le mégaséisme

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Les sismologues n’avaient prévu ni le mégaséisme qui a secoué la grande île de Honshu au Japon, ni le raz de marée de 20 mètres de haut qui a suivi. Des mécanismes inédits jusqu’à présent sont en cause. Le mégaséisme Pierre Henry L e 11 mars 2011, une demi-heure après un mégaséisme, un raz de marée frappe la côte Nord-Est de la grande île nipponne de Honshu. Il atteint 20 mètres de haut face à certains endroits encaissés et 10 mètres à Sendaï, la plus grande ville de la région. Ces amplitudes expliquent la terrible dévastation due à la vague, mais elles sont relativement modestes si l’on considère la violence inouïe du séisme qui l’a formée : sa magnitude est de 9, ce qui en fait le quatrième plus grand séisme jamais enregistré. Pareille magnitude est une très mauvaise surprise : personne ne s’attendait à un séisme de cette ampleur à cet endroit. Comment cette possibilité a-t-elle pu échapper à la vigilance des sismologues, notam- ment de ceux qui furent consultés lors de l’implantation des centrales nucléaires de la région, dans les années 1970 ? Nous expliquons ici les origines de cette erreur d’appréciation et les implications de la nou- velle vision sismologique de la région qui émerge aujourd’hui. Les Japonais nomment le tremblement de terre du 11 mars 2011 séisme du Tohoku. Ce terme, qui signifie Nord-Est en japonais, dési- gne la partie Nord de la grande île de Honshu secouée par le séisme. Bien connue pour sa constante activité sismique, la zone dont il pro- vient – la fosse du Japon – se trouve au Nord du point triple du Japon, lieu où se rencontrent les plaques eurasienne, philippine et paci- fique (voir la figure 2). La subduction (plongement d’une plaque sous une autre) qui s’y produit depuis des millénaires engendre de nom- breux séismes, parfois accompagnés d’importants tsunamis. Ainsi, 34] Géophysique © Pour la Science - n° 403 - Mai 2011 1. LE TSUNAMI DU 11 MARS 2011, consécutif à un mégaséisme, a emporté de nombreuses maisons de la ville japonaise de Natori, qui comptait plus de 72 000 habitants. Ces derniers n’ont eu que 30 minutes pour se mettre en sécurité après que le quatrième plus puissant séisme jamais enregistré a secoué leur ville. Géophysique

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De Pierre Henry, publié dans Pour la Science n°403, mai 2011

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Page 1: Le mégaséisme

Les sismologues n’avaient prévu ni le mégaséisme

qui a secoué la grande île de Honshu au Japon,

ni le raz de marée de 20 mètres de haut qui a suivi.

Des mécanismes inédits jusqu’à présent sont en cause.

Le mégaséisme Pierre Henry

Le 11 mars 2011, une demi-heure après un mégaséisme, un razde marée frappe la côte Nord-Est de la grande île nipponne deHonshu. Il atteint 20 mètres de haut face à certains endroits

encaissés et 10 mètres à Sendaï, la plus grande ville de la région. Cesamplitudes expliquent la terrible dévastation due à la vague, mais ellessont relativement modestes si l’on considère la violence inouïe duséisme qui l’a formée : sa magnitude est de 9, ce qui en fait le quatrièmeplus grand séisme jamais enregistré.

Pareille magnitude est une très mauvaise surprise : personne nes’attendait à un séisme de cette ampleur à cet endroit. Comment cettepossibilité a-t-elle pu échapper à la vigilance des sismologues, notam-ment de ceux qui furent consultés lors de l’implantation des centralesnucléaires de la région, dans les années 1970? Nous expliquons ici lesorigines de cette erreur d’appréciation et les implications de la nou-velle vision sismologique de la région qui émerge aujourd’hui.

Les Japonais nomment le tremblement de terre du 11 mars 2011séisme du Tohoku. Ce terme, qui signifie Nord-Est en japonais, dési-gne la partie Nord de la grande île de Honshu secouée par le séisme.Bien connue pour sa constante activité sismique, la zone dont il pro-vient – la fosse du Japon – se trouve au Nord du point triple duJapon, lieu où se rencontrent les plaques eurasienne, philippine et paci-fique (voir la figure 2). La subduction (plongement d’une plaque sousune autre) qui s’y produit depuis des millénaires engendre de nom-breux séismes, parfois accompagnés d’importants tsunamis. Ainsi,

34] Géophysique © Pour la Science - n° 403 - Mai 2011

mégaséisme, séisme, faille de subduction, Japon, tsunami, 11 mars 2011, sismologie, Tohoku, Sendaï

1. LE TSUNAMI DU 11 MARS 2011,consécutif à un mégaséisme, a emporté de nombreuses maisonsde la ville japonaise de Natori, qui comptait plus de 72 000 habitants.Ces derniers n’ont eu que 30 minutespour se mettre en sécurité après quele quatrième plus puissant séismejamais enregistré a secoué leur ville.

Géophysique

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de subduction du JaponL ’ E S S E N T I E L

� Le quatrième plus

grand séisme jamais

mesuré a eu lieu

le 11 mars 2011

dans la fosse du Japon.

� Les sismologues

ne s’attendaient pas à un tel

séisme à cet endroit.

� Le Tohoku, la côte

Nord-Est de la grande île

de Honshu, avait été jugé

assez sûr pour

que l’on y implante

des centrales nucléaires.

� La très grande longueur

de faille qui a rompu

montre qu’il faut désormais

compter avec de tels

mégaséismes au Japon.

� Les dépôts de tsunami

retrouvés sur la plaine

côtière de Sendaï

suggèrent qu’ils ont lieu

tous les 1 000 ans environ.

© Pour la Science - n° 403 - Mai 2011 Géophysique [35

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en 1896, la moitié du Tohoku située auNord de Sendaï avait encaissé un raz demarée comparable à celui qui vient de seproduire : sa vague excédait 25 mètres.Ce séisme a longtemps intrigué les sismo-logues, car la hauteur du tsunami étaitsans commune mesure avec l’intensité sis-mique perçue alors, ce qui introduisit undoute sur sa magnitude réelle. Commecelui du 11 mars 2011, ce tsunami était liéà la rupture d’une portion de faille prochede la fosse de subduction située à 120kilo-mètres de la côte Nord-Est, là où la pla-que pacifique s’enfonce sous le Japon àune vitesse d’environ neuf centimètres paran (voir la figure 2).

Soulignons que tous les séismes com-parables à celui du Tohoku ont aussi étécréés par le glissement brusque de faillesde subduction. Dès lors, se demande-t-on, comment les sismologues ont-ils été

conduits à estimer que la zone de subduc-tion située face à la côte Nord-Est duJapon ne produirait probablement jamaisun séisme d’une telle magnitude?

S’ils se sont laissés abuser, c’est parceque cette zone de subduction a une activitésismique régulière en apparence et distri-buée sur l’ensemble de la surface de glis-sement (le plan de faille). De par le monde,on connaît en effet de nombreuses failles,ou segments de faille, qui n’engendrent quede petits séismes, les deux surfaces encontact ne coulissant pas forcément de façonconstante, mais du moins sans grandessecousses. Le segment central de la faillede SanAndreas, entre Hollister et Parkfield,en Californie, est dans ce cas. Il en seraitde même de certaines failles de subduction,comme la fosse des Mariannes (connue poursa profondeur de 11000 mètres), dont, sem-ble-t-il, la zone sismogène est très réduite.

Toutefois, la plupart des failles de sub-duction produisent de gros séismes, touten ayant le reste du temps une activité limi-tée à quelques essaims de séismes bienlocalisés. On dit de telles failles qu’ellessont bloquées, c’est-à-dire que l’essentielde leur subduction est compensé par lemouvement se faisant à l’occasion de raresmégaséismes. Ces événements majeurssont suivis de nombreuses répliques.Quand ces mégaséismes arrivent avec unecertaine régularité, on les qualifie deséismes caractéristiques. Tel est le cas dela faille de subduction de Nankaï, où unBig one est attendu.

Premiers calculsdu couplage sismique

D’autres failles encore ont un comporte-ment plus complexe, qui ne facilite pasl’estimation du risque. Il en est ainsi decelle de la fosse du Japon. À la fin desannées 1960, les modèles de tectonique desplaques avaient déjà fourni une bonne des-cription de la subduction de la plaque paci-fique. Les sismologues ont alors pucommencer à estimer le « couplage sis-mique », qui indique quelle fraction del’avance de la plaque est compensée parles brusques glissements à l’origine desséismes. Le séisme du 11 mars2011 auraitainsi entraîné un glissement le long duplan de faille dépassant la vingtaine demètres face à Sendaï, qui s’est traduit parun déplacement de plusieurs mètres versl’Est de la côte du Tohoku.

En 1977, Hiroo Kanamori, de l’Insti-tut californien de technologie (Caltech),fut le premier à estimer le couplage sis-mique de la plaque pacifique. Il obtint unrésultat de l’ordre de 25 pour cent, confirmépar tous les travaux qui suivirent. Ainsi,même si la faille de la fosse du Japonproduit de forts séismes (jusqu’à 8,2 demagnitude), l’activité sismique est insuf-fisante pour compenser l’avance de la pla-que pacifique. Plus on va vers le pointtriple situé au Sud, plus l’activité est insuf-fisante (voir la figure 2).

Dans la zone de subduction de la fossedu Japon, il n’y a donc pas assez de séismespour compenser la progression de la plaque:les sismologues parlent de déficit sismique.Un détail rendait cette constatation plusinquiétanteencore. Le plus gros séisme jamaisenregistré dans la zone, le séisme de Sanrikuen 1933 (8,4 de magnitude), ne s’est mêmepas déclenché sur le plan de subduction, mais

2. L’ARCHIPEL NIPPON se trouve sur la ceinture de feu. Cet alignement de volcans, qui borde lePacifique par le Nord depuis l’Amérique du Sud jusqu’à la Nouvelle-Zélande, coïncide partout avecdes frontières de plaques tectoniques et des failles. Au Japon, deux plaques tectoniques – la pla-que pacifique au Nord et la plaque philippine au Sud – y passent sous la plaque eurasienne et laplaque Nord-Amérique. Ces mouvements de subduction ont créé de profondes fosses à l’Est del’archipel nippon : au Sud, la fosse de Nankaï longe l’archipel jusqu’à la région de Tokyo ; elle estreliée par la fosse de Sagami au point triple du Japon, le lieu où se rencontrent les plaques eura-sienne, philippine et pacifique ; de là partent vers le Sud la fosse d’Izu-Bonin et vers le Nord la fossedu Japon. Des failles (en rouge) longent toutes ces fosses, où s’accumulent les contraintes crééespar les mouvements de subduction et qui sont responsables de nombreux séismes.

Plaque eurasienne

Plaque pacifiquePlaque philippine

Honshu

Hokkaïdo

Avancetectonique

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de l’autre côté de la fosse sur la plaque paci-fique. Il ne peut avoir contribué à la compen-sation du mouvement de subduction de laplaque pacifique.

Les sismologues voyaient deux expli-cations possibles au déficit sismique :soit l’essentiel de l’avance de la plaque estcompensé par des glissements asismiques,c’est-à-dire sans secousses ; soit il manquede gros séismes dans l’historique sismi-que nipponne. Cette seconde explicationpassait pour improbable, l’histoire de l’ac-tivité sismique au Japon étant l’une desmieux connues au monde. Quatre événe-ments majeurs sont connus pour la par-tie Nord du Tohoku (1896, 1677, 1611et 869), mais aucun séisme majeur ne sem-ble s’être produit dans la partie Sud depuis800ans au moins. C’est donc l’hypothèsed’un glissement au moins en partie asis-mique qui a été retenue.

La construction des six réacteursnucléaires à Fukushima-Daïchi dans lesannées 1970, et de quatre autres à Fukus-hima-Daïni au début des années 1980,passa alors probablement pour une bonneidée par rapport à d’autres implanta-tions dans l’archipel nippon…

La découverte d’une... faille dans cettelogique viendra de la mesure de la défor-mation géométrique de l’île de Honshu.L’analyse des données de la géodésie clas-sique (non satellitaire) a en effet révélé quedepuis les débuts de l’ère Meiji (1868-1912),le Nord du Japon subit une déformation liéeà l’accumulation des contraintes dues à lasubduction. Or si seulement un quart (lavaleur supposée du couplage sismique) dumouvement de la plaque pacifique étaitcompensé par les séismes connus, cettedéformation aurait dû être bien plus faible...

En 1994, les Japonais décident, notam-ment pour cette raison, d’implanter unréseau dense de stations GPS de surveil-lance satellitaire permanentes. En trois ans,1000 stations sont opérationnelles. Les don-nées qu’elles livrent confirment une impor-tante déformation liée à l’accumulationde contraintes sur la faille de subduction.

Comment interpréter ce fait? En 1983,James Savage, de l’Université Purdue auxÉtats-Unis, avait donné les deux principesdu raisonnement permettant de prévoir leseffets de la subduction. Le premier estqu’à long terme, la croûte terrestre ne sedéforme de façon notable qu’à proximitéde la faille ; le second est que la déforma-tion des blocs de part et d’autre de la failleest élastique et réversible.

La conséquence immédiate de cettelogique est que si, pendant les périodesdénuées de séismes majeurs, l’archipelnippon a été contracté par la subduction(d’environ deux centimètres par an), ilreprendra par à-coups la surface perdueà la faveur de grands séismes. Ainsi, auJapon, la déformation enregistrée enpériode intersismique détermine la pro-portion du mouvement de subduction quise traduit par une déformation de la croûte;cette proportion mesure le « couplagemécanique de la subduction». Dans le casd’une subduction asismique, ce couplageest nul ; il est de 100 pour cent quand lecontact d’une croûte avec la plaque de sub-duction la bloque entièrement. Dans cecas, la croûte ne peut que se déformer àmesure que progresse la plaque, phéno-mène qui trouve nécessairement sa limiteun jour (voir la figure 2).

Couplage mécaniquede 100 pour cent

Dans des travaux publiés entre 1998et 2001, une équipe franco-japonaise, diri-gée du côté français par Xavier Le Pichon,du Collège de France, a montré que le longdu plan de subduction de la fosse du Japon,le couplage mécanique est de 100 pourcent. Selon ces chercheurs, cette valeur semaintient jusqu’à environ 50 kilomètresde profondeur, c’est-à-dire presque jusqu’àla verticale de la côte. Il résulte de cettedécouverte que le modèle de H. Kanamorid’un couplage sismique de 25 pour centdans la fosse du Japon ne tient plus.

Pierre HENRY, géophysicien, est directeur de recherches

au CNRS et travaille au Centreeuropéen de recherche

et d’enseignement des géosciencesde l’environnement (CEREGE),

à Aix-en-Provence.

L’ A U T E U R

3. CES COUPES DE HONSHU ET DE LA FOSSE DU JAPON (plan de coupe indiqué sur la figure 2)montrent (à gauche) le blocage, avant le séisme, de la plaque pacifique sur la plaque eurasienne por-tant l’île de Honshu, qui se raccourcit de plusieurs centimètres par an, tout en se bombant à mesurequ’elle accumule des contraintes et que le bord de la plaque eurasienne plonge. Pendant le séisme(à droite) et juste après, ces contraintes se relâchent et l’île de Honshu reprend sa surface et saforme initiales. C’est la brusque remontée du bord de plaque qui crée un tsunami.

� BIBLIOGRAPHIE

S. Mazzotti et al., Full interseismiclocking of the Nankai and Japan -West Kurile subduction zones [...],J. Geophys. Res., vol. 105,pp. 13159-13177, 2000.

K. Minoura et al.,The Jogan tsunami deposit andrecurrence interval of large-scaletsunami on the Pacific coastof northeast Japan, Journalof Natural Disaster Science, vol. 23,pp 83-88, 2001.

Honshu HonshuDéformation

Retourà la forme

initiale

GlissementBlocage

Hokkaïdo Hokkaïdo

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En fait, tout se passe comme si l’arcinsulaire japonais était un énorme bloc decaoutchouc qui se contracte sous la pous-sée de la plaque pacifique, et qui reprendentièrement sa forme lors d’un grandséisme. Si la subduction nipponne fonc-tionne ainsi, le couplage sismique dans lafosse du Japon, c’est-à-dire la fraction del’avance de la plaque pacifique qui seracompensée par les futurs séismes, ne peutqu’être égal au couplage mécanique, c’est-à-dire à la fraction de l’avance de la plaquecompensée par la déformation enregistréeen période intersismique.

De ces considérations, les sismologuesont déduit qu’une énorme énergie élasti-que s’accumulait dans la faille de la fossedu Japon, qui serait relâchée un jour, pro-bablement par un grand séisme.

Toutefois, les circonstances du séismede magnitude 7,6 qui se produisit en1994au Nord de l’île de Honshu les ont induitsen erreur. Le réseau GPS japonais enregis-tre alors un vaste mouvement postsismi-que, qui crée l’impression que des mou-vements asismiques sont possibles le longde la faille de la fosse du Japon. Naturelle-ment, les sismologues se sont demandé sices glissements sans secousses pouvaientabsorber le déficit sismique. Ils ont viteincliné à le penser, quand, en 1997, KosukeHeki, de l’Université d’Hokkaïdo, montra

que le mouvement postsismique qui se pro-duisit dans le Tohoku équivalait à un séismede magnitude 7,7!

L’explication suivante du déficit sis-mique de la faille de la fosse du Japon s’estalors imposée. Après chaque séisme, laplaque en subduction continue à glisseraux environs de la zone venant de rom-pre : elle dissipe ainsi le reste de l’énergieélastique stockée dans la déformation,avant de se bloquer à nouveau en quel-ques années. Même si l’existence de telsmouvements de relaxation est avérée,depuis le 11 mars 2011, il est clair que cetteexplication ne suffit pas !

Les aspérités d’un séisme

L’existence le long du plan de subduc-tion de la fosse du Japon d’un couplagesismique proche de 100 pour cent est dé-sormais établie. Du reste, des simula-tions réalisées récemment à partir desdonnées GPS à l’Earth Simulator de l’Agencejaponaise pour les sciences et technologiesmarines (JAMSTEC) l’ont confirmé – à lanuance près que, près du point triple duJapon, la plaque pacifique semble glissersous la plaque eurasienne.

Malheureusement, ce genre de cal-cul ne permet pas d’anticiper l’étendue

des ruptures. Il faudrait pour cela connaî-tre d’avance la longueur de faille concer-née. Or non seulement on l’ignorait dansle cas du mégaséisme du 11 mars 2011,mais la possibilité d’une rupture affectantle plan de faille depuis le point triple (auSud) jusqu’à la zone du séisme de 1896(au Nord) n’avait pas été imaginée.

En effet, les sismologues considéraientcela comme improbable à cause de lasegmentation supposée de la faille de lafosse du Japon. L’idée qu’une faille est seg-mentée en tronçons rompant indépendam-ment les uns des autres s’applique en effetsouvent, tout particulièrement aux fail-les en décrochement (verticales et coulis-santes), telle celle de San Andreas, auxÉtats-Unis; elle semble pouvoir l’être aussià certaines failles de subduction. Ce seraitle cas pour la faille de Nankaï, où la sub-duction s’effectue le long de deux seg-ments principaux, rompant en général àquelques heures ou quelques annéesd’in-tervalle, bien qu’il soit arrivé qu’ils rom-pent ensemble.

Il apparaît aujourd’hui que la faille dela fosse du Japon serait mieux décrite à par-tir de la notion plus floue d’aspérité. Ondésigne ainsi les parties du plan de faille oùle glissement est le plus important lors desgrands séismes (voir la figure 4). Ces zonesde glissement maximal sont aussi censéesêtre les zones de blocage maximal en périodeintersismique. La magnitude d’un séismedépend alors aussi bien de l’étendue duplan de faille que de la taille de l’aspéritéet de l’amplitude du mouvement.

Ainsi, le séisme de magnitude 9,1 du26 décembre 2004 dans l’océan Indien aété provoqué par une rupture qui, durantneuf minutes, s’est étendue sur 1 200 kilo-mètres. Celui du Tohoku a été beaucoupplus bref et concentré : il semble que l’es-sentiel de l’énergie ait été libéré en troisminutes seulement par une rupture lon-gue de 500kilomètres. Plus précisément,les calculs réalisés par diverses équipesà partir des données sismologiques et géo-désiques (GPS) montrent que des glisse-ments de20 à 40mètres ont été atteints sur200kilomètres de part et d’autre de l’épi-centre, situé face à Sendaï. Mis en lignesur le site Internet Tohoku-oki dédié auséisme du 11 mars 2011, plusieurs de cesrésultats suggèrent en outre que la zonede fond de mer dont le mouvement a crééle tsunami a été d’extension réduite ; elleserait située près de la fosse, comme lorsdu séisme de 1896.

4. LE MÉGASÉISME DU 11 MARS 2011 résulte de glissements le long d’un plan de faillede plus de 500 kilomètres de long, dont la projection à la surface est marquée ci-dessuspar un cadre jaune. L’aspérité de la faille mise en jeu par le séisme, c’est-à-dire la zone où les mouvements ont été maximaux – supérieurs à dix mètres –, est indiquée en rouge et vert ; elle ne mesure que 200 kilomètres de long. Tandis que l’épicentre du séisme est signalé par un gros point rouge, les répliques le sont par des points jaunes.

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Que peut-on déduire de cetableau quant à la fréquence desmégaséismes sur la faille de la fossedu Japon? À une vitesse de subduc-tion de neuf centimètres par an etsi l’on suppose que seulement unquart du mouvement est compensépar les séismes séculaires, un mou-vement de 20 à 30 mètres corres-pond à quelque 300 ou 400 ansd’accumulation de contraintes surla faille, et donc à un intervalle inter-sismique au moins aussi grand.

Par ailleurs, le suivi sismogra-phique depuis 1896 avait plutôtconduit les sismologues à définirdes zones de rupture d’une taillede 100 à 200kilomètres de long. Leplan de rupture du mégaséismedu 11mars2011 est bien plus longet son aspérité s’étend – sans lesrecouvrir complètement – sur leszones de rupture de plusieurs séi-mes précédents. Il apparaît en plusque la partie centrale de la rupture(là où le mouvement fut maximal)semble s’être déjà à nouveau blo-quée, tandis qu’un mouvementpostsismique accompagné denombreuses répliques a com-mencé au Sud, qui rappelle celuiobservé au Nord en 1994.

Risque augmentésur la plaque

pacifiqueTous ces mouvements ne peu-vent qu’avoir modifié la répartition descontraintes dans la croûte autour de la zonede rupture. Il en résulte une augmentationdu risque de séisme dans la plaque paci-fique (de la même façon que le séismede 1896 a favorisé le séisme de 1933) etsur les parties adjacentes du plan de sub-duction, où se produisent aussi des répli-ques. Plus au Sud, les fosses de Sagami, oùs’est produit le grand séisme de Kanto,en1923, et de Suruga, où le dernier séismedate de1854, sont également dans la zoned’influence. La situation y est cependantcompliquée par la présence du point tri-ple. Les calculs effectués montrent quel’évolution peut être différente sur chaqueportion de faille; il en résulte que sans carteprécise du glissement, il n’est pas encorepossible d’apprécier l’évolution du ris-que dans cette région.

Quoi qu’il en soit, le séisme du11 mars 2011 montre que des ruptures géan-tes sont possibles sur la faille de la fossedu Japon. Cette possibilité était déjà pré-sente à l’esprit de certains chercheurs nip-pons, qui l’avait proposée pour la fosse desKourilles (qui prolonge celle du Japon auNord)... Une étude de chercheurs de l’AIST(le Centre national pour la science et la tech-nologie avancés, le plus grand organismede recherche du Japon) a en effet montréen2003 que les dépôts de sable laissés surcertaines côtes japonaises par des tsunamispréhistoriques pouvaient s’étendre enplaine plusieurs kilomètres à l’intérieur desterres. Pareils dépôts sont sans communemesure avec les traces laissées par les tsu-namis des séismes de 1952 et 1973, pour-tant de magnitude respectable (8,1 et 7,8).Les chercheurs de l’AIST proposaient donc

que des séismes millénaires géants,correspondant à la rupture simul-tanée de deux segments ou plusde la faille, se sont produits occa-sionnellement au cours des derniersmillénaires, en plus de séismes sécu-laires dans chaque segment.

La subduction des Cascades,face à la côte de l’Amérique du Nord,entre l’île de Vancouver et le Nordde la Californie, fournit un casremarquable d’un tel mégaséismeà venir. Malgré notre connaissancelimitée de l’histoire sismique de larégion, les sismologues ont pu mon-trer que l’on doit s’attendre à desséismes de magnitudes supérieuresà 9 et aux tsunamis d’une trentainede mètres correspondants. Toute-fois, les intervalles entre ces méga-séismes restent mal définis. Untsunami arrivé au Japon le 26 jan-vier 1700, et qui n’avait pas étéprécédé d’un tremblement de terre,a cependant permis de connaîtrela date du dernier. La probabilitéqu’un tel mégaséisme se produisedans les 50ans à venir serait de dixpour cent.

Dans la fosse du Japon faceau Tohoku, les séismes de 1611 etde 869 pourraient correspondre àde tels événements. Des travauxmenés par l’Université de Sendaïont mis en évidence en 2001 quele séisme de 869 a produit ungrand tsunami dans la baie de Sen-daï, lequel a laissé des dépôts desable jusqu’à quatre kilomètres à

l’intérieur des terres. Les chercheurs ontmontré que de tels événements excep-tionnels se sont produits tous les 1000ansenviron aux époques préhistoriques, etconclu que le suivant était imminent. Ila eu lieu le 11 mars 2011.

S’il y a désormais un consensus surce point, quelles conséquences pratiquesen tirer ? Peut-on se protéger contre untel mégaséisme et son tsunami? D’un pointde vue sismologique, l’histoire de la recher-che sur la subduction de la plaque pacifi-que sous le Japon montre qu’il fautréévaluer régulièrement l’aléa sismiqueen fonction des nouvelles connaissances.Plus globalement, il se confirme une foisde plus que la pertinence des modèlesscientifiques et de leurs prévisions dépenddes ingrédients que l’on y met. Or on saitrarement tout d’avance… �

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100 km

1946M8,3

1968M8,2

1933M8,4

1896M8,2 ?

1854M8,4

1944M8,1

1938M7,8

POINTTRIPLE

2011 M9986 M9 ?1611 M ?

1952 & 2003M8,1-8,3

1973M7,8

1969M8 ?

1963M8,1

5. L’HISTOIRE SISMIQUE JAPONAISE est bien documentée. Leszones concernées par les séismes de subduction les plusrécents sont reportées sur cette carte tectonique du Japon (on aindiqué pour chacun d’eux, l’année du séisme et sa magnitude).On note que deux séismes centenaires, l’un sur la plaque eura-sienne (1896) et l’autre sur la plaque pacifique (1933) ont pré-cédé le mégaséisme du 11 mars 2011. Deux séismes millénaires(986 et 1611) semblent aussi avoir été des mégaséismes. Tan-dis que le glissement maximal vers l’Est de la plaque eurasienne(mouvement cosismique) pendant le mégaséisme est indiqué parune flèche rouge, le mouvement qui a suivi au Sud (mouvementpostsismique) est indiqué par une flèche verte.

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