le musée d_un homme

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Le musée d_un homme

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Andre Makine, Le Pays du lieutenant Schreiber. Le roman dune vie, Paris, Grasset, 2014, Le muse dun homme, pp. 33-39.

1.

Lappartement, au deuxime tage dun immeuble sur cour, na rien dexceptionnellement attrayant. Sauf ce joli balcon, peut-tre qui surplombe un bouquet darbustes et des parterres fleuris, vestige de la vie rustique du vieux quatorzime, entre les stations Alsia et Plaisance.

La vraie originalit de lhabitation est, pour ainsi dire, archologique: les neuf dcennies dune existence bien remplie se sont superposes dans ces pices, mlant les ges du propritaire, les tapes de sa carrire, lvolution du clan familial. Un condens de lieux, de voyages, de maisons habites autrefois, de couples solidement construits, puis disperss, damitis fidles, de ftes, de deuils, de moments de solitude. Tableaux, statues, vieux meubles, photos de famille, une grande amphore dresse sur son socle

La premire impression est celle de confort bourgeois, un cadre calfeutr, cossu, reposant.

Lide dun trompe-lil vient aprs une observation plus attentive. Si, bien sr, tous les codes de lhabitat bourgeois sont respects, il faut bien vivre, non? Mais plus on connat ces murs, plus leur dcor rvle les traces dune tout autre vie.

2.

Dabord, des petits rectangles, et l, des clichs modestes et dune qualit mdiocre on ne remarque pas tout de suite ces vues prises pendant la guerre. Une jeune femme en uniforme dans une rue aux faades cribles dclats, des soldats qui viennent arracher dun fronton et de mettre terre ce gros emblme la croix gamme on reconnat parmi eux le jeune lieutenant Schreiber , une automitrailleuse do ce mme officier essaie datteindre un Stuka (une lgende commente: lavion en est sa sixime attaque en piqu). Il y a aussi, suspendu trs haut (sans doute pour que les enfants ne parviennent pas les dcrocher), ces poignards des trophes pris lennemi: Les SS en taient arms trs utile pour des coups de force et dans les corps--corps, explique tranquillement le rsident de cet appartement bourgeois.

Et puis, un Sherman le tout petit modle du blind amricain bord duquel Jean-Claude a command son peloton de chars, de la Mditerrane la Bavire

Une prsence plus bizarre cette figurine de faence, un santon dcapit et tach de terre lendroit de la cassure. Un dbris sans intrt? Pourtant, cet clat semble avoir une place dment attribue, peut-tre plus importante mme que lemplacement des tableaux et des bronzes. Je nose pas demander lorigine de ce talisman.

3.

Depuis un moment, nos rencontres se faisant plus frquentes, je me dis que lexplication viendra naturellement, suivant la chronologie du rcit, ses retours en arrire, ses mandres, ses variantes. Je ne voudrais surtout pas presser les confidences de mon ami. Ses paroles sont rythmes par le glissement des mois, la lumire des saisons qui colorent puis ternissent les arbres sous son balcon. Une telle lenteur correspond la respiration de ce long pass qui renat, instant par instant, et parat avoir lternit pour tre cont.

Je garde ce sentiment de temps illimit, jusquau jour o japprends que le vieil homme a t admis lhpital

Rien de grave, me confie-t-il, une semaine plus tard. La rvision annuelle du moteur (de sa main il se tapote la poitrine).

Je me rends alors compte que jai compltement oubli son ge: quatre-vingt-dix ans bientt! Je me suis habitu voir en lui le jeune lieutenant Schreiber

Cette fois, jobserve le muse de son appartement dun il nouveau.

4.

Chacun de nous possde quelques humbles reliques dont le sens est inconnu aux autres. Oui, des pices de notre archologie personnelle, des infimes fragments dexistence que mme nos proches, si nous disparaissions, ne sauraient ni dater, ni rattacher un souvenir prcis. Les personnages de nos photos deviendraient anonymes, un galet ramass jadis sur un littoral aim un simple petit caillou

Et ce santon dcapit gar dans le salon dun logement parisien un dbris jeter.

En vrit, il sagit dune langue intime, dont les mots, matrialiss en ces clats de notre mosaque singulire, perdent rapidement leur sens ds que steint la voix qui prononait leurs syllabes. Cette jeune femme en uniforme Prive du tmoignage que me confie le lieutenant Schreiber, elle se figera impersonnelle un tre sans destin, sans me, une silhouette rduite ce regard lgrement inquiet (la rue o elle se tient rsonne encore des chos de fusillades). Abandonne une attente muette, sa photo suscitera, chez les autres, une piti confusment agace: Allez, on ne va pas garder toutes ces vieilleries! Cette petite soldate, on ne sait mme plus qui ctait. Alors

Cest ainsi que meurt la langue contenue dans les objets. Le mutisme sinstalle. Tout un monde devient illisible.

5. Je remarque le poids de ce silence le jour o, commentant une photo, Jean-Claude se met numrer ses camarades du peloton dorienteurs, unit faisant partie du 4e cuirassiers. L, au centre, cest le lieutenant-colonel Poupel qui commandait notre rgiment. sa droite, le lieutenant Toupet. Celui-ci, cest le brigadier-chef Bigorgne a, cest moi, charg comme un mulet avec mon barda

Le clich est un peu flou, la main de celui qui tenait lappareil a d bouger. Pourtant le regard de Jean-Paul reconnat dans ces visages jusqu la moindre mimique imprime dans son souvenir avec la force de ces instants qui sparent la vie et la mort dun soldat. Oui, beaucoup de ceux dont il prononce le nom ont t tus, quelques jours ou quelques semaines aprs cette prise de vue. Celui-ci, cest Bossard, un gars trs courageux. Lautre, avec ses lunettes de motard, cest Le Hurou, Franois. Il a t fait prisonnier. Et lui, cest

Sa voix se rompt soudain, et dans le coup dil quil me jette je surprends un reflet de dsarroi fautif, une brve lueur de panique.

Il a oubli le nom de ce soldat-l!

Un homme de haute taille qui se tient en second rang, la tte incline sur le ct, lair la fois attentif et pein.

Cest Comment il sappelait dj? Attends Il tait de Belfort, je crois. Un gars trs bien Tu, prs de Dunkerque, par un tir de Stuka. Son nom, ctait ah!

6.

Rien voir avec une faille de mmoire ou, pis, le flau dAlzheimer. La lucidit de Jean-Claude et ses capacits de remmoration mont toujours fascin. Je lui ais souvent dit que dans un test mnmotechnique qui nous aurait opposs, il maurait battu plate couture. Et, puis, qui narrive-t-il doublier un nom?

Pourtant, langoisse que jintercepte dans ses yeux est bien plus profonde que celle que nous ressentons quand un mot nous chappe. Il doit deviner quil ne sagit pas dun oubli banal, tel que tout le monde peut se le permettre. Tout le monde, sauf lui. Car, sil ne parvenait pas retrouver le nom de son camarade, celui-ci ne serait dsormais que ce contour humain lgrement pench, un inconnu gar sur un clich gristre, un figurant dans une guerre, elle-mme passablement oublie. Plus de soixante ans aprs, les survivants de ce juin 40 sont rares. Les archives militaires durcissent, danne en anne, comme des strates gologiques sous la pese des poques. Et les descendants, si par hasard dans un album retrouv au grenier, le visage de ce soldat apparaissait, prouveraient au mieux un petit veil de curiosit paresseuse: Tiens, a doit tre mon grand-pre, dans sa jeunesse! Ou plutt mon grand-oncle Dailleurs, ctait pendant quelle guerre, au juste?