ça, dit le ministre. Attendez-moi Jenkins. Je reviens. »Puis, s’apercevant qu’il tenait toujours sa lettre à la main, il la jeta négligemment dans

le tiroir de sa petite table aux signatures, et sortit derrière la duchesse, avec un beau sang-froid de mari habitué à ces évolutions.

Quel prodigieux ouvrier, quel fabricant de joujoux incomparable a pu douer le masquehumain de sa souplesse de ressorts, de son élasticité merveilleuse ? Rien de joli commecette figure de grand seigneur surpris son adultère aux dents, les pommettes enflamméespar des mirages de voluptés promises, et s’apaisant à la minute dans une sérénité detendresse conjugale ; rien de plus beau que l’obséquiosité béate, le sourire paterne, à laFranklin, de Jenkins en présence de la duchesse, faisant place tout à coup, lorsqu’il setrouva seul, à une farouche expression de colère et de haine, une pâleur de crime, lapâleur d’un Castaing ou d’un Lapommerais roulant ses trahisons sinistres.

Un coup d’œil rapide à chacune des deux portes, et tout de suite il fut devant le tiroirplein de papiers précieux, où la petite clé d’or restait à demeure avec une négligenceinsolente qui semblait dire : « On n’osera pas. »

Jenkins osa, lui.La lettre était là, sur un tas d’autres, la première. Le grain du papier, trois mots

d’adresse jetés d’une écriture simple et hardie, et puis le parfum, ce parfum grisant,évocateur, l’haleine même de sa bouche divine... C’était donc vrai, son amour jaloux nel’avait pas trompé, ni la gêne qu’on éprouvait devant lui depuis quelque temps, ni les airscachottiers et rajeunis de Constance, ni ces bouquets magnifiquement épanouis dansl’atelier comme à l’ombre mystérieuse d’une faute... Cet orgueil indomptable se rendaitdonc enfin ? Mais alors pourquoi pas lui Jenkins ?

Lui qui l’aimait depuis si longtemps, depuis toujours, qui avait dix ans de moins quel’autre et qui ne grelottait pas, certes !... Toutes ces pensées lui traversaient la tête,comme des fers de flèche lancés d’un arc infatigable. Et, criblé, déchiré, les yeux aveuglésde sang, il restait là, regardant la petite enveloppe satinée et froide qu’il n’osait pas ouvrirde peur de s’enlever un dernier doute, quand un bruissement de tenture, qui lui fitvivement rejeter la lettre et refermer le tiroir merveilleusement ajusté de la table delaque, l’avertit que quelqu’un venait d’entrer.

« Tiens ! c’est vous, Jansoulet, comment êtes-vous là ?– Son Excellence m’a dit de venir l’attendre dans sa chambre », répondit le Nabab très

fier d’être introduit ainsi dans l’intimité des appartements, à une heure surtout où l’on nerecevait pas. Le fait est que le duc commençait à montrer une réelle sympathie à cesauvage. Pour plusieurs raisons : d’abord il aimait les audacieux, les affronteurs, lesaventuriers à bonne étoile. N’en était-il pas un lui-même ? Puis le Nabab l’amusait ; sonaccent, ses manières rondes, sa flatterie un peu brutale et impudente le reposaient del’éternel convenu de l’entourage, de ce fléau administratif et courtisanesque dont il avaithorreur – la phrase – si grande horreur qu’il n’achevait jamais la période commencée. Le

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Nabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois plein de surprises ; avec cela trèsbeau-joueur, perdant sans sourciller au cercle de la rue Royale des parties d’écarté à cinqmille francs la fiche. Et si commode quand on voulait se débarrasser d’un tableau,toujours prêt à l’acheter, n’importe à quel prix. À ces motifs de sympathie condescendanteétait venu se joindre en ces derniers temps un sentiment de pitié et d’indignation en facede l’acharnement qu’on mettait à poursuivre ce malheureux, de cette guerre lâche et sansmerci, si bien menée que l’opinion publique, toujours crédule et le cou tendu pourprendre le vent, commençait à s’influencer sérieusement. Il faut rendre cette justice àMora qu’il n’était pas un suiveur de foule. En voyant dans un coin de la galerie la figuretoujours bonasse mais un peu piteuse et déconfite du Nabab, il s’était trouvé lâche de lerecevoir là et l’avait fait monter dans sa chambre.

Jenkins et Jansoulet, assez gênés en face l’un de l’autre, échangèrent quelques parolesbanales. Leur grande amitié s’était bien refroidie depuis quelque temps, Jansoulet ayantrefusé net tout nouveau subside à l’œuvre de Bethléem, ce qui laissait l’affaire sur les brasde l’Irlandais, furieux de cette défection, bien plus furieux encore à cette minute den’avoir pu ouvrir la lettre de Félicia avant l’arrivée de l’intrus. Le Nabab de son côté sedemandait si le docteur allait assister à la conversation qu’il désirait avoir avec le duc ausujet des allusions infâmes dont le Messager le poursuivait, inquiet aussi de savoir si cescalomnies n’avaient pas refroidi ce souverain bon vouloir qui lui était si nécessaire aumoment de la vérification. L’accueil reçu dans la galerie l’avait à demi tranquillisé ; il lefut tout à fait, quand le duc rentra et vint vers lui, la main tendue :

« Eh bien ! mon pauvre Jansoulet, j’espère que Paris vous fait payer cher la bienvenue.En voilà des criailleries, et de la haine, et des colères.

– Ah ! monsieur le duc, si vous saviez...– Je connais..., j’ai lu..., dit le ministre se rapprochant du feu.– J’espère bien que Votre Excellence ne croit pas ces infamies... D’ailleurs j’ai là...

J’apporte la preuve. »De ses fortes pattes velues, tremblantes d’émotion, il fouillait dans les papiers d’un

énorme portefeuille en chagrin qu’il tenait sous le bras.« Laissez... laissez... Je suis au courant de tout cela... Je sais que volontairement ou

non on vous confond avec une autre personne, que des considérations de famille... »Devant l’effarement du Nabab, stupéfait de le voir si bien renseigné, le duc ne put

s’empêcher de sourire :« Un ministre d’État doit tout savoir... Mais soyez tranquille. Vous serez validé quand

même. Et une fois validé... »Jansoulet eut un soupir de soulagement :« Ah ! monsieur le duc, que vous me faites du bien en me parlant ainsi. Je

commençais à perdre toute confiance... Mes ennemis sont si puissants... Avec ça unemauvaise chance. Comprenez-vous que c’est justement Le Merquier qui est chargé defaire le rapport sur mon élection.

– Le Merquier ?... diable !...– Oui, Le Merquier, l’homme d’affaires d’Hemerlingue, ce sale cafard qui a converti la

baronne, sans doute parce que sa religion lui défendait d’avoir pour maîtresse une

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musulmane.– Allons, allons, Jansoulet...– Que voulez-vous, monsieur le duc ?... La colère vous vient, aussi... Songez à la

situation où ces misérables me mettent... Voilà huit jours que je devrais être validé etqu’ils font exprès de reculer la séance, parce qu’ils savent la terrible position dans laquelleje me trouve, toute ma fortune paralysée, le bey qui attend la décision de la Chambre poursavoir s’il peut ou non me détrousser... J’ai quatre-vingts millions là-bas, monsieur le duc,et ici je commence à tirer la langue... Pour peu que cela dure... »

Il essuya les grosses gouttes de sueur qui coulaient sur ses joues.« Eh bien ! moi, j’en fais mon affaire de cette validation, dit le ministre avec une

certaine vivacité... Je vais écrire à Chose de presser son rapport ; et quand je devrais mefaire porter à la Chambre...

– Votre Excellence est malade ? demanda Jansoulet sur un ton d’intérêt qui n’avaitrien de menteur, je vous jure.

– Non... un peu de faiblesse... Nous manquons de sang ; mais Jenkins va nous enrendre... Est-ce pas, Jenkins ? »

L’Irlandais, qui n’écoutait pas, eut un geste vague.« Tonnerre ! Moi qui en ai trop, du sang... » Et le Nabab élargissait sa cravate autour

de son cou gonflé, apoplectisé par l’émotion, la chaleur de la pièce... « Si je pouvais vousen céder un peu, monsieur le duc.

– Ce serait un bonheur pour tous deux, fit le ministre d’État avec une pâle ironie...Pour vous surtout qui êtes un violent et qui dans ce moment-ci auriez besoin de tant decalme... Prenez garde à cela, Jansoulet. Méfiez-vous des emballements, des coups decolère où l’on voudrait vous pousser... Dites-vous bien maintenant que vous êtes unhomme public, monté sur une estrade ? et dont on voit de loin tous les gestes... Lesjournaux vous injurient, ne les lisez pas si vous ne pouvez cacher l’émotion qu’ils vouscausent... Ne faites pas ce que j’ai fait, moi, avec mon aveugle du pont de la Concorde, cetaffreux joueur de clarinette qui me gâte ma vie depuis dix ans à me seriner tout le jour :« De tes fils Norma... » J’ai tout essayé pour le faire partir de là, l’argent, les menaces.Rien n’a pu le décider... La police ? Ah ! bien oui... Avec les idées modernes, ça devienttoute une affaire de déménager un aveugle de dessus son pont... Les journaux del’opposition en parleraient, les Parisiens en feraient une fable... Le Savetier et leFinancier... Le Duc et la Clarinette... Il faut que je me résigne... C’est ma faute, du reste. Jen’aurais pas dû montrer à cet homme qu’il m’agaçait... Je suis sûr que mon supplice est lamoitié de sa vie maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec son chien, sonpliant, son affreuse musique, et se dit : « Allons embêter le duc de Mora. « Pas un jour iln’y manque, le misérable... Tenez ! si j’entrouvrais seulement la fenêtre, vous entendriezce déluge de petites notes aigres par-dessus le bruit de l’eau et des voitures... Eh bien ! cejournaliste du Messager c’est votre clarinette, à vous ; si vous lui laissez voir que samusique vous fatigue, il ne finira jamais... Là-dessus, mon cher député, je vous rappelleque vous avez réunion à trois heures dans les bureaux, et je vous renvoie bien vite à laChambre. »

Puis, se tournant vers Jenkins :

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« Vous savez ce que je vous ai demandé, docteur... Des perles pour après-demain... Etcarabinées !... »

Jenkins tressaillit, se secoua comme au saut d’un rêve :« C’est entendu, mon cher duc, on va vous donner du souffle... Oh ! mais du souffle... à

gagner le grand prix du Derby. »Il salua et sortit en riant, un vrai rire de loup aux dents écartées et toutes blanches. Le

Nabab prit congé à son tour, le cœur plein de gratitude, mais n’osant rien en laisser voir àce sceptique, en qui toute démonstration éveillait une méfiance. Et le ministre d’Étatresté seul, pelotonné devant le feu grésillant et brûlant, abrité dans la chaleur capitonnéede son luxe, doublée ce jour-là par la caresse fiévreuse d’un beau soleil de mai, seremettait à grelotter, à grelotter si fort que la lettre de Félicia, rouverte au bout de sesdoigts blêmes, et qu’il lisait énamouré, tremblait avec des froissements soyeux d’étoffe.

C’est une situation bien singulière que celle d’un député dans la période qui suit son

élection et précède – comme on dit en jargon parlementaire – la vérification des pouvoirs.Un peu l’alternative du nouveau marié pendant les vingt-quatre heures séparant lemariage à la mairie de sa consécration par l’église. Des droits dont on ne peut user, undemi-bonheur, des demi-pouvoirs, la gêne de se tenir en deçà ou au-delà, le manqued’assiette précise. On est marié sans l’être, député sans en être bien sûr ; seulement, pourle député, cette incertitude se prolonge des jours et des semaines, et comme plus elledure, plus la validation devient problématique, c’est un supplice pour l’infortunéreprésentant à l’essai d’être obligé de venir à la Chambre, d’occuper une place qu’il negardera peut-être pas, d’entendre des discussions dont il est exposé à ne pas connaître lafin, de fixer dans ses yeux, dans ses oreilles le délicieux souvenir des séancesparlementaires avec leur houle de front chauves ou apoplectiques, leur brouhaha depapier froissé, de cris d’huissiers, de couteaux de bois tambourinant sur les tables, debavardages particuliers où la voix de l’orateur se détache en solo tonnant ou timide sur unaccompagnement continu.

Cette situation, déjà si énervante, se compliquait pour le Nabab de ces calomniesd’abord chuchotées, imprimées maintenant, circulant à des milliers d’exemplaires et quilui valaient d’être tacitement mis en quarantaine par ses collègues. Les premiers jours ilallait, venait, dans les couloirs, à la bibliothèque, à la buvette, à la salle des conférences,comme les autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins de ce majestueux dédale ; maisinconnu de la plupart, renié par quelques membres du cercle de la rue Royale quil’évitaient, détesté de toute la coterie cléricale dont Le Merquier était le chef, et du mondefinancier hostile à ce milliardaire puissant sur la hausse et la baisse comme ces bateauxde fort tonnage qui déplacent les eaux d’un port, son isolement ne faisait que s’accentueren changeant de place, et la même inimitié l’accompagnait partout.

Ses gestes, son allure en gardaient quelque chose de contraint, une sorte de méfiancehésitante. Il se sentait surveillé. S’il entrait un moment à la buvette, dans cette grandesalle claire ouverte sur les jardins de la présidence, qui lui plaisait parce que là, devant celarge comptoir de marbre blanc chargé de boissons et de vivres, les députés perdaient de

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leurs grands airs imposants, la morgue législative se faisait plus familière, rappelée aunaturel par la nature, il savait que le lendemain une note railleuse, offensante, paraîtraitdans le Messager, le présentant à ses éleveurs comme « un humeur de piot » émérite.

Encore une gêne pour lui, ces terribles électeurs.Ils arrivaient par bandes, envahissaient la salle des Pas-Perdus, galopaient en tous

sens comme de petits chevreaux ardents et noirs, s’appelant d’un bout à l’autre de la piècesonore : « Ô Pé !... Ô Tché !... » humant avec délices l’odeur de gouvernement,d’administration répandue, faisant des yeux doux aux ministres qui passaient, les suivantà la piste en reniflant, comme si de leurs poches vénérables, de leurs portefeuilles gonflésquelque prébende allait tomber ; mais entourant surtout « Moussiou » Jansoulet de tantde pétitions exigeantes, de réclamations, de démonstrations, que, pour se débarrasser dece tumulte gesticulant sur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui comme ledélégué d’une tribu de Touaregs au milieu d’un peuple civilisé, il était obligé d’implorerdu regard quelque huissier de service, au fait de ces sauvetages et qui venait tout affairélui dire « qu’on l’appelait tout de suite au huitième bureau ». Si bien que gêné partout,chassé des couloirs, des Pas-Perdus, de la buvette, le pauvre Nabab avait pris le parti de neplus quitter son banc où il se tenait immobile et muet toute la durée de la séance.

Il avait pourtant un ami à la Chambre, un député nouvellement élu dans les Deux-Sèvres, qu’on appelait M. Sarigue, pauvre homme assez semblable à l’animal inoffensif etdisgracié dont il portait le nom, avec son poil roux et grêle, ses yeux peureux sa démarchesautillante dans ses guêtres blanches. Timide à ne pas dire deux paroles sans bredouiller,presque aphone, roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche, ce qui achevaitd’empâter son discours ; on se demandait ce qu’un infirme pareil était venu faire àl’Assemblée, quelle ambition féminine en délire avait poussé vers les emplois publics cetêtre inapte à n’importe quelle fonction privée.

Par une ironie amusante du sort, Jansoulet, agité lui-même de toutes les inquiétudesde sa validation, était choisi dans le huitième bureau pour faire le rapport sur l’électiondes Deux-Sèvres, et M. Sarigue conscient de son incapacité, plein d’une peur horribled’être renvoyé honteusement dans ses foyers, rôdait humble et suppliant autour de cegrand gaillard tout crépu dont les omoplates larges sous une mince et fine redingote semouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu’un pauvre être anxieux comme lui secachait sous cette enveloppe solide.

En travaillant au rapport de l’élection des Deux-Sèvres, en dépouillant lesprotestations nombreuses, les accusations de manœuvre électorale, repas donnés, argentrépandu, barriques de vin mises en perce à la porte des mairies, le train habituel d’uneélection de ce temps-là, Jansoulet frémissait pour son propre compte. « Mais j’ai fait toutça, moi... », se disait-il, terrifié. Ah ! M. Sarigue pouvait être tranquille, jamais il n’auraitmis la main sur un rapporteur mieux intentionné, plus indulgent aussi, car le Nabab,prenant en pitié son patient, sachant par expérience combien cette angoisse d’attente estpénible, avait hâté la besogne, et l’énorme portefeuille qu’il portait sous le bras, ensortant de l’hôtel de Mora, contenait son rapport prêt à être lu au bureau.

Que ce fût ce premier essai de fonction publique, les bonnes paroles du duc ou letemps magnifique qu’il faisait dehors, délicieusement ressenti par ce Méridional aux

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impressions toutes physiques, habitué à évoluer au bleu du ciel et à la chaleur du soleil ;toujours est-il que les huissiers du Corps législatif virent paraître ce jour-là un Jansouletsuperbe et hautain qu’ils ne connaissaient pas encore. La voiture du gros Hemerlingue,entrevue à la grille, reconnaissable à la largeur inusitée de ses portières, acheva de leremettre en possession de sa vraie nature d’aplomb et toute en audace. « L’ennemi estlà... Attention. » En traversant la salle des Pas-Perdus, il aperçut en effet l’homme definance causant dans un coin avec Le Merquier le rapporteur, passa tout près d’eux et lesregarda d’un air triomphant qui fit penser aux autres : « Qu’est-ce qu’il y a donc ? »

Puis, enchanté de son sang-froid, il se dirigea vers les bureaux, vastes et hautes sallesouvrant à droite et à gauche sur un long corridor, et dont les grandes tables recouvertes detapis verts, les sièges lourds et uniformes étaient empreints d’une ennuyeuse solennité.On arrivait. Des groupes se plaçaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, despoignées de mains, des renversements de têtes, en ombres chinoises sur le fond lumineuxdes vitres. Il y avait là des gens qui marchaient le dos courbé, solitaires, comme écraséssous le poids des pensées qui plissaient leur front. D’autres se parlaient à l’oreille, seconfiant des nouvelles excessivement mystérieuses et de la dernière importance, le doigtaux lèvres, l’œil écarquillé d’une recommandation muette. Un bouquet provincialdistinguait tout cela, des variétés d’intonations, violences méridionales, accents traînardsdu Centre, cantilènes de Bretagne, fondus dans la même suffisance imbécile et ventrue ;des redingotes à la mode de Landerneau, des souliers de montagne, du linge filé dans lesdomaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de petite ville des expressions locales,des provincialismes introduits brusquement dans la langue politique et administrative,cette phraséologie flasque et incolore qui a inventé « les questions brûlantes revenant surl’eau » et les « individualités sans mandat ».

À voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiez dit les plus grands remueurs d’idées de laterre, malheureusement ils se transformaient les jours de séance, se tenaient collés à leurbanc, peureux comme des écoliers sous la férule du maître, riant avec bassesse auxplaisanteries de l’homme d’esprit qui les présidait ou prenant la parole pour despropositions stupéfiantes, de ces interruptions à faire croire que ce n’est pas seulementun type, mais toute une race qu’Henri Monnier a stigmatisée dans son immortel croquis.Deux ou trois orateurs pour toute la Chambre, le reste sachant très bien se camper devantla cheminée d’un salon de province, après un excellent repas chez le préfet, pour dired’une voix de nez « l’administration, Messieurs... » ou « le gouvernement del’empereur... » ; mais incapable d’aller plus loin.

D’ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouir par ces poses, ce bruit de rouet à vide quefont les importants ; mais aujourd’hui lui-même se trouvait à l’unisson général. Pendantqu’assis au milieu de la table verte, son portefeuille devant lui, ses deux coudes bienétalés dessus, il lisait le rapport rédigé par de Géry, les membres du bureau le regardaientémerveillés.

C’était un résumé net, limpide et rapide de leurs travaux de la quinzaine, dans lequelils retrouvaient leurs idées si bien exprimées qu’ils avaient grand-peine à les reconnaître.Puis, deux ou trois d’entre eux ayant trouvé que le rapport était trop favorable, qu’ilglissait trop légèrement sur certaines protestations parvenues au bureau, le rapporteur

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prit la parole avec une assurance étonnante, la prolixité, l’abondance des gens de sonpays, démontra qu’un député ne devait être responsable que jusqu’à un certain point del’imprudence de ses agents électoraux, qu’aucune élection ne résisterait sans cela à uncontrôle un peu minutieux ; et, comme au fond c’était sa propre cause qu’il plaidait, il yapportait une conviction, une chaleur irrésistible, en ayant soin de lâcher de temps à autreun de ces longs substantifs blafards à mille pattes, tels que la commission les aimait.

Les autres l’écoutaient, recueillis, se communiquant leurs impressions par deshochements de tête, faisant pour mieux fixer leur attention, des paraphes et desbonshommes sur leurs cahiers, ce qui allait bien avec le bruit écolier des couloirs, unmurmure de leçons récitées, et ces tas de moineaux qu’on entendait piailler sous lescroisées dans une cour dallée, entourée d’arcades, une vraie cour de collège. Le rapportadopté, on fit venir M. Sarigue pour quelques explications supplémentaires. Il arrivablême, défait, bégayant comme un criminel sans conviction, et vous auriez ri de voir dequel air d’autorité et de protection Jansoulet l’encourageait, le rassurait : « Remettez-vous donc, mon cher collègue... » Mais les membres du huitième bureau ne riaient pas.C’étaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leur genre, deux ou troisabsolument ramollis, atteints d’aphasie partielle. Tant d’aplomb, tant d’éloquence lesavait enthousiasmés.

Quand Jansoulet sortit du Corps législatif, reconduit jusqu’à sa voiture par soncollègue reconnaissant, il était environ six heures. Le temps splendide, un beau soleilcouchant sur la Seine tout en or vers le Trocadéro tenta pour un retour à pied ce plébéienrobuste, à qui les convenances imposaient de monter en voiture et de mettre des gants,mais qui s’en passait le plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviette sous lebras s’engagea sur le pont de la Concorde. Depuis le 1er mai il n’avait pas éprouvé un bien-être semblable. Roulant des épaules, le chapeau un peu en arrière dans l’attitude qu’ilavait vu prendre aux hommes politiques excédés, bourrelés d’affaires, laissant s’évaporerà la fraîcheur de l’air toute la fièvre laborieuse de leur cerveau, comme une usine lâche savapeur au ruisseau à la fin d’une journée de travail il marchait parmi d’autres silhouettespareilles à la sienne, visiblement sorties de ce temple à colonnes qui fait face à laMadeleine par-dessus les fontaines monumentales de la place. Sur leur passage, on seretournait, on disait : « Voilà des députés... » Et Jansoulet en ressentait une joie d’enfant,une joie de peuple faite d’ignorance et de vanité naïve.

« Demandez le Messager, édition du soir. »Cela sortait du kiosque à journaux au coin du pont, à cette heure rempli de feuilles

fraîches en tas que deux femmes pliaient vivement et qui sentaient bon la presse humide,les nouvelles récentes, le succès du jour ou son scandale. Presque tous les députésachetaient un numéro, en passant, le parcouraient bien vite dans l’espoir de trouver leurnom. Jansoulet, lui, eut peur d’y voir le sien et ne s’arrêta pas. Puis tout de suite ilsongea : « Est-ce qu’un homme public ne doit pas être au-dessus de ces faiblesses ? Jesuis assez fort pour tout lire maintenant. » Il revint sur ses pas et prit un journal commeses collègues. Il l’ouvrit, très calme, droit à la place habituelle des articles de Moëssard.Justement il y en avait un. Toujours le même titre : Chinoiseries, et un M pour signature.

« Ah ! ah ! » fit l’homme public, ferme et froid comme un marbre, avec un beau

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sourire méprisant. La leçon de Mora tintait encore à ses oreilles, et l’eût-il oubliée quel’air de Norma égrené en petites notes ironiques non loin de là aurait suffi à la luirappeler. Seulement, tout calcul fait dans les événements hâtés de nos existences, il fautencore compter sur l’imprévu ; et c’est pourquoi le pauvre Nabab sentit tout à coup unflot de sang l’aveugler, un cri de rage s’étrangler dans la contraction subite de sa gorge...Sa mère, sa vieille Françoise se trouvait mêlée cette fois à l’infâme plaisanterie du« bateau de fleurs ».

Comme il visait bien, ce Moëssard comme il savait les vraies places sensibles dans cecœur si naïvement découvert !

« Du calme, Jansoulet, du calme... »Il avait beau se répéter cela sur tous les tons, la colère une colère folle, cette ivresse de

sang qui veut du sang l’enveloppait. Son premier mouvement fut d’arrêter une voiture deplace pour s’y précipiter, s’arracher à la rue irritante, débarrasser son corps de lapréoccupation de marcher et de se conduire – d’arrêter une voiture comme pour unblessé. Mais ce qui encombrait la place à cette heure de rentrée générale, c’étaient descentaines de victorias, de calèches, de coupés de maître descendant de la gloire fulgurantede l’Arc de Triomphe vers la fraîcheur violette des Tuileries, précipités l’un sur l’autredans la perspective penchée de l’avenue jusqu’au grand carrefour où les statuesimmobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes sur leurs piédestaux, lesregardaient se séparer vers le faubourg Saint-Germain, les rues Royale et de Rivoli.

Jansoulet, son journal à la main, traversait ce tumulte sans y penser, porté parl’habitude vers le cercle où il allait tous les jours faire sa partie de six à sept. Hommepublic, il l’était encore ; mais agité, parlant tout haut, balbutiant des jurons et desmenaces d’une voix subitement redevenue tendre au souvenir de la vieille bonne femme...

L’avoir roulée là-dedans, elle aussi... Oh ! si elle lisait, si elle pouvait comprendre...Quel châtiment inventer pour un pareil infâme... Il arrivait à la rue Royale, oùs’engouffraient avec des rapidités de retour et des éclairs d’essieux, des visions de femmesvoilées, de chevelures d’enfants blonds, des équipages de toutes sortes rentrant du Bois,apportant un peu de terre végétale sur le pavé de Paris et des effluves de printempsmêlées à des senteurs de poudre de riz. En face du ministère de la marine, un phaétontrès haut sur ses roues légères, ressemblant assez à un grand faucheux, dont le petitgroom cramponné au caisson et les deux personnes occupant le siège du devant auraientformé le corps, manqua d’accrocher le trottoir en tournant.

Le Nabab leva la tête, étouffa un cri.À côté d’une fille peinte, en cheveux roux, coiffée d’un tout petit chapeau aux larges

brides, et qui, juchée sur son coussin de cuir, conduisait le cheval des mains, des yeux, detoute sa factice personne à la fois raide et penchée en avant, se tenait, rose et maquilléaussi, fleuri sur le même fumier, engraissé aux mêmes vices, Moëssard, le joli Moëssard.La fille et le journaliste, et le plus vendu des deux, ce n’était pas elle encore ! Dominantces femmes allongées dans leurs calèches, ces hommes qui leur faisaient face engloutissous des volants de robes, toutes ces poses de fatigue et d’ennui que les repus étalent enpublic comme un mépris du plaisir et de la richesse, ils trônaient insolemment, elle trèsfière de promener l’amant de la reine, et lui sans la moindre honte à côté de cette créature

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qui raccrochait les hommes dans les allées du bout de son fouet, à l’abri, sur son siège enperchoir, des rafles salutaires de la police. Peut-être avait-il besoin, pour émoustiller saroyale maîtresse, de pavaner ainsi sous ses fenêtres en compagnie de Suzanne Bloch, diteSuze la Rousse.

« Hep !... hep donc ! »Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines, vrai cheval de cocotte, se remettait de

son écart dans le droit chemin avec des pas de danse, des grâces sur place sans avancer.Jansoulet lâcha sa serviette, et comme s’il avait laissé choir en même temps toute sagravité, son prestige d’homme public, il fit un bond terrible et sauta au mors de la bête,qu’il maintint de ses fortes mains à poils.

Une arrestation rue Royale, et en plein jour, il fallait ce Tartare pour oser un couppareil !

« À bas », dit-il à Moëssard dont la figure s’était plaquée de vert et de jaune enl’apercevant. « À bas, tout de suite...

– Voulez-vous bien lâcher mon cheval, espèce d’enflé !...– Fouette, Suzanne, c’est le Nabab. »Elle essaya de ramasser les rênes, mais l’animal maintenu, se cabra si vivement, qu’un

peu plus comme une fronde, le fragile équipage aurait envoyé au loin tous ceux qu’ilportait. Alors, furieuse d’une de ces rages de faubourg qui font éclater en ces filles tout levernis de leur luxe et de leur peau, elle cingla le Nabab de deux coups de fouet quiglissèrent sur le visage tanné et dur, mais lui communiquèrent une expression féroce,accentuée par le nez court devenu blanc, fendu au bout comme celui d’un terrierchasseur.

« Descendez, nom de Dieu, ou je chavire tout... »Dans un remous de voitures arrêtées faute de circulation possible ou qui tournaient

lentement l’obstacle avec des milliers de prunelles curieuses, parmi des cris de cochers,des cliquetis de mors, deux poignets de fer secouaient tout l’équipage...

« Saute... mais saute donc... tu vois bien qu’il va nous verser... Quelle poigne ! »Et la fille regardait l’hercule avec intérêt.À peine Moëssard eut-il mis pied à terre, avant qu’il se fût réfugié sur le trottoir où des

képis noirs se hâtaient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la nuque comme unlapin, et sans souci de ses protestations, de ses bégaiements effarés :

« Oui, oui, je te rendrai raison, misérable... Mais avant, je veux te faire ce qu’on faitaux bêtes malpropres pour qu’elles n’y reviennent plus... »

Et rudement il se mit à le frotter, à le débarbouiller de son journal qu’il tenait entampon et dont il l’étouffait l’aveuglait avec des écorchures où le fard saignait. On le luiarracha des mains, violet, suffoqué. En se montant encore un peu, il l’aurait tué.

La lutte finie, rajustant ses manches qui remontaient son linge froissé, ramassant saserviette d’où les papiers de l’élection Sarigue volaient éparpillés jusque dans le ruisseau,le Nabab répondit aux sergents de ville qui lui demandaient son nom pour dresser procès-verbal : « Bernard Jansoulet, député de la Corse. »

Homme public !Alors seulement il se souvint qu’il l’était. Qui s’en serait douté à le voir ainsi essoufflé

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et tête nue comme un portefaix qui sort d’une rixe, sous les regards avides, railleurs àfroid, du rassemblement en train de se disperser ?

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XVII

L’apparition

Si vous voulez de la passion sincère et sans détour, si vous voulez des effusions, des

tendresses, du rire, de ce rire des grands bonheurs qui confine aux larmes par un toutpetit mouvement de bouche, et de la belle folle de jeunesse illuminée d’yeux clairs,transparents jusqu’au fond des âmes, il y a de tout cela ce matin dimanche dans unemaison que vous connaissez, une maison neuve, là-bas, tout au bout du vieux faubourg.La vitrine du rez-de-chaussée est plus brillante que d’habitude. Plus allègrement quejamais les écriteaux dansent au-dessus de la porte, et par les fenêtres ouvertes montentdes cris joyeux, un envolement de bonheur.

« Reçu, il est reçu... Oh ! quelle chance... Henriette, Élise, arrivez donc... La pièce de M.Maranne est reçue. »

Depuis hier, André sait la nouvelle. Cardailhac, le directeur des Nouveautés, l’a faitvenir pour lui apprendre qu’on allait monter son drame tout de suite, qu’il serait joué lemois prochain. Ils ont passé la soirée à parler des décors, de la distribution ; et, comme enrentrant du théâtre il était trop tard pour frapper chez les voisins, l’heureux auteur aguetté le jour dans une impatience fiévreuse, puis dès qu’il a entendu marcher au-dessous, les persiennes s’ouvrir en claquant sur la façade il est descendu bien viteannoncer à ses amis la bonne nouvelle. À présent les voilà tous réunis, ces demoiselles engentil déshabillé, les cheveux tordus à la hâte, et M. Joyeuse que l’événement a surpris entrain de faire sa barbe, montrant sous son bonnet brodé une étonnante figure mi-partie,un côté rasé, l’autre non. Mais le plus ému, c’est André Maranne, car vous savez ce que laréception de Révolte représente pour lui, ce dont ils sont convenus avec Bonne-Maman.Le pauvre garçon la regarde comme pour chercher dans ses yeux un encouragement ; etles yeux un peu railleurs et bons ont l’air de dire : « Essayez toujours. Qu’est-ce qu’onrisque ? » Il regarde aussi, pour se donner du courage, Mlle Élise telle comme une fleur,ses grands cils abaissés. Enfin prenant son parti :

« Monsieur Joyeuse, dit-il d’une voix étranglée, j’ai une communication très grave àvous faire. »

M. Joyeuse s’étonne :

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« Une communication... Ah ! mon Dieu, vous m’effrayez... »Et baissant la voix, lui aussi :« Est-ce que ces demoiselles sont de trop ? »Non. Bonne-Maman sait ce dont il s’agit. Mlle Élise doit aussi s’en douter. Ce sont

seulement les enfants... Mlle Henriette et sa sœur sont priées de se retirer, ce qu’elles fontaussitôt, l’une d’un air majestueux et vexé en vrai fille des Saint-Amand, l’autre, la jeuneChinoise Yaïa, avec une folle envie de rire à peine dissimulée.

Alors un grand silence. Puis l’amoureux commence sa petite histoire.Je crois bien que Mlle Élise se doute en effet de quelque chose, car dès que le jeune

voisin a parlé de communication elle a tiré son « Ansart et Rendu » de sa poche et estplongée précipitamment dans les aventures d’un tel dit le Hutin, émouvante lecture quifait trembler le livre entre ses doigts. Il y a de quoi trembler certes devant l’effarement, lastupeur indignée, avec lesquels M. Joyeuse accueille cette demande de la main de sa fille :

« Est-ce possible ? Comment cela est-il fait ? Quel prodigieux événement ! Qui seserait jamais douté d’une chose pareille ? »

Et tout à coup le bonhomme part d’un immense éclat de rire. Eh bien ! non, ce n’estpas vrai. Voilà longtemps qu’il connaît l’affaire, qu’on l’a mis au courant de tout...

Le père au courant de tout ! Bonne-Maman les a donc trahis ?... Et devant les regardsde reproche qui se tournent de son côté, la coupable s’avance en souriant :

« Oui, mes amis, c’est moi... Le secret était trop lourd. Je n’ai pu le garder pour moiseule... Et puis le père est si bon... On ne peut rien lui cacher. »

En parlant ainsi, elle saute au cou du petit homme, mais la place est assez grande pourdeux, et quand Mlle Élise s’y réfugie à son tour, il y a encore une main tendue, affectueuse,paternelle, vers celui que M. Joyeuse considère désormais comme son enfant. Étreintessilencieuses, longs regards qui se croisent émus ou passionnés, minutes bienheureusesqu’on voudrait retenir toujours par le bout fragile de leurs ailes ! On cause, on ritdoucement en se rappelant certains détails. M. Joyeuse raconte que le secret lui a étérévélé tout d’abord par des esprits frappeurs, un jour qu’il était seul chez André.« Comment vont les affaires, monsieur Maranne ? » demandaient les esprits, et lui-mêmea répondu en l’absence de Maranne : « Pas trop mal pour la saison, messieurs lesesprits. » Il faut voir de quel air malicieux le petit homme répète : « Pas trop mal pour lasaison... », tandis que Mlle Élise, toute confuse à l’idée que c’est avec son père qu’ellecorrespondait ce jour-là, disparaît sous ses boucles blondes...

Après cette première émotion, les voix posées, on parle plus sérieusement. Il estcertain que Mme Joyeuse née de Saint-Amand n’aurait jamais consenti à ce mariage.André Maranne n’est pas riche, noble encore moins ; mais le vieux comptable n’a pas,heureusement, les mêmes idées de grandeur que sa femme. Ils s’aiment, ils sont jeunes,bien-portants et honnêtes, voilà de belles dots constituées et qui ne coûteront pas lourdd’enregistrement chez le notaire. Le nouveau ménage s’installera à l’étage au-dessus. Ongardera la photographie, à moins que Révolte ne fasse des recettes énormes. (On peut sefier à l’imaginaire pour cela.) En tout cas le père sera toujours près d’eux, il a une bonneplace chez son agent de change, quelques expertises à faire pour le Palais ; pourvu que le

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petit navire vogue toujours dans les eaux du grand, tout ira bien, avec l’aide du flot, duvent et de l’étoile.

Une seule question préoccupe M. Joyeuse : « Les parents d’André consentiront-ils à cemariage ? Comment le docteur Jenkins, si riche, si célèbre... »

« Ne parlons pas de cet homme, dit André en pâlissant, c’est un misérable à qui je nedois rien... qui ne m’est rien... »

Il s’arrête, un peu gêné de cette explosion de colère qu’il n’a pas su retenir et ne peutexpliquer, et il reprend avec plus de douceur :

« Ma mère, qui vient me voir quelquefois malgré la défense qu’on lui a faite, a été lapremière informée de nos projets. Elle aime déjà Mlle Élise comme sa fille. Vous verrez,mademoiselle, comme elle est bonne, comme elle est belle et charmante. Quel malheurqu’elle appartienne à un si méchant homme qui la tyrannise, la torture jusqu’à luidéfendre de prononcer le nom de son fils ! »

Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en dit long sur le gros chagrin qu’il cache aufond de son cœur. Mais quelle tristesse pourrait tenir devant le cher visage éclairé deboucles blondes, et la perspective radieuse de l’avenir ? Les graves questions résolues, onpeut rouvrir la porte et rappeler les deux exilées. Pour ne pas remplir ces petites têtes depensées au-dessus de leur âge, on est convenu de ne rien dire du prodigieux événement,de ne rien leur apprendre sinon qu’il faut s’habiller à la hâte déjeuner encore plus vite,pour pouvoir passer l’après-midi au Bois, où Maranne leur lira sa pièce, en attendantd’aller à Suresnes manger une friture chez Kontzen ; tout un programme de délices enl’honneur de la réception de Révolte et d’une autre bonne nouvelle qu’elles sauront plustard.

« Ah ! vraiment... Quoi donc ? » demandent d’un air innocent les deux fillettes.Mais si vous croyez qu’elles ne savent pas de quoi il s’agit, si vous pensez que, lorsque

Mlle Élise frappait trois coups au plafond, elles s’imaginaient que c’était spécialementpour s’informer de la clientèle, vous êtes plus ingénus encore que le père Joyeuse.

« C’est bon, c’est bon, mesdemoiselles... Allez toujours vous habiller. »Alors commence un autre refrain :« Quelle robe faut-il mettre, Bonne-Maman ?... La grise ?...– Bonne-Maman, il manque une bride à mon chapeau.– Bonne-Maman, ma fille, je n’ai donc plus de cravate empesée. »Pendant dix minutes, c’est autour de la charmante aïeule un va-et-vient, des instances.

Chacun a besoin d’elle, c’est elle qui tient les clés de tout, distribue le joli linge blanc fintuyauté, les mouchoirs brodés, les gants de toilette, toutes ces richesses qui, sorties descartons et des armoires, étalées sur les lits, répandent dans une maison l’allégresse clairedu dimanche.

Les travailleurs, les gens à la tâche la connaissent seuls cette joie qui revient tous leshuit jours consacrée par l’habitude d’un peuple. Pour ces prisonniers de la semaine,l’almanach aux grilles serrées s’entrouvre de distance en distance en espaces lumineux,en prises d’air rafraîchissantes. C’est le dimanche, le jour si long aux mondains, auxParisiens du boulevard dont il dérange les manies, si triste aux dépatriés sans famille, etqui constitue pour une foule d’êtres la seule récompense, le seul but aux efforts

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désespérés de six jours de peine. Ni pluie ni grêle, rien n’y fait, rien ne les empêchera desortir, de tirer derrière eux la porte de l’atelier désert, du petit logement étouffé. Maisquand le printemps s’en mêle, quand un soleil de mai l’éclaire comme ce matin, qu’il peuts’habiller de couleurs heureuses, pour le coup le dimanche est la fête des fêtes.

Si on veut bien le connaître, il faut le voir surtout aux quartiers laborieux, dans cesrues sombres qu’il illumine, qu’il élargit en fermant les boutiques, en remisant les groscamions de transport, laissant la place libre pour des rondes d’enfants débarbouillés etparés, et des parties de volants mêlées aux grands circuits des hirondelles sous quelqueporche du vieux Paris. Il faut le voir aux faubourgs grouillants, enfiévrés, où dès le matinon le sent planer, reposant et doux, dans le silence des fabriques, passer avec le bruit descloches et ce coup de sifflet aigu des chemins de fer qui met dans l’horizon, tout autourdes banlieues, comme un immense chant de départ et de délivrance. Alors on le comprendet on l’aime.

Dimanche de Paris, dimanche des travailleurs et des humbles, je t’ai souvent mauditsans raison, j’ai versé des flots d’encre injurieuses sur tes joies bruyantes et débordantes,la poussière des gares pleines de ton bruit et les omnibus affolés que tu prends d’assaut,sur tes chansons de guinguette promenées dans des tapissières pavoisées de robes verteset roses, tes orgues de Barbarie aux mélopées traînant sous le balcon des cours désertes ;mais aujourd’hui, abjurant mes erreurs, je t’exalte et je te bénis pour tout ce que tudonnes de joie, de soulagement au labeur courageux et honnête, pour le rire des enfantsqui t’acclament, la fierté des mères heureuses d’habiller leurs petits en ton honneur, pourla dignité que tu conserves aux logis des plus pauvres, la nippe glorieuse mise de côtépour toi au fond de la vieille commode éclopée ; je te bénis surtout à cause de tout lebonheur que tu apportais en surcroît ce matin-là dans la grande maison neuve au bout del’ancien faubourg.

Les toilettes terminées, le déjeuner fini, pris sur le pouce – et sur le pouce de cesdemoiselles vous pensez ce qu’il peut tenir – on était venu mettre les chapeaux devant laglace du salon. Bonne-Maman jetait son coup d’œil général, piquait ici une épingle,renouait un ruban là, redressait la cravate paternelle ; mais, tandis que tout ce petitmonde piaffait d’impatience, appelé au-dehors par la beauté du jour, voilà un coup desonnette qui retentit et vient troubler la fête.

« Si on n’ouvrait pas ?... » proposent les enfants.Et quel soulagement, quel cri de joie en voyant entrer l’ami Paul !« Vite, vite, venez ; qu’on vous apprenne la bonne nouvelle... »Il le savait bien avant tous que la pièce était reçue. Il avait eu assez de mal pour la faire

lire à Cardailhac, qui, sur la seule vue des « petites lignes », comme il appelait les vers,voulait envoyer le manuscrit à la Levantine et à son masseur, ainsi que cela se pratiquaitpour tous les ours du théâtre. Mais Paul se garda de parler de son intervention. Quant àl’autre événement, celui dont on ne disait mot à cause des enfants, il le devina sans peineau bonjour frémissant de Maranne, dont la blonde crinière se tenait toute droite sur sonfront à force d’être relevée à deux mains par le poète, comme il faisait toujours dans sesmoments de joie, au maintien un peu embarrassé d’Élise, aux airs triomphants de M.Joyeuse, qui se redressait dans ses habits frais, tout le bonheur des siens écrit sur sa

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figure.Bonne-Maman seule gardait son air paisible d’habitude ; mais on sentait en elle, dans

son empressement autour de sa sœur, une certaine attention encore plus tendre, un soinde la rendre jolie. Et c’était délicieux ces vingt ans qui en paraient d’autres, sans envie,sans regret, avec quelque chose du doux renoncement d’une mère fêtant le jeune amourde sa fille en souvenir d’un bonheur passé. Paul voyait cela, il était même seul à le voir ;mais, tout en admirant Aline, il se demandait avec tristesse s’il y aurait jamais place en cecœur maternel pour d’autres affections que celles de la famille, des préoccupations endehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne-Maman présidait si gentiment le travaildu soir.

L’Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle privé par-dessus le marché de l’ouïe,de la parole, et ne se conduisant que par des presciences, des divinations, des facultésnerveuses de malade. C’est pitié vraiment de le voir errer, tâtonner, porter à faux tous sespas, frôler du doigt les appuis où il se guide avec des maladresses méfiantes d’infirme. Aumoment même où il mettait en doute la sensibilité d’Aline, Paul, annonçant à ses amisqu’il partait pour un voyage de plusieurs jours, peut-être de plusieurs semaines, ne vit pasla pâleur subite de la jeune fille, n’entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvresdiscrètes :

« Vous partez ? »Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet de laisser son pauvre Nabab au milieu de sa

meute enragée ; pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis ce voyage étaitindispensable.

« Et la Territoriale ? demanda le vieux comptable revenant toujours à son idée... Où çaen est-il ?... Je vois encore le nom de Jansoulet en tête du conseil d’administration... Vousne pouvez donc pas le tirer de cette caverne d’Ali-Baba ?... Prenez garde... prenez garde...

– Eh ! je le sais bien, monsieur Joyeuse... Mais, pour sortir de là avec honneur, il fautde l’argent, beaucoup d’argent, un nouveau sacrifice de deux ou trois millions ; et nous neles avons pas... C’est justement pour cela que je vais à Tunis essayer d’arracher à larapacité du bey un morceau de cette grande fortune qu’il détient si injustement... En cemoment, j’ai encore quelque chance de réussir, tandis que plus tard peut-être...

– Partez vite alors, mon cher garçon, et si vous revenez avec un gros sac, ce que je voussouhaite, occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez qu’il suffit d’unactionnaire moins patient que les autres pour tout faire sauter, exiger une enquête, etvous savez vous, ce qu’elle révélerait, l’enquête... À la réflexion même, ajouta M. Joyeusedont le front se plissait, je m’étonne que Hemerlingue, dans sa haine contre vous ne sesoit pas procuré en sous-main quelques actions... »

Il fut interrompu par le concert de malédictions, d’imprécations que soulevait le nomde Hemerlingue parmi toute cette jeunesse haïssant le gros banquier pour le mal qu’ilavait fait au père, pour celui qu’il voulait à ce bon Nabab adoré dans la maison à traversPaul de Géry.

« Hemerlingue, sans cœur !... Scélérat !... Méchant homme ! »Mais, au milieu de tous ces cris, l’Imaginaire continuait sa supposition du gros baron

devenant actionnaire de la Territoriale pour pouvoir citer son ennemi devant les

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tribunaux. Et l’on se figure la stupeur d’André Maranne absolument étranger à toute cetteaffaire, lorsqu’il vit M. Joyeuse se tourner vers lui, la face pourpre et gonflée, et ledésigner du doigt avec ces mots terribles :

« Le plus coquin ici, c’est encore vous, monsieur.– Oh ! papa, papa... qu’est-ce que tu dis ?– Hein ?... Quoi donc ?... Ah ! pardon, mon cher André... Je me croyais dans le cabinet

du juge d’instruction, en face de ce drôle... C’est ma maudite cervelle qui s’emportetoujours au diable au vert... »

Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutes les croisées ouvertes, alla se mêler auxmille bruits de voitures roulantes et de peuple endimanché remontant l’avenue desTernes ; et l’auteur de Révolte profita de la diversion pour demander si on n’allait pasbientôt se mettre en route... Il était tard... les bonnes places seraient prises dans le Bois...

« Au bois de Boulogne, un dimanche ! fit Paul de Géry.– Oh ! notre bois n’est pas le vôtre, répondit Aline en souriant... Venez avec nous, vous

verrez. » Vous est-il arrivé, promeneur solitaire et contemplatif, de vous coucher à plat ventre

dans le taillis herbeux d’une forêt, parmi cette végétation particulière poussée entre lesfeuilles tombées de l’automne, variée, multiple, et de laisser vos yeux errer au ras de terredevant vous ? Peu à peu le sentiment de la hauteur se perd, les branches croisées deschênes au-dessus de vos têtes forment un ciel inaccessible, et vous voyez une forêtnouvelle s’étendre sous l’autre, ouvrir ses avenues profondes pénétrées d’une lumièreverte et mystérieuse, formées d’arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes rondesavec des apparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes à sucre, des grâcesroides de palmiers, des coupes fines retenant une goutte d’eau, des girandoles portant depetites lumières jaunes que le vent souffle en passant. Et le miracle, c’est que, sous cesombres légères, vivent des plantes minuscules et des milliers d’insectes dont l’existence,vue de si près, vous révèle tous ses mystères. Une fourmi, embarrassée comme unbûcheron sous le faix, traîne un brin d’écorce plus gros qu’elle ; un scarabée chemine surune herbe jetée comme un pont d’un tronc à un autre, pendant que, sous une hautefougère isolée dans un rond-point tout velouté de mousse, une petite bête bleue ou rougeattend, les antennes droites, qu’une autre bestiole en route là-bas par quelque alléedéserte arrive au rendez-vous sous l’arbre géant. C’est une petite forêt sous la grande, tropprès du sol pour que celle-ci l’aperçoive, trop humble, trop cachée pour être atteinte parson grand orchestre de chants et de tempêtes.

Un phénomène semblable se passe au bois de Boulogne. Derrière ces allées sablées,arrosées et nettes, où des files de roues tournant lentement autour du lac tracent tout lejour un sillon sans cesse parcouru, machinal, derrière cet admirable décor de verdures enmurailles, d’eau captive, de roches fleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces,pousse et repousse, formant des abris impénétrables, traversés de menus sentiers, desources bruissantes. Cela, c’est le bois des petits, le bois des humbles, la petite forêt sousla grande. Et Paul, qui, de l’aristocratique promenade parisienne ne connaissait que les

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longues avenues, le lac étincelant aperçu du fond d’un carrosse ou du haut d’un break àquatre roues dans la poussière d’un retour de Longchamp, s’étonnait de voir le coindélicieusement abrité où ses amis l’avaient conduit.

C’était au bord d’un étang jeté en miroir sous des saules, couvert de nénuphars et delentilles d’eau, coupé de place en place de larges moires blanches, rayons tombés, étaléssur la surface luisante, et que de grandes pattes d’argyronètes rayaient comme avec despointes de diamant.

Sur les berges en pente abritées d’une verdure déjà serrée quoique grêle, on s’étaitassis pour écouter la lecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflées sur l’herbefaisaient penser à quelque Décaméron plus naïf et plus chaste, dans une atmosphèrereposée. Pour compléter ce bien-être de nature, cet aspect de campagne lointaine, deuxailes de moulin, dans un écart de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que del’éblouissante vision luxueuse croisée à tous les carrefours du bois, il n’arrivait qu’unroulement confus et perpétuel qu’on finissait par ne plus entendre. La voix du poète,éloquente et jeune, montait seule dans le silence, les vers s’envolaient frémissants,répétés tout bas par d’autres lèvres émues, et c’étaient des approbations étouffées, desfrissons aux passages tragiques. Même on vit Bonne-Maman essuyer une grosse larme.Ce que c’est pourtant que de n’avoir pas de broderie en main.

La première œuvre !... Révolte était cela pour André, cette première œuvre toujourstrop abondante et touffue dans laquelle l’auteur jette d’abord tout un arriéré d’idées,d’opinions, pressées comme les eaux au bord d’une écluse, et qui est souvent la plus richesinon la meilleure d’un écrivain. Quant au sort qui l’attendait, nul n’aurait pu le dire ; etl’incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait à son émotion celle de chaqueauditeur, les vœux tout de blanc vêtus de Mlle Élise, les hallucinations fantaisistes de M.Joyeuse, et les souhaits plus positifs d’Aline installant d’avance la modeste fortune de sasœur dans le nid, battu des vents mais envié de la foule, d’un ménage d’artiste.

Ah ! si quelqu’un de ces promeneurs tournant pour la centième fois autour du lac,accablé par la monotonie de son habitude, était venu écarter les branches, quelle surprisedevant ce tableau ! Mais se serait-il bien douté de tout ce qu’il pouvait tenir de passion, derêves, de poésie et d’espérance dans ce petit coin de verdure guère plus large que l’ombredentelée d’une fougère sur la mousse ?

« Vous aviez raison je ne connaissais pas le Bois... » disait Paul tout bas à Alineappuyée sur son bras.

Ils suivaient maintenant une allée étroite et couverte et tout en causant, marchaientd’un pas très vif, bien en avant des autres. Ce n’était pourtant pas la terrasse du pèreKontzen ni ses fritures croustillantes qui les attiraient. Non, les beaux vers qu’ils venaientd’entendre les avaient emportés très haut, et ils n’étaient pas encore redescendus. Ilsallaient devant eux vers le bout toujours fuyant du chemin qui s’élargissait à sonextrémité dans une gloire lumineuse, une poussière de rayons comme si tout le soleil decette belle journée les attendait, tombés à la lisière. Jamais Paul ne s’était senti siheureux. Ce bras léger posé sur son bras, ce pas d’enfant où le sien se guidait, lui auraientrendu la vie douce et facile autant que cette promenade sur la mousse d’une allée verte. Ill’eût dit à la jeune fille, simplement, comme il le sentait, s’il n’avait craint d’effaroucher

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cette confiance d’Aline causée sans doute par le sentiment dont elle le savait possédé pourune autre et qui semblait écarter d’eux toute pensée d’amour.

Tout à coup, droit devant eux, là-bas sur le fond clair, un groupe de cavaliers sedétacha, d’abord vague et indistinct laissant voir un homme et une femme élégammentmontés et s’engageant dans l’allée mystérieuse parmi les barres d’or, les ombresfeuillagées, les mille points de lumière dont le sol était jonché, qu’ils déplaçaient enavançant par bonds et qui remontaient sur eux en ramages du poitrail des chevauxjusqu’au voile bleu de l’amazone. Cela venait lentement, capricieusement, et les deuxjeunes gens, qui s’étaient engagés dans le massif, purent voir passer tout près d’eux, avecdes craquements de cuir neuf, un bruit de mors fièrement secoués et blancs d’écumecomme après une galopade furieuse, deux bêtes superbes portant un couple humainétroitement uni par le rétrécissement du sentier ; lui, soutenant d’un bras la taille souplemoulée dans un corsage de drap sombre, elle, la main à l’épaule du cavalier et sa petitetête en profil perdu sous le tulle à demi retombé de la voilette – appuyée dessustendrement. Cet enlacement amoureux bercé par l’impatience des montures un peuretenues dans leur fougue, ce baiser confondant les rênes, cette passion qui courait le boisen chasse, au milieu du jour, avec un tel mépris de l’opinion auraient suffi à trahir le ducet Félicia, si l’ensemble fier et charmeur de l’amazone et l’aisance aristocratique de soncompagnon, sa pâleur légèrement colorée par la course et les perles miraculeuses deJenkins, ne les eussent déjà fait reconnaître.

Ce n’était pas extraordinaire de rencontrer Mora au Bois un dimanche. Il aimait ainsique son maître à se faire voir aux Parisiens, à entretenir sa popularité dans tous lespublics ; puis, la duchesse ne l’accompagnait jamais ce jour-là et il pouvait tout à son aisefaire une halte dans ce petit chalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lycéensse montraient en chuchotant les tourelles roses découpées entre les arbres. Mais il fallaitune folle, une affronteuse comme cette Félicia pour s’afficher ainsi, se perdre deréputation à tout jamais... Un bruit de terrain battu, de buissons frôlés diminué parl’éloignement, quelques herbes courbées qui se redressaient, des branches écartéesreprenant leur place, c’était tout ce qui restait de l’apparition.

« Vous avez vu ? » dit Paul le premier.Elle avait vu, et elle avait compris, malgré sa candeur d’honnêteté, car une rougeur se

répandait sur ses traits une de ces hontes ressenties pour les fautes de ceux qu’on aime.« Pauvre Félicia », dit-elle tout bas, en plaignant non seulement la malheureuse

abandonnée qui venait de passer devant eux, mais aussi celui que cette défection devaitfrapper en plein cœur. La vérité est que Paul de Géry n’avait eu aucune surprise de cetterencontre, qui justifiait des soupçons antérieurs et l’éloignement instinctif éprouvé pourla charmeuse dans leur dîner des jours précédents. Mais il lui sembla doux d’être plaintpar Aline, de sentir l’apitoiement de cette voix plus tendre, de ce bras qui s’appuyaitdavantage. Comme les enfants qui font les malades pour la joie des câlineriesmaternelles, il laissa la consolatrice s’ingénier autour de son chagrin, lui parler de sesfrères, du Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beau pays, disait-on. « Il faudra nousécrire souvent, et de longues lettres, sur les curiosités de la route, l’endroit que voushabiterez... Car on voit mieux ceux qui sont loin quand on peut se figurer le milieu où ils

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vivent. » Tout en causant, ils arrivaient au bout de l’allée couverte, terminée par uneimmense clairière dans laquelle se mouvait le tumulte du Bois, voitures et cavalierss’alternant, et la foule à cette distance piétinant dans une poudre floconneuse qui lamassait confusément en troupeau. Paul ralentit le pas enhardi par cette dernière minutede solitude.

« Savez-vous à quoi je pense, dit-il en prenant la main d’Aline ; c’est qu’on auraitplaisir à être malheureux pour se faire consoler par vous. Mais, si précieuse que me soitvotre pitié, je ne puis pourtant vous laisser vous attendrir sur un mal imaginaire... Non,mon cœur n’est pas brisé, mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais quelmiracle l’a préservé, quel talisman... »

Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovale entourant un profil sans ombres, unsimple contour au crayon où elle se reconnut, surprise d’être si jolie, comme reflétée dansle miroir magique de l’Amour. Des larmes lui vinrent aux yeux sans qu’elle sût pourquoi,une source ouverte dont le flot battait sa poitrine chasse. Il continua :

« Ce portrait m’appartient. Il a été fait pour moi... Cependant, au moment de partir, unscrupule m’est venu. Je ne veux le tenir que de vous-même... Prenez-le donc, et si voustrouvez un ami plus digne, quelqu’un qui vous aime d’un amour plus profond, plus loyalque le mien, je vous permets de le lui donner. »

Elle s’était remise de son trouble, et regardant de Géry bien en face avec une tendressesérieuse :

« Si je n’écoutais que mon cœur, je n’hésiterais pas à vous répondre ; car, si vousm’aimez comme vous dites, je crois bien que je vous aime aussi... Mais je ne suis paslibre, je ne suis pas seule dans la vie... regardez là-bas... »

Elle montrait son père et ses sœurs qui leur faisaient signe de loin, se hâtaient pourles rejoindre.

« Eh bien ! et moi ? fit Paul vivement... Est-ce que je n’ai pas les mêmes devoirs, lesmêmes charges ?... Nous sommes comme deux veufs chefs de famille... Ne voulez-vouspas aimer les miens autant que j’aime les vôtres ?...

– Vrai ?... C’est vrai ? Vous me laisserez avec eux ?... Je serai Aline pour vous ettoujours Bonne-Maman pour tous nos enfants ?... Oh ! alors, dit la chère créaturerayonnante de joie et de lumière, alors voilà mon portrait, je vous le donne... Et puis toutemon âme avec, et pour toujours... »

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XVIII

Les perles Jenkins

Environ huit jours après son aventure avec Moëssard, complication nouvelle dans le

terrible gâchis de ses affaires, Jansoulet en sortant de la Chambre, un jeudi, se fitconduire à l’hôtel de Mora. Il n’y était pas retourné depuis l’algarade de la rue Royale, etl’idée de se trouver en présence du duc faisait courir sous son solide épiderme quelquechose de la panique qui agite un lycéen montant chez le proviseur après une rixe à l’étude.Il fallait pourtant subir la gêne de cette première entrevue. Le bruit courait par lesbureaux que Le Merquier avait terminé son rapport, chef-d’œuvre de logique et deférocité, concluant à l’invalidation et devant l’emporter haut la main, à moins que Mora,si puissant à l’Assemblée, ne vînt lui-même lui donner son mot d’ordre. Partie sérieuse,comme on voit, et qui enfiévrait les joues du Nabab, pendant que dans les glacesbiseautées de son coupé il étudiait sa mine, ses sourires de courtisan, cherchant à sepréparer une entrée ingénieuse, un de ses coups d’effronterie bon enfant qui avaientcausé sa fortune chez Ahmed et le servaient encore auprès de l’Excellence française, – letout accompagné de battements de cœur et de ces frissons entre les épaules quiprécèdent, même faites en carrosse doré, les démarches décisives.

Arrivé à l’hôtel par le bord de l’eau, il fut très étonné de voir que le suisse du quai,comme aux jours de grande réception, faisait prendre aux voitures la rue de Lille, afin delaisser une porte libre pour la sortie. Il songea, un peu troublé : « Qu’est-ce qu’il sepasse ? » Peut-être un concert chez la duchesse, une vente de charité, quelque fête d’oùMora l’aurait exclu à cause du scandale de sa dernière aventure. Et ce trouble s’accrutencore lorsque Jansoulet, après avoir traversé la cour d’honneur au milieu du fracas desportières refermées, d’un roulement sourd et continu sur le sable, se trouva – le perronfranchi – dans l’immense salon d’antichambre rempli d’une foule qui ne dépassaitaucune des portes intérieures, concentrant son va-et-vient anxieux autour de la table dusuisse où s’inscrivaient tous les noms célèbres du grand Paris. Il semblait qu’un coup devent de désastre eût traversé la maison emporté un peu de son calme grandiose, laisséfiltrer dans son bien-être l’inquiétude et le danger.

« Quel malheur !...

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– Ah ! c’est affreux...– Et si subitement... »Les gens se croisaient en échangeant des mots semblables. Jansoulet eut une pensée

rapide :« Est-ce que le duc est malade ? demanda-t-il à un domestique.– Ah ! Monsieur... Il va mourir... Il ne passera pas la nuit. »La toiture du palais s’écroulant sur sa tête ne l’aurait pas mieux assommé. Il vit

tourbillonner des papillons rouges, chancela et se laissa tomber assis sur une banquettede velours à côté de la grande cage des singes qui, surexcités dans tout ce train, suspenduspar la queue, par leurs petites mains au long pouce, s’accrochaient en grappe auxbarreaux, et curieux, effarés, venaient assaillir de leurs plus réjouissantes grimaces demacaques ce gros homme stupéfait, fixant les dalles, se répétant tout haut à lui-même :« Je suis perdu... Je suis perdu... »

Le duc se mourait. Cela l’avait pris subitement le dimanche en revenant du Bois. Ils’était senti atteint d’intolérables brûlures d’entrailles qui lui dessinaient comme au ferrouge toute l’anatomie de son corps, alternaient avec un froid léthargique et de longsassoupissements. Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas grand chose, ordonna quelquescalmants. Le lendemain, les douleurs recommencèrent plus fortes et suivies de la mêmetorpeur glaciale, plus accentuée aussi, comme si la vie s’en allait par secousses violentes,déracinée. À l’entour, personne ne s’en émut. « Lendemain de Saint-James », disait-ontout bas à l’antichambre, et la belle figure de Jenkins gardait sa sérénité. À peine si dansses visites du matin il avait parlé à deux ou trois personnes de l’indisposition du duc, et silégèrement qu’on n’y avait pris garde.

Mora lui-même, malgré son extrême faiblesse, bien qu’il se sentît la tête absolumentvide, et comme il disait : « pas une idée sous le front », était loin de se douter de la gravitéde son état. Le troisième jour seulement, en s’éveillant le matin, la vue d’un simple filetde sang qui de sa bouche avait coulé sur sa barbe et l’oreiller rougi, fit tressaillir ce délicat,cet élégant qui avait horreur de toutes les misères humaines, surtout de la maladie, et lavoyait arriver sournoisement avec ses souillures, ses faiblesses et l’abandon de soi-même,première concession faite à la mort. Monpavon, entrant derrière Jenkins, surprit le regardsubitement troublé du grand seigneur en face de la vérité terrible, et fut en même tempsépouvanté des ravages faits en quelques heures sur le visage émacié de Mora, où toutesles rides de son âge, soudainement apparues se mêlaient à des plis de souffrance, à cesdépressions de muscles qui trahissent de graves lésions intérieures. Il prit Jenkins à part,pendant qu’on apportait au mondain de quoi faire sa toilette sur son lit, tout un appareilde cristal et d’argent contrastant avec la pâleur jaune de la maladie.

« Ah là ! voyons, Jenkins... mais le duc est très mal.– J’en ai peur..., dit l’Irlandais tout bas.– Enfin, est-ce qu’il a ?– Ce qu’il cherchait, parbleu ! fit l’autre avec une sorte de fureur... On n’est pas

impunément jeune à son âge. Cette passion lui coûtera cher... »Quelque mauvais sentiment triomphait en lui qu’il fit taire aussitôt, et transformé,

gonflant sa face comme s’il avait la tête pleine d’eau, il soupira profondément en serrant

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les mains du vieux gentilhomme :« Pauvre duc... Pauvre duc... Ah ! mon ami, je suis désespéré.– Prenez garde, Jenkins, dit froidement Monpavon en dégageant ses mains, vous

assumez une responsabilité terrible... Comment ! le duc est si mal que cela, ps... ps... ps...Voyez personne ?... Consultez pas ?... »

L’Irlandais leva les bras, comme pour dire : « À quoi sert ? »L’autre insista. Il fallait absolument faire appeler Brisset, Jousselin, Bouchereau, tous

les grands.« Mais vous allez l’effrayer. »Le Monpavon enfla son poitrail, seule fierté du vieux coursier fourbu :« Mon cher, si vous aviez vu Mora et moi dans la tranchée de Constantine... Ps... ps...

Jamais baissé les yeux... Connaissons pas la peur... Prévenez vos confrères, je me chargede l’avertir. »

La consultation eut lieu dans la soirée en grand secret, le duc l’ayant exigé ainsi parune pudeur singulière de son mal, de cette souffrance qui le découronnait, faisait de luil’égal des autres hommes. Pareil à ces rois africains qui se cachent pour mourir au fond deleurs palais, il aurait voulu qu’on pût le croire enlevé, transfiguré, devenu dieu. Puis ilredoutait par-dessus tout les apitoiements, les condoléances, les attendrissements dont ilsavait qu’on allait entourer son chevet, les larmes parce qu’il les soupçonnait menteuses,et que sincères elles lui déplaisaient encore plus à cause de leur laideur grimaçante.

Il avait toujours détesté les scènes, les sentiments exagérés, tout ce qui pouvaitl’émouvoir, déranger l’équilibre harmonieux de sa vie. On le savait autour de lui, et laconsigne était de tenir à distance les détresses, les grands désespoirs qui d’un bout de laFrance à l’autre s’adressaient à Mora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit desbois, où tous les errants vont frapper. Non pas qu’il fût dur aux malheureux, peut-êtremême se sentait-il trop ouvert à la pitié qu’il regardait comme un sentiment inférieur,une faiblesse indigne des forts, et, la refusant aux autres, il la redoutait pour lui-même,pour l’intégrité de son courage. Personne dans le palais, excepté Monpavon et Louis levalet de chambre, ne sut donc ce que venaient faire ces trois personnages introduitsmystérieusement auprès du ministre d’État. La duchesse elle-même l’ignora. Séparée deson mari par tout ce que la haute vie politique et mondaine met de barrières entre épouxdans ces ménages d’exception, elle le croyait légèrement souffrant, malade surtoutd’imagination, et se doutait si peu d’une catastrophe qu’à l’heure même où les médecinsmontaient le grand escalier à demi obscur, à l’autre bout du palais, ses appartementsintimes s’éclairaient pour une sauterie de demoiselles, un de ces bals blancs quel’ingéniosité du Paris oisif commençait à mettre à la mode.

Elle fut, cette consultation, ce qu’elles sont toutes : solennelle et sinistre. Lesmédecins n’ont plus leurs grandes perruques du temps de Molière, mais ils revêtenttoujours la même gravité de prêtres d’Isis, d’astrologues, hérissés de formulescabalistiques avec des hochements de tête, auxquels il ne manque, pour l’effet comique,que le bonnet pointu d’autrefois. Ici la scène empruntait à son milieu un aspect imposant.Dans la vaste chambre, transformée, comme agrandie par l’immobilité du maître, cesgraves figures s’avançaient autour du lit, où se concentrait la lumière éclairant dans la

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blancheur du linge et la pourpre des courtines une tête ravinée, pâlie des lèvres aux yeux,mais enveloppée de sérénité comme d’un voile, comme d’un suaire. Les consultantsparlaient bas, se jetaient un regard furtif, un mot barbare, demeuraient impassibles sansun froncement de sourcil. Mais cette expression muette et fermée du médecin et dumagistrat, cette solennité dont la science et la justice s’entourent pour cacher leurfaiblesse ou leur ignorance n’avaient rien qui pût émouvoir le duc.

Assis sur son lit, il continuait à causer tranquillement avec ce regard un peu exhaussédans lequel il semble que la pensée remonte pour fuir, et Monpavon lui donnaitfroidement la réplique, raidi contre son émotion, prenant de son ami une dernière leçonde tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait à la porte conduisant chez la duchessele spectre de la domesticité silencieuse, chez qui l’indifférence détachée est un devoir.

L’agité, le fiévreux, c’était Jenkins.Plein d’un empressement obséquieux pour « ses illustres confrères », comme il disait

la bouche en rond, il rôdait autour de leur conciliabule, essayait de s’y mêler ; mais lesconfrères le tenaient à distance, lui répondaient à peine, avec hauteur, comme Fagon – leFagon de Louis XIV – pouvait parler à quelque empirique appelé au chevet royal. Le vieuxBouchereau surtout avait des regards de travers pour l’inventeur des perles Jenkins.Enfin, quand ils eurent bien examiné, interrogé leur malade, ils se retirèrent pourdélibérer entre eux dans un petit salon tout en laque, plafonds et murs luisants et colorés,rempli de bibelots assortis dont la futilité contrastait étrangement avec l’importance dudébat.

Minute solennelle, angoisse de l’accusé attendant la décision de ses juges, vie, mort,sursis ou grâce !

De sa main blanche et longue, Mora continua à caresser sa moustache d’un gestefavori, à parler avec Monpavon du cercle, du foyer des Variétés, demandant des nouvellesde la Chambre, où en était l’élection du Nabab, tout cela froidement, sans la moindreaffectation. Puis, fatigué sans doute ou craignant que son regard, toujours ramené surcette tenture en face de lui, par laquelle l’arrêt du destin allait sortir tout à l’heure, netrahît l’émotion qui devait être au fond de son âme, il appuya sa tête, ferma les yeux et neles rouvrit plus qu’à la rentrée des docteurs. Toujours les mêmes visages froids etsinistres, vraies physionomies de juges ayant au bord des lèvres le terrible mot de ladestinée humaine, le mot final que les tribunaux prononcent sans effroi, mais que lesmédecins, dont il raille toute la science, éludent et font comprendre par périphrases.

« Eh bien, messieurs, que dit la Faculté ?... » demanda le malade.Il y eut quelques encouragements menteurs et balbutiés, des recommandations

vagues ; puis les trois savants se hâtèrent au départ, pressés de sortir, d’échapper à laresponsabilité de ce désastre. Monpavon s’élança derrière eux. Jenkins resta près du lit,atterré des vérités cruelles qu’il venait d’entendre pendant la consultation. Il avait eubeau mettre la main sur son cœur, citer sa fameuse devise, Bouchereau ne l’avait pasménagé. Ce n’était pas le premier client de l’Irlandais qu’il voyait s’écrouler subitementainsi ; mais il espérait bien que la mort de Mora serait aux gens du monde unavertissement salutaire, et que le préfet de police après ce grand malheur enverrait le« marchand de cantharides » débiter ses aphrodisiaques de l’autre côté du détroit.

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Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis ne lui diraient l’issue vraie de laconsultation. Il n’insista donc pas auprès d’eux, subit leur confiance jouée, affecta mêmede la partager, de croire au mieux qu’ils lui annonçaient. Mais quand Monpavon rentra, ill’appela près de son lit, et devant le mensonge visible même sous la peinture de cetteruine :

« Oh ! tu sais, pas de grimace... De toi à moi, la vérité... Est-ce qu’on dit ?... Je suis bienbas, n’est-ce pas ? »

Monpavon espaça sa réponse d’un silence significatif : puis brutalement,cyniquement, de peur de s’attendrir aux paroles :

« F..., mon pauvre Auguste. »Le duc reçut cela en plein visage sans sourciller.« Ah ! » dit-il simplement.Il effila sa moustache d’un mouvement machinal ; mais ses traits demeurèrent

immobiles. Et tout de suite son parti fut pris.Que le misérable qui meurt à l’hôpital sans asile ni famille, d’autre nom que le

numéro du chevet, accepte la mort comme une délivrance ou la subisse en dernièreépreuve, que le vieux paysan qui s’endort, tordu en deux, cassé, ankylosé, dans son troude taupe enfumé et obscur, s’en aille sans regret, qu’il savoure d’avance le goût de cetteterre fraîche qu’il a tant de fois tournée et retournée cela se comprend. Et encore combienparmi ceux-là tiennent à l’existence par leur misère même, combien qui crient ens’accrochant à leurs meubles sordides, à leurs loques : « Je ne veux pas mourir... » et s’envont les ongles brisés et saignants de cet arrachement suprême. Mais ici rien desemblable.

Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement !Dans le premier silence de cette minute effroyable, pendant qu’il entendait à l’autre

bout du palais la musique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet homme à lavie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur dut lui apparaître déjà lointaineet dans un irrévocable passé. Il fallait un courage d’une trempe bien exceptionnelle pourrésister à un coup pareil sans aucune excitation d’amour-propre. Personne ne se trouvaitlà que l’ami, le médecin, le domestique, trois intimes au courant de tous les secrets ; leslumières écartées laissaient le lit dans l’ombre, et le mourant aurait pu se tourner contrela muraille, s’attendrir sur lui-même sans qu’on le vît. Mais non. Pas une seconde defaiblesse, ni d’inutiles démonstrations. Sans casser une branche aux marronniers dujardin, sans faner une fleur dans le grand escalier du palais, en amortissant ses pas surl’épaisseur des tapis, la Mort venait d’entrouvrir la porte de ce puissant et de lui fairesigne : « Arrive. » Et lui, répondait simplement : « Je suis prêt. » Une vraie sortied’homme du monde, imprévue, rapide et discrète.

Homme du monde ! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la vie, masqué,ganté, plastronné, du plastron de satin blanc des maîtres d’armes les jours de grandassaut, gardant immaculée et nette sa parure de combat, sacrifiant tout à cette surfaceirréprochable qui lui tenait lieu d’une armure, il s’était improvisé homme d’État enpassant d’un salon sur une scène plus vaste, et fit en effet un homme d’État de premierordre rien qu’avec ses qualités de mondain, l’art d’écouter et de sourire, la pratique des

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hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce sang-froid ne le quitta pas au suprêmeinstant.

Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui lui restait encore, car la noirevisiteuse était pressée, et il sentait sur sa figure le souffle de la porte qu’elle n’avait pasrefermée, il ne songea plus qu’à le bien remplir et à satisfaire toutes les obligations d’unefin comme la sienne, qui ne doit laisser aucun dévouement sans récompense nicompromettre aucun ami. Il donna la liste des quelques personnes qu’il voulait voir etqu’on envoya chercher tout de suite, fit prévenir son chef de cabinet, et comme Jenkinstrouvait que c’était beaucoup de fatigue :

« Me garantissez-vous que je me réveillerai demain matin ? J’ai un sursaut de force ence moment... Laissez-moi en profiter. »

Louis demanda s’il fallait avertir la duchesse. Le duc écouta, avant de répondre, lesaccords s’envolant du petit bal par les fenêtres ouvertes, prolongés dans la nuit sur unarchet invisible, puis :

« Attendons encore... J’ai quelque chose à terminer... »Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour trier lui-même les lettres à

détruire ; mais, sentant ses forces décroître, il appela Monpavon : « Brûle tout », lui dit-ild’une voix éteinte, et le voyant s’approcher de la cheminée où la flamme montait malgréla belle saison :

« Non... pas ici... Il y en a trop... On pourrait venir. »Monpavon prit le léger bureau, fit signe au valet de chambre de l’éclairer. Mais

Jenkins s’élança :« Restez, Louis... le duc peut avoir besoin de vous. »Il s’empara de la lampe ; et marchant avec précaution tout le long du grand corridor,

explorant les salons d’attente, les galeries dont les cheminées s’encombraient de plantesartificielles sans un reste de cendre, ils erraient pareils à des spectres dans le silence et lanuit de l’immense demeure, vivante seulement là-bas vers la droite où le plaisir chantaitcomme un oiseau sur un toit qui va s’effondrer.

« Il n’y a de feu nulle part... Que faire de tout cela ? » se demandaient-ils trèsembarrassés. On eût dit deux voleurs traînant une caisse qu’ils ne savent comment forcer.À la fin Monpavon, impatienté, marcha droit à une porte, la seule qu’ils n’eussent pasencore ouverte.

« Ma foi, tant pis !... Puisque nous ne pouvons pas les brûler, nous les noierons...Éclairez-moi, Jenkins. »

Et ils entrèrent.Où étaient-ils ?... Saint-Simon racontant la débâcle d’une de ces existences

souveraines, le désarroi des cérémonies, des dignités, des grandeurs causé par la mort etsurtout par la mort subite, Saint-Simon seul aurait pu vous le dire... De ses mainsdélicates et soignées, le marquis de Monpavon pompait. L’autre lui passait les lettresdéchirées, des paquets de lettres, satinées, nuancées, embaumées, parées de chiffres,d’armoiries, de banderoles à devises, couvertes d’écritures fines, pressées, griffantes,enlaçantes, persuasives ; et toutes ces pages légères tournoyaient l’une sur l’autre dansdes tourbillons d’eau qui les froissaient, les souillaient, délayaient leurs encres tendres

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avant de les laisser disparaître dans un hoquet d’égout tout au fond de la sentineimmonde.

C’étaient des lettres d’amour et de toutes les sortes, depuis le billet de l’aventurière :« Je vous ai vu passer au bois hier, monsieur le duc... » jusqu’aux reprochesaristocratiques de l’avant-dernière maîtresse, et les plaintes des abandonnées, et la pageencore fraîche des récentes confidences. Monpavon connaissait tous ces mystères, mettaitun nom sur chacun d’eux : « Ça c’est Mme Moor... Tiens ! Mme d’Athis... » Une confusionde couronnes et d’initiales, de caprices et de vieilles habitudes salis en ce moment par lapromiscuité, tout cela s’engouffrant dans l’affreux réduit à la lueur d’une lampe, avec unbruit de déluge intermittent, s’en allant à l’oubli par un chemin honteux. Tout à coupJenkins s’arrêta dans sa besogne destructive. Deux lettres d’un gris de satin frémissaientsous ses doigts...

« Qui ça ? demanda Monpavon devant l’écriture inconnue et le trouble nerveux del’Irlandais... Ah ! docteur, vous voulez tout lire, nous n’en finirons pas... »

Jenkins, les joues enflammées, ses deux lettres à la main, était dévoré du désir de lesemporter, pour les savourer à son aise, se martyriser avec délices en les lisant, peut-êtreaussi se faire une arme de cette correspondance contre l’imprudente qui l’avait signée.Mais la tenue rigoureuse du marquis l’intimidait. Comment le distraire, l’éloigner ?L’occasion s’offrit elle-même. Perdue dans les mêmes feuillets, une page minuscule d’uneécriture sénile et tremblée, attira la curiosité du charlatan, qui dit d’un air naïf :

« Oh ! oh ! voici qui n’a pas l’air d’un billet doux... Mon duc, au secours, je me noie. Lacour des comptes a mis de nouveau le nez dans mes affaires...

– Qu’est-ce que vous lisez donc là ?... » fit Monpavon brusquement, en lui arrachant lalettre des mains. Et tout de suite, grâce à la négligence de Mora laissant traîner ainsi deslettres aussi intimes, la situation terrible dans laquelle le laissait la mort de sonprotecteur lui revint à l’esprit. Dans sa douleur, il n’y avait pas encore songé. Il se ditqu’au milieu de tous ses préparatifs de départ, le duc pourrait bien l’oublier ; et, laissantJenkins terminer seul la noyade de la cassette de don Juan, il revint précipitamment versla chambre. Au moment d’entrer, le bruit d’un débat le retint derrière la portière abaissée.C’était la voix de Louis, larmoyante comme celle d’un pauvre sous un porche, cherchant àapitoyer le duc sur sa détresse et demandant la permission de prendre quelques rouleauxd’or qui traînaient dans un tiroir. Oh ! quelle réponse rauque, excédée, à peine intelligible,où l’on sentait l’effort du malade obligé de se retourner dans son lit, de détacher ses yeuxd’un lointain déjà entrevu :

« Oui, oui... prenez... Mais, pour Dieu ! laissez-moi dormir... laissez-moi dormir... »Des tiroirs ouverts, refermés, un souffle haletant et court... Monpavon n’en entendit

pas davantage et revint sur ses pas sans entrer. La rapacité féroce de ce domestique venaitd’avertir ses fiertés. Tout plutôt que de s’avilir à ce point-là.

Ce sommeil que Mora réclamait si instamment, cette léthargie, pour mieux dire, duratoute une nuit, une matinée encore avec de vagues réveils traversés de souffrancesatroces, que des soporifiques calmaient chaque fois. On ne le soignait plus, on necherchait qu’à lui adoucir les derniers instants, à le faire glisser sur cette terrible dernièremarche dont l’effort est si douloureux. Ses yeux s’étaient rouverts pendant ce temps, mais

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déjà obscurcis, fixant dans le vide des ombres flottantes, des formes indécises, tellesqu’un plongeur en voit trembler au vague de l’eau. Dans l’après-midi du jeudi, vers troisheures, il se réveilla tout à fait et reconnaissant Monpavon, Cardailhac, deux ou troisautres intimes, il leur sourit et trahit d’un mot sa préoccupation unique :

« Qu’est-ce qu’on dit de cela dans Paris ? »On en disait bien des choses, diverses et contradictoires ; mais à coup sûr, on ne

parlait que de lui, et la nouvelle répandue depuis le matin par la ville que Mora était auplus mal, agitait les rues, les salons, les cafés, les ateliers, ravivait la question politiquedans les bureaux de journaux, les cercles, jusque dans les loges de concierge et sur lesomnibus, partout où les feuilles publiques déployées encadraient de commentaires cefoudroyant bruit du jour.

Il était, ce Mora, l’incarnation la plus brillante de l’Empire. Ce qu’on voit de loin dansun édifice, ce n’est pas sa base solide ou branlante, sa masse architecturale c’est la flèchedorée et fine, brodée, découpée à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d’œil. Ce qu’onvoyait de l’Empire en France et dans toute l’Europe c’était Mora. Celui-là tombé, lemonument se trouvait démantelé de toute son élégance, fendu de quelque longue etirréparable lézarde. Et que d’existences entraînées dans cette chute subite, que defortunes ébranlées par les contrecoups affaiblis du désastre ! Aucune aussi complètementque celle du gros homme, immobile en bas, sur la banquette de la singerie.

Pour le Nabab, cette mort, c’était sa mort, la ruine, la fin de tout. Il le sentait si bienqu’en apprenant, à son entrée l’hôtel, l’état désespéré du duc, il n’avait eu ni apitoiementsni grimaces d’aucune sorte, seulement le mot féroce de l’égoïsme humain : « Je suisperdu. » Et ce mot lui revenait toujours, il le répétait machinalement chaque fois quetoute l’horreur de sa situation se montrait à lui, par brusques échappées, ainsi qu’il arrivedans ces dangereux orages de montagne, quand un éclair subitement projeté illuminel’abîme jusqu’au fond, avec les blessantes anfractuosités des parois et les buissons enescalade pour toutes les déchirures de la chute.

Cette clairvoyance rapide qui accompagne les cataclysmes ne lui faisait grâce d’aucundétail. Il voyait l’invalidation presque certaine, à présent que Mora ne serait plus là pourplaider sa cause, puis les conséquences de l’échec, la faillite, la misère et quelque chose depis, car ces richesses incalculables quand elles s’écroulent, gardent toujours un peu del’honorabilité d’un homme sous leurs décombres. Mais que de ronces, que d’épines,d’égratignures et de blessures cruelles avant d’arriver au bout ! Dans huit jours les billetsSchwalbach, c’est-à-dire huit cent mille francs à payer, l’indemnité de Moëssard, quivoulait cent mille francs ou demander à la Chambre l’autorisation de le poursuivre encorrectionnelle, un procès encore plus sinistre intenté par les familles de deux petitsmartyrs de Bethléem contre les fondateurs de l’œuvre, et brochant sur le tout lescomplications de la Caisse territoriale. Un seul espoir, la démarche de Paul de Géryauprès du bey, mais si vague, si chimérique, si lointain.

« Ah ! je suis perdu... je suis perdu... »Dans l’immense salon d’entrée personne ne remarquait son trouble. Cette foule de

sénateurs, de députés, de conseillers d’État, toute la haute administration, allait, venaitautour de lui sans le voir, accoudant son importance inquiète et des conciliabules

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mystérieux aux deux cheminées de marbre blanc qui se faisaient face. Tant d’ambitionsdésappointées, trompées, précipitées se croisaient dans cette visite in extremis que lesinquiétudes intimes dominaient toute autre préoccupation.

Les visages, chose étrange, n’exprimaient ni pitié ni douleur, plutôt une sorte decolère. Tous ces gens semblaient en vouloir au duc de sa mort comme d’un abandon.

On entendait des phrases dans ce genre : « Ce n’est pas étonnant avec une viepareille ! » Et, par les hautes croisées, ces messieurs se montraient, à travers le va-et-vient des équipages dans la cour, l’arrêt de quelque petit coupé en dehors duquel unemain étroitement gantée, avec le frôlement de sa manche de dentelle sur la portière,tendait une carte pliée au valet de pied apportant des nouvelles.

De temps en temps un des familiers du palais, de ceux que le mourant avait appelésauprès de lui, faisait une apparition dans cette mêlée, donnait un ordre, puis s’en allaitlaissant l’expression effarée de sa figure reflétée sur vingt autres. Jenkins un moment semontra ainsi, la cravate dénouée, le gilet ouvert, les manchettes chiffonnées dans tout ledésordre de la bataille qu’il livrait là-haut contre une effroyable lutteuse. Il se vit tout desuite entouré, pressé de questions. Certes les ouistitis aplatissant leur nez court au treillisde la cage, énervés par un tumulte inusité et très attentifs à ce qui se passait comme s’ilsétaient en train de faire une étude raisonnée de la grimace humaine, avaient unmagnifique modèle dans le médecin irlandais. Sa douleur était superbe, une belle douleurmâle et forte qui lui serrait les lèvres, faisait haleter sa poitrine.

« L’agonie est commencée, dit-il lugubrement... Ce n’est plus qu’une affaired’heures. »

Et comme Jansoulet s’approchait, il s’adressa à lui d’un ton emphatique :« Ah ! mon ami, quel homme !... Quel courage !... Il n’a oublié personne. Tout à

l’heure encore il me parlait de vous.– Vraiment ?– « Ce pauvre Nabab, disait-il, où en est son élection ? »Et c’était tout. Le duc n’avait rien ajouté de plus.Jansoulet baissa la tête. Qu’espérait-il donc ? Était-ce pas assez qu’en un pareil

moment, un homme comme Mora eût pensé à lui ?... Il retourna s’asseoir sur sabanquette, retomba dans son anéantissement galvanisé par une minute de fol espoir,assista sans y songer à la désertion presque complète de la vaste salle, et ne s’aperçut qu’ilétait le seul et dernier visiteur qu’en entendant causer tout haut la valetaille dans le jourqui tombait :

« Moi, j’en ai assez..., je ne sers plus.– Moi, je reste avec la duchesse... »Et ces projets, ces décisions en avance de quelques heures sur la mort condamnaient

le noble duc plus sûrement encore que la Faculté.Le Nabab comprit alors qu’il était temps de se retirer, mais auparavant il voulut

s’inscrire au registre du suisse. Il s’approcha de la table, se pencha beaucoup pour y voirclair. La page était pleine. On lui indiqua un blanc au-dessous d’une toute petite écriturefilamenteuse comme en tracent les doigts trop gros, et, quand il eut signé, le nomd’Hemerlingue se trouva dominer le sien, l’écraser, l’enlacer d’un paraphe insidieux.

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Superstitieux comme un vrai Latin qu’il était, il fut frappé de ce présage, en emportal’épouvante avec lui.

Où dînerait-il ?... Au cercle ?... Place Vendôme ?... Entendre encore parler de cettemort qui l’obsédait !... Il préféra s’en aller au hasard, droit devant lui, comme tous ceuxque tient une idée fixe qu’ils espèrent dissiper en marchant. La soirée était tiède,parfumée. Il suivit les quais, toujours les quais, gagna les arbres du Cours-la-Reine, puisrevint dans ce mélange de fraîcheur d’arrosage et d’odeur de poussière fine qui caractériseles beaux soirs à Paris. À cette heure mixte tout était désert. Çà et là des girandoless’allumaient pour les concerts, des flambées de gaz sortaient de la verdure. Un bruit deverres et d’assiettes venu d’un restaurant lui donna l’idée d’entrer là.

Il avait faim quand même, ce robuste. On le servit sous une véranda aux parois vitrées,doublées de feuillage et donnant de face sur ce grand porche du Palais de l’Industrie, où leduc, en présence de mille personnes, l’avait salué député. Le visage fin et aristocratiquelui apparut en souvenir sous la nuit de la voûte, tandis qu’il le voyait aussi là-bas dans lablancheur funèbre de l’oreiller, et, tout à coup, en regardant la carte que le garçon luiprésentait, il s’aperçut avec stupeur qu’elle portait la date du 20 mai... Ainsi un mois nes’était pas écoulé depuis l’ouverture de l’Exposition. Il lui semblait qu’il y avait dix ans decela. Peu à peu cependant la chaleur du repas lui réconforta le cœur. Dans le couloir, ilentendait des garçons qui parlaient :

« A-t-on des nouvelles de Mora ? Il paraît qu’il est très malade...– Laisse donc, va. Il s’en tirera encore... Il n’y a de chance que pour ceux-là ? »Et l’espérance est si fort ancrée aux entrailles humaines que, malgré ce que Jansoulet

avait vu et entendu, il suffit de ces quelques mots aidés de deux bouteilles de bourgogneet de quelques petits verres pour lui rendre le courage. Après tout, on en avait vu revenird’aussi loin. Les médecins exagèrent souvent le mal pour avoir plus de mérite ensuite à leconjurer. « Si j’allais voir... » Il revint vers l’hôtel, plein d’illusion, faisant appel à cettechance qui l’avait servi tant de fois dans la vie. Et vraiment l’aspect de la princièredemeure avait de quoi fortifier son espoir. C’était la physionomie rassurante et tranquilledes soirs ordinaires, depuis l’avenue éclairée de loin en loin, majestueuse et déserte,jusqu’au perron au pied duquel un vaste carrosse de forme antique attendait.

Dans l’antichambre, paisible aussi, brûlaient deux énormes lampes. Un valet de pieddormait dans un coin, le suisse lisait devant la cheminée. Il regarda le nouvel arrivant par-dessus ses lunettes, ne lui dit rien, et Jansoulet n’osa rien demander. Des piles dejournaux gisant sur la table avec leurs bandes au nom du duc semblaient avoir été jetéeslà comme inutiles. Le Nabab en ouvrit un, essaya de lire ; mais une marche rapide etglissante, un chuchotement de mélopée lui firent lever les yeux sur un vieillard blanc etcourbé, paré de guipures comme un autel, et qui priait en s’en allant à grands pas deprêtre sa longue soutane rouge déployée en traîne sur le tapis. C’était l’archevêque deParis, accompagné de deux assistants. La vision avec son murmure de bise glacée passavite devant Jansoulet, s’engouffra dans le grand carrosse et disparut emportant sadernière espérance.

« Question de convenance, mon cher, fit Monpavon paraissant tout à coup auprès delui... Mora est un épicurien, élevé dans les idées de chose... machin... comment donc ?

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Dix-huitième siècle... Mais très mauvais pour les masses, si un homme dans sa position...ps, ps, ps... Ah ! c’est notre maître à tous... ps, ps... tenue irréprochable.

– Alors, c’est fini ? dit Jansoulet, atterré... Il n’y a plus d’espoir... »Monpavon lui fit signe d’écouter. Une voiture roulait sourdement dans l’avenue du

quai. Le timbre d’arrivée sonna précipitamment plusieurs coups de suite. Le marquiscomptait à haute voix... « Un, deux, trois quatre... » Au cinquième, il se leva :

« Plus d’espoir maintenant. Voilà l’autre qui arrive » dit-il, faisant allusion à lasuperstition parisienne qui voulait que cette visite du souverain fût toujours fatale auxmoribonds. De partout les laquais se hâtaient ouvraient les portes à deux battants,formaient la haie tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait du retentissementde sa pique sur les dalles le passage de deux ombres augustes, que Jansoulet ne fitqu’entrevoir confusément derrière la livrée, mais qu’il aperçut dans une longueperspective de portes ouvertes, gravissant le grand escalier, précédées d’un valet portantun candélabre. La femme montait droite et fière, enveloppée de ses noires mantillesd’Espagnole ; l’homme se tenait à la rampe, plus lent et fatigué, le collet de son pardessusclair remontant sur un dos un peu voûté qu’agitait un sanglot convulsif.

« Allons-nous-en, Nabab. Plus rien à faire ici », dit le vieux beau, prenant Jansouletpar le bras et l’entraînant dehors. Il s’arrêta sur le seuil, la main haute, fit un petit salutdu bout des gants vers celui qui mourait là-haut. « Bojou, ché... » Le geste et l’accentétaient mondains, irréprochables ; mais la voix tremblait un peu.

Le cercle de la rue Royale, dont les parties sont renommées, en vit rarement d’aussiterrible que celle de cette nuit-là. Commencée à onze heures, elle durait encore à cinqheures du matin. Des sommes énormes roulèrent sur le tapis vert, changeant de main etde direction, entassées, dispersées, rejointes ; des fortunes s’engloutirent dans cette partiemonstre, à la fin de laquelle le Nabab qui l’avait mise en train pour oublier ses terreursdans les hasards de la chance, après des alternatives singulières, des sauts de fortune àfaire blanchir les cheveux d’un néophyte, se retira avec un gain de cinq cent mille francs.On disait cinq millions le lendemain sur le boulevard, et chacun criait au scandale,surtout le Messager aux trois quarts rempli d’un article contre certains aventurierstolérés dans les cercles et qui causent la ruine des plus honorables familles.

Hélas ! ce que Jansoulet avait gagné représentait à peine les premiers billetsSchwalbach...

Durant cette partie enragée, dont Mora était pourtant la cause involontaire et commel’âme, son nom ne fut pas une fois prononcé. Ni Cardailhac ni Jenkins ne parurent.Monpavon avait pris le lit, plus atteint qu’il ne voulait le laisser croire. On était sansnouvelles.

« Est-il mort ? » se dit Jansoulet en sortant du cercle, et l’envie lui vint d’aller voir là-bas avant de rentrer. Ce n’était plus l’espérance qui le poussait maintenant, mais cettesorte de curiosité maladive et nerveuse qui ramène après un grand incendie lesmalheureux sinistrés, ruinés et sans asile, sur les décombres de leur maison.

Quoiqu’il fût de très bonne heure encore, qu’une rose buée d’aube roulât dans l’air,tout l’hôtel était grand ouvert comme pour un départ solennel. Les lampes fumaienttoujours sur les cheminées, une poussière flottait. Le Nabab avança dans une solitude

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inexplicable d’abandon jusqu’au premier étage où il entendit enfin une voix connue, cellede Cardailhac, qui dictait des noms, et le grincement des plumes sur le papier. L’habilemetteur en scène des fêtes du bey organisait avec la même ardeur les pompes funèbres duduc de Mora. Quelle activité ! L’Excellence était morte dans la soirée, dès le matin dixmille lettres s’imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maison savait tenir une plume,s’occupait aux adresses. Sans traverser ces bureaux improvisés, Jansoulet arrivait ausalon d’attente si peuplé d’ordinaire, aujourd’hui tous ses fauteuils vides. Au milieu, surune table, le chapeau, la canne et les gants de M. le duc, toujours préparés pour les sortiesimprévues de façon à éviter même le souci d’un ordre. Les objets que nous portonsgardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des moustaches, lesgants clairs étaient prêts à serrer le jonc chinois souple et solide, tout l’ensemblefrémissait et vivait comme si le duc allait paraître, étendre la main en causant, prendrecela et sortir.

Oh ! non, M. le duc n’allait pas sortir... Jansoulet n’eut qu’à s’approcher de la porte dela chambre entrebâillée, pour voir sur le lit élevé de trois marches – toujours l’estrademême après la mort – une forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli,transformé par la barbe poussée toute grise en une nuit ; contre le chevet en pente,agenouillée, affaissée dans les draperies blanches, une femme dont les cheveux blondsruisselaient abandonnés, prêts à tomber sous les ciseaux de l’éternel veuvage, puis unprêtre, une religieuse, recueillis dans cette atmosphère de la veillée mortuaire où semêlent la fatigue des nuits blanches et les chuchotements de la prière et de l’ombre.

Cette chambre où tant d’ambitions avaient senti grandir leurs ailes, où s’agitèrent tantd’espoirs et de déconvenues, était tout à l’apaisement de la mort qui passe. Pas un bruit,pas un soupir. Seulement, malgré l’heure matinale, là-bas, vers le pont de la Concorde,une petite clarinette aigre et vive dominait le roulement des premières voitures ; mais saraillerie énervante était désormais perdue pour celui qui dormait là, montrant au Nababépouvanté l’image de son propre destin, froidi, décoloré, prêt pour la tombe.

D’autres que Jansoulet l’ont vue plus lugubre encore, cette pièce mortuaire. Lesfenêtres grandes ouvertes. La nuit et le vent du jardin entrant librement dans un grandcourant d’air. Une forme sur un tréteau : le corps qu’on venait d’embaumer. La têtecreuse, remplie d’une éponge, la cervelle dans un baquet. Le poids de cette cervelled’homme d’État était vraiment extraordinaire. Elle pesait... elle pesait... Les journaux dutemps ont dit le chiffre. Mais qui s’en souvient aujourd’hui ?

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XIX

Les funérailles

« Ne pleure pas, ma fée, tu m’enlèves tout mon courage. Voyons, tu seras bien plus

heureuse quand tu n’auras plus ton affreux démon... Tu vas retourner à Fontainebleausoigner tes poules... Les dix mille francs de Brahim serviront à t’installer... Et puis, n’aiepas peur, une fois là-bas, je t’enverrai de l’argent. Puisque ce bey veut avoir de masculpture, on va lui faire payer la façon, tu penses... Je reviendrai riche, riche... Qui sait ?Peut-être sultane...

– Oui, tu seras sultane... mais moi, je serai morte, et je ne te verrai plus. »Et la bonne Crenmitz désespérée se serrait dans un coin du fiacre pour qu’on ne la vît

pas pleurer.Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuir l’horrible tristesse, l’écœurement sinistre où

la mort de Mora venait de la plonger. Quel coup terrible pour l’orgueilleuse fille ! L’ennui,le dépit, l’avaient jetée dans les bras de cet homme ; fierté, pudeur, elle lui avait toutdonné, et voilà qu’il emportait tout, la laissant fanée pour la vie, veuve sans larmes, sansdeuil, sans dignité. Deux ou trois visites à Saint-James, quelques soirées au fond d’unebaignoire de petit théâtre derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu et honteux,c’étaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison de deux semaines, cette fautesans amour où son orgueil même n’avait pu se satisfaire par l’éclat d’un beau scandale. Lasouillure inutile et ineffaçable, la chute bête en plein ruisseau d’une femme qui ne saitpas marcher, et que gêne pour se relever l’ironique pitié des passants.

Un instant elle pensa au suicide, puis l’idée qu’on l’attribuerait à un désespoir de cœurl’arrêta. Elle vit d’avance l’attendrissement sentimental des salons, la sotte figure queferait sa prétendue passion au milieu des innombrables bonnes fortunes du duc, et lesviolettes de Parme effeuillées par les jolis Moëssard du journalisme sur sa tombe creuséesi proche de l’autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellement lointains qu’ilsdépaysent jusqu’aux pensées. Malheureusement l’argent manquait. Alors elle se souvintqu’au lendemain de son grand succès à l’Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu lavoir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiques pour de grands travauxà exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à ce moment-là, sans se laisser tenter par des prix

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orientaux, une hospitalité splendide la plus belle cour du Bardo comme atelier avec sonpourtour d’arcades en dentelle. Mais à présent elle voulait bien. Elle n’eut qu’un signe àfaire, le marché fut tout de suite conclu, et après un échange de dépêches, un emballagehâtif et la maison fermée, elle prit le chemin de la gare comme pour une absence de huitjours étonnée elle-même de sa prompte décision, flattée dans tous les côtés aventureux etartistiques sa nature par l’espoir d’une vie nouvelle sous un climat inconnu.

Le yacht de plaisance du bey devait l’attendre à Gênes, et d’avance, fermant les yeuxdans le fiacre qui l’emmenait, elle voyait les pierres blanches d’un port italien enserrantune mer irisée où le soleil avait déjà des lueurs d’Orient où tout chantait, jusqu’augonflement des voiles sur le bleu.

Justement ce jour-là Paris était boueux ; uniformément gris, inondé d’une de cespluies continues qui semblent faites pour lui seul, être montées en nuages de son fleuve,de ses fumées, de son haleine de monstre, et redescendues en ruissellement de ses toits,de ses gouttières des innombrables fenêtres de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir,ce triste Paris, et son impatience fiévreuse s’en prenait au cocher qui ne marchait pas, auxchevaux, deux vraies rosses de fiacre à un encombrement inexplicable de voitures,d’omnibus refoulés aux abords du pont de la Concorde.

« Mais allez donc, cocher, allez donc...– Je ne peux pas Madame..., c’est l’enterrement. »Elle mit la tête à la portière et la retira tout de suite épouvantée. Une haie de soldats

marchant le fusil renversé, une confusion de casques, de coiffures soulevées au-dessusdes fronts sur le passage d’un interminable cortège. C’était l’enterrement de Mora quidéfilait...

« Ne restez pas là... Faites le tour... », cria-t-elle au cocher...La voiture vira péniblement, s’arrachant à regret à ce spectacle superbe que Paris

attendait depuis quatre jours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petittrot rechigné et lambin déboucha à la Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici,l’encombrement était plus fort, plus compact. Dans la pluie brumeuse, les vitraux del’église illuminés, le retentissement sourd des chants funèbres sous les tentures noiresprodiguées où disparaissait même la forme du temple grec, remplissaient toute la place del’office en célébration, tandis que la plus grande partie de l’immense convoi se pressaitencore dans la rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant le défunt àcette grille du Corps législatif qu’il avait si souvent franchie. Au-delà de la Madeleine, lachaussée des boulevards s’ouvrait toute vide, élargie, entre deux haies de soldats, l’armeau pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins fermés,et les balcons, malgré la pluie, débordant de corps penchés en avant dans la direction del’église, comme pour un passage de bœuf gras ou une rentrée de troupes victorieuses.Paris affamé de spectacles, s’en fait indifféremment avec tout, aussi bien la guerre civileque l’enterrement d’un homme d’État.

Il fallut que le fiacre revînt encore sur ses pas, fît un nouveau détour, et l’on se figurela mauvaise humeur du cocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans l’âme et furieuxde se priver d’une si belle représentation. Alors commença par les rues désertes etsilencieuses, toute la vie de Paris s’étant portée dans la grande artère du boulevard, une

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course capricieuse et désordonnée, un trimballement insensé de fiacre à l’heure, touchantaux points extrêmes du faubourg Saint-Martin, du faubourg Saint-Denis, redescendantvers le centre et retrouvant toujours à bout de circuits et de ruses le même obstacleembusqué, le même attroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dansl’écartement d’une rue, se déroulant lentement sous la pluie au son des tambours voilés,son mat et lourd comme celui de la terre s’éboulant dans un trou.

Quel supplice pour Félicia ! C’étaient sa faute et son remords qui traversaient Parisdans cette pompe solennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu’aux nuages ; etl’orgueilleuse fille se révoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait aufond de la voiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que la vieille Crenmitz,croyant à son chagrin la voyant si nerveuse, s’efforçait de la consoler, pleurait elle-mêmesur leur séparation, et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grandsloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattes despotiquement appuyéesavec une raideur héraldique. Enfin, après mille détours interminables, le fiacre s’arrêtatout à coup, s’ébranla encore péniblement au milieu de cris et d’injures, puis ballotté,soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre, il finit par ne plus bouger,arrêté, maintenu, comme à l’ancre.

« Bon Dieu ! que de monde !... » murmura la Crenmitz terrifiée.Félicia sortit de sa torpeur :« Où sommes-nous donc ? »Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d’une pluie à fins réseaux tendue en gaze sur la

réalité des choses, une place s’étendait, un carrefour immense comblé par un océanhumain s’écoulant de toutes les voies aboutissantes, immobilisé là autour d’une hautecolonne de bronze qui dominait cette houle comme le mât gigantesque d’un naviresombré. Des cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteriess’espaçaient au bord d’une travée libre, tout un appareil farouche attendant celui quidevait passer tout à l’heure, peut-être pour essayer de le reprendre, l’enlever de vive forceà l’ennemi formidable qui l’emmenait. Hélas ! Toutes les charges de cavalerie, toutes lescanonnades n’y pouvaient plus rien. Le prisonnier s’en allait solidement garrotté, défendupar une triple muraille de bois dur, de métal et de velours inaccessible à la mitraille, et cen’était pas de ces soldats qu’il pouvait espérer la délivrance.

« Allez-vous-en... je ne veux pas rester là », dit Félicia furieuse, attrapant le carrickmouillé du cocher, prise d’une terreur folle à l’idée du cauchemar qui la poursuivait, de cequ’elle entendait venir dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minuteen minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huées recommencèrent.Pensant qu’on le laisserait franchir la place, le cocher avait pénétré à grand-peinejusqu’aux premiers rangs de la foule maintenant refermée derrière lui et refusant de luilivrer passage. Nul moyen de reculer ou d’avancer. Il fallait rester là, supporter ceshaleines de peuple et d’alcool, ces regards curieux allumés d’avance pour un spectacleexceptionnel, et dévisageant la belle voyageuse qui décampait avec « que ça de malles ! »et un toutou de cette taille pour défenseur. La Crenmitz avait une peur horrible ; Félicia,elle, ne songeait qu’à une chose, c’est qu’il allait passer devant elle, qu’elle serait aupremier rang pour le voir.

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Tout à coup un grand cri : « Le voilà ! » puis le silence se fit sur toute la placedébarrassée de trois lourdes heures d’attente.

Il arrivait.Le premier mouvement de Félicia fut de baisser le store de son côté, du côté où le

défilé allait avoir lieu. Mais, au roulement tout proche des tambours, prise d’une ragenerveuse de ne pouvoir échapper à cette obsession, peut-être aussi gagnée par la malsainecuriosité environnante, elle fit sauter le store brusquement, et sa petite tête ardente etpâle se campa sur ses deux poings à la portière :

« Tiens ! tu veux... Je te regarde... »C’était ce qu’on peut voir de plus beau comme funérailles, les honneurs suprêmes

rendus dans tout leur vain apparat aussi sonore, aussi creux que l’accompagnementrythmé des peaux d’âne tendues de crêpe. D’abord les surplis blancs du clergé entrevusdans le deuil des cinq premiers carrosses ; ensuite, traînés par six chevaux noirs, vraischevaux de l’Érèbe, aussi noirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s’avançait le charfunèbre, tout empanaché, frangé, brodé d’argent, de larmes lourdes, de couronneshéraldiques surmontant des M gigantesques, initiales fatidiques qui semblaient celles dela Mort elle-même, la Mort duchesse décorée des huit fleurons.

Tant de baldaquins et de massives tentures dissimulaient la vulgaire carcasse ducorbillard, qu’il frémissait, se balançait à chaque pas, de la base au faîte comme écrasé parla majesté de son mort. Sur le cercueil, l’épée, l’habit, le chapeau brodé, défroque deparade qui n’avait jamais servi, reluisaient d’or et de nacre dans la chapelle sombre destentures parmi l’éclat des fleurs nouvelles qui disaient la date printanière malgré lamaussaderie du ciel. À dix pas de distance les gens de la maison du duc ; puis derrière,dans un isolement majestueux, l’officier en manteau portant les pièces d’honneur,véritable étalage de tous les ordres du monde entier croix, rubans multicolores, quidébordaient du coussin de velours noir à crépines d’argent.

Le maître des cérémonies venait ensuite devant le bureau du Corps législatif, unedouzaine de députés désignés par la sorte, ayant au milieu d’eux la grande taille du Nababdans l’étrenne du costume officiel comme si l’ironique fortune avait voulu donner aureprésentant à l’essai un avant-goût de toutes les joies parlementaires. Les amis dudéfunt, qui suivaient, formaient un groupe assez restreint, singulièrement bien choisipour mettre à nu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnage réduite àl’intimité d’un directeur de théâtre trois fois failli, d’un marchand de tableaux enrichi parl’usure, d’un gentilhomme taré et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom.Jusque-là tout le monde allait à pied et tête nue ; à peine dans le bureau parlementairequelques calottes de soie noire qu’on avait mises timidement en approchant des quartierspopuleux. Après, commençaient les voitures.

À la mort d’un grand homme de guerre, il est d’usage de faire suivre le convoi par lecheval favori du héros, son cheval de bataille, obligé de régler au pas ralenti du cortègecette allure fringante qui dégage des odeurs de poudre et des flamboiements d’étendards.Ici le grand coupé de Mora, ce « huit-ressorts » qui le portait aux assemblées mondainesou politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, ses panneaux tendus de noir,ses lanternes enveloppées de longs crêpes légers flottant jusqu’à terre avec je ne sais

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quelle grâce féminine ondulante. C’était une nouvelle mode funéraire, ces lanternesvoilées, le suprême « chic » du deuil ; et il seyait bien à ce dandy de donner une dernièreleçon d’élégance aux Parisiens accourus à ses obsèques comme à un Longchamp de lamort.

Encore trois maîtres de cérémonie, puis venait l’impassible pompe officielle, toujoursla même pour les mariages, les décès, les baptêmes, l’ouverture des Parlements ou lesréceptions de souverains, l’interminable cortège des carrosses de gala, étincelants, largesglaces, livrées voyantes chamarrées de dorures, qui passaient au milieu du peuple éblouiauquel ils rappelaient les contes de fées, les attelages de Cendrillon, en soulevant de ces« Oh ! » d’admiration qui montent et s’épanouissent avec les fusées, les soirs des feuxd’artifice. Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de ville complaisant, un petit-bourgeois érudit et flâneur, à l’affût des cérémonies publiques, pour nommer à haute voixtous les gens des voitures à mesure qu’elles défilaient avec leurs escortes réglementairesde dragons, cuirassiers ou gardes de Paris.

D’abord les représentants de l’empereur, de l’impératrice, de toute la familleimpériale ; après, dans un ordre hiérarchique savamment élaboré et auquel la moindreinfraction aurait pu causer de graves conflits entre les différents corps de l’État, lesmembres du conseil privé les maréchaux, les amiraux, le grand chancelier de la Légiond’honneur, ensuite le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, toute l’organisationjusticière et universitaire dont les costumes, les hermines, les coiffures vous ramenaientau temps du vieux Paris, quelque chose de pompeux et de suranné, dépaysé dans l’époquesceptique de la blouse et de l’habit noir.

Félicia, pour ne pas penser, attachait volontairement ses yeux à ce défilé monotoned’une longueur exaspérante ; et peu à peu une torpeur lui venait, comme si par un jour depluie sur le guéridon d’un salon ennuyeux elle eût feuilleté un album colorié, une histoiredu costume officiel depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Tous ces gens, vusde profil, immobiles et droits derrière les larges panneaux de glace avaient bien laphysionomie de personnages d’enluminures avancés au bord des banquettes pour qu’onne perdît rien de leurs broderies d’or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches,mannequins voués à la curiosité de la foule et s’y exposant d’un air indifférent et détaché.

L’indifférence !... C’était là le caractère très particulier de ces funérailles. On la sentaitpartout, sur les visages et dans les cœurs, aussi bien parmi tous ces fonctionnaires dont laplupart avaient connu le duc de vue seulement, que dans les rangs à pied entre soncorbillard et son coupé, l’intimité étroite ou le service de tous les jours. Indifférent etmême joyeux, le gros ministre vice-président du conseil, qui, de sa poigne robustehabituée à fendre le bois des tribunes, tenait solidement les cordons du poêle, avait l’airde le tirer en avant, plus pressé que les chevaux et le corbillard de mener à ses six pieds deterre l’ennemi de vingt ans, l’éternel rival, l’obstacle à toutes les ambitions. Les troisautres dignitaires n’avançaient pas avec cette même vigueur de cheval de remonte, maisles longues laisses flottaient dans leurs mains excédées ou distraites, d’une mollessesignificative. Indifférents les prêtres, par profession. Indifférents les gens de service, qu’iln’appelait jamais que « chose », et qu’il traitait, en effet, comme des choses. IndifférentM. Louis, dont c’était le dernier jour de servitude, esclave devenu affranchi, assez riche

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pour payer sa rançon. Même chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré. Pourtantquelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhac surveillait trop l’ordre et lamarche de la cérémonie pour se livrer au moindre attendrissement, d’ailleurs en dehorsde sa nature. Le vieux Monpavon, frappé au cœur, aurait trouvé d’une tenue déplorabletout à fait indigne de son illustre ami, la moindre flexion de sa cuirasse de toile et de sahaute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompesfunèbres fournissent les larmes des grands deuils, brodées d’argent sur drap noir.Quelqu’un pleurait cependant, là-bas, parmi les membres du bureau ; mais celui-làs’attendrissait bien naïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques,cette pompe, il lui semblait qu’il enterrait toute sa fortune, toutes ses ambitions de gloireet de dignité. Et c’était encore une variété d’indifférence.

Dans le public le contentement d’un beau spectacle, cette joie de faire d’un jour desemaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards,les spectateurs des balcons auraient presque applaudi ; ici, dans les quartiers populeux,l’irrévérence se manifestait encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou surle mort et ses frasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par les grandschapeaux des rabbins, la « touche » du conseil des prud’hommes, se croisaient dans l’airentre deux roulements de tambour. Les pieds dans l’eau, en blouse, en bourgeron, lacasquette levée par habitude, la misère, le travail forcé, le chômage et la grève, regardaientpasser en ricanant cet habitant d’une autre sphère, ce brillant duc descendu de tous seshonneurs, et qui jamais peut-être de son vivant n’avait abordé cette extrémité de ville.Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout le monde va, il faut prendre la route de tout lemonde, le faubourg Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu’à cette grande ported’octroi si largement ouverte sur l’infini. Et dame ! cela semble bon de voir que desseigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent tous le même chemin pour lamême destination. Cette égalité dans la mort console de bien des injustices de la vie.Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l’outil moins lourd, quand onpourra se dire en se levant : « Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme lesautres !... »

Le défilé continuait toujours, plus fatigant encore que lugubre. À présent c’étaient dessociétés chorales, les députations de l’armée, de la marine, officiers de toutes armes, sepressant en troupeau devant une longue file de véhicules vides, voitures de deuil, voituresde maîtres alignées là pour l’étiquette ; puis les troupes suivaient à leur tour, et dans lefaubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjà fourmillante à perte de vue,s’engouffrait toute une armée, fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons lagueule en l’air, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, mais ne parvenant pas àcouvrir le ronflement des tambours, ronflement sinistre et sauvage qui rappelaitl’imagination de Félicia vers ces funérailles de Négus africains où des milliers de victimesimmolées accompagnent l’âme d’un prince pour qu’elle ne s’en aille pas seule au royaumedes esprits, et lui faisait penser que peut-être cette pompeuse et interminable suite allaitdescendre et disparaître dans la fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute.

« ... Maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il ! » murmura la Crenmitzpendant que le fiacre s’ébranlait sur la place éclaircie où la Liberté toute en or semblait

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prendre là-haut dans l’espace une magique envolée, et cette prière de la vieille danseusefut peut-être la seule note émue et sincère soulevée sur l’immense parcours desfunérailles.

Tous les discours sont finis, trois longs discours aussi glacials que le caveau où le mort

vient de descendre, trois déclamations officielles qui ont surtout fourni aux orateursl’occasion de faire parler bien haut leur dévouement aux intérêts de la Dynastie. Quinzefois les canons ont frappé les échos nombreux du cimetière, agité les couronnes de jais etd’immortelles, les ex-voto légers pendus aux angles des entourages, et tandis qu’une buéerougeâtre flotte et roule dans une odeur de poudre à travers la ville des morts, monte et semêle lentement aux fumées d’usine du quartier plébéien, l’innombrable assemblée sedisperse aussi, disséminée par les rues en pente, les hauts escaliers tout blancs dans laverdure, avec un murmure confus, un ruissellement de flots sur les roches. Robespourpres, robes noires, habits bleus et verts, aiguillettes d’or, fines épées qu’on assure dela main en marchant, se hâtent de rejoindre les voitures. On échange de grands saluts, dessourires discrets, pendant que les carrosses de deuil dégringolent les allées au galop,montrent des alignements de cochers noirs, le dos arrondi, le chapeau en bataille, lecarrick flottant au vent de la course.

L’impression générale, c’est le débarras d’une longue et fatigante figuration, unempressement légitime à aller quitter le harnais administratif, les costumes decérémonie, à déboucler les ceinturons, les hausse-cols et les rabats, à détendre lesphysionomies qui, elles aussi, portaient des entraves.

Lourd et court, traînant péniblement ses jambes enflées, Hemerlingue se dépêchaitvers la sortie, résistant aux offres qu’on lui faisait de monter dans les voitures, sachantbien que la sienne seule était à la mesure de son éléphantiasis.

« Baron, baron, par ici... Il y a une place pour vous.– Non, merci. Je marche pour me dégourdir. »Et, afin d’éviter ces propositions qui à la longue le gênaient, il prit une allée

transversale presque déserte, trop déserte même, car à peine y fut-il engagé que le baronle regretta. Depuis son entrée dans le cimetière, il n’avait qu’une préoccupation, la peurde se trouver face à face avec Jansoulet dont il connaissait la violence, et qui pourrait bienoublier la majesté du lieu, renouveler en plein Père-Lachaise le scandale de la rue Royale.Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il avait vu la grosse tête de l’ancien copainémerger de cette quantité de types incolores dont l’assistance était pleine et se diriger verslui, le chercher avec le désir d’une rencontre. Encore là-bas, dans la grande allée, on auraiteu du monde en cas de malheur, tandis qu’ici... Brr... C’est cette inquiétude qui lui faisaitforcer son pas court, son haleine soufflante, mais en vain. Comme il se retournait dans sapeur d’être suivi, les hautes et robustes épaules du Nabab apparurent à l’entrée de l’allée.Impossible au poussah de se faufiler dans l’étroit écart des tombes si serrées que la placey manque aux agenouillements. Le sol gras et détrempé glissait, s’enfonçait sous sespieds.

Il prit le parti de marcher d’un air indifférent, comptant que l’autre ne le reconnaîtrait

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peut-être pas. Mais une voix éraillée et puissante cria derrière lui :« Lazare ! »Il s’appelait Lazare, ce richard. Il ne répondit pas, essaya de rejoindre un groupe

d’officiers qui marchait devant lui, très loin.« Lazare ! Oh ! Lazare ! »Comme autrefois sur le quai de Marseille... Il fut tenté de s’arrêter sous le coup d’une

ancienne habitude, puis le souvenir de ses infamies, de tout le mal qu’il avait fait auNabab, qu’il était en train de lui faire encore, lui revint tout à coup avec une peur horriblepoussée au paroxysme, lorsqu’une main de fer brusquement le harponna. Une sueur delâcheté courut par tous ses membres avachis, son visage jaunit encore, ses yeuxclignotèrent au vent de la formidable claque qu’il attendait venir, tandis que ses gros brasse levaient instinctivement pour parer le coup.

« Oh ! n’aie pas peur... Je ne te veux pas de mal, dit Jansoulet tristement... Seulementje viens te demander de ne plus m’en faire. »

Il s’arrêta pour respirer. Le banquier, stupide, effaré ouvrait ses yeux ronds dechouette devant cette émotion suffocante.

« Écoute, Lazare, c’est toi qui es le plus fort à cette guerre que nous nous faisonsdepuis si longtemps... Je suis à terre, j’y suis, là... Les épaules ont touché... Maintenant,sois généreux, épargne ton vieux copain. Fais-moi grâce, voyons, fais-moi grâce... »

Tout tremblait en ce Méridional effondré, amolli par les démonstrations de lacérémonie funèbre. Hemerlingue, en face de lui, n’était guère plus vaillant. Cette musiquenoire, cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette haute philosophie de lamort inévitable, tout cela lui avait remué les entrailles, à ce gros baron. La voix de sonancien camarade acheva de réveiller ce qui restait d’humain dans ce paquet de gélatine.

Son vieux copain ! C’était la première fois depuis dix ans, depuis la brouille, qu’il lerevoyait de si près. Que de choses lui rappelaient ces traits basanés, ces fortes épaules simal taillées pour l’habit brodé ! La couverture de laine mince et trouée, dans laquelle ilsse roulaient tous deux pour dormir sur le pont du Sinaï, la ration partagéefraternellement, les courses dans la campagne brûlée de Marseille où l’on volait de grosoignons qu’on mangeait crus au revers d’un fossé, les rêves, les projets les sous mis encommun, et quand la fortune commença à leur sourire, les farces qu’ils avaient faitesensemble, les bons petits soupers fins où l’on se disait tout, les coudes sur la table.

Comment peut-on en arriver à se brouiller quand on se connaît si bien, quand on avécu comme deux jumeaux pendus à une maigre et forte nourrice, la misère, partagé sonlait aigri et ses rudes caresses ! Ces pensées, longues à analyser, traversaient comme unéclair l’esprit d’Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourdedans celle que lui tendait le Nabab. Quelque chose d’animal s’émut en eux, plus fort queleur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans essayaient de se ruiner, de sedéshonorer, se mirent à causer à cœur ouvert.

Généralement, entre amis qui se retrouvent, les premières effusions passées, on restemuet, comme si l’on n’avait plus rien à se conter, tandis qu’au contraire c’est l’abondancedes choses, leur afflux précipité qui les empêche de sortir. Les deux copains en étaient là ;mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voir s’échapper,

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résister au bon mouvement qu’il venait de provoquer en lui :« Tu n’es pas pressé, n’est-ce pas ?... Nous pouvons nous promener un moment, si tu

veux... Il ne pleut plus, il fait bon... on a vingt ans de moins.– Oui, ça fait plaisir, dit Hemerlingue... ; seulement je ne peux pas marcher

longtemps..., mes jambes sont lourdes...– C’est vrai, tes pauvres jambes... Tiens, voilà un banc, là-bas. Allons nous asseoir.

Appuie-toi sur moi, mon vieux. »Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le conduisait jusqu’à un de ces bancs

espacés contre les tombes, où se reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetièreleur promenade et leur séjour habituels. Il l’installait, le couvait du regard, le plaignait deson infirmité, et, par un courant tout naturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient àcauser de leurs santés, de l’âge qui venait. L’un était hydropique, l’autre sujet aux coupsde sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins, un remède dangereux, à preuveMora si vite enlevé.

« Mon pauvre duc ! dit Jansoulet.– Une grande perte pour le pays », fit le banquier d’un air pénétré.Et le Nabab naïvement :« Pour moi surtout, pour moi, car s’il avait vécu... Ah ! tu as de la chance, tu as de la

chance. »Craignant de l’avoir blessé, il ajouta bien vite :« Et puis voilà, tu es fort, très fort. »Le baron le regarda en clignant de l’œil, et si drôlement, que ses petits cils noirs

disparurent dans sa graisse jaune.« Non, dit-il, ce n’est pas moi qui suis fort... C’est Marie.– Marie ?– Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle a quitté son nom de Yamina pour celui de

Marie. C’est ça, une vraie femme. Elle connaît la banque mieux que moi, et Paris et lesaffaires. C’est elle qui mène tout à la maison.

– Tu es bien heureux », soupira Jansoulet.Sa tristesse en disait long sur ce qui manquait à Mlle Afchin. Puis, après un silence, le

baron reprit :« Elle t’en veut beaucoup Marie, tu sais... Elle ne sera pas contente d’apprendre que

nous nous sommes parlé. »Il fronçait son gros sourcil, comme s’il regrettait leur réconciliation, à la pensée de la

scène conjugale qu’elle lui vaudrait. Jansoulet bégaya :« Je ne lui ai rien fait pourtant...– Allons, allons, vous n’avez pas été bien gentils pour elle... Pense à l’affront qu’elle a

subi lors de notre visite de noces... Ta femme nous faisant dire qu’elle ne recevait pas lesanciennes esclaves... Comme si notre amitié ne devait pas être plus forte qu’un préjugé...Les femmes n’oublient pas ces choses-là.

– Mais je n’y suis pour rien, moi, mon vieux. Tu sais comme ces Afchin sont fiers. »Il n’était pas fier, lui, le pauvre homme. Il avait une mine si piteuse, si suppliante

devant le sourcil froncé de son ami, que celui-ci en eut pitié. Décidément, le cimetière

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l’attendrissait, ce baron.« Écoute, Bernard, il n’y a qu’une chose qui compte... Si tu veux que nous soyons

camarades comme autrefois, que ces poignées de main que nous avons échangées nesoient pas perdues, il faut obtenir de ma femme qu’elle se réconcilie avec vous... Sans celarien de fait... Lorsque Mlle Afchin nous a refusé sa porte, tu l’as laissée faire, n’est-cepas ?... Moi de même, si Marie me disait en rentrant : « Je ne veux pas que vous soyezamis... » toutes mes protestations ne m’empêcheraient pas de te flanquer par-dessusbord. Car il n’y a pas d’amitié qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c’est d’avoirla paix chez soi.

– Mais alors, comment faire ? demanda le Nabab épouvanté.– Je m’en vais te le dire... La baronne est chez elle tous les samedis. Viens avec ta

femme, lui faire une visite après-demain. Vous trouverez à la maison la meilleure sociétéde Paris. On ne parlera pas du passé. Ces dames causeront chiffons et toilettes, se dirontce que les femmes se disent. Et puis ce sera une affaire finie. Nous redeviendrons amiscomme autrefois ; et puisque tu es dans la nasse, eh bien ! on t’en tirera.

– Tu crois ? C’est que j’y suis terriblement », dit l’autre avec un hochement de tête.De nouveau les prunelles narquoises d’Hemerlingue disparurent entre ses joues

comme deux mouches dans du beurre :« Dame, oui... J’ai joué serré. Toi tu ne manques pas d’adresse... Le coup des quinze

millions prêtés au bey ; c’était trouvé, ça... Ah ! tu as du toupet ; seulement tu tiens maltes cartes. On voit ton jeu. »

Ils avaient jusqu’ici parlé à demi-voix, impressionnés par le silence de la grandenécropole ; mais peu à peu les intérêts humains haussaient le ton au milieu même de leurnéant étalé sur toutes ces pierres plates chargées de dates et de chiffres, comme si la mortn’était qu’une affaire de temps et de calcul, le résultat voulu d’un problème.

Hemerlingue jouissait de voir son ami si humble, lui donnait des conseils sur sesaffaires qu’il avait l’air de connaître à fond. Selon lui le Nabab pouvait encore très biens’en tirer. Tout dépendait de la validation, d’une carte à retourner. Il s’agissait de laretourner bonne.

Mais Jansoulet n’avait plus confiance. En perdant Mora, il avait tout perdu.« Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Ça se vaut, dit le banquier tranquillement.– Non, vois-tu, c’est impossible... Il est trop tard... Le Merquier a fini son rapport. Il est

effroyable, paraît-il.– Eh bien ! s’il a fini son rapport, il faut qu’il en fasse un autre moins méchant.– Comment cela ? »Le baron le regarda stupéfait :« Ah çà ! mais tu baisses, voyons... En donnant cent, deux cent, trois cent mille francs,

s’il le faut...– Y songes-tu ?... Le Merquier, cet homme intègre... Ma conscience, comme on

l’appelle... »Cette fois le rire d’Hemerlingue éclata avec une expansion extraordinaire, roula

jusqu’au fond des mausolées voisins peu habitués à tant d’irrespect.« Ma conscience, un homme intègre... Ah ! tu m’amuses... Tu ne sais donc pas qu’elle

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est à moi, cette conscience, et que... »Il s’arrêta, regarda derrière lui, un peu troublé d’un bruit qu’il entendait :« Écoute... »C’était l’écho de son rire renvoyé du fond d’un caveau, comme si cette idée de la

conscience de Le Merquier égayait même les morts.« Si nous marchions un peu, dit-il, il commence à faire frais sur ce banc. »Alors, tout en marchant entre les tombes, il lui expliqua avec une certaine fatuité

pédante qu’en France les pots-de-vin jouaient un rôle aussi important qu’en Orient.Seulement on y mettait plus de façons que là-bas. On se servait de cache-pots... « Ainsivoilà Le Merquier, n’est-ce pas ?... Au lieu de lui donner ton argent tout à trac dans unegrande bourse comme à un séraskier, on s’arrange. Il aime les tableaux, cet homme. Il esttoujours en trafic avec Schwalbach, qui se sert de lui pour amorcer de la clientèlecatholique... Eh bien ! on lui offre une toile, un souvenir à accrocher sur un panneau deson cabinet. Le tout est d’y mettre le prix... Du reste, tu verras. Je te conduirai chez lui,moi. Je te montrerai comme ça se pratique. »

Et tout heureux de l’émerveillement du Nabab, qui pour le flatter exagérait encore sastupeur, écarquillait ses yeux d’un air admiratif, le banquier élargissait sa leçon, en faisaitun vrai cours de philosophie parisienne et mondaine.

« Vois-tu, copain, ce dont il faut surtout s’occuper à Paris, c’est de garder lesapparences... Il n’y a que cela qui compte... les apparences !... Toi tu ne t’en inquiètes pasassez. Tu t’en vas là-dedans, le gilet déboutonné, bon enfant, racontant tes affaires, telque tu es... Tu te promènes comme à Tunis dans les bazars, dans les souks. C’est pour celaque tu t’es fait rouler, mon brave Bernard. »

Il s’arrêta pour souffler, n’en pouvant plus. C’était en une heure beaucoup plus de paset de paroles qu’il n’en dépensait pendant toute une année. Ils s’aperçurent alors que lehasard de leur marche et de leur conversation les avait ramenés vers la sépulture desMora, en haut d’un terre-plein découvert d’où l’on voyait, au-dessus d’un millier de toitsserrés, Montmartre, les Buttes-Chaumont moutonner dans le lointain en hautes vagues.Avec la colline du Père-Lachaise cela figurait bien ces trois ondulations se suivant à égaledistance, dont se compose chaque élan de la mer à l’heure du flux. Dans les plis de cesabîmes, des lumières clignotaient déjà, comme des falots de barque, à travers les buéesviolettes qui montaient ; des cheminées s’élançaient ainsi que des mâts ou des tuyaux desteamers soufflant leur fumée ; et roulant tout cela dans son mouvement ondulé, l’océanparisien, en trois bonds chaque fois diminués, semblait l’apporter au noir rivage. Le ciels’était largement éclairci comme il arrive souvent à la fin des jours de pluie, un cielimmense, nuancé de teintes d’aurore, sur lequel le tombeau familial des Mora dressaitquatre figures allégoriques, implorantes recueillies, pensives, dont le jour mourantgrandissait les attitudes. Rien n’était resté là des discours, des condoléances officielles. Lesol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le seuil maculé de plâtre rappelaientseulement l’inhumation récente.

Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur métallique.Désormais, l’ancien ministre d’État restait seul, bien seul, dans l’ombre de sa nuit, plusépaisse que celle qui montait alors du bas du jardin, envahissant les allées tournantes, les

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escaliers, la base des colonnes, pyramides, cryptes de tout genre dont le faîte était pluslent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheur crayeuse des os desséchéspassaient avec leurs outils et leurs besaces. Des deuils furtifs, s’arrachant à regret auxlarmes et à la prière glissaient le long des massifs et les frôlaient d’un vol silencieuxd’oiseaux de nuit, tandis qu’aux extrémités du Père-Lachaise des voix s’élevaient, appelsmélancoliques annonçant fermeture. La journée du cimetière était finie. La ville desmorts, rendue à la nature, devenait un bois immense aux carrefours marqués de croix. Aufond d’un vallon, une maison de garde allumait ses vitres. Un frémissement courait, seperdait en chuchotements au bout des allées confuses.

« Allons-nous-en... », se dirent les deux copains impressionnés peu à peu de cecrépuscule plus froid qu’ailleurs ; mais avant de s’éloigner, Hemerlingue poursuivant sapensée, montra le monument ailé des quatre coins par les draperies, les mains tendues deses sculptures :

« Tiens ! C’est celui-là qui s’y entendait à garder les apparences. »Jansoulet lui prit le bras pour l’aider à la descente :« Ah ! oui, il était fort... Mais toi, tu es encore plus fort que tous... » disait-il avec sa

terrible intonation gasconne.Hemerlingue ne protesta pas.« C’est à ma femme que je le dois... Aussi je t’engage à faire ta paix avec elle, parce que

sans ça...– Oh ! n’aie pas peur... nous viendrons samedi... mais tu me conduiras chez Le

Merquier. »Et pendant que les deux silhouettes, l’une haute, carrée, l’autre massive et courte

disparaissaient dans les détours du grand labyrinthe, pendant que la voix de Jansouletguidant son ami « Par ici, mon vieux... appuie-toi bien », se perdait insensiblement, unrayon égaré du couchant éclairait derrière eux, sur le terre-plein, le buste expressif etcolossal, au large front sous les cheveux longs et relevés, à la lèvre puissante et ironique,de Balzac qui les regardait...

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X

La baronne Hemerlingue

Tout au bout de la longue voûte sous laquelle se trouvaient les bureaux

d’Hemerlingue et fils, noir tunnel que le père Joyeuse avait pendant dix ans pavoisé etilluminé de ses rêves, un escalier monumental à rampe en fer ouvragé, un escalier duvieux Paris, montait vers la gauche aux salons de réception de la baronne prenant jour surla cour juste au-dessus de la caisse, si bien que, pendant la belle saison, lorsque tout resteouvert, le tintement des pièces d’or, le fracas des piles d’écus écroulées sur les comptoirs,un peu adouci par les hautes et moelleuses tentures des fenêtres, faisait unaccompagnement mercantile aux conversations susurrées par le catholicisme mondain.

Cela donnait tout de suite la physionomie de ce salon non moins étrange que celle quien faisait les honneurs, mêlant un vague bouquet de sacristie aux agitations de la Bourseet à la mondanité la plus raffinée, éléments hétérogènes qui se croisaient, serencontraient là sans cesse, mais restaient séparés, comme la Seine sépare le noblefaubourg catholique sous le patronage duquel s’était opérée l’éclatante conversion de lamusulmane et les quartiers financiers où Hemerlingue avait sa vie et ses relations. Lasociété levantine, assez nombreuse à Paris, composée en grande partie de juifs allemands,banquiers ou commissionnaires, qui, après avoir fait en Orient des fortunes colossales,trafiquent encore ici pour n’en pas perdre l’habitude, se montrait assidue aux jours de labaronne. Les Tunisiens de passage ne manquaient jamais de venir voir la femme du grandbanquier en faveur, et le vieux colonel Brahim, le chargé d’affaires du bey, avec sa boucheflasque et ses yeux éraillés, faisait son somme tous les samedis au coin du même divan.

« Votre salon sent le roussi, ma petite fille », disait en riant la vieille princesse deDions à la nouvelle Marie que maître Le Merquier et elle avaient tenue sur les fontsbaptismaux ; mais la présence de ces nombreux hérétiques, juifs, musulmans et mêmerenégats, de ces grosses femmes couperosées, fagotées, chargées d’or, de pendeloques,des « vrais paquets », n’empêchait pas le faubourg Saint-Germain de visiter, d’entourer,de surveiller la jeune catéchumène, le joujou de ces nobles dames, une poupée biensouple, bien docile que l’on montrait, que l’on promenait, dont on citait les naïvetésévangéliques, piquantes surtout par le contraste du passé. Peut-être se glissait-il au fond

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du cœur de ces aimables patronnesses l’espoir de rencontrer dans ce monde retourd’Orient quelque nouvelle conversion à faire, l’occasion de remplir encore l’aristocratiquechapelle des Missions du spectacle si émouvant d’un de ces baptêmes d’adultes qui voustransportent aux premiers temps de la foi, là-bas, vers les rives du Jourdain, et sontbientôt suivis de la première communion, du renouvellement, de la confirmation, tousprétextes pour la marraine d’accompagner sa filleule, de guider cette jeune âme, d’assisteraux transports naïfs d’une croyance neuve, et aussi d’arborer des toilettes variées,nuancées à l’éclat ou au sentiment de la cérémonie. Mais il n’arrive pas communémentqu’un haut baron financier amène à Paris une esclave arménienne dont il a fait salégitime épouse.

Esclave ! C’était cela la tare dans ce passé de femme d’Orient, jadis achetée au bazard’Andrinople pour le compte de l’empereur du Maroc, puis, à la mort de l’empereur et à ladispersion de son harem, vendue au jeune bey Ahmed. Hemerlingue l’avait épousée à sasortie de ce nouveau sérail, mais sans pouvoir la faire accepter à Tunis, où aucune femme,Mauresque, Turque, Européenne, ne consentit à traiter une ancienne esclave d’égale àégale, par un préjugé assez semblable à celui qui sépare la créole de la quarteronne lamieux déguisée. Il y a là une répugnance invincible que le ménage Hemerlingue retrouvajusque dans Paris, où les colonies étrangères se constituent en petits cercles remplis desusceptibilités et de traditions locales. Laminas passa ainsi deux ou trois ans dans unesolitude complète dont elle sut bien utiliser toutes les rancœurs et les loisirs, car c’étaitune femme ambitieuse, d’une volonté, d’un entêtement extraordinaires. Elle apprit à fondla langue française, dit adieu pour toujours à ses vestes brodées et à ses pantalons de soierose, sut assouplir sa taille et sa démarche aux toilettes européennes, à l’embarras deslongues jupes, puis, un soir d’Opéra, montra aux Parisiens émerveillés la silhouetteencore un peu sauvage, mais fine, élégante, et si originale d’une musulmane décolletéepar Léonard.

Le sacrifice de la religion suivit de près celui du costume. Depuis longtemps Mme

Hemerlingue avait renoncé à toute pratique mahométane, quand maître Le Merquier,l’intime du ménage et son cicérone à Paris, leur démontra qu’une conversion solennellede la baronne lui ouvrirait les portes de cette partie du monde parisien dont l’accèssemble être devenu de plus en plus difficile, à mesure que la société s’est démocratiséetout autour. Le faubourg Saint-Germain une fois conquis, tout le reste suivrait. Et, eneffet, lorsque après le retentissement du baptême, on sut que les plus grands noms deFrance ne dédaignaient pas de se rencontrer aux samedis de la baronne Hemerlingue, lesdames Gügenheim, Fuernberg, Caraïscaki, Maurice Trott, toutes épouses de fezmillionnaires et célèbres sur les marchés de Tunis, renonçant à leurs préventions,sollicitèrent d’être admises chez l’ancienne esclave. Seule, Mme Jansoulet, nouvellementdébarquée avec un stock d’idées orientales encombrantes dans son esprit, comme sonnarghilé, ses œufs d’autruche, tout le bibelot tunisien l’était dans son intérieur, protestacontre ce qu’elle appelait une inconvenance, une lâcheté, et déclara qu’elle ne mettraitjamais les pieds chez « ça ». Il se fit aussitôt chez les dames Gügenheim, Caraïscaki, etautres paquets, un petit mouvement rétrograde, comme il arrive à Paris chaque foisqu’autour d’une position irrégulière en train de se régulariser quelque résistance tenace

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entraîne des regrets et des défections. On s’était trop avancé pour se retirer, mais on tint àfaire mieux sentir le prix de sa bienveillance, le sacrifice de ses préjugés ; et la baronneMarie comprit très bien la nuance rien que dans le ton protecteur des Levantines latraitant de « ma chère enfant... ma bonne petite », avec une hauteur un peu méprisante.Dès lors sa haine contre les Jansoulet ne connut plus de bornes, une haine de sérailcompliquée et féroce, avec l’étranglement au bout et la noyade silencieuse, un peu plusdifficile à pratiquer à Paris que sur les rives du lac d’El-Baheira, mais dont elle préparaitdéjà le sac solide terminé en garrot.

Cet acharnement expliqué et connu, on se figure quelle surprise, quelle agitation dansce coin de société exotique, quand la nouvelle se répandit que, non seulement la grosseAfchin – comme l’appelaient ces dames – consentait à voir la baronne, mais qu’elle devaitlui faire la première visite à son prochain samedi. Pensez que ni les Fuernberg, ni lesTrott ne voulurent manquer une pareille fête. La baronne, de son côté, fit tout pourdonner le plus d’éclat possible à cette réparation solennelle, écrivit, visita, se remua sibien que, malgré la saison déjà très avancée, Mme Jansoulet, en arrivant vers quatreheures à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré, aurait pu voir devant la haute porte cintrée, àcôté de la discrète livrée feuille morte de la princesse de Dions et de beaucoup de blasonsauthentiques, les armes parlantes, prétentieuses, les roues multicolores d’une fouled’équipages financiers et les grands laquais poudrés des Caraïscaki.

En haut, dans les salons de réception, même assemblage bizarre et glorieux. C’était unva-et-vient sur les tapis des deux premières pièces désertes, un passage de froissementssoyeux, jusqu’au boudoir où la baronne se tenait, partageant ses attentions, ses cajoleriesentre les deux camps bien distincts ; d’un côté, des toilettes sombres, d’apparencemodeste, d’une recherche appréciable seulement aux yeux exercés, de l’autre, unprintemps tapageur à couleurs vives, corsages opulents, diamants prodigués, écharpesflottantes, modes d’exportation où l’on sentait comme un regret de climat plus chaud etde vie luxueuse étalée. De grands coups d’éventails par ici, des chuchotements discretspar là. Très peu d’hommes, quelques jeunes gens bien-pensants, muets, immobiles,suçant la pomme de leurs cannes, deux ou trois figures de schumaker, debout derrière lelarge dos de leurs épouses, parlant la tête basse comme s’ils proposaient des objets decontrebande ; dans un coin, la belle barbe patriarcale et le camail violet d’un évêqueorthodoxe d’Arménie.

La baronne, pour essayer de rallier ces diversités mondaines, pour garder son salonplein jusqu’à la fameuse entrevue, se déplaçait continuellement, tenait tête à dixconversations différentes, élevant sa voix harmonieuse et veloutée au diapasongazouillant qui distingue les Orientales, enlaçante et câline, l’esprit souple comme lataille, abordant tous les sujets, et mêlant ainsi qu’il convient la mode et les sermons decharité, les théâtres et les ventes, la faiseuse et le confesseur. Un grand charme personnelse joignait à cette science acquise de la maîtresse de maison, science visible jusque danssa mise toute noire et très simple qui faisait ressortir sa pâleur de cloître, ses yeux dehouri, ses cheveux brillants et nattés, séparés sur un front étroit et pur, un front, dont labouche trop mince accentuait le mystère, fermant aux curieux tout le passé varié et déjà sirempli de cette ancienne radine, qui n’avait pas d’âge, ignorait elle-même la date de sa

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naissance ne se souvenait pas d’avoir été enfant.Évidemment si la puissance absolue du mal, très rare chez les femmes que leur nature

physique impressionnable livre à tant de courants divers, pouvait tenir dans une âme,c’était bien dans celle de cette esclave faite aux concessions et aux bassesses, révoltée,mais patiente, et maîtresse elle-même comme toutes celles que l’habitude d’un voileabaissé sur les yeux a accoutumées à mentir sans danger ni scrupule.

En ce moment personne n’aurait pu se douter de l’angoisse qui l’agitait, à la voiragenouillée devant la princesse, vieille bonne femme sans façon, de qui la Fuernbergdisait tout le temps : « Si c’est une princesse, ça ! »

« Oh ! je vous en prie, ma marraine, ne vous en allez pas encore. »Elle l’enveloppait de toutes sortes de câlineries, de grâces, de petites mines, sans lui

avouer, bien entendu, qu’elle tenait à la garder jusqu’à l’arrivée de Jansoulet pour la faireservir à son triomphe.

« C’est que, disait la bonne dame en montrant le majestueux Arménien, silencieux etgrave, son chapeau à glands sur les genoux, j’ai à conduire ce pauvre monseigneur auGrand Saint-Christophe pour acheter des médailles. Il ne s’en tirerait pas sans moi.

– Si, si, je veux... Il faut... Encore quelques minutes. »Et la baronne jetait un regard furtif vers l’antique et somptueux cartel accroché dans

un angle du salon.Déjà cinq heures, et la grosse Afchin n’arrivait pas. Les Levantines commençaient à

rire derrière leurs éventails. Heureusement on venait de servir du thé, des vins d’Espagne,une foule de pâtisseries turques délicieuses qu’on ne trouvait que là et dont les recettesrapportées par la cadine se conservent dans les harems comme certains secrets deconfiserie raffinée dans nos couvents. Cela fit une diversion. Le gros Hemerlingue qui, lesamedi, sortait de temps en temps de son bureau pour venir saluer ces dames, buvait unverre de madère près de la petite table de service, en causant avec Maurice Trott, l’ancienbaigneur de Saïd-Pacha, quand sa femme s’approcha de lui, toujours douce et paisible. Ilsavait quelle colère devait recouvrir ce calme impénétrable, et lui demanda tout bas,timidement :

« Personne ?– Personne... Vous voyez à quel affront vous m’exposez. »Elle souriait, les yeux à demi baissés, en lui enlevant du bout de l’ongle une miette de

gâteau restée dans ses longs favoris noirs ; mais ses petites narines transparentesfrémissaient avec une éloquence terrible.

« Oh ! elle viendra... » disait le banquier, la bouche pleine. « Je suis sûr qu’elleviendra... »

Un frôlement d’étoffes, de traîne déployée dans la pièce à côté, fit se retournervivement la baronne. À la grande joie du coin des « paquets » qui surveillait tout, cen’était pas celle qu’on attendait.

Elle ne ressemblait guère à Mlle Afchin, cette grande blonde élégante, aux traitsfatigués, à la toilette irréprochable, digne en tout de porter un nom aussi célèbre que celuidu docteur Jenkins. Depuis deux ou trois mois, la belle Mme Jenkins avait beaucoupchangé, beaucoup vieilli. Il y a comme cela dans la vie de la femme restée longtemps

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jeune une période où les années, qui ont passé par-dessus sa tête sans l’effleurer d’uneride, s’inscrivent brutalement toutes ensemble en marques ineffaçables. On ne dit plus enla voyant : « Qu’elle est belle ! » mais « Elle a dû être bien belle... » Et cette cruelle façonde parler au passé, de rejeter dans le lointain ce qui hier était un fait visible, constitue uncommencement de vieillesse et de retraite, un déplacement de tous les triomphes ensouvenirs. Était-ce la déception de voir arriver la femme du docteur à la place de Mme

Jansoulet, ou le discrédit que la mort du duc de Mora avait jeté sur le médecin à la modedevait-il rejaillir sur celle qui portait son nom ? Il y avait un peu de ces deux causes, etpeut-être d’une autre dans le froid accueil que la baronne fit à Mme Jenkins. Un bonjourléger du bout des lèvres, quelques paroles à la hâte, et elle retourna vers le noble bataillonqui grignotait à belles dents. Le salon s’était animé sous l’action des vins d’Espagne. Onne chuchotait plus, on causait. Les lampes apportées donnaient un nouvel éclat à laréunion, mais annonçaient qu’elle était bien près de finir, quelques personnesdésintéressées du grand événement s’étant déjà dirigées vers la porte. Et les Jansouletn’arrivaient pas.

Tout à coup une marche robuste, pressée. Le Nabab parut, tout seul, sanglé dans saredingote noire, correctement cravaté et ganté, mais la figure bouleversée, l’œil hagard,frémissant encore de la scène terrible dont il sortait.

Elle n’avait pas voulu venir.Le matin, il avait prévenu les femmes de chambre d’apprêter madame pour trois

heures, ainsi qu’il faisait chaque fois qu’il emmenait la Levantine avec lui, qu’il trouvaitnécessaire de déplacer cette indolente personne qui, ne pouvant même accepter uneresponsabilité quelconque, laissait les autres penser, décider, agir pour elle, du resteallant volontiers où l’on voulait une fois partie. Et c’est sur cette facilité qu’il comptaitpour l’entraîner chez Hemerlingue. Mais lorsqu’après le déjeuner Jansoulet habillé,superbe, suant pour entrer dans ses gants, fit demander si madame serait bientôt prête,on lui répondit que madame ne sortait pas. Le cas était grave, si grave que, laissant là tousles intermédiaires de valets et de servantes, qu’ils se dépêchaient dans leurs entretiensconjugaux, il monta l’escalier quatre à quatre et entra comme un coup de mistral dans lesappartements capitonnés de la Levantine.

Elle était encore au lit, revêtue de cette grande tunique ouverte en soie de deuxcouleurs que les Mauresques appellent une djebba, et de leur petit bonnet brodé d’or d’oùs’échappait sa belle crinière noire et lourde, tout emmêlée autour de sa face lunaireenflammée par le repas qu’elle venait de finir. Les manches de la djebba relevéeslaissaient voir deux bras énormes, déformés, chargés de bracelets, de longues chaînetteserrant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets rouges, de boîtes de senteurs, depipes microscopiques, d’étuis à cigarettes, l’étalage puéril et bimbelotier d’une couchettede Mauresque à son lever.

La chambre, où flottait la fumée opiacée et capiteuse du tabac turc, présentait le mêmedésordre. Des négresses allaient, venaient, desservant lentement le café de leur maîtresse,la gazelle favorite lapait le fond d’une tasse que son museau fin renversait sur le tapis,tandis qu’assis au pied du lit avec une familiarité touchante, le sombre Cabassu lisait àhaute voix à madame un drame en vers qu’on allait jouer prochainement chez Cardailhac.

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La Levantine était stupéfiée par cette lecture, absolument ahurie :« Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans son épais accent de Flamande, je ne sais pas à

quoi songe notre directeur... Je suis en train de lire cette pièce de Révolte dont il s’esttoqué... Mais c’est crevant. Ça n’a jamais été du théâtre.

– Je me moque bien du théâtre », fit Jansoulet furieux malgré tout son respect pour lafille des Afchin. « Comment ! vous n’êtes pas encore habillée ?... On ne vous a donc pasdit que nous sortions ? »

On le lui avait dit, mais elle s’était mise à lire cette bête de pièce. Et de son airendormi :

« Nous sortirons demain.– Demain ! C’est impossible... On nous attend aujourd’hui même... Une visite très

importante.– Où donc cela ? »Il hésita une seconde, puis :« Chez Hemerlingue. »Elle leva sur lui ses gros yeux, persuadée qu’il voulait rire. Alors il lui raconta sa

rencontre avec le baron aux funérailles de Mora et la convention qu’ils avaient faiteensemble.

« Allez-y si vous voulez, dit-elle froidement ; mais vous me connaissez bien peu sivous croyez que moi, une demoiselle Afchin, je mettrai jamais les pieds chez cetteesclave. »

Prudemment, Cabassu, voyant la tournure du débat, avait disparu dans une piècevoisine, les cinq cahiers de Révolte empilés sous son bras.

« Allons, dit le Nabab à sa femme, je vois bien que vous ne connaissez pas la terribleposition où je me trouve... Écoutez alors... »

Sans se soucier des filles de chambre ni des négresses, avec cette souveraineindifférence de l’oriental pour la domesticité, il se mit à faire le tableau de sa grandedétresse, la fortune saisie là-bas, ici le crédit perdu, toute sa vie en suspens devant l’arrêtde la Chambre, l’influence des Hemerlingue sur l’avocat rapporteur, et le sacrificeobligatoire en ce moment de tout amour-propre à des intérêts si puissants. Il parlait avecchaleur, pressé de la convaincre, de l’entraîner. Mais elle lui répondit simplement : « Jen’irai pas », comme s’il se fût agi d’une course sans importance, un peu trop longue poursa fatigue.

Lui, tout frémissant :« Voyons, ce n’est pas possible que vous disiez une chose pareille. Songez qu’il y va de

ma fortune, de l’avenir de nos enfants, du nom que vous portez... Tout est en jeu pourcette démarche que vous ne pouvez refuser de faire. »

Il aurait pu parler ainsi pendant des heures, il se serait toujours buté à la mêmeobstination fermée, inébranlable. Une demoiselle Afchin ne devait pas visiter une esclave.

« Eh ! Madame, dit-il violemment, cette esclave vaut mieux que vous. Par sonintelligence elle a décuplé la fortune de son mari, tandis que vous, au contraire... »

Depuis douze ans qu’ils étaient mariés, Jansoulet osait pour la première fois lever latête en face de sa femme. Eut-il honte de ce crime de lèse-majesté, ou comprit-il qu’une

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phrase pareille allait creuser un abîme infranchissable ? Mais il changea de ton aussitôt,s’agenouilla devant le lit très bas, avec cette tendresse rieuse que l’on emploie pour faireentendre raison aux enfants :

« Ma petite Martha, je t’en prie... lève-toi, habille-toi... C’est pour toi-même que je te ledemande, pour ton luxe pour ton bien-être... Que deviendrais-tu si, par un caprice, unméchant coup de tête, nous allions nous trouver réduits à la misère ? »

Ce mot de misère ne représentait absolument rien à la Levantine. On pouvait en parlerdevant elle comme de la mort devant les tout petits. Elle ne s’en émouvait pas ne sachantpas ce que c’était. Parfaitement entêtée d’ailleurs à rester au lit dans sa djebba ; car pourbien affirmer sa décision, elle alluma une nouvelle cigarette à celle qui venait de finir, etpendant que le pauvre Nabab entourait sa « petite femme chérie » d’excuses, de prièresde supplications, lui promettant un diadème de perles cent fois plus beau que le sien sielle voulait venir, elle regardait monter au plafond peint la fumée assoupissante, s’enenveloppait comme d’un imperturbable calme. À la fin, devant ce refus, ce mutisme, cefront où il sentait la barre d’un entêtement obstiné, Jansoulet débrida sa colère, seredressa de toute sa hauteur :

« Allons, dit-il, je le veux... »Il se tourna vers les négresses :« Habillez votre maîtresse, tout de suite... »Et le rustre qu’il était au fond, le fils du cloutier méridional se retrouvant dans cette

crise qui le remuait tout entier, il rejeta les courtines d’un geste brutal et méprisant,envoyant à terre les innombrables fanfreluches qu’elles portaient, et forçant la Levantinedemi-nue à bondir sur ses pieds avec une promptitude étonnante chez cette massivepersonne. Elle rugit sous l’outrage, serra les plis de sa dalmatique contre son buste denabote, envoya son petit bonnet de travers dans ses cheveux écroulés, et se mit àinvectiver son mari.

« Jamais, tu m’entends bien, jamais... tu m’y traînerais plutôt chez cette... »L’ordure sortait à flots de ses lèvres lourdes, comme d’une bouche d’égout. Jansoulet

pouvait se croire dans un des affreux bouges du port de Marseille, assistant à une querellede fille et de nervi, ou encore à quelque dispute en plein air entre Génoises, Maltaises etProvençales glanant sur le quai autour des sacs de blé qu’on décharge et s’injuriant àquatre pattes dans des tourbillons de poussière d’or. C’était bien la Levantine de port demer, l’enfant gâtée, abandonnée, qui le soir, de sa terrasse, ou du fond de sa gondole, aentendu les matelots s’injurier dans toutes les langues des mers latines et qui a toutretenu. Le malheureux la regardait, effaré, atterré de ce qu’elle le forçait d’entendre, de sagrotesque personne écumant et râlant :

« Non, je n’irai pas... non, je n’irai pas. »Et c’était la mère de ses enfants, une demoiselle Afchin !Soudain, à la pensée que son sort était entre les mains de cette femme, qu’il ne lui en

coûterait qu’une robe à mettre pour le sauver, et que l’heure fuyait, que bientôt il neserait plus temps, une bouffée de crime lui monta au cerveau, décomposa tous ses traits.Il marcha droit sur elle, les mains ouvertes et crispées d’un air si terrible que la filleAfchin, épouvantée, se précipita en appelant vers la porte par où le masseur venait de

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sortir :« Aristide !... »Ce cri, cette voix, cette intimité de sa femme avec le subalterne... Jansoulet s’arrêta,

dégrisé de sa colère, puis avec un geste de dégoût s’élança dehors, en jetant les portes,plus pressé encore de fuir le malheur et l’horreur qu’il devinait dans sa maison que d’allerchercher là-bas le secours qu’on lui avait promis.

Un quart d’heure après, il faisait son entrée chez Hemerlingue, envoyait en entrant ungeste désolé au banquier, et s’approchait de la baronne en balbutiant la phrase toute faitequ’il avait entendu répéter si souvent, le soir de son bal... « Sa femme très souffrante...désespérée de n’avoir pu... » Elle ne lui laissa pas le temps d’achever, se leva lentement,se déroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisées de sa robe étroite, dit sansle regarder avec son accent corrigé : « Oh ! jé savais... jé savais... » puis changea de place etne s’occupa plus de lui. Il essaya de s’approcher d’Hemerlingue, mais celui-ci semblaittrès absorbé dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s’asseoir près de Mme

Jenkins dont l’isolement tint compagnie au sien. Mais, tout en causant avec la pauvrefemme, aussi languissante qu’il était lui-même préoccupé, il regardait la baronne faire leshonneurs de ce salon, si confortable auprès de ses grandes halles dorées.

On partait. Mme Hemerlingue reconduisait quelques-unes de ces dames, tendait sonfront à la vieille princesse, s’inclinait sous la bénédiction de l’évêque arménien, saluaitd’un sourire les jeunes gandins à cannes, trouvait pour chacun l’adieu qu’il fallait avecune aisance parfaite ; et le malheureux ne pouvait s’empêcher de comparer cette esclaveorientale si parisienne, si distinguée au milieu de la société la plus exquise du monde,avec l’autre là-bas, l’Européenne avachie par l’Orient, abrutie de tabac turc et bouffied’oisiveté. Ses ambitions, son orgueil de mari étaient déçus, humiliés dans cette uniondont il voyait maintenant le danger et le vide, dernière cruauté du destin qui lui enlevaitmême le refuge du bonheur intime contre toutes ses déconvenues publiques.

Peu à peu le salon se dégarnissait. Les Levantines disparaissaient l’une après l’autre,laissant chaque fois un vide immense à leur place. Mme Jenkins était partie, il ne restaitplus que deux ou trois dames inconnues de Jansoulet, entre lesquelles la maîtresse de lamaison semblait s’abriter de lui. Mais Hemerlingue était libre, et le Nabab le rejoignit aumoment où il s’esquivait furtivement du côté de ses bureaux situés au même étage, enface les appartements. Jansoulet sortit avec lui, oubliant dans son trouble de saluer labaronne, et une fois sur le palier décoré en antichambre, le gros Hemerlingue, très froid,très réservé tant qu’il s’était senti sous l’œil de sa femme, reprit une figure un peu plusouverte.

« C’est très fâcheux, dit-il à voix basse comme s’il craignait d’être entendu, que Mme

Jansoulet n’ait pas voulu venir. »Jansoulet lui répondit par un mouvement de désespoir et de farouche impuissance.« Fâcheux... fâcheux..., répétait l’autre en soufflant et cherchant sa clé dans sa poche.– Voyons, vieux, dit le Nabab en lui prenant la main, ce n’est pas une raison parce que

nos femmes ne s’entendent pas... Ça n’empêche pas de rester camarades... Quelle bonnecausette, hein ? l’autre jour...

– Sans doute... » disait le baron se dégageant pour ouvrir la porte qui glissa sans bruit,

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montrant le haut cabinet de travail dont la lampe brûlait solitaire devant l’énormefauteuil vide... « Allons, adieu, je te quitte... J’ai mon courrier à fermer.

– Ya didou, mouci...1 » fit le pauvre Nabab essayant de plaisanter, et se servant dupatois sabir pour rappeler au vieux copain tous les bons souvenirs remués l’avant-veille...« Ça tient toujours notre visite à Le Merquier... Le tableau que nous devons lui offrir, tusais bien... Quel jour veux-tu ?

– Ah ! oui, Le Merquier... C’est vrai... Eh bien ! Mais prochainement... Je t’écrirai...– Bien sûr ?... Tu sais que c’est pressé...– Oui, oui, je t’écrirai... Adieu. »Et le gros homme referma sa porte vivement comme s’il avait peur que sa femme

arrivât.Deux jours après, le Nabab recevait un mot d’Hemerlingue, presque indéchiffrable

sous ces petites pattes de mouches compliquées d’abréviations plus ou moinscommerciales derrière lesquelles l’ex-cantinier dissimulait son manque absolud’orthographe :

Mon ch/ anc/ cam/Je ne pui décid/ t’accom/ chez Le Merq/. Trop d’aff/ en ce mom/. D’aill/ v/ ser/ mieux

seuls pour caus/. Vas-y carrém/. On t’att/. R / Cassette, tous les mat/ de 8 à 10.À toi cor/

HEM/. Au-dessous, en post-scriptum, une écriture très fine aussi, mais plus nette, avait écrit

très lisiblement :« Un tableau religieux, autant que possible !... »Que penser de cette lettre ? Y avait-il bonne volonté réelle ou défaite polie ? En tout

cas l’hésitation n’était plus permise. Le temps brûlait. Jansoulet fit donc un effortcourageux, car Le Merquier l’intimidait beaucoup, et se rendit chez lui un matin.

Notre étrange Paris, dans sa population et ses aspects, semble une carte d’échantillondu monde entier. On trouve dans le Marais des rues étroites à vieilles portes brodées,vermiculées, à pignons avançants, à balcons en moucharabiehs qui vous font penser àl’antique Heidelberg. Le faubourg Saint-Honoré dans sa partie large autour de l’égliserusse aux minarets blancs, aux boules d’or, évoque un quartier de Moscou. SurMontmartre je sais un coin pittoresque et encombré qui est de l’Alger pur. Des petitshôtels bas et nets, derrière leur entrée à plaque de cuivre et leur jardin particulier,s’alignent en rues anglaises entre Neuilly et les Champs-Élysées, tandis que tout le chevetde Saint-Sulpice, la rue Férou, la rue Cassette, paisibles dans l’ombre des grosses tours,inégalement pavées, aux portes à marteau, semblent détachées d’une ville provinciale etreligieuse, Tours ou Orléans par exemple, dans le quartier de la cathédrale et de l’évêchéoù de grands arbres dépassant les murs se bercent au bruit des cloches et des répons.

C’est là, dans le voisinage du cercle catholique dont il venait d’être nommé présidenthonoraire, qu’habitait maître Le Merquier, avocat, député de Lyon, homme d’affaires detoutes les grandes communautés de France, et que Hemerlingue, par une pensée bien

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profonde chez ce gros homme, avait chargé des intérêts de sa maison.En arrivant vers neuf heures devant un ancien hôtel dont le rez-de-chaussée se

trouvait occupé par une librairie religieuse endormie dans son odeur de sacristie et depapier grossier à imprimer des miracles, en montant ce large escalier blanchi à la chauxcomme celui d’un couvent, Jansoulet se sentit pénétré par cette atmosphère provincialeet catholique où revivaient pour lui les souvenirs d’un passé méridional, des impressionsd’enfance encore intactes et fraîches grâce à son long dépaysement, et que le fils deFrançoise n’avait eu, depuis son arrivée à Paris, ni le temps ni l’occasion de renier.L’hypocrisie mondaine devant lui avait revêtu toutes ses formes, essayé tous sesmasques, excepté celui de l’intégrité religieuse. Aussi se refusait-il à croire à la vénalitéd’un homme vivant en un pareil milieu. Introduit dans l’antichambre de l’avocat, vasteparloir aux rideaux de mousseline empesés fin comme des surplis, ayant pour seulornement, au-dessus de la porte, une grande et belle copie du Christ mort, du Tintoret,son incertitude et son trouble se changèrent en conviction indignée. Ce n’était paspossible. On l’avait trompé sur Le Merquier. Il y avait là sûrement une médisanceaudacieuse, comme Paris est si léger à en répandre ; ou peut-être lui tendait-on un de cespièges féroces contre lesquels il ne faisait que trébucher depuis six mois. Non, cetteconscience farouche renommée au Palais et à la Chambre, ce personnage austère et froidne pouvait être traité comme ces gros pachas ventrus, à la ceinture lâche, aux manchesflottantes si commodes pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s’exposer à unrefus scandaleux, à la révolte légitime de l’honneur méconnu, que d’essayer de telsmoyens de corruption.

Le Nabab se disait cela, assis sur le banc de chêne qu’il courait autour de la salle,lustré par les robes de serge et le drap rugueux des soutanes. Malgré l’heure matinale,plusieurs personnes attendaient ainsi que lui. Un dominicain se promenant à grands pas,figure ascétique et sereine, deux bonnes sœurs enfoncées sous la cornette, égrenant delongs chapelets qui leur mesuraient l’attente, des prêtres du diocèse lyonnaisreconnaissables à la forme de leurs chapeaux, puis d’autres gens de mine recueillie etsévère installés devant la grande table en bois noir qui tenait le milieu de la pièce etfeuilletant quelques-uns de ces journaux édifiants qui s’impriment sur la colline deFourvières, l’Écho du Purgatoire, le Rosier de Marie, et donnent en prime aux abonnésd’un an des indulgences pontificales, des rémissions de peines futures. Quelques mots àvoix basse, une toux étouffée, le léger susurrement de la prière des bonnes sœursrappelaient à Jansoulet la sensation confuse et lointaine d’heures d’attente dans un coinde l’église de son village, autour du confessionnal, aux approches des grandes fêtes.

Enfin, son tour vint de passer, et s’il avait pu lui rester encore un doute sur maître LeMerquier, il ne douta plus en voyant ce grand cabinet simple et sévère – un peu plus ornécependant que l’antichambre –, dans lequel l’avocat encadrait l’austérité de ses principeset de sa maigre personne, longue, voûtée, étroite aux épaules, serrée par un éternel habitnoir trop court de manches et d’où sortaient deux poignets noirs, carrés et plats, deuxbâtons d’encre de Chine hiéroglyphes de grosses veines. Le député clérical avait, dans leteint blafard du Lyonnais moisi entre ses deux rivières, une certaine vie d’expression qu’ildevait à son regard double, tantôt étincelant mais impénétrable derrière le verre de ses

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lunettes, le plus souvent vif, méfiant et noir par-dessus ces mêmes lunettes, et cerné del’ombre rentrante que donne à l’arcade sourcilière l’œil levé, la tête basse.

Après un accueil presque cordial en comparaison du froid salut que les deux collègueséchangeaient à la Chambre, un « je vous attendais » où se glissait peut-être une intention,l’avocat montra au Nabab le fauteuil près de son bureau, signifia au domestique béat ettout de noir vêtu, non point « de serrer la haire avec la discipline » mais de ne plus venirque quand on le sonnerait, rangea quelques papiers épars, après quoi, ses jambes croiséesl’une sur l’autre, s’enfonçant dans son fauteuil avec le ramassement de l’homme qui sedispose à écouter, qui devient tout oreilles, il mit son menton dans sa main et resta là, lesyeux fixés sur un grand rideau de reps vert tombant jusqu’à terre en face de lui.

L’instant était décisif, la situation embarrassante. Mais Jansoulet n’hésita pas. C’étaitune de ses prétentions, à ce pauvre Nabab, que de se connaître en hommes aussi bien queMora. Et ce flair, qui, disait-il, ne l’avait jamais trompé, l’avertissait qu’il se trouvait en cemoment devant une honnêteté rigide et inébranlable, une conscience en pierre dure àl’épreuve du pic et de la poudre. « Ma conscience ! » Il changea donc subitement sonprogramme, jeta les ruses, les sous-entendus où s’empêtrait sa franche et vaillantenature, et la tête haute, le cœur découvert, tint à cet honnête homme un langage qu’ilétait fait pour comprendre.

« Ne vous étonnez pas, mon cher collègue – sa voix tremblait, mais elle s’assurabientôt dans la conviction de sa défense –, ne vous étonnez pas si je suis venu voustrouver ici au lieu de demander simplement à être entendu par le troisième bureau. Lesexplications que j’ai à vous fournir sont d’une nature tellement délicate et confidentiellequ’il m’eût été impossible de les donner dans un lieu public, devant mes collèguesassemblés. »

Maître Le Merquier, par-dessus ses lunettes, regarda le rideau d’un air effaré.Évidemment la conversation prenait un tour imprévu.

« Le fond de la question je ne l’aborde pas, reprit le Nabab... Votre rapport, j’en suissûr, est impartial et loyal, tel que votre conscience a dû vous le dicter. Seulement il acouru sur mon compte d’écœurantes calomnies auxquelles je n’ai pas répondu et qui ontpeut-être influencé l’opinion du bureau. C’est à ce sujet que je veux vous parler. Je sais laconfiance dont vos collègues vous honorent, monsieur Le Merquier, et que, lorsque jevous aurai convaincu, votre parole suffira sans que j’ai besoin d’étaler ma tristesse devanttous... Vous connaissez l’accusation. Je parle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y ena tant qu’on pourrait s’y tromper... Mes ennemis ont donné des noms, des dates, desadresses... Eh bien ! je vous apporte les preuves de mon innocence. Je les découvre devantvous, devant vous seul ; car j’ai de graves raisons pour tenir toute cette affaire secrète. »

Il montra alors à l’avocat une attestation du consulat de Tunis, que pendant vingt ansil n’avait quitté la principauté que deux fois, la première pour aller retrouver son pèremourant au Bourg-Saint-Andéol, la seconde pour faire avec le bey une visite de trois joursà son château de Saint-Romans.

« Comment se fait-il qu’avec un document aussi positif entre les mains je n’aie pascité mes insulteurs devant les tribunaux pour les démentir et les confondre ?... Hélas !Monsieur, il y a dans les familles des solidarités cruelles... J’ai eu un frère, un pauvre être,

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faible et gâté, qui a roulé longtemps dans la boue de Paris, y a laissé son intelligence etson honneur... Est-il descendu à ce degré d’abjection où l’on m’a mis en son nom ?... Jen’ai pas osé m’en convaincre... Ce que j’affirme, c’est que mon pauvre père, qui en savaitplus que personne à la maison là-dessus, m’a dit tout bas en mourant : « Bernard, c’estl’aîné qui me tue... Je meurs de honte, mon enfant. »

Il fit une pause nécessaire à son émotion suffoquée, puis :« Mon père est mort, maître Le Merquier, mais ma mère vit toujours, et c’est pour

elle, pour son repos, que j’ai reculé, que je recule encore devant le retentissement de majustification. En somme, jusqu’à présent, les souillures qui m’ont atteint n’ont pu rejaillirjusqu’à elle. Cela ne sort pas d’un certain monde, d’une presse spéciale, dont la bonnefemme est à mille lieues... Mais les tribunaux, un procès, c’est notre malheur promenéd’un bout de la France à l’autre, les articles du Messager reproduits par tous les journaux,même ceux du petit pays qu’habite ma mère. La calomnie, ma défense, ses deux enfantscouverts de honte du même coup, le nom – seule fierté de la vieille paysanne – à toutjamais sali... Ce serait trop pour elle. Il y aurait de quoi la tuer. Et vrai, je trouve que c’estassez d’un... Voilà pourquoi j’ai eu le courage de me taire, de lasser, si je le pouvais, mesennemis par le silence. Mais j’ai besoin d’un répondant vis-à-vis de la Chambre. Je veuxlui ôter le droit de me repousser pour des motifs déshonorants, et puisqu’elle vous achoisi pour rapporteur, je suis venu tout vous dire comme à un confesseur à un prêtre, envous priant de ne rien divulguer de cette conversation, même dans l’intérêt de ma cause...Je ne vous demande que cela, mon cher collègue, une discrétion absolue ; pour le reste, jem’en rapporte à votre justice et à votre loyauté. »

Il se levait, allait partir, et Le Merquier ne bougeait pas, interrogeant toujours latenture verte devant lui, comme s’il y cherchait l’inspiration de sa réponse... Enfin :

« Il sera fait comme vous le désirez, mon cher collègue. Cette confidence restera entrenous... Vous ne m’avez rien dit, je n’ai rien entendu. »

Le Nabab encore tout enflammé de son élan qui appelait – semblait-il – une réponsecordiale, une poignée de main frémissante, se sentit saisi d’un étrange malaise. Cettefroideur, ce regard absent le gênaient tellement qu’il gagnait déjà la porte avec le gauchesalut des importuns. Mais l’autre le retint :

« Attendez donc, mon cher collègue... Comme vous êtes pressé de me quitter... Encorequelques instants, je vous en prie... Je suis trop heureux de m’entretenir avec un hommetel que vous. D’autant que nous avons plus d’un lien commun... Notre ami Hemerlinguem’a dit que vous vous occupiez beaucoup de tableaux, vous aussi. »

Jansoulet tressaillit. Ces deux mots : « Hemerlingue... tableaux... » se rencontrantdans la même phrase et si inopinément, lui rendaient tous ses doutes, toutes sesperplexités. Il ne se livra pas encore cependant et laissa Le Merquier poser les mots l’undevant l’autre en tâtant le terrain pour ses avances trébuchantes... On lui avait beaucoupparlé de la galerie de son honorable collègue... « Serait-ce indiscret de solliciter la faveurd’être admis à... ?

– Comment donc ! mais je serais trop honoré », dit le Nabab chatouillé dans le point leplus sensible – parce qu’il avait été le plus coûteux – de sa vanité, et, regardant autour delui les murs du cabinet, il ajouta d’un ton connaisseur : « Vous aussi, vous possédez

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quelques beaux morceaux...– Oh ! fit l’autre modestement, à peine quelques toiles... C’est si cher aujourd’hui, la

peinture... c’est un coût si onéreux à satisfaire, une vraie passion de luxe... Une passion denabab », dit-il en souriant, avec un coup d’œil furtif par-dessus ses lunettes.

C’étaient deux joueurs prudents face à face ; Jansoulet seulement un peu dérouté danscette situation nouvelle, où il lui fallait se garer, lui qui ne savait que les coups d’audace.

« Quand je pense, murmura l’avocat, que j’ai mis dix ans à meubler ces murs, et qu’ilme reste encore tout ce panneau à remplir... »

En effet, à l’endroit le plus apparent de la haute cloison s’étalait une place vide,évacuée plutôt, car un gros clou doré près du plafond montrait la trace visible, presquegrossière, du piège tendu au pauvre naïf, qui s’y laissa prendre sottement.

« Mon cher monsieur Le Merquier, dit-il d’une voix engageante et bon enfant, j’aijustement une vierge du Tintoret à la mesure de votre panneau... »

Impossible de rien lire dans les yeux de l’avocat réfugiés cette fois sous leur abrimiroitant.

« Permettez-moi de l’accrocher là, en face de votre table... Cela vous donneral’occasion de penser quelquefois à moi...

– Et d’atténuer les sévérités de mon rapport, n’est-ce pas, monsieur ? s’écria LeMerquier, formidable et debout, la main sur la sonnette... J’ai vu bien des impudeurs dansma vie, jamais rien de pareil à celle-là... Des offres semblables à moi, chez moi !...

– Mais, mon cher collègue, je vous jure...– Reconduisez... », dit l’avocat au domestique patibulaire qui venait d’entrer ; et du

milieu de son cabinet dont la porte restait ouverte, devant tout le parloir où les patenôtresse taisaient, il poursuivit Jansoulet – qui tendait le dos et se hâtait en balbutiant vers lasortie – de ces paroles foudroyantes :

« C’est l’honneur de toute la Chambre que vous venez d’outrager dans ma personne,Monsieur... Nos collègues en seront informés aujourd’hui même ; et, ce grief de plus sejoignant à d’autres, vous apprendrez à vos dépens que Paris n’est pas l’Orient et qu’on n’ypratique pas, comme là-bas, le marchandage et le trafic honteux de la consciencehumaine. »

Puis, après avoir chassé le vendeur du temple, l’homme juste referma sa porte, ets’approchant du mystérieux rideau vert, dit d’un ton qui sortait doucereux de sa feintecolère :

« Est-ce bien cela, baronne Marie ? »

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XXI

La séance

Ce matin-là, par exception il n’y avait pas eu de grand déjeuner au no 32 de la place

Vendôme. Aussi vous auriez vu vers une heure la panse majestueuse de M. Barreaus’épanouir en blancheur à l’entrée du porche, parmi quatre ou cinq marmitons coiffés deleurs barrettes, tout autant de palefreniers en béret écossais, groupe imposant qui donnaità la maison somptueuse l’aspect d’un hôtel de voyageurs, dont le personnel aurait pris lefrais entre deux arrivages. Ce qui complétait la ressemblance, c’était le fiacre arrêtédevant la porte et le cocher en train de descendre une malle en cuir de forme antique,pendant qu’une grande vieille, embéguinée de jaune, la taille droite dans un petit châlevert, sautait légèrement sur le trottoir, un panier au bras, regardait le numéro avecbeaucoup d’attention, puis s’approchait de la valetaille pour demander si c’était bien làque demeurait M. Bernard Jansoulet.

« C’est ici, lui répondit-on... Mais il n’y est pas.– Ça ne fait rien », dit la vieille très naturellement.Elle revint vers le cocher, fit poser sa malle sous le porche, et paya, non sans renfoncer

ensuite son porte-monnaie dans sa poche, d’un geste qui en disait long sur les méfiancesde la province.

Depuis que Jansoulet était député de la Corse, on avait tant vu débarquer chez lui deces types exotiques et étranges, que les domestiques ne s’étonnèrent pas trop devant cettefemme au teint brûlé, aux yeux charbonnés et ardents, ressemblant bien sous sa coiffesévère à une vraie Corse, à quelque vieille vocératrice arrivée tout droit du maquis, maisse distinguant des insulaires fraîchement débarqués par l’aisance et la tranquillité de sesmanières.

« Comme ça, le maître n’est pas là ?... » dit-elle avec une intonation qui s’adressaitbien plus aux gens d’une ferme, d’un mas de son pays, qu’à la valetaille insolente d’unegrande maison parisienne.

« Non... le maître n’est pas là.– Et les enfants ?– Ils prennent leur leçon... Vous ne pouvez pas les voir.

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– Et madame ?– Elle dort... On n’entre pas dans sa chambre avant trois heures. »Cela parut l’étonner un peu, la brave femme, qu’on pût rester au lit si tard, mais le sûr

instinct, qui à défaut d’éducation guide les natures distinguées, l’empêcha de rien diredevant les domestiques, et, tout de suite, elle demanda à parler à Paul de Géry.

« Il est en voyage...– Bompain Jean-Baptiste, alors ?– À la séance, avec monsieur... »Son gros sourcil gris se fronça :« C’est égal... montez ma malle tout de même. »Et, avec un petit frisement d’œil malicieux, une fierté, une revanche des regards

insolents posés sur elle, elle ajouta :« Je suis la maman. »Marmitons et palefreniers s’écartèrent respectueusement.M. Barreau souleva son bonnet :« Je me disais bien que j’avais vu madame quelque part.– C’est ce que je me disais aussi, mon garçon », répondit la mère Jansoulet à qui le

souvenir des tristes fêtes du bey venait de donner un frisson au cœur.Mon garçon !... à M. Barreau, à un homme de cette importance... Voilà qui la mettait

tout de suite très haut dans l’estime de tout ce monde-là.Ah ! les grandeurs et les splendeurs ne l’éblouissaient guère, la courageuse vieille. Ce

n’était pas une mère Boby d’opéra-comique s’extasiant sur les dorures et les beauxaffiquets ; et, dans le grand escalier qu’elle montait derrière sa malle, les corbeilles defleurs à tous les étages, les lampadaires soutenus par des statues de bronze nel’empêchèrent pas de remarquer qu’il y avait un doigt de poussière sur la rampe et desdéchirures au tapis. On la conduisit aux appartements du second réservés à la Levantineet aux enfants, et là, dans une salle servant de lingerie, qui devait être voisine du cabinetd’études car on entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit toute seule, sonpanier sur les genoux, le retour de son Bernard, peut-être le réveil de sa bru, ou la grandejoie d’embrasser ses petits-fils. Rien mieux que ce qu’elle voyait autour d’elle ne pouvaitlui donner une idée du désordre d’un intérieur livré aux domestiques, où manquent lasurveillance de la femme et son activité prévoyante. Dans de vastes armoires, toutesouvertes, le linge s’amoncelait pêle-mêle en piles éventrées, irrégulières, dégringolantes,les draps de batiste, les services de Saxe tamponnés, chiffonnés, et les serrures empêchéesde fonctionner par quelque broderie en déroute, que personne ne se donnait la peine derelever. Pourtant il passait bien des servantes dans cette lingerie, des négresses en madrasjaune qui tiraient de là en hâte une serviette, un tablier, marchaient à même ces richessesdomestiques répandues, traînaient jusqu’au bout de la pièce sur leurs pieds plats desruches de dentelles décousues d’un grand jupon qu’une fille de chambre avait jeté, le déd’un côté, les ciseaux de l’autre, comme un ouvrage prêt à reprendre.

L’artisane demi-rustique qu’était restée la mère du millionnaire Jansoulet se trouvaitchoquée ici dans le respect, la tendresse, les douces manies qu’inspire à la provincialel’armoire au linge remplie pièce à pièce jusqu’au faîte, pleine des reliques du passé

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pauvre, et dont le contenu s’augmente et s’affine peu à peu, premier effort de l’aisance, dela richesse apparente d’un logis.

Encore celle-là tenait la quenouille du matin au soir, et si la ménagère s’indignait, lafileuse aurait pleuré comme devant une profanation. À la fin, n’y tenant plus, elle se leva,quitta sa pose observatrice et patiente ; et courbée, active, son petit châle vert déplacé àchaque mouvement, se mit à ramasser, délirer, plier soigneusement ce linge magnifique,comme elle faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu’elle se donnait la fête d’unegrande lessive, occupant vingt journalières, les mannes débordant de blancheursflottantes et les draps claquant au vent du matin sur les longues cordes à sécher. Elle étaitau plus fort de cette occupation qui lui aurait fait oublier le voyage, Paris, jusqu’à l’endroitoù elle se trouvait, quand un homme replet, trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette develours dessinant une encolure de taureau, fit son entrée dans la lingerie.

« Té !... Cabassu...– Vous ici, madame Françoise... En voilà une surprise, dit le masseur, écarquillant ses

gros yeux de giaour de pendule.– Mais oui, mon brave Cabassu, c’est moi... Je viens d’arriver... Et, comme tu vois, je

suis déjà à l’ouvrage Ça me saignait l’âme de voir tout ce gâchis.– Vous êtes donc venue pour la séance ?– Quelle séance ?– Mais la grande séance du Corps législatif... C’est aujourd’hui...– Ma foi, non. Qu’est-ce que tu veux que cela puisse me faire ?... Je n’y comprendrais

rien à cette chose-là... Non, je suis venue parce que j’avais envie de connaître mes petitsJansoulet, et puis que je commençais à être inquiète. Voilà plusieurs fois que j’écrivaissans recevoir de réponse. J’ai eu peur qu’il y eût un enfant malade, que Bernard fût maldans ses affaires, toutes sortes de mauvaises idées. Il m’a pris un gros chagrin noir, et jesuis partie... Ils vont tous bien ici, à ce qu’on m’a dit ?...

– Mais oui, madame Françoise... Grâce à Dieu, tout le monde se porte à merveille.– Et Bernard ?... Son commerce ?... Ça marche comme il veut ?...– Oh ! vous savez, on a toujours ses petits tracas dans la vie de ce monde... ;

finalement, je crois qu’il n’a pas à se plaindre... Mais j’y songe, vous devez avoir faim... Jevas vous faire servir quelque chose. »

Il allait sonner, à l’aise et chez lui bien plus que la vieille mère. Elle le retint :« Non, non, je n’ai besoin de rien. Il me reste encore des provisions du voyage. »Sur le bord de la table elle posait deux figues, une croûte de pain, tirées de son panier,

puis, tout en mangeant :« Et toi, petit, tes affaires ?... Tu m’as l’air joliment requinqué depuis la dernière fois

que tu es venu au Bourg... Quel linge, quels effets !... Dans quelle partie es-tu donc ?– Professeur de massage... répondit Aristide gravement.– Professeur, toi ?... » dit-elle avec un étonnement respectueux ; mais elle n’osa lui

demander ce qu’il enseignait, et Cabassu, que ces questions embarrassaient un peu, sehâta de passer à un autre sujet :

« Si j’allais chercher les enfants... On ne leur a donc pas dit que leur grand-mère étaitlà ?...

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– C’est moi qui n’ai pas voulu les déranger de leur travail... Mais je crois que la classeest finie maintenant. Écoute... »

On entendait derrière la porte cette impatience piétinante des écoliers qui vont sortir,avides d’espace et d’air, et la vieille savourait ce joli train qui doublait son désir maternel,mais l’empêchait de rien faire pour en hâter le contentement... Enfin, la porte s’ouvrit...Le précepteur parut d’abord, un abbé au nez pointu, aux fortes pommettes, que nousavons vu figurer aux déjeuners d’apparat d’autrefois. Brouillé avec son évêque,l’ambitieux desservant avait quitté le diocèse où il exerçait, et, dans sa position précaired’irrégulier du clergé, – car le clergé a sa bohème, lui aussi – se trouvait heureuxd’instruire les petits Jansoulet, récemment expulsés de Bourdaloue. De cet air solennel,arrogant, accablé de responsabilités, que devaient avoir les grands prélats chargés del’éducation des Dauphins de France, il précédait trois petits bonshommes frisés, gantés, àchapeaux oblongs, en vestons courts, avec des sacs de cuir en sautoir et de grands basrouges montant jusqu’au milieu de leurs petites jambes maigriottes d’enfantsgrandissants, la tenue du parfait vélocipédiste au moment de monter en selle.

« Mes enfants », dit Cabassu, le familier de la maison, « voilà Mme Jansoulet, votregrand-mère, qui est venue à Paris exprès pour vous voir. »

Ils s’arrêtèrent très étonnés, en rang de taille, examinant ce vieux visage crevasséentre les barbes jaunes de sa coiffe, cette mise étrange, d’une simplicité inconnue ; etl’étonnement de leur grand-mère répondait au leur, doublé d’une déconvenue navrante etde la gêne ressentie en face de ces petits messieurs gourmés et dédaigneux autant que lesmarquis, les comtes, les préfets en tournée que son fils lui amenait à Saint-Romans. Surl’injonction de leur précepteur « de saluer leur vénérable aïeule », ils vinrent à tour derôle lui donner ces petites poignées de main à bras trop courts, dont ils avaient tantdistribué dans les mansardes, et le fait est que cette bonne femme à la figure terreuse, auxhardes propres mais bien simples, leur rappelait les visites de charité du collègeBourdaloue. Ils sentaient d’eux à elle le même inconnu, la même distance, qu’aucunsouvenir, que nulle parole de leurs parents n’était jamais venue combler. L’abbé compritcette gêne et se lança, pour la dissiper, dans une allocution débitée de cette voix de gorge,avec ces gestes virulents, familiers à ceux qui croient toujours avoir au-dessous d’eux lesdix marches de hauteur d’une chaire :

« Eh bien ! Madame, le voilà venu le jour, le grand jour où M. Jansoulet va confondreses ennemis. Confundantur hostes mei, quia injuste iniquitatem fecerunt in me, parcequ’ils m’ont injustement persécuté. »

La vieille s’inclina religieusement devant le latin de l’Église qui passait ; mais sa figureprit une expression vague d’inquiétude à cette idée d’ennemis et de persécutions.

« Ces ennemis sont puissants et nombreux, ma noble dame, mais ne nous alarmonspas outre mesure. Ayons confiance aux décrets du ciel et à la justice de notre cause. Dieuest au milieu d’elle, elle ne sera pas ébranlée. In medio ejus non commovebitur. »

Un nègre gigantesque, tout galonné d’or neuf, l’interrompit, en annonçant que lesvélocipèdes étaient prêts, pour la leçon quotidienne sur la terrasse des Tuileries. Avant departir, les enfants secouèrent encore solennellement la main ridée et caillouteuse de leuraïeule qui les regardait partir, stupéfaite et le cœur serré, quand tout à coup, par un

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adorable mouvement spontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se retourna vivement,bouscula le grand nègre, et vint se jeter, la tête en avant, comme un petit buffle, dans lesjupes de la mère Jansoulet qu’il serra à bras-le-corps en lui tendant son front lisseéclaboussé de boucles brunes, avec la bonne grâce de l’enfant qui offre sa caresse commeune fleur. Peut-être celui-là, plus près du nid et de ses tiédeurs, des girons qui bercent etdes nourrices aux chansons patoises, avait-il senti venir vers son petit cœur les effluvesmaternels dont le privait la Levantine. La vieille « Grand » frissonna toute, à la surprisede cette étreinte instinctive :

« Oh ! mon petit... mon petit... », dit-elle en saisissant la grosse petite tête soyeuse etfrisée qui lui en rappelait une autre, et elle l’embrassa éperdument. Puis, l’enfant sedégagea, se sauva sans rien dire, les cheveux mouillés de larmes chaudes.

Restée seule avec Cabassu, la mère, que ce baiser avait réconfortée, demanda quelquesexplications sur les paroles du prêtre. Son fils avait donc beaucoup d’ennemis ?

« Oh ! disait Cabassu, ce n’est pas étonnant, dans sa position...– Mais enfin qu’est-ce que c’est que ce grand jour, cette séance dont vous me parlez

tous ?– Eh bé ! oui... C’est aujourd’hui qu’on va savoir si Bernard sera ou non député.– Comment ?... il ne l’est donc pas encore ?... Et moi qui l’ai dit partout dans le pays,

moi qui ai tout illuminé Saint-Romans il y a un mois... C’est donc un mensonge qu’on m’afait faire. »

Le masseur eut beaucoup de peine à lui expliquer les formalités parlementaires de lavalidation des pouvoirs. Elle n’écoutait que d’une oreille, arpentant la lingerie avec fièvre.

« C’est là qu’il est mon Bernard, en ce moment ?– Oui, madame.– Et les femmes, est-ce qu’elles peuvent y entrer à cette Chambre ?... Alors pourquoi

donc que la sienne n’y est pas ?... Car, enfin, je comprends bien que c’est une grandeaffaire pour lui... Il aurait besoin un jour comme aujourd’hui, de sentir tous ceux qu’ilaime à son côté... Tiens, sais-tu, mon garçon, tu vas m’y conduire, à sa séance... Est-ce quec’est loin ?

– Non, tout près d’ici... Seulement, ce doit être déjà commencé. Et puis, ajouta leGiaour un peu gêné, c’est l’heure où madame a besoin de moi.

– Ah !... Est-ce que tu lui enseignes cette chose dont tu es professeur ? Comment dis-tu ça ?...

– Le massage... Ça nous vient des anciens... Justement, la voilà qui sonne. On va venirme chercher. Voulez-vous que je l’avertisse que vous êtes ici ?

– Non, non, j’aime bien mieux aller là-bas tout de suite.– Mais vous n’avez pas de carte pour entrer ?– Bah ! je dirai que je suis la mère de Jansoulet, et que je viens pour entendre juger

mon fils. »Pauvre mère ! elle ne croyait pas si bien dire.« Attendez donc, madame Françoise. Je vais vous donner quelqu’un pour vous

conduire, au moins.– Oh ! tu sais, moi, la domestiquaille, je n’ai jamais pu m’y faire. J’ai une langue. Il y a

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du monde par les rues. Je trouverai bien mon chemin. »Il tenta un dernier effort, sans laisser voir toute sa pensée :« Prenez garde. Ses ennemis vont parler contre lui à la Chambre. Vous allez entendre

des choses qui vous feront de la peine. »Oh ! le beau sourire de croyance et de fierté maternelles avec lesquelles elle répondit :« Est-ce que je ne sais pas mieux qu’eux tous ce que vaut mon enfant ? Est-ce que rien

pourrait me le faire méconnaître ? Il faudrait que je sois une fière ingrate alors. Allons,zou ! »

Et secouant terriblement ses coiffes, elle partit.Le buste droit, la tête haute, la vieille s’en allait à brusques enjambées, sous les

grandes arcades qu’on lui avait dit de suivre, un peu troublée par le roulement incessantdes voitures et par l’oisiveté de sa marche que n’accompagnait plus le mouvement decette fidèle quenouille, qui ne l’avait jamais quittée depuis cinquante ans. Toutes cesidées d’inimitiés, de persécutions, les paroles mystérieuses du prêtre, les restrictions deCabassu l’agitaient, l’effrayaient. Elle y trouvait l’explication des pressentiments quis’étaient emparés d’elle au point de l’arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à lasurveillance du château et de son malade. Du reste, chose singulière, depuis que lafortune avait jeté sur son fils et sur elle cette chape d’or aux plis lourds, la mère Jansouletne s’y était pas encore faite et s’attendait toujours à la subite disparition de cessplendeurs... Qui sait si la débâcle n’allait pas commencer cette fois ?... Et subitement, autravers de ces sombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout à l’heure, dutout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenait sur ses lèvres ridées le gonflementd’un sourire tendre ; et ravie, elle murmurait dans son patois :

« Oh ! de ce petit, pourtant... »Une place magnifique, immense, éblouissante, deux gerbes d’eau envolées en

poussière d’argent, puis un grand pont de pierre et tout au bout une maison carrée avecdes statues devant, une grille où stationnaient des voitures, du monde qui entrait, dessergents de ville attroupés. C’était là...

Elle écarta la foule bravement et marcha jusqu’à une haute porte vitrée.« Votre carte, ma bonne femme ? »La bonne femme n’avait pas de carte, mais elle dit simplement à un de ces huissiers à

revers rouges qui gardaient l’entrée :« Je suis la mère de Bernard Jansoulet... Je viens pour la séance de mon garçon. »C’était bien la séance de son garçon en effet, car dans cette foule assiégeant les portes,

dans celle qui remplissait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais, le même nom sechuchotait accompagné de sourires et de racontars. On s’attendait à un grand scandale, àdes révélations terribles du rapporteur qui amèneraient sans doute quelque violence dubarbare acculé ; et l’on se pressait là comme pour une première représentation ou lesplaidoiries d’une cause célèbre. La vieille mère n’aurait pu certainement se faire entendreau milieu de cette affluence, si la traînée d’or, laissée par le Nabab partout où il passait, etmarquant sa trace royale, ne lui avait facilité tous les chemins. Elle allait donc derrière unhuissier de service dans cet enchevêtrement de couloirs de portes battantes, de sallesnues et sonores, emplies d’un bourdonnement qui circulait avec l’air du bâtiment, sortait

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de ses murailles, comme si les pierres elles-mêmes imprégnées de « parlotage »joignaient des échos anciens à ceux de toutes ces voix. En traversant un corridor elle vitun petit homme brun, qui gesticulait et criait aux gens de service :

« Vous direz à moussiou Jansoulet que c’est moi que ze souis le maire de Sarlazaccio,que z’ai été condamné à cinq mois de prison pour loui... Ça méritait bien oune carte pourla séance, corps de Dieu ! »

Cinq mois de prison à cause de son fils... Pourquoi cela ?... Très inquiète, elle arrivaitenfin, les oreilles sifflantes, en haut d’un palier où des inscriptions différente « tribunedu Sénat, du corps diplomatique, des députés » surmontaient des petites portes d’hôtelgarni ou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir d’abord que quatre ou cinqrangs de banquettes chargées de monde, puis en face, bien loin, séparées d’elle par unvaste espace clair, d’autres tribunes pareillement remplies, elle s’accotait tout debout aupourtour, étonnée d’être là, éblouie, abasourdie. Une bouffée d’air chaud qui lui venaitdans la figure, un brouhaha de voix montantes l’attiraient dans la pente de l’estrade, versl’espèce de gouffre ouvert au milieu du grand vaisseau, et où son fils devait être. Oh !qu’elle aurait voulu le voir... Alors en s’amincissant encore, en jouant de ses coudespointus et durs comme son fuseau, elle se glissa, se faufila entre le mur et les banquettes,sans prendre garde aux petits courroux qu’elle éveillait, au dédain des femmes en toilettedont elle chiffonnait les dentelles, les parures printanières. Car l’assemblée était toutélégante, mondaine. La mère Jansoulet reconnaissait même, à son plastron inflexible, àson nez aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, qui portait si bien sonnom d’oiseau de luxe, mais lui, ne la regardait pas. Avancée ainsi de quelques rangs, ellefut arrêtée par un dos d’homme assis, un dos énorme qui barrait tout, l’empêchait d’allerplus loin. Heureusement que de là, en se penchant un peu, elle apercevait presque toutela salle ; et ces gradins en demi-cercle où se pressaient les députés, la tenture verte desmurailles, cette chaire dans le fond occupée par un homme chauve, à l’air sévère, luifaisaient l’effet, sous le jour studieux et gris tombant de haut, d’une classe qui vacommencer et que précèdent le bavardage, le déplacement d’écoliers dissipés.

Une chose la frappa, l’insistance des regards à ne se tourner que d’un côté, à chercherle même point attirant, et comme elle suivait ce courant de curiosité qui entraînaitl’assemblée tout entière, aussi bien la salle que les tribunes, elle vit que ce qu’on regardaitainsi, c’était son fils.

Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dans quelques anciennes églises, au fond duchœur, à mi-hauteur dans la crypte, une logette en pierre, où le lépreux était admis àécouter l’office, montrant à la foule curieuse et craintive sa sombre silhouette de fauveaccroupie contre les meurtrières pratiquées au mur. Françoise se souvenait très biend’avoir vu, au village où elle avait été nourrie, le « ladre », effroi de son enfance,entendant la messe du fond de sa cage de pierre, perdu dans l’ombre et la réprobation...En voyant son fils assis, la tête dans ses mains, seul, tout en haut, à part des autres, cesouvenir lui revint à l’esprit. « On dirait le ladre », murmura la paysanne. Et c’était bienun lépreux, en effet, ce pauvre Nabab, à qui ses millions rapportés d’Orient infligeaient ence moment comme une terrible et mystérieuse maladie exotique. Par hasard le banc où ilavait choisi sa place s’éclaircissait de plusieurs vides causés par des congés ou des morts

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récentes ; et tandis que les autres députés communiquaient entre eux, riaient, se faisaientdes signes, lui se tenait silencieux, isolé, signalé à l’attention de toute la Chambre,attention que la mère Jansoulet devinait malveillante, ironique, et qui la brûlait aupassage. Comment lui faire savoir qu’elle était là près de lui, qu’un cœur fidèle battait nonloin du sien ; il évitait de se tourner vers cette tribune. On eût dit qu’il la sentait hostile,qu’il craignait d’y voir des choses attristantes... Soudain, à un coup de sonnette venu del’estrade présidentielle, un tressaillement courut par l’assemblée, toutes les têtes sepenchèrent dans cet élancement attentif qui immobilise les traits de la face, et un hommemaigre à lunettes, subitement dressé parmi tant de gens assis, ce qui lui donnait déjàl’autorité de l’attitude, dit en ouvrant le cahier qu’il tenait à la main :

« Messieurs, je viens au nom de votre troisième bureau, vous proposer d’annulerl’élection de la deuxième circonscription du département de la Corse. »

Dans le grand silence qui suivit cette phrase que la mère Jansoulet ne comprit pas, legros poussah assis devant elle se mit à souffler violemment, et tout à coup au premierrang de la tribune, un délicieux visage de femme se retourna vers lui, pour lui adresser unsigne rapide d’intelligence et de contentement. Front pâle, lèvres minces, sourcils tropnoirs dans le blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux de la bonne vieille,sans qu’elle sût pourquoi, l’effet douloureux du premier éclair quand l’orage commence etque l’appréhension de la foudre suit le vif échange des fluides.

Le Merquier lisait son rapport. La voix lente, blafarde, monotone, l’accent lyonnais,traînard et mou, où la longue taille de l’avocat se berçait par un mouvement de tête etd’épaules presque animal, faisaient un singulier contraste à la netteté féroce duréquisitoire. D’abord un rapide exposé des irrégularités électorales. Jamais le suffrageuniversel n’avait été traité avec ce sans-façon primitif et barbare. À Sarlazaccio, où leconcurrent de Jansoulet paraissait devoir l’emporter, l’urne est détruite pendant la nuitprécédant le dépouillement. Même aventure ou à peu près à Lévie, à Saint-André, àAvabessa. Et ce sont les maires eux-mêmes qui commettent ces attentats, emportent lesurnes à leurs domiciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins de vote sous le couvertde leur autorité municipales. Nul respect de la loi. Partout la fraude, l’intrigue, même laviolence. À Calcatoggio, un homme armé s’est tenu tout le temps de l’élection à la fenêtred’une auberge, l’escopette au poing, juste en face de la mairie ; et chaque fois qu’unpartisan de Sébastiani, l’adversaire de Jansoulet, se montrait sur la place, l’homme lemettait en joue : « Si tu entres, je te brûle ! » D’ailleurs, quand on voit des commissairesde police, des juges de paix, des vérificateurs de poids et mesures ne pas craindre des’improviser agents électoraux, d’effrayer, d’entraîner la population soumise à toutes cespetites influences locales si tyranniques, n’est-ce pas la preuve d’une licence effrénée ?Jusqu’à des prêtres, de saints pasteurs égarés par leur zèle pour le tronc des pauvres etl’entretien de leur église indigente, qui ont prêché une mission véritable en faveur del’élection Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante, quoique moinsrespectable, a été mise en jeu pour la bonne cause, l’influence des bandits. « Oui, desbandits, messieurs, je ne ris pas. » Et là-dessus une esquisse à grands traits du banditismecorse en général et de la famille Piedigriggio en particulier...

La Chambre, très attentive écoutait avec une certaine inquiétude. En somme, c’était

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un candidat officiel dont on signalait ainsi les agissements, et ces étranges mœursélectorales appartenaient à ce pays privilégié, berceau de la famille impériale, siétroitement lié aux destinées de la dynastie, qu’une attaque à la Corse semblait remonterjusqu’au souverain. Mais quand on vit, au banc du gouvernement, le nouveau ministred’État, successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de l’échec arrivé à une créature dudéfunt, sourire complaisamment au cruel persiflage de Le Merquier, aussitôt toute gênedisparut, et le sourire ministériel, répété sur trois cents bouches s’agrandit bientôt en unrire à peine contenu, ce rire des foules dominées par une férule quelconque et que lamoindre approbation du maître fait éclater. Dans les tribunes peu gâtées d’ordinaire surle pittoresque, et que ces histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c’étaitune joie générale, une animation radieuse de tous ces visages de femmes, heureux depouvoir paraître jolis sans manquer à la solennité de l’endroit. De petits chapeaux clairsfrémissaient de toute leur aigrette fleuve, des bras ronds cerclés d’or s’accoudaient pourmieux écouter. Le grave Le Merquier avait apporté à la séance la distraction d’unspectacle, la petite note comique permise aux concerts de charité pour amadouer lesprofanes.

Impassible et très froid au milieu de son succès, il continuait à lire de sa voix morne etpénétrante comme une pluie lyonnaise :

« Maintenant, messieurs, on se demande comment un étranger, un Provençal retourd’Orient, ignorant des intérêts et des besoins de cette île où on ne l’avait jamais vu avantles élections, le vrai type de ce que les Corses appellent dédaigneusement un continental,comment cet homme a pu susciter un pareil enthousiasme, un dévouement pousséjusqu’au crime, jusqu’à la profanation. C’est sa richesse qui nous répondra, son or funestejeté à la face des électeurs, fourré de force dans leurs poches avec un cynisme effrontédont nous avons mille preuves. » Alors l’interminable série des dénonciations : « Jesoussigné Croce (Antoine), atteste dans l’intérêt de la vérité que le commissaire de policeNardi, venu chez nous un soir, m’a dit : « Écoute, Croce (Antoine)... je te jure sur le feu decette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquante francs demain matin. » Etcet autre : « Je soussigné Lavezzi (Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris,dix-sept francs que m’offrait le maire de Pozzo-Negro pour voter contre mon cousinSebastiani... » Il est probable que, pour trois francs de plus, Lavezzi ( Jacques-Alphonse)aurait dévoré son mépris en silence. Mais la Chambre n’y regardait pas de si près.

L’indignation la soulevait, cette Chambre incorruptible. Elle grondait, elle s’agitait surses moelleuses banquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C’étaient des « oh ! »de stupéfaction, des yeux en accent circonflexe, de brusques révoltes en arrière ou desaffaissements consternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de ladégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députés s’étaient servis desmêmes manœuvres électorales, qu’il y avait là les héros de ces fameux « rastels », de cesripailles en plein vent promenant en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés, comme àdes kermesses de Gargantua. Ceux-là justement criaient plus fort que les autres, setournaient, furieux, vers le banc solitaire et élevé où le pauvre lépreux écoutait, immobile,la tête dans ses mains. Pourtant, au milieu du haro général, une voix s’élevait en safaveur, mais sourde, inexercée, moins une parole qu’un bredouillement sympathique à

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travers lequel on distinguait vaguement : « Grands services rendus à la population corse...Travaux considérables... Caisse territoriale. »

Celui qui bégayait ainsi était un tout petit homme en guêtres blanches, tête d’albinos,aux poils rares, hérissés par touffes. Mais l’interruption de ce maladroit ami ne put quefournir à Le Merquier une transition rapide et toute naturelle. Un sourire hideux écartases lèvres molles : « L’honorable M. Sarigue nous parle de la Caisse territoriale, nousallons pouvoir lui répondre. » L’antre Paganetti semblait lui être en effet, très familier. Enquelques phrases nettes et vives, il projeta la lumière jusqu’au fond du sombre repaire, enmontra tous les pièges, tous les gouffres, les détours, les chausse-trapes, comme un guidesecouant sa torche au-dessus des oubliettes de quelque sinistre in pace. Il parla desfausses carrières, des chemins de fer en tracé, des paquebots chimériques disparus dansleur propre fumée. L’affreux désert de Taverna ne fut pas oublié, ni la vieille torregénoise, servant de bureau à l’agence maritime. Mais ce qui réjouit surtout la Chambre, cefut le récit d’une cérémonie picaresque organisée par le gouverneur pour la percée d’untunnel à travers le Monte-Rotondo, travail gigantesque toujours en projet, remis d’annéeen année, demandant des millions d’argent, des milliers de bras, et qu’on avait commencéen grande pompe huit jours avant l’élection. Le rapport relatait drôlement la chose, lepremier coup de pioche donné par le candidat dans l’énorme montagne couverte de forêtsséculaires, le discours du préfet, la bénédiction des oriflammes aux cris de « vive BernardJansoulet », et deux cents ouvriers se mettant à l’œuvre immédiatement, travaillant jouret nuit pendant une semaine, puis sitôt l’élection faite – abandonnant sur place les débrisdu roc entamé autour d’une excavation dérisoire, un asile de plus pour les redoutablesrôdeurs du maquis. Le tour était joué. Après avoir si longtemps extorqué l’argent desactionnaires, la Caisse territoriale venait de servir cette fois à subtiliser les votes deséleveurs. « Du reste, messieurs voici un dernier détail, par lequel j’aurais pu commencerpour vous épargner le navrant récit de cette pasquinade électorale. J’apprends qu’uneinstruction judiciaire est ouverte aujourd’hui même contre le comptoir corse, et qu’unesérieuse expertise de ses livres va très vraisemblablement amener un de ces scandalesfinanciers trop fréquents hélas ! de nos jours, et auquel vous ne voudrez pas, pourl’honorabilité de cette Chambre, qu’aucun de vos membres se trouve mêlé. »

Sur cette révélation subite, le rapporteur s’arrêta un moment, prit un temps commeun comédien soulignant son effet ; et dans le silence dramatique pesant tout à coup surl’Assemblée, on entendit le bruit d’une porte qui se fermait. C’était le gouverneurPaganetti quittant lestement sa tribune, le visage blême, les yeux ronds, la bouche ensifflet d’un maître Pierrot qui vient de flairer dans l’air quelque formidable coup de batte.Monpavon immobile, élargissait son plastron. Le gros homme soufflait violemment dansles guirlandes du petit chapeau blanc de sa femme.

La mère Jansoulet regardait son fils.« J’ai parlé de l’honorabilité de la Chambre, messieurs... je veux en parler encore... »Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Après le rapporteur, l’orateur entrait en scène, le

justicier plutôt. La face éteinte, le regard abrité, rien ne vivait, rien ne bougeait de songrand corps que le bras droit, ce bras long, anguleux, aux manches courtes, qui s’abaissaitautomatiquement comme un glaive de justice, mettait à chaque fin de phrase le geste

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cruel et inexorable d’une décollation. Et c’était certes une exécution véritable à laquelleon assistait. L’orateur voulait bien laisser de côté les légendes scandaleuses, le mystèrequi planait sur cette fortune colossale acquise aux pays lointains, loin de tout contrôle.Mais il y avait dans la vie du candidat certains points difficiles à éclaircir, certains détails...Il hésitait ; semblait chercher, épurer ses mots, puis devant l’impossibilité de formulerl’accusation directe : « Ne rabaissons point le débat, messieurs... Vous m’avez compris,vous savez à quels bruits infâmes je fais allusion, à quelles calomnies voudrais-je pouvoirdire ; mais la vérité met force à déclarer que lorsque M. Jansoulet, appelé devant votretroisième bureau, a été mis en demeure de confondre les accusations dirigées contre lui,ses explications ont été si vagues, que tout en restant persuadés de son innocence, unsoin scrupuleux de votre honneur nous a fait rejeter une candidature entachée d’unsoupçon de ce genre. Non, cet homme ne doit pas siéger au milieu de vous. Qu’y ferait-ild’ailleurs ?... Établi depuis si longtemps en Orient, il a désappris les lois, les mœurs, lesusages de son pays. Il croit aux justices expéditives, aux bastonnades en pleine rue, il sefie aux abus de pouvoir, et, ce qui est pis encore, à la vénalité, à la bassesse accroupie detous les hommes. C’est le traitant qui se figure que tout s’achète, quand on y met le prix,même les votes des électeurs, même la conscience de ses collègues... »

Il fallait voir avec quelle admiration naïve ces bons gros députés, engourdis de bien-être, écoutaient cet ascète, cet homme d’un autre âge, pareil à quelque saint Jérôme sortidu fond de sa thébaïde pour venir, en pleine assemblée du Bas-Empire, foudroyer de sonéloquence indignée le luxe effronté des prévaricateurs et des concessionnaires. Commeon comprenait bien maintenant ce beau surnom de « Ma conscience » que lui décernait lePalais, et où il tenait tout entier avec sa grande taille et ses gestes inflexibles. Dans lestribunes, l’enthousiasme s’exaltait encore. De jolies têtes se penchaient pour le voir, pourboire sa parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquets de toutes nuancescomme le vent dans la floraison d’un champ de blé. Une voix de femme criait d’un petitaccent étranger : « Bravo... bravo... »

Et la mère ?Debout, immobile, recueillie dans son désir de comprendre quelque chose à cette

phraséologie de prétoire à ces allusions mystérieuses, elle était là comme ces sourds-muets qui ne devinent ce qu’on dit devant eux qu’au mouvement des lèvres, à l’accent desphysionomies. Or il lui suffisait de regarder son fils et Le Merquier pour comprendre quelmal l’un faisait à l’autre quelles intentions perfides, empoisonnées, tombaient de ce longdiscours sur le malheureux qu’on aurait pu croire endormi, sans le tremblement de sesfortes épaules et les crispations de ses mains dans ses cheveux qu’elles fourrageaientfurieusement tout en lui cachant le visage. Oh ! si de sa place elle avait pu lui crier :« N’aie pas peur, mon fils. S’ils te méprisent tous, ta mère t’aime. Viens-nous-enensemble... Est-ce que nous avons besoin d’eux ? »

Et un moment elle put croire que ce qu’elle lui disait ainsi dans le fond de son cœurarrivait jusqu’à lui par une intuition mystérieuse. Il venait de se lever, de secouer sa têtecrépue, congestionnée, où la lippe enfantine de ses lèvres grelottait sous une nervosité delarmes. Mais, au lieu de quitter son banc il s’y cramponnait au contraire, ses grossesmains pétrissant le bois du pupitre. L’autre avait fini, maintenant c’était son tour de

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répondre :« Messieurs, dit-il... »Il s’arrêta aussitôt, effrayé par le son rauque, affreusement sourd et vulgaire de sa

voix, qu’il entendait pour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette haltetourmentée de mouvements de la face, d’intonations cherchées et qui ne sortaient pas,reprendre la force de sa défense. Et si l’angoisse de ce pauvre homme était saisissante, lavieille mère là-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les lèvres comme pourl’aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique de sa torture. Quoiqu’il ne pûtla voir, tourné comme il l’était par rapport à cette tribune qu’il évitait intentionnellement,ce souffle maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui rendre la vie,et subitement sa parole et son geste se trouvèrent déliés :

« Avant tout, messieurs, je déclare que je ne viens pas défendre mon élection... Si vouscroyez que les mœurs électorales n’ont pas été toujours les mêmes en Corse, qu’on doiveimputer toutes les irrégularités commises à l’influence corruptrice de mon or et non autempérament inculte et passionné d’un peuple, repoussez-moi, ce sera justice et je n’enmurmurerai pas. Mais il y a dans tout ceci autre chose que mon élection, des accusationsqui attaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c’est à cela seul que je veuxrépondre. » Sa voix s’assurait peu à peu, toujours cassée, voilée, mais avec des notesattendrissantes comme il s’en trouve dans ces organes dont la dureté primitive a subiquelques éraillures. Très vite il raconta sa vie, ses débuts, son départ pour l’Orient. On eûtdit un de ces vieux récits du XVIIIème siècle où il est question de corsaires barbaresquescourant les mers latines, de beys et de hardis Provençaux bruns comme des grillons, quifinissent toujours par épouser quelque sultane et « prendre le turban » selon l’ancienneexpression des Marseillais. « Moi, disait le Nabab de son sourire bon enfant, je n’ai pas eubesoin de prendre le turban pour m’enrichir, je me suis contenté d’apporter en ces paysd’indolence et de lâchez-tout l’activité, la souplesse d’un Français du Midi, et je suis arrivéà faire en quelques années une de ces fortunes qu’on ne fait que là-bas dans ces diablesde pays chauds où tout est gigantesque, hâtif, disproportionné, où les fleurs poussent enune nuit, où un arbre produit une forêt. L’excuse de fortunes pareilles est dans la façondont on les emploie, et j’ai la prétention de croire que jamais favori du sort n’a plus quemoi essayé de se faire pardonner sa richesse. Je n’y ai pas réussi. » Oh ! non, il n’y avaitpas réussi... Pour tant d’or follement semé, il n’avait rencontré que du mépris ou de lahaine... De la haine ! Qui pouvait se vanter d’en avoir remué autant que lui, comme ungros bateau de la vase lorsque sa quille touche le fond... Il était trop riche, cela lui tenaitlieu de tous les vices, de tous les crimes, le désignait à des vengeances anonymes, à desinimitiés cruelles et incessantes.

« Ah ! messieurs, criait le pauvre Nabab en levant ses poings crispés, j’ai connu lamisère, je me suis pris corps à corps avec elle, et c’est une atroce lutte, je vous jure. Maislutter contre la richesse, défendre son bonheur, son honneur, son repos, mal abritésderrière des piles d’écus qui vous croulent dessus et vous écrasent c’est quelque chose deplus hideux, de plus écœurant encore. Jamais aux plus sombres jours de ma détresse, jen’ai eu les peines, les angoisses les insomnies dont la fortune m’a accablé, cette horriblefortune que je hais et qui m’étouffe... On m’appelle le Nabab, dans Paris... Ce n’est pas le

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Nabab qu’il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendant les bras, tout grands, à unesociété qui ne veut pas de lui... »

Figées en récit, ces paroles peuvent paraître froides ; mais là, devant l’Assemblée, ladéfense de cet homme paraissait empreinte d’une sincérité éloquente et grandiose quiétonna d’abord, venant de ce rustique, de ce parvenu, sans lecture, sans éducation, avec savoix de marinier du Rhône et ses allures de portefaix, et qui émut ensuite singulièrementles auditeurs par ce qu’elle avait d’inculte, de sauvage, d’étranger à toute notionparlementaire. Déjà des marques de faveur avaient agité les gradins habitués à recevoirl’averse monotone et grise du langage administratif. Mais à ce cri de rage et de désespoirpoussé contre la richesse par l’infortuné qu’elle enlaçait, roulait, noyait dans ses flots d’oret qui se débattait, appelant au secours du fond de son Pactole, toute la Chambre sedressa avec des applaudissements chaleureux, des mains tendues, comme pour donner aumalheureux Nabab ces témoignages d’estime dont il se montrait si avide, et le sauver enmême temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et, réchauffé par cette sympathie, il reprit,la tête haute, le regard assuré :

« On est venu vous dire, messieurs, que je n’étais pas digne de m’asseoir au milieu devous. Et celui qui l’a dit était bien le dernier de qui j’aurais attendu cette parole car luiseul connaît le secret douloureux de ma vie, lui seul pouvait parler pour moi, me justifieret vous convaincre. Il n’a pas voulu le faire. Eh bien ! moi, je l’essaierai, quoi qu’il m’encoûte... Outrageusement calomnié devant tout le pays, je dois à moi-même, je dois à mesenfants cette justification publique et je me décide à la faire. »

Par un mouvement brusque, il se tourna alors vers la tribune où il savait que l’ennemile guettait, et, tout à coup s’arrêta plein d’épouvante. Là, juste en face de lui, derrière lapetite tête haineuse et pâle de la baronne, sa mère, sa mère qu’il croyait à deux centslieues du redoutable orage, le regardait, appuyée au mur, tendant vers lui son visage divininondé de larmes, mais fier et rayonnant tout de même du grand succès de son Bernard.Car c’était un vrai succès d’émotion sincère, bien humaine et que quelques mots de pluspouvaient changer en triomphe « Parlez... parlez... » lui criait-on de tous les côtés de laChambre, pour le rassurer, l’encourager. Mais Jansoulet ne parlait pas. Il avait bien peu àdire cependant pour sa défense : « La calomnie a confondu volontairement deux noms. Jem’appelle Bernard Jansoulet. L’autre s’appelait Jansoulet Louis. » Pas un mot de plus.

C’était trop en présence de sa mère ignorant toujours le déshonneur de l’aîné. C’étaittrop pour le respect, la solidarité familiale.

Il crut entendre la voix du vieux : « Je meurs de honte mon enfant. » Est-ce qu’ellen’allait pas mourir de honte elle aussi, s’il parlait ?... Il eut vers le sourire maternel unregard sublime de renoncement, puis, d’une voix sourde, d’un geste découragé :

« Excusez-moi, messieurs, cette explication est décidément au-dessus de mes forces...Ordonnez une enquête sur ma vie, ouverte à tous et bien en lumière, hélas ! puisquechacun peut en interpréter tous les actes... Je vous jure que vous n’y trouverez rien quim’empêche de siéger au milieu des représentants de mon pays. »

La stupeur, la désillusion furent immenses devant cette défaite qui semblait à tousl’effondrement subit d’une grande effronterie acculée. Il y eut un moment d’agitation surles bancs, le tumulte d’un vote par assis et levé, que le Nabab sous le jour douteux du

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vitrage regarda vaguement, comme le condamné du haut de l’échafaud regarde la foulehouleuse ; puis, après cette attente longue d’un siècle qui précède une minute suprême, leprésident prononça dans le grand silence et le plus simplement du monde :

« L’élection de M. Bernard Jansoulet est annulée. »Jamais vie d’homme ne fut tranchée avec moins de solennité ni de fracas.Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansoulet n’y comprit rien, sinon que des vides se

faisaient tout autour sur les bancs, que des gens se levaient, s’en allaient. Bientôt il neresta plus avec elle que le gros homme et la dame en chapeau blanc, penchés tout au bordde la rampe regardant curieusement du côté de Bernard, qui semblait s’apprêter à partirlui aussi, car il serrait d’un air très calme d’épaisses liasses dans un grand portefeuille. Sespapiers rangés, il se leva, quitta sa place... Ah ! ces existences d’estradiers ont parfois despasses bien cruelles. Gravement, lourdement, sous les regards de toute l’Assemblée, il luifallut redescendre ces gradins qu’il avait escaladés au prix de tant de peines et d’argent,mais au bas desquels le précipitait une fatalité inexorable.

C’était cela que les Hemerlingue attendaient, suivant de l’œil jusqu’à sa dernière étapecette sortie navrante, humiliante, qui met au dos de l’invalide un peu de la honte et del’effarement d’un renvoi ; puis, sitôt le Nabab disparu, ils se regardèrent avec un riresilencieux et quittèrent la tribune, sans que la vieille femme eût osé leur demanderquelque renseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilité de ces deux êtres.Restée seule, elle prêta toute son attention à une nouvelle lecture qu’on faisait, persuadéequ’il s’agissait encore de son fils. On parlait d’élection, de scrutin, et la pauvre mèretendant sa coiffe rousse, frondant son gros sourcil, aurait religieusement écouté jusqu’aubout le rapport de l’élection Sarigue, si l’huissier de service qui l’avait introduite, ne fûtvenu l’avertir que c’était fini, qu’elle ferait mieux de s’en aller. Elle parut très surprise.

« Vraiment ?... c’est fini ?... » disait-elle, en se levant comme à regret.Et tout bas, timidement :« Est-ce que... Est-ce qu’il a gagné ? »C’était si naïf, si touchant, que l’huissier n’eut pas même envie de rire.« Malheureusement non, madame. M. Jansoulet n’a pas gagné... Mais aussi pourquoi

est-il arrêté en si beau chemin... Si c’est vrai qu’il n’était jamais venu à Paris et qu’unautre Jansoulet a fait tout ce dont on l’accuse, pourquoi ne l’a-t-il pas dit ? »

La vieille mère, devenue très pâle, s’appuya à la rampe de l’escalier.Elle avait compris...La brusque interruption de Bernard en la voyant, le sacrifice qu’il lui avait offert si

simplement dans son beau regard de bête égorgée lui revenaient à l’esprit ; du même coupla honte de l’Aîné, de l’enfant de prédilection, se confondait avec le désastre de celui-ci,douleur maternelle à double tranchant, dont elle se sentait déchirée de quelque côtéqu’elle se retournât. Oui, oui, c’était à cause d’elle qu’il n’avait pas voulu parler. Mais ellen’accepterait pas un sacrifice pareil. Il fallait qu’il revînt tout de suite s’expliquer devantles députés.

« Mon fils ? où est mon fils ?– En bas, madame, dans sa voiture. C’est lui qui m’a envoyé vous chercher. »Elle s’élança devant l’huissier, marchant vite, parlant tout haut, bousculant sur son

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passage des petits hommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les couloirs. Après lasalle des Pas-Perdus, elle traversa une grande antichambre en rotonde où des laquaisrespectueusement rangés faisaient un soubassement vivant et chamarré à la hautemuraille nue. De là on voyait, à travers les portes vitrées, la grille du dehors, la fouleattroupée et parmi d’autres voitures le carrosse du Nabab qui attendait. La paysanne enpassant reconnut dans un groupe son énorme voisin de tribune avec l’homme blême àlunettes qui avait tonné contre son fils et recevait pour son discours toutes sortes defélicitations et de poignées de main. Au nom de Jansoulet, prononcé au milieu dericanements moqueurs et satisfaits, elle ralentit ses grandes enjambées.

« Enfin, disait un joli garçon à figure de mauvaise femme, il n’a toujours pas prouvéen quoi nos accusations étaient fausses. »

La vieille en entendant cela fit une trouée terrible dans le tas et, se posant en face deMoëssard :

« Ce qu’il n’a pas dit, moi je vais vous le dire. Je suis sa mère et c’est mon devoir deparler. »

Elle s’interrompit pour saisir à la manche Le Merquier qui s’esquivait :« Vous d’abord, méchant homme, vous allez m’écouter... Qu’est-ce que vous avez

contre mon enfant ? Vous ne savez donc pas qui il est ? Attendez un peu, que je vousl’apprenne. »

Et, se retournant vers le journaliste :« J’avais deux fils, monsieur... »Moëssard n’était plus là. Elle revint à Le Merquier :« Deux fils, monsieur... »Le Merquier avait disparu.« Oh ! écoutez-moi, quelqu’un, je vous en prie », disait la pauvre mère, jetant autour

d’elle ses mains et ses paroles pour rassembler, retenir ses auditeurs ; mais tous fuyaient,fondaient, se dispersaient, députés, reporters, visages inconnus et railleurs auxquels ellevoulait raconter son histoire à toute force, sans souci de l’indifférence où tombaient sesdouleurs et ses joies, ses fiertés et ses tendresses maternelles exprimées dans un charabiade génie. Et tandis qu’elle s’agitait, se débattait ainsi, éperdue, la coiffe en désordre, à lafois grotesque et sublime comme tous les êtres de nature en plein drame civilisé, prenantà témoin de l’honnêteté de son fils et de l’injustice des hommes jusqu’aux gens de livréedont l’impassibilité dédaigneuse était plus cruelle que tout, Jansoulet, qui venait à sarencontre, inquiet de ne pas la voir, apparut tout à coup à côté d’elle.

« Prenez mon bras, ma mère... Il ne faut pas rester là. »Il dit cela très haut, d’un ton si calme et si ferme que tous les rires cessèrent, et que la

vieille femme subitement apaisée, soutenue par cette étreinte solide où s’appuyaient lesderniers tremblements de sa colère, put sortir du palais entre deux haies respectueuses.Couple grandiose et rustique, les millions du fils illuminant la paysannerie de la mèrecomme ces haillons de sainte qu’entoure une châsse d’or, ils disparurent dans le beausoleil qu’il faisait dehors, dans la splendeur de leur carrosse étincelant, ironie féroce enprésence de cette grande détresse, symbole frappant de l’épouvantable misère des riches.

Tous deux assis au fond, car ils craignaient d’être vus, ils ne se parlèrent pas d’abord.

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Mais dès que la voiture se fut mise en route, qu’il eut vu fuir derrière lui le triste calvaireoù son honneur restait au gibet, Jansoulet, à bout de forces, posa sa tête contre l’épaulematernelle, la cacha dans un croisement du vieux châle vert, et là, laissant ruisseler deslarmes brûlantes, tout son grand corps secoué par les sanglots, il retrouvait le cri de sonenfance, sa plainte patoise de quand il était tout petit :

« Mama... Mama... »

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XXII

Drames parisiens

Que l’heure est donc brèveQu’on passe en aimant !C’est moins qu’un moment,Un peu plus qu’un rêve... Dans le demi-jour du grand salon en tenue d’été, rempli de fleurs, le lampas des

meubles recouvert de housses blanches, lustres voilés, stores baissés, fenêtres ouvertes,Mme Jenkins assise au piano déchiffre la mélodie nouvelle du musicien à la mode,quelques phrases sonores accompagnant des vers exquis, un lied mélancolique,inégalement coupé, qui semble écrit pour les tendres gravités de sa voix et l’état inquietde son âme.

Le temps nous enlèveNotre enchantement soupire la pauvre femme, s’émouvant au son de sa plainte ; et, tandis que les notes

s’envolent dans la cour de l’hôtel, calme à l’ordinaire, où la fontaine s’égoutte au milieud’un massif de rhododendrons, la chanteuse s’interrompt, les mains tenant l’accord, sesyeux fixés sur la musique, mais son regard bien au-delà... Le docteur est absent. Le soinde ses affaires, de sa santé l’a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il arrive dansla solitude, les pensées de la belle Mme Jenkins ont pris ce tour grave, cette tendanceanalytique qui rend parfois les séparations momentanées fatales aux ménages les plusunis... Unis, depuis longtemps ils ne l’étaient plus. Ils ne se voyaient qu’aux heures desrepas, devant les domestiques, se parlaient à peine, à moins que lui, l’homme desmanières onctueuses, ne se laissât aller à quelque remarque brutale, désobligeante, àpropos de son fils, de l’âge qui la touchait enfin, ou d’une toilette qui ne lui allait pas.Toujours sereine et douce, elle étouffait ses larmes, acceptait tout, feignait de ne pascomprendre ; non pas qu’elle l’aimât encore, après tant de cruautés et de mépris, mais

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c’était bien l’histoire, telle que la racontait leur cocher Joë, « d’un vieux crampon quitenait à se faire épouser ». Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime,avait prolongé une situation déshonorante. Maintenant que l’obstacle n’existait plus, ellevoulait finir cette comédie, à cause d’André qui d’un jour à l’autre pourrait être forcé demépriser sa mère, à cause du monde qu’ils trompaient depuis dix ans, et où elle n’entraitjamais qu’avec des battements de cœur, appréhendant l’accueil qu’on lui ferait lelendemain d’une découverte. À ses allusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d’abordpar des phrases, de grands gestes : « Douteriez-vous de moi ?... Est-ce que notreengagement n’est pas sacré ? »

Il alléguait aussi la difficulté de tenir secret un acte de cette importance. Ensuite ils’était renfermé dans un silence haineux, gros de colères froides et de violentesdéterminations. La mort du duc, l’échec d’une vanité folle, avaient porté le dernier coupau ménage ; car le désastre, qui rapproche souvent les cœurs prêts à s’entendre, achève etcomplète les désunions. Et c’était un vrai désastre. La vague des perles Jenkinssubitement arrêtée, la situation du médecin étranger et charlatan très bien définie par levieux Bouchereau dans le journal de l’Académie, les mondains se regardaient effarés, pluspâles encore de terreur que d’absorptions arsenicales, et déjà l’Irlandais avait pu sentirl’effet de ces sautes de vent foudroyantes qui rendent les engouements parisiens sidangereux.

C’est pour cela sans doute que Jenkins avait jugé à propos de disparaître pendantquelque temps, laissant madame continuer à fréquenter les salons encore ouverts, afin detâter et tenir en respect l’opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, qui trouvait un peupartout l’accueil refroidi, à distance, qu’on lui avait fait chez les Hemerlingue. Mais ellene se plaignait pas, comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, en dernierrecours, le lien douloureux de la pitié, des épreuves supportées en commun. Et commeelle savait que le monde la recherchait surtout à cause de son talent, de la distractionartistique qu’elle apportait aux réunions intimes, toujours prête à poser sur le piano sesgants longs, son éventail, pour préluder à quelque fragment de son riche répertoire, elletravaillait constamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés, s’attachant depréférence aux harmonies tristes et compliquées, à cette musique moderne qui ne secontente plus d’être un art, devient une science, répond bien plus à nos nervosités, à nosinquiétudes qu’au sentiment.

C’est moins qu’un moment,Un peu plus qu’un rêve.Le temps nous enlèveNotre enchantement... ... Un flot de lumière crue entra brusquement dans le salon avec la femme de chambre,

qui apportait une carte à sa maîtresse : « Heureux homme d’affaires. »Ce monsieur était là. Il insistait pour voir madame.« Vous lui avez dit que le docteur est en voyage ? »On le lui avait dit ; mais c’est à madame qu’il voulait parler.

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« À moi ?... »Inquiète, elle examinait ce carton grossier, rugueux, ce nom inconnu et dur :

« Heurteux. » Qu’est-ce que cela pouvait être ?« C’est bien, faites entrer. »Heurteux, homme d’affaires, arrivant du grand jour dans la demi-obscurité du salon,

clignotait, l’air incertain, cherchait à voir. Elle, au contraire, distinguait très bien unefigure en bois dur, favoris grisonnants, mâchoire avançante, un de ces maraudeurs de laLoi qu’on rencontre aux abords du Palais de justice et qui semblent nés à cinquante ans,la bouche amère, l’air envieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il s’assit au bordde la chaise qu’elle lui montrait, tourna la tête afin de s’assurer que la domestique étaitsortie, puis ouvrit méthodiquement sa serviette comme pour y chercher un papier. Voyantqu’il ne parlait pas, elle commença sur un ton d’impatience :

« Je dois vous prévenir, monsieur, que mon mari est absent et que je ne suis aucourant d’aucune de ses affaires. »

Sans s’émouvoir, la main dans ses paperasses, l’homme répondit :« Je sais d’autant mieux que M. Jenkins est absent, madame, – il souligna très

particulièrement ces deux mots : « monsieur Jenkins » – que je viens de sa part. »Elle le regarda épouvantée :« De sa part ?...– Hélas ! oui, madame... La situation du docteur – vous le savez sans doute – est très

embarrassée pour l’instant. De mauvaises opérations à la Bourse le désarroi d’une grandeentreprise financière dans laquelle il avait engagé des fonds, l’œuvre de Bethléem silourde pour lui seul tous ces échecs réunis l’ont obligé à prendre une résolution héroïque.Il vend son hôtel, ses chevaux, tout ce qu’il possède, et m’a donné procuration pourcela... »

Il avait trouvé enfin ce qu’il cherchait, un de ces plis timbrés, criblé de renvois, delignes en surcharges, où la loi impassible endosse parfois tant de lâchetés et demensonges. Mme Jenkins allait dire : « Mais j’étais là, moi. J’aurais accompli, servi toutesses volontés, tous ses ordres... », quand elle comprit subitement au sans gêne du visiteur,à son attitude assurée, presque insolente, qu’on l’enveloppait elle aussi dans ce désarroid’existence, dans ce débarras de l’hôtel coûteux, des richesses inutiles, et que son départserait le signal de la vente.

Elle se leva brusquement. L’homme, toujours assis, continuait :« Ce qu’il me reste à dire, madame, – Oh ! elle le savait, elle l’aurait dicté ce qu’il lui

restait à dire – est si pénible, si délicat... M. Jenkins quitte Paris pour longtemps, et dansla crainte de vous exposer aux hasards, aux aventures de la vie nouvelle qu’il entreprend,de vous éloigner d’un fils que vous chérissez, et dans l’intérêt duquel il vaut peut-êtremieux... »

Elle ne l’entendait plus, ne le voyait plus, et pendant qu’il débitait ses phrasesfilandreuses, livrée au désespoir, peut-être à la folie, écoutait chanter en elle-même l’airobstiné qui la poursuivait dans cet écroulement effroyable, comme reste dans les yeux del’homme qui se noie la dernière image entrevue :

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Le temps nous enlèveNotre enchantement... Tout d’un coup le sentiment de sa fierté lui revint.« Finissons, monsieur. Tous vos détours et vos phrases ne sont qu’une injure de plus.

La vérité c’est qu’on me chasse, qu’on me met dans la rue comme une servante.– Oh ! Madame, madame... La situation est assez cruelle, ne l’envenimons pas encore

par des mots. Dans l’évolution de son modus vivendi, M. Jenkins se sépare de vous, maisil le fait, la mort dans l’âme, et les propositions que je suis chargé de vous transmettresont une preuve de ses sentiments pour vous... D’abord, en fait de mobilier et d’effets detoilette, je suis autorisé à vous laisser prendre...

– Assez », dit-elle.Elle se précipita vers la sonnette :« Je sors... Vite mon chapeau, mon mantelet, n’importe quoi... je suis pressée. »Et pendant qu’on allait lui chercher ce qu’elle demandait :« Tout ce qui est ici appartient à M. Jenkins. Qu’il en dispose librement. Je ne veux

rien de lui... n’insistez pas... c’est inutile. »L’homme n’insista pas. Sa mission se trouvant remplie, le reste lui importait peu.Posément, froidement, elle mit son chapeau avec soin devant la glace, la servante

attachant le voile, ajustant aux épaules les plis du mantelet ; ensuite elle regarda toutautour, chercha une seconde si elle n’oubliait rien de précieux. Non, rien, les lettres deson fils étaient dans sa poche ; elle ne s’en séparait jamais.

« Madame ne veut pas qu’on attelle ?– Non. »Et elle partit.Il était environ cinq heures. À ce moment, Bernard Jansoulet passait la grille du Corps

législatif, sa mère au bras, mais, si poignant que fût le drame qui se jouait là-bas, celui-cile surpassait encore, plus subit, plus imprévu, sans la moindre solennité, le drame intimeentre cuir et chair, comme Paris en improvise à toute heure du jour ; et c’est peut-être cequi donne à l’air qu’on y respire cette vibration ce frémissement où s’activent les nerfs detous. Le temps était magnifique. Les rues de ces riches quartiers, larges et droites commedes avenues, resplendissaient dans la lumière déjà un peu tombante, égayées de fenêtresouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues vers les boulevards, si légères, sifrémissantes, entre les horizons droits et durs de la pierre. C’est de ce côté que descendaitla marche pressée de Mme Jenkins, se hâtant au hasard dans un étourdissementdouloureux. Quelle chute horrible ! Riche il y a cinq minutes, entourée de tout le respectet le confort d’une grande existence. Maintenant plus rien. Pas même un toit pour dormir,pas même de nom. La rue.

Où aller ? Que devenir ?Elle avait d’abord pensé à son fils. Mais avouer sa faute, rougir en présence de l’enfant

respectueux, pleurer devant lui en s’enlevant le droit d’être consolée, c’était au-dessus deses forces... Non, il n’y avait plus pour elle que la mort... Mourir le plus tôt possible,échapper à la honte par une disparition complète, le dénouement fatal des situations

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inextricables... Mais où mourir ?... Comment ?... Tant de façons de s’en aller ainsi !... Etmentalement elle les évoquait toutes en marchant. Autour d’elle la vie débordait, ce quimanque à Paris l’hiver, l’épanouissement en plein air de son luxe, de ses élégancesvisibles à cette heure du jour, à cette saison de l’année, autour de la Madeleine et de sonmarché aux fleurs, dans un espace délimité par le parfum des œillets et des roses. Sur lelarge trottoir où les toilettes s’étalaient, mêlaient leurs frôlements au frisson des arbresrafraîchis, il y avait un peu du plaisir de rencontre d’un salon, un air de connaissanceentre les promeneurs, des sourires de discrets bonjours en passant. Et tout à coup Mme

Jenkins s’inquiétant de l’altération de ses traits, de ce qu’on pourrait penser en la voyantcourir ainsi aveugle et préoccupée, ralentissait sa marche à la flânerie d’une simplepromenade, s’arrêtait à petits pas aux devantures. Les étalages colorés, vaporeux,parlaient tous de voyages, de campagne ; traîne légère pour le sable fin des parcs,chapeaux enroulés de gaze contre le soleil des plages, éventails, ombrelles, aumônières.Ses yeux fixes s’attachaient à ces fanfreluches sans les voir, mais un reflet vague et pâliaux vitres claires lui montrait son image couchée, immobile sur un lit d’hôtel garni, lesommeil de plomb d’un soporifique dans la tête, ou là-bas, hors des murs, déplaçant lavase de quelque bateau amarré. Lequel valait mieux ?

Elle hésitait, cherchait, comparait, puis, sa décision prise, partait enfin rapidementavec ce mouvement résolu de la femme qui s’arrache à regret aux tentations savantes del’étalage. Comme elle s’élançait, le marquis de Monpavon fringant et superbe, une fleur àla boutonnière, la saluait à distance de ce grand coup de chapeau si cher à la vanité desfemmes, le chic suprême du salut dans la rue, la coiffure haut levée au-dessus de la têtetrès droite. Elle lui répondait par son gentil bonjour de Parisienne à peine exprimé dansune imperceptible inclination de la taille et du sourire des yeux, et jamais à voir cetéchange de politesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne se serait doutéqu’une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurs croisés par le hasard sur laroute qu’ils poursuivaient en sens inverse, tout en allant au même but.

La prédiction du valet de chambre de Mora s’était réalisée pour le marquis : « Nouspouvons mourir, perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comptes, et ce seraterrible. » C’était terrible. À grand-peine, l’ancien receveur général avait obtenu un délaiextrême de quinze jours pour rembourser le Trésor, comptant comme dernière chanceque Jansoulet validé, rentré dans ses millions, lui viendrait encore une fois en aide. Ladécision de l’Assemblée venait de lui enlever ce suprême espoir. Dès qu’il la connut, ilrevint au cercle très calme, monta dans sa chambre où Francis l’attendait dans une grandeimpatience pour lui remettre un papier important arrivé dans la journée. C’était unenotification au sieur Louis-Marie-Agénor de Monpavon d’avoir à comparaître lelendemain dans le cabinet du juge d’instruction. Cela s’adressait-il au censeur de la Caisseterritoriale ou à l’ancien receveur général en déficit ? En tout cas, la formule brutale del’assignation judiciaire employée dès l’abord, au lieu d’une convocation discrète, disaitassez la gravité de l’affaire et les fermes résolutions de la justice.

Devant une pareille extrémité attendue et prévue depuis longtemps, le parti du vieuxbeau était pris d’avance. Un Monpavon à la correctionnelle, un Monpavon, bibliothécaireà Mazas !... Jamais... Il mit en ordre toutes ses affaires, déchira des papiers, vida

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minutieusement ses poches dans lesquelles il glissa seulement quelques ingrédients prissur sa table de toilette, tout cela avec tant de calme et de naturel que, lorsqu’en s’enallant, il dit à Francis : « M’en vas au bain... Diablesse de Chambre... Poussière infecte... »le domestique le crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cette émouvante etlongue station debout là-haut dans la poussière de la tribune lui avait rompu les membresautant que deux nuits en wagon, et sa décision de mourir s’associant à l’envie de prendreun bon bain, le vieux sybarite songeait à s’endormir dans une baignoire comme chose...machin... ps... ps... ps... et autres fameux personnages de l’Antiquité. C’est une justice à luirendre, que pas un de ces stoïques n’alla au-devant de la mort avec plus de tranquillitéque lui.

Fleuri par-dessus sa rosette d’officier d’un camélia blanc dont le décorait en passant lajolie bouquetière du Cercle, il remontait d’un pas léger le boulevard des Capucines, quandla vue de Mme Jenkins troubla pendant une minute sa sérénité. Il lui avait trouvé un airde jeunesse, une flamme aux yeux, quelque chose de si piquant, qu’il s’arrêta pour laregarder. Grande et belle, sa longue robe de gaze noire déroulée, les épaules serrées dansune mantille de dentelle où le bouquet de son chapeau jetait une guirlande de feuillaged’automne, elle s’éloignait, disparaissait au milieu d’autres femmes non moins élégantes,dans une atmosphère embaumée ; et la pensée que ses yeux allaient se fermer pourtoujours à ce joli spectacle qu’il savourait en connaisseur, assombrit un peu l’ancien beau,ralentit l’élan de sa marche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d’un autre genrelui rendit tout son courage.

Quelqu’un de râpé, de honteux, d’ébloui par la lumière, traversait le boulevard ; c’étaitle vieux Marestang, ancien sénateur, ancien ministre, si gravement compromis dansl’affaire des Tourteaux de Malte que, malgré son âge, ses services, le grand scandale d’unprocès pareil, il avait été condamné à deux ans de prison, rayé des registres de la Légiond’honneur, où il comptait parmi les grands dignitaires. L’affaire déjà ancienne, le pauvrediable, gracié d’une partie de son temps, venait de sortir de prison, éperdu, dérouté,n’ayant pas même de quoi dorer sa détresse morale, il avait fallu rendre gorge. Debout aubord du trottoir il attendait la tête basse que la chaussée encombrée des voitures luilaissât un passage libre, embarrassé de cet arrêt au coin le plus hanté des boulevards, prisentre les piétons et ce flot d’équipages découverts, remplis de figures connues.Monpavon, passant près de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorant un salut et s’ydérobant à la fois. L’idée qu’il pourrait un jour s’humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de révolte. « Allons donc !... Est-ce que c’est possible ?... » Et, redressant sa taille, leplastron élargi, il continua sa route, plus ferme et résolu qu’avant.

M. de Monpavon marche à la mort. Il y va par cette longue ligne des boulevards touten feu du côté de la Madeleine, et dont il foule encore une fois l’asphalte élastique, enmuseur, le nez levé, les mains au dos. Il a le temps, rien ne le presse, il est maître durendez-vous. À chaque instant il sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur dubout des doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout à l’heure. Tout le ravit, lecharme, le bruit des tonneaux d’arrosage, des stores relevés aux portes des cafésdébordant jusqu’au milieu des trottoirs. La mort prochaine lui fait des sens deconvalescent, accessibles à toutes les finesses, à toutes les poésies cachées d’une belle

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heure d’été sonnant en pleine vie parisienne, d’une belle heure qui sera sa dernière etqu’il voudrait prolonger jusqu’à la nuit. C’est pour cela sans doute qu’il dépasse lesomptueux établissement où il prend son bain d’habitude ; il ne s’arrête pas non plus auxBains chinois. On le connaît trop par ici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ceserait dans les cercles, dans les salons un scandale de mauvais goût, beaucoup de bruitvilain autour de sa mort ; et le vieux raffiné, l’homme de la tenue, voudrait s’épargnercette honte, plonger, s’engloutir dans le vague et l’anonymat d’un suicide, comme cessoldats qu’au lendemain des grandes batailles, ni blessés, ni vivants, ni morts, on portesimplement disparus. Voilà pourquoi il a eu soin de ne rien garder sur lui de ce qui auraitpu le faire reconnaître fournir un renseignement précis aux constatations policières,pourquoi il cherche dans cet immense Paris la zone éloignée et perdue où commencerapour lui la terrible mais rassurante confusion de la fosse commune. Déjà depuis queMonpavon est en route, l’aspect du boulevard a bien changé. La foule est devenuecompacte, plus active et préoccupée, les maisons moins larges, sillonnées d’enseignes decommerce. Les portes Saint-Denis et Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde àtoute heure le trop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale de la villes’accentue. Le vieux beau n’y connaît plus personne et peut se vanter d’être inconnu detous.

Les boutiquiers, qui le regardent curieusement, avec son linge étalé, sa redingote fine,la cambrure de sa taille, le prennent pour quelque fameux comédien exécutant avant lespectacle une petite promenade hygiénique sur l’ancien boulevard, témoin de sespremiers triomphes... Le vent fraîchit, le crépuscule estompe les lointains, et tandis que lalongue voie continue à flamboyer dans ses détours déjà parcourus, elle s’assombritmaintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand son rayonnement arrive à celui quiregarde en arrière et regrette... Il semble à Monpavon qu’il entre dans la nuit. Il frissonneun peu, mais ne faiblit pas, et continue à marcher la tête droite et le jabot tendu.

M. de Monpavon marche à la mort. À présent, il pénètre dans le dédale compliqué desrues bruyantes où le fracas des omnibus se mêle aux mille métiers ronflants de la citéouvrière, où se confond la chaleur des fumées d’usine avec la fièvre de tout un peuple sedébattant contre la faim. L’air frémit, les ruisseaux fument, les maisons tremblent aupassage des camions, des lourds baquets se heurtant au détour des chaussées étroites.Soudain le marquis s’arrête ; il a trouvé ce qu’il voulait. Entre la boutique noire d’uncharbonnier et l’établissement d’un emballeur dont les planches de sapin adossées auxmurailles lui causent un petit frisson, s’ouvre une porte cochère surmontée de sonenseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre, traverse un petit jardin moisi oùpleure un jet d’eau dans la rocaille. Voilà bien le coin sinistre qu’il cherchait. Qui s’aviserajamais de croire que le marquis de Monpavon est venu se couper la gorge là ?... La maisonest au bout, basse, des volets verts, une porte vitrée, ce faux air de villa qu’elles onttoutes... Il demande un bain, un fond de bain, s’y enfile l’étroit couloir, et pendant qu’onprépare cela, le fracas de l’eau derrière lui, il fume son cigare à la fenêtre, regarde leparterre aux maigres lilas et le mur élevé qui le ferme.

À côté c’est une grande cour, la cour d’une caserne de pompiers avec un gymnase dontles montants, mâts et portiques, vaguement entrevus par le haut, ont des apparences de

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gibets. Un clairon sonne au sergent dans la cour. Et voilà que cette sonnerie ramène lemarquis à trente ans en arrière, lui rappelle ses campagnes d’Algérie, les hauts rempartsde Constantine, l’arrivée de Mora au régiment, et des duels, et des parties fines... Ah !comme la vie commençait bien. Quel dommage que ces sacrées cartes... Ps... ps... ps...Enfin, c’est déjà beau d’avoir sauvé la tenue.

« Monsieur, dit le garçon, votre bain est prêt. » À ce moment, haletante et pâle, Mme Jenkins entrait dans l’atelier d’André où

l’amenait un instinct plus fort que sa volonté, le besoin d’embrasser son enfant avant demourir. La porte ouverte, – il lui avait donné une double clé – elle eut pourtant unsoulagement de voir qu’il n’était pas rentré, qu’elle aurait le temps de calmer son émotionaugmentée d’une longue marche inusitée à ses nonchalances de femme riche. Personne.Mais sur la table ce petit mot qu’il laissait toujours en sortant, pour que sa mère, dont lesvisites devenaient de plus en plus rares et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pûtsavoir où il était, l’attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux êtres n’avaient cessé des’aimer tendrement, profondément, malgré les cruautés de la vie qui les obligeaient àintroduire dans leurs rapports de mère à fils les précautions, le mystère clandestin d’unautre amour.

« Je suis à ma répétition, disait aujourd’hui le petit mot, je rentrerai vers septheures. »

Cette attention de son enfant qu’elle n’était pas venue voir depuis trois semaines, etqui persistait quand même à l’attendre, fit monter aux yeux de la mère le flot de larmesqui persistait. On eût dit qu’elle venait d’entrer dans un monde nouveau. C’était si clair, sicalme, si élevé, cette petite pièce qui gardait la dernière lueur du jour sur son vitrage,flambait des rayons du soleil déjà sombré, semblait comme toutes les mansardes tailléedans un pan de ciel, avec ses murs nus, ornés seulement d’un grand portrait, le sien, rienque le sien souriant à la place d’honneur, et encore là-bas sur la table dans un cadre doré.Oui, véritablement, l’humble petit logis, qui retenait tant de clarté quand tout Parisdevenait noir, lui faisait une impression surnaturelle, malgré la pauvreté de ses meublesrestreints, éparpillés dans deux pièces, sa perse commune, et sa cheminée garnie de deuxgros bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu’on traîne le matin dans les rues, à pleinescharrettes. La belle vie vaillante et digne qu’elle aurait pu mener là près de son André ! Eten une minute, avec la rapidité du rêve, elle installait son lit dans un coin, son piano dansl’autre, se voyait donnant des leçons, soignant l’intérieur où elle apportait sa partd’aisance et de gaieté courageuse. Comment n’avait-elle pas compris que là eût été sondevoir, la fierté de son veuvage ? Par quel aveuglement, quelle faiblesse indigne ?...

Grande faute sans doute, mais qui aurait pu trouver bien des atténuations dans sanature facile et tendre, et l’adresse, la fourberie de son complice parlant tout le temps demariage, lui laissant ignorer que lui-même n’était plus libre, et lorsqu’enfin il fut obligéd’avouer, faisant un tel tableau de sa vie sans lumière, de son désespoir, de son amour,que la pauvre créature engagée déjà si gravement aux yeux du monde, incapable d’un deces efforts héroïques qui vous mettent au-dessus des situations fausses, avait fini par

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céder, par accepter cette double existence, si brillante et si misérable, reposant toute surun mensonge qui avait duré dix ans. Dix ans d’enivrants succès et d’inquiétudesindicibles, dix ans où elle avait chanté avec chaque fois la peur d’être trahie entre deuxcouplets, où le moindre mot sur les ménages irréguliers la blessait comme une allusion,où l’expression de sa figure s’était amollie jusqu’à cet air d’humilité douce, de coupabledemandant grâce. Ensuite la certitude d’être abandonnée lui avait gâté même ces joiesd’emprunt, fané son luxe ; et que d’angoisses, que de souffrances silencieusement subies,d’humiliations incessantes, jusqu’à la dernière, la plus épouvantable de toutes !

Tandis qu’elle repasse ainsi douloureusement sa vie dans la fraîcheur du soir et lecalme de la maison déserte, des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montentde l’étage au-dessous, et se rappelant les confidences d’André, sa dernière lettre où il luiannonçait la grande nouvelle, elle cherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides etneuves, celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu’elle ne connaît pas, qu’elle nedoit jamais connaître. Cette pensée, qui achève de déshériter la mère, ajoute au désastrede ses derniers instants, les comble de tant de remords et de regrets que malgré sonvouloir d’être courageuse, elle pleure, elle pleure.

La nuit vient peu à peu. De larges taches d’ombre plaquent les vitres inclinées où leciel immense en profondeur se décolore, semble fuir dans de l’obscur. Les toits semassent pour la nuit comme les soldats pour l’attaque. Gravement, les clochers serenvoient l’heure, pendant que les hirondelles tournoient aux environs d’un nid caché etque le vent fait son invasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir, ilsouffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, il souffle de la rivière, comme pourrappeler à la malheureuse femme que c’est là-bas qu’il va falloir aller... Sous sa mantillede dentelle, oh ! elle en grelotte d’avance... Pourquoi est-elle venue ici reprendre goût à lavie impossible après l’aveu qu’elle serait forcée de faire ?... Des pas rapides ébranlentl’escalier, la porte s’ouvre précipitamment, c’est André. Il chante, il est content, trèspressé surtout, car on l’attend pour dîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, quel’amoureux se fasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devine quelqu’un dansl’atelier, une ombre remuante parmi les ombres immobiles.

« Qui est là ? »Quelque chose lui répond, comme un rire étouffé ou un sanglot. Il croit que ce sont

ses petites voisines, une invention des « enfants » pour s’amuser. Il s’approche. Deuxmains, deux bras, le serrent, l’enlacent.

« C’est moi... »Et d’une voix fiévreuse, qui se hâte pour s’assurer, elle lui raconte qu’elle part pour un

voyage assez long et qu’avant de partir...« Un voyage... Et où donc vas-tu ?– Oh ! je ne sais pas... Nous allons là-bas, très loin, pour des affaires qu’il a dans son

pays.– Comment ! tu ne seras pas là, pour ma pièce ?... C’est dans trois jours... Et puis, tout

de suite après, le mariage... Voyons, il ne peut pas t’empêcher d’assister à mon mariage. »Elle s’excuse, imagine des raisons, mais ses mains brûlantes dans celles de son fils, sa

voix toute changée, font comprendre à André qu’elle ne dit pas la vérité. Il veut allumer,

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elle l’en empêche :« Non, non, c’est inutile. On est mieux ainsi... D’ailleurs, j’ai tant de préparatifs

encore ; il faut que je m’en aille. »Ils sont debout tous deux, prêts pour la séparation mais André ne la laissera pas partir

sans lui faire avouer ce qu’elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage où les yeux, –est-ce un effet du crépuscule ? – reluisent d’un éclat farouche.

« Rien... non, rien ; je t’assure... Seulement l’idée de ne pouvoir prendre ma part de tesbonheurs, de tes triomphes... Enfin, tu sais que je t’aime, tu ne doutes pas de ta mère,n’est-ce pas ? Je ne suis jamais restée un jour sans penser à toi... Fais-en autant, garde-moi ton cœur... Et maintenant embrasse-moi que je m’en aille vite... J’ai trop tardé. »

Une minute encore, elle n’aurait plus la force de ce qu’il lui reste à accomplir. Elles’élance.

« Eh bien, non, tu ne sortiras pas... Je sens qu’il se passe dans ta vie quelque chosed’extraordinaire que tu ne veux pas dire... Tu as un grand chagrin, je suis sûr. Cet hommet’aura fait quelque infamie...

– Non, non... Laisse-moi aller... laisse-moi aller. »Mais il la retient au contraire, il la retient fortement.« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?... Dis... dis... »Puis tout bas, à l’oreille, la parole tendre, appuyée et sourde comme un baiser :« Il t’a quittée, n’est-ce pas ? »La malheureuse tressaille, se débat.« Ne me demande rien... je ne veux rien dire... adieu. »Et lui, la pressant contre son cœur :« Que pourrais-tu me dire que je ne sache déjà, pauvre mère ?... Tu n’as donc pas

compris pourquoi je suis parti, il y a six mois...– Tu sais ?...– Tout... Et ce qui t’arrive aujourd’hui, voilà longtemps que je le pressens, que je le

souhaite...– Oh ! malheureuse, malheureuse, pourquoi suis-je venue ?– Parce que c’est ta place, parce que tu me dois dix ans de ma mère... Tu vois bien qu’il

faut que je te garde. »Il lui dit cela à genoux devant le divan où elle s’est laissée tomber dans un

débordement de larmes et les derniers cris douloureux de son orgueil blessé. Longtempselle pleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et voici que les Joyeuse, inquiets de ne pas voirAndré descendre, montent le chercher en troupe. C’est une invasion de visages ingénus,de gaietés limpides, boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe rayonne lagrosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, que M. Joyeuse portesolennellement, aussi haut, aussi droit qu’il peut avec un geste de canéphore. Ilss’arrêtent interdits devant cette dame pâle et triste qui regarde, très émue, toute cettegrâce souriante, surtout Élise un peu en arrière des autres et que son attitude gênée danscette indiscrète visite désigne comme la fiancée.

« Élise, embrassez notre mère et remerciez-la. Elle vient demeurer avec ses enfants. »La voilà serrée dans tous ces bras caressants, contre quatre petits cœurs féminins à qui

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manque depuis longtemps l’appui de la mère, la voilà introduite et si doucement sous lecercle lumineux de la lampe familiale, un peu élargi pour qu’elle puisse y prendre saplace, sécher ses yeux, réchauffer, éclairer son esprit à cette flamme robuste qui montesans un vacillement, même dans ce petit atelier d’artiste près des toits, où soufflaient sifort tout à l’heure des tempêtes sinistres qu’il faut oublier.

Celui qui râle là-bas, effondré dans sa baignoire sanglante, ne l’a jamais connue, cetteflamme sacrée. Égoïste et dur, il a jusqu’à la fin vécu pour la montre, gonflant sonplastron tout en surface d’une enflure de vanité. Encore cette vanité était ce qu’il y avaitde meilleur en lui. C’est elle qui l’a tenu crâne et debout si longtemps, elle qui lui serre lesdents sur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d’eau tristements’égoutte. Le clairon des pompiers sonne le couvre-feu... « Allez donc voir au 7, dit lamaîtresse, il n’en finit plus avec son bain. » Le garçon monte et pousse un cri d’effroi, destupeur : « Oh ! madame, il est mort... mais ce n’est plus le même... » On accourt, etpersonne, en effet, ne veut reconnaître le beau gentilhomme qui est entré tout à l’heure,dans cette espèce de poupée macabre, la tête pendant au bord de la baignoire, un teint oùle fard étalé se mêle au sang qui le délaie, tous les membres jetés dans une lassitudesuprême du rôle joué jusqu’au bout, jusqu’à tuer le comédien. Deux coups de rasoir entravers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majesté factice s’est dégonflée, s’estrésolue dans cette horreur sans nom, ce tas de boue, de sang, de chairs maquillées etcadavériques où gît méconnaissable l’homme de la tenue, le marquis Louis-Marie-Agénorde Monpavon.

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XXIII

Mémoires d’un garçon de bureau – Derniers feuillets

Je consigne ici, à la hâte et d’une plume bien agitée, les événements effroyables dont

je suis le jouet depuis quelques jours. Cette fois, c’en est fait de la Territoriale et de tousmes songes ambitieux... Protêts, saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juged’instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l’Héry à Mazas, notre conseilMonpavon disparu. Ma tête s’égare au milieu de ces catastrophes... Et dire que, si j’avaissuivi les avertissements de la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille àMontbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que de voir les grappess’arrondir et se dorer au bon soleil bourguignon, et de ramasser sur les ceps, aprèsl’ondée, ces petits escargots gris excellents en fricassée. Avec le fruit de mes économies, jeme serais fait bâtir au bout du clos, sur la hauteur, à un endroit que je vois d’ici, unbelvédère en pierres sèches comme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestesl’après-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans le vignoble. Mais non.

Sans cesse égaré par des illusions décevantes, j’ai voulu m’enrichir, spéculer, tenter lesgrands coups de banque, enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour ; etmaintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire, garçon de bureau d’uncomptoir en déroute, chargé de répondre à une horde de créanciers, d’actionnaires ivresde fureur, qui accablent mes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendreresponsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n’étais pasmoi aussi cruellement frappé avec mes quatre ans d’arriérés que je perds encore une fois,et mes sept mille francs d’avances, tout ce que j’avais confié à ce scélérat de Paganetti dePorto-Vecchio.

Mais il était écrit que je viderais la coupe des humiliations et des déboires jusqu’à lalie. Ne m’ont-ils pas fait comparoir devant le juge d’instruction, moi Passajon, ancienappariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruban d’officier d’Académie... Oh !quand je me suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sansrampe pour se retenir, j’ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s’en aller sous moi.C’est là que j’ai pu réfléchir, en traversant ces salles noires d’avocats et de juges, coupéesde grandes portes vertes derrière lesquelles s’entend le tapage imposant des audiences ; et

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là-haut, dans le corridor des juges d’instruction, pendant mon attente d’une heure sur unbanc où j’avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandis que j’écoutaisun tas de bandits, filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes deParis, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourd des voiturescellulaires.

J’ai compris alors le danger des combinazione, et qu’il ne faisait pas toujours bon semoquer de M. Gogo.

Ce qui me rassurait pourtant, c’est que, n’ayant jamais pris part aux délibérations de laTerritoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Unefois dans le cabinet du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardaitde l’autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je me suis senti tellementpénétré, fouillé, retourné jusqu’au fin fond des fonds, que malgré mon innocence, ehbien ! j’avais envie d’avouer. Avouer, quoi ? je n’en sais rien. Mais c’est l’effet que cause lajustice. Ce diable d’homme resta bien cinq minutes entières à me fixer sans parler, touten feuilletant un cahier surchargé d’une grosse écriture qui ne m’était pas inconnue, etbrusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois et sévère :

« Eh bien ! monsieur Passajon... Y a-t-il longtemps que nous n’avons fait le coup ducamionneur ? »

Le souvenir de certain petit méfait, dont j’avais pris ma part en des jours de détresse,était déjà si loin de moi, que je ne comprenais pas d’abord ; mais quelques mots du jugeme prouvèrent combien il était au courant de l’histoire de notre banque. Cet hommeterrible savait tout, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux choses les plus secrètes.

Qui donc avait pu si bien l’informer ?Avec cela, très bref, très sec, et quand je voulais essayer d’éclairer la justice de

quelques observations sagaces, une certaine façon insolente de me dire : « Ne faites pasde phrases », d’autant plus blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beaudiseur, que nous n’étions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis près de moi écrivaitma déposition, et derrière, j’entendais le bruit de gros feuillets qu’on retournait. Le jugem’adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l’époque à laquelle il avait fait sesversements, l’endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s’adressant à la personneque je ne voyais pas :

« Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l’expert. »Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table. C’était M.

Joyeuse, l’ancien caissier d’Hemerlingue et fils. Mais je n’eus pas le temps de luiprésenter mon hommage.

« Qui a fait ça ? me demanda le juge en ouvrant le grand livre à l’endroit d’une pagearrachée... Ne mentez pas, voyons. »

Je ne mentais pas, je n’en savais rien, ne m’occupant jamais des Écritures. Pourtant jecrus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent le soir dansnos bureaux et s’enfermait tout seul pendant des heures à la comptabilité. Là-dessus, lepetit père Joyeuse s’est fâché tout rouge :

« On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d’instruction... M. de Géry est lejeune homme dont je vous ai parlé... Il venait à la Territoriale en simple surveillant et

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portait trop d’intérêt à ce pauvre M. Jansoulet pour faire disparaître les reçus de sesversements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté... Du reste, M. de Géry,longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutesles explications nécessaires. »

Je sentis que mon zèle allait me compromettre.« Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement... Vous n’êtes ici que comme

témoin ; mais si vous essayez d’égarer l’instruction, vous pourriez bien y revenir enprévenu... (Il avait vraiment l’air de le désirer, ce monstre d’homme !...) Allons, cherchez,qui a déchiré cette page ? »

Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques jours avant de quitter Paris, notregouverneur m’avait fait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restés jusqu’aulendemain. Le greffier prit note de ma déclaration, après quoi le juge me congédia d’unsigne, en m’avertissant d’avoir à me tenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il merappela :

« Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n’en ai plus besoin. »Il me tendait les papiers qu’il consultait, tout en m’interrogeant ; et qu’on juge de ma

confusion, quand j’aperçus sur la couverture le mot « Mémoires » écrit de ma plus belleronde. Je venais de fournir moi-même des armes à la justice, des renseignementsprécieux que la précipitation de notre catastrophe m’avait empêché de soustraire à la raflepolicière exécutée dans nos bureaux.

Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux cesindiscrètes paperasses ; puis, réflexion faite, après m’être assuré qu’il n’y avait dans cesMémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de les détruire, je me suis décidé à lescontinuer, avec la certitude d’en tirer parti un jour ou l’autre. Il ne manque pas à Paris defaiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des histoires vraies dansleurs livres, et qui ne seront pas fâchés de m’acheter un petit cahier de renseignements.Ce sera ma façon de me venger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvémêlé pour ma honte et pour mon malheur.

Du reste, il faut bien que j’occupe mes loisirs. Rien à faire au bureau, complètementdésert depuis les investigations de la justice, que d’empiler des assignations de toutescouleurs. J’ai repris les Écritures de la cuisinière du second, Mlle Séraphine, dont j’accepteen retour quelques petites provisions que je conserve dans le coffre-fort revenu à l’emploide garde-manger. La femme du gouverneur est aussi très bonne pour moi et bourre mespoches à chaque fois que je vais la voir dans son grand appartement de la Chaussée-d’Antin. De ce côté, rien n’est changé. Même luxe, même confort, en plus un petit bébé detrois mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait merveilleaux promenades du bois de Boulogne. Il faut croire qu’une fois lancés sur les rails de lafortune, les gens ont besoin d’un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s’arrêter toutà fait. D’ailleurs ce bandit de Paganetti, en prévision d’un accident, avait tout mis au nomde sa femme. C’est peut-être pourquoi cette charabia d’Italienne lui a voué uneadmiration que rien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache, mais elle resteconvaincue que son mari est un petit saint Jean d’innocence, victime de sa bonté de sacrédulité. Il faut l’entendre :

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« Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s’il est escroupouleux...Ma, aussi vrai qu’il y a oun Dieu, si mon mari avait commis des malhonnêtetés comme onl’accuse, moi-même, vous m’entendez, moi-même, j’y aurais mis oune scopette dans lesmains et j’y aurais dit : « Té ! Tchecco, fais-toi péter la tête !... » Et à la façon dont elleouvre son petit nez retroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, on sentbien que cette petite Corse de l’Île-Rousse l’aurait fait ainsi qu’elle le dit. Faut-il qu’il soitadroit tout de même, ce damné gouverneur, pour duper jusqu’à sa femme, jouer lacomédie chez lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu’ils sont !

En attendant, tout ce monde-là fricote de bons dîners, Bois-l’Héry à Mazas se faitporter à manger du café Anglais, et l’oncle Passajon en est réduit à vivre de ratas ramassésdans les cuisines. Enfin ne nous plaignons pas trop. Il y en a encore de plus malheureuxque nous, à preuve M. Francis que j’ai vu entrer ce matin à la Territoriale, maigre, pâli, dulinge déshonorant, des manchettes fripées qu’il étire encore par habitude.

J’étais justement en train de faire griller un bon morceau de lard devant la cheminéede la salle du conseil, mon couvert mis sur un coin de table en marqueterie, avec unjournal étendu pour ne pas salir. J’invitai le valet de chambre de Monpavon à partager mafrugale collation, mais, pour avoir servi un marquis, celui-là se figure faire partie de lanoblesse, et il m’a remercié d’un air digne qui donnait à rire en voyant ses joues creusées.Il commença par me dire qu’il était toujours sans nouvelles de son maître, qu’on l’avaitrenvoyé du cercle de la rue Royale, tous les papiers sous scellés et des tas de créanciers enpluie de sauterelles sur la mince défroque du marquis. « De sorte que je me trouve unpeu à court », ajoutait M. Francis. C’est-à-dire qu’il n’avait plus un radis en poche, qu’ilcouchait depuis deux jours sur les bancs du boulevard, réveillé à chaque instant par lessergents de ville, obligé de se lever, de faire l’homme en ribote, pour regagner un autreabri. Quant à ce qui est de manger, je crois bien que cela ne lui était pas arrivé delongtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux affamés qui faisaient peine, etlorsque j’eus mis de force devant lui une grillade de lard et un verre de vin, il tombadessus comme un loup. Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorantil se mit à bavarder, à bavarder...

« Vous savez, père Passajon, me dit-il entre deux bouchées, je sais où il est... je l’aivu... »

Il clignait de l’œil malignement. Moi, je le regardais, très étonné.« Qui donc avez-vous vu, monsieur Francis ?– Le marquis, mon maître... là-bas, dans la petite maison blanche, derrière Notre-

Dame. (Il ne disait pas la Morgue, parce que c’est un trop vilain mot.) J’étais bien sûr queje le trouverais là. J’y suis allé tout droit, le lendemain. Il y était. Oh ! mais bien caché, jevous réponds. Il fallait son valet de chambre pour le reconnaître. Les cheveux tout gris,les dents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu’il arrangeait si bien. Surcette dalle de marbre, avec le robinet qui dégoulinait dessus, j’ai cru le voir devant sa tablede toilette.

– Et vous n’avez rien dit ?– Non. Je savais ses intentions à ce sujet, depuis longtemps... Je l’ai laissé s’en aller

discrètement, à l’anglaise, comme il voulait. C’est égal ! il aurait bien dû me donner un

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morceau de pain avant de partir, moi qui l’ai servi pendant vingt ans. »Et tout à coup, frappant de son poing sur la table, avec rage :« Quand je pense que, si j’avais voulu, j’aurais pu, au lieu d’aller chez Monpavon,

entrer chez Mora, avoir la place de Louis... Est-il veinard, celui-là ! En a-t-il rousti desrouleaux de mille à la mort de son duc !... Et la défroque, des chemises par centaines, unerobe de chambre en renard bleu qui valait plus de vingt mille francs... C’est comme ceNoël, c’est lui qui a dû faire un sac ! En se pressant, parbleu, car il savait que ça finiraittôt. Maintenant, plus moyen de gratter, place Vendôme. Un vieux gendarme de mère quimène tout. On vend Saint-Romans, on vend les tableaux. La moitié de l’hôtel en location.C’est la débâcle. »

J’avoue que je ne pus m’empêcher de montrer ma satisfaction ; car enfin ce misérableJansoulet est cause de tous nos malheurs. Un homme qui se vantait d’être si riche, qui ledisait partout. Le public s’amorçait là-dessus, comme le poisson qui voit luire des écaillesdans une nasse... Il a perdu des millions, je veux bien ; mais pourquoi laissait-il croirequ’il en avait d’autres ?... Ils ont arrêté Bois-l’Héry ; c’est lui qu’il fallait arrêter plutôt...Ah ! si nous avions eu un autre expert, je suis sûr que ce serait déjà fait... Du reste,comme je le disais à Francis, il n’y a qu’à voir ce parvenu de Jansoulet pour se rendrecompte de ce qu’il vaut. Quelle tête de bandit orgueilleux !

« Et si commun, ajouta l’ancien valet de chambre.– Pas la moindre moralité.– Un manque absolu de tenue... Enfin, le voilà à la mer, et puis Jenkins aussi, et bien

d’autres avec eux.– Comment ! le docteur aussi ?... Ah ! tant pis... Un homme si poli, si aimable...– Oui, encore un qu’on déménage... Chevaux, voitures, mobilier... C’est plein d’affiches

dans la cour de l’hôtel, qui sonne le vide comme si la mort y avait passé... le château deNanterre est mis en vente. Il restait une demi-douzaine de « petits Bethléem » qu’on aemballés dans un fiacre... C’est la débâcle, je vous dis, père Passajon, une débâcle dontnous ne verrons peut-être pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes, mais qui seracomplète... Tout est pourri ; il faut que tout crève ! »

Il était sinistre à voir ce vieux larbin de l’Empire maigre, échiné, couvert de boue, etcriant comme Jérémie : « C’est la débâcle ! » avec une bouche sans dents toute noire etlarge ouverte. J’avais peur et honte devant lui, grand désir de le voir dehors ; et dans moi-même je pensais : « Ô M. Calmette... ô ma petite vigne de Montbars... »

Même date. Grande nouvelle. Mme Paganetti est venue cet après-midi m’apporter

mystérieusement une lettre du gouverneur. Il est à Londres, en train d’installer unemagnifique affaire. Bureaux splendides dans le plus beau quartier de la ville, commanditesuperbe. Il m’offre de venir le rejoindre, « heureux, dit-il, de réparer ainsi le dommage quim’a été fait ». J’aurai le double de mes appointements à la Territoriale, logé, chauffé, cinqactions du nouveau comptoir, et remboursement intégral de mon arriéré. Une petiteavance à faire seulement, pour l’argent du voyage et quelques dettes criardes dans lequartier. Vive la joie ! ma fortune est assurée. J’écris au notaire de Montbars de prendre

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hypothèque sur ma vigne...

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XXIV

À Bordighera

Comme l’avait dit M. Joyeuse chez le juge d’instruction, Paul de Géry revenait de

Tunis après trois semaines d’absence. Trois interminables semaines passées à se débattreau milieu d’intrigues, de trames ourdies sournoisement par la haine puissante desHemerlingue, à errer de salle en salle, de ministère en ministère, à travers cette immenserésidence du Bardo qui réunit dans la même enceinte farouche hérissée de couleuvrinestous les services de l’État, placés sous la surveillance du maître comme ses écuries et sonharem. Dès son arrivée là-bas. Paul avait appris que la chambre de justice commençait àinstruire secrètement le procès de Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance ; et lescomptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine, les scellés apposés sur ses coffres,ses navires solidement amarrés à la Goulette, une garde de chaouchs autour de ses palaisannonçaient déjà une sorte de mort civile, de succession ouverte dont il ne resterait plusbientôt qu’à se partager les dépouilles.

Pas un défenseur, pas un ami dans cette meute vorace ; la colonie franque elle-mêmeparaissait satisfaite de la chute d’un courtisan qui avait si longtemps obstrué en lesoccupant tous les chemins de la faveur. Essayer d’arracher au bey cette proie, à moinsd’un triomphe éclatant devant l’Assemblée, il n’y fallait pas songer. Tout ce que de Gérypouvait espérer, c’était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car il s’attendaitun jour ou l’autre à apprendre l’échec complet de son ami.

Il se mit donc en campagne, précipita ses démarches avec une activité que rien nedécouragea, ni le patelinage oriental, cette politesse raffinée et doucereuse sous laquellese dissimulent la férocité, la dissolution des mœurs, ni les sourires béatementindifférents ni ces airs penchés, ces bras en croix invoquant le fatalisme divin quand lemensonge humain fait défaut. Le sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui secondensaient toutes les exubérances de ses compatriotes, le servit au moins autant que saconnaissance parfaite de la loi française dont le Code de Tunis n’est que la copiedéfigurée...

À force de souplesse, de circonspection, et malgré les intrigues d’Hemerlingue fils, trèsinfluent au Bardo, il parvint à faire distraire de la confiscation l’argent prêté par le Nabab

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quelques mois auparavant et à arracher dix millions sur quinze à la rapacité deMohammed. Le matin même du jour où cette somme devait lui être comptée il recevaitde Paris une dépêche lui annonçant l’invalidation. Il courut tout de suite au palais, presséd’y arriver avant la nouvelle, et au retour, ses dix millions de traites sur Marseille bienserrés dans son portefeuille, il croisa sur la route de la résidence le carrossed’Hemerlingue fils avec ses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigrerayonnait. De Géry comprenant que, s’il restait seulement quelques heures de plus àTunis, ses traites couraient grand risque d’être confisquées, alla retenir sa place sur unpaquebot italien qui partait le lendemain pour Gênes, passa la nuit à bord, et ne futtranquille que lorsqu’il vit fuir derrière lui la blanche Tunis étagée au fond de son golfe etles rochers du cap Carthage. En entrant dans le port de Gênes, le vapeur, en train de seranger au quai, passa près d’un grand yacht où flottait le pavillon tunisien parmi despetits étendards de parade. De Géry ressentit une vive émotion, crut un instant qu’onenvoyait à sa poursuite, et qu’il allait peut-être en débarquant avoir des démêlés avec lapolice italienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non, le yacht se balançait tranquilleà l’ancre, ses matelots occupés à nettoyer le pont et à repeindre la sirène rouge de l’avant,comme si l’on attendait quelque personnage d’importance. Paul n’eut pas la curiosité desavoir quel était ce personnage, ne fit que traverser la ville de marbre et revint par la voieferrée qui va de Gênes à Marseille en suivant la côte, route merveilleuse où l’on passe dunoir des tunnels à l’éblouissement de la mer bleue, mais que son étroitesse expose à biendes accidents.

À Savone, le train arrêté, on annonça aux voyageurs qu’ils ne pouvaient aller plus loin,un de ces petits ponts jetés sur les torrents qui descendent de la montagne dans la mers’étant rompu pendant la nuit. Il fallait attendre l’ingénieur, les ouvriers avertis par letélégraphe, rester là peut-être une demi-journée. C’était le matin. La ville italiennes’éveillait dans une de ces aubes voilées qui annoncent la grande chaleur du jour. Pendantque les voyageurs dispersés se réfugiaient dans les hôtels, s’installaient dans des cafés,que d’autres couraient la ville, de Géry, désolé du retard, cherchait un moyen de ne pasperdre encore cette dizaine d’heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, à qui l’argent qu’ilapportait allait peut-être sauver l’honneur et la vie, à sa chère Aline, à celle dont lesouvenir ne l’avait pas quitté un seul jour pendant son voyage, pas plus que le portraitqu’elle lui avait donné. Il eut alors l’idée de louer un de ces calesino attelés à quatre quifont le trajet de Gênes à Nice, tout le long de la Corniche italienne, voyage adorable que sepayent souvent les étrangers, les amoureux ou les joueurs heureux de Monaco. Le cochergarantissait d’être à Nice de bonne heure ; mais n’arrivât-on guère plus vite qu’enattendant le train, l’impatience du voyageur éprouvait le soulagement de ne pas piétinersur place, de sentir à chaque tour de roue décroître l’espace qui le séparait de son désir.

Oh ! par un beau matin de juin, à l’âge de notre ami Paul, le cœur plein d’amourcomme il l’avait, brûler à quatre chevaux la route blanche de la Corniche, c’est une ivressede voyage incomparable. À gauche, à cent pieds d’abîme, la mer mouchetée d’écume desanses rondes du rivage à ces lointains de vapeur, où se confondent le bleu des vagues etcelui du ciel ; voiles rouges ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques et déployéesfines silhouettes de steamers avec un peu de fumée à l’arrière comme un adieu, et sur des

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plages aperçues au détour, des pêcheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leurbarque amarrée, qui semble un nid. Puis la route s’abaisse, suit une pente rapide, tout lelong de rochers, de promontoires presque à pic. Le vent frais des vagues arrive là, se mêleaux mille grelots de l’attelage tandis qu’à droite, sur le flanc de la montagne les pinss’étagent, les chênes verts, aux capricieuses racines, sortant du sol aride, et des oliviers enculture sur leurs terrasses, jusqu’à un large ravin blanc et caillouteux, bordé de verduresqui rappellent le passage des eaux, un torrent desséché que remontent des muletschargés, le sabot solide parmi les pierres en galets où se penche une laveuse près d’unemare microscopique, quelques gouttes restées de la grande inondation d’hiver. De tempsen temps, on traverse la rue d’un village ou plutôt d’une petite ville rouillée par trop desoleil, d’une ancienneté historique, les maisons étroitement serrées et rejointes par desarcades sombres, un lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec des échappées dejour supérieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir des nichées d’enfants frisésen auréole, des corbeilles de fruits éclatants, une femme descendant le pavé raboteux sacruche sur la tête ou la quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, le papillotement bleudes vagues, et l’immensité retrouvée...

Mais, à mesure que la journée s’avançait, le soleil montant dans le ciel, éparpillait surla mer, sortie de ses brumes, lourde, stupéfaite, immobile avec des transparences dequartz, des milliers de rayons tombant dans l’eau, comme des piqûres de flèches, uneréverbération éblouissante, doublée par la blancheur des roches et du sol, par un véritablesirocco d’Afrique qui soulevait la poussière en spirale sur le passage de la voiture. Onarrivait aux sites les plus chauds, les plus abrités de la Corniche, véritable températureexotique, plantant en pleine terre les dattiers, les cactus, l’aloès et ses hauts candélabres.En voyant ces troncs élancés, cette végétation fantastique, découper l’air chauffé à blanc,en sentant la poussière aveuglante craquer sous les roues comme une neige, de Géry, lesyeux à demi clos, halluciné par ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cettefatigante route de Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulier pêle-mêle decarrosses levantins, à livrées éclatantes, de méharis au long cou, à la babine pendante, demulets caparaçonnés, de bourriquots, d’Arabes en guenilles, de nègres à moitié nus, defonctionnaires en grand costume, avec leur escorte d’honneur. Allait-il donc retrouver là-bas, où la route côtoie des jardins de palmiers, l’architecture bizarre et colossale du palaisdu bey, ses grillages de fenêtres aux mailles serrées, ses portes de marbre, sesmoucharabiehs en bois découpé, peints de couleurs vives ?... Ce n’était pas le Bardo, maisle joli pays de Bordighera, divisé comme tous ceux du littoral en deux parties, la Marines’étalant en rivage, et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt de palmesimmobiles, élancées de tige et la cime retombante, véritables fusées de verdure, rayant lebleu de leurs mille fentes régulières.

La chaleur insoutenable, les chevaux à bout de forces, contraignirent le voyageur às’arrêter pour une couple d’heures dans un de ces grands hôtels qui bordent la route etmettent dès novembre, dans ce petit bourg merveilleusement abrité, la vie luxueuse,l’animation cosmopolite d’une aristocratique station hivernale. Mais, à cette époque del’année, il n’y avait à la Marine de Bordighera que des pêcheurs invisibles à cette heure.Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leurs stores et leurs jalousies étendus. On fit

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traverser à l’arrivant de longs couloirs frais et silencieux, jusqu’à un grand salon tournéau nord qui devait faire partie d’un de ces appartements complets qu’on loue pour lasaison et dont les portes légères communiquent avec d’autres chambres. Des rideauxblancs, un tapis, ce demi-confortable exigé par les Anglais, même en voyage, et en face desfenêtres que l’hôtelier ouvrit toutes grandes pour amorcer ce passant, l’engager à unehalte plus sérieuse, la vue splendide de la montagne. Un calme étonnant régnait danscette grande auberge déserte, sans maître d’hôtel, ni cuisiniers, ni chasseurs – tout leservice n’arrivant qu’aux premiers froids – et livrée pour les soins domestiques à un gâte-sauce du pays, expert aux stoffato, aux risotto, et à deux valets d’écurie mettant pourl’heure des repas l’habit, la cravate blanche et les escarpins de l’office. Heureusement deGéry ne devait rester là que le temps de respirer une heure ou deux, d’enlever de ses yeuxcette réverbération d’argent mat, de sa tête alourdie le casque à jugulaire douloureuse quele soleil y avait mis.

Du divan où il s’étendit, le paysage admirable, terrasses d’oliviers légers etfrissonnants, bois d’orangers plus sombres aux feuilles mouillées de luisants mobilessemblait descendre jusqu’à sa fenêtre par étages de verdures diverses où des villasdispersées éclataient en blancheur, parmi lesquelles celle de Maurice Trott le banquier,reconnaissable aux riches caprices de son architecture et à la hauteur de ses palmiers.L’habitation du Levantin, dont les jardines venaient jusque sous les croisées de l’hôtel,abritait depuis quelques mois une célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mouraitde la poitrine et devait à cette hospitalité princière un prolongement d’existence. Cevoisinage d’un agonisant célèbre, dont l’hôtelier était très fier, et qu’il aurait misvolontiers sur sa note, ce nom de Bréhat que de Géry avait entendu si souvent prononceravec admiration dans l’atelier de Félicia Ruys, ramenèrent sa pensée vers le beau visageaux lignes pures entrevu pour la dernière fois au bois de Boulogne, penché sur l’épaule deMora. Qu’était-elle devenue, la malheureuse fille, quand cet appui lui avait manqué ?Cette leçon lui servirait-elle dans l’avenir ? Et par une étrange coïncidence, pendant qu’ilsongeait ainsi à Félicia, en face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grand lévrierblanc traversait en gambadant une allée d’arbres verts. On eût dit tout à fait Kadour ;mêmes poils ras, même gueule rose féroce et fine. Paul, devant sa fenêtre ouverte, futassailli en un moment par toutes sortes de visions tristes ou charmantes. Peut-être, lanature splendide qu’il avait sous les yeux, cette haute montagne où courait une ombrebleue attardée dans tous les plis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa pensée. Sousles orangers, les citronniers, alignés pour la culture, chargés de fruits d’or s’étendaientd’immenses champs de violettes, en plants réguliers et serrés, traversés de petits canauxd’irrigation dont la pierre blanche coupait les verdures exubérantes.

Une odeur exquise montait, de violettes pétries dans du soleil, chaude essence deboudoir, énervante, affaiblissante, qui évoquait pour de Géry des visions féminines, Aline,Félicia, glissant à travers la féerie du paysage, dans cette atmosphère bleutée, ce jourélyséen qu’on eût dit le parfum devenu visible de tant de fleurs épanouies... Un bruit deportes lui fit rouvrir les yeux... Quelqu’un venait d’entrer dans la pièce à côté. Il entenditle frôlement d’une robe sur la mince cloison, un feuillet retourné dans un livre qu’ondevait lire sans grand intérêt, car un long soupir modulé en bâillement le fit tressaillir.

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Dormait-il, rêvait-il encore ? Ne venait-il pas d’entendre le cri du « chacal dans ledésert », si bien en harmonie avec la température brûlante et lourde du dehors... Non.Plus rien... Il s’endormit de nouveau ; et cette fois, toutes les images confuses qui lepoursuivaient se fixeront en un rêve, un bien beau rêve...

Il faisait avec Aline son voyage de noces. Une mariée délicieuse. Prunelles claires,pleines d’amour et de foi, qui ne connaissaient que lui, ne regardaient que lui. Dans cemême salon d’hôtel, de l’autre côté du guéridon, la jolie fille était assise en blancdéshabillé du matin qui sentait bon la violette et les dentelles fines de la corbeille. Ilsdéjeunaient. Un de ces déjeuners de voyage de noces, servis au saut du lit en face de lamer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où l’on boit, les yeux que l’on regarde,l’avenir, la vie, l’espace clair. Oh ! qu’il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunissante,comme ils étaient bien !

Et tout à coup, en pleins baisers, en pleine ivresse, Aline devenait triste. Ses beauxyeux se voilaient de larmes. Elle lui disait : « Félicia est là... vous n’allez plus m’aimer... »Et lui riait : « Félicia, ici ?... Quelle idée ! Si, si... Elle est là... » Tremblante, elle montraitla chambre voisine, d’où partaient pêle-mêle des aboiements enragés et la voix de Félicia :« Ici, Kadour... Ici, Kadour... », la voix basse, concentrée, furieuse de quelqu’un qui secachait et se voit brusquement découvert.

Réveillé en sursaut, l’amoureux, désenchanté, se retrouva dans sa chambre déserte,devant un guéridon vide, son beau rêve envolé par la fenêtre sur le grand coteau qui laremplissait toute, et semblait se pencher vers elle. Mais on entendait bien réellementdans la pièce contiguë les aboiements d’un chien et des coups précipités ébranlant laporte...

« Ouvrez. C’est moi... c’est Jenkins. »Paul se redressa sur son divan, stupéfait. Jenkins ici ?... Comment cela ?... À qui

s’adressait-il ?... Quelle voix allait lui répondre ?... On ne répondit point... Un pas légeralla vers la porte, et le pêne grinça nerveusement.

« Enfin, je vous trouve », dit l’Irlandais en entrant...Et vraiment, s’il n’avait pris soin de s’annoncer lui-même, à travers la cloison, Paul

n’aurait jamais placé sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du docteur auxfaçons doucereuses...

« Enfin, je vous trouve après huit jours de recherches de courses folles, de Gênes àNice, de Nice à Gênes... Je savais que vous n’étiez pas partie, le yacht étant toujours enrade... Et j’allais inspecter toutes les auberges du littoral, quand je me suis souvenu deBréhat... J’ai pensé que vous aviez voulu le voir en passant. J’en viens... C’est lui qui m’adit que vous étiez ici. »

Mais à qui parlait-il ? Quelle obstination singulière mettait-on à ne pas lui répondre ?Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit vibrer à son tour l’air alourdi etsonore de la chaude après-midi.

« Eh bien ! oui, Jenkins, me voilà... Qu’est-ce qu’il y a donc ? »À travers la muraille, Paul voyait la bouche dédaigneuse, abaissée, avec un pli de

dégoût.« Je viens vous empêcher de partir, de faire cette folie...

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– Quelle folie ? J’ai des travaux à Tunis... Il faut bien que j’y aille.– Mais vous n’y songez pas, ma chère enfant...– Oh ! assez de paternité comme cela, Jenkins... On sait ce qui se cache là-dessous...

Parlez-moi donc comme tout à l’heure... J’aime encore mieux chez vous le dogue que lechien couchant. J’en ai moins peur.

– Eh bien ! je vous dis, moi, qu’il faut être folle pour s’en aller là-bas toute seule,jeune et belle comme vous êtes...

– Et ne suis-je pas toujours seule ?... que j’emmène Constance, à son âge ?– Et moi ?– Vous ?... » Elle modula le mot sur un rire plein d’ironie... « Et Paris ?... Et vos

clients ?... Priver la société de son Cagliostro !... Jamais, par exemple.– Je suis pourtant bien décidé à vous suivre partout où vous irez... » fit Jenkins

résolument.Il y eut un instant de silence. Paul se demandait s’il était bien digne de lui d’écouter ce

débat qu’il sentait gros de révélations terribles. Mais, en plus de la fatigue une curiositéinvincible le clouait à sa place... Il lui semblait que l’énigme attirante dont il avait été silongtemps intrigué et troublé, qui tenait encore à son esprit par le bout de son voile demystère, allait enfin parler, se découvrir, montrer la femme douloureuse ou perverse quecachait l’artiste mondaine. Il restait donc immobile retenant son souffle, n’ayant pasd’ailleurs besoin d’espionner, car les autres, se croyant seuls dans l’hôtel laissaientmonter leurs passions et leurs voix sans contrainte.

« En fin de compte, que voulez-vous de moi ?...– Je vous veux...– Jenkins !– Oui, oui, je sais bien, vous m’aviez défendu de prononcer jamais de telles paroles

devant vous ; mais d’autres que moi vous les ont dites, et de plus près encore... »Deux pas nerveux la rapprochaient de l’apôtre, mettaient devant cette large face

sensuelle le mépris haletant de sa réponse.« Et quand cela serait, misérable ! Si je n’ai su me garder contre le dégoût et l’ennui, si

j’ai perdu ma fierté, est-ce à vous d’en parler seulement ?... Comme si vous n’en étiez pascause, comme si vous ne m’aviez pas à tout jamais fané, attristé la vie... »

Et trois mots brûlants et rapides firent passer devant Paul de Géry terrifié l’horriblescène de cet attentat enveloppé d’affectueuse tutelle, contre lequel l’esprit, la pensée, lesrêves de la jeune fille avaient eu si longtemps à se débattre et qui lui avait laissél’incurable tristesse des chagrins précoces, l’écœurement de la vie à peine commencée, cepli au coin de la lèvre comme la chute visible du sourire.

« Je vous aimais... Je vous aime... La passion emporte tout... répondit Jenkinssourdement.

– Eh bien ! aimez-moi donc, si cela vous amuse... Moi je vous hais non seulementpour le mal que vous m’avez fait, tout ce que vous avez tué en moi de croyances, de bellesénergies, mais parce que vous me représentez ce qu’il y a de plus exécrable, de plushideux sous le soleil, l’hypocrisie et le mensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, cetas de faussetés, de grimaces, de conventions lâches et malpropres qui m’ont écœurée au

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point que je me sauve, que je m’exile pour ne plus les voir, que je leur préférerais lebagne, l’égout, le trottoir comme une fille, votre masque à vous, ô sublime Jenkins, estencore celui qui m’a le plus fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française,toute en sourires et en politesse, de vos larges poignées de main à l’anglaise, de votreloyauté cordiale et démonstrative. Tous s’y sont laissé prendre. On dit « le bon Jenkins, lebrave, l’honnête Jenkins ». Mais moi je vous connais, bonhomme, et malgré votre belledevise si effrontément arborée sur les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vosboutons de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votre voiture, je voistoujours le fourbe que vous êtes et qui dépasse son déguisement de toutes parts. »

Sa voix sifflait entre ses dents serrées par une incroyable férocité d’expression ; et Pauls’attendait à quelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous tant d’outrages. Maisnon. Cette haine, ce mépris venant de la femme aimée devaient lui causer plus de douleurque de colère ; car il répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée :

« Oh ! vous êtes cruelle... Si vous saviez le mal que vous me faites... Hypocrite, oui,c’est vrai, mais on ne naît pas comme cela... On le devient par force, devant les duretés dela vie. Quand on a le vent contre et qu’on veut avancer, on louvoie. J’ai louvoyé... Accusezmes débuts misérables, une entrée manquée dans l’existence et convenez du moinsqu’une chose en moi n’a jamais menti : ma passion !... Rien n’a pu la rebuter, ni vosdédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeux qui, depuis tant d’années, nem’ont pas souri une fois... C’est encore ma passion qui me donne la force, même après ceque je viens d’entendre, de vous dire pourquoi je suis ici... Écoutez. Vous m’avez déclaréun jour qu’il vous fallait un mari, quelqu’un qui veille sur vous pendant votre travail, quirelève de faction la pauvre Crenmitz excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui medéchiraient alors parce que je n’étais pas libre. Maintenant tout est changé. Voulez-vousm’épouser, Félicia ?

– Et votre femme ? s’écria la jeune fille pendant que Paul s’adressait la mêmequestion.

– Ma femme est morte.– Morte ?... Mme Jenkins ?... Est-ce vrai ?– Vous n’avez pas connu celle dont je parle. L’autre n’était pas ma femme. Quand je

l’ai rencontrée, j’étais déjà marié en Irlande... Depuis des années... Un mariage horrible,contracté la corde au cou... Ma chère, à vingt-cinq ans, je me suis trouvé devant cettealternative : la prison pour dettes ou Mlle Strang, une vieille fille couperosée et goutteuse,la sœur d’un usurier qui m’avait avancé cinq cents livres pour payer mes étudesmédicales... J’avais préféré la prison ; mais des semaines et des mois vinrent à bout demon courage, et j’épousai Mlle Strang qui m’apporta en dot... mon billet. Vous voyez mavie entre ces deux monstres qui s’adoraient. Une femme jalouse, impotente. Le frèrem’espionnant, me suivant partout. J’aurais pu fuir. Mais une chose me retenait... Ondisait l’usurier immensément riche. Je voulais toucher au moins le bénéfice de malâcheté... Ah ! je vous dis tout, vous voyez... Du reste j’ai été bien puni, allez. Le vieuxStrang est mort insolvable, il jouait, s’était ruiné, sans le dire... Alors j’ai mis lesrhumatismes de ma femme dans une maison de santé et je suis venu en France... C’étaitune existence à recommencer, de la lutte et de la misère encore. Mais j’avais pour moi

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l’expérience, la haine et le mépris des hommes, et la liberté reconquise, car je ne medoutais pas que l’horrible boulet de cette union maudite allait gêner encore ma marche, àdistance... Heureusement, c’est fini, me voilà délivré...

– Oui, Jenkins, délivré... Mais pourquoi ne songez-vous pas à faire votre femme de lapauvre créature qui a partagé votre vie si longtemps, humble et dévouée comme nousl’avons tous vue ?

– Oh ! dit-il avec une explosion sincère, entre mes deux bagnes je crois que jepréférais l’autre, où je pouvais être franchement indifférent ou haineux... Mais l’atrocecomédie de l’amour conjugal, d’un bonheur sans lassitude, alors que depuis si longtempsje n’aimais que vous, je ne pensais qu’à vous... Il n’y a pas sur terre de pareil supplice... Sij’en juge par moi, la malheureuse a dû pousser à l’instant de la séparation un cri desoulagement et d’allégresse. C’est le seul adieu que j’en espérais...

– Mais qui vous forçait à tant de contrainte ?– Paris, la société, le monde... Mariés devant l’opinion, nous étions tenus par elle...– Et maintenant, vous ne l’êtes donc plus ?– Maintenant quelque chose domine tout, c’est l’idée de vous perdre, de ne plus vous

voir... Oh, quand j’ai appris votre fuite, quand j’ai vu cet écriteau sur votre porte : À LOUER,j’ai senti que c’en était fait des poses et des grimaces, que je n’avais plus qu’à partir, àcourir bien vite après mon bonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je l’ai quitté.On vendait tout chez vous ; chez moi, on va tout vendre.

– Et elle ?... reprit Félicia frémissante... Elle, la compagne irréprochable, l’honnêtefemme que personne n’a jamais soupçonnée, où ira-t-elle ? que fera-t-elle ?... Et c’est saplace que vous venez me proposer... Une place volée, dans quel enfer !... Eh bien ! et cettedevise bon Jenkins, vertueux Jenkins, qu’est-ce que nous en faisons ? Le bien sansespérance, mon vieux !... »

À ce rire cinglant comme un coup de cravache qui devait lui marquer la figure enrouge, le misérable répondit en haletant :

« Assez... assez... ne raillez pas ainsi... C’est trop horrible à la fin... Cela ne vous touchedonc pas d’être aimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur,considération ? Voyons, regardez-moi... Si bien attaché que fût mon masque, je l’aiarraché pour vous, je l’ai arraché devant tous... Et maintenant, tenez ! le voilàl’hypocrite... »

On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le parquet. Et bégayant, éperdud’amour, affaissé devant elle, il la suppliait de consentir à ce mariage, de lui donner ledroit de la suivre partout, de la défendre ; puis les mots lui manquaient, s’étouffaient dansun sanglot passionné, si profond, si déchirant qu’il aurait touché n’importe quel cœur,surtout devant la splendide nature impassible dans cette chaleur parfumée etamollissante... Mais Félicia ne s’attendrit pas, et toujours hautaine : « Finissons, Jenkins,dit-elle brusquement, ce que vous me demandez est impossible... Nous n’avons rien ànous cacher ; et après vos confidences de tout à l’heure, je veux vous en faire une quicoûte à mon orgueil, mais dont votre acharnement me paraît digne... J’étais la maîtressede Mora. »

Paul n’ignorait pas cela. Et pourtant c’était si triste cette belle voix pure chargée d’un

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tel aveu, au milieu de cet air enivrant de bleu et d’arômes, qu’il en eut un grand serrementde cœur et dans la bouche ce goût de larmes que laisse un regret inavoué.

« Je le savais, reprit Jenkins d’une voix sourde... J’ai là les lettres que vous luiécriviez...

– Mes lettres ?– Oh ! je vous les rends, tenez. Je les sais par cœur, à force de les lire et de les relire...

C’est ça qui fait mal, quand on aime... Mais j’ai bien subi d’autres tortures. Quand jepense que c’est moi... » Il s’arrêta. Il étouffait... « Moi qui devais fournir le combustible àvos flammes, réchauffer cet amant de glace, vous l’envoyer ardent et rajeuni... Ah ! il en adévoré des perles, celui-là... J’avais beau dire non, il en voulait toujours... À la fin la fureurm’a pris... Tu veux brûler, misérable. Eh bien ! brûle ! »

Paul se leva épouvanté. Allait-il donc devenir le confident d’un crime ?Mais la honte ne lui fut pas infligée d’en entendre davantage.Un coup violent, frappé chez lui cette fois, vint l’avertir que le calesino était prêt.« Eh ! signor Francese... »Dans la pièce à côté le silence se fit, puis un chuchotement... Il y avait quelqu’un, là,

tout près d’eux... qui les écoutait... Paul de Géry descendit précipitamment. Il lui tardaitd’être hors de cette chambre d’hôtel, d’échapper à l’obsession de tant d’infamiesdévoilées.

Comme la chaise de poste s’ébranlait, entre ces rideaux blancs communs qui flottent àtoutes les fenêtres dans le Midi, il aperçut une figure pâlie avec des cheveux de déesse etde grands yeux brûlants qui guettaient. Mais un regard au portrait d’Aline chassait vitecette vision troublante, et pour jamais guéri de son ancien amour, il voyagea jusqu’au soirà travers un paysage féerique avec la jolie mariée du déjeuner, qui emportait dans les plisde sa modeste robe, de son mantelet de jeune fille, toutes les violettes de Bordighera.

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XXV

La première de Révolte

« En scène pour le premier acte ! »Ce cri du régisseur debout, les mains en porte-voix, au bas de l’escalier des artistes,

s’engouffre dans sa haute cage, monte, roule, se perd au fond des couloirs pleins d’unbruit de portes battantes, de pas précipités, d’appels désespérés au coiffeur, auxhabilleuses, tandis qu’apparaissent successivement aux paliers des différents étages lentset majestueux, la tête immobile, de peur de déranger le moindre détail de leuraccoutrement, tous les personnages du premier acte de Révolte, costumes de bal élégantset modernes, avec des craquements de souliers neufs, le frôlement soyeux des traînes, lecliquetis des bracelets riches remontés par le gant qu’on boutonne. Tout ce monde-làparaît ému, nerveux, pâle sous le fard, et dans les satins savamment préparés des épaulesarrosées de céruse, des frissons passent en moires d’ombres. On parle peu, la bouchesèche. Les plus rassurés en affectant de sourire ont dans les yeux, dans la voix,l’hésitation de la pensée absente, cette appréhension de la bataille aux feux de la rampe,qui reste un des attraits les plus puissants du métier de comédien, son piquant, sonrenouveau.

Sur la scène encombrée d’un va-et-vient de machinistes, de garçons d’accessoires sehâtant, se bousculant dans le jour doux, neigeux, tombé des frises, qui fera place tout àl’heure, quand le rideau se lèvera, à la lumière éclatante de la salle, Cardailhac, en habitnoir et cravate blanche, le chapeau casseur sur l’oreille, jette un dernier coup d’œil àl’installation des décors, presse les ouvriers, complimente l’ingénue en toilette,rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais à le voir des terriblespréoccupations qui l’enfièvrent. Entraîné lui aussi dans la débâcle du Nabab, où s’estengloutie sa commandite, il joue son va-tout sur la pièce de ce soir, contraint – si elle neréussit pas – à laisser impayés ces décors merveilleux, ces étoffes à cent francs le mètre.C’est une quatrième faillite qui l’attend. Mais, bah ! notre directeur a confiance. Lesuccès, comme tous les monstres mangeurs d’hommes, aime la jeunesse ; et cet auteurinconnu, tout neuf sur une affiche, flatte les superstitions du joueur.

André Maranne n’est pas aussi rassuré. À mesure que la représentation approche, il

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perd la foi dans son œuvre, atterré par la vue de la salle qu’il regarde au trou du rideaucomme au verre étroit d’un stéréoscope.

Une salle splendide, remplie jusqu’au cintre, malgré le printemps avancé et le goûtmondain pour la villégiature précoce, une salle que Cardailhac, ennemi déclaré de lanature et de la campagne, s’efforcent toujours de retenir les Parisiens le plus tard possibledans Paris, est parvenu à combler, à faire aussi brillante qu’en plein hiver. Quinze centstêtes fourmillant sous le lustre, droites, penchées, détournées, interrogeantes, d’unegrande vie d’ombres et de reflets, les unes massées aux coins obscurs du bas pourtour, lesautres éclairées vivement, les portes des loges ouvertes, par la réverbération des mursblancs du couloir ; public des premières toujours le même, ce brigand de tout Paris qui vapartout, emportant d’assaut ces places enviées, quand une faveur, une fonctionquelconque ne les lui donne pas.

À l’orchestre, les gilets à cœur, les clubs, crânes luisants, larges raies dans des cheveuxrares, gants clairs, grosses lorgnettes braquées. Aux galeries, mêlées de mondes et detoilettes, tous les noms connus de ces sortes de solennités, et la promiscuité gênante quiplace le sourire contenu et chaste de l’honnête femme à côté des yeux brûlants de khôl, dela bouche en traits de vermillon des autres. Chapeaux blancs, chapeaux roses, diamants etmaquillage. Au-dessus, les loges présentent la même confusion : des actrices et des filles,des ministres des ambassadeurs, des auteurs fameux, des critiques ceux-ci l’air grave, lessourcils froncés, jetés de travers sur leur fauteuil avec la morgue impassible de juges querien ne peut corrompre. Les avant-scènes tranchent en lumière, en splendeur surl’ensemble, occupées par des célébrités de la haute banque, les femmes décolletées et brasnus, ruisselantes de pierreries comme la reine de Saba dans sa visite au roi des Juifs. Àgauche seulement une de ces grandes loges, complètement vide, attire l’attention par sadécoration bizarre, éclairée au fond d’une lanterne mauresque. Sur toute l’assemblée unepoussière impalpable et flottante, le papillotement du gaz, son odeur mêlée à tous lesplaisirs parisiens, ses susurrements aigus et courts comme une respiration phtisique,accompagnant le jeu des éventails déployés. Puis l’ennui, un ennui morne, l’ennui desmêmes visages toujours regardés aux mêmes places, avec leurs défauts ou leurs poses,cette uniformité des réunions mondaines qui finit par installer dans Paris chaque hiverune province dénigrante, papetière et restreinte plus que la province elle-même.

Maranne observait cette maussaderie, cette lassitude du public, et songeant à ce que laréussite de son drame pouvait changer dans sa modeste vie toute en espoir, se demandait,plein d’angoisse, comment faire pour approcher sa pensée de ces milliers d’êtres, lesarracher à leurs préoccupations d’attitude, établir dans cette foule un courant unique quilui ramènerait ces regards distraits, ces intelligences à tous les degrés du clavier, sidifficiles à mettre à l’unisson. Instinctivement il cherchait des visages amis, une loge deface remplie par la famille Joyeuse : Élise et les fillettes assises sur le devant au secondplan, Aline et le père, groupe adorable, familial, comme un bouquet trempé de rosée dansun étalage de fleurs fausses. Et tandis que tout Paris dédaigneux demandait : « Qu’est-ceque c’est que ces gens-là ? » le poète remettait son sort entre ces petites mains de fées,gantées de frais pour la circonstance et qui donneraient hardiment tout à l’heure le signaldes applaudissements.

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Place au théâtre !... Maranne n’a que le temps de se jeter dans la coulisse, et tout àcoup il entend, loin, bien loin, les premières paroles de sa pièce qui montent, voléed’oiseaux craintifs, dans le silence et l’immensité de la salle. Moment terrible. Où aller ?Que devenir ? Rester là collé contre un portant, l’oreille tendue, le cœur serré ;encourager les acteurs quand il aurait tant besoin d’encouragements lui-même ? Ilpréfère encore regarder le danger en face ; et, par la petite porte communiquant avec lecouloir des loges, il se glisse jusqu’à une baignoire qu’il se fait ouvrir doucement.« Chut !... C’est moi... » Quelqu’un est assis dans l’ombre, une femme que tout Parisconnaît, celle-là, et qui se cache. André se met auprès d’elle, et serrés l’un contre l’autre,invisibles à tous, la mère et le fils assistent en tremblant à la représentation.

Ce fut d’abord une stupeur dans le public. Ce théâtre des Nouveautés, situé au pleincœur du boulevard, où son perron s’étale tout en lumière, entre les grands restaurants, lescercles chics ; ce théâtre, où l’on venait en partie carrée, au sortir d’un dîner fin, entendrejusqu’à l’heure du souper, un acte ou deux de quelque chose de raide, était devenu dansles mains de son spirituel directeur le plus couru de tous les spectacles parisiens, sansgenre bien précis et les abordant tous, depuis l’opérette-féerie qui déshabille les femmes,jusqu’au grand drame moderne qui décollette nos mœurs. Cardailhac tenait surtout àjustifier son titre de « directeur des Nouveautés » et, depuis que les millions du Nababsoutenaient l’entreprise, s’attachait à faire aux boulevardiers les surprises les pluséblouissantes. Celle de ce soir les surpassait toutes : la pièce était en vers – et honnête.

Une pièce honnête !Le vieux singe avait compris que le moment était venu de tenter ce coup-là et il le

tentait. Après l’étonnement des premières minutes, quelques exclamations attristées çà etlà dans les loges : « Tiens ! c’est en vers... », la salle commença à subir le charme de cetteœuvre fortifiante et saine, comme si l’on eût secoué sur elles dans son atmosphèreraréfiée, quelque essence fraîche et piquante à respirer, un élixir de vie parfumé au thymdes collines.

« Ah ! c’est bon... ça repose... »C’était le cri général, un frémissement d’aise, une pâmoison de bien-être

accompagnant chaque vers. Ça le reposait, ce gros Hemerlingue, soufflant dans son avant-scène du rez-de-chaussée comme dans une auge de satin cerise. Ça la reposait, la grandeSuzanne Bloch, coiffée à l’antique avec des frisons dépassant un diadème d’or, et prèsd’elle, Amy Férat, toute en blanc comme une mariée, des brins d’oranger dans sescheveux à la chien, ça la reposait bien aussi, allez !

Il y avait là une foule de créatures, quelques-unes très grasses, d’une graissemalpropre ramassée dans tous les sérails, trois mentons et l’air bête, d’autres absolumentvertes malgré le fard, comme si on les eût trempées dans un bain de cet arséniate decuivre que le commerce appelle du « vert de Paris », tellement ridées, fanées, qu’elles sedissimulaient au fond de leurs loges, ne laissant voir qu’un bout de bras blanc, une épauleencore ronde qui dépassait. Puis des gandins avachis, échinés, ceux qu’on nommait alorsdes petits crevés, la nuque tendue, les lèvres pendantes, incapables de se tenir debout oud’articuler un mot en entier. Et tous ces gens s’exclamaient ensemble : « C’est bon... çarepose... » Le beau Moëssard le murmurait comme un fredon sous sa petite moustache

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blonde, tandis que sa reine en première loge de face le traduisait dans la barbarie de salangue étrangère. Positivement, ça les reposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple,de quelle besogne écœurante de quelle tâche forcée d’oisifs et d’inutiles.

Tous ces murmures bienveillants, unis, confondus commençaient à donner à la sallesa physionomie des grands soirs. Le succès courait dans l’air, les figures se rassérénaient,les femmes semblaient embellies par des reflets d’enthousiasme, des regards excitantscomme des bravos. André, près de sa mère, frissonnait d’un plaisir inconnu, de cette joieorgueilleuse qu’on ressent à remuer les foules, fût-ce même comme un chanteur de courfaubourienne, avec un refrain patriotique et deux notes émues dans la voix. Soudain leschuchotements redoublèrent, se changèrent en tumulte. On ricanait, on s’agitait. Que sepassait-il ? Quelque accident en scène ?

André, se penchant épouvanté vers ses acteurs aussi étonnés que lui-même, vit toutesles lorgnettes braquées sur la grande avant-scène vide jusqu’alors et où quelqu’un venaitd’entrer, de s’asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours, la lorgnette tirée dufourreau, installé dans une solitude sinistre.

En dix jours le Nabab avait vieilli de vingt ans. Ces violentes natures méridionales sielles sont riches en élans, en jets de flammes irrésistibles, s’affaissent aussi pluscomplètement que les autres. Depuis son invalidation, le malheureux s’était enfermédans sa chambre, les rideaux tirés, ne voulant plus même voir le jour ni dépasser le seuilau-delà duquel la vie l’attendait, les engagements pris, les promesses faites, un fouillis deprotêts et d’assignations. La Levantine, partie aux eaux en compagnie de son masseur etde ses négresses, absolument indifférente à la ruine de la maison, Bompain – l’homme aufez – tout effaré au milieu des demandes d’argent, ne sachant comment aborderl’infortuné patron toujours couché, le visage au mur sitôt qu’on lui parlait d’affaires, lavieille mère était restée seule pour faire tête au désastre, avec ses connaissances bornéeset droites de veuve de village qui sait ce que c’est qu’un papier timbré, une signature, ettient l’honneur pour le plus grand bien de ce monde. Sa coiffe jaune apparaissait à tousles étages de l’hôtel, révisant les notes, réformant le service, ne craignant ni les cris ni leshumiliations. À toute heure du jour, on voyait la bonne femme arpenter la place Vendômeà grands pas, gesticulant, se parlant à elle-même, disant tout haut : « Tè ! je vais chezl’huissier. » Et jamais elle ne consultait son fils que lorsque c’était indispensable, d’unmot discret et bref, en évitant même de le regarder. Pour tirer Jansoulet de sa torpeur, ilavait fallu une dépêche de de Géry, datée de Marseille, annonçant qu’il arrivait avec dixmillions. Dix millions, c’est-à-dire la faillite évitée, la possibilité de se relever, derecommencer la vie. Et voilà notre Méridional rebondissant du fond de sa chute, ivre dejoie et plein d’espoir. Il fit ouvrir ses fenêtres, apporter des journaux. Quelle magnifiqueoccasion que cette première de Révolte pour se montrer aux Parisiens qui le croyaientsombré, rentrer dans le grand tourbillon par la porte battante de sa loge des Nouveautés !La mère, qu’un instinct avertissait, insista bien un peu pour le retenir. Paris maintenantl’épouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant dans quelque coin ignoré du Midi, lesoigner avec l’aîné, tous deux malades de la grande ville. Mais il était le maître.Impossible de résister à cette volonté d’homme gâté par la richesse. Elle l’assista pour satoilette, « le fit beau », ainsi qu’elle disait en riant, et le regarda partir non sans une

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certaine fierté, superbe, ressuscité, ayant à peu près surmonté le terrible affaissement desderniers jours...

En arrivant au théâtre, Jansoulet s’aperçut vite de la rumeur que causait sa présencedans la salle. Habitué à ces ovations curieuses, il y répondait d’ordinaire sans le moindreembarras, de tout son large et bon sourire ; mais cette fois la manifestation étaitmalveillante, presque indignée.

« Comment !... c’est lui ?... Le voilà. Quelle impudence ! »Cela montait de l’orchestre avec bien d’autres exclamations confuses. L’ombre et la

retraite où il s’était réfugié depuis quelques jours l’avaient laissé ignorant del’exaspération publique à son égard, des homélies, des dithyrambes répandus dans lesjournaux à propos de sa fortune corruptrice, articles à effet, phraséologie hypocrite àl’aide desquels l’opinion se venge de temps en temps sur les innocents de toutes sesconcessions aux coupables. Ce fut une effroyable déconvenue, qui lui causa d’abord plusde peine que de colère. Très ému, il cachait son trouble derrière sa lorgnette, s’attachantaux moindres détails de la scène, posé de trois quarts, mais ne pouvant échapper àl’observation scandaleuse dont il était victime et qui faisait bourdonner ses oreilles, sestempes battre, les verres embués de sa lorgnette s’emplir des cercles multicolores oùtournoie le premier égarement des congestions sanguines.

Le rideau baissé, l’acte fini, il restait dans cette attitude de gêne, d’immobilité ; maisles chuchotements plus distincts, que ne retenait plus le dialogue scénique,l’acharnement de certains curieux changeant de place pour mieux le voir, lecontraignaient à sortir de sa loge, à se précipiter dans les couloirs comme un fauveéchappé de l’arène à travers le cirque. Sous le plafond bas, dans l’étroit passage circulairedes corridors de théâtre, tombait au milieu d’une foule compacte de gandins, dejournalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant par métier, renversant leur rire bête,le dos appuyé au mur. Des loges ouvertes et qui essayaient de respirer sur cette baiegrouillante et bruyante sortaient des fragments de conversations, mêlées, à proposrompus :

« Une pièce délicieuse... C’est frais... c’est honnête...– Ce Nabab !... Quelle effronterie !...– Oui, vraiment, ça repose... On se sent meilleur...– Comment ne l’a-t-on pas encore arrêté ?...– Un tout jeune homme, paraît-il... C’est sa première pièce.– Bois-l’Héry à Mazas ! Ce n’est pas possible... Voici la marquise en face de nous, aux

premières galeries, avec un chapeau neuf...– Qu’est-ce que ça prouve ?... Elle fait son métier de lanceuse... Il est très joli, ce

chapeau... aux couleurs du cheval de Desgranges.– Et Jenkins ? que devient Jenkins ?– À Tunis avec Félicia... Le vieux Brahim les a vus tous les deux... Il paraît que le bey

se met décidément aux perles.– Bigre !... »Plus loin, des voix douces murmuraient :« Vas-y, père, vas-y donc... Vois comme il est seul, ce pauvre homme.

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– Mais, mes enfants, je ne le connais pas.– Eh bien ! rien qu’un salut... Quelque chose qui lui prouve qu’il n’est pas

complètement abandonné... »Aussitôt un petit vieux monsieur, très rouge, en cravate blanche, s’élançait au devant

du Nabab et lui donnait un grand coup de chapeau respectueux. Avec quellereconnaissance, quel sourire d’empressement aimable ce salut unique fut rendu, ce salutd’un homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, et qui pesaitpourtant d’un grand poids sur sa destinée ; car sans le père Joyeuse, le président duconseil de la Territoriale aurait eu probablement le sort du marquis de Bois-l’Héry. C’estainsi que, dans l’enchevêtrement de la société moderne, ce grand tissage d’intérêts,d’ambitions, de services acceptés et rendus, tous les mondes communiquent entre eux,mystérieusement unis par les dessous, des plus hautes existences aux plus humbles ;voilà ce qui explique le bariolage, la complication de cette étude de mœurs, l’assemblagedes fils épars dont l’écrivain soucieux de vérité est forcé de faire le fond de son drame.

Les regards jetés en l’air dans le vague, la démarche qui s’écarte sans but, le chapeauremis sur la tête brusquement jusqu’aux yeux, en dix minutes le Nabab subit toutes lesmanifestations de ce terrible ostracisme du monde parisien où il n’avait ni parenté nisérieuses attaches, et dont le mépris l’isolait plus sûrement que le respect n’isole unsouverain en visite. D’embarras, de honte, il chancelait. Quelqu’un dit très haut : « Il abu... » et tout ce que le pauvre homme put faire, ce fut de rentrer s’enfermer dans le salonde sa loge. D’ordinaire ce petit retiro s’emplissait pendant les entractes de gens de bourse,de journalistes. On riait, on fumait en menant grand vacarme ; le directeur venait saluerson commanditaire. Ce soir-là, personne. Et l’abstention de Cardailhac, ce flaireur desuccès, donnait bien à Jansoulet la mesure de sa disgrâce.

« Que leur ai-je donc fait ? Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi ? »Il s’interrogeait ainsi dans une solitude qu’accentuaient les bruits environnants, les

clés brusques aux portes des loges, les mille exclamations d’une foule amusée. Puissubitement la fraîcheur du luxe qui l’entourait, la lanterne mauresque découpée enombres bizarres sur les soies brillantes du divan et des murs lui remettaient en mémoirela date de son arrivée... Six mois !... Seulement six mois, qu’il était à Paris !... Tout flambé,tout dévoré en six mois !... Il s’absorba dans une sorte de torpeur, d’où le tirèrent desapplaudissements, des bravos enthousiastes. C’était décidément un grand succès, cettepièce de Révolte. On arrivait maintenant aux passages de force, de satire ; et les tiradesvirulentes, un peu emphatiques mais qu’enlevait un souffle de jeunesse et de sincérité,faisaient vibrer tous les cœurs, après les effusions idylliques du début. Jansoulet à sontour voulut entendre, voulut voir. Ce théâtre lui appartenait, après tout. Sa place danscette avant-scène lui coûtait plus d’un million ; c’était bien le moins qu’il l’occupât.

Le voilà de nouveau assis sur le devant de sa loge.Dans la salle, une chaleur lourde, suffocante, remuée et non dissipée par les éventails

haletants qui promenaient des reflets et des paillettes avec tous les souffles impalpablesdu silence. On écoutait religieusement une réplique indignée et fière contre les forbans, sinombreux à cette époque, qui tenaient le haut du pavé après en avoir battu les coins lesplus obscurs pour détrousser les passants. Certes, Maranne, en écrivant ces beaux vers,

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avait pensé à tout autre qu’au Nabab. Mais le public y vit une allusion ; et tandis qu’unetriple salve d’applaudissements accueillait la fin de la tirade, toutes les têtes se tournaientvers avant-scène de gauche avec un mouvement indigné, ouvertement injurieux... Lemalheureux, mis au pilori sur son propre théâtre ! Un pilori qui lui coûtait si cher !...Cette fois, il n’essaya pas de se soustraire à l’affront, se planta résolument les bras croiséset brava cette foule qui le regardait, ces centaines de visages levés et ricaneurs, cevertueux Tout-Paris qui le prenait pour bouc émissaire et le chassait après l’avoir chargéde tous ses crimes.

Joli monde vraiment pour une manifestation pareille ! En face, une loge de banquiersfaillis, la femme et l’amant l’un près de l’autre au premier rang, le mari dans l’ombre,effacé et grave. À côté, le trio fréquent d’une mère qui a marié sa fille selon son proprecœur et pour se faire un gendre de l’homme qu’elle aimait. Puis des ménages interlopes,des filles étalant le prix de la honte, des diamants en cercles de feu rivés autour des braset du cou comme des colliers de chien, se bourrant de bonbons qu’elles avalaientbrutalement, bestialement, parce qu’elles savent que l’animalité de la femme plaît à ceuxqui la paient. Et ces groupes de gandins efféminés, le col ouvert, les sourcils peints, donton admirait à Compiègne, dans les chambres d’invités, les chemises de batiste brodées etles corsets de satin blanc ; ces mignons du temps d’Agrippa, s’appelant entre eux : « Moncœur... Ma chère belle... » Tous les scandales, toutes les turpitudes, consciences venduesou à vendre, le vice d’une époque sans grandeur, sans originalité, essayant les travers detoutes les autres et jetant à Bullier cette duchesse, femme de ministre, rivale des pluséhontées danseuses de l’endroit. Et c’étaient ces gens-là qui le repoussaient, qui luicriaient : « Va-t’en... tu es indigne...

– Indigne, moi !... mais je vaux cent fois mieux que vous tous, misérables... Vous mereprochez mes millions. Et qui donc m’a aidé à les dévorer ?... Toi, compagnon lâche ettraître, qui caches dans le coin de ton avant-scène ton obésité de pacha malade. J’ai fait tafortune avec la mienne au temps où nous partagions en frères. Toi, marquis blafard, j’aipayé cent mille francs au cercle pour qu’on ne te chasse pas honteusement... Je t’aicouverte de bijoux, drôlesse, en laissant croire que tu étais ma maîtresse, parce que celafait bien dans notre monde, mais sans jamais te demander de retour... Et toi, journalisteeffronté qui as toute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta conscience autant delèpres que ta reine en porte sur la peau, tu trouves que je ne t’ai pas payé ton prix, et voilàpourquoi tes injures... Oui, oui, regardez-moi, canailles... Je suis fier... Je vaux mieux quevous... »

Tout ce qu’il disait ainsi mentalement, dans un délire de colère, visible autremblement de ses grosses lèvres blêmies, le malheureux, en qui montait la folie, allaitpeut-être le crier bien fort dans le silence, invectiver cette masse insultante, qui sait ?bondir au milieu, en tuer un, ah ! bon sang de Dieu ! en tuer un, quand il se sentit frappélégèrement sur l’épaule ; et une tête blonde lui apparut, sérieuse et franche, deux mainstendues qu’il saisit convulsivement, comme un noyé.

« Ah ! cher... cher... » bégaya le pauvre homme. Mais il n’eut pas la force d’en diredavantage. Cette émotion douce arrivant au milieu de sa fureur la fondit en un sanglot delarmes, de sang, de paroles étranglées. Sa figure devint violette. Il fit signe : « Emmenez-

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moi... » Et trébuchant, appuyé au bras de de Géry, il ne put que franchir la porte de sa logepour aller tomber dans le couloir.

« Bravo ! bravo ! » criait la salle à la tirade du comédien ; et c’était un bruit de grêle, detrépignements enthousiastes, tandis que le grand corps sans vie, péniblement enlevé parles machinistes, traversait les coulisses rayonnantes, encombrées de curieux empressésautour de la scène, allumés au succès répandu et qui remarquèrent à peine le passage dece vaincu inerte, porté à bras comme une victime d’émeute. On l’étendit sur un canapédans le magasin d’accessoires, Paul de Géry à ses côtés avec un médecin, et deux garçonsqui s’empressaient pour les secours. Cardailhac, très occupé par sa pièce, avait promis devenir savoir des nouvelles « tout à l’heure, après le cinq... »

Saignée sur saignée, ventouses, sinapismes, rien ne ramenait même un frémissementà l’épiderme du malade insensible à tous les moyens usités dans les cas d’apoplexie. Unabandon de tout l’être semblait le donner déjà à la mort, le préparer aux rigidités ducadavre ; et cela dans le plus sinistre endroit du monde, le chaos éclairé d’une lanternesourde où gisent pêle-mêle sous la poussière tous les rebuts des pièces jouées, meublesdorés, tentures à crépines brillantes, carrosses, coffres-forts, tables à jeu, escaliers etrampes démontés, parmi des cordages, des poulies, un fouillis d’accessoires de théâtrehors d’usage, cassés, démolis, avariés. Bernard Jansoulet étendu au milieu de ces épaves,son linge fendu sur la poitrine, à la fois sanglant et blême, était bien un naufragé de la vie,meurtri et rejeté à la côte avec les débris lamentables de son luxe artificiel dispersé etbroyé par le tourbillon parisien. Paul, le cœur brisé, contemplait cela tristement, cette faceau nez court, gardant dans son inertie l’expression colère et bonne d’un être inoffensif quia essayé de se détendre avant de mourir et n’a pas eu le temps de mordre. Il se reprochaitson impuissance à le servir efficacement. Où était ce beau projet de conduire Jansoulet àtravers les fondrières, de le garder des embûches ?

Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de lui sauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard.

On venait d’ouvrir les fenêtres sur le balcon tournant du boulevard, en pleine agitationbruyante et lumineuse. Le théâtre s’entourait d’un cordon de gaz, d’une zone de feu quifaisait paraître les fonds plus sombres, piqués de lanternes roulantes, comme des étoilesvoyageant au ciel obscur. La pièce était finie. On sortait. La foule noire et serrée sur lesperrons se dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre par la ville le bruit d’un grandsuccès et le nom d’un inconnu demain triomphant et célèbre. Soirée admirable allumantles vitres des restaurants en liesse et faisant circuler par les rues des files d’équipagesattardés. Ce tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant aimé, qui allait bien àl’étourdissement de son existence, le ranima une seconde. Ses lèvres remuèrent, et sesyeux dilatés, tournés vers de Géry, retrouvèrent avant la mort une expressiondouloureuse, implorante et révoltée, comme pour le prendre à témoin d’une des plusgrandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises.

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Cet ouvrage est le 84e publiédans la collection À tous les vents

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Jean-Yves Dupuis.

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1)Hé, dis donc, monsieur... ↵