le mot-valise chez gilles deleuze :pour une

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ISABELLE DALCOURT ü i- I T)\^ LE MOT-VALISE CHEZ GILLES DELEUZE : POUR UNE INTELLIGIBILITÉ DE LA NOTION DOXYMORE DANS LE CADRE DES SCIENCES DES RELIGIONS ET DU TRAVAIL THÉOLOGIQUE Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de LUniversité Laval pour lobtention du grade de maître es arts (M.A.) Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses UNIVERSITÉ LAVAL NOVEMBRE 2001 © Isabelle Dalcourt, 2001

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Page 1: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

ISABELLE DALCOURT

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LE MOT-VALISE CHEZ GILLES DELEUZE : POUR UNE INTELLIGIBILITÉ DE LA NOTION D’OXYMORE DANS LE CADRE

DES SCIENCES DES RELIGIONS ET DU TRAVAIL THÉOLOGIQUE

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures

de L’Université Laval pour l’obtention

du grade de maître es arts (M.A.)

Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses UNIVERSITÉ LAVAL

NOVEMBRE 2001

© Isabelle Dalcourt, 2001

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Le présent mémoire se propose d’étudier les conditions d’intelligibilité de l’oxymore dans le cadre des sciences des religions et du travail théologique. Dans la première moitié du mémoire, nous observons d’abord l’oxymore dans les formalismes sémiotiques (où il est appelé «terme complexe/neutre»). L’aporie rencontrée tient à la difficulté d’inscrire formellement sa genèse. Nous inspirant des thè- ses récentes des mathématiciens René Thom et Jean Petitot-Cocorda, ce problème sur la genèse est reconduit à la difficulté de penser po- sitivement la discontinuité, mais surtout de la mathématiser. La se- conde moitié du mémoire se tourne vers Gilles Deleuze qui a élaboré une métaphysique qui conçoit positivement la discontinuité (ou ge- nèse). Deux conceptions «génétiques» de l’oxymore sont alors déga- gées de la métaphysique deleuzienne : l’oxymore comme «coupure» et l’oxymore comme «mot-valise». Nous interrogeons enfin le statut épistémique de ces dernières en demandant si l’espace métaphysique dont elles procèdent pourrait être fondé transcendantalement, i.-e. re- cevoir une constitution mathématique explicite, notamment par la Théorie des catastrophes de René Thom.

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À la mémoire de Francine

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Table des matièresPREMIÈRE PARTIE................................................................................................ 1La notion d’«oxymore» et le problème de son intelligibilité...................................1Introduction générale................................................................................................ 1

CHAPITRE 1.............................................................................................................8L’oxymore dans les formalismes sémiotiques......................................................... 8

1.1 L’oxymore au sein de la catégorie des cas................................................... 101.1.1 La métaphore régulatrice qui semble sous-tendre la catégorie des cas. 121.1.2 Le dénombrement des cas............................................... 16

1.2 L’oxymore et le carré sémiotique................................................................. 181.2.1 Le mode d’inscription de l’asymétrie de l’opposition dans le carré.... 201.2.2 Le problème de la genèse des «termes neutres/complexes» au sein ducarré sémiotique......................... 22

CHAPITRE 2.......................................................................................................... 27La genèse de !’«oxymore» : le problème de la «discontinuité» ............................27

2.1 Interrogations sur le «fait du surgissement»..................................................282.2 Le «surgissement» du point de vue mathématique: la notion de«discontinuité».................................................................................................... 32

2.2.1 L’éclairage de René Thom sur le refoulement dont la «discontinuité» etsa notion font l’objet........................................................................................322.2.2 Le principe de «stabilité structurelle» comme condition au contenuontologique de la «discontinuité»....................................................................342.2.3 Retour sur la difficulté à penser l’oxymore comme «surgissant» d’unsystème : légitimité et illigitimité du vitalisme................................................36

2.3 Positions philosophiques explicites et implicites face aux discontinuités ..402.3.1 La conception explicitement «exclusive» de la discontinuité chez Kant412.3.2 L’implication exclusive de la discontinuité dans !’interprétationphilosophique de la notion d’«oxymore» chez Jacques Pierre......................... 45

Conclusion de la première partie............................................................................50

DEUXIÈME PARTIE........................................................................... 53La notion d’oxymore dans Logique du sens de Gilles Deleuze.............................. 53Introduction à la deuxième partie...........................................................................54

CHAPITRE 3.......................................................................................................... 58Première formulation de la notion d’oxymore à l’aide des notions de «surface

incorporelle» et «d’événement incorporel»............................................................583.1 Les notions deleuzienne de «surface incorporelle» et d’«événementincorporel»................................................................ ..........................................593.2 Première formulation possible de la notion d’«oxymore» : l’oxymorecomme «coupure»................................................................................................69

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3.2.1. La notion de «coupure» dans La Fable mystique de Certeau................703.2.3 Comparaison épistémique de l’oxymore comme «coupure» et de l’oxymore comme «potlach» : conjuration de la magie de l’apparition par une loi morphogénétique et un support ontologique au passage du «dit» vers le «montrer»........................................................................................................ 76

CHAPITRE 4.......................................................................................................... 81Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de !’«organisation

incorporelle» : la conception deleuzienne de l’oxymore comme «mot-valise».... 814.1 Les composants spécifiant !’«organisation incorporelle» du sens................ 83

4.1.1 Le statut des composants de «!’organisation incorporelle» du sens...... 834.1.2 Exposition des «composants» de «!’organisation incorporelle» du sens874.1.3 Le mouvement affectant !’«organisation incorporelle» du sens : ledéséquilibre...................................................................................................... 89

4.2 La conception proprement deleuzienne de l’oxymore : le «mot-valise»..... 934.3 L’apport deleuzien au problème de l’oxymore.............................................97

4.3.1 Au niveau pratique immédiat..................................................................974.3.2 Au niveau théorique et épistémologique.................................................99

CONCLUSION DU MÉMOIRE.......................................................................... 1031 Récapitulation de l’itinéraire suivi dans le mémoire......................................1042 Précisions d’ordres épistémiques sur le langage deleuzien et sur la conceptiondeleuzienne de l’oxymore................................................................................. 1083 La conception deleuzienne de l’oxymore et sa pertinence vis-à-vis du travailthéologique........................................................................................................ 114

BIBLIOGRAPHIE........................................ ...................................................... 119ANNEXE A : Définition sommaire de la Topologie donnée par René Thom.... 124 ANNEXE B : Richliam interprété par le cusp d’après l’article «Identité et catastrophes» de Petitot-Cocorda......................................................................... 126

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PREMIÈRE PARTIELa notion (P «oxymore» et le problème de son intelligibilité

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Introduction générale

Où se trouve l’intérêt de la notion «d’oxymore» pour les sciences des religions et

pour le travail théologique ?

Π semble que l’oxymore soit susceptible d’intéresser de plusieurs manières les

sciences de l’homme, les sciences des religions et la théologie. Nous énoncerons

de façon éventuellement rhapsodique quelques unes de ses pertinences sur la

scène des études religieuses avant d’en fixer une qui formera l’horizon probléma-

tique de ce mémoire.

Nous pourrions commencer par invoquer un fait «empirique» relevé par maints

auteurs: le foisonnement inouï des oxymores dans une littérature dite «mystique».

Qu’est-ce qui explique ce phénomène d’effervescence des oxymores? Au-delà

d’une définition minimale de l’oxymore qui ne permet guère davantage que son

repérage, comment rendre compte de la présence de ces oxymores dans l’écriture

«mystique»? N’y a-t-il, pour se l’expliquer, qu’une question de stylistique, ne re-

connaissant l’oxymore qu’en tant que figure rhétorique?

Il suffirait pourtant de pousser jusqu'à ses ultimes conséquences le fait que

l’oxymore soit réalité de «discours» pour voir décupler l’étendue de son champ

d’existence. D’abord puisqu’il existe des discours autres que celui appelé «mysti-

que», la présence d’oxymore excède ses territoires nommément «théologique»,

«mystique», «mythique», «religieux».

Ensuite, quitte à ce que ce «champ d’investigation» prenne déjà des dimensions un

peu folles, nous pourrions prendre en compte l’existence de «substances discursi-

ves» diverses, plus prégnantes, et ainsi voir l’oxymore hanter d’autres mon-

des moins «volontaristes»: mondes onirique, imaginaire, métaphysique.

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Puis, en jouant sur sa réalité «structurale», nous pourrions cette fois nous amuser à

resserrer ou relâcher le caractère «opposé» marquant l’oxymore. De simple

«coexistence» d’opposés, l’on obtiendrait la «fusion», en passant par la «contrac-

tion»? N’y a-t-il pas, en effet, quelque chose de l’oxymore dans «Fantinomie»,

dans «l’antithèse», dans la «contradiction», et dans le «mot-valise»?

Ensuite, en accentuant cette fois son caractère de «néologisme», l’on surprendrait

des oxymores dans nombres de créations linguistiques -tel que l’omithorinque-

formant autant de tentatives d’une langue pour garder la mesure de réalités ou

d’expériences qu’elle arrive mal à contenir. À tout prendre, l’essentiel du voca-

bulaire d’une langue fournirait des «oxymores» «étymologiques» plus ou moins

amnésiques quant à leur formation.

Finalement l’on pourrait radicaliser l’exercice et refuser le monopole linguistique

qui standardise l’image formelle de l’oxymore (et restreint par là son champ

d’existence) en considérant, par exemple, le plan des représentations picturales et

des phénomènes de «chimères». Michel De Certeau ramenait ainsi à !’«oxymore»

les êtres étranges composant le Jardin des délices de Jérome Bosch, les corps pré-

sentes par Ambroise Paré dans ses Monstres et prodiges (1573) ainsi que les êtres

«dissemblables» analysés par Jean de Léry dans son Histoire d’un voyage fait en

la terre du Brésil (1578)1. Sans parler d’oxymores encore moins traditionnels :

avec l’audace d’un Bruno Latour nous pourrions ainsi localiser des oxymores des

plus actuels et inusités dans des objets hybrides problématiques comme les «em-

bryons surnuméraires», produits d’une radicalisation culturelle et naturelle en

schize de l’opposition nature/culture elle-même1 2.

1 «Le tapiroussou est «demi-vache et demi-âne», «participant de l’une et de l’autre»». Michel De Certeau, La Fable mystique, 1 XVT־XVIIe siècle, Paris, Éditions Gallimard, 1982, p. 199.2 Bruno Latour pose la thèse que, radicalisant en manichéisme la dichotomie nature/culture, la Constitution moderne produit une prolifération d’«hybrides» tout en empêchant de les penser. Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, Éditions La Décou- verte/Syros, 1997 (1991)

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Qu’on l’admette peu ou prou, !’extensibilité du domaine d’existence de l’oxymore

révèle au moins ceci que ce dernier ne saurait se confiner à l’intérieur des limites

réductrices d’une «figure de style». L’oxymore est—au moins quelquefois— effet

de discours, plutôt qu’effet embellissant sur le discours. D’autre part, il semble

que sa récurrence «empirique» justifie son étude non seulement dans le cadre des

sciences de l’homme mais, de façon privilégiée, dans le cadre des discours que

l’on appelle «religieux» (nous conserverions délibérément 1’ approximari vité du

«religieux» en question en même temps que la généralité du terme «discours»).

Qu’en serait-il, maintenant, d’un intérêt spécifiquement «théologique» de

l’oxymore? La question est plus délicate. H faut, semble-t-il, distinguer de multi-

pies croisements possibles du travail théologique avec la notion d’«oxymore» ;

plusieurs axes d’intérêts seraient pensables.

L’on pourrait ainsi dégager un premier axe, ou plutôt : «segment», court, direct,

massif et intérieur au discours théologique: la catégorie «d’oxymore», sœur d’une

autre privilégiée, le «paradoxe», jouit d’une présomption théologique favorable,

voire d’une inflation discursive. Ce premier axe se sclérose facilement. Il théorise

l’oxymore comme exprimant la finitude humaine, il insère cette propriété dès sa

notion, affirme son contenu existentialiste-théologique, faisant l’économie de la

particularité de l’oxymore et d’une médiation du texte où il est advenu.

L’on peut également concevoir un axe cheminant en orbite, «guettant» la théolo-

gie en tant que travail d’un discours et peut-être au titre particulier de travail

d’une «foi en quête d’intelligence». Jeu dangereux avec la limite de sa propre

énonciation, ce travail la voue parfois à éprouver, cette fois sous un mode négatif,

quelque chose de l’oxymore. Alors «l’oxymore», «n’exprime» plus une expé-

rience, parce que, comme l’a dit De Certeau en le comparant au barbarisme, «il est

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cette expérience même»3. L’oxymore est ici inappropriable et non notionnel, à

moins de dérive sur l’axe précédent, et où il sera glosé à perte.

Enfin un axe pâle mais qui ne nous semble pas moins insistant paraît mener

l’oxymore à une pertinence théologique. B consisterait à regarder la théologie

comme un discours4 portant sur un oxymore. Quel oxymore? Celui réunissant les

deux termes opposés de «Jésus» avec «Christ», opposables, depuis Paul de Tarse

comme renvoyant à «nature humaine» et «nature divine».

Cependant pouvons-nous nous contenter de voir en l’expression «Jésus-Christ» un

oxymore au sens nominaliste, et de le traiter comme le banal «point de départ»

thématique d’un nouveau discours sophistique? Plutôt ne choisirons-nous pas de

rebrousser le foyer même de cet oxymore pour longer jusqu'aux conditions de son

énonciation? Ensuite et surtout, nous pourrions nous demander sous quelles

conditions les «conditions d’énonciation» de «Jésus-Christ» sont celles du faire

sens, de nature anthropologique. Resterait évidemment à savoir comment formali-

ser ces «conditions d’énonciation» ou «d’émergence» de l’oxymore, mais un enjeu

du travail théologique ou christologique contemporain se verrait proposer une

nouvelle formule : «est-il aujourd’hui possible d’assumer comme néologisme

l’oxymore «Jésus-Christ» ?»

Ces seules considérations sur les modalités du «faire sens» introduisent déjà la

possibilité du «sens» comme objet d’étude. Or la «sémiotique», dernière science

en date à formaliser, conceptualiser et analyser le «faire sens», est susceptible

d’apporter un recours précieux à notre recherche. Si l’apport le mieux connu de la

sémiotique dans le domaine théologique consiste en la possibilité d’analyse sé-

miotique sur les textes bibliques5, nous !’interrogerons, dans ce mémoire, en tant

3 De Certeau, op. cit. p. 203.4 Certes, il s’agirait d’un discours assumant l’héritage d’une tradition, donc discours assumant d’autres discours assumant eux-mêmes d’autres discours, indéfiniment...5 Tel que le fait à l’heure actuelle Le Centre d’Analyse du Discours Religieux (CADIR), à Lyon centre dirigé par Louis Panier et qui s’inspire de la sémiotique greimasienne.

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que théorie sur le «faire sens» fournissant éventuellement un concept sur l’avatar

du «faire sens» qui nous préoccupe, l’oxymore. Nous choisirons comme horizon

problématique la théologie fondamentale, plutôt que biblique, ou, si l’on adopte la

formule proposée plus haut, l’horizon christologique.

Par ailleurs, en dépit de la direction théologique que nous imprimons au problème

d’intelligibilité de l’oxymore, nous oserions formuler sinon la croyance du moins

l’espoir que la majeure partie de ce mémoire, soit la recherche !’intelligibilité de

sa notion, conserve une pertinence pour les sciences des religions. La recherche

d’intelligibilité de l’oxymore ne décrit-elle pas à maints égards une sorte de ligne

de crête qui adhère aux deux domaines?

Le plan suivi dans notre mémoire sera le suivant. La première moitié du mémoire

interrogera la sémiotique, en recherchant une conception de la notion

«d’oxymore», qui saurait dépasser sa conception rhétorique et sa définition nomi-

naliste.

Un premier chapitre aura pour objectif d’interroger deux dispositifs formels clés

dans l’évolution de la sémiotique comme théorie et méthode : la catégorie des

cas forgée par le linguiste danois Louis Hjelmslev dans les années trente, puis le

carré sémiotique, reprenant en partie le travail de Hjelmslev et qui fût proposé

dans les années soixante par le lituanien Algirdas J. Greimas. Nous interrogerons,

plutôt que ce que ces auteurs «disent» de l’oxymore, ce que les dispositifs qu’ils

choisissent, en tant que dispositifs formels, permettent de penser de l’oxymore. Ce

point de vue considérant la constitution mathématique des formalismes de la théo-

rie s’inspire des thèses et de la démarche kantienne et lautmanienne du mathéma-

ticien et philosophe Jean Petitot-Cocorda.

Nous situerons, dans le deuxième chapitre, les formalismes étudiés en considérant

la notion mathématique de discontinuité. La difficulté à formaliser la genèse de

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l’oxymore (et donc à rendre compte de sa présence) sera reconduite à la difficulté

de mathématiser positivement la discontinuité. Le problème de la genèse n’est pas

un problème de méthode mais un problème métaphysique. Et c’est une fois obtenu

l’éclairage mathématique de la formalisation de l’oxymore, soit une fois effectuée

la reconduction à la notion de discontinuité qu’il sera possible de situer certaines

pratiques d’investissement philosophique de la notion d’oxymore. Une relation

négative à la discontinuité (que nous verrons explicite chez Kant) induit un inves-

tissement particulièrement «transcendental» de la notion d’oxymore. À la fin du

chapitre 2, la signification transcendentale que Jacques Pierre donnait tout ré-

cemment à l’oxymore sera relue comme traduisant cette condition implicitement

négative et non essentielle de la discontinuité.

Le bilan de la première partie du mémoire formulant une aporie, soit celle du pro-

blême mathématique et métaphysique à penser la «discontinuité», nous nous tour-

nerons vers le penseur français Gilles Deleuze et en particulier vers son ouvrage

Logique du sens écrit en 1969. À la différence de la configuration métaphysique

des deux formalismes sémiotiques considérés en première partie, nous verrons la

métaphysique deleuzienne caractériser positivement la discontinuité et proposer

un usage philosophique original des mathématiques.

Dans le chapitre trois du mémoire, nous exposerons brièvement la métaphysique

deleuzienne et proposerons à partir d’elle une première formulation de la notion

d’oxymore. L’analogie que propose Michel De Certeau entre l’oxymore et la

«coupure» fournira l’échafaudage de cette première re-définition reposant sur la

métaphysique deleuzienne. Nous tenterons d’évaluer comment et jusque dans

quelle mesure la conceptualité deleuzienne (minimalement caractérisée) et la défi-

nition obtenue règlent l’aporie énoncée dans la première partie du mémoire.

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Le quatrième et dernier chapitre du mémoire se concentrera sur la conception pro-

prement deleuzienne6 de l’oxymore, soit l’oxymore comme «mot-valise authenti-

que». Cette dernière se veut en quelque sorte une variation plus complexe de la

définition d’oxymore comme «coupure» examinée au chapitre trois. Nous tente-

rons de cerner les gains théoriques de cette seconde définition, en tentant de mesu-

rer à quel point elle repose sur une métaphysique fondable transcendentalement,

au sens kantien.

En conclusion nous discuterons de l’apport épistémique, théorique et pratique de

cette conception à la problématique de l’oxymore (la métaphysique de Gilles De-

leuze est-elle fondable au sens de la perspective néo-kantienne que nous adop-

tons) et tenterons de cerner leur portée pour les sciences des religions et pour la

théologie.

6 En assimilant le «mot-valise» à l’oxymore, nous jetons un flou sur la notion d’oxymore. Cepen- dant ce flou procède délibérément de la méthode que nous nous dormons dans ce mémoire, mé- thode par ailleurs elle-même déterminée par un «parti pris» structuraliste fort. À savoir que les «mots-valises» et les «oxymores», etc... ont en commun la «structure» d’une mise en présence de deux termes (opposés) détruisant une unité qui préexistait à leur formation (l’unité du syntagme, l’unité du mot, du phonème, du morphème,...) Nous croyons que ce parti pris compense en quelque sorte le vague frappant l’oxymore en ce qu’il permet de viser méthodologiquement un aspect pro- blématique précis (métaphysique) commun à toutes ces entités que nous réunissons sous le vocable «d’oxymore», à savoir, celui de leur genèse. Quelle métaphysique sous-jacente à la structure for- melle d’une théorie saurait inscrire la genèse présidant à la formation de ces diverses entités?

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8Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

CHAPITRE 1

L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Introduction

L’on définit traditionnellement l’oxymore comme une figure de style qui

réunit deux termes opposés1. Cette définition, associant d’emblée opposition et

oxymore, introduit dès l’abord le problème du concept d’opposition, problème

auquel auront été attentifs les formalisateurs1 2 de la sémiotique, science de

1 ’engendrement du sens.

Le problème s’énonce facilement : comment concevoir l’opposition?

N’existe-t-il pas plusieurs variétés d’oppositions à prendre en compte, quitte à ce

qu’elles fassent exception ou «échec» à l’opposition définie par la logique for-

melle et ses axiomes3? En clair, peut-on et faut-il concevoir d’autres «opposi-

lions» à tel terme «A», qui ne soit pas son inverse «-A» ?

Nous verrons que ces questions qui rebutent dès la définition la plus for-

melle de l’oxymore, occuperont les fondateurs et formalisateurs de la sémiotique.

Et ce n’est peut-être pas coïncidence que la notion d’oxymore apparaisse au mo­

1 Voir par exemple J. Dubois et al., Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, pp. 120-124.2 Par le terme formalisme et ses dérivés {formalisation, formalisateur) nous renvoyons au couple constitutif de toute science : forme théorique versus objet empirique. Nous concevons le couple forme/objet comme non dichotomique. Ainsi, les dispositifs formels que nous dégageons et étu- dions résultent d’une procédure qui a tendue à sauvegarder l’unité du couple forme/objet. (Le formalisme comprendra lui-même deux procédures, l’axiomatisation et la schématisation, que nous définirons plus loin marquant la dominance de la forme discursive ou de l’objet au sens de contenu ontologique). Corrélativement, toute réduction opérée sur la diversité des objets empiriques (en vue de l’unité théorique) est conçue comme assurant idéalement la possibilité immanente d’un redéploiement de cette diversité visant à conserver l’unité forme/objet.3Par le principe d’identité, la logique formelle postule que «A=A» et par le principe de non- contradiction que «A^ -A». «A» y est un terme qui s’auto-définit (si «A» est, alors «A=A») tout en impliquant l’existence de son exact opposé «-A». A partir de là, nous notons ce que nous pouvons appeler la «conception logique de l’opposition» ou «opposition logique» ainsi : «A, -A».

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9Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

ment précis où est mise de l’avant une classification des types d’oppositions. Bien

plus : l ’oxymore ne se contenterait pas d’inclure une opposition, elle constituerait

elle-même une variété d’opposition. De fait, le terme désignant en sémiotique une

entité réunissant deux opposés («termes neutres» et «termes complexes») provient

d’une typologie des oppositions4.

Dans ce premier chapitre de la première partie de ce mémoire, nous obser-

verons deux formalisations sémiotiques des concepts d’«opposition» et

d’«oxymore», formalisations qui ont fait date dans l’histoire de la constitution de

la sémiotique comme discipline autonome. Nous étudierons (1.1) la catégorie des

cas posée par Hjelmslev dans les années trente puis (1.2) le carré sémiotique posé

par Algirdas J. Greimas dans les années soixante5.

La méthode suivie consistera à interroger directement les dispositifs for-

mels. Cette approche se teinte d’un certain «radicalisme», si l’on définit ce mot,

comme l’a fait Charles Sanders Peirce, par le désir de «pousser les conséquences à

leurs extrêmes limites». De quel statut épistémique hérite la notion d’oxymore,

compte tenu de tel dispositif formel «radicalisé»? Nous postulons par là que la

spatialité inhérente à tel être formel importe et exporte des évidences qui lui sont

propres, le pensable dépendant étroitement du visible.

4 Notre mémoire substituera la terminologie sémiotique à la terminologie rhétorique, désignant la notion «d’oxymore» par l’expression de «termes complexes/neutres». Cette terminologie, apparais- sant avec Hjelmslev, sera précisée dès le premier chapitre.5 Louis Hjelmslev (1899-1965) est un penseur danois de formation linguistique dont l’activité et le rôle aura été, à partir des années trente jusqu’aux années soixante, déterminant dans le développe- ment des théories du langage, dans l’évolution de la méthode et dans la formalisation des concepts de la sémiotique telle que nous la connaissons actuellement. Le premier dictionnaire qui axioma- tise et met à disposition les concepts primitifs de la science et méthode nouvelle que constitue la sémiotique (Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage d’A.J. Greimas et de J. Comtés, Paris, Hachette, 1979) reprend une grande part de son travail, notamment sur la catégorie des cas, qui fera l’objet du premier chapitre. Algirdas Julien Greimas, penseur lituanien, co-auteur de ce dictionnaire, occupe une place importante dans le second moment fort de la formalisation de la sémiotique. En plus d’avoir axiomatisé les concepts de la sémiotique, il est l’auteur d’une théo- rie sur les «structures sémio-narratives», (structures élémentaires de la signification), dont le carré sémiotique est le pivot.

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10Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

1.1 L’oxymore au sein de la catégorie des cas

Un premier effort de formalisation de la sémiotique, mené par Hjelmslev,

un penseur de formation linguistique, aboutit à une typologie appelée catégorie

des cas. Cette typologie révèle une première prise en compte systématique de tou-

tes les variétés d’oppositions y compris celles qui ne satisfont pas la définition

logique de l’opposition, pour laquelle seul «-A» s’offre comme opposé à «A», les

deux termes étant disjoints, complémentaires et symétriques. Nous développerons

en deux moments l’appréciation de ce formalisme particulier:

1.1.1 D’abord, nous constaterons que la typologie esquissée n’opère pas qu’un

simple «stockage» des diverses oppositions possibles. Elle solidarise «spatiale-

ment» toutes les variétés d’opposition, comme si elle leur fournissait une sorte de

«topologie»6 ou, en tout cas le déploiement maximal d’une plage bordée par tous

les types d’opposition possibles. Elle semble résulter d’une procédure de formali-

sation originale, qui se distingue de procédures axiomatiques7 plus standard, por-

tant sur la cohérence discursive de la théorie car elle organise des contenus empi-

riques autour d’une sorte de «noyau catégoriel».

6 Au sens de «structure topologique». Pour une définition sommaire de la Topologie, voir l’annexe A.7Par axiomatisation nous entendons une procédure de formalisation qui se concentre sur la forme discursive d’un objet de connaissance, privilégiant le langage formel (par opposition au langage- objet). Elle assure la cohérence logique interne par «l’élimination des contradictions qui peuvent apparaître dans la hiérarchie définitionnelle articulant entre eux les concepts opératoires d’une théorie conceptuelle-descriptive.» Gaëtan Desmarais, Dynamique du sens, Québec, Septentrion, 1998, pp. 20-21. Un certain contenu ontologique étant également constitutif de tout objet de connaissance, la «base catégorielle» désigne pour nous le pallier épistémique qui a trait aux concepts primitifs du langage-objet, vérifiant la conformité de tel langage à tel objet de connais- sanee spécifique. La «base catégorielle» assure !’intelligibilité a priori des modèles. (Une telle intelligibilité présuppose l’unité possible dans les catégories cherchant à subsumer les phénomènes dans toutes leur diversité.) Une formalisation exclusivement axiomatique fait problème car elle traite «ces concepts primitifs comme des indéfinissables choisis par pure convention et dont il faut remplacer le sémantisme non définissable conceptuellement par des règles syntaxiques d’usage. En se concentrant sur la seule forme discursive d’une théorie [...], l’axiomatisation néglige le contenu ontologique qui est également constitutif de tout l’objet de connaissance, [négligeant] qu’en seien-

Page 17: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

11Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

1.1.2. Nous considérerons dans un deuxième temps un second geste surdétermi-

nant dès son apparition la catégorie des cas, geste posé par le linguiste danois

Vigo Br0ndal, et qui consiste à dénombrer les divers oppositions/oxymores (ou

«cas») et d’opérer sur eux une opération combinatoire. La catégorie se voit ainsi

traduite en des langages mathématiques relevant en dernière instance du principe

d’identité. Ce geste affaiblit la «solidarité» qu’elle semblait poser entre les varié-

tés d’oppositions/oxymores et réduit la portée «topologique» de la catégorie des

cas.

Nous procéderons à une description des divers types d’opposition définis

par la catégorie des cas8. Elle comprend : a) deux termes B1 (positif) et B2 (néga-

tif), qui sont disjoints, et présentent donc deux qualités comme incompatibles ; b)

un «terme neutre», A, qui indique l’absence de l’une et l’autre de ces qualités, la

non-application de la catégorie ; c) un «terme complexe», C, qui recouvre à la fois

B1 et B2, et qui indique seulement !’application de la catégorie, d) deux termes à

la fois complexes et polaires DI et D2, qui sont équivalents à C, mais avec insis-

tance soit sur la partie Bl, soit sur la partie B2 de C. Ils sont appelés «complexe-

positif» et «complexe-négatif».

Plusieurs remarques peuvent êtres faites sur ce dispositif formel.

i. D’emblée l’on observe que les trois derniers «cas» (b,c,d), peuvent très bien

s’interpréter comme des «oxymores», puisqu’ils définissent des entités réunissant

deux termes dont ils précisent le caractère «opposé»9.

ces, le problème de l’objectivité ne peut pas être résolu si l’on se limite à l’étude des règles d’usage entre un métalangage formalisé et un langage-objet.» Ibid, p. 22.8 Nous obtenons cette description dans l’article sur «La catégorie des cas» O Ducrot, T. Todorov. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du seuil, 1972, pp. 94-97.9 Nous nous permettrons dorénavant de parler d’«oxymore neutre», d’«oxymore complexe», d’«oxymore complexe-positif» ou d’«oxymore complexe-négatif», bien que nous ne voyons pas l’auteur de la catégorie des cas utiliser nommément «oxymore» pour désigner ces «cas». Ceci permettra d’homogénéiser la terminologie de notre mémoire et d’éviter la confusion avec les deux entités opposées (les «termes») que met en présence l’oxymore. Par ailleurs, nous désignerons

Page 18: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

12Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

ii. Ensuite, la simple déclinaison des cas qu’opère cette catégorie confirme qu’elle

excède un axiome de la logique formelle pour laquelle le seul «opposé» conceva-

ble à tel terme «A» est son inverse et complément : «-A». Hjelmslev qualifie

d’ailleurs la catégorie des cas de «sublogique»10. Du simple fait qu’elle inclut

«l’oxymore», la catégorie excède l’axiome premier de la logique formelle. Elle

multiplie de surcroît sa variété par trois. L’oxymore continue de satisfaire la défi-

nition formelle de «synthèse de termes opposés» en se qualifiant ou bien de «com-

plexe», ou bien de «neutre» ou encore de (variablement) «polaire».

iii. Enfin, nous ferions une «observation» à caractère plus «suggestif» en notant

que la catégorie des cas, inscrivant la possibilité de «termes polaires», semble

apporter un certain mode «quantitatif». Les «termes polaires» sont des oppositions

plus ou moins «parfaites» vis-à-vis de l’opposition de disjonction. La polarité

comme telle ne désigne pas tant des entités discrètes comme une plage «gradua-

ble». Ainsi, la polarité se définit par le recours quantitatif aux termes posi-

tifs/négatifs d’une part et par le recours qualitatif aux termes complexes/neutres

d’autre part. La proximité à ces limites définit une «plage polaire», tel le champ

magnétique, s’étendant et se limitant du positif au négatif, et du neutre au com-

plexe.

1.1.1 La métaphore régulatrice qui semble sous-tendre la catégorie des cas

Nous introduirons maintenant des considérations relatives au concept

d’espace qui pourrait être vu comme donnant une consistance particulière à l’être

formel de la catégorie des cas. Ces considérations sont libres, éventuellement peu

rigoureuses, mais nous espérerions qu’elles permettent une caractérisation plus

parfois par «termes complexes/neutres» l’idée de l’oxymore défini comme rassemblant les «cas» cités ci-haut.10 Op. cit., p. 95.

Page 19: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

13Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

significative et plus distinctive entre les formalismes que nous explorons dans

cette première partie du mémoire.

Il nous semble possible d’induire une sorte de «principe topo logique» à la

catégorie des cas. Il est vrai qu’un premier examen confondrait la catégorie des

cas avec un «classement de données empiriques». Cependant il apparaît vite que,

loin de se réduire à un simple ensemble, une organisation la sous-tend. En effet la

notion de champ11 semble constituer une sorte de «métaphore régulatrice» de la

catégorie des cas. À tout le moins, et sans même rigidifier le sémantisme de pola-

rité qu’elle introduit, nous pouvons lire une certaine homologie entre le nouage

quantitatif/qualitatif singulier qu’elle opère et celui qui appartient au modèle du

champ attractif, tel le champ magnétique.

En effet les six «cas» figurés présentent autant d’entités qualitativement

identifiables. Les deux derniers «cas» (les «termes polaires») introduisent sous le

sémantisme de polarité un mode quantitatif. De même, non seulement les zones

que définit un champ, (par exemple, magnétique) n’ont-elles de valeur que par

leur position par rapport à des pôles, c’est-à-dire qu’elles y sont qualitativement

dépendantes, mais l’attractivité, introduisant un mode quantitatif, dépend de la

proximité à ces pôles.

D’une part, dans les deux modèles, les identités n’ont pas d’existence pour

elles-mêmes mais dépendent étroitement de la différenciation de l’axe posi-

tif/négatif. L’opposition positif/négatif apparaît comme une condition liminaire à 11

11 Notre parallèle avec la notion de champ passera pour excessif. Nous ne ,voulons que supposer que des intuitions topologiques telles que le champ peuvent avoir «circulé» dans !’univers de !’imagination théorique, avoir inspiré des concepts, avant d’avoir été formalisées ou découvertes en mathématique. Dans cet ordre d’idées, la notion de Gate-Keeper, inventée en psychologie par Kurt Lewin sous-tendait, aux yeux de René Thom une intuition «topologique» aujourd’hui validée. Le «pouvoir d’attraction» dont parlait Lewin, et qui équivalait à «la notion que les psychanalystes appelleraient de pulsion ou de tendance», manifestait ce que les mathématiciens connaissent sous le nom de «potentiel attractif en un espace.» {Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983, p. 87) Cependant, tant que l’idée de «potentiel attractif de l’espace» ne trouvait pas de développe­

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14Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

l’existence des autres «cas» qui lui restent dépendants. Les divers cas semblent

qualitativement définis par leur position avec les pôles. D’autre part, ainsi que

nous venons de le dire, dans les deux modèles un certain mode quantitatif est in-

traduit par l’étendue d’un champ bordé par des pôles. Cette étendue semble établir

du quantitatif (de l’attractivité variable ou bien la «perfection» de «l’oxymore po-

laire complexe/neutre») qui ne se définit que par la proximité avec les pôles.

Ne devons-nous pas avancer que, plus fondamentalement, cette coprésence

est elle-même conditionnée (encore plus que par l’axe positif-négatif) par

l’application même de la catégorie, versus son absence, le «terme neutre».

L’application de la catégorie régit l’existence même de la différenciation posi-

tif/négatif que la catégorie des cas instaure. Ce serait la présence du «terme com-

plexe» qui aurait comme corrélât nécessaire la différenciation d’un axe posi-

tif/négatif, lequel «creuse» ou instaure ce champ attractif investissable par une

multitude d’«oxymores polaires» possibles, plus ou moins «complexes/neutres»,

plus ou moins «positifs/négatifs».

Tout se passe comme si la catégorie des cas supposait un champ ou ce que

Jean Petitot-Cocorda appelle une «spatialité immanente au paradigmatique»12.

Suivant cette hypothèse, la figuration spatiale de la catégorie des cas serait in-

consistante dans un espace euclidien. Les six «cas» définissant des plages ne sem-

blent pas, en effet discrets a priori, car ils ne préexistent pas à la différenciation

d’un axe positif-négatif. Un espace qui conçoit toute entité identitaire comme pré-

existante et donc indépendante de lui (tel l’espace euclidien, où les corps sont

manipulables) désorganiserait la solidarité spatiale des cas.

Un dernier angle d’approche pourrait enfin être considéré qui manifesterait

!’incompatibilité euclidienne de l’être formel de la catégorie : son appareillage

ments mathématiques, sa validité, tout comme l’hypothèse d’un champ sous-tendant la catégorie des cas, demeurait douteuse.

Page 21: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

15Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

quantité/qualité spécifique. Par son nouage quantitatif qualitatif particulier, la

catégorie des cas fait l’économie de la notion de force. Un des «effets» occultés

de la notion de force consiste en une égalisation liminaire annulant des différences

quantitatives. La catégorie des cas évite cette égalisation. Nietzsche avait déjà

précisé le problème, reprochant à toute détermination (purement quantitative) de

la force d’impliquer que «les différences de quantités s’y annulent, s’égalisent, se

compensent»12 13. Avec Nietzsche, la catégorie des cas se fait le plaidoyer d’une

«différence de quantité irréductible à l’égalité» et que toute qualité dégagée (cha-

cun des «cas») n’est «rien, sauf la différence de quantité»14.

Dans un même ordre d’idée, celle de !’incompatibilité de la catégorie avec

l’espace euclidien, est-ce que toute implication du concept de distance dans un

être formel tel que la catégorie des cas ne dissoudrait pas l’autonomie qu’elle

semble instituer et la solidarité spatiale des «cas»? Or il s’avère que c’est précisé-

ment par l’économie de la distance euclidienne que se définit toute structure ma-

thématique comme «topologique» et même que s’est axiomatisée la Topologie15

en tant que branche autonome des mathématiques.

Notre réflexion sur le concept d’espace qui semble appartenir au formalisme de la

catégorie des cas s’inspire des réflexions de Jean Petitot-Cocorda (dans Morpho-

genèse du sens16 surtout). Ce dernier affirme !’insuffisance de la conception logi­

12 Morphogénèse du sens I, pour un schématisme de la structure, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p .52.13 II s’agit de !’interprétation deleuzienne de Nietzsche. Nietzsche et la philosophie, Paris, Qua- drige (Presses Universitaires de France), 1999 (1962), p. 49.14 Ibid, p. 49.15 La distance euclidienne, i.-e réelle positive, à tout le moins. C’est même à partir de la notion de métrique, qu’Haussdorf dégagé les axiomes de voisinages qui ont permis par la suite une des deux caractérisations axiomatique possibles de la topologie. Étant donné deux points X (xl, x2, x3,..xn) et y=(yl, y2, y3,... yn) de l’espace Rn, leur distance euclidienne se définit par la formule d(x,y)2 = Σ (xj — Yj) 2. L’ensemble des points y de Rn situés à une distance d’un point plus petite quJun nombre réel positif r est appelé boule ouverte de centre x et de rayon r. Une fois définie la notion de boule ouverte de centre x et de rayon r dans un espace métrique, «il est immédiat de généraliser la notion d’ouvert — et de fermé— dans des espaces métriques quelconques et de montrer que la métrique détermine une topologie d’une manière canonique». Thom, op. cit, p. 62.16 Morphogénèse du sens I, pour un schématisme de la structure, Op. cit.

Page 22: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

16Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

que de l’opposition parce qu’elle opère un choix spatial, présupposant des unités a

priori discrètes et distantes. Petitot-Cocorda formule l’impératif d’en appeler à

l’espace topologique pour concevoir l’opposition. Il existe pour lui une «spatialité

immanente» à l’opposition, une topologie. «Les notions (les catégories en un sens

kantien) d’opposition et de présupposition, affirme-t-il, renvoient à la notion pri-

mitive de position qui est primitivement topologique et non pas logique.»17 De

même, «les oppositions reposent sur des conjonctions et des disjonctions et ces

notions renvoient à la notion primitive de jonction qui est primitivement topologi-

que et non logique.»18

La catégorie des cas semble pouvoir supporter une conception «topologique» de

l’opposition en solidarisant spatialement les divers types d’opposition et

d’oxymore possibles. Ce serait au sens le plus kantien que la catégorie des cas

serait «catégorie». Car pourvoyant une topologie, elle se prête au langage-objet,

bref fournit une «base catégoriale». La «formalisation» dont la catégorie des cas

est le fruit semble résulter d’une procédure non foncièrement axiomatique. Elle

propose une ontologie à son objet (à savoir, l’opposition) et s’y régule comme

telle (intuitivement sans doute, peut-être à l’aide de l’image du champ).

Resterait évidemment à interroger critiquement le statut épistémique de cette

«base catégoriale». Le sémantisme de «polarité» et la «métaphore régulatrice» de

«champ» pourraient-ils se doter d’une construction mathématique spécifique?

1.1.2 Le dénombrement des cas

Nous voudrions mentionner un geste théorique qui réorientera dès son apparition

la catégorie vers une conception logico-ensembliste: le penseur danois Vigo

17op.cit., p.52.18 Ibid., p. 52.

Page 23: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

17Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Brandal dénombre et opère la combinatoire des cas19. Ce geste d’apparence ba-

nale amenuise la portée «topologique» de la catégorie des cas.

En effet la mise en nombre détourne la catégorie des cas de ses éventuels sous-

basements ontologiques et topologiques pour viser un domaine mathématique

supposant des entités supposées déjà discrétisées (le nombre). La catégorie se voit

ainsi traitable par des langages et intelligibilités mathématiques postulant le pri-

mat ontologique du discontinu. La catégorie devient moins «catégoriale», les cas

redeviennent des «cas» au sens banal, des phénomènes empiriques.

Si donc la catégorie des cas semblait le fruit d’une recherche de régulation du

langage-objet, dotant les «cas» (d’opposition) d’une ontologie spécifique, le dé-

nombrement et la combinatoire re-précise ces «cas» comme unités non seulement

discrètes, mais fixes. En effet le nombre repose sur la permanence a priori

d’identités elles-mêmes non régulées. L’action de «dénombrer» et de «combiner»

les «cas» fixe en identités permanentes supposément non regulables des domaines

qui semblaient avoir non seulement un lien, mais un sens «topologique». Elle

abandonne donc partiellement une formalisation de type langage-objet.

19 O. Ducrot, T. Todorov, «La catégorie des cas», Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du seuil, 1972, format poche, pp. 150-151.

Page 24: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

18Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

1.2 L’oxymore et le carré sémiotique

À la suite de Hjelmslev et de Br0ndal, Greimas, grand formalisateur de la

sémiotique et co-auteur d’un premier Dictionnaire raisonné de la théorie du lan-

gage20, introduit le carré sémiotique. Ce que l’on verra, c’est que ce formalisme

reprend quelques uns des «cas» de la catégorie des cas, parmi lesquels les «termes

complexes/neutres». Cette reprise évacue toutefois toute possibilité d’interpréter

un lien «topologique» unissant les termes composant la catégorie des cas. Dans le

carré, la solidarité des termes ne relève plus que de l’articulation de relations «lo-

giques». Une des conséquences du choix formel de Greimas est que 1’«oxymore

complexe» et P «oxymore neutre» se trouvent marginalisés formellement et que

leur genèse semble relever d’une nécessité théorique plus spéculative.

Conformément à notre approche, nous garderons en vue que la spatialité

immanente à l’être formel, soit celle la figure géométrique du carré, loin d’être

neutre, est susceptible d’importer ses évidences propres. Alors nous poserons-

nous les questions suivantes:

1.2.1 Dans une première section, nous chercherons à connaître le mode

d’inscription spatial dont héritent les oppositions «non logiques» au sein du

carré.

1.2.2 Quelle place et quel statut épistémique ce mode d’inscription assigne-t-il

aux oxymores «complexe/neutre»?

1.2.3 Enfin, dans la mesure où cette place dans l’être formel modalise son exis-

tence : de quelle nécessité relève l’existence d’oxymores au sein du carré,

ou encore : que permet de penser le carré sémiotique de la genèse des oxymores

«complexes/neutres»?

Page 25: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

19Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, op. cit.

Page 26: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

20Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

1.2.1 Le mode d’inscription de l’asymétrie de l’opposition dans le carré

Le carré sémiotique ne conserve que quelques uns des six cas de la catégorie des

cas. Alors que les deux pôles de Γopposition logique occupent Γ avant-scène, les

termes complexes/neutres ne figurent pas sur le schéma initial du carré. Ils figu-

rent en marge, comme le fruit d’une «complexification» du schéma initial (nous

définirons plus bas). Les termes polaires sont évacués. Non seulement le fait de

n’importer qu’un sous-ensemble de «cas» implique-t-il une conception «réperto-

rielle» de la catégorie des cas, mais l’évacuation de la polarité des termes achève

d’annuler la composante topologique qu’elle semblait proposer.

non b(/ (Non froid) (Non chaud)

a-b: relation de contrariété, non a-non b: relation de subcontrariété, a-non a et b-non b: relations de contradiction, a-non b et b-non a: relations d'implication

Figure 1

Cependant le carré inscrit les oxymores «neutres/complexes». Quel est le mode

d’inscription de ceux-ci ? Il

Il convient de constater qu’à l’instar de la catégorie des cas, le carré met en relief

l’asymétrie des oppositions linguistiques. Le troisième angle du carré a pour effet

de briser l’antinomie de l’opposition sémantique simple, (prenons pour exemple

Page 27: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

!’opposition des termes «chaud» et «froid») pour inclure formellement l’asymétrie

des oppositions21.

Cependant, à la différence de la catégorie des cas, l’asymétrie apparaît dans le

carré relever d’une nécessité beaucoup plus radicale. Le carré fonde

!’impossibilité nécessaire d’une coïncidence entre l’opposition des catégories

linguistiques et l’opposition logique (définie comme plus haut comme opposant

strictement «-A» à «A»). Deux types d’opposition sont ainsi mises en scène : la

contrariété et la contradiction, mais elles relèvent de deux ordres respectifs (la

langue et la logique) visés comme incompatibles22. Mettant face à face contradic-

tion et contrariété, le carré signale que pour une opposition donnée, il ne saurait y

avoir qu’une et une seule contrariété, (־A) et que cette dernière est l’apanage de la

logique, i.-e nécessairement exclue de la langue. (Notons toutefois, ainsi que le

faisait Jean-Marie Klinkenberg, que la relation de contrariété s’avère plus souple

que la relation de contradiction, puisqu’elle admet la possibilité

d ’ intermédiaires23.)

Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques 21

L’on conclurait que le carré inscrit au moins un «échec» de l’opposition logique,

si l’on en examinait le mode d’inscription des oppositions. Contrairement à la

catégorie des cas, c’est !’incompatibilité de deux ordres ( le langage verbal et la

21 L’avantage des schémas tryadiques, caractéristiques des modèles de Peirce et de beaucoup de modèles pragmatiques n’est-il pas celui même qu’apporte, dans son rôle, le troisième pôle dans le carré de Greimas, soit de briser par le tertiaire une dualité antinomique ? Cette question demande- rait à être reprise dans un cadre d’étude plus étendu, considérant la sémiotique américaine d’obédience peircienne.22 Ainsi «chaud» ne saurait s’opposer absolument qu’à «non-chaud», plutôt que, comme on le penserait spontanément, à «froid». «Chaud» et «non-chaud» définissent la relation stricte de contradiction, (celle qu’utilisent les logiciens et celle que l’on définissait comme l’opposition logi- que standard définissant «A, -A»), Enfin «chaud» n’est que contraire par rapport à «froid» ; les deux termes définissent une relation de contrariété.23 «La relation de contrariété est moins rigoureuse [que la relation de contradiction] \ on peut être à la fois chaud et froid, ou occuper une position intermédiaire entre les deux «tiède».» (Jean-Marie Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, De Boeck & Larcier, 1996, p. 169. Nous soulignons) Peut-être retrouvons-nous ici dans le pouvoir du carré à situer des «intermédiaires» ce que faisait (avec plus de clarté) l’idée du «champ attractif» par rapport à la «catégorie des cas», soit une dé- termination «quantitative». Cette détermination induisait par le champ attractif l’idée de forces

Page 28: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

logique formelle) qui est visée par le carré. Le modèle de Hjelmslev déclinait

l’asymétrie dans la pluralité de ses modes, sous un mode d’inscription, pour ainsi

dire, «inclusif». En revanche le carré opère un mode d’inscription «exclusif» et

«comparatif» de l'asymétrie : l’opposition linguistique ne figure qu ’en tant

qu ’exclue de la langue. Par là elle est rapportée non seulement à une opposition

logique, qui lui tient lieu d’«idéal», mais plus généralement à l’ordre logique qui

tient lieu de référence au linguistique. Ce mode d’inscription particulier de

l’asymétrie confère à l’oxymore du carré un statut épistémique différent de celui

la catégorie des cas.

Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques 22

1.2.2 Le problème de la genèse des «termes neutres/complexes» ausein du carré sémiotique

Important l’évidence d’une incompatibilité nécessaire entre la langue et la

logique, c’est l’évidence de !’incompatibilité, autrement négative, du langage (y

compris celui de la logique formelle) avec son absence que le carré exporte. Or le

refoulement formel de cette négativité porte à conséquence quant à la question des

«termes complexes/neutres» qui nous occupe, car il ne rend pas compte de leur

genèse, laquelle se situe entre l’absence et la présence des termes.

En effet, la marginalisation de la langue et de «ses» oppositions non-logiques

refoule la négativité face à laquelle se pose le problème de la présence et genèse

d’une opposition, logique ou non. Cette condition contraint le carré à marginaliser

les «termes complexes». De fait, ceux-ci ne figurent pas comme tels sur le graphe

du carré. Greimas leur réserve une mention sur une forme hypostasiée des

structures élémentaires, sur un schéma complexifié du carré.

attractives plus ou moins grandes, tout comme il est loisible de lire des intermédiaires plus ou moins proches ou comparables au pôle logique.

Page 29: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

23Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Pour représenter les termes «complexes/neutres», Greimas en appelle à l’idée

d’une complexification24. Parce que le carré n’est qu’une forme élémentaire, il est

susceptible de se «complexifier» : les relations d’un carré peuvent devenir les

(méta-)termes de relations d’un niveau hirérarchique supérieur. L’axe des

contraires peut s’hypostasier sur un terme de même niveau nommé «complexe»

(«A» et «-A») et l’axe des subcontraires est susceptible de s’hypostasier sur un

terme de même niveau nommé «neutre» (ni «A» ni «-A»).

Cependant l’idée de complexification ou d’hypostase réglant le devenir des

oppositions en oxymores «complexes» et «neutres» fait problème, car elle apparaît

spéculative. La genèse de l’opposition (—dont les oxymores «complexes/neutres»,

suivant la catégorie des cas, sont des variantes) est en porte-à-faux dans une

géométrie euclidienne.

Nous avons déjà observé que le rabat de la différence sur la distance entraînait

une conception logique de l’opposition refoulant la question de sa genèse.

L’espace euclidien méconnaît un tel mouvement générateur25 26. En effet, dans le

meilleur des cas, (comme pour le carré sémiotique) il ne peut représenter que le

produit de cette genèse, déjà «opposé». Ce produit est alors supposé fixe et non-

regulable totalement amnésique à quelque genèse ou différenciation dont il serait

l’efief*.

24 L’on se réfère à l’article «carré sémiotique» du Dictionnaire raisonné de la Théologie du lan- gage, op. cit.25 L’espace euclidien supporte difficilement une conception dialectique et génétique des termes opposés, parce qu’il est lui-même en quelque sorte une extrapolation d’un l’équilibre de l’espace. Il «méconnaît» pour ainsi dire, cette «contingence» en rabattant la stabilité sur la fixité. Les figures géométriques standards telles que la droite, le carré, le triangle, ... n’épuisent pas les possibilités géométriques d’espaces adoptant le principe de stabilité structurelle. Les «formes géométriques telles que : droite, carré, triangle etc. [...] a comme groupe d’équivalence [...] théoriquement, un groupe de Lie de dimension finie et dans l’espace de Haussdorff des formes spatiales, elles forment des strates de codimension infinie» tandis que l’espace des formes structurellement stables et ins- tables (les formes «informes») se donne comme «l’espace [...] de tous les compacts de R3 muni de sa topologie de Hausdorrf» Paraboles et catastrophes, pp. 15-17. Voir également les chapitres 1, 5 et 6 de René Thom, Morphogénèse et stabilité structurelle, op. cit.26 Une critique du carré se fondant sur la binarité plutôt que la tertiarité de cette figure est à nos yeux insuffisante. Il est vrai que l’asymétrie révélée par le troisième pôle est immédiatement fixée

Page 30: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

24Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Si Petitot-Cocorda impute d’abord le problème à une formulation logique du carré,

(plutôt que sur sa nature euclidienne), en dernière instance, elle relève d’un

problème d’espace, à un présupposé ontologique sur l’opposition, plutôt que

topologique:

«Poser [l’être formel logique du carré, c’est] faire plus que d’appeler simplement «logiques» les relations qui le situent. C’est postuler que ces relations sont traductibles en termes d’algèbre [...]. Or, on ne note pas assez souvent que les calculs logiques (la syntaxe) que l’on rencontre en théorie des langages formels présupposent de très fortes hypothèses ontologiques sur les objets auxquels ils sont applicables. Ils présupposent essentiellement que les objets considérés soient construits, identitaires et autonomes et que les relations qu’ils contractent soient en conséquence des relations à la fois inhérentes et vraies.»27

Pour Petitot-Cocorda, la conséquence la plus importante de ce postulat

ontologique dû à la logique des termes est, en dernière instance, !’introduction du

principe d’identité. Le problème du principe d’identité lui-même consiste à supposer

que le primitif indéfinissable posé par convention n’est pas régulé ni regulable et

sourd à quelque différenciation dont il serait le produit. La différenciation est réifiée

en opposition logique:

«dans la formulation logique du carré, les sèmes au lieu d’être définis par différence deviennent des unités identitaires (puisqu’il n’y a de logique que d’identité/ Du coup, la différence qui est un phénomène dynamique de différenciation se réifie en opposition logique, en négation. Il y a là une difficulté particulièrement aiguë [...]28 :

par le quatrième pôle du carré, et qu’en ce sens ce quatrième pôle re-symétrise l’ouverture à l’asymétrie de l’opposition que permettait l’adjonction d’un troisième pôle. D’une part, c’est notre présentation qui décortique le carré en ces pôles, et les dénombre. D’autre part, le problème n’est pas tant, à nos yeux d’avoir privilégié une figure géométrique dont les côtés ou pôles sont en nom- bre pairs, comme d’avoir privilégié une figure géométrique euclidienne, qui appelle «fixité» tout ce qui pourrait être conçu comme se produisant sous la stabilité. La stabilité offre une critique plus consistante que le problème de la symétrie de l’opposition.27 Petitot-Cocorda, op. cit., p. 226-227.28 Ibid., p. 228. Nous soulignons.

Page 31: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

25Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

La langue n’est pas absolument rapporté à sa conception logique car la

«complexification» est une notion qui rachète quelque chose d’une négativité plus

radicale ; par elle le terme se trouve défini par rapport à l’absence absolue du sens.

C’est néanmoins la consistance du carré qui en fait les fiais :

«[...] l’axe des subcontraires n’est pas à proprement parler un axe sémantique car le sème s’interprète comme «absence absolue de sens». La négation possède un statut métasémiotique et l’on ne voit donc pas comment on peut en faire la base du carré sémiotique sans rendre celui-ci inconsistant.[...] Une opposition privative «présence/absence» est de nature fort différente d’une contradiction»29.

Pour rendre compte adéquatement des termes complexes, il faut faire appel à

une topologie, affirme Petitot-Cocorda. Il nous a semblé que la polarité introduite

par Hjelmslev dans la catégorie des cas suggérait une topique topologique. Toute

topique rabattant les écarts différentiels sur une distance traduite comme une

relation logique se condamne à ne pas rendre compte de la genèse et de présence des

termes opposés. Utiliser la figure géométrique, c’est favoriser une mise en

correspondance des écarts différentiels entre des sèmes avec des oppositions

logiques.

De plus, selon Petitot-Cocorda, le rabattement de l’écart différentiel sur la relation

logique statique, bref l’annulation a priori d’une différenciation rend techniquement

impossible la distinction entre le terme neutre et le terme complexe. Ceci transparaît

lorsque l’on interprète, ainsi que le fait Petitot-Cocorda, les différences comme des

seuils et leur événement comme l’apparition ou la disparition d’un seuil

différenciant. L’axe différentiant semble présider à la genèse des oppositions

«neutres/complexes» et permet d’expliquer l’équivoque neutre/complexe elle-

même.

* Ibid.,p.228.

Page 32: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

26Chapitre 1 L’oxymore dans les formalismes sémiotiques

Petitot-Cocorda affirme que «l’oscillation, voire une équivoque systématique, entre

terme neutre et terme complexe» devient «facilement compréhensible si l’on

interprète les écarts différentiels sémiques comme des seuils. Lors de la

neutralisation du seuil, les deux sèmes qu’il différenciait s’amalgament. Or la

neutralisation conduit à interpréter l’amalgame comme terme neutre alors que

!’amalgamation elle-même conduit au contraire à l’interpréter comme terme

complexe : un phénomène dynamique de disparition de seuil n 'est pas logiquement

{statiquement) traductible.»30

Le carré, considéré dans son être formel géométrique nous met donc face à un

double problème : celui de la distinction des «oxymores neutres» et des «oxymores

complexes» et celui de la genèse des oppositions et oxymores.

30 Ibid., p. 225.

Page 33: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 27l’ontogénèse

CHAPITRE 2

La genèse de !’«oxymore» : le problème de la «discontinuité»

Introduction

Au chapitre 1, nous sommes partis du constat que l’oxymore, en tant que réunis-

sant deux termes opposés (A avec -A), constituait Y un des divers éléments de

!,ensemble des oppositions logiques (A, -A) et non-logiques.

La catégorie des cas, d’apparence taxinomique, radicalisait en nécessité la solida-

rité des divers types d’opposition de cet ensemble, exprimant éventuellement une

topologie autonome de places. Souscrivant au postulat de Petitot-Cocorda, selon

lequel l’opposition est une notion topologique plutôt que logique, nous avons

considéré que la catégorie des cas introduisait dans son horizon formel l’idée

d’une certaine genèse. La genèse liminaire de la différence des termes néga-

tif/positif semble commander l’existence d’un champ «maximal» de positions

décomposables par les divers types d’opposition. L’oxymore apparaît, dans la

catégorie des cas, topologiquement liée à la genèse de la différence, ou de l’écart

différentiel.

Le carré sémiotique affaiblissait quant à lui la solidarité entre les divers types

d’oppositions en marginalisant, sens spatial et rôle épistémique confondus,

l’oxymore. Corrélativement, l’oxymore n’apparaît que secondairement lié à la

genèse de la différence. La nature euclidienne du carré jouant certainement dans

cette marginalisation, davantage que là volonté de Greimas, qui visait à rendre

compte de la présence des «termes complexes/neutres» par l’idée de «complexifi-

cation».

Dans la deuxième moitié de la première partie, nous voudrions approfondir la

question du génétique afin de faire gagner en précision le problème de

Page 34: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

28Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

!’intelligibilité de l’oxymore. L’aspect génétique trouve une double pertinence au

problème de l’oxymore. Premièrement, la notion d’oxymore semble étroitement

liée à la genèse de la différence. Deuxièmement, dans l’optique où un oxymore

surgit de tel système signifiant par un phénomène très général et obscur que Ro-

land Barthes décrivait comme «subversion». Que ce soit en tant que fruit de la

genèse de la différence ou en tant qu’entité engendrée par un système de para-

digme, la notion d’oxymore bute sur le problème de la genèse.

Dans un objectif de plus grande clarté sur la question de la genèse de l’oxymore,

nous emprunterons le chemin suivant :

2.1) Dans un premier temps, nous exposerons plus directement la difficulté de

penser le fait du surgissement de l’oxymore par une interrogation libre à son

sujet.

2.2) Nous espérons atteindre plus directement le problème en adoptant ensuite le

point de vue mathématique de René Thom, définissant le surgissement (pro-

duisant un oxymore) comme discontinuité. Cette perspective mettra en lumière

la transdisciplinarité du problème de la discontinuité.

2.3) Enfin nous étudierons la tendance épistémique actuelle, à coloration kan-

tienne, vis-à-vis du phénomène des «discontinuités». Cette tendance joue

considérablement dans !’investissement philosophique et la signification théo-

logique de la notion d’oxymore. Nous citerons en exemple !’interprétation de

l’oxymore du philosophe Jacques Pierre.

2.1 Interrogations sur le «fait du surgissement»

La subversion d’un «tout» défini par le paradigme et le syntagme s’avère diffici-

lement conceptualisable, voire imaginable. Que le produit de la subversion soit

Page 35: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

29Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

identifiable comme une figure (oxymore, une métaphore, une forme informe) ou

comme un système simplement différent, il est difficile d’interroger directement le

surgissement en tant que tel. Dans cette première partie de quatre sections, nous

interrogerons intuitivement le surgissement afin de faire apparaître clairement son

problème et préparer une interrogation plus explicite à la section suivante, où elle

sera interrogée dans une perspective mathématique.

Barthes posait l’existence d’un mouvement singulier entre l’axe paradigmatique et

l’axe syntagmatique pour définir les divers «phénomènes» de la création littéraire.

Il décrivait ce mouvement en termes de «figer», «absorber», «transgresser», «sub-

vertir», etc. Nous poserions à présent la question suivante : si pareil mouvement

est possible, sa description verbale n’est-elle pas creuse ?

Il convient de remarquer la généralité de la notion de «subversion» (ou «transgres-

sion»). Réfère-t-elle à un mouvement énigmatique, elle renvoie toujours à un Tout

préalablement défini et le Tout qui nous occupe, soit un système ou ensemble de

«paradigmes», en est sans doute est la version la plus intuitive, par conséquent,

non seulement la plus proche des formalismes, mais celle généralement employée.

L’œuvre d’art, pour ne retenir que cet exemple, se conçoit couramment comme le

produit de la subversion du Tout-paradigmatique d’où elle s’exclut pendant une

durée nécessaire à sa «reconnaissance». Puis elle sera récupérée par l’époque (le

Tout) suivante1. 1

1 Proust explorait cette intuition: «Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beau- coup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand aftistei Pour réussir à être ainsi recon- nus, le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas. été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaite- ment clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie dè nous promener dans la forêt pareille à celle qui, lé premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nom- breusés mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui. vient d’être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaî­

Page 36: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 30l’ontogénèse

Or sous la notion de subversion —aussi répandue que peut s’appliquer le Tout-

paradigmatique— ne néglige-t-on pas bizarrement de supposer une réalité? Y a-t-

il un contenu qui renvoie à la réalité entre «ce qui sort» d’un Tout et «sa récupé-

ration» dans un second Tout, ou encore y a-t-il une continuité possible entre ces

deux Tout? La rupture entre les Tout est-elle absolue? N’y a-t-il pas abus à pré-

sumer ou faire comme si ces Tout faisaient deux ? La définition formelle de

l’oxymore (tout comme la métaphore entre autres phénomènes «subversifs») ne

donne aucun indice formel sur sa propre genèse, comme s’il ne lui était assigné

aucune sorte d’existence. Tout se passe comme si un nuage de chaos était associé

à la genèse, à la subversion. Cette présomption pessimiste s’intensifie lorsque Ton

emploie l’idée de «transgression» pour désigner la genèse.

Ne serait-il pas au contraire envisageable de chercher dans la subversion la loi

d’un «déploiement» ou d’un «dépliement»? Qu’en est-il de la réalité comme telle

de la «catastrophe géologique» dont parle Proust, non pas dans T après-coup de

son occurrence, c’est-à-dire une fois le Tout restabilisé, autrement dit, une fois

récupérée ou absorbée par un deuxième Tout, mais dans la contemporanéité de sa

survenue, supposant le Tout unique et continuement déformable? N’ingérons-

nous pas une discontinuité factice entre les Tout, en niant d’emblée la possibilité

d’un tel «dépliement»?

Nous voudrions réaliser une filature soutenue de ce que Barthes a appelé «subver-

sion». Quitte à côtoyer un certain positivisme, nous poserions l’hypothèse d’un

contenu ontologique possible au mouvement «subversif» du Tout. Nous nous

tournerons vers le mathématicien René Thom, qui a fait de la «discontinuité» des

systèmes l’objet d’une carrière. Condensant notre série d’interrogations en une

question: comment la subversion, qui génère l’oxymore entre autres «phénomènes

neront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux». Le côté de Guermantes, Paris, Édi- tions Gallimard, 1954, pp. 30-31.

Page 37: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

31Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

littéraires» peut-elle dériver du Tout défini syntagmatiquement-

paradigmatiquement?

Nous présupposons par là que les relations (paradigmatiques et syntagmatique)

définissant ce Tout soient elles-mêmes exigibles d’un contenu mathématique ; que

par son ambition descriptive (par le paradigme) et prédictive (par le syntagme, son

corrélât), le paradigme est déterminable par la fonction continue. Nous pointions

quelque chose de cette déterminabilité mathématique en soulignant plus tôt la

généralité et prégnance du paradigme, son caractère «catégorial et intuitif»2.

2 Morphogenèse du Sens, op. cit. p. 64.

Page 38: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

2.2 Le «surgissement» du point de vue mathématique: la notion de «disconti- unité»3

Selon René Thom4, la difficulté d’assigner un contenu ontologique au «surgisse-

ment producteur d’oxymore» est reconduisible à un problème mathématique.

Nous verrons :

2.2.1 La nature mathématique du refoulement dont fait l’objet la discontinuité, et

les enjeux dont ce refoulement fait l’objet.

2.2.2 L’explication donnée par Thom nous fournira l’occasion d’esquisser le prin-

cipe de sa démarche, qui vise à rendre compte mathématiquement des disconti-

nuités.

2.2.3 Retournant à notre problème de l’oxymore, la difficulté de conceptualiser sa

genèse sera cadrée à l’intérieur d’un mode d’intelligibilité contingent, d’un

choix métaphysique particulier.

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 32l’ontogénèse

2.2.1 L’éclairage de René Thom sur le refoulement dont la «discontinuité» et sanotion font l’objet

La «subversion» des lois d’un système exprime au sein de ce système une dis-

continuité. Or la notion de discontinuité est en tant que telle difficilement cons-

tructible mathématiquement. «Tout modèle quantitatif utilisable repose sur

!’utilisation de fonctions analytiques donc continues, affirme Thom, or rien ne met

plus mal à Taise le mathématicien qu’une discontinuité». C’est la nature dynami-

3 La présente section suppose connus du lecteur les concepts mathématiques d’application, de fonction, fonction continue, de prolongement analytique et d’espace-temps.4René Thom est un mathématicien français né en 1923, membre de l’Académie des Sciences auteur de la Théorie des catastrophes. En 1958, il s’est vu décerner la médaille Fields (équivalent du prix Nobel en mathématiques) pour ses travaux sur les discontinuités.

Page 39: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

que et génératrice de la subversion qui expliquerait sa difficulté à être pensée. La

discontinuité est «a priori, rebelle à toute mathématisation»5.

Cette difficulté a une portée considérable sur le problème de Γ intelligibilité de

l’oxymore. L’achoppement de la «contemporanéité» du surgissement ou de la

genèse d’un oxymore ne se situe pas au niveau de la méthode. Le tort n’en revient

pas à l’observateur qui interromprait sa description lors de l’instant du «surgisse-

ment» pour ne ré-appliquer sa «grille d’observation» qu’une fois le système resta-

bilisé et le produit, en l’occurrence, l’oxymore, réintégré et identifiable.

La «disruption», n’est pas imputable à la méthode, mais à des raisons essentielle-

ment mathématiques. La fonction analytique, sur laquelle repose en dernière ins-

tance tout modèle quantificateur exclut essentiellement de son champ la disconti-

nuité et la question de la genèse. Aussi ces modèles sont-ils opérationnels «tant

que les éléments [qu’ils décrivent] présentent une individualité bien définie, tant

qu’ils présentent des caractères d’immuabilité bien marqués. Quand ils sont plus

flexibles et qu’ils n’ont pas une individualité très nette, la décomposition du sys-

tème en éléments ne se révèle plus efficace.»6

Ces conditions inhérentes à la discontinuité expliquent qu’elle ne soit que rare-

ment étudiée pour elle-même et en elle-même, qu’elle ne devienne que rarement

le titre d’un problème. Lorsque, au niveau empirique, elle survient, elle marque

précisément un moment critique où, le modèle à fonction continue n’étant plus

opératoire, l’objet d’étude n’est plus reconnaissable et donc à sortir hors du corpus

d’étude. Un modèle standard n’est applicable qu’à ce qui est déjà structuré et sta-

ble. Ce sont des raisons intrinsèques au Tout défini paradigmatiquement que Ton

retrouve à l’origine de la difficulté d’observer la genèse.

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 33l’ontogénèse

5 Stabilité structurelle et morphogénèse, Paris, Interéditions, 1984, p. 9.6 René Thom, Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1980, p. 85

Page 40: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

34Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

Cependant, que retrouver à l’origine de la négligence à penser la problématique

de la genèse ? D’autres enjeux plus «extrinsèques» se mêlent certainement au re-

foulement et au désintérêt scientifique de la notion de discontinuité (de sa notion

cette fois, non d’une discontinuité). L’on sait en effet que la discontinuité n’étant

pas un phénomène reproductible, son élucidation, bien qu’elle permettrait une

plus grande intelligibilité, n’apporterait aucune possibilité de maîtrise (reproduc-

tion et prédictiblité) nouvelle, aucun apport pratique ou bienfait technologique. Le

désintérêt du problème de la genèse est peut-être lié à une science associée à

l’idée et à l’idéologie (technocratique) de maîtrise, de prédiction et reproductibili-

té des phénomènes7.

2.2.2 Le principe de «stabilité structurelle» comme condition au contenu ontologi-que de la «discontinuité»

René Thom a fait de la discontinuité un centre d’intérêt scientifique. Une prise en

compte mathématique de la discontinuité implique l’adoption du principe de sta-

bilité structurelle. Nous nous contenterons d’une formulation laconique de ce

principe : tout système (Tout) est considéré comme susceptible de déformations

continues, marquant certains états comme étant structurellement stables ou insta-

bles.

7 C’est pourquoi le fait que la constructibilité mathématique des discontinuité soit problématique ne justifie pas les ambitions trop exclusivement descriptives en sciences. L’occultation de la ques- tion de la crise des systèmes est le théâtre d’un enjeu éthique. Ainsi que le notait Julia Kristeva : «je [vais parler de la possibilité d’une] «théorie» au sens d’un discours analytique sur les systèmes signifiants qui resterait attentif à ces crises du sens, du sujet et de la structure. Ceci pour deux raisons : d’une part, ces crises, loin d’être des accidents, constituent une vérité de la fonction signi- fiante et par conséquent du fait social, d’autre part, mis au premier plan de l’actualité politique du XXe siècle, les phénomènes dont je traite à travers le langage poétique mais qui peuvent prendre d’autres formes en Occident aussi bien que dans d’autres civilisations, ne sauraient rester hors des sciences dites humaines sans jeter la suspicion sur leur éthique. Je [plaiderais donc] en faveur d’une théorie analytique des systèmes et des pratiques signifiantes qui chercherait dans le phéno- mène signifiant la crise ou le procès du sens et du sujet plutôt que la cohérence ou l’identité d’une ou d’une multiplicité de structures. «Le sujet en procès», L’identité, C. Lévi-Strauss dir., Paris, Presses Universitaires de France, (Quadrige) (1977), 1995, p. 224-225.

Page 41: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

35Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

L’adoption du principe de stabilité structurelle permet une prise en compte des

discontinuités, nécessite un concept d’espace approprié. Il faut «multiplier

l’espace substrat par un espace auxiliaire et définir dans cet espace produit l’être

le plus simple qui donne par projection son origine à la morphologie [à la dis-

continuité] observée.»8

L’usage d’un tel concept d’espace permettant de «décrire» et de rendre intelligible

la discontinuité implique la possibilité d’une procédure inédite du passage 10-

cal/global. L’approche de René Thom procède en sens inverse du passage 10-

cal/global proposé par les sciences quantitatives. Si la fonction continue (le pro-

longement analytique) est la notion clé du passage local/global des sciences quan-

titatives, la notion de «singularité» est, techniquement, la clé du passage du global

au local de l’approche de Thom. La singularité :

«est l’un des deux instruments, agissant en sens inverse l’un par rapport à l’autre, dont dispose le mathématicien pour passer du local au global : un passage requis dans toute déduction. Le premier de ces instru- ments allant du local au global, est le prolongement analytique sur lequel on peut dire que se fondent en dernière analyse toutes les méthodes exis- tantes de prédiction quantitative. Le deuxième, qui va du global au local, est justement celui [ utilisé dans mes travaux] des singularités»

En effet la «singularité» se comprend intuitivement ainsi :

«dans une singularité, il y a concentration en un point d’une forme globale que l’on peut reconstruire par déploiement ou désingularisation. Rendre une situation intelligible signifie alors, en bien des aspects, définir un ensemble de singularités qui engendrent par leur combinatoire, leur disposition réciproque, une configuration globale stable, non seulement dans l’espace substrat, mais aussi dans un espace de paramètres cachés ajouté comme facteur.»9

«Reconstruire par déploiement» et «désingulariser» apportent une signification

anti-déterministe à la description et au «rendre intelligible» puisqu’elles ne visent

8 René Thom, op.cit. p. 85.

Page 42: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

36Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

ni n’obtiennent aucun résultat prédictif. Les lois du déploiement ne déterminent

pas l’évolution temporelle du système et ne sont donc pas de nature déterministes

à l’instar des lois obtenues par prolongement analytique. En quelque sorte, ce que

modalise une «loi» du déploiement par singularité, ce n’est pas le «nécessaire»,

mais le «possible»9 10 11.

Si le projet d’accorder le centre d’intérêt à la discontinuité n’a pu commencer à

être formulé que relativement récemment (à partir des années 1980), c’est qu’il

fallait des avancées mathématiques décisives, notamment en Topologie et dans le

calcul différentiel permettant de traiter conceptuellement et techniquement les

singularités11.

2.2.3 Retour sur la difficulté à penser l’oxymore comme «surgissant» d’un sys-tème : légitimité et illigitimité du vitalisme

Aborder le surgissement comme tel, en se faisant contemporain de ce que nous

appelions —hasardeusement— son «dépliage», dans son «passe origamique» ou

son «déploiement» représente donc un défi aux mathématiques modernes, que

Thom s’est proposé de relever et qui est à l’origine de sa Théorie des catastro-

phes. Tant que ce défi d’étudier explicitement et pour elle-même la discontinuité

n’est pas relevé, il faut prendre la genèse de l’oxymore pour ce que connote

l’expression du «surgissement» : une apparition magique. À cet égard, Thom qua-

lifie à plusieurs reprises son travail comme la conjuration «géométrique» de la

magie, c’est-à-dire en remplaçant la magie conceptuelle par une géométrisation

satisfaisant un critère de localité.

9 Ibid., p. 91.10 Voir à ce sujet Thom, Prédire n'est pas expliquer, Paris, Flammarion, 1993.11 Nous ne considérons pas ces «avancées» comme un progrès au sens évolutif du terme, mais comme une réponse dialectique. Nous adhérons aux idées d’Adbert Lautman, voulant qu’une Dia- lecti que du Concept domine les mathématiques et que la compréhension des Idées de cette Dialec- tique se prolonge nécessairement en genèse de théories mathématiques effectives. A. Lautman, Essai sur l’unité des mathématiques et autres écrits, Préfaces de de Beauregard, !.Dieudonné, M. Loi, Paris, Éditions 10/18, 1977.

Page 43: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

37Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

Le recours à Thom nous permet donc de situer et relativiser cette magie de la ge-

nèse à l’intérieur d’un «domaine d’existence» qui constitue celui des fonctions

continues, des lois déterministes, soit le champ dit «réductionniste» et de donner

plus de précision au problème de !’intelligibilité de l’oxymore.

En outre, se trouve mieux situé le sémantisme cherchant à décrire la genèse de

l’oxymore. Les verbes tels que «subvertir», «transgresser», «absorber», «figer»,

«réorganiser»12 appliqués aux mouvements extraordinaires d’un système

s’homologuent aux concepts des penseurs vitalistes appliqués aux formes de la

matière. Pour les uns comme pour les autres, pour la morphogénèse comme pour

en général l’ontogénèse, un certain verbalisme s’avère une alternative relative-

ment légitime à un creux géométrique. Loin d’être réfuté, l’intérêt des catégories

creuses est relancé par l’approche thomienne:

«à condition de pouvoir le transformer, du vitalisme spéculatif qu’il a toujours été, en un vitalisme géométrique permettant de comprendre l’émergence des structures et leur stabilité structurelle globale», affirme Thom, «il est néces- saire de revenir en partie au vitalisme.» 13

12 Barthes utilisait ces verbes pour parler des phénomènes «de la création» au sens large comme la métaphore, mais sans doute également l’oxymore. L’aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, pp. 75-80. Compte tenu du niveau mathématique où s’appréhende le problème, l’on peut critiquer la démarche interprétative de Barthes, qui est pour nous typique du rapport interpré- tatif aux discontinuités et de la régulation des systèmes. Qualifier le «mouvement extraordinaire» du système par la notion de «paradigme syntagmatisé» ou de «syntagme paradigmatisé» comme il le fait constitue une sorte de torsion épistémique. Cette démarche recycle en deux étapes les no- fions de paradigme et de syntagme. De notions à valeur initialement descriptive, elles deviennent inopératoires lorsque surgit un mouvement autre. Mais cette faillite est occultée à ce stade, car le paradigme devient tout à coup le substrat d’une nouvelle paradigmatisation (le «paradigmatisé»), ou d’une nouvelle syntagmatisation (le «syntagmatisé»). Les notions de paradigme et de syntagme peuvent-elles être utilisées pour décrire leur propre corruption sans mettre un terme à leur validité. Notons que les expressions tel que le «syntagme paradigmatisé» sont difficile à mettre en défaut, car il reste que, si elles ne manifestent la métaphore que dans son après coup déjà stabilisé, elles continuent de la décrire de façon satisfaisante. Par ailleurs, le vocable «paradigmatisation» est creux ; si la langue permet la formation d’un verbe à partir d’un prédicat, il n’est pas garanti, en revanche, que ce verbe schématisera quoi que ce soit du processus, du moins dans sa contempora- néité.13 Petitot, Morphogénèse du sens, Op. cit. p. 54.

Page 44: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Thom va jusqu'à affirmer que «des deux points de vue traditionnellement oppo-

ses», soit le point de vue vitaliste et le point de vue réductionniste, «c’est, contrai-

rement à l’opinion courante, le point de vue réductionniste qui est métaphysique».

Le vitalisme, «s’appuie sur l’ensemble impressionnant des faits de régulation et de

finalité qui couvrent la presque totalité des activités vitales»14. Un des enjeux de la

Théorie des catastrophes, est de donner la possibilité de doter d’un contenu ma-

thématique les sémantismes affectés à la régulation des systèmes.

Si vitalisme, animisme, anthropomorphisme15 et autres absolutisation des séman-

tismes de la langue naturelle ne méritent pas de sévérité, une nuance s’impose. Le

refoulement de la question des discontinuités produit quelques chimères. Un vita-

lisme «alternatif» relativement légitime dégénère rapidement en vitalisme dogma-

tique produisant la chimère de la dualité anima-matière, dualité qui hante bien des

domaines, dont la biologie moderne, si l’on en croit Brian Goodwin:

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 38l’ontogénèse

«The structure of our language encourages the identification of «life» as a separate thing, a force or a substance that is in some sense ad- ded to the material matrix with which it is associated. This gives rise to a form of vitalism, which assumes an ontological distinction between the na- ture of the life force (spirit or soul) and the matter which it animates16.

14 Thom, Stabilité structurelle et morphogénèse, p. 159.15 Le verbalisme de Barthes rappelle le vitalisme de certains penseurs qui se sont intéressés avant lui à la morphogénèse (le «principe organisateur», les «entéléchies» de Driesch et de Goethe) et aux philosophies téléologiques (Bergson, Teilhard de Chardin). Ces vitalismes ne mériteraient par ailleurs pas tant de sévérité, (puisqu’ils parent à un certain creux géométrique) si la dualité chimé- rique anima-matière ne venait les encombrer subrepticement.16 «This type of Cartesian dualism sits comfortably with our theological traditions, but it also inha- bits areas of biological thought from which the original spirit/matter dualism was believed to be excercised. For example, there is an interesting ghost that haunts contemporary biology, arising from the metaphoric use of the softward/hardware dualism of programs and computers. It is gene- rally assumed that each species is defined by a «genetic program» which contains all the informa- tion required to make a complex organism of characteristic form and behavior, starting from sim- pie beginnings, such as an egg or a bud. This can be likened to the view that the plans for making a house contain all the information required for its construction. There is no harm in the metaphor so long as it is not taken litterally ; its limitation is that it ignores all the cognitive processes (or their biological equivalents) required for turning instructions into activities, and all the tacit knowldedge required to organize these into coherent processes. Nevertheless, there is a very strong tendency in biology to invest genetic instructions with the full generative power to create an organism. This results in an essentialism (genes = essence of life) that is vitalistic : a part of the organism is regar- ded as the source of its distinctive qualities and is given powers it does not really possess». Brian

Page 45: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

39Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 'l’ontogénèse

L’encombrement des chimères telles que Γanima/matière, serait-elle une alterna-

tive légitime face à un creux géométrique sur l’ontogénèse, elle signe l’impératif

d’un retour positif sur la discontinuité. C’est à toute une rationnalité définissant

un type d’intelligibilité, à toute une scientificité gouvernée par la quantification

des phénomènes, par l’usage exclusif de la fonction continue et des lois détermi-

nistes que peut se voir adressé cet impératif d’une science des discontinuités qua-

litati ves, comme le dit Goodwin:

«the clarification of the issues involved touches a whole range of questions concerned with the nature of a science of qualities, and how this would differ from the quantitative science with which we are so familiar and which has been so successful. What will emerge is that varieties of vi- talistic essentialism, wheter reductionist (as in the genetic program) or spi- ritual (a vital essence of the organism), are equally unsatisfactory for the kind of understanding that characterizes a holistic science of qualities.»17

Le problème sur la discontinuité, étant reconductible au niveau de sa constructibi-

lité mathématique s’avère éminemment transdisciplinaire. Le problème d’une

intelligibilité de l’apparition de l’oxymore Jésus-Christ en théologie se voit donc

solidarisé avec celui de la morphogénèse en biologie et en géologie18.

C. Goodwin. In Willis Harman, dir., et al.,New Metaphysical Foundations of Modem Science, «Toward a science of qualities», Institute of noetic sciences., 1994, pp. 215-216.17 Ibid., p.216.18 Pour un tableau plus complet sur les problèmes scientifiques mêlées à la question de l’ontogénèse, voir le chap. IV de Stabilité structurelle et morphogénèse op. cit.

Page 46: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

40Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

2.3 Positions philosophiques explicites et implicites face aux discontinuités

Même si elle n’exposait que les thèses de l’approche de Thom, la section précé-

dente pointait la possibilité —inédite dans l’histoire des mathématiques— de ren-

dre mathématiquement intelligibles les discontinuités. Cette possibilité permet de

caractériser à l’intérieur d’un cadre rationnel élargi le problème de la genèse de

l’oxymore. Le creux ontologique qui affecte la question de la genèse apparaît dé-

sormais comme relativement contingent. A la lumière de cette contingence, peut-

être pouvons-nous mieux situer les raisonnements philosophiques entourant la

genèse de l’oxymore, raisonnements qui découlent encore du postulat (partielle-

ment légitime lorsque n’existent pas les travaux de Thom) selon lequel la dis-

continuité est par essence inobjectivable.

L’on essaiera de situer, d’une part, l’inorthodoxie, voire le soupçon de «positi-

visme» qui taxe encore une interrogation positive sur la genèse. D’autre part,

puisque l’oxymore est un événement que l’on veut, de tradition philosophique

comme essentiellement inobjectivable, une théorie mathématique sur les disconti-

nuités met désormais en défaut le caractère éventuellement spéculatif de

!’investissement «transcendental» de la notion d’oxymore.

2.3.1 Nous survolerons la position kantienne vis-à-vis de la discontinuité des sys-

tèmes. Cette position nous apparaît être exemplaire, voire créer une tendance

dans les sciences humaines.

23.2 Nous analyserons ensuite un texte du sémioticien Jacques Pierre qui aborde

l’oxymore du point de vue de sa genèse (de son «événementialité»), La charge

«existentielle» dont il investit la notion d’oxymore nous apparaît conséquence

de la démission d’une interrogation positive sur la discontinuité (ou genèse).

Page 47: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

41Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

Avec la perspective que nous donne la notion de discontinuité, nous espérons

clore avec un peu plus de clarté notre bilan sur le rôle qu’assignent à la genèse de

l’oxymore les formalismes sémiotiques, et par là peut-être mieux préciser les

conditions d’intelligibilité de la notion d’oxymore et de son «surgissement».

2.3.1 La conception explicitement «exclusive» de la discontinuité chez Kant

Nous gardons en vue que l’oxymore est le résultat d’une discontinuité du système

signifiant (défini paradigmatiquement). Or une certaine tendance se dessine fai-

sant de la discontinuité ou «crise» des systèmes la limite mettant un terme à la

quête d’objectivité. C’est ainsi que l’oxymore (dont le surgissement rend inopéra-

tionelles les relations paradigme-syntagme) devient, pour plusieurs penseurs, le

lieu par excellence de cette abdication. L’oxymore devient le représentant sacré de

la limite objective et son concept ne saurait relever que d’un usage purement ré-

flexif.

Cette attitude résignative-réflexive face aux subversions des systèmes remonte

peut-être à Kant. À tout le moins, cette attitude est surdéterminée par une concep-

tion toute kantienne de l’objectivité19.

En effet, Kant canonise l’attitude voulant que la quête positive soit à toutes fins

pratiques interdite lorsque la discontinuité coïncide avec les schèmes. La disconti-

19 La quête subjective est une opération semblable, par ailleurs, à la quête objective. Le jugement réfléchissant kantien s’homologue par sa forme abductive à l’attitude scientifique la plus autorisée de remise en cause positive, qui opère une reformulation virtuellement infinie entre l’hypothèse et le résultat. L’opération d’un passage du local au global y est la même, l’une négative, abîmant le sujet, l’autre positive, dans la quête du savoir. U. Eco remarquait que: «le jugement réfléchissant n’est donc qu’«un principe de la réflexion sur les objets, pour lesquels objectivement nous man- quons totalement d’une loi, ou bien d’un concept de l’objet, qui serait suffisant comme principe pour les cas qui se présentent (Critique de la Faculté de Juger, thèse 69). Et ce doit être un genre d’hypothèse bien aventureuse puisqu’il s’agit d’inférer une règle que l’on ne connaît pas encore à partir du particulier (d’un Résultat) ; et pour trouver quelque part la règle, il faut supposer que ce Résultat est un Cas de la Règle à construire. Kant ne s’est pas exprimé en ces termes, bien sûr, mais le kantien Peirce l’a fait : il est évident que le jugement réfléchissant n’est rien d’autre qu’une abduction».

Page 48: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

imité épuise les ressources de l ,imagination théorique, et le concept qui la décrit

ne peut que renvoyer au sujet et relever que d’un usage réflexif. (Les schèmes sont

la limite ultime de l’objectivité, ne pouvant être remis en cause, !’imagination

théorique ne peut que réfléchir sur elle-même)20 21. Une majorité de penseurs adopte

les schèmes dégagés par Kant, les présumant a-historiques. Toute quête positive

sur la discontinuité sera perçue comme positiviste, comme un forçage métaphysi-

que.

Pour Kant, les discontinuités caractéristiques de la morphogénèse sont et resteront

essentiellement inschématisables. Pour cette raison, l’auto-organisation de la ma-

tière et les concepts de finalité qu’on lui attache ne pourraient recevoir de statut

objectif. L’auto-organisation de la matière, (que l’on peut entrevoir dans les pro-

cessus d’homéostase, de rapport adaptatif à 1 ’environnement, etc) est pour Kant

apparente. C’est dire que 1 ’anthropomorphisation de la matière (dont faisait état

B. Goodwin à propos de la matière vivante et à quoi se rattachaient les penseurs

vitalistes) est une sorte d’attitude «naturelle» nécessaire à la compréhension, mais

jamais à l’explication. L’auto-organisation de la matière vivante chez Kant n’est

pas effective. Elle est plutôt le symptôme des limites cognitives du sujet : «d’après

la constitution particulière de mes facultés de connaître, je ne puis, au sujet de la

possibilité de la nature et de sa production, juger autrement qu’en imaginant une

cause agissant par intention»2'.

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 42l’ontogénèse

Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1998, p. 95.20 De façon fort intuitive, l’on peut saisir que la discontinuité est difficilement «schématisable». Par exemple, les deux figures euclidiennes du cube et de la sphère peuvent constituer, chacun, un schème (en tant que formes de l’intuition mathématiquement déterminées dans le concept). Cepen- dant, une déformation continue qui transformerait le cube en sphère, serait-il «décrit» par le terme «sphérisation» ne schématise rien. Le «concept» de «sphérisation» ne peut être déterminé par au- cune géométrisation ou incarnation spatio-temporelle effective dans l’espace euclidien. Dès lors, la déformation continue, qui ne peut être supportée ou déterminée mathématiquement par l’espace mathématique (euclidien) ne peut renvoyer en droit qu’à une discontinuité absolue, à «l’éclatement de la forme». L’espace euclidien ne laisse aucune prise conceptuelle à la transformation continue menant d’une figure géométrique à une autre. Dans ces conditions, les catégories ou concepts décrivant les phénomènes de la morphogénèse ne peuvent accéder au statut de schèmes.21Kant, Critique de la faculté de juger, (trad. A. Philonenko), Paris, Vrin, 1790, p. 75.

Page 49: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

C’est tout le principe de stabilité structurelle qui est par là exporté de la sphère

objective, avec Kant :

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 43l’ontogénèse

«Kant explique pourquoi, dans le cadre juridico-transcendantal éta- bli par la première Critique, l’objet biologique caractérisé par son (auto) organisation, par sa régulation et par sa reproduction (finalité interne) ainsi que par son adaptation (finalité externe) relève nécessairement de deux «maximes» du jugement, de deux principes heuristiques pour sa compré- hension : d’une part la maxime causaliste, objective, du jugement détermi- nant et d’autre part la maxime finaliste, non objective du jugement réfié- chissant. Pour Kant, ce conflit qui ne devient une véritable antinomie de la Raison que si l’on prétend faire de la finalité -i.e. du concept d’organisation- un concept objectif, est irréductible. Il faut en chercher l’origine dans la contingence morphologique des formes naturelles. Dans des pages admirables, Kant explique en effet que, puisque la connaissance scientifique culmine dans la catégorie de nécessité -Thom dirait dans la ré- duction de l’arbitraire des descriptions-, si !’explication «mécaniste» du vivant était effective, elle devrait faire apparaître de la nécessité (des lois de la forme) derrière la contingence morphologique. Elle devrait pouvoir la réduire par le formalisme génératif de la géométrie et du calcul diffé- rentiel (c’est-à-dire par les mathématiques associées à la schématisation des catégories de l’objectivité). Mais cela présupposerait l’existence d’une géométrie en quelque sorte morphologique, d’une analysis situs structurale conforme à la description linguistique des phénomènes d’embryogenèse et de régulation.»22

Or pour Kant :

«une telle géométrie morphologique était introuvable. Non schéma- tisables, non par hasard mais par essence, les concepts structuraux sont par conséquent sans valeur objective. Bien qu’empiriquement conditionnés, ils ne sauraient relever d’un usage déterminant. Bien que heuristiquement né- cessaires à la compréhension des phénomènes d’organisation et de régula- tion, ils n’appartiennent pourtant pas à leur explication, mais seulement à leur description. Ils ne sont que régulateurs pour la faculté de juger réfié- chissante. Et c’est pourquoi le principe de finalité n’est pas un principe constitutif. Pour Kant, cette limite indépassable de l’objectivité était inti- mement solidaire du fait que, précisément parce que contingentes, les formes naturelles sont intrinsèquement porteuses de signification (Critique de la faculté de juger esthétique) : le défaut de détermination objective ou- vre l’horizon du Sens dans la Nature, ce lien entre Forme et Sens ayant lui-

22 Jean Petitot-Cocorda, «Structuralisme et phénoménologie : la théorie des catastrophes et la part maudite de la raison», Logos et théorie des catastrophes, Genève, Patino, 1988, p. 359.

Page 50: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

44Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

même pour cause lafinitude de l’entendement humain, sa nature discursive (subsumer le particulier sous le général) et non intuitive.»23

L’impossibilité d’un fondement objectif de 1 ’auto-organisation de tel «système

biologique» est une limite essentielle pour Kant. Certes, ce n’est pas la doctrine

kantienne sur l’auto-organisation de la matière qui «passe» dans la configuration

philosophique des sciences humaines actuelles. Nous ne la mentionnons que parce

qu’exemplaire de l’attitude vis-à-vis de la discontinuité, mais c’est bel et bien le

lieu «architectonique, transcendental, systématique» où passe la frontière entre le

nouménal et le phénoménal qu’elle entérine. Et ce lieu -frontière entre le noumé-

nal et le phénoménal, lieu qui décide d’une conception de l’objectivité qui prévaut

dans l’épistémologie des sciences humaines contemporaine:

«Si l’on réduit dogmatiquement l’objectivité, comme on le fait en général, à une conception physicaliste de la nature, alors le partage kantien s’impose de façon encore très contraignante : d’un côté, la sphère phéno- ménale objective de la nature progressivement mathématisée, de l’autre côté, la sphère nouménale de la liberté et, à l’interface, l’ordre de la finalité qui fonctionne comme une sorte de quasi-objectivité où le nouménal se trouve partiellement reterritorialisé comme vie (!’organisation des êtres vi- vants, ce que Kant appelait leur finalité interne objective) et comme sens (ce que Kant appelait la finalité subjective formelle).»24

Compte tenu de la possibilité toute récente de donner un contenu mathématique à

la discontinuité par la prise en compte du principe- de stabilité structurelle, nolis

sommes en droit de demander : des fameux schèmes kantiens décidant des limites

de la connaissance objective, qu’est-ce qui relève des limites mathématiques du

temps de Kant ? Dans quelle mesure l’adoption quasi unanime du partage kantien

noumène/phénomène tient-elle à une méconnaissance des avancées mathémati-

ques25 ?

23 Ibid., p. 359!24 Petitot-Cocorda, «La connaissance comme valeur», Encyclopedia Universalis (symposium), p. 140.25 Nous pouvons de plus nous demander dans quelle mesure les facteurs sociologiques ont concou- rus à exclure des sciences humaines les tâches constructives de la pensée: «la lutte idéologique contre le rationalisme au nom de sa relation à la tradition humaniste libérale de VAufklärung a (...)

Page 51: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

45Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

Enfin et surtout, dans !’investissement transcendantal et existentiel dont est affecté

l’oxymore, qu’est-ce qui revient à un partage noumène/phénomène appelé à être

renouvelé par des mathématiques qualitatives? Cette dernière question nous mène

au sémioticien Jacques Pierre, qui, dépassant la définition purement formelle et

descriptive de l’oxymore lui donne une signification existentielle en l’abordant,

comme par ailleurs nous voulons le faire dans ce mémoire, sous l’angle de son

«événementialité».

2.3.2 L’implication exclusive de la discontinuité dans !’interprétation philosophi-que de la notion d’«oxymore» chez Jacques Pierre

Jacques Pierre aborde l’oxymore précisément sous l’angle qui nous intéresse, soit

celui du surgissement ou de la genèse de l’oxymore (de son «événementialité»,

dit-il) dans un article intitulé : «Du terme complexe à la croyance : le problème de

la bordure et du fondement dans la sémiotique greimassienne»26. Or la charge

explicitement transcendantale et existentielle de l’oxymore est exemplaire d’une

adoption du partage kantien que nous venons de mentionner et, plus profondé-

ment, d’une conception implicitement exclusive de la discontinuité.

L’on peut voir le premier signe d’une conception exclusive de la discontinuité

dans !’association de la notion de l’apparition du «terme complexe» non pas à la

«crise des systèmes» mais directement à leur «limite fondationnelle». Pour élabo-

rer sur ce qu’il entend par «limite», Pierre réfère à la doctrine heideggerienne de

l’être, et prépare cette référence en élaborant sur la philosophie mathématique de

Wittgenstein.

eu pour conséquence majeure la démission quasi complète de la philosophie envers les tâches constructives de la pensée. La philosophie a, en quelque sorte, abandonné à la science le destin humain qu’est la réalisation objective de la raison. Devenue sans objet, elle s’est consacrée à une déconstruction sophistique indéfinie de la «métaphysique» et de l’ontologie. Disjointe de la positi- vité scientifique, elle s’est vouée à l’exploration lyrique de la violence indicible de toutes les for- mes de la négativité.» Ibid., p. 140.26 Action, Passion, Cognition d’après A. J. » Greimas, 1997.

Page 52: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

46Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

L’événement de l’oxymore (sa genèse, son apparition, son surgissement) se rap-

porte chez Pierre à la notion heidegerienne «d’événementialité» et cette dernière

est à comprendre par rapport au potlach chez Mauss. Ces développements sont

condensés dans le passage suivant:

«qu’advient-il dans une structure où sont distribuées des valeurs, quand ces dernières sont simultanément assertées? Pour donner un cas concret, plus précisément celui que Mauss analyse dans son célèbre article sur le don, qu’advient-il quand, au terme d’une spirale de réciprocité entre le don et le contre-don, une communauté jette d’un seul coup au milieu du village tous les biens échangeables et les détruit? La finalité économique du système d’échange qui est de faire circuler les biens est alors court- circuitée, de telle sorte que le regard est détourné de l’objet du don, devenu accessoire, pour être reporté à la donation elle-même. Les biens cessent d’avoir une importance en eux-mêmes et c’est la totalité limitée qu’ils constituent tous ensemble qui est alors actualisée. Le potlach fait émerger l’événement du système d’échange. On ne dit plus; ou plutôt, ce que l’on dit ou ce que l’on échange perdant toute importance, on montre.»

Le «terme complexe» est au «carré sémiotique» ce que le potlach est à la circula-

tion des biens, ce que le «don» est à la «donation», ce que «l’objet particulier» est

à la «totalité limité», ce que !’«événement» est au «système» et le «dit», au «mon-

trer». La disjonction événement/être apparaît chez Pierre comme irréductible et

c’est même par rapport à elle que le «terme complexe», en plus d’être lui aussi

inobjectivable, va jusqu'à «jouer un rôle»27, montrant le dire:

«dans le carré sémiotique, l’assertion simultanée des valeurs contraires dans le terme complexe joue le même rôle. Le terme complexe déplace ainsi le point focal et le fait passer du système en tant que diversi- té organisée au système en tant que totalité. (...) On cesse de dire, donc, et on montre» ( nous soulignons)28.

.Ibid״28 Jacques Pierre, «Du tenue complexe à la croyance : le problème de la bordure et du fondement dans la sémiotique greimassienne», Action, passion, cognition d’après A. J. Greimas, (P. Quellet dir.) 1997, Québec, Nuit blanche Éditions, p. 355.

Page 53: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Le «terme complexe» relève non seulement d’un usage réflexif, il est promu à la

fonction d’opérateur du «changement de focus», d’agent du «détournement du

regard», actualisateur de «la totalité limitée du système». Plus qu’événement inob-

jectivé, le «terme complexe» apparaît comme essentiellement inobjectivable, plus

qu’inobjectivable, il devient, comme chez Kant, force négativant le sujet. Pour

Pierre, l’événement n’est pas seulement, de fait, inobjectivé dans l’être formel du

carré sémiotique (ce que nous avons constaté cf. 1.2), mais essentiellement inob-

jectivable.

Dans l’article de Pierre, il est hors de question, pour Pierre, que cette inobjectivité

essentielle tienne à l’être formel propre au carré sémiotique. Au contraire, l’être

formel greimasien et sa formalisation propre, plutôt que d’être invoqués, semble

suffisamment acquis pour affirmer qu’«à partir du moment où on comprend ce

fait», à savoir le fait de l’analogie du potlach avec le surgissement du «terme

complexe», «la réflexion fondationnelle peut prendre quelque distance par rapport

à la procédure axiomatique». Et cela, «non pas pour la révoquer»29.

L’inobjectivabilité de la genèse (de l’événement) de «l’oxymore» est la version

philosophique de la conception négative de la discontinuité mathématique. Or

cette situation fournit un point de branchement au motif existentiel, puisque ces

conditions renouent avec la doctrine négative de l’être, doctrine heideggerienne

(pour laquelle, lorsqu’elle essaie dépasser les déterminations spatio-temporelles

qui caractérisent l’Être comme événement opère un forçage métaphysique)30. Les

trois idées subséquentes coulent alors de source : «car la limite, dès lors qu’elle est

événementielle, devient ma limite. Toutes les places sont substituables les unes

aux autres dans le fondement.» Parvenu au faîte existentiel de son argumentaire,

Pierre déclare que «la limite devient ma naissance, ma mort. Et ma mort est celle

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 47l’ontogénèse

* Ibid., p. 353.30 Voir à ce sujet Alberto Gualandi, Deleuze, Paris, Société d’édition les Belles Lettres, 1998,pp.82-88.

Page 54: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

48Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

de tout le monde»31. C’est insérer à l’intérieur même de la notion d’oxymore une

teneur existentielle et transcendantale.

Cependant, la lumière de mathématiques qualitatives qui concevraient positive-

ment la discontinuité relativise cette conception de l’événement et le type

d’axiomatisation qui est la source de son absolutisation. Et, la perspective fonda-

tionnelle wittgensteinienne ainsi que la doctrine heideggerienne de l’être, ne sont

plus fatalement lancées par l’événement de l’oxymore. Elles sont usage philoso-

phique non nécessaire des mathématiques qui relèvent directement d’un type

d’axiomatisation qui refoule la question du langage-objet. Ainsi que l’a remarqué

Albert Lautman :

«pour Wittgenstein et Camap, les mathématiques ne sont plus qu ’une langue indifférente au contenu qu ’elle exprime. Seules les proposi- tions empiriques se référeraient à une réalité objective, et les mathémati- ques ne seraient qu’un système de transformations formelles permettant de relier les unes aux autres les données de la physique. Si l’on essaie de comprendre les raisons de cet évanouissement progressif de la réalité ma- thématique, on peut être amené à conclure qu’il résulte de l’emploi de la méthode déductive. À vouloir construire toutes les notions mathématiques à partir d’un petit nombre de notions et de propositions logiques primiti- ves, on perd de vue le caractère qualitatif et intégral des théories consti- tuées [...] La recherche des notions primitives doit céder la place à une étude synthétique de l’ensemble»32. (Nous avons souligné.)

Comment ne pas suspecter dans l’argumentaire de Pierre une manière de nostalgie

de l’hétéronomie? Nostalgie qui s’est trouvé une raison philosophico-

mathématique qui lui sied. Comment se débarrasser de l’impression que

l’oxymore ait ici servi directement une prédication existentielle?

N’y a-t-il un contournement trop économique de la possibilité de mathématique

qualitatives (en d’autres mots d’une conception positive de la discontinuité), et

une hâte vers les «limites» du discours? Car avant que ne s’hétérogénise absolu­

Ibid., p. 353.31

Page 55: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

49Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

ment le contenu d’avec sa langue, ne faut-il pas avoir éprouvé, au moins en prin-

cipe l’épuisement de toute «ressource» conceptuelle positive? N’y a-t-il pas, au-

trement dit, complaisance philosophique à endosser la conception wittgenstei-

nienne des mathématiques à l’endroit de l’oxymore ? 32

32Essai sur l’unité des mathématiques et divers écrits, op. cit., p. 23-24.

Page 56: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

50Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question del’ontogénèse

Conclusion de la première partie

L’appareil conceptuel de Greimas ne surmonte pas l’aporie d’une définition

descripti viste de l’oxymore (du «terme complexe» et «terme neutre»). En effet l’idée

de «complexification» à laquelle recourt Greimas pour rendre compte de la genèse

de l’oxymore ne vient que signifier cette dernière. Il suffit de la considérer

strictement par rapport à l’être formel du carré pour s’apercevoir qu’elle s’impose

d’une manière spéculative, n’exprimant aucune nécessité ni possibilité spatio-

formelle. Le carré en tant qu’être formel ne parvient pas à modaliser la genèse (aussi

bien de la différence que de ses divers avatars, oppositions et oxymore). Aussi

revenons-nous avec notre minimum initial n’offrant qu’une définition «de repérage»

de l’oxymore.

Dans le but de nous donner une image plus nette de la problématique, la méthode

suivie a été celle d’un recours réduit des contenus théoriques sur l’oxymore et d’un

examen plus attentif aux procédures de formalisation sous-tendant ces contenus. À

cet égard, il nous a semblé que la catégorie des cas offrait une interprétation

originale sur la genèse des «termes complexes/neutre» pour autant qu ,elle renonçait

à une certaine orthodoxie formelle. Alors un nouveau courant semblait traverser

notre bilan et lui donner forme: le processus de formalisation ne constituerait-il pas

en lui-même un processus destructeur de certaines conditions d’intelligibilité sur la

genèse de l’oxymore et donc !’intelligibilité de l’oxymore?

Nous avons donné foi à cette idée au deuxième chapitre en recourant aux critiques

de René Thom, d’Albert Lautman et de Brian Goodwin. Critiques plus

transversales, en ce qu’elles se cadrent sur tout un langage, voire une rationalité

scientifique dite «réductionniste». Mais critiques plus précises en ce qu’elles

reconduisent au sous-bassement ontologico-mathématique des formalismes les

inaptitudes des formalismes à traduire la genèse.

Page 57: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Notre problème sur l’intelligibilité de l’oxymore affirmerait sa nature mathematico-

ontologique et se situe à l’intérieur d’un cadre rationnel absolutisant la fonction

analytique. La genèse (ou discontinuité du système) étant une notion essentiellement

incompatible avec le continu, il s’ensuit un point aveugle sur la genèse au sein des

formalisations standards.

Ces procédures de formalisation, qui constituent tel langage comme «scientifique»,

évacuent les intuitions qui n’originent pas de l’espace-temps physique. Ainsi la

catégorie des cas qui nous apparaissait fournir une «base catégorielle» d’intuition

topologique, s’avère méconnaissable dans une reprise formelle «plus orthodoxe»

telle le carré de Greimas. L’espace euclidien, dérivé de l’espace-temps physique est

muni, dit Thom, d’une structure analytique naturelle. Il hérite de ses propriétés

d’analyticité qui refoulent nécessairement la question de la discontinuité. «En

physique fondamentale, les espaces internes qu’il y a lieu d’introduire pour décrire

les entités physiques peuvent être directement reliés à l’espace temps, ou à son

groupe d’équivalence, par des constructions mathématiques définies. Il n’en faut pas

plus pour expliquer les grandes lois fondamentales et leur caractère analytique»33.

Plus généralement, il s’agit d’une rationalité qui absolutise la fonction analytique

continue. Or la genèse est une notion essentiellement incompatible avec le continu.

Ce serait ainsi tout un contexte rationnel, «réductionniste», qui concourt à la plage

aveugle sur l’ontogénèse, négligeant les ressources qualitatives des mathématiques.

Goodwin, Thom et déjà Lautman formulent à cet égard l’impératif d’une science et

d’un renouvellement des rapports mathématique/ontologie et d’une mathématique

des qualités.

Dans des conditions où la formalisation scientifique annule intrinsèquement la

question de l’ontogenèse, nous obtenons un éclairage sur la relative surenchère

philosophique affectant actuellement les notions philosophiques «d’événements» et

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 51l’ontogénèse

Page 58: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

par conséquent d’oxymore. Cet investissement philosophique de l’oxymore serait le

pendant d’une inaptitude à penser l’ontogénèse. Le creux ontologico-mathématique

gf trop-plein discursivo-philosophique sur l’événement sont deux faces d’une même

médaille.

La possibilité —tout récemment actualisée avec Thom— de mathématiques qualita-

tives pose l’urgence épistémologique d’un rafraîchissement du partage épistémique

phénoménal/nouménal -celui posé par Kant en des ères newtoniennes. Il s’agit de

dégager l’oxymore de son auréole épiphanique comme de son carcan spéculatif et de

lui conférer la position épistémologique qui, en des temps où des langages attentifs à

l’ontogénèse sont possibles, lui revient. 33

Chapitre 2 Bilan sur les cadres explicatifs de l’oxymore et discussion sur la question de 52l’ontogénèse

33 Thom, Modèles mathématiques de la morphogénèse, (2e éd.), Paris, Christian Bourgois, cité par Petitot-Cocorda dans Morphogénèse du sens, op. cit. P. 90

Page 59: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

53

DEUXIÈME PARTIE

La notion d’oxymore dans Logique du sens de Gilles Deleuze

Page 60: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

54

Introduction à la deuxième partie

Nous savons qu’une conceptual!té ou simplement un langage attentif à l’ontogénèse

n’est plus à inventer —une conceptualité peut-elle être dite, par ailleurs,

«inventadle», sans que son statut devienne ad hoc! Le travail systématique, et de

facture théorématique de René Thom vient en témoigner.

Dès lors, pourquoi en appeler en particulier à Gilles Deleuze et à son ouvrage

Logique du sens1!

Logique du sens cherche à faire accéder la notion d’«événement» à l’intelligibilité

en apportant un langage ontogénétique et qualitatif. Deleuze fonde la notion

«d’événement» à l’aide de la notion topologique de «singularité». B en résulte un

langage original par lequel : «il ne s’agit pas de quantifier ni de mesurer les

propriétés humaines mais d’une part de problématiser les événements humains,

d’autre part de développer comme autant d’événements humains les conditions

d’un problème»2.

Ce nouveau langage qui promet de remédier à l’inaptitude des procédures

réductionnistes de formalisation par la conservation du problème de l’ontogénèse

est-il susceptible de nous fournir une conception de ce qui nous intéresse

particulièrement, soit !’«événement» précis menant à ce que nous appelons un

oxymore?

Logique du sens n’est rien d’autre que l’épuisement d’une conceptualité qui suit une

conception positive de l’événement. B s’avère que ce déploiement atteint de lui-

même la question des entités définies par la synthèse de deux contraires. Ces entités

prennent chez Deleuze le nom de mots ésotériques et mots valises. Non content 1

1 Logique du sens, Paris, Editions de minuit, 1969

Page 61: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

55

qu’on les définisse «en disant qu’ils contractent plusieurs mots et enveloppent

plusieurs sens («frumieux» = fumant + furieux.»)», Deleuze pose que tout «le

problème est de savoir quand les mots-valises deviennent nécessaires2 3». Π existe

selon lui une classe de mots ésotériques, appelés «mots valise», qui se trouve liée, en

quelque sorte, aux «conditions de possibilité» du langage et de la pensée. À l’instar

des paradoxes, l’on pourrait dire d’eux qu’ils:

«insistent dans le langage, et tout le problème est de savoir si le langage lui- même pourrait fonctionner sans faire insister de telles entités. On ne dira pas non plus que les paradoxes donnent une fausse image de la pensée, invraisemblable et inutilement compliquée. B faudrait être trop «simple» pour croire que la pensée est un acte simple, clair à lui-même, qui ne met pas en jeu toutes les puissances de l’inconscient, et du non-sens dans l’inconscient. Les paradoxes ne sont des récréations que lorsqu’on les considère comme des initiatives de la pensée; non pas quand on les considère comme «la Passion de la pensée.4»

Cependant tout mot valise n’a pas le pathos caractéristique au paradoxe. Toute

ressemblance formelle unissant les divers mots ésotériques ne doit pas gommer des

différences essentielles : certains «oxymores» marquent des lieux de folie, certains

des jeux, certains des lieux de poésie :

<4’observateur doit être attentif : il est peu supportable, sous le prétexte des mots valises par exemple, de voir mélanger les comptines d’enfants, les expérimentations poétiques et les expériences de folie. Un grand poète peut écrire dans un rapport direct avec l’enfant qu’il a été et les enfants qu’il aime; un fou peut entraîner avec lui l’œuvre poétique la plus immense dans un rapport direct avec le poète qu’il fut et qu’il ne cesse pas d’être. Cela ne justifie nullement la grotesque trinité de l’enfant, du poète et du fou. Avec toute la force de l’admiration, de la vénération, nous devons être attentifs aux glissements qui révèlent une différence profonde sous les ressemblances grossières»5.

La deuxième moitié de notre mémoire se donne pour objectif de demander à Gilles

Deleuze comment un langage qualitatif et ontogénétique permet-il de fonder toute

distinction de classe d’oxymores, soit les mots valises et les mots ésotériques?

2 Ibid., p. 70.3 Ibid., p. 59.4 Ibid., p. 52.

Page 62: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

56

Comment ce langage peut-il résoudre l’aporie sur l’événement ou la genèse de

l’oxymore, qui nous semblait pouvoir donner une intelligence à l’oxymore, et dans

quelle mesure le résout-il effectivement, c’est-à-dire : à quel statut épistémique peut

prétendre un tel «langage» ? Peut-il esquisser à proprement parler une «science des

qualités» ? Et sur quoi peut s’appuyer la prétention selon laquelle le système de

catégories que propose Deleuze serait plus adéquat à rendre compte des

discontinuités?

Cette seconde partie du mémoire articulera deux sections proposant chacune une

solution à l’aporie sur l’oxymore :

1) Au chapitre 3, nous examinerons la conceptualité proposée dans Logique du sens

en précisant les notions d’«événement incorporel» et de «surface incorporelle»

qui la constituent. Cette conceptualité nous permettra d’emblée de repenser

l’oxymore en la définissant, ainsi que l’a fait Michel de Certeau, comme une

«coupure». Nous verrons que cette première définition de l’oxymore lui donne un

début d’intelligibilité et permet de lever une série d’apories identifiées dans la

première partie.

2) Au chapitre 4, nous reviendrons plus spécifiquement au détail de la conceptualité

deleuzienne en apportant les éléments qui la caractérisent comme une conceptualité

autonome. Ces éléments nous amèneront à comprendre la notion deleuzienne de

mot-valise (qui correspond formellement à l’oxymore). Nous discuterons de l’apport

pratique, théorique et épistémique de la conception deleuzienne de l’oxymore.

Notre conclusion réinscrira l’enjeu de notre problème sur l’oxymore pour la

théologie et les sciences des religions.

Page 63: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

57

Il convient de remarquer que le caractère de l’ouvrage que nous étudions, Logique

du sens, mais apparemment toute l’œuvre de Deleuze, rend artificielle toute

architecture qui chercherait à leur donner systématicité. Notre seconde partie, par les

objectifs qui nous orientent vers Deleuze, est passible d’un tel forçage artificiel.

L’œuvre de Deleuze a ceci de particulier qu’elle est explicitement commandée par

une image de la pensée qui fait «la part de ce qui dans la pensée ne pense pas mais

agit, ne se retourne pas réflexivement sur un donné préalable pour en extraire le sens

mais opère pratiquement des connexions entre des données disparates pour étendre

le domaine de l’expérience6.» B s’ensuit, ainsi que le remarque P. Vauday un type de

livre tout à fait singulier «non plus unitaire mais sériel et plural», dont les chapitres

«ne s’emboîtent pas les uns dans les autres pour signifier 1 ’auto-mouvement de la

pensée, mais des séries établissant des unités locales sont montées en parallèle qui

appellent de la part du lecteur démontage et remontage»7.

6 Patrick Vauday, «Dérive philosophique et parcours rhizomatique» in L'univers philosophique, Encyclopédie philosophique universelle, 2me édition 1991, Paris, Presses Universitaires de France, p. 8717 Ibid, p. 872.

Page 64: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 58corporelle»

CHAPITRE 3

Première formulation de la notion d’oxymore à l’aide des notions de «surface incorporelle» et «d’événement incorporel»

Nous voudrions voir pensé l’oxymore dans un espace conceptuel et formel qui soit

attentif à sa genèse, c’est-à-dire, qui confère fort généralement un contenu positif à.

l’événement. C’est une nouvelle métaphysique qui nous fournira une réponse aux

apories identifiées dans la première partie du mémoire. Dans Logique du sens,

Deleuze propose une métaphysique nouvelle1 appelée «surface incorporelle» qui

repose sur une conception positive de l’événement. Même sans une spécification

minutieuse de son détail, cette métaphysique incorporelle suffit, en tant qu’elle se

règle sur un arrière-fond ontologique de type «morphogénétique», à mettre à

disposition une conception «génétique» de l’oxymore.

3.1 Dans un premier temps, nous introduirons aux notions de «surface» et

«d’événement» dits «incorporels» qui servent à caractériser la métaphysique

ontogénétique proposée dans Logique du sens.

3.2 Partant de cette métaphysique minimalement caractérisée et tirant profit du

travail de Michel de Certeau, nous formulerons, dans un deuxième temps, une

conception possible de l’oxymore.

1 Dans le paysage philosophique, cette métaphysique peut être regardée comme une alternative à la métaphysique et l’épistémologie cartésienne. Il convient peut-être d’ajouter que Deleuze est réputé proche de Friedrich Nietzsche, de Henri Bergson et de Baruch Spinoza. Ajoutons encore que par- mi les nombreux livres sur les auteurs que Deleuze a écrit, nous avons découvert dans l’ouvrage sur Leibniz {Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, 188 p.) des développe- ments très utiles à la compréhension des concepts de Logique du sens. Ce livre fait penser à une parenté avec Gottfried Wilhelm Leibniz, premier créateur de Γanalysis situs, l’ancêtre de la topo- logie.

Page 65: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

3.1 Les notions deleuzienne de «surface incorporelle» et d'«événement incor- porel»

Logique du sens invite à détruire une présomption trop favorable, peut-être liée à

une épistémè cartésienne, envers la catégorie de «profondeur»: «Étrange parti-pris [

...] qui valorise aveuglément la profondeur aux dépens de la superficie et qui veut

que superficiel signifie non pas de vaste dimension, mais de peu de profondeur,

tandis que profond signifie au contraire de grande profondeur, et non pas de faible

superficie»2. Deleuze renverse cette condition et prend parti pour le «superficiel».

Ce renversement implique directement une re-définition de la notion d’événement

qui donnerait une existence, c’est-à-dire une «spatialité» propre à l’événement. Si

bien qu’un des points de départs possibles de Logique du sens consisterait à

demander: où doit se définir, et où se définit ce que l’on appelle un «événement ?

Pour une compréhension traditionnelle, générale, spontanée, intuitive, l’événement

se produit dans les corps et n’a donc de sens que par la profondeur, soit au niveau

empirique de Γespace-temps usuel. Logique du sens opte pour une alternative

saugrenue, affirmant que la surface est ce nouveau «lieu» qui situe en le constituant

l’événement. Ce lieu, affirme Deleuze, jetterait un meilleur éclairage sur divers

effets de sens, entre autres, sur les paradoxes anciens et modernes, le humor anglo-

saxon, les «mots-valises» et «mots ésotériques».

H convient d’insister que Logique du sens élève à la situation de postulat le truisme

Valérien selon lequel «le plus profond, c’est la peau». C’est dire que la «surface»

dont il est question est «proprement incorporelle». Il convient d’insister dès l’abord

sur le fait que le superficiel en question ne s’oppose pas à profond, ce qui

présupposerait encore un volume ou un corps, c’est-à-dire une profondeur. Aussi,

le mode d’exploration que prescrit ou induit la «surface incorporelle» sera le

«glissement», le «largement», «l’arpentage», par lequel il s’agit :

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 59corporelle»

Page 66: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 60corporelle»

«non plus de s’enfoncer, mais de glisser tout le long, de telle manière que l’ancienne profondeur ne soit plus rien, réduite au sens inverse de la surface. C’est à force de glisser qu’on passera de l’autre côté, puisque l’autre côté n’est que le sens inverse. Et s’il n’y a rien à voir derrière le rideau, c’est que tout le visible, où plutôt toute la science possible est le long du rideau, qu’il suffit de suivre assez loin et assez étroitement, assez superficiellement, pour en inverser l’endroit [...]»2 3.

Nous croyons que pour bien comprendre le projet de Deleuze, il faut voir que le

«glissement», «longement», «arpentage de surfaces» ne remplacent pas seulement

les figures de l’ancien mode exploratoire : «pénétration», le «feuillage» «décryptage

du sens «profond», «sous les apparences, le réel». Elles se substituent à ses

structures spatiales elles-mêmes, accusant toute recherche d’«articulation», de

«relations» et de «mécanismes» entre des «parties» ou «organes» supposés

séparables, bref corporels et profonds.

H ne faut donc pas regarder l’exploration superficielle comme un simple vœu de

déconstruction. Ce mode d’exploration atteint en propre à la conceptualité et s’il est

difficilement praticable c’est qu’il est difficilement conceptualisable. Nous

identifions ici «conceptualité» à univers comportant ses propres «possibles»

(l’imaginable, le pensable, le visible, le conceptualisable,...), soit ses propres règles

de construction. En effet ce ne sont pas d’abord des conceptions, ni même des

concepts qui sont révoqués par «la surface incorporelle», mais un concept d’espace

doté de ses propres règles de construction de concepts, en somme les schèmes au

sens kantiens4.

Nous abandonnerons momentanément l’objectif d’intelligibilité sur l’oxymore pour

donner un minimum de consistance à ce «mode d’exploration» difficilement

2 Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p.69 cité par Deleuze, Ibid., p. 21.3Ibid, p.194 Le schème kantien se définit comme principe ou règle de construction du concept dans une forme de l’intuition.

Page 67: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

praticable. Nous ne nous supposons pas capables de reproduire l’ampleur de ce

projet d’exploration (qui excède largement Logique du sens), ni même, à vrai dire,

habiletés à en prendre l’exacte mesure. Nous aimerions néanmoins donner un

minimum de consistance à cet univers intuitif dans lequel acheminer notre projet sur

l’oxymore en reproduisant un exemple de substitution de conceptualité : la forme

causale5. Nous reproduisons un exemple que Deleuze emprunte à Georges

Canguilhem, partant de la détermination simple suivante: «une espèce de papillon

ne peut être à la fois grise et vigoureuse : tantôt les représentants sont gris et faibles,

tantôt vigoureux et noirs»6.

Deleuze montre que la détermination de la réalité «papillon» évoquée par cette

affirmation intelligible standard est subrepticement «affectée» de profondeur. La

relation logique définissant telle espèce de papillon comme grise et vigoureuse

instaure subrepticement un corps (une profondeur) où l’on pourrait enfouir la cause

de l’état de chose (être gris, faible) en question. Cette simple affirmation sur

!’incompatibilité de certains attributs chez les papillons induit «un mécanisme

causal physique qui expliquerait cette incompatibilité, par exemple une hormone

dont dépendrait le prédicat gris mais qui amollirait, affaiblirait la classe

correspondante»7.

Le second complice à la profondeur est le raisonnement logique «et nous pouvons

sous cette condition causale conclure à une contradiction logique entre être gris et

vigoureux.»8. Causalité et logique créent la profondeur et s’y maintiennent

réciproquement.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 61corporelle»

5 Sans perdre de vue notre objectif d’intelligibilité de l’oxymore, il faut constater que la «surface incorporelle» et !’«événement superficiel» sont des notions exigeantes, intuitivement difficiles. Aussi proposons-nous, à l’intérieur des délais que prescrit ce seul chapitre, donner le maximum de consistance à ce projet deleuzien pour le moins gigantesque quant à ses conséquences, et d’accès difficile quant à son entreprise.6 Logique du sens, op. cit., p. 200.7 Ibid.8 Ibid.

Page 68: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

En revanche, une détermination superficielle (de la réalité des papillons) instaure

des rapports d’un autre ordre et fait apparaître, dans sa «positivité», l’événement.

Destituant les corps et anéantissant par là même le lieu des «causes» (toute la

causalité), elle empêche la traduction de la réalité en termes logique. Ce qui devient

désormais visible et pensable, ce sont les événements de surface9 et leur rapport de

compossibilité ־. «si nous dégageons les événements purs, nous voyons que le

grisonner n’est pas moins positif que le noircir : il exprime une augmentation de

sécurité (se cacher, se confondre avec le tronc d’arbre), autant que le noircir une

augmentation de vigueur (invigorer)»10 11. Entre l’événement noircir et l’événement

grisonner, il y aura «un rapport d’incompatibilité première, événementielle, que la

causalité physique ne fait qu’inscrire secondairement dans la profondeur du corps, et

que la contradiction logique ne fait que traduire ensuite dans le contenu du

concept»11.

Ainsi deux univers conceptuels, profonds et superficiels, sauraient déterminer la

«réalité» de l’affirmation sur les papillons, dont «chacune possède son avantage»12.

Cependant l’approche des surfaces gagne une avance critique sur l’approche

profonde en apportant une perspective sur l’action secrètement discrétisante du

langage. L’approche des surfaces donne à observer que le prédicat (créant le corps)

opère son découpage et ne laisse guère de rapports possibles, par la suite, que les

relations causales et logique: «c’est le langage qui fixe les limites»13. L’approche

«profonde» des papillons manifeste qu’une discrétisation du réel a lieu dès la

prédication, qui fixe a priori les discontinuités, quitte à ce que celles-ci soient

outrepassées par le logique et le causal, outrepassement qui maintient en retour le

premier découpage prédicatif et refoule l’action de discrétisation du langage.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 62corporelle»

9 «Événement» à ne jamais confondre avec une quelque «effectuation spatio-temporelle», nous pré- vient Deleuze qui fait équivaloir cette effectuation à ce que les sémioticiens appellent le niveau «réfé- rentiel».10 Ibid.11 Ibid., nous soulignons12 Ibid.13 Ibid., p.ll.

Page 69: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Cependant, ce n’est pas une simple «déconstruction» (de la causalité et de la

logique) qu’atteint la métaphysique de la surface proposée par Deleuze. Elle propose

une cohérence nouvelle (des événements) et un nouveau type de construction de

concept dans l’intuition. Le «visible», le «pensable», !’«explorable», sont désormais

ceux de la «compossibilité» ou «communication»14 des événements. Deux événements

comme «noircir» et «grisonner» ne peuvent comme tels entretenir des rapports

contradictoires, ils ne sont que co-présents, compossibles, communiquant l’un à

l’autre»15.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 63corporelle»

14 voir le chapitre 24 de Logique du sens. En la matière de «communication des événements», ce sera Leibniz, (à qui revient la notion de compossiblé) plus encore que Carrol et les Stoïciens, auxquels surtout se consacre Logique du sens, qui sera vu «théoricien de l’événement». A partir d’ici, l’on peut dégager dans l’œuvre de Deleuze deux possibilités, de viabilité égale, pour qualifier la nouvelle cohé- rence entre les événements de langage. Le lexique linguistique et le lexique mathématique. Deleuze fait ressortir par le premier que la forme verbale la plus appropriée à la conception incorporelle de l’événement serait le verbe infinitif. En effet la profondeur s’accommode du prédicat (ainsi que du verbe à l’indicatif) : «le verbe infinitif exprime l’événement du langage, le langage comme étant lui- même un événement unique qui se confond maintenant avec ce qui le rend possible.» ; il «n’est pas une image d’action extérieure mais un processus de réaction intérieur au langage», et il lui appartient d’exprimer «l’ensemble des problèmes qu’une langue se pose». (Pensons au grisonner, verdoyer, pécher, Ibid., p. 216). Le mode infinitif du verbe est significatif : «le verbe a deux pôles : le présent, qui marque son rapport avec un état de choses désignable en fonction d’un temps physique de succès- sion ; l’infinitif, qui marque son rapport avec le sens ou l’événement en fonction du temps interne qu’il enveloppe» (Ibid). Bien que la possibilité d’une conception «linguistique» de l’événement a fourni à Deleuze une perspective critique intéressante de la configuration linguistique, (menée surtout dans Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968), nous privilé- gierons le lexique mathématique, liant l’événement à la singularité. Il reflète mieux, à nos yeux, les ambitions positives de Logique du sens, et l’intérêt tout à fait général d’une science des surfaces pour la rationalité contemporaine. La conception conséquente de l’oxymore exprimera une meil- leure portée épistémique.15 Ibid., p. 216. La découverte des surfaces et la fameuse notion deleuzienne de «différence affirmative» ont des rôles homologues. «L’idée de distance positive est topologique et de surface, et exclut toute profondeur ou toute élévation qui ramèneraient le négatif avec l’identité.» (Ibid., p. 202). La différence affirmative, autre nom d’une découverte des surfaces, est au principe d’identité ce que la profondeur est à la surface incorporelle. Par elle, «deux déterminations sont affirmées par leur différence, c’est-à-dire ne sont objets d’affirmation simultanée que pour autant que leur différence est elle-même affirmée, elle-même affirmative.[...] Il s’agit d’une distance positive des différents [...] affirmer leur distance comme ce qui les rapporte l’un à l’autre en tant que «différents»». (Ibid.) Ainsi les deux termes d’une opposition n’existent que par l’affirmation de la (non pas leur) différence. La différence y est donc à la fois distance et proximité, «distance finie», «distance positive en tant que distance (et non pas distance annulée ou affranchie)»(ibid.), bien distincte de l’opposition logique. La différence affirmative permet à Deleuze une critique des configurations linguistiques élaborées notamment par Troubetskoy et Saussure, où cette conception de l’opposition comme différence

Page 70: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Un lexique mathématique exprime dans Logique du sens la compossibilité des

événements. L’événement répond à la notion topologique de «singularité». La

coexistence de deux ou plusieurs événements, par exemple entre noircir et

grisonner

répond à la notion topologique de «voisinage» : «verdoyer indique une singularité-

événement au voisinage de laquelle l’arbre se constitue; ou pécher, au voisinage de

laquelle Adam se constitue; mais être vert, être pécheur sont maintenant les

prédicats analytiques de sujets constitués, l’arbre et Adam»16.

C’est davantage une «physique» (non newtonnienne) du sens qu’une «logique», qui

ressort de ce lexique (la «singularité», l’affirmation selon laquelle «verdoyer» est un

événement possédant une densité sémantique, une «énergie potentielle», un

voisinage propre). Petitot-Cocorda affirme à cet égard que la caractérisation

deleuzienne de l’épistémè structurale révèle «qu’une «logique» du sens est en fait

une «physique» du sens. Cependant cette «physique» ne serait pas newtonienne.

Loin d’être traditionnelle, elle dépendrait «de la compréhension de ceci que [...] le

structural est à la substance sémantique ce que la morphogenèse est à la matière»17.

D faut développer cette affirmation. Elle signifie que le mode, la physique par

laquelle la morphogenèse de la matière devient un objet d’étude possible est la

même qui donnera consistance à l’idée de compossibilité des événements. L’étude

de la naissance des formes est à la matière ce que l’événement incorporel est à la

surface.

Deleuze a lui-même souligné, en s’inspirant des observations et de la théorie de

l’individuation de Simondon, le lien entre une physique morphogénétique et une

ontologie conférant positivité à l’événement. Π propose de considérer la peau ou

membrane non pas comme une enveloppe, mais comme une matrice d’événements.

positive est insuffisamment exploitée. (À ce sujet, voir Différence et répétition, op. cit., pp. 264-266 surtout.)16 Logique du sens, p. 136

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 64corporelle»

Page 71: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

En effet la peau en tant que matière vivante peut être considérée, de façon

parfaitement cohérente, comme constituée d’événements qui voisinent. Pour le voir,

il faut se départir des dispositions les plus habituelles par lesquelles on la considère

soit comme un simple «cadre» (dans un plan bidimensionnel) ou une simple

«enveloppe» (dans le tridimensionnel) délimitant un intérieur et un extérieur et

définissant l’organisme. H s’agit plutôt de se concentrer sur l’aspect

morphogénétique de la membrane, pour la voir comme «limite» qui se régénère,

«porteuse de potentiels». Sous ce «mode morphodynamique» et topologique, les

membranes :

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 65corporelle»

«portent les potentiels et régénèrent les polarités, elles mettent précisément en contact l’espace intérieur et l’espace extérieur indépendamment de la distance. L’intérieur et l’extérieur, le profond et le haut n’ont de valeur biologique que par cette surface topologique de contact. C’est donc même biologiquement qu’il faut comprendre que «le plus profond, c’est la peau». La peau dispose d’une énergie potentielle vitale proprement superficielle. Et, de même que les événements n’occupent pas la surface, mais la hantent, l’énergie superficielle n’est pas localisée à la surface, mais liée à sa formation et reformation»17 18.

Le vivant serait lui-même la superposition (voisinage, compossibilité, suivant le

lexique) d’événements-singularités de la surface incorporelle, définissant une

«topologie dynamique»:

«Le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite... La polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane ; c’est à cet endroit que la vie existe de manière essentielle, comme un aspect d’une topologie dynamique qui entretient elle-même la métastabilité par laquelle elle existe... Tout le contenu de l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace extérieur sur les limites du vivant ; il n’y a pas en effet de distance en topologie ; toute la masse de matière vivante qui est dans l’espace intérieur est activement présente au monde extérieur sur la limite du vivant... Le fait défaire partie du milieu d’intériorité ne signifie pas seulement être dedans, mais être du côté intérieur de la limite...Au niveau de la membrane polarisée s’affrontent le passé intérieur et l’avenir extérieur»19.

17 Jean Petitot-Cocorda, Morphogénèse du sens,p. 7118 Logique du sens, p.141. format poche19 Deleuze cite Gilbert Simodon, L’Individu et sa genèse physico-biologique, Presses universitaires de France, 1964, pp. 260-264, dont «tout le livre nous semble d’une grande importance, parce qu’il

Page 72: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 66corporelle»

Qualifions désormais d’«ontogénétique», cette «conceptuante deleuzienne» pour

désigner les concepts nouveaux qu’elle permet de construire en conférant à

!,événement un contenu ontologique. (Cependant cette nouvelle physique affectée à

la morphogénèse de la matière existe-t-elle en droit et en fait? La «communication

des événements» pourrait-elle recevoir des mathématiques explicites? Les notions

topologiques de voisinage, de singularité, etc ne sont-elles que des analogies ? La

topologie induite suit-elle avec rigueur la Topologie en mathématique ? Cette

question capitale sera discutée au chapitre suivant.)

Mais avant même de tirer définition de cette conceptualité pour nos fins sur la

question de l’oxymore, et avant même d’avoir envisagé plus techniquement les

concepts de singularité, de voisinage, etc qu’elle met en jeu, réaffirmons l’enjeu

épistémique d’une conceptualité onto génétique pour la rationalité actuelle telle que

l’ont caractérisée Thom et Goodwin. Une telle conceptualité apparaît en effet

présager une médiation possible entre le vitalisme (qui affirme les événements

morphogénétiques et la régulation des systèmes mais achoppant d’en rendre

compte) et le réductionnisme (refoulant de tels événements entre deux fonctions

continues), qui selon Goodwin commandait la rationalité moderne20 ?

présente la première théorie rationalisée des singularités impersonnelles et pré-individuelles. [Si- mondon] se propose explicitement, à partir de ces singularités, de faire la genèse de l’individu vivant et du sujet connaissant. Aussi est-ce une nouvelle conception du transcendantal. Et les cinq caractères par lesquels nous essayons de définir le champ transcendantal : énergie potentielle du champ, résonance interne es séries, surface topologique des membranes, organisation du sens, statut du problématique, sont tous analysés par Simondon [....]» Cité en note de la page 126, (Ibid).20 Rappelons le problème évoqué au chapitre 2 : «en biologie, il est nécessaire d’en revenir en partie au vitalisme, mais à condition de pouvoir le transformer, du vitalisme spéculatif qu’ il a toujours été, en un vitalisme géométrique permettant de comprendre l’émergence des structures et leur stabilité structurelle globale». Car «des deux points de vue traditionnellement opposés en biologie, le point de vue vitaliste et le point de vue réductionniste, c’est contrairement à l’opinion courante, le point de vue réductionniste qui est métaphysique, car il postule une réduction des faits vitaux à la pure physico-chimie qui n’a jamais été établie expérimentalement. Au contraire, le vitalisme s’appuie sur l’ensemble impressionnant des faits de régulation et de finalité qui couvrent la presque totalité des activités vitales»» Morphogénèse du sens, p. 54., citant Thom, L’aporia fondatrice della matematiche, Enciclopedia Einaudi, XV, turin, Einaudi 1982, p. 167.

Page 73: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Contre une approche essentialiste, admettant une finalité facile, l’exploration des

surfaces neutralise l’action discrétisante des Idées-archétypes introduites a priori et

par lesquelles, traditionnellement toute forme se «manifestant» en surface n’est

jamais que !’actualisation d’une forme-essence enfouie dans les profondeurs. Contre

cette approche «essentialiste» (taxée de «vitaliste») l’approche des surfaces est

empreinte d’empirisme21 ; ce qui survient en superficie s’explique par la superficie,

quitte à ce que cette explication exige !’introduction de paramètres et notions

nouveaux : stabilité, singularité, de résonances, potentialités, etc22.

Ensuite, contrairement à l’approche réductionniste, la métaphysique des surfaces

donne consistance à !’événement. L’exploration des surfaces récuse la conception

néo-mécaniste «cannibalistique»23 de la connaissance. Tout démantèlement de

l’espace explorable risquant de briser les liens qui justement sont pour elle les plus

significatifs, l’espace est supposé continu (topologique) et dynamique. Pour elle, la

matière n’est pas composée de pièces articuladles en un mécanisme comme pour le

dogme réductionniste qui les soumet («réduit») aux lois physiques. La matière,

vivante comme signifiante est pour elle irréductible à un «fonctionnement». Non pas

parce que ce dernier serait trop abstrait et artificiel, au contraire : «le tort du

mécanisme, ce n’est pas d’être trop artificiel pour rendre compte du vivant, mais de

ne pas l’être assez, de ne pas être assez machiné. Nos mécanismes en effet sont

composés de parties qui ne sont pas des machines à leur tour, tandis que l’organisme

est infiniment machiné, machine dont toutes les parties ou pièces sont des

machines»24.

Toute la science possible ne s’explore que sous le mode d’un glissement. Elle ne se

contente pas de décrire par la fonction continue (qui ne représentant jamais qu’une

21 En ce sens, la démarche préconisée par Deleuze est empreinte d’empirisme : «La logique du sens est tout inspirée d’empirisme ; mais précisément il n’y a que l’empirisme qui sache dépasser les di- mensions expérimentales du visible sans tomber dans les Idées, et traquer, invoquer, peut-être pro- duire un fantôme à la limite d’une expérience allongée, dépliée.»22 Ces notions feront l’objet du chapitre 423 Expression empruntée à René Thom24 Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de minuit, 1988, p. 12.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 67corporelle»

Page 74: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

forme déjà constituée)25. Elle s’intéresse plutôt aux événements qui constituent cette

surface morphodynamique (que nous appelions hasardeusement au chapitre 2

«dépliment», «repli», etc).

Enfin, elle semble se démarquer d’un vitalisme alternatif plus «légitime» en ce que,

bien qu’intermédiaire entre un essentialisme qui finalise tout mouvement

morphogénétique, et un réductionnisme qui ne le remarque même pas, elle est

moins consentante à des compromis entre les deux. Bien qu’elle reconnaisse au

premier chef les mouvements de genèse et de régulation des systèmes, une sorte de

finalité, il n’y a pas lieu pour elle de faire intervenir des âmes. Son «vitalisme» est

un strict organicisme descriptible à l’aide de notion topologiques. La finalité signifie

la preuve métaphysique de stabilité structurelle et n’est pour elle l’occasion

d’aucune injection d’Âme ou de Vie comme principe de mouvement extérieur. La

surface est constituée d’événement-singularité; topologie dynamique, sorte de

matière-temps. (Cette idée sera développée au chapitre suivant).

En la condition indispensable où elle ouvre une voie qui échappe éventuellement à

l’essentialisme (vitalisme facile), mais surtout au réductionnisme, voire à un

«vitalisme alternatif», l’on pourrait comparer Logique du sens à une physique du

sens. Attentive à l’ontogenèse, mais avec des notions topologiques qui pourraient

éviter un vitalisme creux, sa situation est donc stratégique dans la rationnalité

actuelle. La «science des surfaces» semble surseoir à l’idéal qu’exprimait Brian

Goodwin : une «science holistique des qualités». B s’agira désormais de nous

recentrer sur la particularité qui nous occupe. Qu’advient-il de l’entité définie

comme la réunion de deux termes opposés, dans une telle science des qualités?

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 68corporelle»

25Tout se passe au contraire comme si le Tout y était supposé constitué sur un plan centripète (plutôt que centrifuge, comme le suppose la mécanique classique), c’est-à-dire allant par différenciation, comme la formation de la cellule, et s’intéressant aux processus de genèse d’une discontinuité. La démarche des surfaces porte son attention sur l’ontogénèse, soit à l’apparition ou disparition des for- mes.

Page 75: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 69corporelle»

3.2 Première formulation possible de la notion d’«oxymore» : l’oxymore comme «coupure»

Bien que «!’organisation» de surface n’ait été abordée que sommairement, compte

tenu de la minutie avec laquelle Deleuze la décrit dans Logique du sens, nous

croyons qu’elle met d’ores et déjà à disposition une conception de l’oxymore.

Cette conception de l’oxymore, serait-elle directement dérivable de la métaphysi-

que deleuzienne, nous arrive par la voie qu’ouvre Michel De Certeau dans son

ouvrage La Fable mystique26. En effet si les deux seules notions d’«événement

superficiel» et de «surface incorporelle», ne suffisent pas encore à Deleuze pour

définir l’oxymore, elles définissent un plan ontologique suffisant pour y puiser

une définition de l’oxymore. Il nous semble de l’ordre du constat qu’il ne faut rien

d’autre qu’un plan incorporel à Michel de Certeau pour définir l’oxymore au

moyen de la figure morphogénétique de la «coupure». L’oxymore comme «cou-

pure» calque avec une étonnante précision la notion de l’événement-singularité

incorporel et assume le désaveu des profondeurs qui en est la condition.

Ce que nous voudrions faire valoir dans cette section, c’est que la conception cer-

taldienne de l’oxymore comme «coupure» représente, avec un minimum de tech-

nicité, un résultat possible, en «format simplifié» de la conception proprement

deleuzienne de l’oxymore27 laquelle fera l’objet du chapitre suivant. H nous appa-

raît même que, en tant que simple événement morphogénétique et avant même la

sophistication que Deleuze lui donne, elle résout l’aporie de la magie de

l’événement en donnant une loi à son «apparition».

26 Paris, Gallimard, 198227 D’où son introduction à cette étape du mémoire. Par ailleurs, la conception de l’oxymore qu’apporte De Certeau, serait-elle insuffisante vis-à-vis de celle que propose Deleuze, intéresse déjà la théologie et les sciences religieuses. À la différence de Deleuze, De Certeau se préoccupe moins de peaufiner formellement l’intuition de la coupure-oxymore. Il se préoccupe davantage de son sort «pratique», relisant à travers elle une quantité considérable de discours et pratiques mythi- ques, mystiques, théologiques. Ces textes n’ont pas occupé immédiatement Deleuze.

Page 76: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 70corporelle»

Dans un premier temps, (3.2.1) nous procéderons à une brève description de la

conception certaldienne de l’oxymore comme «coupure». Nous observerons

ensuite (3.2.2) en quoi cette conception est immédiatement dérivable de la

conceptualité proposée dans Logique du sens. Enfin (3.2.3), nous examinerons en

quoi cette conception inédite règle l’aporie de «l’apparition» de l’oxymore, la

comparrant avec la conception que proposait Jacques Pierre.

3.2.1. La notion de «coupure» dans La Fable mystique de Certeau

La conception morphogénétique de la figure de la «coupure» dans La Fable mys-

tique et son irréductibilité logique.

Nous supposons que l’efficace de la figure certaldienne de la «coupure» repose

exactement, c’est-à-dire de façon nécessaire et suffisante28 sur sa composante

morphogénétique (quant à ce précupposé, nous ne pouvons renvoyer qu’à

l’ouvrage lui-même)29. Ce mode d’apparaître particulier, cette «phénoménologie»

28 C’est sous la condition d’une telle modalité «nécessaire et suffisante» que nous espérons prému- nir notre démarche dans la présente section du danger que représente l’extraction d’une figure discursive de son contexte discursif vers son éventuelle normativation en «en-soi». Nous sommes conscients d’opérer une certaine extraction, mais puisque le propre de la figure decertienne n’est possible et consistant que par l’existence d’un tel plan ontologique morphologique, l’extraction opérée consomme le passage du statut discursif, au statut conceptuel de l’entité «coupure». La nécessité/suffisance discursives et ontologiques d’un plan morphogénétique nous a semblé autori- ser une cette extraction.29Cependant nous voudrions ajouter, en plus de quelques appuis textuels qui suivront dans le texte, trois observations sur la configuration discursive originale de la «coupure» dans La Fable mystique en démontrant que son appel repose de façon nécessaire et suffisante sur sa qualité d’événement morphogénétique: I) De Certeau insiste que l’oxymore ne décrit ni un contenu ni une forme, mais un processus se rapportant à une «pratique» («pratique tranchante du langage»), à un «faire du sens» (le «signe lui-même signifie par ce qu’il enlève») ; «Plus spécifique est le fait que, de tous les usages existants, y compris les «phrases théologiques», les «phrases mystiques» se distinguent moins par leur structure que par le procédé qui les construit. Ce qui importe, c’est un procès de fabrication.» (Ibid., p. 195) II) La coupure n’est pratiquement pas anthropomorphisée, actantiali- sée, (alors se poserait la question par qui ? où ? quand ? elle arrive). Seule la mention d’un instru- ment d’entaille (glaive, couteau,...) la rapproche d’un sémantisme d’intervention humaine. Le verbe infinitif, tout comme l’idée de «pratique tranchante» renforcent cette propriété. Sa pertinence dans le discours decertien est plutôt substantielle; on l’assimilerait davantage à un événement géologique tel que la naissance d’une faille ou l’apparition d’une fêlure terrestre. III) Enfin ce processus apparaît dans La Fable mystique, extraordinairement indifférent à son «substrat. Les «corps» où elle se reconnaît sont infiniment diversifiés, la matière, signifiante comme physique. De

Page 77: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 71corporelle»

que nous venons de voir propre à la «vie superficielle» (3.1) de Logique du sens

commande la présence de la figure «coupure» dans La fable mystique. Et ce sera

sur ce mode d’intuition difficile que De Certeau mise tout le pouvoir de la «cou-

pure» à caractériser les oxymores peuplant la poésie mystique. Mais plus encore:

la «coupure» caractérise une «pratique» du langage dite «mystique» et qualifiée de

«tranchante»30.

Dans un premier temps, l’on peut constater que la «coupure» n’a pas chez De

Certeau la connotation des plus usuelles de «déchirure» ou de «retranchement». Π

nous semble que ceci n’est pas trivial. Dans toutes ses occurrences dans La fable

mystique, la «coupure» ne marque pas d’emblée une disjonction, laquelle serait

nécessaire à son assimilation avec une déchirure, mais un processus de disjonction

conjonctive. Ainsi si «Jean de la Croix coupe dans le vif de la chair», c’est «pour

décrire le chemin de l’union»31. Le propre certaldien de la «coupure» est de signi-

fier le processus d’une disjonction (désunion) révélant un surplus d’espace et par

là une conjonction (union)32.

La coupure certaldienne est irréductible à la logique des termes, voir plus généra-

lement à tout langage discrétisant a priori : la coupure est certes une «disconti-

Certeau la lit ainsi dans la langue maternelle, la tradition juive, le mot, la chair, le prépuce, en Isaac, fils d’Abraham, dans l’âme,... (Voir surtout Ibid., pp. 187-203). Il ne faut pas entendre cette indépendance au substrat comme signifiant l’indépendance substance/forme, métaphysique où la forme est susceptible d’être projetée sur la substance. Au contraire, c’est précisément l’événement comme tel de la forme, comprise dans un contexte dynamique d’émergence que vise le processus de la coupure. Le foisonnement des substrats, lorsque tant est que ce dernier est déterminé, nous paraît renforcir son caractère morphogénétique.30 Ibid., p. 189. Ou encore : «trancher, c’est le procès de l’alliance quand il s’agit de l’absolu qui se trace par ce qu’il ôte. Travail de sculpture, cher à Jean de la Croix. Théologie négative : elle signi- fie par ce qu’elle enlève» ( Ibid, p. 189) L’événement de la coupure prête également sa figure à la conception du signe : «le signe lui-même est dès lors un effet d’enlèvement ou de division» et de la parole : «est «parole» ce qui coupe le corps de la langue maternelle. Elle s’y reconnaît aux «mots» clivés qu’elle produit, c’est-à-dire à une pratique tranchante du langage». Ibid.31 Ibid., Nous soulignons.32 L’aspect souffrant et disjonctif, bref l’idée d’une certaine/zn n’est pas exclue de cette compré- hension. Au contraire l’isotopie du déchirement est incluse dans la compréhension superficielle de la coupure : disjonction conjonctive. D’une part la coupure «sépare», par ex. «les nations», d’autre part elle en marque une lien nouveau, «alliance avec Yahvé», «l’absolu». Encore : «L’alliance

Page 78: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

imité» mais non plus au sens limitatif et exclusif. Elle est comprise à partir du

primat ontologique du continu. C’est dire que l’usage certaldien de la coupure,

comme processus de morphogénèse manifeste le dépassement d’une approche

formaliste du langage33 : pareille approche ne maintiendrait qu’ accessoirement la

possibilité d’une «disjonction conjonctive». Au contraire la «coupure» comme

discontinuité comprise à partir du continu réalise ontologiquement ce processus.

(Corrélativement, une conception strictement logiciste de la coupure appelant

l’isotopie de «déchirure», ne permettrait pas son assimilation à un oxymore.) La

«coupure», parce qu’elle se comprend sur le plan des processus morphogénéti-

ques, suggère une certaine prise en compte de la stabilité structurelle34 qui, rappe-

lons-le, constituait pour Thom (section 2.2.2) la condition d’une compréhension

positive de la discontinuité.

3.2,2 La notion de «coupure» dans une Logique du sens

Profondeur et superficialité

La condition strictement morphogénétique par la quelle la «coupure» certaldienne

trouve sa consistance de «disjonction conjonctive» et sa pertinence à décrire

l’oxymore assure le dépassement d’un langage formaliste. Ce dépassement com-

mun à La Fable mystique et à Logique du sens se donne, sinon via une ontologie

complètement déployée comme dans ce dernier, du moins par le moyen d’une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 72corporelle»

comme le mariage se signifie par l’acte d’enlever et de trancher» ; «produire en coupant». Ibid., p.189.33 II n’est pas étonnant qu’un événement aussi «superficiel» prépare une définition génétique et anti-formaliste de l’oxymore. Ce fait est exprimé dans la Fable mystique où les oxymores sont des

, procédés, comme ailleurs le «discours mystique», est une manière de dire. Les oxymores «se dis- tinguent moins par leur structure que par le procédé qui les construit. Ce qui importe, c’est un «procès de fabrication» (Ibid., p. 195) ; «la science mystique ne se constitue pas en créant un corps linguistique cohérent (c’est-à-dire un système scientifique ), mais en définissant des opérations légitimes (c’est-à-dire une formalisation des pratiques).» (Ibid., p.196) À cet égard, ne serait-il pas possible de tenter l’hypothèse que la figure de la «coupure» dépasse, dans La fable mystique le concept disruptif de «transgression féconde», très récurrent chez De Certeau ? La notion de trans- gression s’associe encore à l’ombre du chaos, d’un «éclatement» des structures intelligible qu’après récupération.34 Citant Simondon, Deleuze parlait de la métastabilité des événements morphogénétiques compo- sant la «vie à la surface de la peau». Logique du sens, op.cit., p. 126.

Page 79: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

«métaphore topologique minimale» extensible à une ontologie superficielle. La

«coupure» certaldienne répond à la conception deleuzienne d’«événement incor-

porel» ou «superficiel». Elle serait en quelque sorte, dans tous les événements

communiquant sur la surface incorporelle, un «événement superficiel» primitif.

La coupure certaldienne est émise à même la superficie, «affaire de membrane et

de regénérescence», «événement incorporel». Il est remarquable, à cet égard, que

la description que Deleuze effectue de la «vie à la surface de la peau» par la réfé-

rence aux études de Gilbert Simondon s’applique telle quelle à une telle concep-

tion certaldienne de la coupure. Si la coupure «n’est pas localisée à la surface,

mais liée à sa formation et reformation»35, c’est que par elle aussi, «le contenu de

l’espace intérieur est topologiquement en contact avec le contenu de l’espace exté-

rieur sur les limites [...] il n’y a pas en effet de distance en topologie ; toute la

masse de matière vivante qui est dans l’espace intérieur est activement présente au

monde extérieur sur la limite du vivant [...] Le fait de faire partie du milieu

d’intériorité ne signifie pas seulement être dedans, mais être du côté intérieur de la

limite [...] Au niveau de la membrane polarisée s’affrontent le passé intérieur et

l’avenir extérieur...»36

Les notions respectivement deleuzienne et certaldienne de «vie superficielle» et de

«coupure» présentent les mêmes conditions d’opérativité : un mode d’apparaître

morphogénétique d’intuition difficile. En effet il suffirait d’appréhender la «cou-

pure» comme une discontinuité stricte, délimitant deux termes disjoints et ouvrant

sur une profondeur sans fond (c’est l’appréhension la plus spontanée) pour que

s’évanouisse sa valeur d’événement matérialisant une «disjonction conjonctive».

Pareillement, il suffirait d’appréhender la membrane comme ce qui délimite un

extérieur et un intérieur propres (l’organisme ou le corps) pour que se dissipe la

consistance de la notion de «vie membranaire» ou «événements superficiels» : en

35Ibid. ,p. 141.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 73corporelle»

Page 80: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 74corporelle»

fixant la peau comme simple frontière d’un organisme, l’on induit une série de

processus intemalisant-extemalisant (assimiler, ingérer, digérer, extérioriser,...),

conférant «profondeur», consolidant sa fonction séparatrice et occultant les évé-

nements de la peau. Détournons la «coupure» et les «événements de la peau» des

angles d’approches très aigus d’une phénoménologie morphogénétique et des in-

tuitions topologiques et se trouve dissipée la consistance de la notion

d’«événement incorporel» ou de «coupure» comme décrivant un chemin continu

et continuable.

Quelques remarques supplémentaires suffiront à appuyer la conformité de la

«coupure» certaldienne à la notion deleuzienne d’«événement superficiel».

D’abord, la compréhension «spontanée» de «coupure» comme «déchirure» ou

«disjonction stricte» équivaut à l’adoption de la profondeur : la déchirure donne

sur le néant des profondeurs. En revanche, une compréhension continuiste de la

coupure («disjonction conjonctive»), traduit l’option superficielle : l’abîme entre

les deux termes désunis n’est pas sans fond. Ce passage continu-discontinu-

continu s’exprime aisément en termes deleuziens : la coupure génère un surplus

de surface à arpenter, si tant est que l’on permet le «glissement» sur les disconti-

nuités émergeant du continu.

Ensuite, c’est un horizon modal que permet un tel supplément spatial. Le surplus

d’espace ouvre un horizon du possible, du visible, du dicible, du pensable et de

l’explorable. Aussi la coupure induit-elle un «mode exploratoire» «glissant» équi-

valent à ce que Deleuze appelle : «l’arpentage des surfaces». En effet la «profon-

deur» de la «coupure» est relative et transitoire. Elle signifie l’émission d’une

«dépression du relief» longeable, arpentable, continuable. Ce qui est discontinuité

«vu du dessus», (soit dans un mode exploratoire «représentatif», «morphoprojec-

tif» ou tout mode postulant la profondeur), devient continuité lorsque l’on glisse

sur les surfaces. (Quitte à ce que cet arpentage glissant s’effectue à la verticale -à *

Ibid.36

Page 81: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

en suivre l’aphorisme de Maître Eckhart «pour qui voyage horizontalement, le

mur est un obstacle, mais pour qui voyage verticalement, il est un chemin».) Pour

peu qu’elle soit longée, la discontinuité qu’exprime la «coupure» certaldienne

déplie de l’explorable.

C’est un «événement morphogénétique» simple que décrit la «coupure» cental-

dienne : celui de la naissance d’une discontinuité brisant l’homogénéité du subs-

trat, l’événement de la différenciation, événement morphologique assimilable à la

naissance d’une faille géologique.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 75corporelle»

Cette simplicité que l’on retrouve chez De Certeau ainsi que la précision deleu-

zienne du «mode exploratoire glissant» qui semble échoir à la coupure nous four-

nit l’occasion d’une plus grande précision quant aux postulats ontologiques com-

muns chez Deleuze et De Certeau. Nous croyons pouvoir avancer que les deux

auteurs ont exploité la propriété topologique «d’espace connexe».

Par la propriété d’espace connexe, il est possible de relier continûment deux

points dans un objet37. Un espace ou un objet est dit non-connexe s’il comprend

deux points que l’on ne pourrait relier par un chemin continu. Une autre façon

37 L’on peut saisir intuitivement avec l’idée de coupure la notion de connexité. Pour Thom, la source commune du continu et du discontinu est le continu: «il y a quelque chose comme un bord qui sépare le qualitatif du quantitatif. Une source commune : le continu. Pour moi, c’est le continu géométrique, le continu topologique, [qui est] sous-jacent à la fois au qualitatif et au quantitatif». Cependant, le caractère connexe, notion proprement topologique et postulant par définition le continu, fait réapparaître l’ambiguïté du qualitatif et quantitatif : un espace ou objet connexe peut être exigible des deux approches (connexe et non-connexe). Pouvant être conçu comme non- connexe, réintroduit la possibilité d’une compréhension qualitative ou bien d’une compréhension discrète univoque, quantitative. La propriété de connexité d’un objet proviendrait-elle du primat du continu, «la distinction entre les deux réapparaît presque aussitôt». «Le caractère connexe a [...] cette particularité qu’il tient à la fois du quantitatif et du qualitatif. Intrinsèquement, il tient du qualitatif ; mais dès que l’on refuse la qualité de connexe à un espace ou à un objet, il engendre automatiquement du quantitatif.» Autrement dit, «[La connexité d’un objet] (à savoir : quand ils y a deux points dans cet objet, qu’on peut les joindre, que l’on peut bouger un point continûment et le faire entrer dans l’autre sans sortir de l’objet [ici apparaît le mode d’exploration de «glissement» dont se prévalent De Certeau et (nommément) Deleuze), est une notion qualitative. Mais dès qu’un objet n’est pas [conçu comme] connexe, c’est qu’il est en plusieurs morceaux, plusieurs compo- sants connexes ; on peut alors les compter.» Thom, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Champs, Flammarion, 1993, p. 80.

Page 82: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

(canonique) de décrire la propriété d’espace «connexe» consiste à dire qu’un es-

pace est «connexe» lorsqu’il ne contient pas deux parties séparées (tous points,

mais pensons en particulier aux deux «termes opposés»).

La connexité déplace l’intérêt de l’objet considéré. Il ne s’agit plus de considérer

les parties comme séparées absolument, de les dénombrer, d’opérer des mises en

correspondance avec les termes logiques, d’exprimer leur relation logique

(d’opposition, par exemple), etc. L’intérêt de la propriété topologique de

connexité appliqué à une coupure réside dans son corrélât d’un plan ontologique

continu, un organon, appareillant originalement le quantitatif et le qualitatif. Ce

plan, qu’avaient prescrit Thom et Goodwin (2.3.3) permet donc un dépassement

d’une conception formaliste (axiomatique) de l’oxymore et du langage.

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 76corporelle»

3.2.3 Comparaison épistémique de l’oxymore comme «coupure» et de T oxymorecomme «votlach» : conjuration de la magie de l’apparition par une loi morphogé-nétique et un support ontologique au passage du «dit» vers le «montrer»

En faisant du continu un primat ontologique, la coupure certaldienne décrit conti-

nûment une discontinuité de l’espace ou l’événement d’un processus de différen-

dation. C’est dire, premièrement, que l’événement, «l’apparition de l’oxymore»,

«magique» a priori, gagne en intelligibilité.

En effet, parce que l’oxymore est conçu comme une coupure connexe, une ma-

nière de déplier l’espace capturée en plein «processus de surgissement», elle ap-

porte un principe de déploiement ou de dépliage. Elle fournit un support ontologi-

que de la fin et du début. Ce contenu ontologique se voit occulté dans un forma-

lisme axiomatique, reposant sur les relations syntaxiques entre des entités a priori

discrètes. La coupure conçue en tant qu’événement de la surface muni d’une loi

spatiale de dépliage conjure le chaos et donc la magie de l’apparition de

Page 83: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 77corporelle»

l’oxymore. C’est dire que la conception d’oxymore qui en découle revêt un plus

grand réalisme ontologique 38.

Deuxièmement, De Certeau utilise l’entité «coupure» en tant que processus mor-

phologique pour conférer un support ontologique au passage du «dit» vers le

«dire». H insiste constamment sur le fait que l’oxymore en tant que «coupure»

surprend le «dit en plein dire»39. Parce que «connexe», la «discontinuité» constitue

un «bord» supportant une double saisie possible : continue et discontinue, ainsi

que l’affirmait Thom40. Cette caractéristique insolite est génialement exploitée par

De Certeau : le bord fournit le support de deux principes d’identité. D’une part, le

corps cohérent linguistique introduisant des termes et relations, c’est-à-dire du

discret a priori (le «dit») et sur le principe d’identité logique. D’autre part, un

corps, un organon, définissable topologiquement, i.-e supposant Va priori du

continu et introduisant une identité purement positionnelle. Lors de la disconti-

nuité, le «dit» est mis en crise, voire «éclate», mais pas absolument et la neutrali-

sati on de sa capacité signifiante manifeste la matérialité de son «dire»41.

En effet la «coupure» peut contenir une dualité des régimes d’identités : le terme

«A» selon lui-même et par rapport au corps formel cohérent, et le terme «A» selon

sa place dans un système topologique en devenir. D’une part elle définit le terme

dans sa valeur paradigmatique stricte (le terme d’un «corps cohérent»), d’autre

part dans sa matérialité montrée (le terme déjà «blessé»). Un des rôles de

l’oxymore compris comme processus de coupure consisterait ainsi à déjouer

38 Vue la nature de l’intelligibilité en question, non plus «prédictive», intelligibilité d’un type Thomien exposé, ce «réalisme ontologique» sur la genèse ne signifie pas un réalisme empirique.39 La Fable mystique, p. 200 Ou encore : «ce qui doit être dit ne peut l’être que par une brisure du mot. Un clivage interne fait avouer ou confesser aux mots le deuil qui les sépare de ce qu’ils mon- trent. Telle est la «circoncision» première. Une scotomisation initiatique (il s’agit d’initiation) instaure en unité-étalon du parler mystique un mot blessé. Pareille coupure a du sens mais ne le donne pas [...] les lettres représentant un sens peuvent être considérées dans leur matérialité et, dans ce cas, elles font oublier ou disparaître le sens.» Ibid., p. 200.40 Cf. La note plus haut41 Nous croyons que c’est exactement dans le même ordre d’idée que Deleuze fait de la surface le support de deux conceptualités : celui des événements spatio-temporels profonds et des événe-

Page 84: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

l’exclusivité absolue du paradigmatique (dit) et du syntagmatique (dire), définis-

sable par sa valeur positionnelle.

Jacques Pierre avait affirmé une thèse très similaire sur l’oxymore, avançant que

I’«événementialité» de l’oxymore opérait un passage du «dit» vers le «montrer».

Cependant, faute d’une ontologie supportant ce «passage», l’enjeu de son affirma-

tion diffère sensiblement. Le montrer dont parlait Pierre se résumait non pas à la

place de «A» dans tel système définissable topologiquement mais à sa simple ap-

partenance (à un ensemble d’éléments discrets). L’on peut donc penser que la

propriété d’«espace connexe» confère, via l’entité «coupure» une médiation onto-

logique conjurant une ascension immédiate et, pour ainsi dire «intra-notionelle»

de !’«oxymore» vers un méta-langage.

Cette conjuration situe comme relativement spéculative !’interprétation de la no-

tion d’oxymore chez Jacques Pierre. L’absence d’ontologie introduit un soupçon

sur la prétendue immédiateté de l’effet réflexif du «potlach» : le lien posé par

Pierre entre «la limite» et «ma limite» sous le signe de l’oxymore y apparaît sus-

ceptible de glose existentialiste. Plus profondément, l’on peut considérer que ce

qui est introduit sous les auspices de «la limite» s’avère un amalgame ambigu et

mal différencié de ce qui relève, d’une part, de limites subjectives effectivement

indépassables (nous faisons allusion au «vitalisme» légitime, cf 2.2.3) et, d’autre

part, des limites opérationnelles contingentes d’un êtr& formel greimasien à partir

duquel s’appuie son argumentaire. Cet être formel présupposant le discret (des

termes et relations logiques), il s’avère comme tel sourd à toute problématique

génétique, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent. Dès lors l’image de

l’origine n’est-elle pas elle-même cause de ce qu’elle prétend engendrer ? L’image

du carré de Greimas n’est-il pas elle-même responsable du potlach observé ?

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 78corporelle»

merits «superficiels» ou («incorporels»), le second, en plus de donner à voir l’action subreptice- ment discrétisante du premier, donne à comprendre les «effets» de sens tels que les paradoxes. ,

Page 85: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 79corporelle»

En conclusion, quelles apories la conception certaldienne de l’oxymore comme

«coupure», que nous interprétons comme résultat premier et dérivable de la

conceptualité deleuzienne, permet-elle de lever?

Premièrement, parce que comprise comme espace connexe (cette caractéristique

stratégique est propre à La Fable mystique), la discontinuité de la coupure offre à

l’oxymore une loi de «dépliage». Elle admet positivement la question de sa ge-

nèse, ce qui est un gain d’intelligibilité, vue l’épiphanie entourant l’oxymore en

tant «qu’apparaissant». Parce que discontinuité, elle continue de contenir la dua-

lité du «dit»/«dire»42. Cependant, parce que discontinuité d’un espace connexe, la

définition d’oxymore comme coupure confère une ontologie au passage du «dit»

vers le «dire». Plus généralement, elle n’est pas un «remplissage» de la disconti-

nuité ou une «positivisation» d’une doctrine négative de l’être. Elle part d’un or-

ganon, d’un plan ontologique élaboré à partir de l’événement morphogénétique de

la coupure.

Reste dans l’ombre la question du statut de cette «ontologie» nouvelle. Quel statut

doit lui être conféré ? Elle pourrait être une simple analogie éventuellement ad

hoc, comme une analogie valable «régionalement», une métaphore opératoire.

Dans le meilleur des cas, elle serait une «métaphore topologique minimale» inté-

grable dans une constitution mathématique explicite. Nous soulevons ici la ques-

tion de la valeur schématique de la discontinuité-coupure et de la conceptualité

deleuzienne (pour autant qu’elle y provienne)43. Reste dans l’ombre, deuxième­

42 Comme chez Heidegger, de qui s’inspire Jacques Pierre. Gualandi affirmait que la doctrine de l’être chez Heidegger «reste une ontologie» car la pensée, pour ce dernier, ne peut dépasser des déterminations temporelles qui caractérisent l’Être comme événement. Tout discours qui essaye de prononcer l’événement autrement est un forçage métaphysique qui ne rencontre pas l’Être mais le Rien. Pour Deleuze, en revanche, la pensée n’a jamais à se confronter au Rien parce que «Être» ne désigne pas une instance autrement innomable.» Alberto Gualandi, Deleuze, Société d’Édition les belles lettres, Paris, 1998, p.84. Cependant l’événement ou la discontinuité ne seraient-ils vrai- ment, chez Deleuze, que l’objet d’un simple «remplissage» métaphysique, ainsi que le suggère Gualandi dans sa conclusion?43 À cet égard, De Certeau utilise des registres de la tératologie, où la problématique morphogéné- tique est illustre. L’oxymore est «chimère signifiante» plutôt qu’entité linguistique défini par la logique formelle. Ainsi : «ces êtres linguistiques étranges, dont les deux moitiés appartiennent à

Page 86: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 3 Première formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 80corporelle»

ment, la distinction entre les oxymores neutre/complexe que Louis Hjelmslev et

Algirdas J. Greimas à sa suite donnaient à l’oxymore, que la «coupure» ne semble

pas prendre en charge. Faut-il pour autant la négliger ?

Au chapitre qui suit, où nous apporterons la conception proprement deleuzienne

du «mot-valise» (cette définition de l’oxymore reprend les développements de ce

présent chapitre ; il complexifie la discontinuité), nous garderons en vue ces deux

aspects encore obscurs dans la définition d’oxymore comme «coupure».

des ordres différents et dont la tête, invisible, habite un autre espace, semblent obéir aux mêmes règles de production que les corps présentés par Ambroise Paré dans se Monstres et prodiges (1573) ou les êtres «dissemblables» que Jean de Léry analyse dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578) [...] Jérôme Bosch aurait pu les peindre.» Ibid., p. 199.

Page 87: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

81Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

CHAPITRE 4

Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de !’«organisation incorporelle» : la conception deleuzienne de

l’oxymore comme «mot-valise»

Un anière-fond morphogénétique rendait chez De Certeau intelligible, voire

possible, en tout cas pensable, Γassimilation de l’oxymore à une «coupure». La

«coupure», objet connexe, se laissait ainsi définir comme une instance autonome

qui, pour ainsi dire, «déplie» l’espace.

De même et encore plus, les catégories proposées par Deleuze, loin de former une

simple approche critique dé-substantialisante (bien que ce rôle puisse parfaitement

lui être dévolu)1, ou encore un système ad hoc de catégories, révèlent un plan

ontologique organisateur et autonome.

L’objet de ce chapitre, soit la conception proprement deleuzienne de l’oxymore,

mettra en évidence l’autonomie dont jouit «!’organisation incorporelle» du sens. Les

composants qui viennent la spécifier resserrent sa qualité d’espace structurant et

mettent en relief la fonction informante de !’événement-singularité.

1 Au sens où elle viserait d’abord à déceler un restant de substance. Par ailleurs, ce rôle décons- tructif est effectif. Il est que vrai profondeur rime presque toujours avec «substance» au sens méta- physique. La notion de surface incorporelle double le plan métaphysique d’une dimension supplé- mentaire visibilisant ses effets. Ainsi l’ancienne profondeur «métaphysique» est installée au sein d’un espace (surface incorporelle) où il devient possible d’examiner, «surprendre» ses effets (l’action subrepticement discrétisante des prédicats, son outrepassement par le causal, la relation logique et le mécanisme, cf l’exemple des papillons de Canguillem). L’inverse est évidemment impossible : comment constituer une topologie en admettant a priori la profondeur des corps sépa- râbles, bref en partant du discret? La perspective deleuzienne de la «couche incorporelle dynami- que» et ses concepts dérivés semblent pourvoir une critique d’un plus haut potentiel. Elle apparaît même donner un objet d’étude d’une consistance plus durable que la couche «langagière» dégagée par la sémiotique standard (laquelle misant encore sur une conception logique de l’opposition, instauratrice de profondeur est irrésistiblement invité à un traitement logique ou causal du type «readers’response»). Nous croyons pouvoir tenter l’hypothèse que l’exploration de surface dirai- nue les risques de bifurcation théorique vers la «substance».

Page 88: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Bien plus, il semble que le propre de la définition deleuzienne de l’oxymore soit la

radicalité de l’autonomie de !’organisation dont elle procède. Elle reprend, en

quelque sorte, l’idée de «coupure» en lui donnant, d’une part, une description plus

complète et «technique» et, d’autre part, un appui mathématique explicite : la

singularité. En vertu de cette autonomie et de cette référence mathématique, nous

enrôlerons la conception deleuzienne de «l’oxymore» dans un enjeu épistémique qui

est déjà loin des interprétations certaldiennes de l’oxymore. L’enjeu est celui de

faire accéder !’«organisation incorporelle» du sens au statut de schème2.

4.1) Dans un premier temps, nous examinerons le détail de ce que Deleuze appelle

«!’organisation incorporelle» du sens. La notion de «singularité» en tant

«qu’événement structurant» sera décrite par les composants qui la forment, soit la

«frontière», les «séries hétérogènes», et «l’élément paradoxal».

4.2) La spécification apportée nous permettra de présenter et de comprendre la

définition proprement deleuzienne de l’oxymore comme «mot-valise» plus ou

moins «authentique».

4.3) Enfin nous discuterons de l’éventuel apport pratique, théorique et

épistémique de la nouvelle conception de l’oxymore obtenue et tenterons

d’entrevoir la signification des résultats quant au travail théologique.

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 82corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

2 Par sa conception de l’événement, Deleuze n’a pas abandonné de si tôt la visée constructive de la pensée. Le concept deleuzien d’événement n’est pas négatif. Chez Pierre, l’événementialité jouait un rôle semblable au fameux théorème d’incomplétude de Gödel, dont l’intérêt philosophique consiste à dénoncer la prétention d’un langage formel à trouver en lui-même son fondement, en le montrant dans sa matérialité, désamorçant ainsi son pouvoir signifiant. L’événement était une notion a priori négative. Aussi l’événement ou «potlach» du «terme complexe» indexe-t-il chez Pierre les limites fondationnelles indépassables objectivement où le sujet doit s’abîmer et céder à un jugement de type «réfléchissant» (au sens où le définit Kant, cf la section 2.3.1). Mais précisé- ment si cette frontière méta-théorique est toute indiquée lorsque l’événement est conceptuellement vide, (ce qui se produit fatalement dans les théories formelles fortement axiomatisées qui négligent le problème ontologique du langage-objet en introduisant a priori du discontinu), en revanche, elle passe ailleurs lorsque, comme chez Deleuze et chez De Certeau, l’événement est pensé a priori positivement. Une nouvelle définition d’objet, un autre type d’objectivité, une redélimitation de la frontière, une nouvelle liberté constructive pour la pensée doivent lui être associés.

Page 89: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

83Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

4.1 Les composants spécifiant !,«organisation incorporelle» du sens

Au chapitre 3, la façon dont «communiquent» les «événements incorporels» était

vaguement suggérée par un rapprochement opéré par Deleuze avec la «vie à la

surface de la peau». Ce qu’indiquait surtout cette référence à la «peau», c’était le

type de phénoménologie dont il faut disposer pour rendre compréhensible la

notion deleuzienne d’événements de «surface». En outre, ce rapprochement

permettait d’inscrire l’idée d’oxymore comme processus topologico-

morphogénétique de «coupure» à même l’ontologie «superficielle». Nous

préciserons désormais cette «organisation» dite «superficielle» ou «incorporelle»

de façon plus locale et précise.

L’ «organisation incorporelle» du sens se caractérise par le déploiement d’un

événement-singularité en un champ composé de deux «séries hétérogènes»;

séparées et constituées par une frontière et un «élément paradoxal». Avant

d’expliquer ces composants par rapport à !’organisation qu’ils composent, nous

nous pencherons brièvement sur leur signification par rapport à la conceptualité

deleuzienne. Nous estimons que cette signification mérite approfondissement,

puisque les composants ne sont pas «descriptifs» au sens courant.

4.1.1 Le statut des composants de «!’organisation incorporelle» du sens

Nous ferons une affirmation qui, bien qu’elle ne pourrait être validée que par une

démonstration (que nous laissons aux soins de Petitot-Cocorda), cherche à

empêcher toute confusion de !’«organisation incorporelle» du sens, serait-elle

«autonome», avec un néo-mécanisme. Cette affirmation sera démontrée par

Petitot-Cocorda (voir l’annexe B), et repose sur la notion topologique de

«singularité».

Page 90: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 84corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Les composants décrivant Γ«organisation incorporelle» se présupposent

réciproquement en un sens autrement déterminant et intrinsèque que les parties

d’un mécanisme. Cette réciprocité radicale met leur consistance en jeu (et non pas

leur fonction). Le lien des composants n’est pas une relation, ce qui les

supposerait comme des parties séparées/séparables, autrement dit comme

distancées. Au contraire, les idées de «relation» et de «distance» s’avèrent

l’évitement fondamental de cette organisation. Les composants ne font que

colocaliser les zones qu’organise une «singularité».

Nous faisons une fois de plus allusion, par cette remarque, au caractère

«topologique» de «!’organisation incorporelle». Le «superficiel» deleuzien

équivaut à l’espace «topologique»3. En effet les trois composants apportent un

«minimum d’être» au même titre que la coupure certaldienne, qui signifiait une

sorte d’espace clivé mais non scindé, une disjonction continue par laquelle

étaient secondairement discernables deux parties opposables. De même, nous

verrons que la «frontière» (premier composant) séparant deux «séries» (second

composant) constitue une «coupure connexe», donnant secondairement existence

aux séries. Ce minimum d’être topologique implique une relative autonomie de

!’«organisation incorporelle». Aux yeux de Deleuze, elle se donne comme un «être

objectif».

3 Dans les rares passages où Deleuze formalise son propre projet, la signification topologique de «!’organisation» est invoquée. Si «en règle générale, dit-il, deux choses ne sont simultanément affirmées que dans la mesure où leur différence est niée, supprimée du dedans», «!’organisation» propose au contraire une opération «d’après laquelle deux choses ou deux déterminations sont affirmées par leur différence, c’est-à-dire ne sont objets d’affirmation simultanée que pour autant que leur différence est elle-même affirmée, elle-même affirmative. Il ne s’agit pas du tout d’une identité des contraires, comme telle inséparable encore d’un mouvement du négatif et de l’exclusion. Il s’agit d’une distance positive des différents : non plus identifier deux contraires au même, mais affirmer leur distance comme ce qui les rapporte l’un à l’autre en tant que «différents».»( Ibid., p. 202). En d’autres termes, «!’organisation incorporelle» suppose une compréhension positive de la «distance» : «L’idée d’une distance positive en tant que distance (et j non pas distance annulée ou franchie) nous paraît !’essentiel, parce qu’elle permet de mesurer les contraires à leur différence finie au lieu d’égaler la différence à une contrariété démesurée, et la contrariété à une identité elle-même infinie.» (Ibid.) Or «l’idée de distance positive est topologique et de surface, et exclut toute profondeur ou toute élévation qui ramèneraient le négatif avec l’identité.» (Ibid., nous soulignons.)

Page 91: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

85Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Nous poumons développer l’assertion posant !’«être objectif» de «!’organisation

incorporelle» par plusieurs notions utilisées par Deleuze. Chacun des vingt-quatre

chapitres de Logique du sens propose des notions épuisant cette idée, et il nous est

d’ores et déjà loisible de résumer !’organisation comme «incorporelle»,

«superficielle», comme champ d’un «événement idée!», de «singularité», par la

notion de «verbe infinitif». Mais pour mettre en évidence cette valeur objective et

autonome, nous mettrons à profit une autre notion, féconde et «économique»,

croyons-nous, visant «Γ organisation incorporelle» comme le champ du

«problématique».

B faut comprendre le «problématique», dit Deleuze, comme une sorte de complexe

auto-déterminant. Tout problème porte en sa propre détermination l’horizon de sa

(ses) solutions), et dans cette mesure, il a valeur de «catégorie objective». Encore

faut-il, si l’on veut s’entendre sur cette autonomie du «problématique» :

«rompre avec une longue habitude de pensée, qui nous fait considérer le problématique comme une catégorie subjective de notre connaissance, un moment empirique qui marquerait seulement l’imperfection de notre démarche, la triste nécessité où nous sommes de ne pas savoir d’avance, et qui disparaîtrait dans le savoir acquis. Le problème a beau être recouvert par les solutions, il n’en subsiste pas moins dans l’Idée qui le rapporte à ses conditions, et qui organise la genèse des solutions elles-mêmes. Sans cette Idée les solutions n’auraient pas de sens»4.

C’est pourquoi «le problématique est à la fois une catégorie objective de la

connaissance et un genre d’être parfaitement objectif.» Bien plus : «

«problématique», affirme Deleuze, qualifie précisément les objectivités idéales.

Kant fut sans doute le premier à faire du problématique, non pas une incertitude

passagère, mais l’objet propre de l’Idée, et par là aussi un horizon indispensable à

tout ce qui arrive ou apparaît»5.

4Logique du sens, p. 70.5Ibid., p. 64.

Page 92: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

86Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Ainsi, pour comprendre adéquatement la conceptualité deleuzienne dont

«Γ organisation incorporelle» est la clé de voûte, faut-il considérer ses composantes

comme «descriptives» en un sens tout à fait original : ils définissent le champ de

déploiement du «problématique» compris comme «entité idéelle» autonome. H est

essentiel de voir que chez Deleuze il y a :

«une auto-détermination spatio-temporelle du problème, au cours de laquelle le problème avance en comblant le défaut et en prévenant l’excès de ses propres conditions. [...] Les solutions sont précisément engendrées en même temps que le problème se détermine. C’est même pourquoi l’on croit si souvent que la solution ne laisse pas subsister le problème, et lui donne rétrospectivement le statut d’un moment subjectif nécessairement dépassé dès que la solution est trouvée. Pourtant c’est tout le contraire. C’est par un processus propre que le problème se détermine à la fois dans l’espace et dans le temps, et se déterminant, détermine les solutions dans lesquelles il persiste»6 (nous soulignons).

Les composants de !’organisation que nous introduirons maintenant ont une

signification particulière dans la conceptualité deleuzienne. Premièrement ils ne

représentent pas des parties séparables : ils se comprennent même dans un espace

où la distance n’est pas un critère pertinent. Ensuite, cet espace inhabituel est doué

d’une certaine autonomie, celle à laquelle correspond l’auto-détermination spatio-

temporelle du complexe problème-solution(s), soit le champ du «problématique».

Au chapitre 3, nous avons vu que la «couche incorporelle dynamique» et ses

concepts dérivés pourvoyaient une approche critique pouvant déceler un restant de

substance, substance rimant presque toujours avec profondeur7. Nous mettions en

évidence que la «surface incorporelle» donnait un objet d’étude d’une consistance

plus durable que la couche «langagière» dégagée par la sémiotique standard. Nous

avons suggéré l’hypothèse que, dans la mesure où cette dernière misant encore

6 Logique du sens, p. 164, éd. poche7 Cette possibilité tenait au fait que la surface incorporelle doublant le plan métaphysique d’une dimension supplémentaire visibilisant ses effets L’ancienne profondeur «métaphysique» est ins- tallée au sein d’un espace (surface incorporelle) où il devient possible d’examiner, «surprendre» ses effets (l’action subrepticement discrétisante des prédicats, son outrepassement par le causal, la relation logique et le mécanisme, ainsi que le montrait le cas des papillons). L’inverse est évidem-

Page 93: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

dans ses formalismes sur une conception logique de l’opposition, (instauratrice de

profondeur, succombant au traitement logique ou causal du type

«readers’response») la «surface incorporelle» savait mieux se prémunir d’une

bifurcation théorique vers les substance.

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 87corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Cependant, ce n’est pas ici le rôle premier qu’établit l’idée d’un espace

métaphysique où le problématique s ’ auto-détermine, La surface incorporelle

dynamique révèle plutôt un plan ontologique organisateur et autonome.

4.1.2 Exposition des «composants» de «l’organisation incorporelle» du sens

Pour Deleuze, «toute !’organisation du langage présente les trois figures de la

surface métaphysique ou transcendantale, de la ligne incorporelle abstraite et du

point décentré : les effets de surface ou événements ; à la surface, la ligne du sens

immanente à l’événement ; sur la ligne, le point du non-sens, non-sens de surface

coprésent au sens»* 8.

Dans un premier temps, Deleuze affirme que !’organisation la plus minimale du

langage délimite un champ toujours composé «d’au moins deux séries hétérogènes,

dont l’une sera déterminée comme «signifiante» et l’autre comme «signifiée»9».

Leur différence de nature garantit l’existence d’une instance appelée la «ligne-

frontière». Cette dernière a tout d’une «disjonction conjonctive» ou, pour reprendre

ment impossible : comment constituer une topologie en admettant a priori la profondeur des corps séparables, bref en partant du discret?8 Ibid., p. 214.9 La terminologie de séries provient du recours à Lewis Carroll, «instaúratela־ d’une méthode sé- rielle». (Ibid., «La Cinquième série de paradoxes sur la mise en séries», pp. 52-58.) Chaque nom, en tant que désignateur doit être désigné par un autre nom, et ainsi de suite, créant une série virtuellement infinie. Chaque nom désignateur a un sens qui doit être désigné par un autre nom, (ni, ni, n3.... ) se distinguant du précédent par son rang, son degré. Comme toute organisation sérielle fait alterner deux natures hétérogènes dans sa succession : le désignateur et le désigné, l’un devenant l’autre alternati- vernent, toute forme sérielle se réalise nécessairement dans la simultanéité de deux séries au moins. Ces «séries» peuvent être déterminées de manière diverses :«nous pouvons considérer une série d’événements, et une série de choses où ces événements s’effectuent ou non ; ou bien une série de proposition désignatrices, et une série de choses désignées ; ou bien une série de verbes, et une série d’adjectifs et substantifs ; ou bien une série d’expression et de sens, et une série de désignations et de

Page 94: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

les développements du chapitre 3, d’une «coupure connexe»10 11. En effet, Deleuze

affirme qu’elle «sépare» les séries tout en les articulant, ce qui laisse encore

supposer le caractère topologique et anti-mécanique de «!’organisation» en question.

Séparées et mises en contact, la frontière est adhérente aux séries,

Cependant Deleuze ne se contentera pas de décrire topologiquement, comme l’a

fait de Certeau, la figure morphogénétique de la coupure. Il croit devoir reconnaître

l’existence d’une autre instance, appelée «l’élément paradoxal», par laquelle les

séries, bien qu’hétérotènes, ne sont pas seulement mises en contact, mais

convergent:

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 88corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

«La ligne-frontière n’opérerait pas cette séparation de séries à la surface si elle n’articulait enfin ce qu’elle sépare [...] elle fait converger les séries divergentes ; mais ainsi elle ne supprime ni ne corrige leur divergence. Car elle les fait converger non pas en elles-mêmes, ce qui serait impossible, mais autour d’un élément paradoxal, point qui parcourt la ligne ou circule à travers les séries, centre toujours déplacé qui ne constitue un cercle de convergence que pour ce qui diverge en tant que tel (puissance d’affirmer la disjonction)»11.

Par rapport à la «ligne-frontière», les «séries hétérogènes» sont distinctes,

mieux : elles divergent. Cependant, par rapport à «l’élément paradoxal» qui la

fait exister, elles convergent : «les deux séries hétérogènes convergent vers un

élément paradoxal, qui est comme leur «différentiant»12. C’est «grâce» à l’élément o

désignés. Ces variations n’ont aucune importance, puisqu’elles représentent seulement des degrés de liberté pour l’organisation des séries hétérogènes». Ibid., p. 51.10 Le chiasme chose/expression que vient décrire la notion de «frontière» délimitant les «séries», rappelle, en tant que condition de possibilité de toute organisation du langage ou «production si- gnifiante» la notion sémiotique de «véridiction» par laquelle tout texte, y compris le texte psychoti- que se constitue par sa propre disjonction de séries semblant/vérité. Voir notamment Petitot-Cocorda, «Sur ce qui revient à la psychose». Folle vérité. Vérité et vraisemblance du texte psychotique, in Kristeva et Ribettes et al., Paris, Éditions du seuil, 1979, p. 226.11 Logique du sens, op. cit., p. 5112 Ibid., p. 213-214. L’«élément paradoxal» du chiasme semblant/vérité des sémioticiens, en ca- ractérisant les séries hétérogènes par un réaménagement perpétuel et essentiel autour de lui. Cette instance représente, croyons-nous, le rôle du déséquilibre essentiel à «l’organisation superficielle». Nous en trouvons peut-être un équivalent dans la notion kristévienne de chora, empruntée à Platon définissant «une articulation toute provisoire, essentiellement mobile, constituée de mouvements et de leurs stases éphémères.» Cette «articulation incertaine et indéterminée», se distingue chez Julia

Page 95: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

89Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

paradoxal qu’il existe deux séries ou plages divergentes (hétérogènes)- ״

convergentes. Cette dernière instance est non seulement non-statique, mais, par la

«tension» comme centripète et centrifuge qui la caractérise, elle est en quelque

sorte le garant de l’instabilité de l’organisation car «l’élément paradoxal»:

«n’appartient à aucune série, ou plutôt appartient à toutes les deux à la fois, et ne cesse de circuler à travers elles. Aussi a-t-il pour propriété d’être toujours déplacé par rapport à lui-même, de «manquer à sa propre place», à sa propre identité, à sa propre ressemblance, à son propre équilibre. H apparaît dans une série j comme excès, mais à condition d’apparaître dans l’autre comme défaut. Mais, s’il est en excès dans l’une, c’est à titre de case vide ; et, si est en défaut dans l’autre, c’est à titre de pion surnuméraire ou d’occupant sans case. [...]Da pour fonction : d’articuler les deux séries l’une à l’autre, et de les réfléchir l’une dans l’autre, de les faire communiquer, coexister et ramifier [...] de déterminer comme signifiante la série où il apparaît en excès, comme signifiée celle où il apparaît corrélativement en défaut, et surtout d’assurer la donation du sens dans les deux séries, signifiante et signifiée. [...] il n’y a pas de structure sans séries, sans rapports entre termes de chaque série, [...] mais surtout pas de structure sans case vide, qui fait tout fonctionner»13.

4.1.3 Le mouvement affectant !’«organisation incorporelle» du sens : le déséquili-bre

D conviendrait de se pencher sur la métaphysique du mouvement -peu

orthodoxe- affectant «!’organisation incorporelle» que nous venons de décrire : une

métaphysique, pour ainsi dire, du «déséquilibre» (et des équilibres). Cette

métaphysique maintient !’organisation incorporelle dans le requisit que formulait

Thom (2.2.2) à l’effet que la discontinuité devait, pour être appréhendée

positivement, (intuitivement comme formellement) être comprise d’après le

Kristeva «d’une disposition qui relève déjà de la représentation et qui se prête à l’intuition phéno- ménologique spatiale pour donner lieu à une géométrie.» La chora, «en étant que rupture et arti- culations -rythme- est préalable à l’évidence, au vraisemblable, à la spatialité et à la temporalité». Aussi «le discours chemine contre elle, i.-e. s’appuie sur elle en même temps qu’il la repousse, puisque, désignable, réglementable, elle n’est jamais définitivement posée : de sorte qu’on pourra la situer, à la rigueur même lui prêter une topologie, mais jamais l’axiomatiser», car elle est, comme chez Deleuze, «ni modèle, ni copie, elle est antérieure et sous-jacente à la figuration», et «ne tolère d’analogies qu’avec le rythme vocal ou kinésique. » La révolution du langage poétique, L’avant-garde à la fin du XIXe siècle : Lautréamont et Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, collée- tion «Tel quel», p. 23-24.

Page 96: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

principe de stabilité structurelle. Nous pouvons montrer que «l’organisation

incorporelle» adopte ce principe métaphysique dans la mesure où le principe la

stabilité structurelle est un corrélât du déséquilibre. Tout système apparemment

fixe est simplement conçu comme en équilibre, lequel se voit fortement

relativisé par ce principe, qui le dote d’une stabilité structurelle variable, parfois

même nulle (l’équilibre instable) ; tout système en déséquilibre «recherche» la

stabilité.

La prise en compte de la stabilité structurelle et du déséquilibre est étrangère à

une métaphysique plus «newtonienne». Au chapitre 2 nous avons entrevu qu’un

formalisme lié au «paradigme» (mais plus généralement à la fonction analytique

on continue) induisait la définition d’un mouvement extrinsèque. Une physique

ou métaphysique newtonienne a ses chimères propres : les différents vitalismes,

la dualité anima-matière. Ainsi le syntagme animant le paradigme, mouvement

donnant toujours l’impression d’être «surajouté de l’extérieur»13 14. Rappelons que

c’est pour une grande part «1 ’inopérationnalité» d’une telle conception, au

moment où elle rencontrait des mouvements différents (exprimable par la

«subversion», de «paradigmatisation», mais avec des termes sans contenus

ontologiques) de même que son inaptitude a priori à révéler toute «genèse» de la

différence qui appelaient le recours à d’autres conceptions du mouvement.

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 90corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

13 Logique du sens, op.cit., p. 65-66.14 La surface incorporelle, quant à elle, ne définit pas de mouvement tel que la force active, si bien qu’il est inadéquat de demander: «quel mouvement anime la surface ?» puisque la question dirige vers une cause ou force active. Or la question comme la réponse de type «causal», véhicule de la dualité anima-matière. Une rationalité commandée par la fonction continue, ne saurait décrire le mouvement constitutif de la surface incorporelle —ou alors il faudrait invoquer non pas une force ou cause au sens newton, c’est-à-dire de type «actif», mais de type cause formelle. Deleuze, avec Thom préférant le déséquilibre, appelle à la prudence dans l’usage de la causalité : «la notion de cause est une notion trompeuse. Intuitivement elle paraît claire alors qu’en réalité elle est toujours faite d’un réseau subtil d’interactions. L’approche [que Thom préconise, mais ajoutons : Deleuze] essaie de réintroduire la causalité toutes les fois qu’elle parvient à se forger une idée quelconque sur les mécanismes sous-jacents aux phénomènes, tout en restant très prudente : à moins d’y être obligée, elle considère la morphologie empirique telle qu’elle est, sans avoir recours à une théorie causale extérieure au domaine empirique donné ou à des «atomes» appartenant à un niveau d’organisation plus petit. A l’inverse, les réductionnistes sont des gens pressés : ils veulent prédire immédiatement, et donc «localiser» la cause pour agir sur elle» René Thom, Paraboles et catas- trophes, Paris, Flammarion, édition poche 1983, pp. 132-133.

Page 97: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

91Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

U «organisation incorporelle» dépend étroitement du déséquilibre. Cette

dépendance ne signifie pas une antériorité ou dualité15. Au contraire elle se

définit par essence par le déséquilibre. Elle est, en propre, «événementielle». La

matière-événement est une matière-temps. C’est même, techniquement, ce qui

permet le rapport et la distribution des séries16. Deleuze affirme que trois genres

de déséquilibres définissent ces rapports et distributions de !’organisation

mentionnée plus haut:

15 En raison de la nature de l’accès au langage. Les séries signifiant et signifié étant autonomes et hétérogènes, la conquête de l’un par l’autre est progressive : «Ce sont les événements qui rendent le langage possible. Mais rendre possible ne signifie pas faire commencer. On commence toujours dans l’ordre de la parole, mais non pas dans celui du langage, où tout doit être donné simultanément, d’un coup unique». Logique du sens, op.cit, p. 212. La «progression» de cette «conquête» a un sens géométrique, et il faut entendre : géométrie différentielle : «les éléments du langage ont dû être donnés tous ensemble, en un coup, puisqu’ils n’existent pas indépendamment de leur rapport diffé- rentiels possible, [...le] «connu est soumis à la loi d’un mouvement progressif qui va de parties à parties, partes extra partes.» Logique du sens, op.cit., p. 63. La série (la totalité) signifiante et la série (totalité) signifié en tant que tout connu présentent l’un à l’autre un excès, «c’est pourquoi la loi pèse de tout son poids, avant même qu’on sache quel est son objet, et sans qu’on puisse jamais le savoir exactement». Ibid., p. 64.16 Ibid., p. 54. L’événement marqué d’un grand E vient désigner pour Deleuze ce déséquilibre fondamental. Nous croyons que ce «déséquilibre fondamental» joue un rôle-clé dans l’édifice théori- que deleuzien, rôle homologable à la «lettre» pour les lacaniens. Il figure un point liminaire instaura- teur. «Instaurateur», n’a pas le sens de cause puisque la lettre figure en propre une sorte de blocage en une «genèse statique» de la problématique de «l’œuf et la poule». La lettre est une sorte d’oxymore théorique affirmant l’œuf et la poule; ni l’œuf ni la poule. S. Leclaire explicitait ainsi le concept de la lettre: «Imaginons la douceur du doigt d’une mère venant jouer «innocemment» comme dans les temps de l'amour avec l’exquise fossette à côté du cou et le visage du bébé qui s’illumine d’un sourire. On peut dire que le doigt... vient en ce creux imprimer une marque, ouvrir un cratère de jouissance, inscrire une lettre qui semble fixer l’insaisissable immédiateté de l’illumination. Dans le creux de la fossette une zone érogène est ouverte, un écart est fixé que rien ne pourra effacer mais où se réalisera de façon élective le jeu du plaisir, pourvu qu’un objet -n’importe lequel- vienne en ce lieu raviver l’éclat du sourire que la lettre a figé. (...) la lettre n’est cependant ni zone érogène ni objet, encore qu’elle ne semble, justement, pouvoir se concevoir qu’en référence à ces deux termes : elle se distin- gue de la zone érogène pour autant qu’elle est matériellement saisissable, alors que l’essentiel de la zone érogène gît dans !’insaisissable différence d’un pareil-pas pareil d’où naît le plaisir ; elle se dis- tingue de l’objet pour autant qu’elle n’est pas tout à fait un morceau de corps, mais plus précisément le trait qui en constitue autant qu’il en figure la limite. Surtout elle peut être reproduite pareille à elle- même.» Psychanalyser, Seuil, 1968, Édition de poche, collection «Point», p. 71-75 Le constat d’un déséquilibre réactive par ailleurs le «paradoxe» du signifiant flottant et flotté de Claude Lévi-Strauss. Lévi-Strauss proposait ainsi d’interpréter les mots truc ou machin, comme «une valeur en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens, dont l’unique fonction est de com- bler un écart entre le signifiant et le signifié.», cité par Deleuze, Ibid.

Page 98: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

92Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

H faut en premier lieu imaginer que «les termes de chaque série sont en perpétuel

déplacement relatif par rapport à ceux de l’autre» et que ce «décalage essentiel»

ou «déplacement relatif» est :

«la variation primaire sans laquelle chaque série ne se dédoublerait pas dans l’autre, se constituant dans ce dédoublement et ne se rapportant à l’autre que par cette variation. Il y a donc un double glissement de la série sur l’autre, ou sous l’autre, qui les constitue toutes deux en perpétuel déséquilibre l’une par rapport à l’autre.»

En second lieu «ce déséquilibre doit lui-même être orienté : c’est que l’une des

deux séries, précisément celle qui est déterminée comme signifiante, présente un

excès sur l’autre ; il y a toujours un excès de signifiant qui se brouille.

Enfin, un dernier mouvement qui représente l’unique sens que peut avoir

!’«élément» dit «paradoxal» :

«le point le plus important, ce qui assure le déplacement relatif des deux séries et l’excès de l’une sur l’autre, c’est une instance très spéciale et paradoxale qui ne se laisse réduire à aucun terme des séries, à aucun rapport entre ces termes [...et qui] ne cesse de circuler dans les deux séries. C’est même pourquoi elle assure la communication. [...] C’est une instance à double face, également présente dans la série signifiante et dans la série signifiée [...] à la fois mot et chose, nom et objet, sens et désigné, expression et désignation, etc. Elle assure donc la convergence des deux séries qu’elle parcourt, mais à condition précisément de les faire diverger sans cesse. C’est qu’elle a pour propriété d’être z toujours déplacée par rapport à elle-même. Si les termes de chaque série sont relativement déplacés, les uns par rapport aux autres, c’est parce qu’ils ont d’abord en eux-mêmes une place absolue, mais que cette place absolue se trouve toujours déterminée par leur distance à cet élément qui ne cesse de se déplacer par rapport à soi dans les deux séries. De l’instance paradoxale, il faut dire qu’elle n’est jamais où on la cherche, et inversement qu’on la trouve pas là où elle est. Elle manque à sa place, dit Lacan»17.

17 Ibid., pp. 54-55, nous soulignons.

Page 99: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

93Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

L’organisation minimale du sens ainsi caractérisée par le type de mouvement qui

la caractérise suffit à définir ce que Deleuze appelle le «mot-valise» où nous

reconnaissons une conception de l’oxymore.

4.2 La conception proprement deleuzienne de l’oxymore : le «mot-valise»

Ce n’est pas l’image formelle de l’oxymore (réunion de deux opposés) qui permet

à Deleuze de repérer un «authentique» «mot-valise» mais son lien aux conditions

de possibilité du langage, dont «!’organisation» topologique esquissée plus haut

spécifie le champ topologique ou mouvement élémentaire. En vertu même de ce

caractère topologique, «terme» ne se réduit pas à «série» (bien que tel terme peut

être vu comme inscrit, investissant une série), et «hétérogène» n’équivaut pas à

«opposé» ni «contraire». Π s’ensuit que les mots-valises «Richliam» et

«Frumious», les seuls deux «mots-valises» nécessairement authentiques, selon

Deleuze, «oxymores» au sens large puisés dans la littérature carrollienne, ne se

caractérisent que secondairement par l’opposition qu’ils contractent18.

Au sein de !’organisation incorporelle, Deleuze avance que le propre des «mots-

valises» est d’opérer d’une synthèse disjonctive, autrement dit d’avoir une

fonction ramifiante par rapport à des «séries hétérogènes». En d’autres mots, le

«mot-valise» se voit «nécessairement fondé» (ou «authentique») s’il indexe

«l’élément paradoxal»:

«La fonction du mot-valise consiste toujours à ramifier la série où il s’insère [...] lorsque le mot ésotérique n’a pas seulement pour fonction de connoter ou de coordonner deux séries hétérogènes, mais d’y introduire des disjonctions, alors le mot-valise est nécessaire ou nécessairement fondé»19.

18 Nous avons déjà entrevu cette conséquence de l’enjeu du déplacement de la dualité de prédicats à la série, lorsque nous affirmions que la communication de deux événements tels que grisonner et noircir, en parlant de la détermination des papillons donnée par Canguillem, ne se laissait pas réduire au contradictoire et que les prédicats étaient inhérents au verbe infinitif, et que celui-ci pouvait être considéré comme exprimant une augmentation de sécurité et le noircir une augmenta- tion de vigueur (invigorer) Ibid pp. 200-202.19 Ibid., p.61-62.

Page 100: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

94Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

C’est Carroll qui pourvoit dans son entier le schème complet de !’organisation où

l’on peut reconnaître un authentique «mot-valise». C’est en même temps Carroll

qui fournit une première solution à l’intrigue de Deleuze sur un «mot-valise» qui

trouverait le «fondement de sa propre nécessité»: «La solution est donnée par Car-

roll dans la préface de la Chasse au Snark»: «On me pose la question : Sous quel

roi, dis, pouilleux? Parle ou meurs ! Je ne sais pas si ce roi était William ou Ri-

chard. Alors je réponds Richliam»20.

Aux yeux de Deleuze, cette préface de Carroll montre que :

«le mot-valise est fondé dans une stricte synthèse disjonctive. Et, loin que nous nous trouvions devant un cas particulier, nous découvrons la loi du mot-valise en général, à condition de dégager chaque fois la dis- jonction qui pouvait être cachée. Ainsi pour «frumieux» (furieux et fu- mant)»21.

L’exemple de «Frumieux» équivaut au «Richliam». Π sort de la bouche

d’Humpty-Dumpty, autre création de Carroll. Deleuze poursuit son explication en

le citant:

««Si vos pensées penchent si peu que ce soit du côté de fu- mant, vous direz fumant-furieux ; si elles tournent, ne serait-ce que de l’épaisseur d’un cheveu, du côté de furieux, vous direz furieux- fumant ; mais si vous avez ce don des plus rares, un esprit parfaite- ment équilibré, vous direz frumieux». La disjonction nécessaire n’est donc pas entre fumant et furieux, car on peut fort bien être les deux ensemble, mais entre fumant-et-furieux d’une part, furieux-et-fumant d’autre part. En ce sens la fonction du mot-valise consiste toujours à ramifier la série où il s’insère. [...] Nous pouvons donc répondre à la question que nous posions au début [à savoir : quand est-ce que le «mot-valise» est nécessairement fondé ?]: lorsque le mot ésotérique n’a pas seulement pour fonction de connoter ou de coordonner deux

Ibid.Ibid.

20

21

Page 101: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 95corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

séries hétérogènes, mais d’y introduire des disjonctions, alors le mot- valise est nécessaire ou nécessairement fondé»22.

Un mot valise tel que Frumious ou tel que Richliam renvoie à une disjonction

toute positive, gardienne d’une distribution de séries. Dans le schème carrollien,

c’est l’événement du «ou» disjonctif, qui est premier et organisateur (dans la

question «Richard ou William?» ; dans Richard-William ou William-Richard) et

c’est par rapport à lui seul que se compose Richliam et Frumious23.

La mise en question instaure le déséquilibre caractéristique de ce que Deleuze

appelle l’instance paradoxale. L’interrogation instaure un déséquilibre en lançant

un excès du signifiant et un défaut du signifié (qui définit les séries hétérogènes,

instances qui ne sont pas, rappelons-le, des pièces de mécanismes mais des mou-

vements décrits sur une topologie) et le problème de stabilité qui s’ensuit construit

par ses conditions mêmes ses propres solutions. La plus «triviale» de ces solution

constitue tout simplement en une «réponse», où un signifiant parvient à un signi-

fié, (la «mémoire revient», un «déclic se fait»), faisant recouvrir aux séries un

équilibre stable. Le «schème» démontre en propre l’existence d’une solution qui

équivaut à un équilibre instable. Par cette solution moins triviale, les séries signi-

fiant/signifié convergent, rebroussent vers l’élément paradoxal (vers les condi-

rions mêmes du problème) qui équilibre l’excès et le manque des séries (son rôle

étant d’échanger l’excès et le manque des séries).

Le «mot-valise» est en quelque sorte le cliché des composants du langage capté en

pleine «opération» d’une nouvelle synthèse disjonctive. La «synthèse disjonctive»

est une sorte d’invariant formel ontologique de toute production signifiante. Cette

solution ou ce topos d’équilibre (instable) que «photographie» la production du

«mot-valise» demeure invisible à une interprétation reposant sur la logique des

termes. C’est pourquoi nous pouvons dire que toute formalisation «logique» ou

22 Ibid.

Page 102: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 96corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

introduisant l’a priori discontinu des prédicats débouche sur une conception no-

minaliste du «mot-valise» ; toute formalisation excluant la stabilité structurelle, se

donnant sous le signe de la fixité (plutôt que de la stabilité) annule a priori le pur

effet de structure que constitue l’émission (la genèse) du «mot-valise». Comme le

dira Jean Petitot-Cocorda, commentant !’interprétation deleuzienne du schème

carrollien, la portée de l’apostrophe d’Humpty-Dumpty:

«est arraisonnée par la sémantique dite rationnelle qui, en privilé- giant a priori —sous l’emprise d’un préjugé catégoriel — les structures logico-combinatoires, la réduit à l’occurrence d’une forme oppositionnelle avec terme neutre : frumious = fuming + furious. Or cette description est déréelle. Elle annule en effet a priori une place d’instabilité productrice et structurante (incline ever so little towards). Excès événementiel et supplê- ment spatial, cette place d’instabilité —émettrice du mot-valise— est aus- si, et identiquement place énonciative (now open your mouth and speak)»23 24.

Le minimum d’être d’une logique (morphogénétique, événementielle et topologi-

que) du sens retrouve sa vérité formelle dans l’apostrophe d’Humpty-Dumpty25.

Cette apostrophe réduit à un minimum suffisant le fonctionnement des séries hété-

rogènes rapportées à leur différentiant, l’élément paradoxal. Il s’y trouve, en plus,

dépourvu de l’aléatoire de la «connotation» (Richliam vient avec les conditions, la

détermination du problème ; il ne pourrait guère connoter d’autre séries que Ri-

chard et William : il est en quelque sorte ces deux séries).

23 Les graphes de Petitot-Cocorda nous ont été très utiles dans la compréhension technique de ce «schème». Nous les avons reproduits dans l’Annexe B.24 Jean Petitot-Cocorda, «Identité et catastrophes» L’identité, Séminaire dirigé par Lévi-Strauss, Paris, Presses Universitaires de France, p.110.25Deleuze caractérise le schème carrollien par la singularité. La notion deleuzienne «d’organisation incorporelle» utilise génialement les propriétés de cet être mathématique. Nous livrons en annexe cet appui mathématique explicite du schème carrollien par le type de singularité appelé «catastrophe», application que l’on doit au mathématicien et philosophe Petitot-Cocorda qui estime que «le propre d’un mot-valise en tant que stricte synthèse disjonctive, affirme Jean- Petitot, est de manifester le reste, la trace rémanente d’un procès énonciatif contradictoire ou en- core d’intégrer dans la manifestation une singularité» Petitot-Cocorda, «Identité et Catastrophes», Op, cit, p. 128

Page 103: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Le propre de ce que Deleuze appelle «l’effet carrollien» ou le «schème carrollien»

est de manifester au complet et déployé le champ du problématique, autrement dit

le champ de la singularité structurante. Elle permet à Deleuze d’affirmer que tout

«problème», sera-t-il aussi simple que celui de «Richard ou Wiliam ?» «n’exprime

pas du tout une incertitude subjective, mais au contraire l’équilibre objectif d’un

esprit situé devant l’horizon de ce qui arrive ou apparaît : est-ce Richard ou Wil-

liam ? est-il fumant-furieux ou furieux-fumant ? avec chaque fois distribution de

singularités»16. Le «mot-valise» dépend étroitement de l’instauration événemen-

belle d’une différence (le «ou» disjonctif) et, en étant sa forclusion, décrit une

singularité structurante.

4.3 L’apport deleuzien au problème de l’oxymore

4.3.1 Au niveau pratique immédiat

Il semble s’imposer deux remarques quant à la portée pratique de !’organisation

du langage (appelons pratique le niveau méthodologique de l’approche synchron¡-

que de l’analyse du texte, telle que l’approche structurale ou sémiotique). Premié-

rement, à un titre indicateur, l’on peut tirer profit du fait qu’un «mot-valise»

n’arrive que rarement seul. Π :

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 97corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

«n’existe-t-il jamais seul : il fait signe à d’autres mots-valises qui le précè- dent ou le suivent, et qui font que toute série est déjà ramifiée en principe et en- core ramifiable. Michel Butor dit très bien :«chacun de ces mots pourra devenir comme un aiguillage, et nous irons de l’un à l’autre par une multitude de trajets ; d’où l’idée d’un livre qui ne raconte pas simplement une histoire, mais une mer d’histoires»26 27.

D’autres penseurs ont fait cette observation empirique. De Certeau mentionnait,

en ce sens, les innombrables coupures (oxymores) peuplant et caractérisant la lit-

térature mystique en les réfléchissant dans l’unité d’une pratique du langage, qua-

26 Logique du sens, p.73 Nous avons souligné27 Logique du sens, p.62. Citant Michel Butor, Introduction aux fragments de «Finnegans Wake», Gallimard, 1962, p.12.

Page 104: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

98Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in-corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

lifiée de «tranchante»28. Toutefois, et pour autant que l’on accepte la valeur effec-

tive et causale de l’ontologie deleuzienne ainsi que la valeur théorique du «schème

carrollien», cette observation est encore moins, dans la bouche de Deleuze, empi-

rique. Bouclant deux «séries» elles-mêmes organisées par l’événement positive-

ment instaurateur d’une disjonction (le «ou»), ce sont d’autres séries (non pas

d’autres «termes») que le mot-valise idéal, traversant l’instance paradoxale réin-

traduit et réarticule. Séries investissables par des mots nouveaux.

Ne pourrions-nous pas, en ce sens, tenter l’hypothèse que, suivant la ligne

d’articulation inédite de Richliam, l’on pourrait déduire la possibilité d’autres

«oxymores» formant autant de «solutions» possibles (d’autres topos stables) à un

«esprit situé devant un équilibre objectif» ? Ainsi : «Riciam», «Riam», «Rm», «» ;

sans parler de «Willichard», «Willhard», «Wilard», «Wird», «Wd», «».

Hormis cette remarque qui a trait à l’effervescence des oxymores, la portée

pratique ou méthodologique de Logique du sens nous apparaît limitée. Un

passage nous est précieux relativement à cela : «des mots-valises, on peut toujours

en trouver, on peut interpréter ainsi presque tous les mots ésotériques. À force de

bonne volonté, à force d’arbitraire aussi»29. Ailleurs, Deleuze ajoute qu’il est

néanmoins toujours «possible» de repérer (et Deleuze souligne ce fait), à un

niveau moins idéal (que «frumious» et «Richliam») un mot-valise : «pourtant à ces

niveaux déjà, les mots-valises peuvent apparaître»30.

28 La Fable mystique, pp. 184-190. Ailleurs, De Certeau reconduit au contexte d’un «cosmos in- certain de ses postulats» le pullulement d’êtres et formes inédites, hybrides dont est, par exemple, composant le Jardin des délices de Jérome Bosch, «la linguistique ockhamiste, les virtuosité d’une nouvelle labilité intellectuelle, les visions apocalytiques, les rhétoriques inventrices de formes et d’êtres dessinent des mondes atopiques, dans le texte même d’un cosmos incertain de ses posta- lats.» Ibid., p. 84. Voir également, quant au pullulement d’entités hybrides l’ouvrage de Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, Editions La découverte, 1997, 206 p.29 Logique du sens, p. 62.* Ibid, p. 62.

Page 105: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Cette concession est le lieu d’une distinction et d’une zone aléatoire qui ne peut

être réductible selon le degré effectif de «connotation» de tel mot ésotérique aux

séries hétérogènes auxquelles il se rapporte — pour autant que cette connotation

soit discernable dans le texte— et par la pénétration de l’analyse portant sur cette

connotation. Cette concession implique que la conceptualité deleuzienne

n’apporte aucun outil nouveau apte à trancher sur la qualité de mot-valise de tel

oxymore particulier. Aucun outil n’est apte à trancher sur une différence (par

ailleurs réelle) entre «ni-William-ni-Richard» (terme neutre) et «et-William-et-

Richard» (le terme complexe).

Tout au plus une analyse est-elle prévenue de ne pas elle-même produire la

réduction d’une disjonction à une conjonction. Un passage de Logique du sens

souligne ce risque méthodologique: «toute la question est de savoir à quelles

conditions la disjonction est une véritable synthèse, et non pas un procédé

d’analyse qui se contente d’exclure des prédicats d’une chose en vertu de

l’identité de son concept (usage négatif, limitatif ou exclusif de la disjonction»31.

4.3.2 Au niveau théorique et épistémologique

Cependant, la même remarque assurant l’existence d’une zone d’aléatoire et donc

d’une irréductible distinction entre complexe et neutre, («pourtant déjà à ce niveau

des mots-valises peuvent apparaître») est en même temps le lieu d’une distinction

de portée épistémique considérable et c’est à ce niveau que nous voyons la

meilleure contribution de Deleuze à la question de l’intelligibilité de l’oxymore.

En effet, rappelons que, par cette remarque, Deleuze pose qu’il y a, d’une part,

l’ensemble très large des prétendus «mot-valises» dont l’analyse littéraire cherche

à trancher la qualifiabilité. D’autre part, qu’il y a le mot-valise authentique «pur»

que donne à déduire le schème carrolliens, «Richliam» et «Frumious». Cette

distinction, que De Certeau n’introduit pas, apporte deux conséquences.

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 99corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

31 Ibid., p. 204.

Page 106: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 100corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Premièrement, cette distinction assurant Γexistence d’un lot de mots-valises

«candidats» signifie ou réaffirme la nécessité de la médiation du texte. Bien plus :

cette nécessité n’est pas un souci extrinsèquement «méthodologique» : elle est

appelée, fondée théoriquement. Car à toutes fins pratiques, ces mots-valises

candidats composent tous les oxymores particuliers. Il n’existe d’oxymore que des

oxymores particuliers (-hormis Richliam et Frumious de Carroll, qui permet de

dégager une généralité, mais il s’agit, en quelque sorte, d’un «coup monté» avec

Lewis Carroll). C’est dire que, même une fois supposée élucidée théoriquement la

question ontologique de la genèse de l’oxymore, tout son intérêt théorique passe

du côté de la «médiation du texte».

Ainsi, la question ontologique du véritable mot-valise que poursuit

infatigablement et spéculativement Deleuze, n’éradique-t-elle ou ne rétrécit-elle

aucunement le champ du particulier. Une fois élucidée, elle le redéploie au

contraire. Insistons donc qu’en posant cette distinction introduisant une marge

aléatoire (marge pas si marginale par ailleurs puisqu’elle équivaut au concret, au

particulier, bref à tout le champ de la réalité analysable), Deleuze refond sa théorie

comme une pratique de lecture.

À cet égard, il semble que le défaut d’une ontologie à l’oxymore et son passage

hâtif vers le méta-discours induise une interprétation globale de l’oxymore

reléguant l’analyse comme un moment secondaire. Dans l’article de Jacques

Pierre aucun oxymore particulier n’est invoqué. Mais surtout, aucun n’apparaît

in vocable. Les catégories telles que «texte», ou «analyse», n ’ apparaîtraient-elles

pas, dans son argumentaire, comme des catégories médiates, déléguées et

dépêchées. De fait, et bien que la sémiotique greimasienne dont il se réclame se

veuille méthode d’analyse autant que théorie, elles y sont absentes32.

32 Encore une fois, que notre recours à cet auteur ait un sens précis. Ce n’est pas tant un cas typi- que que nous visons chez Pierre (cas typique, du reste, bien pauvrement défini puisque, dans ce mémoire, Pierre s’y range seul!) comme un ensemble de pratiques philosophiques dont il importe

Page 107: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 101corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

Une deuxième conséquence s’ajoute à cette distinction, que nous développerons

un peu plus longuement : cette même distinction, (qui est, rappelons-le, absente

chez De Certeau), permet de mettre au jour le statut ontologique de la conception

deleuzienne de l’oxymore. Un «véritable mot-valise» est «inséparable», dit

Deleuze, de la singularité-événement dont le primitif est l’événement de la

différence idécile. Cet événement idéel illustre dans sa forme la plus pure par le

schème carrollien, où l’événement d’un «ou» instaure des séries structurantes et

en déséquilibre à cause de leur excès/défaut (Richard «ou» William ; Furious-

Fumous «ou» Fumous-Furious) : «Les mots-valises sont inséparables d’un

problème qui se déploie dans les séries ramifiées»33.

En prenant au sérieux «l’inséparabilité» du «mot-valise» à la singularité, l’on peut

comprendre la rigueur absolue de Deleuze par laquelle, hormis Richliam et

Frumious, aucun «mot-valise» particulier n’est qualifiable de «véritable mot-

valise» —aurait-on affaire avec les mots ésotériques carolliens, soigneusement et

explicitement disposés en séries hétérogènes. Si ce n’était de cette «inséparabilité

à la singularité», Richliam et Frumious réfuteraient, (se «falsifieraient») par

l’idéalité de leur existence34 soit la notion même de «mot-valise», soit le purisme

quasi maladif de Deleuze à propos de la qualifiabilité des mots-valises d’une

littérature moins «carrollienne», en somme, de tout autre texte.

L’«inséparabilité» de Richliam d’avec une singularité a un sens particulier. De

!’organisation incorporelle décrite par les «séries» et «l’élément paradoxal», et tel

que le schème carrollien l’illustre avec la plus grande économie, il est possible de

de mettre en lumière surtout leur agencement «en bloc». Nous voudrions pointer une suite des conséquences discursives (théoriques, philosophiques, méta-théoriques et méta-philosophiques) qui s’engendrent en cascades : !’irréductibilité de l’oxymore (sa généralité) et la futilité théorique de l’analyse des textes n’est-elle pas appelée par l’absence d’un contenu ontologique à son concept ?33 Ibid., p. 73.

Page 108: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

Chapitre 4 Seconde formulation de la notion d’oxymore à partir de la notion de «surface in- 102corporelle» : l’oxymore comme «mot-valise»

déduire ontologiquement la nécessité du mot-valise «Richliam» en tant que

solution possible indexant non pas des relations, mais un organon.

Cette «inséparabilité» posée, elle appelle une remarque sur la méthodologie de

notre mémoire. Si l’on accepte la conception deleuzienne de l’oxymore, l’on

notera que la seule thématisation de l’oxymore à laquelle nous avons procédé

exagère comme telle l’importance de l’opposition au sein de sa définition et dans

la recherche de ses conditions d’intelligibilité. De fait, nous cherchions dès le

chapitre 1 à spécifier l’oxymore par rapport à la qualité (symétrie) de

«l’opposition» qu’elle mettait en scène. Ce faisant nous partions de la notion

d’oxymore, déjà isolée et totalisée par sa définition formelle-logique pour nous

orienter vers ses conditions d’émergence qui lui rendrait intelligibilité. C’est un

chemin inverse qu’emprunte Deleuze. Partant des conditions minimales du sens

dont il tente minutieusement de suivre les dimensions morphogénétiques, il

parvient à déduire la nécessité de l’existence d’un topos (pas nécessairement

investi, car il existe des réponses triviales) de «synthèses disjonctives» («mots-

valises») qui, certes, contractent des opposés, mais il s’agit d’une caractéristique

secondaire. 34

34 En tant que mots-valises disposés «à la Carroll», révélant une soigneuse mise en série de leur auteur. L’on sait que Carroll, fervent des problèmes mathématiques est, ainsi que l’exprime De- leuze, «l’instaurateur» d’une «méthode sérielle» en littérature, Ibid, pp. 50-57.

Page 109: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

103Conclusion du mémoire

CONCLUSION DU MÉMOIRE

Ce mémoire se donnait un objectif simple, celui d’interroger la possibilité d’une

conception de l’oxymore qui dépasse sa définition logique, nominaliste et rhétori-

que. Cette conception permettrait de rendre compte de la présence des oxymores

dans les discours religieux, et en particulier le discours théologique chrétien dont

une sorte d’oxymore, «Jésus-Christ», pourrait être considéré comme tenant lieu,

pour ainsi dire, d’épicentre.

Anticipant l’horizon immense qu’ouvre un dépassement du nominalisme de

l’oxymore -horizon des métaphysiques des conditions d’énonciation «immanen-

tes» d’un oxymore- nous avons voulu nous donner un point de vue critique. Nous

appelons critique, une problématique transcendantale se rapportant aux fonde-

ments : il ne s’agissait évidemment pas de parvenir à une métaphysique «imma-

nente» comme à une qui soit fondée ou fondable. Nous avons donc problématisé

notre recherche en adoptant le cadre du criticisme kantien. Chez Kant, le moment

critique culmine dans le procès de schématisation, où la détermination objective

des ontologies en arrive à définir un contenu mathématique1. H faut distinguer

1 Nous affilions notre «problématisation» à la démarche de Jean Petitot-Cocorda, à travers lui, nous nous rallions à Emmanuel Kant et à Albert Lautman ; cette démarche vise à faire valoir la portée pour les sciences humaines (en particulier pour les sciences du langage) de la découverte mathé- matique de René Thom, la Théorie des catastrophes. L’auteur place son travail philosophique sous le signe d’un néo-kantisme. Sa démarche réactualise le motif transcendental comme chez Kant, en particulier le moment du schématisme des constitution d’objectivité (Petitot vise à démontrer que la Théorie des catastrophes s’implique en droit et en fait (comme schème) dans la formalisation structuraliste). Ce qui différencie cette démarche du kantisme standard, c’est la pluralisation des objectivités qu’il propose. Par là Petitot-Cocorda insère la conception lautmanienne des mathéma- tiques, dont le point crucial est que «si une Dialectique du Concept domine bien les mathématiques (et, par là même, les «dé-limite» en les rendant intrinsèquement solidaires de l’histoire de la culture) elle n’existe pourtant que mathématiquement réalisée et historicisée, autrement dit, que «la compréhension des Idées de cette Dialectique se prolonge nécessairement en genèse de théo- ries mathématiques effectives» (Albert Lautman, Essai sur l’unité des mathématiques et divers écrits, Paris, Christian Bourgois, 1977, p. 203 cité dans Morphogénèse du sens, op. cit., p. 60.) Ce n’est donc pas la métaphysique deleuzienne que Petitot-Cocorda a mis en valeur, mais l’espace catastrophiste de Thom. Nous souhaitons cependant que notre évaluation de l’apport deleuzien au problème d’un langage immanent de la production d’oxymore se donne pareilles conditions que celles de Petitot-Cocorda faisant valoir la découverte de Thom pour les sciences humaines. Il fau- drait ajouter que Petitot-Cocorda est d’avis que «jusqu’ici, à notre connaissance, seul Gilles De- leuze [...] a compris toute l’importance pour les sciences humaines» de la position «génialement

Page 110: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

104Conclusion du mémoire

cette problématisation du mémoire «à la Kant» de la position de Kant vis-à-vis de

la discontinuité interrogée à la section 1.3.1. Nous avons postulé que ladite posi-

tion kantienne sur la discontinuité, qu’elle soit «exclusive», ou non, «historique»

ou «absolue» ne concernait pas la possibilité d’actualisation du motif transcen-

dantal kantien.

Pour conclure ce mémoire, nous récapitulerons, dans un premier temps,

l’itinéraire suivi à travers les chapitres. Dans un second temps, nous re-

préciserons la conception deleuzienne de l’oxymore par rapport à notre probléma-

tique des fondements telle que formulée plus haut afin d’en éclairer quelque peu

le statut épistémologique. Enfin, étant donné que les contributions théorique et

conceptuelle de Deleuze telles que vues au fil du mémoire se prêtent plus direc-

tement aux sciences des religions, nous voudrions dans un dernier temps mettre en

évidence l’orientation possible du contenu des chapitres d’après un cadre théolo-

gique.

1 Récapitulation de l’itinéraire suivi dans le mémoire

L’itinéraire suivi a été le suivant. Au premier chapitre, nous avons interrogé des

formalismes de la sémiotique, laquelle était susceptible, en tant que science du

«faire sens» d’apporter un éclairage nouveau sur la production signifiante de

l’oxymore. Deux formalismes essentiels à l’évolution et à la constitution épisté-

mologique et méthodologique de la sémiotique ont été interrogés, la catégorie des

cas de Louis Hjelmslev et le carré sémiotique d’Algirdas J. Greimas. La concep-

tion de l’opposition qu’ils impliquaient indiquait celle de l’oxymore, appelé

«terme neutre/complexe».

développée par A. Lautman», position «essentielle pour une compréhension adéquate des rapports entre mathématiques et réalité, c’est-à-dire entre mathématique et ontologie». Op.cit. p.56. Nous soulignons.

Page 111: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

105Conclusion du mémoire

Nous retenons surtout que ces formalismes reconnaissent tous deux des avatars de

l’opposition non-logique et de l’oxymore, qui en est une variété. Cependant, de la

catégorie des cas de Hjelmslev au carré sémiotique de Greimas, la manière

d’inscrire formellement les divers types d’opposition et d’oxymore diffère sensi-

blement. La catégorie semblait fournir une «topique» de type «topologique», se

régulant sur la métaphore de champ et orientait les oppositions par rapport à cette

dernière ; le carré, re-formalisant la «topique» hjelmslevienne en donnant aux

diverses oppositions la référence implicite de l’opposition logique.

Ensuite, d’un formalisme à l’autre, les statuts épistémiques ne s’égalent pas. La

procédure de formalisation pour laquelle opte Greimas est à coup sûr plus receva-

ble que la première : la topologie (lorsque tant est qu’on la dégage de la catégorie

des cas) demeure au moment de la création de la catégorie une notion mathémati-

que obscure. Par ailleurs, que le carré soit aujourd’hui le pilier formel d’une mé-

thode et d’une théorie qui ont véritablement fait école, (l’école greimasienne

constituant grosso modo la sémiotique européenne) témoigne peut-être de la ri-

gueur scientifique suffisante qui lui est reconnue. Cependant la contrepartie du

filtrage formel opéré par le carré en est l’effacement de la question de la genèse,

genèse des diverses oppositions, dont l’oxymore est une variété. Or insistons sur

le fait que la genèse constitue l’ombilic de notre problème sur l’oxymore et que

cette contrepartie, loin d’être négligeable, compromet le dépassement du descrip-

tivisme de l’oxymore : comment rendre compte de la présence et de l’apparition

d’oxymores?

Au chapitre deux, René Thom et Jean Petitot-Cocorda permettent d’éclairer le

problème de la formalisation de la genèse de l’oxymore en l’interprétant comme

l’effet d’une généralisation dans l’épistémè de la fonction continue, créant fatale-

ment un vide non proprement formel, mais ontologique des discontinuités. Il y a

une limite intrinsèque à la formalisation et la difficulté repérée dans les deux for-

malismes sémiotiques du premier chapitre est désormais imputable à une topique

Page 112: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

106Conclusion du mémoire

des langages scientifiques déterminés par la fonction analytique continue. Le bilan

de la première partie, sur la difficulté à formaliser la présence de l’oxymore se

rapporte à une aporie, de nature ontologico-mathématique, de la prise en compte

positive de la «discontinuité», (en termes mathématiques), ou, en termes philoso-

phiques, de «l’événement».

La deuxième partie du mémoire partait donc du besoin d’une métaphysique qui

pense positivement «!’événement» ou la «discontinuité», métaphysique qui per-

mettrait de re-penser l’oxymore en considérant la question de sa genèse.

La «surface incorporelle» proposée par Gilles Deleuze dans Logique du sens four-

nit une telle métaphysique originale. Elle apporte une ontologie, c’est-à-dire une

doctrine de l’être, équivalant à une topologie dynamique, (d’où le parallèle récur-

rent tracé par Deleuze avec le domaine de la morphogénèse : les événements de la

peau, la coupure, etc). H semble d’emblée que l’ontologie morphodynamique de-

leuzienne permettait d’analoguer l’oxymore avec le processus morphodynamique

d’une «coupure», pour autant que cette dernière soit conçue comme objet

«connexe». Nous avons estimé que cet isomorphisme de la «coupure», que De

Certeau fait valoir à travers La Fable mystique, permet une re-formulation de la

notion d’oxymore levant l’aporie sur sa genèse, conjurant la magie de son appari-

tion. Si sa portée transcendantale est conservée, (la coupure réalise ontologique-

ment le passage du «dit» vers le «dire»), elle n’est plus une récupération existen-

tialo-théologique.

Au chapitre quatre, nous avons exposé une seconde formulation de l’oxymore tout

autant dérivable de la métaphysique deleuzienne, qui associe l’oxymore avec ce

que Deleuze appelle le «véritable mot-valise» chez Lewis Carroll. Ce «véritable

mot-valise» serait immédiatement dégageable de !’organisation «incorporelle»

minimale du langage, sorte de réduction à sa plus simple expression de

«!’organisation incorporelle.» Nous croyons que cette organisation formalise en

Page 113: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

107Conclusion du mémoire

fait l’idée (certaldienne) d’une «coupure» connexe, en la sophistiquant d’un élé-

ment dit «paradoxal», garant du déséquilibre propre à cette organisation. Cet élé-

ment marque en même temps le pouvoir effecteur et causal de !’organisation «in-

corporelle» et donc sa relative autonomie.

B convient d’ajouter que le concept mathématique de singularité donne, chez De-

leuze, une sorte de constitution mathématique à 1 ’ auto-détermination spatio-

temporelle que constitue cette organisation «incorporelle». Consolidant sa qualité

autonome d’«effet-cause», la singularité présage également une promotion épis-

témologique : de simple analogie entre l’oxymore et le processus d’une «cou-

pure», elle explicite mathématiquement un principe ontologique aspirant au statut

de schème.

Page 114: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

108Conclusion du mémoire

2 Précisions d’ordres épistémiques sur le langage deleuzien et sur la concep- tion deleuzienne de l’oxymore

Nous aimerions préciser le niveau épistémique où nous voyons l’apport deleuzien

principal sur le problème de l’oxymore. D conviendrait simplement de rester fi-

dèle au point de vue critique vers lequel nous avons essayé de tendre dans la pre-

mière partie du mémoire en demandant : quel est le statut de la métaphysique «des

surfaces» proposée par Deleuze? Un langage visant à donner contenu positif à la

«discontinuité», fournissant une spatialité par laquelle «l’événement» devient pen-

sable, langage que nous avons, par prudence, qualifié de «métaphysique» est-il

fondable transcendantalement ? N’est-il pas un placage ad hoc commode de caté-

gories sur le problème de la «discontinuité» ; un simple «remplissage» du dis-

continu? Est-il susceptible d’une schématisation qui, rappelons-le, est chez Kant

le moment culminant de la démarche transcendantale de la constitution des objec-

tivités? Nous croyons que deux possibilités d’évaluation s’ouvrent quant à cette

exigence critique, l’une extrinsèque et l’autre intrinsèque.

D’une part, l’on pourrait mesurer extrinsèquement la constitution mathématique

de la métaphysique deleuzienne comme telle. Π faudrait en ce sens non seulement

mesurer l’adéquation de la notion deleuzienne de «singularité» avec la «singulari-

té» des théories mathématiques, mais évaluer si cette mise en correspondance

n’implique pas une distorsion des contextes théoriques propres, mathématiques et

philosophiques.

Petitot-Cocorda s’est avancé sur cette voie, démontrant 1) la fidélité de la topolo-

gie dynamique de la «surface» deleuzienne qui propose une sorte d’espace «inex-

tensif et pré-étendu» avec un véritable concept d’espace mathématique découvert

dans les années quatre-vingt par René Thom, soit l’espace catastrophiste.

L’espace catastrophiste est devenu matrice d’une discipline mathématique nou­

Page 115: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

109Conclusion du mémoire

velle: la topologie différentielle. Cette démonstration met également un focus sur

2) la conformité effective des propriétés de la notion mathématique de «singulari-

té» (la catastrophe) avec son usage ontologico-philosophique chez Deleuze. Cette

démonstration redouble d’intérêt pour notre propos car elle reprend nommément

le cas du «mot-valise» Richliam. Π s’avère par elle que la caractérisation deleu-

zienne «incorporelle» du schème carrollien configure ce dernier d’une manière

génialement équivalente à une singularité élémentaire, (appelée par Thom catas-

trophe élémentaire du cusp). L’existence et la formulation de la portée de cette

démonstration étant précieuses quant à la question du statut épistémique des caté-

gories, de la métaphysique et de la «conception» deleuziennes de «l’oxymore» (ou

«mot-valise»), nous l’insérons en annexe du mémoire.

D’autre part, une autre possibilité d’évaluation plus intrinsèque serait envisagea-

ble. Deleuze est lui-même revenu plusieurs fois sur le problème du statut de ses

propres catégories. B n’est pas arbitraire, d’abord, qu’il fasse usage de la notion

mathématique de «singularité», que sa «superficie» soit tenue, dans quelques pas-

sages, comme équivalente à une «topologie», qu’à quelques reprises, il critique la

notion de «distance». B n’est pas insignifiant qu’il fasse usage du paradoxe du

«noeud de Moebius», qu’il explicite et critique un usage philosophique particulier

du calcul infinitésimal, qu’il ait recours à Lautman, grand plaidoyer d’une science

des qualités et qu’enfin il fasse même référence, dans des écrits plus récents, les

Dialogues2, aux travaux de Thom sur la discontinuité. Ces indications visent tou-

tes un usage philosophique original des mathématiques fournissant un espace de

dialogue par rapport à l’exigence critique que nous avons voulu adopter dans ce

mémoire. Nous croyons (il semble que nous restons derrière Petitot-Cocorda en

cela) qu’elles concourent à situer la conception deleuzienne de l’événement et du

«mot-valise» au niveau de ce que Kant appelle le schème.

2 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p.82

Page 116: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

110Conclusion du mémoire

En effet nous savons que l’événement chez Deleuze est par définition non-

empirique et à doit comme tel rester absolument distinct de la factualité «spatio-

temporelle». À quoi se rapporte-t-il, dès lors ? D’abord, notons qu’il pourrait dé-

terminer des événements spatio-temporel, (il déterminerait, mieux qu’une physi-

que des forces, les phénomènes topologico-dynamiques de la structuration quali-

tative de la matière ; de même chez Thom, la singularité peut se convertir en

source de modèles réductionnistes). Toutefois chez Deleuze, il sert plutôt à géo-

métriser non pas la conformité empirique factuelle, mais ce qui n’est pas moins

«concret», la conceptualité qui la théorisé.

L’intérêt majeur de «l’événement-singularité» deleuzien pour le cadre transcen-

dental est de fournir un principe de détermination, une sorte de principe de déri-

vation et d’intégration. S’il fallait le situer dans une doctrine de la connaissance

d’un type kantien, il ne suffirait pas de le localiser à un niveau intermédiaire entre

induction de la diversité empirique et la déduction axiomatique des indéfinissa-

bles, (cf nos définitions, section 1.2) mais il faudrait, plus profondément, le voir

comme se rapportant aux deux, et comme principe permettant leur report l’un à

l’autre : «l’événement-singularité» deleuzien est comme tel bi-modal. Source de

nouveaux modèles (déterminants, notamment pour la morphogénèse) et construe-

teur, intégrateur de concepts3 4. Cette prétention de bimodalité semble d’emblée se

justifier par le sens donné par Thom à la propriété de la «singularité» (section 2.2),

soit la concentration d’une forme locale dans le global, forme que Ton peut obte-

nir par dé-singularisation ou déploiement, forme du synthétique a priori.

Peut-être faudrait-il ajouter que toutes ces considérations sur la situation épisté-

mologique du langage deleuzien, sont nôtres et que nous les avons imposées à la

3 Pour la Théorie des catastrophes également, c’est ce niveau propre de la conceptualisation légi- time le bouleversement des rapports sciences-humaines et mathématiques qu’elle prétend provo- quer. Voir à ce sujet le chapitre III de Morphogénèse du sens, op. cit.4 C’est bien un principe qui doit réunir les niveaux induction (généralisation empirique) et déduc- tion axiomatique ; principe qui ne peut lui-même obtenu ni par induction ni par déduction, mais abductivement et ayant la forme du synthétique a priori.

Page 117: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

IllConclusion du mémoire

pensée de Deleuze, par la nécessité dans laquelle nous nous voyions d’emprunter

un cadre critique pour guider la problématique du mémoire. Deleuze fait le plus

souvent fi des situations épistémiques de ses propres catégories. Aussi faudrait-il

peut-être, en conclusion, désengager les catégories deleuziennes de leur statut

épistémologique, et leur réserver un intérêt plus simple, celui d’instituer un lan-

gage nouveau et fécond.

En effet, à l’instar d’un De Certeau, qui faisait un usage des plus plurivalents du

para-concept de «coupure», Deleuze expérimente, fait jouer, défiler «sa» métaphy-

sique dans chacun de ses ouvrages -un par année à partir de 1962. Un monde de

nouvelles catégories apparaissent dans ses lectures d’auteurs, non seulement des

stoïciens et de Carroll, mais également de Foucault, de Kafka, de Proust, Nietz-

sehe, Spinoza, Bergson, Leibniz, Sacher-Masoch, Kant, Bacon, Lacan, Tournier,

etc et des domaines : littérature, philosophie, peinture, cinéma, sans compter les

myriades de concepts. Comme De Certeau prêtant la figure de la «coupure» à une

multiplicité inouïe de susbtrats, Deleuze découvre de nouvelles «métapho-

res» topologico-dynamiques («séries», «événement superficiel», et autres catégo-

ries morphogénétiques : «flux», «résonnances», «points de gravité», «pli», «rhi-

zome», etc) et les propose à divers domaines et pensées.

Par exemple, dans Critique et clinique5, la métaphysique de la surface et du désé-

quilibre que nous avons vue vient renouveler, de façon assez inattendue, la dualité

langue/parole : «Tant que la langue est considérée comme un système en équili-

bre, dit-il, les disjonctions sont nécessairement exclusives (on ne dit pas à la fois

«passion», «ration», «nation», il faut choisir) et les connexions, progressives (on

ne combine pas un mot avec ses éléments, dans une sorte de surplace ou d’avant-

arrière). Mais voilà que, loin de l’équilibre, les disjonctions deviennent incluses,

inclusives, et les connexions réflexives, suivant une démarche chaloupée qui

concerne le procès de la langue et non plus le cours de la parole»6.

5 Paris, Éditions de minuit, 1993.6 Ibid., p. 142.

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112Conclusion du mémoire

Loin de l’équilibre :

«chaque mot se divise, mais en soi-même (pas-rats, passions-rations) et se com- bine, mais avec soi-même (pas-passe-passion). C’est comme si la langue tout en- tière se mettait à rouler, à droite à gauche, et à tanguer, en arrière en avant [...] Si la parole de Gherasim Luca est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri JE T’AIME PASSIONNÉMENT.

«Passionné nez passionnera jeje t’ai je t’aime jeje je jet je t’ai jetezjet’ aime passionnera t’aime». »7

Dans le «je t’aime passionnément» de Luca, «ce n’est plus la syntaxe for-

melle qui règle les équilibres de la langue» mais «une grammaire du déséquilibre»,

qui est «inséparable d’une fin, elle tend vers une limite qui n’est plus elle-même

syntaxique ou grammaticale, même quand elle semble l’être formellement.»8

Ainsi, si les «véritables» mots-valises, (à savoir, ceux qui trouvent «le fon-

dement de leur propre nécessité», exigibles d’une schématisation) sont l’apanage

de textes rarissimes, courts et autonomes (en l’occurrence deux textes proposés

par Carroll), la métaphysique du déséquilibre qui leur rend leur portée ne peut y

rester emprisonnée. Deleuze la prête également à la langue, vue comme tendant

vers sa propre limite. Ce qui arrive au mot, (Richliam) tension vers une limite qui

n ’est plus syntaxique, peut advenir à la langue : tension vers son propre dehors ;

le poème de Lucas est à la langue ce que Richliam est au schème carrollien9. In-

7 Ibid.8 Ibid.9 II arrive que cette limite finale abandonne toute apparence grammaticale pour surgir à l’état brut, précisément dans les mots-souffles d’Artaud : la syntaxe déviante d’Artaud, en tant qu’elle se propose de forcer la langue française, trouve la destination de sa tension propre dans ces souffles ou ces pures intensités qui marquent une limite du langage. [...] Les deux aspects [sont ] corrél- atifs : le tenseur et la limite, la tension dans la langue et la limite du langage. Les deux aspects s’effectuent suivant une infinité de tonalités, mais toujours ensemble : une limite du langage qui tend toute la langue, une ligne de variation ou de modulation tendue qui porte la langue à cette limite. Et de même que la nouvelle langue n’est pas extérieure à la langue, la limite asyntaxique n’est pas extérieure au langage : elle est le dehors du langage, non pas au-dehors. C’est une pein- ture ou une musique, mais une musique de mots, une peinture avec des mots, un silence dans les

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113Conclusion du mémoire

dépendemment de son statut épistémique, la métaphysique deleuzienne se prend

comme un langage nouveau se faufilant dans tous les espaces possibles.

mots, comme si les mots dégorgeaient maintenant leur contenu». Critique et clinique, Paris, Édi- lions de minuit, 1993, p. 142.

Page 120: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

114Conclusion du mémoire

3 La conception deleuzienne de !,oxymore et sa pertinence vis-à-vis du travail théologique

Après avoir discuté du statut du langage ou de la métaphysique de Deleuze, nous

voudrions nous re-centrer sur la conception de l’oxymore et sur sa signification

«transcendantale». Qu’elle soit de type théologique ou philosophique, une

conception de l’oxymore la voyant «transcendantalement» à l’intérieur même de

sa notion, et à partir de sa seule définition logique apparaît désormais comme une

pratique discursive abusive. Dans les conditions où un langage qualitatif rigou-

reux est possible (conditions anticipées philosophiquement par Deleuze, préfigu-

rées en mathématiques par Lautman, et actualisées par René Thom) la notion

d’oxymore, celle de sa genèse, et de l’opération du passage du «dit» vers le «dire»

gagnent un réalisme ontologique10.

Mais il faut pousser la question plus loin et interroger la pertinence d’une telle

conception plus «ontologique» de l’oxymore pour la théologie : par quelle néces-

sité la théologie se verrait-elle tenue de prendre en compte un procès

d’objectivation, à laquelle se ramène en définitive Vontologisation, (serait-elle

non-empirique), de l’oxymore! En quoi le travail théologique est-il concerné par

10 Ce réalisme ontologique implique une vision locale des avatars du sens et du non-sens qui ne peuvent être conçue comme en opposition simple et fixe (là est souvent le départ de la critique de Deleuze à l’encontre de l’absurde existentialiste). C’est pourquoi, pensons-nous, Deleuze parle d’un dehors propre au langage (son dehors) plutôt que d’un dehors. La psychanalyse (une psycha- nalyse) ne pourrait-elle pas elle aussi se définir comme élucidant par analyse ce travail local du négatif que pistent la notion de singularité et son investissement coextensif par la devinette de Carroll? Le psychanalyste Willy Apollon suggérait que tel dehors était coprésent à sa langue ; la langue organisant elle-même un rapport au Réel, (à l’Autre). Il serait possible, pour lui, («ce serait un travail immense mais imaginable») de formuler strictement l’hypothèse selon laquelle «le lan- gage ne saurait dire le Réel», en suggérant «d’abord la comparaison entre structures du langage et structures du Réel comme mode de repérage de leur hétérogénéité [...] qui serrerait de très près, à la fois logiquement et mathématiquement, que !’application des structures discontinues et tempo- relies du langage aux structures continues et spatiales du Réel ne saurait se réduire à une problé- matique de traduction, ni d’expression, ni même [au sens courant d’une ] description». W. Apol- Ion, «L’événement ou l’avènement de !’Autre», L’Universel, perspectives psychanalytiques, confé- rences et écrits, Québec, GIFRIC, collection «Le Savoir analytique», 1997, p 56.

Page 121: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

115Conclusion du mémoire

la conception ontologique et théorique de la notion d’oxymore à laquelle se

consacre entièrement ce mémoire?

Pour développer cette question grosse et délicate en demeurant à l’intérieur

d’une problématique critique, il nous faut soutenir, ainsi que l’a fait Petitot-

Cocorda un néo-kantisme intégrant la perspective philosophique et mathématique

de Lautman qui pluralise les objectivités11. Si la «singularité» chez Deleuze, (mais

surtout chez Thom où sa formalisation mathématique la hausse à la hauteur de ses

ambitions) fournit effectivement un être bimodal doublement articulable au ni-

veau du modèle et du concept bref, si elle est véritablement schème et non exclu-

sivement analogie, c’est toute une épistémè que sa réalité mobilise. Elle rencontre

l’impératif de ce que Goodwin (cf 2.2) appelle une science des qualités. Or cet

appel que permet la possibilité -advenue et exploitée avec Thom surtout- d’un

schématisme équivaut à un déplacement de la frontière transcendantale du nou-

mène/phénomène.

Qu’est-ce que cela signifie pour la théologie? Nous croyons que cela signifie

que la prise en compte en théologie du réalisme ontologique de l’oxymore équi-

vaut à une «conquête de l’objectivation», et donc une reprise des tâches construe-

fives de la pensée. Toutefois, conformément même au cadre néo-kantien, ce pro-

ces ne saurait être qu’un moment. Un schématisme déplace une région dialectique

de l’entendement du côté du rationnel. Toute constitution d’objectivité au sens

kantien ne saurait demeurer que forclusive, reposant sur une disjonction irréducti-

ble entre 1 ’ontologique et le transcendental, entre noumène/phénomène, et entre

entendement et raison11 12.

11 Nous invitons à se référer à l’ouvrage qui explicite et discute cette perspective dans un cadre pluridisciplinaire, (les entretiens du Centre Sèvres), comportant une discussion et exposés notam- ment avec Fernando Gil, Jean-Michel Salanski et Jean-Pierre Desclés, Petitot-Cocorda, La philo- sophie transcendantale et le problème de l’objectivité, Paris, Éditions Osiris, 1991.12 Ibid., Voir également toute la conclusion de Morphogénèse du sens I, op. cit.

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116Conclusion du mémoire

En conséquence, l’acte d’une prise en compte d’un réalisme ontologique ne

signifie pas une ré-objectivisation de la théologie au sens d’un positivisme a-

critique, ni une déviation particulière de son orientation plus expérientielle après

Vatican Π. Elle n’est qu’un appel à sa responsabilité comme science (constituée

en un sens kantien). Nous pourrions même dire que, par un effet dialectique qui

n’est pas le moindre de ses paradoxes, l’excès guettant actuellement la notion

d’oxymore n’est pas, comme on pourrait le penser, sa réification ontologique,

mais une réification spéculative, une «théologisation facile»13.

Une omission ou démission à la prise en considération du schématisme (au

moins en tant que possibilité désormais actuelle), une négation du réalisme onto-

logique désormais possible commettrait la théologie dans l’éthique de sa pratique.

Car à tout prendre, c’est au titre de pratique scientifique que la théologie se trouve

impliquée par le problème de ce mémoire.

En effet, sans abaisser à une conjecture la pertinence théologique de l’oxymore,

laquelle se résume à son occurrence au plan empirique, il reste que la pertinence

actuelle du thème de l’oxymore réside dans !’intelligibilité de sa notion. Or la

théologie ne se définit et ne s’est jamais définie en droit comme l’élaboration d’un

discours sur un thème spécifique. Parce que science, elle est une pratique. C’est

dire que le traitement importe tout autant que l’objet et doit, d’exigence éthique,

se conformer au requisit de la construction de la distance à l’objet : «la scientifi­

13 Cette dialectique permet par ailleurs de légitimer jusqu’à un certain point la démarche de Jac- ques Pierre. Jusqu'à tout récemment, un schématisme des conditions d’émergence était non envisa- gé, et rien n’empêchait de penser que son absence ne soit pas essentielle. Si bien que c’est une fois établie la possibilité aujourd’hui effective d’une ontologie de l’événement fondée mathématique- ment, qu’apparaît non seulement la «contingence» et «relativité» (dialectiques) de la métaphysique existentialiste sur l’événement mais également l’impératif de repenser philosophiquement l’événement. En-deça de ces conditions négatives, tout dépassement de la définition nominaliste et logique de l’oxymore ne pouvait que tendre irrésistiblement vers une métaphysique de !’événement d’un type heidegerrien. Aussi ne nous prononçions-nous pas tant sur le contenu philosophique de l’article de Pierre, comme sur un procédé de construction philosophique manifestant exemplaire- ment des conditions ontologiques et mathématiques négatives sur l’événement. Alors l’exemple est la chose même, et nous en tirons justification pour ne pas avoir présenté d’autres «exemples» à côté de lui.

Page 123: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

117Conclusion du mémoire

cité n’est pas un état de chose mais une exigence éthique» u. Relativement à cette

exigence, il convient de ne pas identifier, d’un côté, la distance à l’objet «oxy-

more» avec, de l’autre, la négativité spéculative et la transcendantalité nimbant

actuellement la notion d’oxymore: une métaphysique peut aussi bien se dogmati-

ser spéculativement qu’ ontologiquement. Il nous apparaît donc que ce soit à titre

de science et plus impérieusement, en vertu de l’éthique de sa pratique que nous

pouvons appeler la théologie à la problématique de ce mémoire.

Le langage deleuzien pour la théologie

Encore une fois, il conviendrait de mettre entre parenthèses ces questions d’ordre

épistémologiques toutes relatives au cadre kantien et considérer avec plus de dé-

sinvolture la pensée de Deleuze comme un langage apportant de nouvelles méta-

phores, E nous semble qu’à ce niveau, le travail théologique peut profiter de la

pensée deleuzienne. Si l’on considère une grande partie du travail théologi-

que contemporain comme recherchant un langage adéquat à une anthropologie

théologique, cette recherche bute sur plusieurs écueils de type notamment réduc-

tionnistes. Pour reprendre notre exemple de prédilection: comment, concrètement,

parler de conditions anthropologiques d’énonciation de l’oxymore «Jésus-Christ»

sans se condamner dès ses catégories (cause-effet, actif-passif, forme-substance,

origine, source, racine, noyau dur,..) à la ré-enraciner dans une causalité de type

réductionniste, à l’insérer dans une «readers’response» de type historique, empiri-

que, ultimement «behavioriste»?

La notion de singularité comme événement «incorporel», idéel mais non abstrait,

est le cœur d’un nouveau langage apte à tenir comme universal anthropologique

entre empirisme et rationalisme; il est un langage de l’entre-deux avec ses méta-

phores propres et relève d’une position, en quelque sorte, «oxymorées».

14 Raymond Lemieux, «Cherchez l’objet ou la question de l’éthique dans le champ religieux», in Ménard, G. et Rousseau, L. et al,Construire l’objet religieux, Montréal, Université du Québec à Montréal, collection «Religiologiques», 1994, p.168.

Page 124: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

118Conclusion du mémoire

Cette qualité «d’entre-deux» mène à ce qui pourrait être une autre pertinence du

langage deleuzien de l’oxymore pour le cadre théologique : sa potentialité dé-

constructive. L’ontologie deleuzienne se fonde à partir de la discontinuité posi-

tive. L’ontologie deleuzienne, parce qu’elle est langage de l’événement, visibilise

un certain logocentrisme, capture de la différence par un logos. Certains auteurs

contemporains ont suivi cette voie, Alain Badiou, Jean Bédard, Michel De Cer-

teau en considérant les expériences dites «religieuses», «mystiques» et «théologi-

ques» comme manifestant une position de la différence face à !’institution du lan-

gage. Cependant, pas n’importe quelle métaphore permet une telle prise en consi-

dération, il faut des para-concepts, ou para-métaphores, plutôt que des concepts,

(telle la «coupure» chez De Certeau). Fait notable également que, depuis très ré-

cemment des métaphores stratégiques que l’on voit apparaître s’autorisent d’un

certain réalisme ontologique ; les théories moins réductionnistes sous-tendent un

langage déconstructeur. Ainsi chez Jean Bédard surtout, relisant Maître Eckhart à

travers un langage dérivé d’une métaphysique du «loin de l’équilibre» telle que l’a

proposée Ilya Prigogine. Les métaphores les plus récentes qui forment un langage

nouveau sur la foi et sur le religieux comportent un arrière-fond ontologique ré-

aliste qui ne leur fait rien perdre de leur fécondité.

Page 125: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

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Page 130: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

ANNEXE A : Définition sommaire de la Topologie donnée parRené Thon!

La topologie est une branche des mathématiques née de l’étude des propriétés

géométriques se conservant par déformation continue, puis généralisée pour en-

glober les notions de «limite» et de «voisinage». Son développement systématique

ne date que d’un siècle avec Poincaré [1854-1912] et Brouwer [1881-1966] et

cette discipline a depuis lors progressé remarquablement. Citons les indications de

Thom pour la décrire: «si «topologie» indique un secteur des mathématiques,

l’expression «une topologie» est plus communément synonyme de «structure to-

pologique» et désigne très souvent la réunion des ensembles ouverts d’un espace.

Rappelons qu'une topologie sur un ensemble X est un système de sous-ensembles

de X, dits «ouverts», tels que : 1) la réunion (d’autant qu’on veut) d’ensembles

ouverts est un ouvert (et l’ensemble vide ainsi que X lui-même sont des ouverts) ;

2) !’intersection d’un nombre fini d’ensemble ouverts est un ouvert. Un sous-

ensemble V de X est dit fermé si son complément, à savoir l’ensemble des élé-

ments de X n’appartenant pas à V, est un ouvert. Enfin, une topologie sur X peut

être définie non pas directement en termes d’ouverts (ou de fermés), mais en attri-

buant à chaque élément (ou «point») p de X un système I (p) de voisinages, c’est-

à-dire de sous-ensembles de X tels que : a) p appartient à chaque voisinage U de

p ; b) si U est un voisinage de p, alors chaque surensemble V de U est également

un voisinage de p ; c) si V et W sont des voisinages de p, alors même leur inter-

section V n W est un voisinage de p ; d) pour chaque voisinage U de p, il y a un

voisinage T de p inclus en U de sorte que U est également un voisinage de chaque

point q de T. Les axiomes a-d font parte de ce que l’on a appelé les axiomes de

voisinages, introduits par F. Haussdorff en 1914, lesquels ont permis une caracté-

risation axiomatique de la notion de topologie dégagée de la notion de métrique.

Les définitions d’une topologie en termes d’ouverts ou en termes de systèmes de

voisinages sont équivalentes : si l’on prend les 1-2, on peut définir comme voisi-

nage d’un point p de X, tout sous-ensemble de X qui contient un ouvert contenant

Page 131: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

125

p. Et vice versa, si l’on prend pour chaque p de X les a-d, on appelle «ouvert» tout

sous-ensemble V de X, tel que pour chaque point p de V il existe un voisinage U

de p inclus dans V»

Cf. : René Thom, Paraboles et Catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, la

science et la philosophie réalisés par Giulio Giorelio et Simona Morini, Paris,

Flammarion, (1980), 1983, p. 161

Page 132: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

126

ANNEXE B : Richliam interprété par le cusp d’après l’article «Identité et catastrophes»1 de Petitot-Cocorda

Présentation sommaire de la théorie des catastrophe, la catastrophe élémentaire du

cusp.

«Pour comprendre un procès de discontinuité, il faut se placer dans la situation

générale suivante. On considère un système S susceptible d’un certain nombre

d’états stables dont l’occupation est réglée par une dynamique opérant sur un es-

pace de paramètres descriptifs du système (du type espace de phase) dit espace

interne. On suppose de plus que le système S dépend d’un contrôle, c’est-à-dire

que l’on peut agir sur lui en contrôlant les valeurs de certains autres paramètres

qui varient dans un autre espace, dit, par opposition, espace externe. Soit alors Sa

le système pour la valeur du contrôle, Sa étant l’état stable Aa. En faisant varier

le contrôle a de façon continue, il peut se faire que pour certaines valeurs de ce

contrôle, une variation, aussi faible soit-elle, fasse brusquement bifurquer le sys-

tème d’un état à un autre. On dit alors qu’il y a traversée d’un point catastrophi-

que, ou encore que le système a subi une catastrophe. Et dans le cas (très fréquent)

où c’est l’espace externe qui supporte l’apparaître du phénomène, son lieu catas-

trophique va lui-même apparaître comme un système de discontinuités discrimi-

nant des zones phénoménologiquement homogènes. Je me borderai à l’exemple

mathématique le plus simple. Dans cet exemple les dynamiques internes sont des

dynamiques de gradient c’est-à-dire dérivant d’un potentiel que l’on suppose ne

dépendre que d’une seule variable. On considère donc des fonctions réelles d’une

variable réelle/: R —> R (R est la droite réelle) que l’on supposera continues et

indéfiniment dérivables. Ces fonctions sont donc des courbes dans le plan R2

1 L’identité, séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France 1974-1975, Paris, Quadrige/Presses Universitaries de France (1977), 1981, pp. 109-156.

Page 133: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

127

(courbes d’équation y = fix)) associant à chaque valeur de x une (et une seule)

valeur y = fix) :

Figure 2

La dynamique dérivée d’un tel potentiel agit comme une sorte de «pesanteur» sur

la courbe représentative, ce qui fait que les états stables du système régi par/sont

les minima de/. Introduire un contrôle revient à considérer une famille fa de tels

potentiels dépendant de façon continue d’un multi-paramètre a Soit par exemple

la famille fi.v(x), dépendant de deux paramètres externes u et v (variant dans un

voisinage de l’origine de R2) et définie par l’équation /u.v(x) =X4/4 + ux2/2+vx.

Pour u et v fixés, la courbe représentative de /u.v. est en général de type 1 (à un

seul minimum) ou de type 2 (à deux minima séparés par un maximum) types dont

on montre qu’ils sont structurellement stables, (c’est-à-dire de forme invariante

par petites déformations (différentiables) :

I/ WTYPE! TYPE 2

Figure 3

Ces minima et cet extremum sont les points de la courbe y =/u.v.(x) où la tangente

est horizontale. Ils correspondent aux valeurs de x pour lesquelles la dérivée /

’u.v(x) de /u.v(x) par rapport à x s’annule, c’est-à-dire aux racines de l’équation

dérivée / ’u.v(x) = x3 + ux + v = 0. Cette équation du troisième degré a soit trois

racines réelles ce qui, lorsqu’elles sont distinctes, correspond au type 2, soit une

Page 134: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

128

racine réelle et deux racines imaginaires conjuguées ce qui, toujours quand elles

sont distinctes, correspond au type 1.

Que signifie alors un point catastrophique du contrôle ? Cela signifie que dans

tout voisinage de ce point on peut passer par petites déformations du type 1 au

type 2 et réciproquement. Le passage s’effectue par collision d’un des minima

avec le maximum (point d’inflexion de la courbe) c’est-à-dire lorsque l’équation

dérivée/ ’u.v(x) = 0 admet une racine double (alors nécessairement réelle). Le lieu

des points catastrophiques de l’espace externe (u,v) est donc le lieu discriminant

de l’équation x3 + ux + v = 0 et son équation 4u3 + 27 v2 = 0 s’obtient en élimi-

nant x des équations :

/’u.v(x) =x3 + ux + v = 0

f ”u.v(x) = 3x2+ u = 0

Cette équation est celle d’une parabole semi-cubique symétrique par rapport à

l’axe des u et admettant à l’origine une singularité dite cusp (point de rebrousse-

ment de première espèce) d’où le nom de cusp donné à cette catastrophe élémen-

taire.

Figure 4

Autour de la valeur 0 du contrôle (fo = x4/4 correspond à une sorte de parabole

admettant à l’origine un point «aplati») on obtient donc la distribution suivante

Page 135: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

129

des potentiels /u.v : distribution qui regroupe les deux types élémentaires princi-

paux de catastrophe :

-les catastrophes de bifurcation proprement dites (branches du cusp)

-les catastrophes de conflit (point sur le demi-axe des u < 0 où les deux minima

sont à la même hauteur).

Figure 5

Si l’on porte suivant l’axe x les valeurs des extrema de fuv au-dessus de (u,v), on

obtient dans l’espace (x, u,v) une surface dite fronce (d’équation x3 + ux + v = 0)

dont le cusp est le contour apparent sur le plan des (u, v), suivant la direction x

Figure 6

Page 136: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

130

On peut montrer que toute petite déformation stable du potentiel instable fo (en

tant que fonction différentiable) est soit du type 1, soit du type 2. La famille fu.v

—aussi appelée déploiement universel de la singularité /0 — peut être définie

comme une famille qui classifie les formes stables dérivables de fo. Mais cette

classification est assez singulière. Elle n’est pas une simple énumération des cas

possibles c’est-à-dire stables. Comme toute classification elle positionne, elle re-

père ces cas possibles les uns par rapport aux autres. Et cela par l’introduction

d’un espace classifiant, informé par une catastrophe discriminante, elle-même

engendrée par un élément impossible (le potentiel instable fo) appelé centre orga-

nisateur.

Il s’agit là d’un fait décisif d’une portée générale : le primat ontologique du conti-

nu permet en droit de viser le réseau discret d’une classification comme la dis-

crétisation d’un espace classifiant intrinsèquement hétérogène, clivé et informé

par un événement idéel discriminant.

[Les deux exemples d’application que Petitot-Cocorda donne au cusp seront ici

laissés de côté2.]

La double inscription

a) L’interprétation substantielle

Considérons un substrat siège d’un processus décrit par un champ de dynamiques

internes dont l’espace de contrôle est l’étendue même du substrat. La morpholo-

gie observable est la trace des strates de bifurcation des états internes ou encore

des conflits de régimes. Le cusp correspond à l’archétype local le plus simple

2 Nous ne reproduisons pas ces applications, qui modélisent des comportements. Il s’agit d’une application possible des catastrophes élémentaires, application à laquelle s’est livrée Zeeman et qui ont porté la stigmatisation de toute la Théorie des catastrophe en philosophie. Il convient donc de noter la neutralité ontologique de la théorie des catastrophe, qui peut recevoir une application quantitative (comme l’a fait Zeeman) aussi bien que qualitative. Cette dernière application étant

Page 137: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

131

d’une telle morphologie concrète. Mais celle-ci dépend d’une convention fixant le

choix du minimum qui règne effectivement en un point. Π existe essentiellement

deux conventions :

i) La convention de Maxwell : le minimum effectif est le minimum absolu du po-

tentiel ; la catastrophe concrète est donc la strate de conflit du cusp.

ii) La convention du retard parfait : un minimum subsiste tant qu’il n’est pas dé-

trait par bifurcation ; la catastrophe concrète est alors une des branches du cusp.

Tout processus réel étant sujet à une certaine inertie, il y aura toujours un certain

retard et la morphologie concrète sera intermédiaire :

Figure 7

Cette morphologie est facilement reconnaisable, il s’agit de la coupure (simple)* 3.

évidemment celle qui nous intéresse. Sur Γ application quantitative de la Théorie des catastrophes, Thom, voir Parabole et catastrophes, op. cit., p. 76 et suivantes.3 Relativement à !’identification de cette morphologie à une coupure, qui donne une justification supplémentaire du schème avec la conception decertienne d’oxymore, Michel Serre demandait un éclaircissement à la fin du séminaire («Pourquoi vous, Jean Petitot, appelez-vous coupure l’axe des X, c’est-à-dire le moment où les deux minima sont égaux parce qu’en fait lorsque l’on passe de ce qui est en dessous de l’axe des x à ce qui est en dessus, il n’y a et pour la variable et pour la posi- tion que des transformations continues [...] il me paraît un peu excessif de caractériser par les termes coupure ou discontinuité !’ensemble de ces schémas dans la mesure où il est toujours ques- tion de continuité»). Petitot répond qu’il utilise «le terme de coupure parce que dans !’interprétation substantielle que René Thom a utilisée, en embryogénèse par exemple, il interprète ainsi les discontinuités observables qui apparaissent sur les substrats, et il a bien conçu son modèle comme l’élucidation mathématique de la notion de discontinuité. Mais il est évident que cette notion de discontinuité ne fait appel qu’à des déformations continues, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait différente, d’une autre notion mathématique, celle de discontinuité d’une grandeur. Ce n’est pas du tout celle-là. C’est un modèle qui essaie d’engendrer, dans le registre mathématique du continu, ce qui phénoménologiquement apparaît comme du discontinu. Alors, cette dénomination de discontinuité est quand même légitime. Car si vous supposez que la dynamique du substrat est régie par une catastrophe de type cusp, d’un côté de la strate catastrophique le système sera dans un certain état, donc aura une certaine apparence, alors qu’immédiatement de l’autre côté, il sera dans un autre état et aura donc une autre apparence. Il y a bien discontinuité, mais discontinuité de quoi ? De l’homogénéité du substrat. C’est dans ce sens-là que la théorie de la morphogénèse s’est posée comme une phénoménologie, avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté.» Mais la question

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132

On peut esquisser sur cet exemple trivial le mode assez singulier de rencontre

avec le réel que propose la phénoménologie thomienne. Le principe explicatif s’en

exprime de façon imagée en disant que la bifurcation engendre la catastrophe :

en tant qu ’apparaître, un phénomène se réduit à un agrégat de catastrophes loca-

les, à un système plus ou moins intégré de discontinuités qui réalise Γinscription

des ensembles de bifurcation des états internes. Ce principe a une double portée,

méthodologique et ontologique. Méthodologique dans la mesure où, permettant de

«remonter» des morphologies observées à des modèles dynamiques générateurs, il

restitue au réel l’apparaître. Ontologique dans la mesure où il ne pose pas comme

condition préjudicielle de la modélisation, le retrait de la langue. Au contraire.

Traces manifestes de l’opacité des substrats, les morphologies sont d’abord re-

connues par la langue, ce qui fait que l’on modélise à la fois les événements ob-

jectifs et la sémantique des termes qui les exprime. Cette ambivalence est parti-

culièrement évidente dans !’interprétation substantielle du cusp. Car ce n’est que

lorsqu’on le vise lui-même comme phénomène - ce qui est rendu possible par sa

consistance- qu’on peut reconnaître dans le cusp la discontinuité qu’est la cou-

pure simple. C’est donc par le jeu d’un chiasme qui lui attribue ce que

j’appellerai une sémantique canonique que le cusp se propose comme l’archétype

générateur de ce dont il n’est qu’un représentant formel.

va plus loin, suggère Petitot, car «appeler une telle discontinuité coupure, c’est en fait laisser parler spontanément la langue naturelle. Je crois qu’un des avantages et une des ambiguïtés du modèle des catastrophes, c’est qu’on peut dire naïvement qu’il constitue la première médiation effective et réelle entre sciences exactes et langue naturelle. Et il se veut tel. Car considérons un processus biologique où prend lieu une telle coupure. Le morphologiste dira : à tel moment, une coupure qui a telle forme apparaît. Il le dira en langue naturelle. En revanche, on peut dire que le physicien portera son attention sur les dynamiques internes, essaiyera de les expliciter mathématiquement, voire même essaiera de les expliquer comme approximations continues de phénomènes discrets, statistiques, sous-jacents. D’après le principe de la théorie de la morphogénèse, la discontinuité morphologique, phénoménologique, est induite par la bifurcation des dynamiques, qui sont sus- ceptibles d’une analyse physique. Mais ce qui intéresse René Thom, c’est que les potentiels ou les dynamiques internes sont en général hautement surdéterminés par rapport aux morphologies qui apparaissent. Il cherche donc les modèles minimaux. Il dira par exemple que, si une coupure appa- raît, cela veut dire, meme si le système dépend d’un très grand nombre de paramètres physico- chimiques, qu’il n’y en a qu’un (même si c’est un paramètre virtuel), qui a subi une bifurcation. Et l’on peut dire que la notion de catastrophe élémentaire est le premier pont entre les sciences exac- tes et sciences anexsactes pour reprendre une vieille expression de Husserl». «Identité et catastro- phes», op. cit., pp. 152-153.

Page 139: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

133

b) L’interprétation actantielle.

Dans cette interprétation, le cusp agit comme l’événement syntaxique idéel infor-

mant une structure narrative élémentaire et en distribuant les places (minima) que

je supposerai investies par des actants identitaires (X et Y). Pour expliciter cette

structure, considérons un chemin dans l’espace externe encerclant le centre orga-

nisateur :

Figure 8

Initialement l’unique place actantielle est investie par un actant identitaire X. À la

traversée de la première branche du cusp, un autre actant Y apparaît, dont

l’influence croît jusqu’au moment où il entre en conflit avec X. Après la traversée

de cette strate de conflit, l’influence de X décroît jusqu’à sa capture de Y, ce der-

nier demeurant comme actant survivant. Ce scénario énonce la dialectique mini-

male d’un sujet et d’un anti-sujet. Le cusp y ek-siste en tant que ce que j’ai nom-

mé un invariant logico-réel, comme événement syntaxique idéel support d’une

sémantique canonique -redoublant celle de la coupure- et qui est celle du conflit.

On peut faire à ce propos trois remarques :

i) C’est de la décision de traiter les minima comme des places actantielles - et

donc d’un nouveau chiasme- que se soutient l’évidence de !’interprétation. Par ce

chiasme des procès complexes de conflit et de capture deviennent l’objet d’une

régression qui les reconduit (à l’état de trace) à la strate logico-réelle. Et si la sé-

mantique canonique conflit-capture peut paraître outrageusement anthropomor­

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134

phe, ce n’est pas que les actants le soient, c’est parce que l’identité formelle du

cusp est par définition dynamique.

ii) Le modèle du cusp permet de distinguer formellement le conflit de l’opposition

simple (face à face). Cette dernière correspond en effet à la sémantique canonique

de la catastrophes élémentaire de codimension 1 (c’est-à-dire d’espace externe de

dimension 1) suivante :

■0■

Figure 9

Or en tant que sous-catastropohe du cusp, cette catastrophe admet une autre sé-

mantique canonique qui, nous venons de le voir, est celle du conflit. C’est que le

cusp colocalise et produit ensemble trois catastrophes de codimension 1, une,

statique, d’opposition simple et deux de capture ou d’émission. L’on peut dire que

ces deux dernières catastrophes -dans la mesure de leur colocalisation avec la

première- représentent le présupposé sémantique séparant le conflit de

l’opposition simple.

iii) Alors que dans !’interprétation substantielle l’étendue même du substrat joue

comme espace de contrôle, dans !’interprétation actantielle l’espace externe est

purement idéel et l’événement syntaxique incorporel. C’est pourtant à partir de lui

que choit du structural -en tant que son envers - une ek-sistance spatiale. Cette ek-

si stance spatiale indécidable équivaut à l’hypothèse d’une syntaxe excessive.

[Revenant à !’interprétation du schème Carroben, (l’apostrophe d’Humpty-

Dumpty, citée en langue originale anglaise était le préliminaire de son article),

Petitot-Cocorda suggère d’investir synchroniquement le cusp]:

Page 141: Le mot-valise chez Gilles Deleuze :pour une

135

Retour sur l’effet Carroll

Tentons maintenant un investissement synchronique du cusp. Π est facile de voir

que celui-ci est nécessairement contradictoire. Dans l’interprétation diachronique

précédente, une détermination Y venait en effet se substituer à une détermination

X initiale. Π aurait donc fallu tourner deux fois autour du centre organisateur pour

que X réintègre sa place actantielle (récit de la reprise du pouvoir par Factant des-

titué). Ce qui fait que la zone de l’espace externe des potentiels à un seul mini-

mum correspond nécessairement —dès lors que l’on tente un investissement uni-

voque du cusp par des déterminations fixes excluant des variations continues

d’identités— à une place d’équivocité. «L’investissement suivant est un modèle

exact de l’effet Carroll :

Figure 10

C’est pourquoi j’ai affirmé d’emblée que le schème carrollien manifestait une

opération primitive, celle de la synthèse disjonctive qui rejoint ici sa vérité for-

melle. Le propre en est le «poinçonnage» [en note : «Je pense en effet que cette

opération renvoie au «poinçon» structurant selon Lacan la formule du fantasme»]

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136

d’un point d’instabilité (point co) et d’une place d’équivocité. Je ne pense pas qu’il

existe un modèle autre que catastrophique d’un tel poinçonnage.

L’inhérence d’un temps de lapsus au destin énonciatif d’une différence peut

maintenant se déduire de la façon suivante. À partir de la position initiale qu’est le

point de conflit (make up your mind that you wil say both words) deux énoncia-

tions sont possibles. L’énonciation triviale résolvant l’instabilité en déployant ω

transversalement à la strate de conflit selon le schéma de l’opposition simple :

ωFuming —» Furious Fuming *— Furious

Figure 11

Et l’énonciation productrice. La conditionnelle «if you have that rarest of gifts, a

perfectly balanced mind» représente un opérateur qui bloque le point ω sur la

strate de conflit. Ainsi piégé, ω décrit cette strate jusqu’à en arriver à la place (sta-

ble) d’équivocité où trouve lieu l’énonciation possible d’une détermination hy-

bride (mot-valise ou chimère signifiante).

Au cours de ce trajet le point traverse le centre organisateur Ô : le propre d’un

mot-valise en tant que stricte synthèse disjonctive est de manifester le reste, la

trace rémanent e d’un procès énonciatif contradictoire ou encore d’intégrer dans

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137

la manifestation une singularité structurante. Cela n’est possible que parce qeu le

signifiant est articulé à un autre niveau que le signifié. L’événement critique et

producteur du procès qu’est la traversée de δ s’interprète comme l’instant logique

de la dislocation de deux signifiants et de leur réagrégation hybride.

Les mots-valises appartenant aux séries signifiantes, qu’en est-il alors des séries

signifiées ? Soient X et Y deux déterminations en relation de différence c’est-à-

dire se déterminant réciproquement. Leur axe sémantique est représentable par

une catastrophe d’opposition simple où les investissements du minimum se-

conduire jouent comme présupposés.

X/(Y) (X)/Y

Figure 13

Produire cette opposition statique, c’est l’engendrer par le déploiement d’une

singularité ponctuelle (ici le cusp). Mais nous savons que lors d’un tel procès se

trouve nécessairement évoquée une place d’équivocité dont il faut donc élucider le

statut. Le franchissement d’une branche du cusp annule le présupposé et conduit à

une détermination isolée déterminée en elle-même. À la mesure de cette absoluti-

sation, je pense qu’il est possible d’interpréter la place d’équivocité comme lieu

d’identification de deux déterminations contraires infinitisées. Bref, dans le re-

gistre signifié, le cusp est l’invariant de la coincidentia oppositorum ou encore

l’opération de «projectivisation» des axes sémantiques.

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138

Figure 14

L’on peut donc faire l’hypothèse que le cusp convoque comme effets logico-réels

les représentants de cette mise en abîme de la différence qu’est l’infini intensif

comme non-être (zéro). Ainsi ce qui circule entre série signifiante et série signi-

fiée-manque et excès qui tout en les décalant les articule- est un élément formel

objectif et productif, élément que j’appellerai trait. C’est à lui que s’identifie

l’objet a (objet partiel non empirique).»

PETITOT-COCORDÁ, Jean, «Identité et Catastrophes», L’identité, séminaireinterdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss professeur au Collège de France 1974-1975, Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, (1977), 1981, pp. 109-156.

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