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LE LIVRE DES MILLEET UNE NUITS

(tome sixième)

Traduction : J. C. Mardrus

1902-3

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HISTOIRE DU JEUNE NOURAVEC LA FRANQUE HÉROÏQUE

Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avaiten l’antiquité du temps et le passé de l’âge etdu moment, dans le pays d’Égypte, un hommed’entre les notables, appelé Couronne, quiavait passé sa vie à voyager sur terre et surmer, dans les îles et les déserts, et dans lescontrées connues et inconnues, ne craignantni les périls, ni les fatigues, ni les tourments,et affrontant des dangers si terribles, qu’à lesentendre seulement, les cheveux en seraientdevenus tout blancs même aux petits enfants.Mais, désormais riche, heureux et respecté, lemarchand Couronne avait renoncé auxvoyages pour vivre au milieu de son palais,

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dans la sérénité, assis à son aise sur le divanet le front ceint de son turban de mousselineblanche immaculée. Et rien ne manquait à lasatisfaction de ses désirs. Car ses apparte-ments, son harem, ses armoires et ses coffres,remplis de somptuosités, d’habits de Mordîn,d’étoffes de Baalbek, de soieries de Homs,d’armes de Damas, de brocarts de Baghdad, degazes de Moussoul, de manteaux du Maghrebet de broderies de l’Inde, n’avaient pas leurspareils en magnificence dans les palais des roiset des sultans. Et il possédait, en grandnombre, des esclaves nègres et des esclavesblancs, des mamelouks turcs, des concubines,des eunuques, des chevaux de race et des mu-lets, des chameaux de la Bactriane et des dro-madaires de course, des jeunes garçons deGrèce et de Syrie, des jouvencelles de Circas-sie, des petits eunuques d’Abyssinie, et desfemmes de tous les pays. Et il était ainsi, sansaucun doute, le marchand le plus satisfait et leplus honoré de son temps.

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Mais le bien le plus précieux et la chosela plus splendide que possédât le marchandCouronne, c’était son propre fils, jouvenceaude quatorze ans, qui était certainement plusbeau, et de beaucoup, que la lune à son qua-torzième jour. Car rien, ni la fraîcheur du prin-temps, ni les rameaux flexibles de l’arbre bân,ni la rose dans son calice, ni l’albâtre trans-parent, n’égalait la délicatesse de son adoles-cence heureuse, la souplesse de sa démarche,les tendres couleurs de son visage et la pureblancheur de son corps charmant. Et d’ailleursle poète, inspiré de ses perfections, l’a ainsichanté :

« Mon jeune ami, qui est si beau, m’a dit : « Ôpoète, ton éloquence est en défaut ! » Je lui dis :« Ô mon seigneur, l’éloquence n’a rien à voir dansnotre cas ! Tu es le roi de la beauté, et en toi toutest également parfait !

Mais s’il m’est permis d’élire une préférence ô !qu’elle est belle, sur ta joue, la petite tache noire,

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goutte d’ambre sur une table de marbre blanc ! Etvoici les glaives de tes paupières qui déclarent laguerre aux indifférents ! »

Et un autre poète a dit :

« Dans la rumeur d’un combat, je demandaià ceux qui s’entretuaient : « Pourquoi ce sang ver-sé ? » Ils me dirent : « Pour les beaux yeux del’adolescent ! »

Et un troisième a dit :

« Il vint lui-même me visiter et, me voyant toutému et troublé, il me dit : « Qu’as-tu ? Qu’as-tu ? »Je lui dis : « Éloigne les flèches de tes yeux adoles-cents ! »

Et un autre a dit :

« Des lunes et des gazelles viennent concouriravec lui en charmes et en beauté ; mais je leur dis :« Ô gazelles, fuyez vite et ne vous comparez point

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à ce jeune faon ! Et vous, ô lunes, abstenez-vous !Toutes vos peines sont inutiles ! »

Et un autre a dit :

« Le svelte jouvenceau ! Du noir de sa cheve-lure et de la blancheur de son front le monde estplongé tour à tour dans la nuit et dans le jour !

Ô ! Ne méprisez point le grain de beauté de sajoue ! La tendre anémone n’est belle dans sa rougesplendeur qu’à cause de la goutte noire qui ornesa corolle. »

Et un autre a dit :

« L’eau de la beauté se purifie au contact deson visage ! Et ses paupières fournissent les flèchesaux archers pour percer le cœur de ses amoureux !Mais louées soient trois perfections : sa beauté, sagrâce et mon amour !

Ses vêtements légers dessinent les contours deses gracieuses fesses, comme les nuages transpa-rents laissent apercevoir la douce image de la

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lune ! Louées soient les trois perfections : ses vête-ments légers, ses gracieuses fesses et mon amour !

Les prunelles de ses yeux sont noires, noire lapetite tache qui orne sa joue, et noires égalementmes larmes ! Louées soient-elles pour leur parfaitenoirceur !

Son front, les traits si fins de son visage etmon corps consumé par son amour ressemblent aufin croissant de la lune : eux, pour leur éclat, etmon corps consumé, sous le rapport de la forme.Louées soient ses perfections !

Ses prunelles, quoique abreuvées de mon sang,n’ont point rougi et restent douces comme le ve-lours. Trois fois louées soient ses prunelles !

Il m’a désaltéré, au jour de notre union, de lapureté de ses lèvres et de son sourire ! Ah ! en re-tour je lui donne, pour qu’il en use licitement : mesbiens, mon sang et ma vie ! Et qu’à jamais soientlouées ses lèvres pures et son sourire ! »

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Enfin un poète, entre mille autres qui l’ontchanté, a dit :

« Par les arcs voûtés qui gardent ses yeux, etpar ses yeux qui dardent les traits enchanteurs deses œillades ;

Par ses formes délicates ; par le tranchant ci-meterre de ses regards ; par la suprême élégancede son allure ; par la couleur de sa noire cheve-lure ;

Par ses yeux languissants qui ravissent le som-meil et font la loi dans l’empire de l’amour ;

Par les boucles de ses cheveux, semblables àdes scorpions, qui lancent dans les cœurs les traitsdu désespoir ;

Par les roses et les lis qui fleurissent sur sesjoues ; par les rubis de ses lèvres où brille le sou-rire ; par ses dents de perles éblouissantes ;

Par la suave odeur de ses cheveux ; par lesfleuves de vin et de miel qui coulent de sa bouchequand il parle ;

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Par le rameau de sa taille flexible ; par sa dé-marche légère ; par sa croupe fastueuse quitremble, qu’il soit en marche ou en repos ;

Par les soieries de sa peau d’abricot ; par lesgrâces et l’élégance qui accompagnent ses pas ;

Par l’affabilité de ses manières, la saveur de sesparoles, la noblesse de sa naissance et la grandeurde sa fortune ;

Par tous ces rares dons, je jure que le soleil,dans son midi, est moins resplendissant que son vi-sage ; que la nouvelle lune n’est qu’une rognure deses ongles ; que l’odeur du musc est moins douceque son haleine, et que la brise embaumée dérobeson parfum à sa chevelure ! »

Or, un jour que l’admirable jouvenceau, filsde Couronne le marchand, était assis dans laboutique de son père, quelques adolescents deses amis vinrent s’entretenir avec lui, et lui pro-posèrent…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, un jour que l’admirable jouvenceau,fils de Couronne le marchand, était assis dansla boutique de son père, quelques adolescentsde ses amis vinrent s’entretenir avec lui, et luiproposèrent d’aller se promener dans un jardinqui appartenait à l’un d’eux, et lui dirent : « ÔNour, tu verras comme ce jardin est beau ! »Et Nour leur répondit : « Je veux bien ! Mais ilfaut auparavant que j’en demande la permis-sion à mon père. » Et il alla demander cettepermission à son père. Et le marchand Cou-

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ronne ne fit point trop de difficultés et, ac-cordant à Nour l’autorisation, il lui donna, enoutre, une bourse pleine d’or pour qu’il ne fûtpas à la charge de ses camarades.

Alors, Nour et les adolescents montèrentsur des mules et des ânes et arrivèrent à un jar-din qui renfermait tout ce qui peut flatter lesyeux et dulcifier la bouche. Et ils y entrèrentpar une porte voûtée, belle comme la porte duParadis, formée de rangs alternés de marbresde couleur, et ombragée de vignes grimpanteslourdes de raisins rouges et noirs, blancs et do-rés, comme a dit le poète :

« Ô grappes de raisins gonflés de vins, déli-cieux comme des sorbets et vêtus de noir commedes corbeaux,

Votre éclat, à travers les sombres feuilles, vousmontre semblables à de jeunes doigts fémininsfraîchement teints de henné ;

Et de toutes façons vous nous grisez : Que vouspendiez avec grâce sur les ceps, et notre âme est

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ravie par votre beauté ; que vous reposiez au fonddu pressoir, et vous voilà transformées en un mielenivrant. »

Et, comme ils entraient, ils virent, au hautde cette porte voûtée, ces vers gravés en beauxcaractères d’azur :

« Viens, ami ! si tu veux jouir de la beauté d’unjardin, viens me regarder.

Ton cœur oubliera ses peines au frais contactde la brise qui vagabonde, fidèle à mes allées ; à lavue des fleurs qui m’habillent de beaux vêtements,et qui sourient dans leurs manches de pétales.

Le ciel généreux arrose abondamment mesarbres aux branches penchées sous le fardeau deleurs fruits. Et tu verras, quand les rameaux se ba-lanceront en dansant sous les doigts du zéphyr, lesPléiades ravies leur jeter à pleines mains l’or li-quide et les perles des nuages.

Et si, fatigué de jouer avec les rameaux, le zé-phyr les abandonne pour caresser l’onde des ruis-

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seaux qui courent à sa rencontre, tu le verras, lesquitter bientôt pour aller baiser mes fleurs sur labouche. »

Lorsqu’ils eurent franchi cette porte, ilsaperçurent le gardien du jardin assis à l’ombre,sous le treillage en berceau des vignes grim-pantes, et beau comme l’ange Rizwân quigarde les trésors du Paradis. Et il se leva enleur honneur, et vint au-devant d’eux, et, aprèsles salams et les souhaits de bienvenue, il lesaida à descendre de leurs montures, et voulutleur servir lui-même de guide pour leur mon-trer, dans tous les détails, les beautés du jardin.Et ils purent ainsi admirer les belles eaux quiserpentaient à travers les fleurs et ne les quit-taient qu’à regret, les plantes lourdes de leursparfums, les arbres fatigués de leurs joyaux, lesoiseaux chanteurs, les bosquets de fleurs, lesarbustes à épices, et tout ce qui faisait de cemerveilleux jardin un morceau détaché des jar-dins édéniques. Mais ce qui les charmait au-dessus de toutes paroles, c’était la vue, à nulle

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autre pareille, des arbres fruitiers miraculeux,chantés tour à tour par tous les poètes, commeen font foi ces quelques poèmes entre mille :

Les Grenades

« Délicieuses à l’écorce polie, grenades entr’ou-vertes, mines de rubis encloses dans des cloisonsd’argent, vous êtes les gouttes figées d’un sang vir-ginal !

Ô grenades à la peau fine, seins des adoles-centes debout, la poitrine en avant, en présencedes mâles.

Coupoles ! quand je vous regarde j’apprendsl’architecture, et si je vous mange je guéris detoutes les maladies ! »

Les Pommes

« Belles au visage exquis, ô pommes douces etmusquées, vous souriez en montrant dans vos cou-leurs, rouges et jaunes tour à tour, le teint d’un

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amant heureux et celui d’un amant malheureux ;et vous unissez, dans votre double visage, la cou-leur de la pudeur à celle d’un amour sans es-poir ! »

Les Abricots

« Abricots aux amandes savoureuses, quipourrait mettre en doute votre excellence ? Jeunesencore vous étiez des fleurs semblables à desétoiles ; et fruits mûrs dans le feuillage, arrondiset tout en or, on vous prendrait pour de petits so-leils ! »

Les Figues

« Ô blanches, ô noires, ô figues bienvenues surmes plateaux ! je vous aime autant que j’aime lesblanches vierges de Grèce, autant que j’aime lesfilles chaudes d’Éthiopie.

Ô mes amies de prédilection, vous êtes si sûresdes désirs tumultueux de mon cœur à votre vue,

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que vous vous négligez dans votre mise, ô noncha-lantes !

Si je vous aime tellement, c’est que peu deconnaisseurs savent apprécier votre maturité, ôpleines d’expérience !

Tendres amies, déjà ridées par les désillusionssur les branches élevées qui vous balancent à tousles vents, vous êtes douces et odorantes comme lafleur fanée de la camomille.

Et vous seules, entre toutes vos sœurs, ô pleinesde jus, savez laisser briller, au moment du désir, lagoutte de suc fait de miel et de soleil ! »

Les Poires

« Ô jeunes filles, encore vierges et quelque peuacides au goût, ô Sinaïtiques, ô Ioniennes, ô Alep-pines,

Vous qui attendez, en vous balançant sur vossplendides hanches suspendues à une taille si fine,les amants qui, n’en doutez pas, vous mangeront,

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Ô poires ! que vous soyez jaunes ou vertes, quevous soyez grosses ou allongées, que vous soyezsur les branches deux à deux ou solitaires,

Vous êtes toujours désirables et exquises ànotre goût, ô fondantes, ô bonnes, vous qui nousréservez des surprises nouvelles chaque fois quenous touchons à votre chair ! »

Les Pêches

« Nous défendons nos joues par du duvet, pourque l’air vif ou chaud ne nous heurte pas ! Noussommes de velours sur toutes nos faces, et rondeset rouges d’avoir longtemps roulé dans le sang desvierges.

C’est pourquoi nos nuances sont exquises, et sidélicate notre peau. Goûte donc à notre chair, etmords-y de toutes tes dents, mais ne touche pas aunoyau de notre cœur : il t’empoisonnerait ! »

Les Amandes

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« Elles me dirent : « Vierges timides, nous nousenveloppons de nos triples manteaux verts, commeles perles dans leurs coquilles.

Et quoique bien douces au dedans, et si ex-quises pour qui sait vaincre notre résistance, nousaimons passer notre jeune temps amères et duresà la surface.

Mais l’âge avance, et la rigueur n’est plus demise. Alors nous éclatons, et notre cœur, intact etblanc, s’offre dans sa fraîcheur au passant du che-min. »

Et je m’écriai : « Ô amandes candides, ô pe-tites qui tenez toutes ensemble dans le creux de mamain, ô gentilles !

Votre vert duvet est la joue imberbe encorede mon ami, ses grands yeux allongés sont dansles deux moitiés de votre corps, et ses ongles em-pruntent leur belle forme à votre pulpe.

Même l’infidélité devient chez vous une quali-té, car votre cœur, si souvent double et partagé,

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reste blanc malgré tout, à l’égal de la perle enchâs-sée dans une coque de jade. »

Les Jujubes

« Regarde les jujubes en grappes, suspendussur les branches avec des chaînes de fleurs, tellesles clochettes d’or qui baisent les chevilles desfemmes !

Ce sont les fruits de l’arbre Sidrah qui s’élèveà la droite du trône d’Allah. Les houris reposentsous son ombrage. Son bois a servi à construire lestables de Moïse ; et c’est de son pied que jaillissentles quatre merveilleuses sources du Paradis. »

Les Oranges

« Sur la colline, quand souffle le zéphyr, lesorangers se dodelinent de tous leurs rameaux, etrient avec grâce de tout le bruissement de leursfleurs et de leurs feuilles.

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Telles des femmes qui ont orné leurs jeunescorps de belles robes de brocart d’or rouge, un jourde fête, ô oranges,

Vous êtes fleurs par l’odeur et fruits par la sa-veur. Et globes de feu vous renfermez la fraîcheurde la neige ! Neige merveilleuse qui ne fond pasau milieu du feu ! Feu merveilleux sans flamme etsans chaleur !

Et si je contemple votre peau si luisante, puis-je ne point penser à mon amie, la jouvencelle auxbelles joues, dont le derrière d’or est granulé ? »

Les Citrons

« Les branches des citronniers s’abaissent versla terre, alourdies par leurs richesses ;

Et les cassolettes d’or des citrons, au sein desfeuilles, ont des parfums qui enlèvent le cœur, etdes exhalaisons qui rendent l’âme aux agoni-sants. »

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Les Limons

« Regarde ces limons qui commencent à mû-rir ! C’est la neige qui se teint des couleurs du sa-fran ; c’est l’argent qui se transmue en or ; c’est lalune qui se change en soleil !

Ô limons, boules de chrysolithe, seins desvierges, camphre pur, ô limons ! ô limons !… »

Les Bananes

« Bananes aux formes hardies, chair beurréecomme une pâtisserie,

Bananes à peau lisse et douce, qui dilatez lesyeux des jeunes filles,

Bananes ! Quand vous coulez dans nos go-siers, vous ne heurtez point nos organes ravis devous sentir !

Que vous pendiez, lourdes comme des lingotsd’or, sur la tige poreuse de votre mère,

Ou que vous mûrissiez lentement à nos pla-fonds, ô fioles pleines d’odeur,

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Vous savez toujours plaire à nos sens ! Et vousseules, entre tous les fruits, êtes douées d’un cœurcompatissant, ô consolatrices des veuves et des di-vorcées ! »

Les Dattes

« Nous sommes les filles saines des palmiers,les Bédouines à la chair brune ! Nous grandissonsen écoutant la brise jouer de ses flûtes dans noschevelures.

Notre père le soleil nous a, dès l’enfance, nour-ries de lumière : et longtemps nous avons sucé lespudiques mamelles de notre mère.

Nous sommes les préférées du peuple libre destentes spacieuses, qui ne connaît pas les vestibulesdes citadins,

Le peuple des rapides cavales, des chamellesefflanquées, des ravissantes vierges, de la géné-reuse hospitalité et des solides cimeterres.

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Et quiconque a goûté le repos à l’ombre de nospalmes, souhaite nous entendre murmurer sur satombe ! »

Or, tels sont, entre des milliers, quelques-uns des poèmes sur les fruits. Mais il faudraittoute une vie pour dire les vers sur les fleurscomme celles que renfermait ce merveilleuxjardin, les jasmins, les jacinthes, les lis d’eau,les myrtes, les œillets, les narcisses et les rosesdans toutes leurs variétés.

Mais déjà le gardien du jardin avait conduitles adolescents, à travers les allées, à un pa-villon enfoui au milieu de la verdure. Et il lesinvita à y entrer se reposer, et les fit s’asseoirautour d’un bassin d’eau sur des coussins debrocart, en priant le jeune Nour de prendre laplace du milieu. Et il lui offrit, pour se rafraîchirle visage, un éventail de plumes d’autruche, surlequel ce vers était inscrit…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il lui offrit, pour se rafraîchir le visage,un éventail de plumes d’autruche, sur lequel cevers était inscrit :

« Aile blanche infatigable, mes bouffées parfu-mées, qui caressent le visage de celui que j’aime,donnent un avant-goût de la brise du Paradis ! »

Puis les adolescents, ayant ôté leurs man-teaux et leurs turbans, se mirent à causer et às’entretenir ensemble, et ils ne pouvaient dé-

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tacher leurs regards de leur beau camaradeNour. Et le gardien leur servit lui-même le re-pas, qui était très splendide, composé de pou-lets, d’oies, de cailles, de pigeons, de perdrixet d’agneaux farcis, sans compter les corbeillesde fruits cueillis aux branches. Et, après le re-pas, les adolescents se lavèrent les mains avecdu savon mêlé de musc, et s’essuyèrent avecdes serviettes de soie brodées d’or.

Alors, le gardien entra avec un magnifiquebouquet de roses, et dit : « Il convient, ô mesamis, qu’avant de toucher aux boissons vousdisposiez votre âme au plaisir par les couleurset le parfum des roses. » Et ils s’écrièrent : « Tudis vrai, ô gardien ! » Il dit : « Oui. Mais jene veux vous donner ces roses qu’en échanged’un beau poème sur cette fleur admirable ! »

Alors, l’adolescent auquel appartenait lejardin prit la corbeille de roses des mains dugardien, y plongea la tête, la respira longue-ment, puis fit de la main un signe pour deman-der le silence, et improvisa :

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« Vierge odorante, mais si timide dans ta jeu-nesse quand tu cachais la rougeur de ton beau vi-sage dans la soie verte de tes manches,

Ô rose souveraine ! tu es, entre toutes les fleurs,la sultane au milieu de ses esclaves, et le bel émirdans le cercle de ses guerriers.

Tu renfermes dans ta corolle pleine de baumela quintessence de tous les flacons.

Ô rose amoureuse, tes pétales entr’ouverts sousle souffle du zéphyr sont les lèvres d’une jeunebeauté qui s’apprête à donner un baiser à sonami !

Tu es plus douce, ô rose, dans ta fraîcheur, quela joue duvetée du jeune garçon, et plus désirableque la bouche vive d’une intacte jouvencelle !

Le sang délicat qui colore ta chair heureuse terend comparable à l’aurore veinée d’or, à la couperemplie d’un vin couleur de pourpre, à une florai-son de rubis sur un rameau d’émeraude.

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Ô rose voluptueuse, mais si cruelle envers lesamants grossiers qui te heurtent sans délicatesse,tu les punis, ceux-là, avec les flèches de ton car-quois d’or !

Ô merveilleuse, ô réjouissante, ô délectable ! tusais également retenir les raffinés qui t’apprécient !Pour eux tu vêts tes grâces de robes de couleursdifférentes, et tu restes la bien-aimée dont on ne selasse jamais. »

En entendant cette louange admirable de larose, les adolescents ne purent retenir leur en-thousiasme, et poussèrent mille exclamationset répétèrent en chœur, en dodelinant de latête : « Et tu restes la bien-aimée dont on nese lasse jamais ! » Et celui qui venait d’impro-viser le poème vida aussitôt la corbeille et cou-vrit de roses ses hôtes. Puis il remplit de vinla grande coupe et la fit circuler à la ronde.Et le jeune Nour, lorsque vint son tour, prit lacoupe avec un certain embarras ; car il n’avaitjamais encore bu de vin, et son palais ignorait

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le goût des boissons fermentées comme soncorps le contact des femmes. Il était vierge, eneffet, et ses parents ne lui avaient point encore,vu son jeune âge, fait cadeau d’une concubine,comme c’est la coutume chez les notables quiveulent, avant le mariage, donner de l’expé-rience et du savoir, en ces questions, à leursfils pubères. Et ses compagnons connaissaientce détail de la virginité de Nour, et s’étaientpromis, en l’invitant à cette partie de jardin, del’éveiller de ce côté-là !

Aussi, voyant qu’il tenait la coupe et hé-sitait comme devant une chose défendue, lesadolescents se mirent à faire de grands éclatsde rire, si bien que Nour, piqué et tant soit peumortifié, finit par porter résolument la coupe àses lèvres et la vida d’un trait jusqu’à la der-nière goutte. Et les adolescents, à cette vue,poussèrent un cri de triomphe ; et le maître dujardin s’approcha de Nour, avec la coupe rem-plie à nouveau, et lui dit : « Que tu as raison, ôNour, de ne point te priver plus longtemps de

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cette liqueur précieuse de l’ivresse ! Elle est lamère des vertus, le spécifique contre tous leschagrins, la panacée pour les maux du corps etde l’âme ! Aux pauvres elle donne la richesse,aux lâches le courage, aux faibles la force etla puissance ! Ô Nour, mon charmant ami, jesuis, et nous tous ici nous sommes tes servi-teurs et tes esclaves ! Mais prends cette coupe,de grâce, et bois ce vin qui est moins enivrantque tes yeux ! » Et Nour ne put refuser, et, d’untrait, vida la coupe que lui tendait son hôte.

Alors, le ferment de l’ivresse commença àcirculer dans sa raison ; et l’un des jeunes genss’écria, en s’adressant à l’hôte : « Cela est bien,ô généreux ami ! mais notre plaisir saurait-ilêtre complet sans le chant et sans la musiquede lèvres féminines…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Cela est bien, ô généreux ami ! maisnotre plaisir saurait-il être complet sans lechant et sans la musique de lèvres féminines ?Et ne connais-tu les paroles du poète :

« Allons ! qu’on offre du vin à la ronde dans lapetite coupe et dans la grande !

Et toi, mon ami, prends la liqueur des mainsd’une beauté semblable à la lune.

Mais, pour vider ton verre, attends la mu-sique : j’ai toujours vu le cheval boire avec plaisir,quand on siffle à ses côtés. »

Lorsque le jeune homme, maître du jardin,eut entendu ces vers, il répondit par un sourire,

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puis se leva aussitôt et sortit de la salle deréunion pour, au bout d’un moment, revenir entenant par la main une jouvencelle entièrementvêtue de soie bleue. Or, c’était une svelte Égyp-tienne admirablement taillée, droite comme lalettre aleph, aux yeux babyloniens, aux che-veux noirs comme les ténèbres, et blanchecomme l’argent dans la mine ou comme uneamande décortiquée. Et elle était si belle etsi brillante dans sa robe sombre qu’on l’eûtprise pour la lune d’été au milieu d’une nuitd’hiver. Avec cela comment n’aurait-elle paseu des seins d’ivoire blanc, un ventre harmo-nieux, des cuisses de gloire et des fesses farciescomme des coussins, avec, au dessous d’elles,lisse, rose et embaumé, quelque chose de sem-blable à un petit sachet plié dans un gros pa-quet ? Et n’est-ce point précisément de cetteÉgyptienne-là que le poète a dit :

« Comme la biche, elle s’avance traînant der-rière elle les lions vaincus par les œillades acéréesde l’arc de ses sourcils.

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La belle nuit de sa chevelure étend sur elle,pour la protéger, une tente sans colonnes, unetente miraculeuse.

Elle cache les roses rougissantes de ses jouesavec la manche de sa robe ; mais peut-elle empê-cher les cœurs de s’enivrer de l’ambre de sa peauembaumée ?

Et si elle vient à soulever le voile qui cache sonvisage, alors, honte sur toi, bel azur des cieux ! Ettoi, cristal de roche, humilie-toi devant ses yeux depierrerie ! »

Et le jeune maître du jardin dit à l’adoles-cente : « Ô belle souveraine des astres, sacheque nous ne t’avons fait venir dans notre jardinque pour plaire à notre hôte et ami Nour, quevoici, et qui nous honore aujourd’hui, pour lapremière fois, de sa visite ! »

Alors, la jeune Égyptienne vint s’asseoir àcôté de Nour, en lui lançant une œillade extra-ordinaire ; puis elle tira de dessous son voileun sac de satin vert ; et elle l’ouvrit et y prit

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trente-deux petits morceaux de bois qu’elle joi-gnit deux à deux, comme se joignent les mâlesaux femelles et les femelles aux mâles, et finitpar en former un beau luth indien. Et elle rele-va ses manches jusqu’aux coudes, découvrantainsi ses poignets et ses bras, pressa le luth surson sein, comme une mère presse son enfant,et le chatouilla avec les ongles de ses doigts. Etle luth, à ce toucher, frémit et gémit en réson-nant ; et il ne put s’empêcher de songer tout àcoup à sa propre origine et à sa destinée : il serappela la terre où il avait été planté, arbre, leseaux qui l’avaient arrosé, les lieux où il avaitvécu dans l’immobilité de sa tige, les oiseauxqu’il avait abrités, les bûcherons qui l’avaientabattu, l’habile ouvrier qui l’avait façonné, levernisseur qui l’avait revêtu d’éclat, le vaisseauqui l’avait apporté, et toutes les belles mainsentre lesquelles il avait passé. Et, à ces souve-nirs, il gémit et chanta avec harmonie, et sem-bla répondre dans son langage aux ongles quil’interrogeaient, par ces couplets rythmés :

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« Autrefois j’étais un rameau vert habité parles rossignols, et je les balançais amoureusementquand ils chantaient.

Ils me donnaient ainsi le sentiment de l’har-monie ; et je n’osais agiter mon feuillage, pour lesécouter attentivement.

Mais une main barbare, un jour, me renversapar terre et me changea, comme vous le voyez, enun luth fragile.

Pourtant, je ne me plains pas de ma destinée ;car, lorsque les fins ongles me touchent, je frémisde toutes mes cordes et souffre avec plaisir lescoups d’une belle main.

En récompense de mon esclavage, je repose surles seins des jeunes filles, et les bras des houris s’en-lacent avec amour autour de ma taille.

Je sais charmer par mes accords les amis quiaiment les gaies réunions ; et, chantant comme au-trefois mes oiseaux, l’enivre sans l’aide de l’échan-son ! »

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Après ce prélude sans paroles, où le luths’était exprimé dans un langage sensible àl’âme seule, la belle Égyptienne cessa un mo-ment de jouer ; puis, tournant ses regards versle jeune Nour, elle chanta ces vers en s’accom-pagnant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… la belle Égyptienne, tournant ses regardsvers le jeune Nour, chanta ces vers en s’accom-pagnant :

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« La nuit est claire et transparente, et le ros-signol, dans le fourré du voisinage, soupire sestransports comme un amant passionné.

Ah ! réveille-toi ! la nudité du ciel et sa fraî-cheur invitent notre âme au plaisir, et la lune, cesoir, est pleine de sortilèges ! Viens !

Ne craignons point les jaloux, et profitons dusommeil de nos censeurs pour nous plonger sanscontrainte au sein des voluptés. Les nuits ne sontpas toujours pleines d’étoiles et embaumées !Viens !

N’as-tu point, pour goûter le plaisir tranquille,des myrtes, des roses, des fleurs d’or et des par-fums ? Et ne possèdes-tu pas les quatre choses né-cessaires à la jouissance idéale : un ami, uneamante, une bourse pleine et du vin ?

Que faut-il de plus pour le bonheur ? Hâte-toid’en profiter ! demain tout s’évanouira ! La coupedu plaisir, la voici ! »

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En entendant ces vers, le jeune Nour, en-ivré de vin et d’amour, lança des regards en-flammés sur la belle esclave, qui lui réponditpar un sourire engageant. Alors, il se penchasur elle, emporté par le désir ; et elle, aussitôt,poussa tout contre lui la pointe de ses seins, lebaisa entre les yeux, et se livra toute entre sesmains. Et Nour, cédant au trouble de ses senset à l’ardeur qui l’embrasait, colla ses lèvressur la bouche de l’adolescente et la respiracomme une rose. Mais elle, rappelée par lesregards des autres adolescents, se dégagea decette première étreinte du jouvenceau, pour re-prendre le luth et chanter :

« Par la beauté de ton visage, par tes joues,parterre de roses, par le vin précieux de ta salive,

Je jure que tu es l’esprit de mon esprit, la lu-mière de mes yeux, le baume de mes paupières, etque je n’aime que toi seul, ô vie des âmes ! »

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En entendant cette brûlante déclaration,Nour, transporté d’amour, improvisa ceci à sontour :

« Ô toi dont le port est superbe comme celuid’un vaisseau de pirate sur la mer, belle au regardde faucon,

Ô jeune fille ceinte de grâce, à la bouche ornéede deux rangs de perles, aux joues épanouies deroses dans un parterre dont la clôture est difficileà franchir,

Ô propriétaire d’une chevelure de splendeurqui se déroule dans toute sa longueur, à droite età gauche, noire comme un jeune nègre au milieud’une vente à l’encan,

Tu es devenue la tyrannique pensée de monâme ? À la vue de tes charmes, l’amour est entrétout droit dans mon cœur et l’a teint de la couleurfoncée de la cochenille, de la teinte la plus indélé-bile ! Et son feu a consumé mon foie jusqu’à la fo-lie.

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Si bien que je veux te donner mes biens et toutemon âme. Et si tu me demandes : « Sacrifierais-tu pour moi ton sommeil ? » je répondrai : « Oui,certes ! et même mes yeux, ô magicienne ! »

Lorsque le jeune homme, maître du jardin,vit l’état dans lequel se trouvait son ami Nour,il jugea que le moment était venu de laisser labelle Égyptienne l’initier aux joies de l’amour.Et il fit signe aux adolescents, qui se levèrentl’un après l’autre et se retirèrent de la salle dufestin, laissant Nour en tête à tête avec la belleÉgyptienne.

Aussitôt que la jouvencelle se vit seule avecle beau Nour, elle se leva toute droite et sedépouilla de ses ornements et de ses habitspour se mettre entièrement nue, avec, pourtout voile, sa seule chevelure. Et elle vint s’as-seoir sur les genoux de Nour, et le baisa entreles yeux et lui dit : « Sache, ô mon œil, que lecadeau est toujours proportionné à la généro-sité du donateur. Or, moi, pour ta beauté, et

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parce que tu me plais, je te fais don de tout ceque je possède ! Prends mes lèvres, prends malangue, prends mes seins, prends mon ventreet tout le reste ! » Et Nour accepta le mer-veilleux cadeau, et lui fit don, en retour, d’unautre plus merveilleux encore. Et la jouven-celle, charmée à la fois et surprise de sa gé-nérosité et de son savoir, lui demanda, quandils eurent fini : « Et pourtant, ô Nour, tes com-pagnons disaient que tu étais vierge ! » Il dit :« C’est vrai ! » Elle dit : « Que c’est étonnant !Et comme tu as été expert dans ton premier es-sai ! » Il dit, en riant : « Quand on frotte le si-lex, le feu jaillit toujours ! »

Et c’est ainsi qu’au milieu des roses, de lagaieté et des ébats multipliés, le jeune Nourconnut l’amour dans les bras d’une Égyptiennebelle et saine comme l’œil du coq, et blanchecomme l’amande décortiquée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’est ainsi qu’au milieu des roses, dela gaieté et des ébats multipliés, le jeune Nourconnut l’amour dans les bras d’une Égyptiennebelle et saine comme l’œil d’un coq.

Or, il était écrit dans sa destinée qu’il devaiten être ainsi, pour son initiation. Car comment,sans cela, comprendrait-on les choses plusmerveilleuses encore qui allaient marquer sespas dans la voie plane de la vie heureuse ?

Donc, une fois leurs ébats terminés, lejeune Nour se leva, car les étoiles commen-çaient à briller au ciel, et le souffle de Dieus’élevait dans le vent de la nuit. Et il dit à l’ado-lescente : « Avec ta permission ! » Et, malgréses supplications pour le retenir, il ne voulut

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pas s’attarder davantage, et la quitta pour re-monter sur sa mule et s’en revenir au plus viteà sa maison où, anxieusement, l’attendaientson père Couronne et sa mère.

Or, dès qu’il eut franchi le seuil, sa mère,pleine d’inquiétude de cette absence inaccou-tumée de son fils, courut à sa rencontre, le ser-ra dans ses bras et lui dit : « Où as-tu été, monchéri, pour tarder ainsi hors de la maison ? »Mais dès que Nour eut ouvert la bouche, samère s’aperçut qu’il était pris de vin et sentitl’odeur de son haleine. Et elle lui dit : « Ah !malheureux Nour, qu’as-tu fait ? Si ton pèrevient à sentir ton odeur, quelle calamité ! » CarNour, qui avait supporté la boisson tant qu’ilétait dans les bras de l’Égyptienne, avait étéfrappé par l’air vif du dehors, et sa raison dis-loquée le faisait tituber à droite et à gauchecomme un ivrogne. Aussi sa mère se hâta-t-ellede l’entraîner vers son lit et de le coucher, en lecouvrant chaudement.

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Mais, à ce moment, arriva dans la chambrele marchand Couronne, lequel était un obser-vateur fidèle de la loi d’Allah qui défend auxCroyants les boissons fermentées. Et, voyantque son fils était couché pâle et le visage fa-tigué, il demanda à son épouse : « Qu’a-t-il ? »Elle répondit : « Il souffre d’un violent mal detête occasionné par le grand air dans ce jardinoù tu lui avais permis d’aller se promener avecses camarades ! » Et le marchand Couronne,bien ennuyé de ce reproche de son épouse etdu malaise de son fils, se pencha sur Nour pourlui demander comment il allait ; mais il sentitl’odeur de son haleine, et, indigné, il secoua lebras de Nour et lui cria : « Comment, fils dé-bauché ! tu as enfreint la loi d’Allah et de sonProphète, et tu oses entrer dans la maison sanspurifier ta bouche ! » Et il continua à l’admo-nester durement.

Alors Nour, qui était dans un état d’ivressecomplète, sans savoir au juste ce qu’il faisait,leva la main et envoya à son père, le marchand

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Couronne, un coup de poing qui l’atteignit àl’œil droit, et si violemment qu’il le renversapar terre. Et le vieillard Couronne, à la limitede l’indignation, fit serment, par le divorce àla troisième puissance, de chasser dès le len-demain son fils Nour après lui avoir coupé lamain droite. Puis il quitta la chambre.

Lorsque la mère de Nour eut entendu ceserment redoutable, contre lequel il n’y avaitpas de recours ou de remède possible, elle dé-chira ses habits, de désespoir, et passa toute lanuit à se lamenter et à pleurer au pied du lit deson fils plongé dans l’ivresse. Mais, comme lachose était pressante, elle réussit, en le faisanttranspirer et pisser beaucoup, à dissiper les fu-mées du vin. Et, comme il ne se rappelait riende tout ce qui s’était passé, elle lui apprit l’ac-tion qu’il avait commise et le terrible sermentde son père Couronne. Puis elle lui dit : « Hélassur nous ! les regrets maintenant sont inutiles !Et le seul parti qui te reste à prendre, en at-tendant que la destinée ait changé la face des

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choses, c’est de t’éloigner au plus vite, ô Nour,de la maison de ton père ! Pars, mon fils, pourla ville d’al-Iskandaria, et voici une bourse demille dinars d’or et cent dinars ! Lorsque tu se-ras au bout de cet argent, tu m’en feras deman-der d’autre, en ayant soin de me donner de tesnouvelles. » Et elle se mit à pleurer, en l’em-brassant.

Alors Nour, après avoir de son côté versébeaucoup de larmes de repentir, attacha labourse à sa ceinture, prit congé de sa mère, etsortit en secret de la maison pour aussitôt ga-gner le port de Boulak et, de là, descendre leNil, sur un navire, jusqu’à al-Iskandaria, où ildébarqua en bonne santé.

Or, Nour trouva qu’al-Iskandaria était uneville merveilleuse, habitée par des gens tout àfait charmants, et dotée d’un climat délicieux,de jardins remplis de fruits et de fleurs, debelles rues et de souks magnifiques. Et il seplut ainsi à parcourir les divers quartiers dela ville et tous les souks, l’un après l’autre.

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Et, comme il passait dans le souk, particulière-ment agréable, des marchands de fleurs et defruits…

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MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, comme il passait dans le souk, parti-culièrement agréable, des marchands de fleurset de fruits, il vit passer un Persan monté surune mule avec, en croupe, une merveilleuseadolescente au maintien délicieux et à la taillede cinq palmes pleines. Elle était blanchecomme le gland dans son écorce, comme

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l’ablette dans le bassin, comme le zerboa dansle désert. Son visage était plus éblouissant quel’éclat du soleil et, sous la garde des arcs ten-dus de ses sourcils, deux grands yeux noirsbrillaient, originaires de Babylone. Et, de parl’étoffe transparente qui l’enveloppait, l’on de-vinait en elle des splendeurs à nulles autres pa-reilles : des joues polies comme le plus beausatin et plantées de roses ; des dents quiétaient deux colliers de perles ; des seins de-bout et menaçants ; des hanches onduleuses ;des cuisses semblables aux queues dodues desmoutons de Syrie, et abritant, vers leur som-met de neige, un trésor incomparable, et sup-portant un derrière formé tout entier d’unepâte de perles, de roses et de jasmins. Gloire àson Créateur !

Aussi, lorsque le jeune Nour eut vu cetteadolescente, qui surpassait en splendeurs labrune Égyptienne du jardin, il ne put s’empê-cher de suivre la mule bienheureuse qui la por-tait. Et il se mit à marcher ainsi, derrière elle,

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jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur la place duMarché aux Esclaves.

Alors, le Persan descendit de la mule et,après avoir aidé l’adolescente à descendre àson tour, il la prit par la main et la remit aucrieur public pour qu’il la criât sur le marché.Et le crieur, écartant la foule, fit asseoir l’ado-lescente sur un siège d’ivoire enrichi d’or, aucentre de la place. Puis il promena ses regardssur ceux qui l’entouraient, et cria :

« Ô marchands ! Ô acheteurs ! Ô maîtres derichesses ! Citadins et Bédouins ! Ô assistantsqui m’entourez de près ou de loin, ouvrez l’en-can ! Nul blâme à l’ouvreur de l’encan ! Esti-mez et parlez ! Allah est omnipotent et omni-scient ! Ouvrez l’encan ! »

Alors s’avança au premier rang un vieillard,qui était le syndic des marchands de la villeet devant qui nul n’osa élever la voix pourl’enchère. Et il fit lentement le tour du siègeoù était assise l’adolescente et, après l’avoir

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examinée avec une grande attention, il dit :« J’ouvre l’encan à neuf cent vingt-cinq di-nars ! »

Aussitôt le crieur cria de toute sa voix :« L’encan s’ouvre à neuf cent vingt-cinq di-nars ! Ô ouvreur ! Ô omniscient ! Ô généreux !À neuf cent vingt-cinq dinars la mise à prixde la perle incomparable ! » Puis, comme per-sonne ne voulait augmenter l’enchère, parégard pour le vénérable syndic, le crieur setourna vers l’adolescente et lui demanda :« Acceptes-tu, ô souveraine des lunes, d’appar-tenir à notre vénérable syndic ? » Et l’adoles-cente répondit, de dessous ses voiles : « Se-rais-tu fou, ô crieur, ou seulement atteint dedislocation dans ta langue, pour me faire unetelle offre ? » Et le crieur, interdit, demanda :« Et pourquoi donc, ô souveraine des belles ? »Et l’adolescente, découvrant les perles de sabouche dans un sourire, dit : « Ô crieur, n’as-tupas honte devant Allah et sur ta barbe, de vou-loir livrer les jeunes filles de ma qualité à un

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vieillard comme celui-ci, décrépit et sans ver-tu, auquel sa femme a dû, sans aucun doute, etplus d’une fois, reprocher sa frigidité en termesviolents et indignés ! Et ne sais-tu que c’estprécisément à ce vieillard-là que s’appliquentces vers du poète :

« J’ai, m’appartenant en propre, un zebb cala-miteux. Il est fait de cire fondante, car plus on letouche, plus il s’amollit.

J’ai beau lui parler raison, il s’entête à dormirquand il est nécessaire qu’il se réveille. C’est unzebb paresseux !

Mais que je sois seul à seul avec lui, et le voilàpris soudain d’un beau zèle guerrier ! Ah ! c’est unzebb calamiteux !

Il est avare quand il faut montrer de la généro-sité, et prodigue quand il faut économiser. Le filsde chien ! Si je dors, il s’éveille aussitôt, et si jem’éveille, aussitôt il s’endort. C’est un zebb calami-teux ! Maudit soit celui qui le prendra en pitié ! »

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Lorsque les assistants eurent entendu cesparoles et ces vers de l’adolescente, ils furentextrêmement formalisés, à cause du manqued’égards et de l’irrespect témoignés au syndic.Et le crieur dit à l’adolescente : « Par Allah, ôma maîtresse, tu fais noircir mon visage de-vant les marchands ! Comment peux-tu direde telles choses de notre syndic, un hommerespectable, un sage, un savant même ? Maiselle répondit : « Ah ! si c’est un savant, alorsvraiment tant mieux ! Puisse la leçon lui êtrede quelque profit ! Des savants sans zebb, àquoi ça sert-il ? Allons ! Qu’il aille plutôt se ca-cher…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

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Elle dit :

« … Des savants sans zebb, à quoi ça sert-il ? Allons ! Qu’il aille plutôt se cacher ! »

Le crieur alors, pour que l’adolescente nepût continuer à invectiver le vieux syndic, sehâta de recommencer la criée, de toute sa voix,en clamant : « Ô marchands, ô acheteurs ! l’en-can est ouvert et reste ouvert ! Au plus offrant,la fille des rois ! » Alors s’avança un autre mar-chand, qui n’avait pas assisté à ce qui venait dese passer et qui, ébloui par la beauté de l’es-clave, dit : « À moi, pour neuf cent cinquantedinars ! » Mais l’adolescente, à sa vue, poussaun éclat de rire ; et, lorsqu’il se fut approchéd’elle pour la mieux examiner, elle lui dit : « Ôcheikh, dis-moi, as-tu dans ta maison un solidecouperet ? » Il répondit : « Oui, par Allah, ôma maîtresse ! Mais que veux-tu en faire ? »Elle répondit : « Ne vois-tu donc pas qu’il faut,avant tout, te couper un notable morceau del’aubergine que tu portes en guise de nez ? Et

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ignores-tu que c’est à toi, mieux qu’à personne,que s’appliquent ces paroles du poète :

« Sur son visage s’élève un immense minaretqui pourrait laisser s’engouffrer, par ses deuxportes, tous les humains. Et du coup la terre seraitdépeuplée ! »

Lorsque le marchand au gros nez eut enten-du ces paroles de l’adolescente, il fut dans unetelle colère qu’il éternua avec un grand éclat,puis, saisissant le crieur au collet, il lui assé-na plusieurs coups sur la nuque, en lui criant :« Maudit crieur ! ne nous as-tu amené cette im-pudente esclave que pour nous injurier et nousrendre un objet de risée ? » Et le crieur, bienmarri, se tourna vers l’adolescente et lui dit :« Par Allah ! depuis le temps que j’exerce monmétier, jamais je n’ai eu une journée aussi né-faste que celle-ci ! Ne pourrais-tu réprimer lesdésordres de ta langue, et nous laisser gagnernotre subsistance ? » Puis, pour mettre fin auxrumeurs, il continua la criée.

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Alors survint un troisième marchand forte-ment barbu, qui voulut acheter la belle esclave.Mais avant qu’il eût ouvert la bouche pour faireson offre, l’adolescente se mit à rire et s’écria :« Regarde, ô crieur ! chez cet homme l’ordrede la nature est interverti : c’est un moutonà grosse queue, mais sa queue lui a pousséau menton ! Et, certes, tu ne songes pas à mecéder à un homme qui possède une barbe silongue et par conséquent un esprit fort borné !Car tu sais que l’intelligence et la raison sonten sens inverse de la longueur de la barbe ! »

À ces paroles, le crieur, à la limite du déses-poir, ne voulut pas aller plus loin dans cettevente-là ! Et il s’écria : « Non, par Allah ! jen’exerce plus le métier aujourd’hui ! » Et, pre-nant l’adolescente par la main, avec un senti-ment de terreur, il la remit au Persan, son an-cien maître, en lui disant : « Elle est invendablepour nous ! Qu’Allah ouvre pour toi ailleurs laporte de la vente et de l’achat ! » Et le Persan,sans se troubler ni s’émouvoir, se tourna vers

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l’adolescente et lui dit : « Allah est le plus gé-néreux ! Viens, ma fille ! nous finirons bien partrouver l’acheteur qui te sied ! » Et il l’emme-na et s’en alla, la tenant par une main, tandisqu’il conduisait, de l’autre main, la mule par labride, et que l’adolescente lançait de ses yeux,à ceux qui la regardaient, de longues flèchesnoires et acérées.

Or, c’est alors seulement que tu aperçus lejeune Nour, ô merveilleuse, et qu’à sa vue tusentis le désir te mordre le foie et l’amour tebouleverser les entrailles ! Et tu t’arrêtas sou-dain, et tu dis à ton maître le Persan : « C’estcelui-ci que je veux ! Vends-moi à lui ! » Et lePersan se retourna et aperçut à son tour le jou-venceau orné de tous les charmes de la jeu-nesse et de la beauté, et élégamment envelop-pé d’un manteau couleur de pruneau. Et il dità l’adolescente : « Ce jeune homme était toutà l’heure parmi les assistants, et ne s’est pointavancé pour l’enchère. Comment alors veux-tuque j’aille te proposer à lui, contre sa volon-

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té ? Ne sais-tu que cette démarche te déprécie-rait à l’extrême sur le marché ? » Elle répon-dit : « Il n’y a point d’inconvénient à la chose.Je ne veux appartenir qu’à ce bel adolescent.Et nul autre que lui ne me possédera. » Et elles’avança résolument vers le jeune Nour et luidit, en lui coulant un regard chargé de ten-tations : « Ne suis-je donc point belle, ô monmaître, pour que tu n’aies point daigné faireune offre aux enchères ? » Il répondit : « Ô masouveraine, y a-t-il de par le monde une beautécomparable à toi ? » Elle demanda : « Pourquoidonc n’as-tu point voulu de moi, alors qu’onme proposait au plus offrant ? c’est que, sansdoute, tu ne me trouves pas à ta conve-nance ! » Il répondit : « Qu’Allah te bénisse, ôma maîtresse ! Certes, si j’étais dans mon pays,je t’aurais achetée moyennant toutes les ri-chesses et tous les biens que possède ma main.Mais ici je ne suis qu’un étranger et je ne pos-sède, pour toutes ressources, qu’une bourse demille dinars ! » Elle dit : « Offre-la pour monachat et tu ne le regretteras pas ! » Et le jeune

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Nour, ne pouvant résister à la magie du regardfixé sur lui, défit sa ceinture, où étaient serrésles mille dinars, et compta et pesa l’or devantle Persan. Et tous deux conclurent le marché,après avoir fait venir le kâdi et les témoins,pour la légalisation du contrat de vente etd’achat. Et, pour confirmer l’acte, l’adolescentedéclara : « Je consens à ma vente à ce bel ado-lescent, moyennant les mille dinars donnés àmon maître le Persan ! » Et les assistants sedirent les uns aux autres : « Ouallah ! ils sontbien faits l’un pour l’autre ! » Et le Persan dità Nour : « Puisse-t-elle être pour toi une causede bénédictions ! Réjouissez-vous ensemble devotre jeunesse ! vous méritez également lebonheur qui vous attend…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SIX CENTSOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … vous méritez également le bonheur quivous attend ! »

Alors le jeune Nour, suivi par l’adolescenteaux hanches onduleuses, se dirigea vers legrand khân de la ville, et se hâta d’y louerune chambre où loger. Et il s’excusa auprès del’adolescente de ne pouvoir lui offrir mieux, di-sant : « Par Allah, ô ma maîtresse, si j’étais auCaire, ma ville, je te logerais dans un palaisdigne de toi ! Mais, je te le répète, ici je nesuis qu’un étranger ! Et je n’ai plus sur moi,pour subvenir à nos besoins, que juste de quoipayer ce logement ! » Elle répondit, en sou-riant : « Sois sans inquiétude à ce sujet ! » Etelle tira de son doigt une bague où était en-châssé un rubis d’une grande valeur, et lui dit :

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« Prends ceci, et va le vendre au souk. Etachète-nous tout ce qu’il faut pour un festinà deux ; et dépense largement et achète cequ’il y a de mieux en fait de vivres et de bois-sons, sans oublier les fleurs, les fruits et lesparfums ! » Et Nour se hâta d’aller exécuterl’ordre, et ne tarda pas à revenir chargé deprovisions de toute nature. Et il releva sesmanches et sa robe, et tendit la nappe, et ap-prêta avec beaucoup de soin le festin. Puis ils’assit à côté de l’adolescente, qui le voyaitfaire en souriant ; et ils se mirent, pour com-mencer, par bien manger et bien boire. Et lors-qu’ils se furent rassasiés et que la boisson eutcommencé son effet, le jeune Nour, qui était unpeu intimidé par les yeux brillants de son es-clave, ne voulut point se laisser aller aux dési-rs tumultueux qui l’agitaient, avant de s’être in-formé du pays et de l’origine de l’adolescente.Et il lui prit la main et la baisa et lui dit :« Par Allah sur toi, ô ma maîtresse, ne pour-rais-tu pas maintenant me dire ton nom et tonpays ? » Elle répondit : « Justement, ô Nour,

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j’allais moi-même t’en parler la première ! » Etelle s’arrêta un moment, et dit :

« Sache, ô Nour, que je m’appelle Mariam,et que je suis la fille unique du puissant roi desFrancs qui règne dans la ville de Constantinia.Aussi ne sois point étonné de savoir que j’ai re-çu, dans mon enfance, la plus belle éducationet que j’ai eu des maîtres dans tous les genres.On m’apprit également à manier l’aiguille et lefuseau, à faire des foulards et des broderies, àtisser des tapis et des ceintures, et à travaillerles étoffes soit en or sur un fond d’argent, soiten argent sur un fond d’or. Et j’appris égale-ment tout ce qui pouvait orner l’esprit et ajou-ter à la beauté. Et je grandis de la sorte, au mi-lieu du palais de mon père, loin de tous les re-gards. Et les femmes du palais disaient, en meregardant avec des yeux tendres, que j’étais lamerveille du temps. Aussi, un grand nombre deprinces et de rois, qui régnaient sur les terreset les îles, ne manquèrent pas de venir me de-mander en mariage ; mais le roi mon père reje-

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ta toutes leurs propositions, ne voulant pas seséparer de sa fille unique, celle qu’il chérissaitplus que sa vie et plus que les nombreux en-fants mâles, mes frères !

« Sur ces entrefaites, étant tombée malade,je fis vœu, si je recouvrais la santé, d’aller enpèlerinage à un monastère très vénéré parmiles Francs. Et lorsque je fus guérie, je voulusaccomplir mon vœu, et je m’embarquai avecune de mes dames d’honneur, fille d’un grandd’entre les grands de la cour du roi mon père.Mais, dès que nous eûmes perdu la terre devue, notre navire fut attaqué et pris par despirates musulmans ; et moi-même, avec toutema suite, je fus emmenée en esclavage, etconduite en Égypte où je fus vendue au mar-chand persan que tu as vu et qui, heureuse-ment pour ma virginité, se trouvait être affligéd’eunuquat. Et, pour ma chance également etparce qu’ainsi le voulait ma destinée, monmaître éprouva, dès qu’il m’eut dans sa mai-son, une longue et dangereuse maladie, pen-

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dant laquelle je lui prodiguai les soins les plusattentifs. Aussi, dès qu’il eut recouvré la santé,il voulut me témoigner sa gratitude pour lesmarques d’attachement que je lui avais don-nées pendant sa maladie, et me pria de luidemander tout ce que pouvait souhaiter monâme. Et moi je réclamai de lui, pour toute fa-veur, de me vendre à quelqu’un qui pût utiliserce qu’il y avait en moi à utiliser, mais de ne mecéder qu’à celui que je choisirais moi-même. Etle Persan me le promit à l’instant, et se hâtad’aller me vendre sur la place du marché, où jepus de la sorte fixer mon choix sur toi, ô monœil, à l’exclusion de tous les vieux et décrépitspersonnages qui me convoitaient ! »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune Franque re-garda Nour avec des yeux où flambait l’or destentations, et lui dit : « Pouvais-je, telle que jesuis, appartenir à un autre qu’à toi, ô jouven-ceau ? » Et, d’un mouvement rapide, elle rejetases voiles et se dévêtit tout entière, pour appa-raître dans sa native nudité. Béni soit le ventre

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qui l’a portée ! C’est alors seulement que Nourput juger de la bénédiction qui était descenduesur sa tête ! Et il vit que la princesse était unebeauté douce et blanche comme un tissu delin, et qu’elle répandait de toutes parts la suaveodeur de l’ambre, telle la rose qui sécrète elle-même son parfum originel. Et il la pressa dansses bras et trouva en elle, l’ayant explorée danssa profondeur intime, une perle encore intacte.Et il jubila de cette découverte-là à la limite dela jubilation, et s’enflamma à la limite de l’in-flammation. Et il se mit à promener sa main surses membres charmants et son cou délicat, età l’égarer parmi les flots et les boucles de sachevelure, en faisant claquer les baisers sur sesjoues, comme des cailloux sonores dans l’eau ;et il se dulcifiait à ses lèvres, et faisait cla-quer ses paumes sur la tendreté rebondissantede ses fesses. Vraiment tout cela ! Et elle, deson côté, elle ne manqua pas de faire voir unepartie considérable des dons qu’elle possédaitet des merveilleuses aptitudes qui étaient enelle ; car elle unissait la volupté des Grecques

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aux amoureuses vertus des Égyptiennes, lesmouvements lascifs des filles arabes à la cha-leur des Éthiopiennes, la candeur effarouchéedes Franques à la science consommée des In-diennes, l’expérience des filles de Circassie auxdésirs passionnés des Nubiennes, la coquette-rie des femmes du Yamân à la violence muscu-laire des femmes de la Haute-Égypte, l’exiguïtédes organes des Chinoises à l’ardeur des fillesdu Hedjaz, et la vigueur des femmes de l’Irakà la délicatesse des Persanes. Aussi les enlace-ments ne cessèrent de succéder aux embrasse-ments, les baisers aux caresses et les copula-tions aux foutreries, pendant toute la nuit, jus-qu’à ce que, un peu fatigués de leurs transportset de leurs multiples ébats, ils se fussent endor-mis enfin dans les bras l’un de l’autre, ivres dejouissances.

Gloire à Allah qui n’a point créé de spec-tacle plus enchanteur que celui de deuxamants heureux qui, après s’être grisés des dé-lices de la volupté, reposent sur leur couche,

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les bras entrelacés, les mains unies et lescœurs battant en harmonie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CEN-TIÈME NUIT

Elle dit :

… Gloire à Allah qui n’a point créé de spec-tacle plus enchanteur que celui de deuxamants heureux qui, après s’être grisés des dé-lices de la volupté, reposent sur leur couche,les bras entrelacés, les mains unies et lescœurs battant en harmonie !

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Lorsque, le lendemain, ils se furent ré-veillés, ils ne manquèrent pas de recommencerleurs ébats, avec encore plus d’intensité, dechaleur, de multiplicité, de répétitions, de vi-gueur et d’expérience qu’ils ne l’avaient fait laveille. Aussi la princesse franque, émerveilléeet à la limite de l’admiration de voir tant devertus réunies chez les fils des musulmans, sedit : « Certes ! quand une religion inspire etdéveloppe chez ses croyants de tels actes devaillance, d’héroïsme et de vertu, elle est, sansconteste, la meilleure, la plus humaine et laseule vraie entre toutes les religions ! » Et ellevoulut sur le champ s’ennoblir de l’Islam. Ellese tourna donc vers Nour et lui demanda :« Que faut-il que je fasse, ô mon œil, pourm’ennoblir de l’Islam ? Car je veux devenir mu-sulmane comme toi, vu que la paix de monâme n’est point restée chez les Francs quiplacent la vertu dans l’horrible continence etn’estiment rien à l’égal du prêtre émasculé ! Cesont des pervertis qui ne connaissent point lavaleur inestimable de la vie ! Ce sont des mal-

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heureux que le soleil ne réchauffe point de sesrayons ! Aussi, mon âme veut demeurer ici,où elle fleurira de toutes ses roses et chante-ra de tous ses oiseaux ! Dis-moi donc ce qu’ilfaut que je fasse pour devenir musulmane ! »Et Nour, plein de bonheur d’avoir ainsi contri-bué, dans la mesure de ses moyens, à convertirla princesse franque, lui dit : « Ô ma maîtresse,notre religion est simple et ne connaît pointles complications extérieures ! Tôt ou tard tousles mécréants reconnaîtront la supériorité denos croyances, et s’achemineront d’eux-mêmesvers nous comme on va des ténèbres à la lu-mière, de l’incompréhensible au clair et del’impossible au naturel ! Quant à toi, ô prin-cesse de bénédiction, tu n’as, pour finir de telaver de la crasse chrétienne, qu’à prononcerces deux mots : « Il n’y a de Dieu qu’Allah etMohammad est l’envoyé d’Allah ! » Et, à l’ins-tant, tu deviens croyante et musulmane ! À cesparoles, la princesse Mariam, fille du roi desFrancs, leva le doigt et prononça : « J’attesteet certifie qu’il n’y a de Dieu qu’Allah, et que

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Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » Et à l’ins-tant elle s’ennoblit de l’Islam ! Gloire à Celuiqui, par les moyens simples, ouvre les yeux desaveugles, sensibilise les oreilles des sourds, dé-lie la langue des muets et ennoblit les cœursdes pervertis, le Maître des vertus, le Distri-buteur des grâces, le Bon pour Ses Croyants !Amîn !

Cet acte important ainsi accompli (qu’Allahsoit loué !) ils se levèrent tous deux de leur litde volupté, et allèrent aux cabinets, pour, en-suite, faire leurs ablutions et les prières pres-crites. Après quoi ils mangèrent et burent etse mirent à causer avec beaucoup de charmeet à s’entretenir amicalement. Et Nour s’émer-veillait de plus en plus des connaissances nom-breuses de la princesse et de sa sagesse et desa sagacité.

Or, dans l’après-midi, vers l’heure de laprière de l’asr, le jeune Nour se dirigea vers lamosquée, et la princesse Mariam alla se pro-

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mener du côté de la Colonne du Mât. Et voilàpour eux !

Mais pour ce qui est du roi des Francs deConstantinia, père de Mariam, lorsqu’il eut ap-pris la capture de sa fille par les pirates mu-sulmans, il fut affligé à la limite de l’afflictionet désespéré à mourir. Et il envoya de touscôtés des chevaliers et des patrices pour faireles recherches nécessaires et racheter la prin-cesse et la sauver, de gré ou de force, d’entreles mains de ses ravisseurs. Mais tous ceuxqu’il avait chargés de ces recherches revinrentau bout d’un certain temps, sans avoir rienappris. Alors il fit venir son vizir, chef de lapolice, un petit vieux, borgne de l’œil droitet boiteux de la jambe gauche, mais un véri-table démon entre les espions ; car il était ca-pable de démêler, sans les briser, les fils em-brouillés d’une toile d’araignée, d’arracher lesdents d’un dormeur sans le réveiller, de sub-tiliser les bouchées d’entre les lèvres d’un Bé-douin affamé, et d’enculer un nègre trois fois

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de suite sans que ce nègre pût même se re-tourner. Et il lui donna l’ordre de parcourir tousles pays musulmans et de ne revenir auprèsde lui qu’après avoir ramené la princesse. Et illui promit toutes sortes d’honneurs et de pré-rogatives pour son retour, mais en lui faisantentrevoir, en cas d’insuccès, le pal. Et le vi-zir borgne et boiteux se hâta de partir. Et il semit à voyager, sous un déguisement, à traversles pays amis et ennemis, sans trouver aucunepiste, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à al-Iskandaria.

Et précisément, ce jour-là, il alla, avec lesesclaves qui l’avaient accompagné, faire unepartie de plaisir à la Colonne du Mât. Et ledestin voulut ainsi qu’il rencontrât la princesseMariam qui respirait l’air de ce côté-là. Aussi,dès qu’il l’eut reconnue, il se trémoussa de joie,et se précipita à sa rencontre. Et, arrivé devantelle, il mit un genou en terre et voulut lui baiserles mains. Mais la princesse, qui avait acquistoutes les vertus musulmanes et la décencevis-à-vis des hommes, appliqua un vigoureux

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soufflet au vizir franc, si laid, et lui cria :« Chien maudit ! que viens-tu faire en terre mu-sulmane ? Et penses-tu me faire tomber en tapuissance…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTUNIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais la princesse, qui avait acquis toutesles vertus musulmanes et la décence vis-à-visdes hommes, appliqua un vigoureux soufflet auvizir franc, si laid, et lui cria : « Chien mau-dit ! que viens-tu faire en terre musulmane ? Etpenses-tu me faire tomber en ta puissance ? »

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Le Franc répondit : « Ô princesse, je ne suispoint coupable en cette affaire. Il ne faut t’enprendre qu’au roi ton père, qui m’a menacé dupal si je ne te retrouvais pas ! Il faut donc quetu reviennes avec nous, de gré ou de force,pour me sauver de ce supplice épouvantable.Et d’ailleurs ton père se meurt du désespoir dete savoir captive chez les infidèles, et ta mèreest dans les larmes de songer aux mauvais trai-tements que tu as dû subir entre les mains deces bandits perforateurs ! » Mais la princesseMariam répondit : « Pas du tout ! La paix demon âme, je l’ai trouvée ici même. Et je nequitterai point cette terre de bénédiction ! Re-tourne donc là d’où tu es venu, ou crains que jene te fasse précisément empaler ici-même, auhaut de la Colonne du Mât ! »

À ces paroles, le Franc boiteux compritqu’il ne déciderait pas la princesse à le suivrede son plein gré, et lui dit : « Avec ta permis-sion, ô ma maîtresse ! » Et il fit signe de sesaisir d’elle à ses esclaves, qui, aussitôt, l’en-

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tourèrent, la bâillonnèrent et, malgré qu’elle sedéfendît et les égratignât cruellement, la char-gèrent sur leur dos et la transportèrent, à latombée de la nuit, à bord d’un navire qui fai-sait voile pour Constantinia. Et voilà pour le vi-zir borgne et boiteux et pour la princesse Ma-riam !

Quant au jeune Nour, qui ne voyait pointrevenir au khân la princesse Mariam, il ne sutà quoi attribuer ce retard. Et, comme la nuits’avançait et que son inquiétude augmentait,il sortit du khân et se mit à errer à traversles rues désertes, dans l’espoir de la retrouver,et finit par arriver au port. Là, quelques bate-liers lui apprirent qu’un navire venait de partiret qu’ils avaient conduit à son bord une ado-lescente dont le signalement répondait exacte-ment à celui qu’il leur donnait.

En apprenant ce départ de sa bien-aimée,Nour se mit à se lamenter et à pleurer, n’in-terrompant ses sanglots que par les cris de« Mariam ! Mariam ! » Alors un vieillard, qui

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le voyait se plaindre de la sorte, touché parsa beauté et son désespoir, s’approcha de luiet l’interrogea avec bonté sur la cause de seslarmes. Et Nour lui raconta le malheur qui ve-nait de lui arriver. Alors le vieillard lui dit :« Ne pleure plus, mon enfant, et ne te déses-père pas ! Le navire qui vient de partir a faitvoile pour Constantinia, et précisément, moiaussi, qui suis capitaine marin, je vais fairevoile pour cette ville-là, cette nuit, avec lescent musulmans que j’ai à mon bord. Tu n’asdonc qu’à t’embarquer avec moi, et tu retrou-veras l’objet de tes désirs ! » Et Nour, leslarmes aux yeux, baisa la main du capitainemarin et se hâta de s’embarquer avec lui sur lenavire qui s’envola, toutes voiles dehors, sur lamer.

Or, Allah leur écrivit la sécurité, et au boutd’une navigation de cinquante et un jours, ilsarrivèrent en vue de Constantinia où ils ne tar-dèrent pas à atterrir. Mais aussitôt ils furenttous appréhendés par les soldats francs qui

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gardaient le rivage, et dépouillés et jetés enprison, suivant les ordres du roi, qui voulaitainsi se venger sur tous les marchands étran-gers de l’affront fait à sa fille dans les pays mu-sulmans.

En effet, la princesse Mariam était arrivéeà Constantinia la veille même de ce jour. Etaussitôt que la nouvelle de son retour eut étérépandue dans la ville, on avait décoré toutesles rues en son honneur, et toute la populationétait allée à sa rencontre. Et le roi et la reinemontèrent à cheval avec tous les grands et di-gnitaires du palais, et vinrent la recevoir à sondébarquement. Et la reine, après avoir tendre-ment embrassé sa fille, lui demanda anxieuse-ment, avant toute chose, si elle était encorevierge ou si, pour son malheur et l’opprobre deson nom, elle avait perdu le sceau inestimable.Mais la princesse, éclatant de rire devant toutel’assistance, répondit : « Que me demandes-tulà, ô ma mère ? Crois-tu donc qu’on peut restervierge dans le pays des musulmans ? Et ne

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sais-tu que dans les livres des musulmans, ilest dit : « Nulle femme ne vieillira vierge dansl’Islam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Nulle femme ne vieillira vierge dansl’Islam ! »

Lorsque la reine, qui n’avait fait publique-ment cette question à sa fille que pour ré-pandre, dès son arrivée, la nouvelle que sa vir-ginité était restée intacte et que leur honneur

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était sauf, eut entendu ces paroles si impré-vues, et cela devant toute la cour, elle devintbien jaune de teint et tomba évanouie dans lesbras de ses suivantes émues d’un si énormescandale. Et le roi, également, bien furieux decette aventure-là et surtout de la franchiseavec laquelle sa fille convenait de ce qui luiétait arrivé, sentit sa poche à fiel lui éclater aumilieu du foie, et, indigné à la limite de l’in-dignation, il emmena la princesse et rentra entoute hâte au palais, au milieu de la conster-nation générale, des nez allongés des digni-taires, et des mines revêches des vieilles ma-trones suffoquées. Et là il convoqua d’urgenceson conseil d’état, et demanda leur avis auxvizirs et aux patriarches. Et les vizirs et lespatriarches consultés, répondirent : « Noussommes d’avis que, pour purifier la princessede la souillure des musulmans, il n’y a qu’unseul moyen, et c’est de la laver dans leur sang.Il faut donc tirer de la prison cent musulmans,pas un de plus, pas un de moins, et leur couperla tête ! Et l’on recueillera le sang de leur cou,

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et on en baignera le corps de la princesse,comme pour un nouveau baptême ! »

En conséquence, le roi ordonna d’amenerles cent musulmans qui venaient d’être jetés enprison, et parmi lesquels se trouvait, commeil a été dit, le jeune Nour. Et l’on commençapar couper la tête au capitaine marin. Puis oncoupa la tête à tous les marchands. Et l’on re-cueillait chaque fois, dans une grande bassine,le sang qui jaillissait des cous sans têtes. Et cefut le tour du jeune Nour. Et on le conduisit àl’endroit de l’exécution, on lui banda les yeux,on le plaça sur le tapis ensanglanté, et l’exécu-teur brandit son glaive pour faire sauter sa têtede sur son cou, quand une vieille femme s’ap-procha du roi et lui dit : « Ô roi du temps, lescent têtes sont déjà coupées, et la bassine estpleine de sang ! Il faut donc épargner ce jeunemusulman qui reste, et me le donner plutôtpour le service de l’église ! » Et le roi s’écria :« Par le Messie ! tu dis vrai ! Les cent têtes sontlà, et la bassine est pleine. Prends donc celui-ci

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et utilise-le pour le service de l’église ! » Et lavieille, qui était la gardienne en chef de l’église,remercia le roi et, pendant qu’il se retirait avecses vizirs pour procéder au baptême de sangde la princesse, elle emmena le jeune Nour. Et,enchantée de sa beauté, elle le conduisit sansretard à l’église.

Là, la vieille ordonna à Nour de se dévêtir,et lui donna une longue robe noire, un hautbonnet de prêtre, un grand voile noir pour encouvrir ce bonnet-là, une étole et une largeceinture. Et elle l’en habilla elle-même, pourlui enseigner comment il devait s’en servir ; etelle lui donna ses instructions pour qu’il fît,comme il fallait, le service de l’église. Et, pen-dant sept jours de suite, elle surveilla son tra-vail et encouragea ses aptitudes, tandis qu’il selamentait en son cœur de Croyant d’être obligéde faire une telle besogne au service des mé-créants.

Or, au soir du septième jour, la vieille dità Nour : « Sache, mon fils, que dans quelques

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instants la princesse Mariam, qui a été purifiéepar le baptême du sang, va venir à l’églisepour y passer toute la nuit dans la dévotionet se faire ainsi pardonner les actes de sonpassé. Je t’avise donc de son arrivée afin que,lorsque je serai partie me coucher, tu restesà la porte pour lui rendre tel service qu’ellepourra demander ou pour m’appeler au cas oùelle tomberait évanouie de contrition à causede ses anciens péchés. As-tu bien compris ? »Et Nour, dont les yeux étincelaient, répondit :« J’ai compris, ô ma maîtresse ! »

Sur ces entrefaites, la princesse Mariam,vêtue de noir de la tête aux pieds et le visagecouvert d’un voile noir, arriva dans le vestibulede l’église et, après s’être inclinée profondé-ment devant Nour qu’elle prenait pour unprêtre à cause de ses habits, pénétra dansl’église dont la vieille gardienne lui avait ouvertla porte, et, d’un pas lent, se dirigea vers unesorte d’oratoire intérieur bien ténébreux d’as-pect. Alors la vieille, ne voulant point la dé-

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ranger dans ses dévotions, se hâta de se reti-rer ; et, après avoir bien recommandé à Nourde veiller à la porte, elle monta dormir dans sachambre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTROISIÈME NUIT

Elle dit :

… elle monta dormir dans sa chambre.

Lorsque Nour eut constaté que la vieillegardienne endormie ronflait comme uneogresse, il se glissa dans l’église et se dirigeavers l’endroit où se tenait la princesse Mariam,

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et qui était un oratoire éclairé par une petitelampe brûlant devant les images de l’impiété(que le feu les détruise !) Et il entra doucementdans cet oratoire et, d’une voix tremblante,dit : « Je suis Nour, ô Mariam ! » Et la prin-cesse, ayant reconnu la voix de son bien-aimé,crut d’abord qu’elle rêvait, puis finit par se jeterdans ses bras. Et tous deux, à la limite del’émotion, se mirent à s’embrasser longtempsen silence. Et, lorsqu’ils purent parler, ils se ra-contèrent mutuellement ce qui leur était arrivédepuis le jour de la séparation. Et ils rendirentensemble grâces à Allah qui avait permis leurréunion.

Après quoi la princesse se hâta, pour fêterpar la joie ce moment de leur réunion, d’enle-ver les habits de deuil que la reine, sa mère,l’avait obligée à porter pour lui rappeler sanscesse la perte de sa virginité. Et, s’étant en-tièrement dévêtue, elle s’assit sur les genouxde Nour qui, de son côté, avait jeté loin de luisa robe et ses effets de prêtre chrétien. Et ils

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commencèrent une série de caresses extraor-dinaires, et telles que jamais ce lieu de perdi-tion des âmes mécréantes n’avait vu se passerles pareilles. Et ils ne cessèrent, durant toutela nuit, de s’abandonner sans restrictions d’au-cune sorte aux jouissances les plus diversesde la volupté, en se donnant mutuellement lesmarques les plus péremptoires du violentamour. Et Nour, en ce moment-là, se sentaitrevivre avec une telle intensité, qu’il aurait puégorger, sans arrêt, l’un après l’autre, milleprêtres avec leurs patriarches ! Qu’Allah exter-mine les impies et donne la force et le courageà Ses vrais Croyants !

Lorsque, vers l’aube, les cloches de l’églisesonnèrent le premier appel des mécréants, laprincesse Mariam se hâta, mais avec quelleslarmes de regret ! de se vêtir de ses habits dedeuil ; et Nour également s’habilla des vête-ments de l’impiété (qu’Allah, qui voit le fonddes consciences, l’excuse dans cette nécessitécruelle !) Mais, avant de se retirer et après

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l’avoir embrassé une dernière fois, la princessedit à Nour : « Tu dois maintenant, ô Nour, de-puis déjà sept jours que tu te trouves danscette ville, connaître bien à fond les lieux et lesenvirons de cette église ? » Et Nour répondit :« Oui, ô ma maîtresse ! » Elle dit : « Eh bien,alors, écoute bien mes paroles et retiens-les !Je viens, en effet, de combiner en mon espritun projet qui nous permettra de nous échapperpour toujours de ce pays ! Pour cela, demain,à la première veille de la nuit, toi, tu n’aurasqu’à ouvrir la porte de l’église qui donne ducôté de la mer, et à te rendre sans retard surle rivage. Là, tu trouveras un petit navire avecdix hommes d’équipage dont le capitaine, en tevoyant arriver, se hâtera de te tendre la main.Mais attends qu’il t’appelle par ton nom ; etsurtout ne précipite rien ! Quant à moi, n’aieaucune inquiétude à mon sujet : je saurai te re-trouver sans encombre. Et Allah nous délivrerad’entre leurs mains ! » Puis, avant de le quitter,elle ajouta encore : « N’oublie pas non plus,ô Nour, pour jouer un tour excellent aux pa-

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triarches, de dérober au trésor de l’église toutce que tu y trouveras de lourd quant au prixet de léger quant au poids, et de vider, avantde t’en aller, le tronc où les infidèles déposentles offrandes en or qu’ils font aux chefs de leurimposture ! » Et la princesse, après avoir faitrépéter à Nour, mot par mot, les instructionsqu’elle venait de lui donner, sortit de l’église etrentra, avec des yeux bien contrits, au palaisoù sa mère l’attendait pour lui prêcher le re-pentir et la continence ! Puissent les Croyantsêtre à jamais préservés de la continence im-pure et n’avoir de repentir que pour le malcommis envers leur prochain ! Amîn !

Donc, à la première veille de la nuit, Nour,après avoir surveillé les ronflements de lavieille ogresse de l’église, ne manqua pas defaire main basse sur toutes les choses pré-cieuses du trésor souterrain et de vider danssa ceinture de prêtre tout l’or et l’argent conte-nu dans le tronc des patriarches. Et, chargé deces dépouilles des mécréants, il se rendit en

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toute hâte, par la porte qui lui avait été indi-quée, sur le rivage de la mer. Et là, suivant ceque lui avait dit la princesse, il trouva le bâti-ment, dont le capitaine, après lui avoir tendula main et l’avoir appelé par son nom, le reçuten toute cordialité avec sa charge précieuse. Etaussitôt fut donné le signal du départ.

Or, les matelots, au lieu d’obéir à l’ordre deleur capitaine et de défaire les amarres qui te-naient le navire attaché aux poteaux du rivage,se mirent à murmurer, et l’un d’eux éleva lavoix et dit : « Ô capitaine, tu sais bien pour-tant que nous avons reçu des ordres tout diffé-rents du roi, notre maître, qui veut faire embar-quer demain son vizir sur notre navire, pour al-ler reconnaître des pirates musulmans signaléscomme ayant menacé d’enlever la princesseMariam ! » Mais le capitaine, à la limite de lafureur devant cette résistance, s’écria : « Quiose résister à mes ordres ? » et, brandissantson sabre, il abattit, d’un seul coup, la tête decelui qui avait parlé. Et le sabre flamba, dans la

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nuit, rouge de sang, comme une torche. Maiscet acte de fermeté n’empêcha pas les autresmatelots, hommes endurcis, de continuer leursmurmures. Aussi ils partagèrent tous, en unclin d’œil, sous le sabre rapide comme l’éclair,le sort de leur camarade, en perdant tous lesdix, l’un après l’autre, la tête de leurs épaules.Et le capitaine repoussa du pied leurs corpsdans la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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… Et le capitaine repoussa du pied leurscorps dans lamer.

Cela fait, il se tourna vers Nour, et, d’unton de commandement qui ne comportait pasde réplique, lui cria : « Yallah ! Allons ! Défaisles amarres, déploie les voiles et manœuvreles cordages, tandis que je vais me charger degouvernail ! » Et Nour, dominé par l’ascendantdu terrible capitaine, et d’ailleurs sans armespour se défendre et essayer de se sauver àterre, fut bien obligé d’obéir, et, quoique biennovice dans les choses de la mer, il exécuta, le

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRIÈME NUIT

Elle dit :

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ma tête au moment où je croyais finies mestribulations ! Et chaque malheur est pire quecelui qui l’a précédé ! Si encore je comprenaisquelque chose à tout cela ! Et puis, que vais-jedevenir avec cet homme féroce ? Sans doute jene sortirai pas vivant d’entre ses mains ! » Et ilcontinua à se laisser ainsi aller à ces désolantespensées, pendant toute la nuit, en surveillantles voiles et les agrès.

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mieux qu’il put, la manœuvre. Et le petit vais-seau, dirigé par la main ferme du capitaine àla barre, s’éloigna, toutes voiles dehors, vers lelarge, et, poussé par le vent favorable, mit lecap sur al-Iskandaria.

Pendant ce temps, le pauvre Nour se la-mentait en son âme, sans oser se plaindre ou-vertement devant le capitaine barbu qui le re-gardait avec des yeux étincelants ; et il se di-sait : « Quelle calamité s’est donc abattue sur

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Au matin, comme ils étaient en vue d’uneville où ils allaient atterrir pour prendrequelques nouveaux hommes d’équipage, le ca-pitaine se leva soudain, comme en proie à unegrande agitation, et commença par jeter sonturban à ses pieds ! Puis, comme Nour, stupé-fait, le regardait sans rien comprendre, il éclatade rire et, avec ses deux mains, il s’arracha labarbe et les moustaches, et, du coup, se trans-forma en une adolescente comme la lune à sonlever sur la mer. Et Nour reconnut la princesseMariam. Et, une fois son émotion calmée, ilse jeta à ses pieds, à la limite de l’admirationet de la joie, et lui avoua qu’il avait eu unebien grande frayeur de ce terrible capitaine quifaisait si facilement sauter les têtes des gensde sur leurs épaules. Et la princesse Mariamrit beaucoup de sa terreur ; et, après qu’ils sefurent embrassés, chacun se hâta de reprendrela manœuvre pour entrer dans le port de laville. Et, une fois à terre, ils engagèrent plu-sieurs matelots, et reprirent la mer. Et la prin-cesse Mariam, qui s’entendait à merveille à la

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navigation, et connaissait les routes maritimeset le jeu des vents et des courants, continua àdonner les ordres nécessaires, durant le jour,tout le long du voyage. Mais, pendant la nuit,elle ne manquait pas d’aller se coucher auprèsde son bien-aimé Nour, et de goûter avec lui,dans la fraîcheur marine, sous le ciel nu, toutesles voluptés de l’amour. Qu’Allah les garde etles conserve et augmente sur eux Ses faveurs !

Or, Allah leur octroya, jusqu’à la fin duvoyage, une navigation sans encombre, et ilsaperçurent bientôt la Colonne du Mât. Et,après que le navire fut amarré dans le portet que les hommes de l’équipage furent des-cendus à terre, Nour dit à la princesse Ma-riam : « Nous voici enfin en terre musulmane !Attends-moi seulement ici un moment, tandisque je vais aller t’acheter tout ce qui est né-cessaire pour que tu entres décemment dans laville ; car je vois que tu n’as ni robe, ni voile,ni babouches ! » Et Mariam répondit : « Oui, vam’acheter tout cela, mais ne tarde pas trop à

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revenir ! » Et Nour descendit à terre pour ache-ter ces objets-là. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du roi des Francs deConstantinia, voici ! Le lendemain du départnocturne de la princesse Mariam, on vint luiannoncer sa disparition, et on ne put lui donnerd’autre détail, sinon qu’elle était allée faire sesdévotions dans la grande église patriarcale.Mais au même instant la vieille gardienne vintlui annoncer la disparition du nouveau servantde l’église, et, immédiatement après, on lui ap-prit aussi le départ du navire et la mort des dixmatelots dont on avait trouvé les corps décapi-tés, sur le rivage. Et le roi des Francs, bouillon-nant d’une fureur concentrée dans son ventre,réfléchit pendant une heure de temps et dit :« Si mon navire a disparu, il n’y a pas de doutequ’il ait emporté ma fille ! » Et, sur-le-champ, ilfit venir le capitaine du port et le vizir borgneet boiteux et leur dit : « Vous avez appris ce quivient de se passer ! Or, ma fille doit être, sansaucun doute, partie pour le pays des musul-

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mans retrouver ses perforateurs. Si donc vousne me la ramenez pas, vivante ou morte, rienne vous sauvera, à votre tour, du pal qui vousattend ! Allez ! »

Alors le vieux vizir borgne et boiteux et lecapitaine du port se hâtèrent d’armer un navireet firent voile, sans retard, pour al-Iskandariaoù ils arrivèrent au même instant que les deuxfugitifs. Et ils reconnurent tout de suite le petitvaisseau amarré dans le port. Et ils aperçurent,à n’en pas douter, la princesse Mariam assisesur un tas de cordages sur le pont. Et aussi-tôt ils firent descendre dans une barque unetroupe d’hommes armés, qui se jetèrent inopi-nément sur le navire de la princesse, réussirentà s’emparer d’elle à l’improviste, la bâillon-nèrent et la transportèrent à leur bord, aprèsavoir mis le feu au petit vaisseau. Et, sansperdre de temps, ils regagnèrent la haute meret mirent le cap sur Constantinia, où ils furentassez heureux pour arriver sans encombre. Et

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ils se hâtèrent d’aller livrer la princesse Ma-riam au roi son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils se hâtèrent d’aller livrer la prin-cesse Mariam au roi son père.

Lorsque le roi des Francs vit entrer sa fille,et que ses yeux rencontrèrent ses yeux, il neput contenir la violence de ses sentiments et,se penchant sur son trône, le poing en avant,il lui cria : « Malheur à toi, fille maudite ! Tu

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as, sans doute, abjuré la croyance de tes an-cêtres pour ainsi abandonner les demeures deton père et aller retrouver les mécréants quit’ont descellée ! Certes ! ta mort peut à peinelaver l’affront fait au nom chrétien et à l’hon-neur de notre race ! Ah ! maudite ! apprête-toià être pendue à la porte de l’église ! » Mais laprincesse Mariam, loin de se troubler, répon-dit : « Tu connais ma franchise, mon père. Or,je ne suis pas la coupable que tu crois. Quelcrime ai-je donc commis pour avoir voulu re-tourner vers une terre que le soleil réchauffede ses rayons et dont les hommes sont desmâles solides et vertueux ? Et que serais-je res-tée faire ici au milieu des prêtres et des eu-nuques ? » À ces paroles, la colère du roi fut àses limites extrêmes, et il cria à ses bourreaux :« Ôtez de devant ma face cette fille ignomi-nieuse, et emmenez-la pour la faire périr de lamort la plus cruelle ! »

Comme les bourreaux s’apprêtaient à sesaisir de la princesse, le vieux vizir borgne

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s’avança en boitant jusque devant le trône et,après avoir embrassé la terre entre les mainsdu roi, dit : « Ô roi du temps, permets à tonesclave de formuler une prière avant la mortde la princesse ! » Le roi dit : « Parle, ô monvieux vizir dévoué, ô le soutien de la chrétien-té ! » Et le vizir dit : « Sache, ô roi, que ton es-clave indigne est épris depuis fort longtempsdes charmes de la princesse. C’est pourquoi jeviens te prier de ne point la faire mourir et,comme seule récompense pour les preuves ac-cumulées de mon dévouement aux intérêts deton trône et de la chrétienté, de me l’accorderpour épouse. Et d’ailleurs je suis si laid que cemariage, qui est une faveur pour moi, pourraservir en même temps de châtiment aux fautesde la princesse ! De plus je m’engage à la gar-der enfermée au fond de mon palais, à l’abridésormais de toute fuite et des entreprises desmusulmans ! »

En entendant ces paroles de son vieux vizir,le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! Mais

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que vas-tu faire, ô pauvre, de ce tison alluméaux feux de l’enfer ? Et ne crains-tu pas lesconséquences cornufiantes de ce mariage-là ?Par le Messie ! moi, à ta place, je mettrais long-temps mon doigt à ma bouche pour réfléchirsur une affaire si grave ! » Mais le vizir répon-dit : « Par le Messie ! je n’ai guère d’illusions àce sujet-là, et je n’ignore point la gravité de lasituation. Mais je saurai agir avec assez de sa-gesse pour empêcher mon épouse de se por-ter à des excès répréhensibles ! » Et le roi desFrancs, à ces paroles, éclatant de rire, se tré-moussa sur son trône et dit au vieux vizir : « Ôpère claudicant, je veux bien, moi, voir sur tatête pousser deux défenses d’éléphant ! Mais jet’avise que si tu laisses échapper ma fille deton palais ou si tu ne l’empêches pas d’ajouterune aventure de plus à des aventures si désho-norantes pour notre nom, ta tête sautera desur tes épaules ! À cette seule condition je tedonne mon consentement ! » Et le vieux viziraccepta la condition, et baisa les pieds du roi.

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Aussitôt, les prêtres, les moines et les pa-triarches, ainsi que tous les dignitaires de lachrétienté furent informés de ce mariage. Et, àcette occasion, on donna de grandes fêtes aupalais. Et, les cérémonies terminées, le vieuxvizir dégoûtant pénétra dans la chambre de laprincesse. Qu’Allah empêche la laideur de por-ter atteinte à la splendeur ! Et puisse ce puantcochon expirer son âme avant de souiller leschoses pures !

Mais nous le retrouverons !

Quant à Nour, qui était descendu à terreacheter les choses nécessaires à la toilette dela princesse, lorsqu’il revint avec le voile, larobe et une paire de babouches en cuir jaunecitron, il vit une grande foule qui allait et venaitsur le port. Et il s’informa de la cause de cetteagitation ; et on lui dit que l’équipage d’un vais-seau franc venait de s’emparer à l’improvisted’un navire amarré non loin de là et de le brû-ler, après avoir enlevé une jeune fille qui s’ytrouvait. Et, à cette nouvelle, Nour devint bien

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changé de teint et tomba sans connaissancesur le sol.

Lorsque, au bout d’un certain temps, il futrevenu de son évanouissement, il raconta auxassistants sa triste aventure. Mais il n’y a pasd’utilité à la répéter. Et tous se mirent à blâmersa conduite et à lui adresser mille reproches,lui disant : « Tu n’as que ce que tu mérites !Pourquoi l’avais-tu laissée seule ? Qu’avais-tubesoin d’aller lui acheter un voile et des ba-bouches neuves en cuir jaune citron ? Ne pou-vait-elle descendre à terre avec ses vieux effetset se couvrir le visage, en attendant, d’un mor-ceau de toile à voile ou de toute autre étoffe ?Oui, par Allah, tu n’as que ce que tu mérites ! »

Sur ces entrefaites, survint un cheikh quiétait le propriétaire du khân où avaient logéNour et la princesse, lors de leur rencontre. Etil reconnut le pauvre Nour, et, le voyant dansun si pitoyable état, il lui en demanda la cause.Et lorsqu’il fut au courant de l’histoire, il luidit : « Certes ! le voile était tout à fait super-

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flu, ainsi que la robe neuve et les babouchesjaunes. Mais il serait encore plus superflu d’enparler davantage. Viens avec moi, mon fils !Tu es jeune, et tu dois, au lieu de pleurer unefemme et te désespérer, profiter plutôt de tajeunesse et de ta santé. Viens ! La race desbelles adolescentes n’est point encore éteintedans notre pays ! Et nous saurons te trouverune Égyptienne belle et experte qui, sans au-cun doute, te dédommagera et te consolera dela perte de cette princesse franque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSIXIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Et nous saurons te trouver une Égyp-tienne belle et experte qui, sans aucun doute,te dédommagera et te consolera de la pertede cette princesse franque ! » Mais Nour, conti-nuant à pleurer, répondit : « Non, par Allah,mon bon oncle, rien ne pourra me dédomma-ger de la perte de la princesse, ni me faireoublier ma douleur ! » Le cheikh demanda :« Mais alors que vas-tu faire maintenant ? Lenavire s’est éloigné avec la princesse, et tespleurs n’y pourront rien ! » Il dit : « C’est pour-quoi je veux retourner à la ville du roi desFrancs, et en arracher ma bien-aimée ! » Il dit :« Ah ! mon fils, n’écoute point les suggestionsde ton âme téméraire ! Si tu as réussi à l’em-mener la première fois, prends bien garde à laseconde tentative, et n’oublie point le proverbequi dit : « Ce n’est point toutes les fois qu’on lajette, que reste intacte la gargoulette ! » MaisNour répondit : « Je te remercie, mon oncle,de tes conseils de prudence, mais rien ne m’ef-fraie, et rien ne m’empêchera d’aller reconqué-rir ma bien-aimée, même en exposant à la mort

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mon âme précieuse ! » Et comme, par la volon-té du sort, il se trouvait dans le port un navireprêt à faire voile pour les îles des Francs, lejeune Nour se hâta de s’y embarquer ; et on le-va l’ancre aussitôt.

Or, le cheikh, propriétaire du khân, avaitbien raison qui avait averti Nour des périls aumilieu desquels il allait se jeter inconsidéré-ment. En effet, le roi des Francs, depuis la der-nière aventure de sa fille, avait juré par le Mes-sie et par les livres de l’impiété d’exterminer,sur terre et sur mer, la race des musulmans ;et il avait fait armer cent navires de guerrepour aller donner la chasse aux vaisseaux desmusulmans et ravager les côtes et semer par-tout la ruine, le carnage et la mort. Aussi, aumoment où le navire où se trouvait Nour en-trait dans la mer des îles, il fut rencontré parun de ces bâtiments de guerre, et capturé etconduit dans le port du roi des Francs, précisé-ment le premier jour des fêtes que l’on donnaitpour célébrer les noces du vizir borgne avec la

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princesse Mariam. Et le roi, pour mieux célé-brer ces fêtes et assouvir sa vengeance, donnal’ordre de faire mourir sur le pal tous les pri-sonniers musulmans.

On exécuta donc cet ordre féroce, et tousles prisonniers, l’un après l’autre, furent empa-lés devant la porte du palais où se passait lanoce. Et il ne restait plus que le jeune Nour àempaler, lorsque le roi, qui assistait avec toutesa cour à l’exécution, le regarda avec atten-tion et dit : « Je ne sais pas » mais, par le Mes-sie ! je crois bien que c’est le jeune homme quej’avais cédé, il y a quelque temps, à la gar-dienne de l’église ! Comment se fait-il qu’il soitici, après s’être échappé la première fois ? » Etil ajouta : « Ha ! ha ! qu’on l’empale pour s’êtreéchappé ! » Mais, à ce moment, le vizir borgnes’avança et dit au roi : « Ô roi du temps, moiégalement j’ai, fait un vœu ! Et c’est d’immo-ler, à la porte de mon palais, pour attirer labénédiction sur mon mariage, trois jeunes mu-sulmans ! Je te prie donc de me donner les

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moyens d’accomplir mon vœu, en me laissantchoisir trois prisonniers au milieu de la car-gaison de prisonniers ! » Et le roi dit : « Parle Messie ! je ne connaissais point ton vœu !Sans quoi, je t’aurais cédé non point trois, maistrente prisonniers ! Il ne me reste plus que ce-lui-ci ; prends-le, en attendant qu’il en re-vienne d’autres ! » Et le vizir emmena Nouravec lui, dans l’intention d’arroser avec sonsang le seuil de son palais ; mais, après avoirréfléchi que son vœu ne serait point entière-ment rempli s’il ne sacrifiait pas les trois mu-sulmans à la fois, il fit jeter Nour, tout enchaî-né, dans l’écurie du palais, où, en attendant, ilcomptait le torturer par la faim et la soif.

Or, le vizir borgne avait, dans son écurie,deux chevaux jumeaux d’une beauté miracu-leuse, de la plus noble race d’Arabie, et dontla généalogie était attachée à leur cou dans unpetit sachet pendu à une chaîne de turquoiseset d’or. L’un était blanc comme une colombeet s’appelait Sabik, et l’autre était noir comme

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un corbeau et s’appelait Lahik. Et ces deuxmerveilleux chevaux étaient fameux parmi lesFrancs et les Arabes, et excitaient l’envie desrois et des sultans. Cependant, un de ces che-vaux avait une tache blanche sur l’œil ; et lascience des plus habiles maréchaux n’avait puparvenir à la faire disparaître.

Et le vizir borgne avait, lui-même, essayéde le guérir, car il était versé dans les scienceset la médecine ; mais il n’avait fait qu’aggraverle mal et augmenter l’opacité de la tache.

Lorsque Nour, conduit par le vizir, fut arrivédans l’écurie, il remarqua la tache sur l’œil ducheval, et se mit à sourire. Et le vizir le vitqui souriait ainsi, et lui dit : « Ô musulman,pourquoi souris-tu ? » Il dit : « À cause de cettetache-là ! » Le vizir dit : « Ô musulman, je saisque les gens de ta race sont fort experts enchevaux et savent, mieux que nous, l’art de lessoigner ! Serait-ce à cause de cela que tu sou-ris ? » Et Nour, qui précisément connaissait àmerveille l’art vétérinaire, répondit : « Tu l’as

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dit ! Il n’y a pas, dans tout le royaume des chré-tiens, quelqu’un qui puisse guérir ce cheval !Mais, moi, je le puis faire ! Que me donneras-tudonc si, demain, tu trouves ton cheval avec desyeux aussi sains que ceux de la gazelle ? » Levizir répondit : « Je t’accorderai la vie et la li-berté, et te nommerai sur le champ chef de mesécuries et vétérinaire du palais ! » Nour dit :« Dans ce cas, défais mes liens ! » Et le vizir dé-fit les liens qui attachaient les bras de Nour ;et Nour, aussitôt, prit du suif, de la cire, de lachaux et de l’ail, les mélangea de jus concen-tré d’oignons, et en fit un emplâtre qu’il appli-qua sur l’œil malade du cheval. Après quoi, ilse coucha sur le grabat de l’écurie, et laissa àAllah le soin de la cure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, il se coucha sur le grabat del’écurie, et laissa à Allah le soin de la cure.

Le lendemain matin, le vizir borgne vintlui-même, en boitant, lever l’emplâtre. Et sonétonnement et sa joie furent à leurs limites ex-trêmes, lorsqu’il vit l’œil du cheval aussi netque la lumière du matin. Et ses transportsfurent tels, qu’il revêtit Nour de son propremanteau et le nomma sur le champ chef de sesécuries et premier vétérinaire du palais. Et illui donna, comme habitation, l’appartement si-tué au-dessus des écuries, en face même du pa-lais où se trouvaient ses propres appartements,qui n’en étaient séparés que par la cour. Aprèsquoi il rentra assister aux fêtes que l’on donnaitpour ses noces avec la princesse. Et il ne savait

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pas que l’homme n’échappe jamais à sa desti-née, et quels coups le sort réserve à ceux quisont d’avance réservés pour servir d’exempleaux générations !

Or, on était donc arrivé au septième jourdes fêtes, et le soir même le vieux laid devaitentrer prendre possession de la princesse(Éloigné soit le Malin !) Or, précisément laprincesse était accoudée à sa fenêtre et enten-dait les derniers tumultes et les cris poussés auloin en son honneur. Et, bien triste, elle son-geait à son bien-aimé Nour, le vigoureux et beladolescent d’Égypte qui avait cueilli la fleur desa virginité. Et une grande mélancolie baignaitson âme, à ce souvenir, et lui faisait monter leslarmes aux yeux. Et elle se disait : « Certes ! jene me laisserai jamais approcher par le vieuxdégoûtant ! Je le tuerai plutôt et me jetteraiensuite de ma fenêtre dans la mer ! » Et, pen-dant qu’elle se laissait imprégner par l’amer-tume de ces pensées, elle entendit, sous ses fe-nêtres, une belle voix d’adolescent qui chan-

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tait, dans le soir, des vers arabes sur la sépara-tion des amants. Or, c’était Nour qui, à ce mo-ment, ayant fini de donner les derniers soinsaux deux chevaux, était monté dans son ap-partement et s’était également accoudé à sa fe-nêtre pour songer à sa bien-aimée. Et il chan-tait ces paroles du poète :

« Ô félicité disparue ! je viens te chercher, loinde nos demeures, dans un pays cruel, ou me don-ner tout au moins l’illusion de te retrouver. Hélassur moi !

Mes sens abusés aiment te reconnaître danstout ce qui a quelque grâce ou quelque charme at-trayant. Hélas sur moi !

Qu’une flûte, dans le loin, soupire ses mélodiesou que le luth lui réponde par ses accords harmo-nieux, des larmes me mouillent les yeux de penserà nous deux ! Hélas sur nous deux ! »

Lorsque que la princesse Mariam eut enten-du ce chant où le bien-aimé de son cœur ex-

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primait les sentiments de son fidèle amour, ellereconnut aussitôt sa voix et fut émue à la li-mite de l’émotion. Mais, comme elle était sageet avisée, elle sut se dominer, pour ne point setrahir devant les suivantes qui l’entouraient, etcommença par les congédier. Puis elle prit unpapier et un calam et écrivit ce qui suit :

« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricor-dieux ! Et ensuite ! Que la paix d’Allah soit surtoi, ô Nour, ainsi que Sa miséricorde et Sa bé-nédiction !

Je veux te dire que ton esclave Mariam tesalue et brûle du désir de se trouver réunie àtoi ! Écoute donc ce qu’elle te dit ici, et fais cequ’elle t’ordonne.

À la première veille de la nuit, c’est l’heurepropice aux amants, prends les deux coursiersSabik et Lahik, et conduis-les hors de la ville,derrière la porte Sultanié, où tu m’attendras. Etsi l’on te demande où tu conduis les chevaux,

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réponds que tu les mènes faire un tour de pro-menade ! »

Puis elle plia ce billet, le serra dans un mou-choir de soie, et agita le mouchoir par la fe-nêtre, dans la direction de Nour. Et lorsqu’ellevit qu’il l’avait vue et qu’il s’était approché, ellejeta le mouchoir par la fenêtre. Et Nour le ra-massa, l’ouvrit, et y trouva le billet qu’il lut,pour le porter ensuite à ses lèvres et à sonfront, en signe d’acquiescement. Et il se hâtade regagner les écuries, où il attendit avec laplus vive impatience la première veille de lanuit. Il sella alors les deux nobles bêtes et serendit hors de la ville, sans que personne nel’eût inquiété en route. Et il attendit la prin-cesse, derrière la porte Sultanié, en tenant lesdeux chevaux par la bride.

Or, c’était précisément à ce moment-là que,les fêtes terminées et la nuit venue, le vieuxborgne si laid et si dégoûtant avait pénétrédans la chambre de la princesse, pour accom-

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plir ce qu’il avait à accomplir. Et la princesseMariam le vit entrer, en frissonnant d’horreur,tant son aspect était repoussant. Mais, commeelle avait un plan à suivre qu’elle ne voulait pasfaire échouer, elle essaya de dominer ses sen-timents de répulsion et, se levant en son hon-neur, elle l’invita à prendre place à côté d’ellesur le divan. Et le vieux boiteux lui dit : « Ô masouveraine, tu es la perle de l’Orient et de l’Oc-cident, et c’est à tes pieds que je devrais plu-tôt me prosterner ! » Et la princesse répondit :« Soit ! mais faisons trêve de compliments. Oùest le souper ? J’ai bien faim, et nous devrions,avant tout, commencer par manger ! »

Aussitôt le vieux appela les esclaves, et, enun instant, les plateaux furent servis que cou-vraient les mets les plus rares et les plus ex-quis, composés de tout ce qui vole dans lesairs, nage dans les mers, marche sur les terreset pousse sur les arbres des vergers et les ar-bustes des parterres. Et tous deux se mirent àmanger ensemble ; et la princesse se contrai-

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gnait pour lui présenter les morceaux ; et levieux était ravi de ses attentions et se dilataitquant à sa poitrine et se flattait d’arriver àses fins bien plus aisément qu’il ne le pensait.Mais soudain il tomba sur le dos, sa tête précé-dant ses pieds, sans connaissance. Car la prin-cesse avait réussi à jeter subrepticement dansla coupe une pincée de bang marocain capablede renverser un éléphant en faisant entrer salongueur dans sa largeur. Louange à Allah quine permet point à la laideur de souiller la pure-té…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTHUITIÈME NUIT

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Elle dit :

… une pincée de bang marocain capable derenverser un éléphant, en faisant entrer sa lon-gueur dans sa largeur. Louange à Allah qui nepermet point à la laideur de souiller la pureté !

Lorsque la princesse Mariam vit le vizirrouler de la sorte comme un cochon enflé, ellese leva à l’heure et à l’instant, prit deux sacsqu’elle remplit de pierreries et de joyaux, dé-crocha un glaive à la lame trempée dans lesang des lions, l’attacha à sa ceinture, se cou-vrit d’un grand voile et, au moyen d’une corde,se laissa glisser par la fenêtre dans la cour,pour de là sortir, sans être remarquée, du pa-lais et courir dans la direction de la porte Sul-tanié, où elle arriva sans encombre. Et, dèsqu’elle eut aperçu Nour, elle courut à lui, et,sans lui donner le temps même de l’embrasser,elle sauta sur le cheval Lahik et cria à Nour :« Monte sur Sabik, et suis-moi ! » Et Nour, re-nonçant à toute réflexion, sauta à son tour sur

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le second cheval et le lança au grand galoppour rattraper sa bien-aimée qui était déjà auloin. Et ils coururent de la sorte toute la nuit,jusqu’à l’aurore.

Lorsque la princesse eut jugé qu’elle avaitmis une grande distance entre eux deux etceux qui auraient pu les poursuivre, elleconsentit à s’arrêter un moment pour se repo-ser et faire prendre haleine aux deux noblesbêtes. Et comme l’endroit où ils étaient arrivésétait délicieux avec des prés verts, de l’om-brage, des arbres fruitiers, des fleurs et de l’eaucourante, et que la fraîcheur de l’heure les invi-tait au plaisir tranquille, ils furent charmés depouvoir enfin s’asseoir l’un à côté de l’autre,dans la paix de ces lieux, et de se racontermutuellement ce qu’ils avaient souffert pen-dant leur séparation. Et, après avoir bu à mêmel’eau du ruisseau et s’être rafraîchis des fruitscueillis à même les arbres, ils firent leurs ablu-tions et s’étendirent dans les bras l’un del’autre, frais, dispos et amoureux. Et, en une

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séance, ils réparèrent tout le temps perdu dansl’abstinence. Puis, gagnés par la douceur del’air et le silence, ils se laissèrent aller au som-meil, sous les caresses de la brise du matin.

Or, ils restèrent ainsi endormis jusque versle milieu du jour, et ne se réveillèrent qu’en en-tendant la terre résonner comme heurtée pardes milliers de sabots. Et ils ouvrirent les yeux,et virent l’œil du soleil obscurci par un tour-billon de poussière, et, du milieu de cette den-sité, jaillir des éclairs comme d’un ciel ora-geux. Et ils distinguèrent bientôt le bruit deschevaux et le cliquetis des armes. Or, c’étaitune armée entière qui était à leur poursuite !

En effet, le matin de ce jour, le roi desFrancs s’était levé de très bonne heure pour al-ler prendre lui-même des nouvelles de la prin-cesse, sa fille, et se tranquilliser à son sujet.Car il était loin d’être sans inquiétude sur l’is-sue de son mariage avec un vieux dont lamoelle devait être sans doute depuis long-temps fondue. Mais sa surprise fut à ses limites

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extrêmes en ne trouvant pas sa fille et envoyant le vizir étendu par terre, privé de sen-timent, sa tête entre ses pieds. Et, comme ilvoulait avant tout savoir ce qu’était devenue laprincesse, il fit couler du vinaigre dans le nezdu vizir, qui reprit aussitôt l’usage de ses sens.Et le roi, d’une voix terrifiante, lui cria : « Ômaudit, où est ma fille Mariam, ton épouse ? »Il répondit : « Ô roi, je ne sais pas ! » Alorsle roi, plein de fureur, tira son sabre et, d’unseul coup, fendit la tête en deux à son vizir :et l’arme sortit, en brillant, par les mâchoires.Qu’Allah loge à jamais son âme mécréantedans le dernier étage de la Géhenne !

Au même moment, les palefreniers vinrent,en tremblant, annoncer au roi la disparition dunouveau vétérinaire et des deux chevaux Sabiket Lahik. Et le roi ne douta plus de la fuite desa fille avec le chef des écuries, et aussitôt ilfit appeler trois de ses premiers patrices et leurordonna de se mettre chacun à la tête de troismille hommes, et de l’accompagner pour aller

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à la recherche de sa fille. Et il annexa à cettearmée les patriarches et les grands de sa cour,s’avança lui-même à la tête des troupes, et semit à la poursuite de la fugitive, qu’il atteignitdans la prairie en question.

Lorsque Mariam vit s’approcher cette ar-mée, elle sauta à cheval et cria à Nour : « Jeveux, ô Nour, que tu restes en arrière, car jevais, à moi seule, attaquer nos ennemis, ette défendre et me défendre contre eux, bienqu’ils soient innombrables comme les grainsde sable ! » Et, brandissant son glaive, elle im-provisa ces vers :

« C’est aujourd’hui que je veux montrer ma vi-gueur et ma vaillance, et, à moi seule, écraser mesennemis coalisés.

Je démolirai jusqu’à la base les remparts desFrancs, et mon sabre affilé tranchera les têtes deleurs chefs.

La couleur de mon cheval est celle de la nuit,et ma bravoure est éclatante comme le jour.

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Ce que je dis, on en verra aujourd’hui le com-mentaire : car je suis la cavalière unique parmi lesmortels ! »

Elle dit, et s’élança au-devant de l’armée deson père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTNEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque la princesse eut improvisé cesvers, elle s’élança au-devant de l’armée de sonpère. Et le roi la vit arriver, en roulant dans

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ses orbites des yeux comme du vif argent. Etil s’écria : « Par la foi du Messie ! elle est assezinsensée pour nous attaquer ! » Et il arrêta lamarche de ses troupes, et s’avança seul vers safille, en lui criant : « Ô fille de perversité ! voi-ci que tu oses m’affronter et faire mine d’at-taquer l’armée des Francs ! Ô insensée, as-tudonc renoncé à toute pudeur et renié la reli-gion de tes pères ? Et ignores-tu que, si tu nete livres pas à ma clémence, une mort certainet’attend ? » Elle répondit : « Ce qui est passél’est irrévocablement, et c’est le mystère de laloi musulmane ! Je crois à Allah l’Unique et àSon envoyé Mohammad le Béni, fils d’Abdal-lah ! Et je ne renoncerai jamais à ma croyanceet à la fidélité de mon affection pour le jou-venceau d’Égypte, dussé-je avaler la coupe dema ruine ! » Elle dit, et fit caracoler son chevalécumant sur le front de l’armée des Francs, etchanta ces strophes guerrières, en trouant l’airde son sabre étincelant :

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« Qu’il est doux de combattre au jour de la ba-taille ! Viens à moi, si tu l’oses, vile cohue ! Venez,chrétiens, affronter mes coups qui écrasent !

Je plongerai dans la poussière vos têtes cou-pées, et j’atteindrai le cœur de votre puissance. Etles corbeaux croasseront sur vos demeures et an-nonceront votre destruction !

Vous boirez au tranchant de mon sabre desgorgées amères comme le suc de la coloquinte. Etje servirai à votre roi la coupe des calamités, pourle dégoûter à jamais de l’eau limpide !

Ho ! venez au-devant de moi, s’il est un braveparmi vous ! Venez alléger mon chagrin et guérir,dans votre sang, ma douleur !

Avancez-vous, si votre âme n’est point pétriede lâcheté, pour voir comment vous accueillera lapointe de mon glaive, sous l’ombre de la pous-sière ! »

Ainsi chanta l’héroïque princesse. Et elle sepencha sur son cheval, le baisa sur le cou, le

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flatta de la main et lui dit à l’oreille : « C’estaujourd’hui, ô Lahik, le jour de ta race et deta noblesse ! » Et le fils des Arabes frissonnaet hennit, et bondit plus rapide que le vent dunord, en lançant le feu de ses naseaux. Et laprincesse Mariam, poussant un rugissement ef-froyable, fit une charge sur l’aile gauche desFrancs, et, au galop de son coursier, faucha deson sabre dix-neuf têtes de cavaliers. Puis ellerevint au milieu de l’arène, et défia les Francs àgrands cris.

À cette vue, le roi appela l’un des trois pa-trices, chefs de ses troupes, qui s’appelait Bar-bout. Or, c’était un habile guerrier, vif commele feu ; il était le plus fort soutien du trônedu roi franc, et le premier des grands de sonroyaume et de sa cour, par sa force et savaillance ; et la chevalerie était son essence. Etle patrice Barbout, à l’appel de son roi, s’avan-ça, bouillant d’ardeur, monté sur un cheval denoble race, aux jarrets robustes ; et il était pro-tégé par une cotte d’or surchargée d’orne-

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ments, aux mailles étroites comme des ailes desauterelles. Et ses armes étaient un sabre affiléet destructeur, une lance énorme semblable aumât d’un vaisseau et dont un seul coup eût ren-versé une montagne, quatre javelines aiguës,et une massue épouvantable hérissée de clous.Et ainsi bardé de fer et d’armes offensives etdéfensives, il était semblable à une tour.

Or, le roi lui dit : « Ô Barbout, tu vois lecarnage fait par cette fille dénaturée ! À toide la vaincre et de me l’amener vivante oumorte ! » Puis il le fit bénir par les patriarches,couverts de vêtements bariolés et élevant descroix au-dessus de leurs têtes, qui lurent sursa tête l’Évangile, en implorant en sa faveurles idoles de leur erreur et de leur impiété.Mais nous, musulmans, nous invoquons Allahl’Unique, qui est plein de force et de majesté !

Aussitôt que le patrice Barbout eut finid’embrasser l’étendard de la croix, il s’élançadans l’arène en barrissant comme un éléphanten fureur, et vomissant, en sa langue, d’hor-

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ribles injures contre la religion des Croyants.Qu’il soit maudit !

Mais, de son côté, la princesse le vit arriversur elle, et rugit comme une lionne mère delionceaux ; et grondant, mugissant et rapidecomme l’oiseau de proie, elle lança son cour-sier Lahik au-devant de son adversaire. Et tousdeux s’entrechoquèrent comme deux mon-tagnes mouvantes, et se tinrent tête avec fu-reur, en hurlant avec la puissance des démons.Puis ils se séparèrent et firent maintes évolu-tions, et revinrent avec rage pour un nouvelassaut, en parant les coups mutuels avec uneadresse et une rapidité merveilleuses, qui frap-paient les yeux de stupéfaction. Et la poussièresoulevée sous les sabots les dérobait parfoisaux regards ; et l’accablante chaleur était siforte que les pierres flambaient comme desbuissons. Et la lutte dura une heure, avec unégal héroïsme de part et d’autre.

Mais, essoufflé le premier, le patrice Bar-bout voulut en finir ; et il porta sa masse

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d’armes de la main droite à la main gauche,saisit une de ses quatre javelines et la lançacontre la princesse, en l’accompagnant d’un crisemblable au fracas du tonnerre. Et l’arme sor-tit de sa main comme l’éclair qui aveugle leregard. Mais la princesse la vit venir, attenditqu’elle fût proche, et la détourna prestementdu revers de son sabre : et la javeline, en sif-flant, alla s’enfoncer au loin dans le sable. Ettoute l’armée vit cela et fut saisie d’étonne-ment.

Alors Barbout prit une seconde javeline, etla lança avec fureur en criant : « Qu’elle frappeet tue ! » Mais la princesse évita le trait et lerendit vain. Et la troisième et la quatrième ja-velines eurent le même sort. Aussitôt Barbout,bouillant de fureur et fou d’humiliation, repritsa massue de la main droite, rugit comme unlion, et la lança de toute la force de son bras,en visant son adversaire. Et l’énorme massetraversa lourdement l’air, et arriva sur Mariamqu’elle eût écrasé sans recours, si l’héroïne ne

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l’avait saisie au vol et retenue dans la main :car Allah l’avait douée d’adresse, de ruse et deforce. Et elle la brandit à son tour ! Et les re-gards de quiconque la vit furent aveuglés d’ad-miration. Et, comme une louve, elle courut surle patrice et lui cria, tandis que sa respirationsifflait comme siffle la vipère à cornes : « Mal-heur à toi, maudit ! Viens apprendre à manierune masse d’armes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDIXIÈME NUIT

Elle dit :

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… Et, comme une louve, elle courut sur lepatrice et lui cria, tandis que sa respiration sif-

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flait comme siffle la vipère à cornes : « Mal-heur à toi, maudit ! Viens apprendre à manierune masse d’armes ! »

Lorsque le patrice Barbout vit son adver-saire saisir de la sorte la masse en l’air, il crutque le ciel et la terre s’évanouissaient à sesyeux. Et, éperdu, oubliant tout courage et touteprésence d’esprit, il tourna le dos, tout en pro-tégeant sa fuite de son bouclier. Mais la prin-cesse héroïque le suivit de près, le visa, et fai-sant tournoyer la pesante masse d’armes, lalança sur son dos. Et la masse retentissantealla tomber sur le bouclier, plus lourde qu’unroc lancé par une machine de guerre. Et ellerenversa le patrice de cheval, en lui fracassantquatre côtes. Et il roula dans la poussière, sedébattit dans son sang, et déchira la terre deses ongles. Et sa mort fut sans agonie, car Az-raël, l’ange de la mort, s’approcha de lui avec ladernière heure, et lui arracha son âme qui alla

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rendre compte de ses erreurs et de sa mécréan-tise à Celui qui connaît les secrets et pénètreles sentiments.

Alors la princesse Mariam, au grand galop,plongea prestement le long du ventre de soncheval jusqu’à terre, ramassa l’énorme lance deson antagoniste tué, et s’éloigna à quelque dis-tance. Et là, elle planta sa lance en terre, pro-fondément, et, faisant face à toute l’armée deson père, elle arrêta brusquement son chevaldocile, s’appuya du dos sur la haute lance, etdemeura immobile dans cette attitude, la têtehaute, et provocatrice. Et de la sorte, ne faisantqu’un seul corps avec son cheval et sa lance fi-chée dans le sol, elle était inébranlable commeune montagne et immuable comme le Destin.

Lorsque le roi des Francs vit succomber dela sorte le patrice Barbout, dans sa douleur ilse frappa le visage, déchira ses habits, et man-da le second patrice, chef de son armée, quis’appelait Bartous et était un héros réputé par-mi les Francs pour son intrépidité et sa va-

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leur dans les combats singuliers. Et il lui dit :« Ô patrice Bartous, à toi de venger la mortde Barbout, ton frère d’armes ! » Et le patriceBartous répondit, en s’inclinant : « J’écoute etj’obéis ! » Et, lançant son cheval dans l’arène, ilcourut sus à la princesse.

Mais l’héroïne, toujours dans la même at-titude, ne bougea pas ; et son coursier restaferme et arc-bouté sur ses jambes comme unpont. Et voici qu’arriva sur elle le galop furieuxdu patrice, qui avait lâché les rênes à son che-val, et accourait en pointant sa lance dont lefer ressemblait à l’aiguillon du scorpion. Et ledouble choc se fit tumultueusement.

Alors, tous les guerriers eurent un pas enavant pour mieux voir les terribles merveillesde ce combat, dont jamais leurs yeux n’avaientcontemplé le pareil. Et un frémissement d’ad-miration courait dans tous les rangs.

Mais déjà les adversaires, ensevelis sousune poussière épaisse, se heurtaient sauvage-

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ment et se distribuaient des coups dont gémis-sait l’air. Et ils combattirent ainsi, longtemps,la rage dans l’âme, et se lançant des injures ef-froyables. Et le patrice ne tarda pas à recon-naître la supériorité de son antagoniste, et sedit : « Par le Messie ! c’est l’heure de manifes-ter toute ma puissance ! » Et il saisit une piquemessagère de la mort, la brandit et la lança envisant son adversaire et criant : « À toi ! »

Mais il ne savait pas que la princesse Ma-riam était l’héroïne incomparable de l’Orient etde l’Occident, la cavalière des terres et des dé-serts, et la guerrière des plaines et des mon-tagnes !

Or, elle avait observé le mouvement du pa-trice et pénétré son dessein. Et quand la piqueennemie partit dans sa direction, elle attenditqu’elle vint effleurer sa poitrine, la saisit sou-dain au vol, et, se retournant vers le patricestupéfait, elle le frappa au milieu du ventreavec cette arme, qui sortit étincelante par lesvertèbres du dos. Et il tomba comme une tour

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qui s’écroule ; et le bruit de ses armes fit reten-tir les échos. Et son âme alla rejoindre à jamaiscelle de son compagnon dans les flammes in-extinguibles allumées par la colère du Juge Su-prême…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il tomba comme une tour quis’écroule ; et le bruit de ses armes fit retentirles échos. Et son âme alla rejoindre à jamaiscelle de son compagnon dans les flammes in-

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extinguibles allumées par la colère du Juge Su-prême.

Alors, la princesse Mariam fit de nouveaucaracoler son cheval Lahik autour de l’armée,en criant : « Où sont les esclaves ? Où sont leschevaliers ? Où sont les héros ? Où est le vizirborgne, ce chien boiteux ? Que le plus vaillantde vous paraisse, s’il a du courage ! Honte survous tous, ô chrétiens, qui tremblez devant lebras d’une femme ! »

En entendant et voyant tout cela le roi desFrancs, extrêmement mortifié, et bien désespé-ré de la perte de ses deux patrices, fit venir letroisième, qui s’appelait Fassiân, c’est-à-dire lePéteur, vu qu’il était fameux pour ses vesses etses pets, et qu’il était un pédéraste illustre, etlui dit : « Ô Fassiân, toi dont la pédérastie estla principale vertu, c’est à toi maintenant decombattre cette débauchée, et de venger par samort celle de tes compagnons ! » Et le patriceFassiân, ayant répondu par l’ouïe et l’obéis-sance, lança son cheval au galop en lâchant

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derrière lui un tonnerre de pets retentissants,capables de faire blanchir de terreur les che-veux d’un enfant au berceau, et de faire se gon-fler les voiles d’un navire.

Mais déjà, de son côté, Sett-Mariam avaitpris du champ, et avait lancé Lahik en un galopplus rapide que l’éclair qui brille, que la grêlequi tombe. Et tous deux bondirent l’un surl’autre comme deux béliers, et se heurtèrentavec une telle violence qu’on eût dit le chocde deux montagnes. Et le patrice, se préci-pitant sur la princesse, poussa un grand criet lui porta un coup furieux. Mais elle l’évitaavec prestesse, frappa adroitement la lance deson ennemi et la brisa en deux. Puis, au mo-ment où le patrice Fassiân, emporté dans sonélan, passait à côté d’elle, elle se retourna sou-dain, en faisant une rapide volte-face, et, du ta-lon de sa propre lance elle frappa son adver-saire entre les deux épaules avec une telle vio-lence, qu’elle le désarçonna. Et, accompagnantce mouvement d’un cri terrible, elle se précipi-

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ta sur lui, tandis qu’il gisait renversé sur le dos,et, d’un seul coup, lui planta sa lance dans labouche, et lui cloua la tête au sol, en fixant lapointe profondément à travers.

À cette vue, tous les guerriers restèrentd’abord muets de stupéfaction. Puis soudain ilssentirent passer sur leurs têtes le frisson de lapanique ; car ils ne savaient plus si l’héroïnequi venait d’accomplir de tels exploits était unecréature humaine ou un démon. Et, tournant ledos, ils cherchèrent leur salut dans la fuite, enlivrant leurs jambes au vent. Mais Sett-Mariamvola derrière eux, anéantissant sous ses pasla distance. Et elle les atteignait par groupesou séparément, les frappait de son sabre tour-noyant, et leur faisait boire la mort d’une gor-gée, en les plongeant dans l’océan des destins.Et son cœur était si joyeux que le monde luisemblait ne pouvoir le contenir ! Et elle tuaceux qu’elle tua, et blessa ceux qu’elle blessa,et joncha la terre de morts, en large et en long.Et le roi des Francs, les bras levés au ciel de

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désespoir, s’enfuyait avec ses guerriers, cou-rant au centre de ses troupes débandées, deses patriarches et de ses prêtres, comme unberger court, poursuivi par l’orage, au milieud’un troupeau de moutons. Et la princesse necessa de les poursuivre de la sorte et d’en faireun grand carnage, jusqu’au moment où le soleilse couvrit entièrement du manteau de la pâ-leur.

Alors seulement la princesse Mariam son-gea à arrêter sa course victorieuse. Elle revintdonc sur ses pas, et alla retrouver son bien-ai-mé Nour qui commençait à être bien inquiet àson sujet, et se reposa cette nuit-là dans sesbras, en oubliant, dans les caresses partagéeset les voluptés de l’amour, les fatigues et lesdangers qu’elle venait d’affronter pour le sau-ver et se délivrer à tout jamais de ses persé-cuteurs chrétiens. Et le lendemain, après avoirlongtemps discuté ensemble sur l’endroit quiserait le plus agréable à habiter désormais, ilsdécidèrent d’aller essayer du climat de Damas.

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Et ils se mirent en route pour cette ville déli-cieuse-là. Et voilà pour eux !

Quant au roi des Francs ! Lorsque, le nezbien allongé et le sac de son estomac fort re-tourné à cause de la mort de ses trois patricesBarbout, Bartous et Fassiân, et à cause ausside la défaite de son armée, il fut de retourdans son palais, à Constantinia, il convoquason conseil d’état, et, après avoir exposé sadisgrâce dans les moindres détails, il demandaquel parti il devait prendre. Et il ajouta : « Jene sais pas maintenant où elle a pu aller, cettefille des mille cornards de l’impudeur ! Maisje penche à croire qu’elle a dû aller en paysmusulman, là où elle dit que les hommes sontdes mâles vigoureux et inlassables ! Car cettefille de putain est un tison enflammé originairede l’enfer ! Et elle ne trouvait pas les chrétiensassez membrus pour calmer ses désirs inces-sants ! Je vous demande donc de me dire, ô pa-triarches, ce qu’il faut que je fasse dans cettefâcheuse situation ! » Et les patriarches et les

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moines et les grands du royaume réfléchirentdurant une heure de temps, puis répondirent :« Nous pensons, ô roi du temps, qu’il ne tereste plus qu’un parti à prendre, après tout cequi s’est passé, et c’est d’envoyer une lettre,avec des cadeaux, au puissant chef des musul-mans, le khalifat Haroun-al-Rachid, qui est lemaître des terres et des pays où vont arriverles deux fugitifs ; et, dans cette lettre que tu luiécriras de ta propre main, tu lui feras toutessortes de promesses et de serments d’amitié,pour qu’il consente à faire arrêter les fugitifset à te les envoyer, sous escorte, à Constanti-nia. Et cela ne t’engagera et ne nous engageraà rien avec ce chef des mécréants, puisque, dèsqu’il nous aura rendu les fugitifs, nous noushâterons de massacrer les musulmans de l’es-corte et d’oublier nos serments et nos enga-gements, comme nous avons l’habitude de lefaire toutes les fois que nous avons un traitéavec ces infidèles, sectateurs de Moham-mad ! » Ainsi parlèrent les patriarches et lesconseillers du roi des Francs. Qu’ils soient

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maudits en cette vie et dans l’autre, pour leurmécréantise et leur félonie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Ainsi parlèrent les patriarches et lesconseillers du roi des Francs. Qu’ils soientmaudits en cette vie et dans l’autre, pour leurmécréantise et leur félonie !

Or, le roi des Francs de Constantinia, quiavait l’âme aussi basse que celle de ses pa-triarches, ne manqua pas de suivre ce conseil

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plein de perfidie. Mais il ignorait que la perfidietourne tôt ou tard contre ses auteurs, et quel’œil d’Allah veille toujours sur Ses Croyants etles défend contre les embûches de leurs puantsennemis !

Il prit donc un papier et un calam et écrivit,en caractères grecs, une lettre au khalifat Ha-roun-al-Rachid, où, après les formules les plusrespectueuses et les plus remplies d’admirationet d’amitié, il lui disait :

« Ô puissant émir des musulmans nosfrères, j’ai une fille dénaturée appelée Mariam,qui s’est laissé séduire par un jeune Égyptiendu Caire, qui me l’a enlevée, et l’a conduitedans les pays qui sont sous ta dépendance et tadomination. Je te supplie, en conséquence, ôpuissant émir des musulmans, de vouloir bienfaire faire les recherches nécessaires pour laretrouver, et me la renvoyer au plus tôt sousune sûre escorte.

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Et moi, en retour, je comblerai d’honneurset d’égards cette escorte que tu m’auras en-voyée avec ma fille, et je ferai tout ce qui pour-ra t’être agréable ! Ainsi, pour te montrer mareconnaissance et faire preuve de mes senti-ments d’amitié, je te promets, entre autreschoses, de faire bâtir une mosquée dans macapitale, par des architectes que tu auras toi-même choisis. Et je t’enverrai, en outre, des ri-chesses indescriptibles, dont homme ne vit ja-mais les pareilles : des jeunes filles semblablesà des houris, des jeunes garçons imberbes,comme des lunes, des trésors que le feu nesaurait détruire, des perles, des pierreries, deschevaux, des juments et des poulains, des cha-melles et de jeunes chameaux, et des chargesprécieuses de mulets contenant les plus bellesproductions de nos climats ! Et, si tout cela nete suffit pas, je diminuerai les confins de monroyaume, pour augmenter tes domaines et tesfrontières ! Et ces promesses je les scelle demon sceau, moi, César, roi des adorateurs dela Croix ! »

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Et le roi des Francs, après avoir scellé cettelettre, la remit au nouveau vizir qu’il avaitnommé à la place du vieux borgne et boiteux,et lui adressa ces paroles : « Si tu obtiens au-dience de ce Haroun-là, tu lui diras : « Ô trèspuissant khalifat ! je viens réclamer auprès detoi notre princesse : car c’est là l’objet de l’im-portante mission qui nous est confiée. Si tu ac-cueilles favorablement notre demande, tu peuxcompter sur la reconnaissance du roi, notremaître, qui t’enverra les plus riches présents ! »Puis, pour exciter encore le zèle de son vizir,qu’il envoyait ainsi comme ambassadeur, leroi des Francs lui promit, à lui également, sison ambassade avait un heureux succès, de luidonner sa fille en mariage et de le combler derichesses et de prérogatives. Puis il lui donnacongé, et lui recommanda expressément de re-mettre la lettre au khalifat lui-même. Et le vizir,après avoir embrassé la terre entre les mainsdu roi, se mit en chemin.

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Or, après un long voyage, il arriva, avec sasuite, à Baghdad, où il commença par prendreun repos de trois jours. Ensuite il demanda oùétait le palais du khalifat, et, lorsqu’on le luieut indiqué, il s’y rendit pour demander au-dience à l’émir des Croyants. Et lorsqu’il fut in-troduit dans le diwân des réceptions, le vizir,se jetant aux pieds du khalifat, embrassa partrois fois la terre entre ses mains, lui dit enquelques mots l’objet de la mission qui lui étaitconfiée, et lui remit la lettre de son maître, leroi des Francs, père de la princesse Mariam.Et al-Rachid décacheta la lettre, la lut et, aprèsen avoir saisi toute la portée, il se montra fa-vorable à la demande qu’elle contenait, bienqu’elle lui vînt d’un roi mécréant. Et il fit écriresur le champ aux gouverneurs de toutes lesprovinces musulmanes, pour leur donner le si-gnalement de la princesse Mariam et de soncompagnon, avec l’ordre exprès de faire toutesrecherches nécessaires pour les retrouver, lesmenaçant des pires châtiments en cas d’insuc-cès ou de négligence, et de les envoyer sans

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retard, sous bonne escorte, à sa cour, aussitôtqu’on les aurait découverts. Et les courriers àcheval ou à dos de dromadaire de course par-tirent dans toutes les directions, chargés, cha-cun, d’une lettre pour un wali de province. Et,en attendant, le khalifat retint auprès de lui, aupalais, l’ambassadeur franc et toute sa suite. Etvoilà pour ce qui est de ces différents rois et deleurs pourparlers !

Mais pour ce qui est des deux amants, voi-ci ! Lorsque la princesse eut mis en déroute,à elle seule, l’armée du roi des Francs, sonpère, et qu’elle eut donné en pâture aux vau-tours les trois patrices qui s’étaient mesurésavec elle, elle se mit en route, avec Nour, pourla Syrie, et arriva heureusement aux portes deDamas. Mais, comme ils voyageaient par pe-tites étapes, s’arrêtant aux beaux endroits pourse livrer aux manifestations de leur amour, etqu’ils ne se souciaient point des embûches deleurs ennemis, ils arrivèrent à Damas quelquesjours après que les rapides courriers du khali-

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fat, qui les y avaient précédés, eurent commu-niqué au wali de la ville les ordres les concer-nant. Et, comme ils ne se doutaient point dece qui les y attendait, ils donnèrent sans mé-fiance leurs noms aux espions de la police quiles reconnurent aussitôt et les firent arrêter parles gardes du wali. Et les gardes, sans perdrede temps, leur firent rebrousser chemin, sansleur permettre l’entrée de la ville, et, les en-tourant d’armes menaçantes, les obligèrent àles accompagner à Baghdad où, après dix joursde marches forcées à travers le désert, ils ar-rivèrent exténués de fatigue. Et ils furent in-troduits dans le diwân des audiences, entouréspar les gardes du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils furent introduits dans le diwân desaudiences, entourés par les gardes du palais. Etlorsqu’ils furent en la présence auguste du kha-lifat, ils se prosternèrent devant lui, et embras-sèrent la terre entre ses mains. Et le chambel-lan qui était alors de service dit : « Ô émir desCroyants, voici la princesse Mariam, fille du roides Francs, et Nour, son ravisseur, fils du mar-chand Couronne, du Caire. Et c’est à Damasque, d’après les ordres du wali de la ville, onles a arrêtés tous deux ! » Alors le khalifat jetales yeux sur Mariam, et fut ravi de l’élégancede sa taille et de la beauté de ses traits ; et illui demanda : « Est-ce bien toi la nommée Ma-riam, fille du roi des Francs ? » Elle répondit :« Oui, c’est bien moi la princesse Mariam, ton

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esclave à toi seul ô émir des Croyants, protec-teur de la Foi, descendant du prince des en-voyés d’Allah ! » Et le khalifat, bien étonné dela réponse, se tourna ensuite vers Nour, et futégalement charmé des grâces de sa jeunesse etde sa bonne mine ; et il lui dit : « Et toi, es-tule jeune Nour, fils de Couronne, le marchanddu Caire ? » Il répondit : « Oui, c’est moi, tonesclave, ô émir des Croyants, soutien de l’em-pire, défenseur de la Foi ! » Et le khalifat luidit : « Comment as-tu osé enlever cette prin-cesse franque, au mépris de la loi ? » AlorsNour, profitant de la permission de parler, ra-conta toute son aventure, dans ses moindresdétails, au khalifat qui écouta son récit avecbeaucoup d’intérêt. Mais il n’y a point d’utilitéà le répéter.

Alors, al-Rachid se tourna vers la princesseMariam et lui dit : « Sache que ton père, le roides Francs, m’a envoyé cet ambassadeur quevoici, avec une lettre écrite de sa propre main.Et il m’assure de sa gratitude et de son inten-

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tion de bâtir une mosquée dans sa capitale, sije consens à te renvoyer dans ses états ! Or,toi, qu’as-tu à répondre ? » Et Mariam relevala tête et, d’une voix à la fois ferme et déli-cieuse, répondit : « Ô émir des Croyants, tu esle représentant d’Allah sur la terre et celui quimaintient la loi de Son Prophète Mohammed(sur Lui à jamais la paix et la prière !) Or, moije suis devenue musulmane, et je crois à l’uni-té d’Allah, et je la professe en ton auguste pré-sence, et je dis : Il n’y a de Dieu qu’Allah, etMohammad est l’envoyé d’Allah ! Pourrais-tudonc, ô émir des Croyants, me renvoyer dansle pays des infidèles qui donnent des égauxà Allah, croient à la divinité de Jésus fils del’homme, adorent les idoles, révèrent la croixet rendent un culte superstitieux à toutessortes de créatures mortes dans l’impiété etprécipitées dans les flammes de la colère d’Al-lah ? Or, si tu agis ainsi en me livrant à ceschrétiens, moi, au jour du Jugement, où toutesles grandeurs seront comptées pour rien, et oùles cœurs purs seront seuls regardés, je t’ac-

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cuserai de ta conduite, devant Allah et devantnotre Prophète, ton cousin (sur Lui la prière etla paix !)

Lorsque le khalifat eut entendu ces parolesde Mariam et sa profession de foi, il exulta enson âme de savoir musulmane une telle hé-roïne et, les larmes aux yeux, il s’écria : « ÔMariam, ma fille, puisse Allah ne jamais per-mettre que je livre aux infidèles une musul-mane qui croit à l’unité d’Allah et à Son Pro-phète ! Qu’Allah te garde et te conserve et ré-pande sur toi sa miséricorde et ses bénédic-tions, en augmentant la conviction de ta foi !Et maintenant, pour ton héroïsme et ta bra-voure, tu peux réclamer tout de moi ; et je faisle serment de ne te refuser rien, fût-ce la moi-tié de mon empire ! Réjouis donc tes yeux, di-late ton cœur et bannis toute inquiétude ! Etdis-moi, afin que je fasse le nécessaire, si tu neseras point satisfaite que ce jeune homme, filsde notre serviteur Couronne, le marchand duCaire, devienne ton époux légal. » Et Mariam

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répondit : « Comment ne le désirerais-je point,ô émir des Croyants ? N’est-ce point lui qui m’aachetée ? N’est-ce point lui qui a cueilli ce qu’ily avait en moi à cueillir ? N’est-ce point lui quia si souvent exposé sa vie pour moi ? Et n’est-ce point lui enfin qui a donné la paix à monâme en me révélant la pureté de la foi musul-mane ? »

Aussitôt le khalifat fit appeler le kâdi et lestémoins, et dresser sur le champ le contratde mariage. Puis il fit avancer le vizir, am-bassadeur du roi des Francs, et lui dit : « Tuvois bien avec tes propres yeux et tu entendsbien avec tes propres oreilles que je ne puisagréer la demande de ton maître, puisque laprincesse Mariam, devenue musulmane, nousappartient. Sinon je commettrais une actiondont je devrais rendre compte à Allah et àSon Prophète, au jour du Jugement ! Car ilest écrit dans le Livre d’Allah : « Il ne sera ja-mais donné aux infidèles d’avoir le dessus surles Croyants ! » Retourne donc auprès de ton

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maître, et apprends-lui ce que tu as vu et en-tendu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Il ne sera jamais donné aux infidèlesd’avoir le dessus sur les Croyants ! » Retournedonc auprès de ton maître, et apprends-lui ceque tu as vu et entendu ! »

Lorsque l’ambassadeur eut compris de lasorte que le khalifat ne voulait pas livrer la filledu roi des Francs, il osa s’emporter, plein de

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dépit et de superbe, car Allah l’avait aveuglésur les conséquences de ses paroles ; et ils’écria : « Par le Messie ! fût-elle musulmaneencore vingt fois davantage, il faudra que jela ramène à son père, mon maître ! Sinon ilviendra envahir ton royaume et couvrira deses troupes ton pays depuis l’Euphrate jusqu’àl’Yamân ! »

À ces paroles, le khalifat, à la limite de l’in-dignation, s’écria : « Comment ! ce chien dechrétien ose proférer des menaces ? Qu’on luitranche la tête et qu’on la place à l’entrée dela ville, en crucifiant son corps, et que celaserve désormais d’exemple aux ambassadeursdes infidèles ! » Mais la princesse Mariams’écria : « Ô émir des Croyants, ne souille paston sabre glorieux du sang de ce chien-là ! Jeveux le traiter moi-même comme il le mé-rite ! » Et, ayant dit ces mots, elle arracha lesabre que le vizir franc portait au côté, etl’ayant brandi, d’un seul coup elle lui abattit latête et la jeta par la fenêtre. Et elle repoussa du

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pied le corps, en faisant signe aux esclaves del’emporter.

À cette vue, le khalifat fut émerveillé de lapromptitude avec laquelle la princesse s’étaitacquittée de cette exécution, et la revêtit deson propre manteau. Et il fit également revêtirNour d’une robe d’honneur, et les combla tousdeux de riches présents ; et, selon le désirqu’ils lui exprimaient, il leur donna une magni-fique escorte qui les accompagnerait jusqu’auCaire, et leur remit des lettres de recomman-dation pour le wali d’Égypte et les oulémas.Et Nour et la princesse Mariam retournèrentde la sorte en Égypte, chez les vieux parents.Et le marchand Couronne, en revoyant son filsqui amenait dans sa maison une princesse pourbelle-fille, fut à la limite de la fierté et pardonnaà Nour sa conduite d’autrefois. Et il invita, enson honneur, pour une grande fête, tous lesgrands du Caire, qui comblèrent de présentsles jeunes époux, en se surpassant à l’envi lesuns les autres.

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Et le jeune Nour et la princesse Mariam vé-curent de longues années à la limite de la dila-tation et de l’épanouissement, ne se privant derien du tout, et mangeant bien, et buvant bien,et copulant fort, sec et longtemps, au milieudes honneurs et de la prospérité, dans la vie laplus tranquille et la plus délicieuse, jusqu’à ceque vînt les visiter la Destructrice des félicités,la Séparatrice des amis et des sociétés, cellequi renverse les maisons et les palais et pour-voit les ventres des tombeaux ! Mais gloire auSeul Vivant qui ne connaît pas la mort et quitient dans Ses mains les clefs du Visible et del’Invisible ! Amîn.

— Lorsque le roi Schahriar eut entendu cettehistoire, il se leva soudain à demi et s’écria : « Ah !Schahrazade, cette histoire héroïque, en vérité, metransporte ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’accouda denouveau sur les coussins, en se disant : « Je croisbien qu’elle n’a plus, après celle-là, d’autres his-toires à me raconter ! Et je vais ainsi réfléchir sur

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ce qui me reste à faire, concernant sa tête ! » MaisSchahrazade, qui le voyait froncer les sourcils, sedit : « Il n’y a pas de temps à perdre ! » Et elledit : « Oui, ô Roi, cette histoire héroïque est ad-mirable, mais qu’est-elle en comparaison de cellesque je veux encore te raconter, si toutefois tu mele permets ? » Et le Roi demanda : « Que dis-tu,Schahrazade ? Et quelles histoires encore penses-tu me raconter qui soient plus admirables ou plusétonnantes que celle-là ? » Et Schahrazade souritet dit : « Le Roi jugera ! Mais, cette nuit, pour ter-miner notre veillée, je ne veux te dire qu’une courteanecdote, de celles qui ne sont pas fatigantes àécouter ! Elle est tirée des SÉANCES DE LA GÉNÉ-ROSITÉ ET DU SAVOIR VIVRE. »

Et aussitôt elle dit :

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LES SÉANCES DE LAGÉNÉROSITÉ ET DU

SAVOIR-VIVRE

SALADIN ET SON VIZIR

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le vizirdu roi victorieux le sultan Saladin avait, lui ap-partenant, au nombre de ses esclaves favoris,un jeune garçon chrétien parfaitement beauqu’il aimait à l’extrême, et si gracieux que lesyeux des hommes n’avaient jamais rencontréle pareil. Or, un jour qu’il se promenait aveccet enfant dont il ne pouvait se séparer, il futremarqué par le sultan Saladin qui lui fit signed’approcher. Et le sultan, après avoir jeté unregard charmé sur l’enfant, demanda au vizir :« D’où te vient ce jeune garçon ? » Et le vi-

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zir, un peu gêné, répondit : « De chez Allah,ô mon seigneur ! » Et le sultan Saladin souritet dit, en continuant son chemin : « Voilà quemaintenant, ô notre vizir, tu trouves le moyende nous subjuguer par la beauté d’un astre etde nous rendre captif par les enchantementsd’une lune ! »

Or, cela donna à réfléchir au vizir qui sedit : « En vérité, il ne m’est plus possible degarder cet enfant, après que le sultan l’a remar-qué ! » Et il prépara un riche cadeau, appela lebel enfant chrétien et lui dit : « Par Allah, ô jou-venceau, n’était la nécessité, mon urne ne seserait jamais séparée de toi ! » Et il lui remitle cadeau, disant : « Tu porteras ce cadeau dema part à notre maître le sultan, et tu seras toi-même une partie de ce cadeau, car dès cet ins-tant je te cède à notre maître ! » Et il lui don-na en même temps, pour qu’il le remît au sul-tan Saladin, un billet où il avait tracé ces deuxstrophes :

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« Voici, ô mon seigneur, une pleine lune pourton horizon ; car il n’y a point sur terre d’horizonplus digne de cette lune !

Pour t’être agréable, je n’hésite point à me sé-parer, afin de te la donner, de mon âme précieuse,alors que – ô rareté sans pareille ! – je ne connaispas d’exemple d’un homme qui ait jamais consentià se défaire volontairement de son âme ! »

Or, le cadeau plut d’une façon toute par-ticulière au sultan Saladin, qui, généreux etgrand selon son habitude, ne manqua pas dedédommager son vizir de ce sacrifice, en lecomblant de richesses et de faveurs, et en luifaisant sentir, à toute occasion, combien il étaitentré dans ses bonnes grâces et son amitié…

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le cadeau plut d’une façon toute par-ticulière au sultan Saladin, qui, généreux etgrand, selon son habitude, ne manqua pas dedédommager son vizir de ce sacrifice, en lecomblant de richesses et de faveurs et en luifaisant sentir, à toute occasion, combien il étaitentré dans ses bonnes grâces et son amitié.

Sur ces entrefaites, le vizir acquit, aunombre des adolescentes de son harem, unejeune fille d’entre les jeunes filles les plus dé-licieuses et les plus accomplies du temps. Etcette jeune fille, dès son arrivée, sut toucherle cœur du vizir ; mais avant de s’y attachercomme il avait fait pour le jeune garçon, il sedit : « Qui sait si la renommée de cette perlenouvelle n’arrivera pas aux oreilles du sultan !

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Il vaut donc mieux pour moi, avant de laissermon cœur s’attacher à cette jeune esclave, quej’en fasse également cadeau au sultan. De cettefaçon le sacrifice sera moins grand, et la perteme sera moins cruelle ! » Pensant ainsi, il fitvenir la jouvencelle, la chargea pour le sultand’un cadeau encore plus riche que la premièrefois, et lui dit : « Tu seras toi-même une partiedu cadeau ! » Et il lui donna, pour qu’elle leremît au sultan, un billet où il avait tracé cesvers :

« Ô mon seigneur, une lune a déjà paru sur tonhorizon, et maintenant voici le soleil.

Ainsi, sur le même ciel, s’unissent ces deuxastres de lumière, pour former, réservée à tonrègne, la plus belle des constellations. »

Or, de ce fait, le crédit du vizir redoubladans l’esprit du sultan Saladin, qui ne manquaitplus une occasion de témoigner, devant toutesa cour, l’estime et l’amitié qu’il ressentait pourlui. Et cela fit que le vizir eut de la sorte beau-

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coup d’ennemis et d’envieux qui, ayant com-ploté sa perte, résolurent de lui porter d’abordtort dans l’esprit du sultan. Ils firent donc en-tendre à Saladin, par diverses allusions et af-firmations, que le vizir conservait toujours del’inclination pour le jeune garçon chrétien, etqu’il ne cessait, notamment quand la brisefraîche du nord l’incitait au souvenir des pro-menades anciennes, de le désirer ardemmentet de l’appeler de toute son âme. Et ils luidirent qu’ainsi il se reprochait avec amertumele don qu’il avait fait, et que même, de dépitet de repentir, il se mordait les doigts et s’ar-rachait les molaires. Mais le sultan Saladin,loin d’incliner son ouïe vers ces allégations in-dignes du vizir en qui il avait mis sa confiance,cria d’une voix courroucée à ceux qui lui te-naient ces discours : « Assez mouvoir voslangues de perdition contre le vizir, ou vostêtes vont quitter à l’instant vos épaules ! »Puis, comme il était avisé et juste, il leur dit :« Je veux tout de même faire la preuve de vosmensonges et calomnies, et laisser vos propres

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armes se retourner contre vous ! Je vais doncéprouver la droiture d’âme de mon vizir ! » Etil appela l’enfant en question, et lui demanda :« Sais-tu écrire ? » Il répondit : « Oui, ô monseigneur ! » Il dit : « Prends alors un papier etun calam et écris ce que je vais te dicter ! » Et ildicta, comme venant en propre de l’enfant lui-même, la lettre suivante adressée au vizir :

« Ô mon ancien maître bien-aimé, tu sais,par les sentiments que tu dois toi-même éprou-ver à mon égard, la tendresse que j’ai pour toiet le souvenir que laissent en mon âme nosdélices d’autrefois. C’est pourquoi je viens meplaindre à toi de mon sort actuel dans le palais,où rien ne réussit à me faire oublier tes bontés,surtout qu’ici la majesté du sultan et le respectque j’éprouve pour lui m’empêchent de goûterses faveurs. Je te prie donc de trouver un ex-pédient pour me reprendre au sultan, soit parun moyen soit par un autre. D’ailleurs le sultanjusqu’ici ne s’est point trouvé seul à seul avecmoi, et tu me verras tel que tu m’as laissé ! »

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Et cette lettre écrite, le sultan la fit porterpar un petit esclave du palais, qui la remit auvizir en lui disant : « C’est ton ancien esclave,l’enfant chrétien, qui me charge de te remettrecette lettre de sa part. » Et le vizir prit la lettre,la regarda un moment et, sans même la déca-cheter pour la lire, écrivit ceci sur le revers :

« Depuis quand l’homme d’expérience expose-t-il, comme l’insensé, sa tête dans la gueule dulion ?

Je ne suis point de ceux dont la raison se sou-met et succombe à l’amour, ni de ceux dont se rientles envieux aux manœuvres sournoises.

Si j’ai fait le sacrifice de mon âme, en la don-nant, c’est que je savais bien qu’une fois l’âme sor-tie, elle ne doit plus revenir habiter le corps aban-donné ! »

Au reçu de cette réponse, le sultan Saladinexulta, et ne manqua pas de la lire devant lesnez allongés des envieux. Puis il fit appeler

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son vizir et, après lui avoir donné de nouvellesmarques d’amitié, lui demanda : « Peux-tunous dire, ô père de la sagesse, comment tufais pour avoir tant de pouvoir sur toi-même ? » Et le vizir répondit : « Je ne laisse ja-mais mes passions arriver au seuil de ma vo-lonté ! » Mais Allah est encore plus sage !

— Puis Schahrazade dit : « Mais, ô Roi fortu-né, maintenant que je t’ai raconté comment la vo-lonté du sage l’aide à vaincre ses passions, je veuxte raconter une histoire sur l’amour passionné ! »Et elle dit :

LE TOMBEAU DES AMANTS

Abdallah, fils d’al-Kaïssi, nous rapporte,dans ses écrits, cette histoire.

Il dit :

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J’étais allé une année en pèlerinage à laMaison Sainte d’Allah. Et lorsque j’eus accom-pli tous mes devoirs de pèlerin, j’étais retournéà Médine, pour visiter encore une fois la tombedu Prophète (sur Lui la paix et la bénédictiond’Allah !). Or, une nuit, comme j’étais assisdans un jardin, non loin de la tombe vénérée,j’entendis une voix qui chantait tout douce-ment dans le silence. Et, charmé, je tendistoute mon attention, et écoutant ainsi, j’enten-dis ces vers qu’elle chantait :

« Ô rossignol de mon âme qui exhales teschants au souvenir de la bien-aimée ! Ô tourterellede sa voix, quand répondras-tu à mes gémisse-ments ?

Ô nuit ! Combien tu parais longue à ceux quetourmente la fièvre de l’impatience, à ceux quetorturent les soucis de l’absence !

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Ô lumineuse apparue, ne brillas-tu sur monchemin comme un phare que pour disparaître etme laisser errant à l’aveugle, dans les ténèbres ? »

Puis ce fut le silence. Et je regardais detous côtés pour voir celui qui venait de chantercette tirade passionnée, quand apparut devantmoi le propriétaire de la voix. Et, à la clarté quitombait du ciel nocturne, je vis que c’était unadolescent beau à ravir l’âme et dont le visageétait baigné de larmes. Et je me tournai verslui et ne pus m’empêcher de m’écrier : « Ya Al-lah ! quel beau jeune homme ! » Et je tendismes deux bras dans sa direction. Et il me re-garda et me demanda : « Qui es-tu, et que meveux-tu ? » Et je répondis, en m’inclinant de-vant sa beauté : « Que pourrais-je vouloir detoi, si ce n’est bénir Allah en te regardant ?Quant à ce qui est de moi et de mon nom, jesuis ton esclave Abdallah, fils de Ma’amar-al-Kaïssi. Ô mon seigneur, comme mon âme dé-sire te connaître ! Ton chant, tout à l’heure, m’atroublé à l’extrême, et ta vue achève de me

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transporter. Et me voici prêt à te sacrifier mavie, si elle peut t’être utile ! » Alors l’adolescentme regarda, ah ! avec quels yeux ! et me dit :« Assieds-toi donc près de moi ! » Et je m’as-sis tout près de lui, avec mon âme frémissante,et il me dit : « Écoute maintenant, puisque toncœur travaille à mon sujet, ce qui vient dem’arriver ! » Et il continua en ces termes : « Jesuis Otbah, fils d’al-Houbab, fils d’al-Moundhir,fils d’al-Jamouh l’Ansarite. Or, hier matin, jefaisais mes dévotions dans la mosquée de latribu, lorsque j’y vis entrer, ondulant sur leurstailles et leurs hanches, plusieurs femmesbelles à en mourir, qui accompagnaient unetoute jeune adolescente dont les charmes ef-façaient ceux de ses compagnes. Et, à un mo-ment donné, cette lune s’approcha de moi aumilieu de la foule des fidèles, sans être remar-quée, et me dit : « Otbah ! il y a si longtempsque je guettais cette occasion de te parler ! ÔOtbah ! que dirais-tu de ton union avec cellequi est ton amante et désire être ton épouse ? »Puis, avant que j’eusse le temps d’ouvrir la

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bouche pour lui répondre, elle me quitta et dis-parut au milieu de ses compagnes. Puis toutesensemble sortirent de la mosquée, et se per-dirent dans la foule des pèlerins.

Et moi, malgré tous mes efforts pour la re-trouver, je ne pus la revoir depuis cet instant.Et mon âme et mon cœur sont auprès d’elle. Etjusqu’à ce qu’il me soit donné de la revoir, je nepourrai goûter aucun bonheur, fussé-je au mi-lieu des délices du paradis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Et mon âme et mon cœur sont auprèsd’elle. Et jusqu’à ce qu’il me soit donné de

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la revoir, je ne pourrai goûter aucun bonheur,fussé-je au milieu des délices du paradis ! »

Il parla ainsi, et ses joues duvetées rougis-saient à mesure, et mon amour pour lui s’in-tensifiait d’autant. Et je lui dis, quand il se tut

:« Ô Otbah, ô mon cousin ! mets ton espoir enAllah, et prie-le de t’accorder le pardon de tesfautes ! Quant à moi, me voici prêt à t’aiderde tout mon pouvoir et de tous mes moyenspour te faire retrouver l’adolescente, objet deta pensée. Car, en te voyant, je sentis mon âmese porter d’elle-même vers ta charmante per-sonne, et désormais ce que je ferai pour toisera uniquement pour voir tes yeux s’abaissercontents vers moi ! » Et, parlant ainsi, je le ser-rai affectueusement contre moi, et je l’embras-sai comme un frère embrasse son frère ; et,toute la nuit, je ne cessai de calmer son âmechérie. Et certes ! de ma vie je n’oublierai ces

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moments délicieux et inassouvis passés amica-lement à ses côtés.

Or, le lendemain, j’allai avec lui à la mos-quée, et l’y fis entrer le premier, par égard pourlui. Et nous y restâmes ensemble depuis le ma-tin jusqu’à midi, heure où les femmes viennentd’ordinaire à la mosquée. Mais, à notre granddésappointement, nous remarquâmes que lesfemmes étaient toutes arrivées dans la mos-quée, mais que l’adolescente ne se trouvaitpoint parmi elles. Et moi, voyant le chagrinque causait cette découverte à mon jeune ami,je lui dis : « Que cela ne t’inquiète point ! Jevais m’informer de ta bien-aimée auprès de cesfemmes, puisqu’elle était hier dans leur socié-té ! »

Et aussitôt je me glissai jusqu’à ces femmes,et je réussis à apprendre d’elles que l’adoles-cente en question était une jeune fille vierge,de haute naissance, qu’elle se nommait Riya,et était la fille d’al-Ghitrif, chef de la tribu desBani-Sôlaïm. Et je leur demandai : « Ô femmes

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de bien, pourquoi n’est-elle point revenue au-jourd’hui avec vous ? » Elles répondirent : « Etcomment l’aurait-elle pu ? Son père, qui avaitaccordé sa protection aux pèlerins pour la tra-versée du désert depuis l’Irak jusqu’à laMecque, s’en est retourné hier avec ses cava-liers vers sa tribu, aux bords de l’Euphrate, eta emmené avec lui sa fille Riya. » Et moi jeles remerciai pour ces renseignements, et re-vins auprès d’Otbah ; et je lui dis : « Les nou-velles que je t’annonce ne sont point hélas ! se-lon mes désirs ! » Et je le mis au courant dudépart de Riya, avec son père, vers la tribu.Puis je lui dis : « Mais tranquillise ton âme, ôOtbah, ô mon cousin ! car Allah m’a accordédes richesses nombreuses, et je suis prêt à lesdépenser pour te faire arriver à tes fins. Et,dès cet instant, je vais m’occuper de ton af-faire, et réussir, avec l’aide d’Allah ! » Et j’ajou-tai : « Prends seulement la peine de m’accom-pagner ! » Et il se leva, et m’accompagna jus-qu’à la mosquée des Ansarites, ses parents.

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Là, nous attendîmes que le peuple fût ras-semblé ; et je saluai l’assemblée, et je dis : « ÔCroyants Ansarites réunis ici ! quelle est votreopinion sur Otbah et sur le père d’Otbah ? » Ettous répondirent, d’une voix unanime : « Nousdisons tous que ce sont des Arabes d’uneillustre famille et d’une noble tribu ! » Et je leurdis : « Sachez donc qu’Otbah, fils d’al-Houbab,est consumé par une passion violente. Et jeviens justement vous prier d’unir vos effortsaux miens pour assurer son bonheur ! » Ils ré-pondirent : « De tout cœur amical ! » Je dis :« En ce cas, il vous faut m’accompagner versles tentes des Bani-Sôlaïm, chez le cheikh al-Ghitrif, leur chef, afin de lui demander en ma-riage sa fille Riya pour votre cousin Otbah, filsd’al-Houbab ! » Et tous répondirent par l’ouïeet l’obéissance. Alors je montai à cheval, ainsiqu’Otbah ; et toute l’assemblée en fit autant. Etnous poussâmes nos chevaux à toute vitesse,sans arrêt. Et nous réussîmes de la sorte à at-teindre les tentes des cavaliers du cheikh al-Ghitrif, à six journées de Médine.

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Lorsque le cheikh al-Ghitrif nous vit arriver,il sortit à notre rencontre jusqu’à la porte desa tente ; et nous, après les salams, nous luidîmes : « Nous venons te demander l’hospita-lité, ô père des Arabes ! » Il répondit : « Soyezles bienvenus sous nos tentes, ô nobleshôtes ! » Et, parlant ainsi, il donna aussitôt àses esclaves les ordres nécessaires pour nousbien recevoir. Et les esclaves étendirent ennotre honneur les nattes et les tapis ; et l’ontua, pour nous offrir un splendide festin, desmoutons et des chameaux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDIX-HUITIÈME NUIT

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Elle dit :

… Et l’on tua, pour nous offrir un splendidefestin, des moutons et des chameaux. Mais

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lorsque vint le moment de s’asseoir pour le fes-tin, nous nous récusâmes tous ; et moi, au nomde toute l’assemblée, je déclarai au cheikh al-Ghitrif : « Par le mérite sacré du pain et du selet par la foi des Arabes ! nous ne toucherons àaucun de tes mets, que tu ne nous aies accordénotre demande ! » Et al-Ghitrif dit : « Et quelleest votre demande ! » Je répondis : « Nous ve-nons te solliciter pour le mariage de ta noblefille Riya avec Otbah, fils d’al-Houbab l’Ansa-rite, fils d’al-Moundhir, fils d’al-Jamouh, lebrave, le bon, l’illustre, le victorieux, l’ex-cellent ! » Et le père de Riya, devenu soudainbien changé quant à son teint et à ses yeux,nous dit d’une voix calme : « Ô frères arabes,celle que vous me faites l’honneur de me de-mander en mariage pour l’illustre Otbah, filsd’al-Houbab, est seule maîtresse de la réponse.

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Et je ne contrarierai point sa volonté. C’estdonc à elle de prononcer ! Et je vais à l’instantla trouver pour lui demander son avis ! » Et ilse leva d’entre nous, bien jaune, avec de la co-lère plein le nez et un visage qui, à lui seul, dé-mentait le sens de ses paroles.

Il s’en fut donc trouver, dans sa tente, safille Riya qui, effrayée de l’expression de sonvisage, lui demanda : « Ô père mien, pourquoila colère émeut-elle si violemment ton âmeintérieure ? » Et il s’assit auprès d’elle, en si-lence ; et, comme nous l’avons appris par lasuite, il finit par lui dire : « Sache donc, ô Riya,ma fille, que je viens d’accorder l’hospitalité àdes Ansarites, venus chez moi afin de te de-mander en mariage pour l’un d’eux ! » Elle dit :« Ô père, la famille des Ansarites est l’une desplus illustres parmi les Arabes ! Et ton hospi-talité est à sa place, certes ! Mais, dis-moi !et pour qui donc d’entre eux viennent-ils medemander en mariage ? » Il répondit : « PourOtbah, fils de Houbab ! » Elle dit : « C’est un

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jeune homme connu ! Et il est digne d’entrerdans ta race ! » Mais il s’écria, plein de fureur :« Quelles paroles viens-tu de prononcer ? Au-rais-tu déjà noué des rapports avec lui ? Or,moi, par Allah ! j’ai juré autrefois à mon frèrede t’accorder à son fils, et nul, plus que le filsde ton oncle, n’est digne d’entrer dans ma gé-néalogie ! » Elle dit : « Ô père, et que vas-turépondre aux Ansarites ? Ce sont des Arabespleins de noblesse et fort susceptibles surtoutes les questions de préséance et d’hon-neur ! Et si tu me refuses en mariage à l’und’eux, tu vas attirer sur toi et la tribu leur res-sentiment et l’effet de leur vengeance. Car ilsse croiront méprisés par toi et ne te le par-donneront pas ! » Il dit : « Tu dis vrai ! Mais jevais déguiser mon refus en demandant, pourton prix, une dot exorbitante. Car le proverbedit : Si tu ne veux point marier ta fille, exagèreta demande de dot ! »

Il quitta donc sa fille, et revint auprès denous, pour nous dire : « La fille de la tribu, ô

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mes hôtes, ne s’oppose point à votre demandeen mariage ; mais elle exige une dot qui soitdigne de ses mérites. Qui donc d’entre vouspourra me donner le prix de cette perle in-comparable ? » À ces paroles, Otbah s’avan-ça et dit : « C’est moi ! » Il dit : « Eh bien ! mafille demande mille bracelets en or rouge, cinqmille pièces d’or au coin de Hajar, un collierde cinq mille perles, mille pièces d’étoffes ensoie indienne, douze paires de bottes en cuirjaune, dix sacs de dattes de l’Irak, mille têtesde bétail, une jument de la tribu des Anezi,cinq boîtes de musc, cinq flacons d’essence deroses, et cinq boîtes d’ambre gris ! » Et il ajou-ta, en se tournant vers Otbah : « Es-tu hommeà consentir à cette demande ? » Et Otbah ré-pondit : « Ô père des Arabes, en doutes-tu ?Non seulement je consens à payer la dot de-mandée, mais j’y ajouterai encore ! »

Alors moi, je retournai à Médine, avec monami Otbah, et nous pûmes réussir, non sansbien des recherches et des peines, à rassembler

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toutes les choses demandées. Et moi je dépen-sai de mon argent, sans discontinuer, avec plusde plaisir que si j’eusse fait pour moi-mêmetous ces achats. Et nous revînmes aux tentesdes Bani-Sôlaïm, avec tous nos achats, et nousnous hâtâmes de les livrer au cheikh al-Ghi-trif. Et le cheikh, ne pouvant plus de la sorterevenir sur sa parole, fut obligé de recevoirtous les Ansarites, ses hôtes, qui se réunirentpour lui faire leurs compliments sur le mariagede sa fille. Et les fêtes commencèrent et du-rèrent quarante jours. Et l’on égorgea nombrede chameaux et de moutons, et l’on fit cuiredes chaudrons de mets de toutes sortes, oùchaque membre de la tribu pouvait manger àsa faim.

Or, au bout de ce temps, nous préparâmesun palanquin somptueux, sur le dos de deuxchameaux à la file, et nous y plaçâmes la nou-velle mariée. Et nous partîmes tous, à la limitede la joie, suivis d’une caravane entière de cha-meaux chargés de présents. Et mon ami Otbah

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exultait dans l’attente du jour de l’arrivée, où ilallait enfin se trouver seul à seul avec sa bien-aimée. Et durant le voyage, il ne la quittait pasun instant, et lui tenait compagnie, dans sonpalanquin, d’où il ne descendait que pour ve-nir me favoriser d’une causerie, en toute ami-tié, confiance et gratitude…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTDIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et durant tout le voyage, il ne la quittaitpas un instant, et lui tenait compagnie, dansson palanquin, d’où il ne descendait que pour

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venir me favoriser d’une causerie, en touteamitié, confiance et gratitude. Et, moi, je meréjouissais en mon âme et me disais : « Te voi-là devenu, ô Abdallah, pour toujours l’amid’Otbah ! car tu as su, oubliant tes propressentiments, toucher son cœur en l’unissant àRiya ! Un jour, n’en doute pas, ton sacrifice se-ra compensé, et au delà ! Et tu connaîtras, toiaussi, l’amour d’Otbah dans ce qu’il a de plusdésirable et de plus exquis ! »

Or, nous n’étions plus qu’à une journée demarche de Médine, et, à la tombée de la nuit,nous nous étions arrêtés dans une petite oasis,pour nous reposer. Et la paix était complète ;et la lumière de la lune riait à la joie de notrecamp ; et, sur nos têtes, douze palmiers,comme des jeunes filles, accompagnaient dufroissement de leurs palmes la chanson desbrises de nuit. Et nous, comme les auteurs dumonde aux jours anciens, nous jouissions del’heure pleine de quiétude, de la fraîcheur del’eau, de l’herbe grasse et de la douceur de l’air.

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Mais, hélas ! on ne peut échapper à la desti-née, même si on la fuit avec des ailes. Et c’estmon ami Otbah qui devait boire jusqu’à lie, enune gorgée, la coupe inévitable ! En effet, nousfûmes soudain tirés de notre repos par une at-taque terrible de cavaliers armés qui fondirentsur nous, en poussant des cris et des hurle-ments. Or, c’étaient des cavaliers de la tribudes Bani-Sôlaïm, envoyés par le cheikh al-Ghi-trif pour enlever sa fille. Car il n’avait point osévioler, sous ses tentes, les lois de l’hospitalité,et avait attendu notre éloignement pour nousfaire attaquer de la sorte, sans manquer auxcoutumes du désert. Mais il comptait sans lavaleur d’Otbah et de nos cavaliers qui, avec ungrand courage, soutinrent l’attaque des Bani-Sôlaïm, et finirent, après en avoir tué un grandnombre, par les mettre en déroute. Mais, aumilieu de la mêlée, mon ami Otbah reçut uncoup de lance, et, quand il fut de retour aucamp, il tomba mort dans mes bras.

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À cette vue, la jeune Riya poussa un grandcri et vint s’abattre sur le corps de son amant.Et elle passa toute la nuit à se lamenter. Etquand vint le matin, nous la trouvâmes mortede désespoir. Qu’Allah les ait tous deux en SaMiséricorde ! Et nous leur creusâmes dans lesable un tombeau, et nous les enterrâmes l’unà côté de l’autre. Et, l’âme en deuil, nous rega-gnâmes Médine. Et moi, ayant terminé ce quej’avais à terminer, je rentrai dans mon pays.

Mais, sept ans plus tard, le désir m’envahitde refaire un pèlerinage aux lieux saints. Etmon âme souhaita aller visiter le tombeaud’Otbah et de Riya.

Et lorsque je fus arrivé au tombeau, je le visombragé par un bel arbre d’une espèce incon-nue, que ceux de la tribu des Ansarites avaientpieusement planté. Et je m’assis, pleurant, surla pierre, à l’ombre de l’arbre, avec mon âmeattristée. Et je demandai à ceux qui m’accom-pagnaient : « Ô mes amis, dites-moi le nom decet arbre qui pleure avec moi la mort d’Otbah

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et de Riya ! » Et ils me répondirent : « Il s’ap-pelle l’Arbre des Amants. » Ah ! puisses-tu, ôOtbah, reposer dans la paix de ton Seigneur, àl’ombre de l’arbre qui se lamente sur ton tom-beau !

— Et c’est là ce que je sais, ô Roi fortuné, sur leTombeau des Amants ! » Puis, comme elle voyaitle roi Schahriar assombri par cette histoire, elle sehâta, cette nuit-là, de raconter encore l’Histoire deHind, de son divorce et de son mariage.

LE DIVORCE DE HIND

Il est raconté que la jeune Hind, fille d’al-Némân, était l’adolescente la plus belle entreles adolescentes de son temps, et tout à faitune gazelle par les yeux, la finesse et lescharmes. Or, la renommée de sa beauté par-vint jusqu’aux oreilles d’al-Hajage, gouverneur

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de l’Irak ; et celui-ci la demanda en mariage.Mais le père de Hind ne voulut la lui accorderque pour le prix d’une dot de deux cent milledrachmes d’argent, à payer avant le mariage,avec la condition de lui payer encore, en cas dedivorce, deux cents autres mille drachmes. Etal-Hajage accepta toutes les conditions, et em-mena Hind dans sa maison.

Or, al-Hajage, pour son amertume et sa ca-lamité, était impuissant. Et il était venu aumonde tout difforme quant à son zebb, avecl’anus obstrué. Et comme, ainsi bâti, l’enfantrefusait la vie, le diable était apparu à sa mère,sous une forme humaine, et lui avait prescrit,si elle voulait que son enfant pût survivre, delui donner à téter, au lieu de lait, du sang dedeux chevreaux noirs, d’un bouc noir et d’unserpent noir. Et la mère avait suivi cette pres-cription, et avait obtenu l’effet désiré. Seule-ment l’impuissance et la difformité, qui sontun don de Satan et non point d’Allah le Géné-

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reux, étaient restées l’apanage de l’enfant, de-venu un homme.

Aussi al-Hajage, une fois qu’il eut emmenéHind dans sa maison, resta un long temps sansoser l’approcher autrement que de jour et sansla toucher, malgré tout le désir qu’il en avait. EtHind ne tarda pas à connaître le motif de cetteabstinence, et s’en lamenta beaucoup avec sesesclaves.

Or, un jour, al-Hajage vint la voir, selon sonhabitude, pour se réjouir les yeux de sa beau-té. Et elle avait le dos tourné à la porte, et étaitoccupée à se regarder dans un miroir, en chan-tant ces vers :

« Hind, cavale issue de noble sang arabe, tevoici condamnée à vivre avec un misérable mulet !

Oh ! qu’on me débarrasse de ces riches habitsde pourpre, et qu’on me rende mes hardes en poilde chameau.

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Je quitterai ces palais odieux pour retourneraux lieux où les tentes noires de la tribu claquentau vent de mon désert,

Là où la flûte et le zéphyr se répondent en mé-lopées à travers les trous de la tente, et me sontplus doux que la musique des luths et des tam-bours,

Et où les jeunes gens de la tribu, nourris dusang des lions, sont puissants et beaux comme leslions !

Ici, Hind mourra sans postérité aux côtés d’unmisérable mulet ! »

Lorsqu’al-Hajage entendit le chant où Hindle comparait à un mulet, il sortit, plein dedésappointement, de la chambre, sans que sonépouse se fût aperçue de sa présence et de sadisparition, et envoya chercher à l’instant lekâdi Abdallah, fils de Taher, pour faire pronon-cer son divorce. Et Abdallah se rendit auprèsde Hind, et lui dit : « Ô fille d’al-Némân, voiciqu’al-Hajage abou-Mohammad t’envoie deux

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cent mille drachmes d’argent, et me charge,en même temps, de remplir, en son nom, lesformalités de son divorce avec toi ! » Et Hinds’écria : « Grâces à Allah, voilà mon vœu exau-cé et me voilà libre de m’en retourner chezmon père ! Ô fils de Taher, tu ne pouvais m’an-noncer une nouvelle plus agréable qu’en m’ap-prenant que je suis délivrée de ce chien impor-tun. Garde donc pour toi ces deux cent milledrachmes, comme récompense de l’heureusenouvelle que tu m’apportes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGTIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Garde donc pour toi les deux cent milledrachmes, comme récompense de l’heureusenouvelle que tu m’apportes ! »

Sur ces entrefaites, le khalifat Abd al-Malekben-Merwân, qui avait entendu parler de l’in-comparable beauté et de l’esprit de Hind, ladésira et l’envoya demander en mariage. Maiselle lui répondit par une lettre où, après leslouanges à Allah et les formules de respect, ellelui disait : « Sache, ô émir des Croyants, quele chien a souillé le vase, en le touchant avecle nez, pour le renifler ! » Et le khalifat, en re-cevant cette lettre, se mit à rire aux éclats, etécrivit aussitôt cette réponse : « Ô Hind, si lechien a souillé le vase, en le touchant avec lenez, nous le laverons sept fois, et, par l’usageque nous en ferons, nous le purifierons ! »

Alors Hind, voyant que le khalifat, malgréles obstacles qu’elle lui opposait, continuait àla désirer ardemment, ne put faire autrementque de s’incliner. Elle accepta donc, mais en ymettant une condition, comme elle le lui écrivit

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dans une seconde lettre où, après les louangeset les formules, elle disait : « Sache, ô émirdes Croyants, que je ne partirai qu’à une seulecondition : c’est qu’al-Hajage, pieds nus,conduise, pendant ce voyage, mon chameaupar la bride jusqu’à ton palais ! »

Or, cette lettre fit encore plus rire le khalifatque n’avait fait la première. Et il envoya surle champ ordre à al-Hajage de conduire par labride le chameau de Hind. Et al-Hajage, mal-gré tout son dépit, savait bien qu’il ne pouvaitqu’obéir aux ordres du khalifat. Il se renditdonc, pieds nus, jusqu’à la demeure de Hind,et prit le chameau par la bride. Et Hind montadans sa litière, et ne manqua pas, durant toutela route, de s’égayer de toute son âme aux dé-pens de son conducteur. Et elle appela sa nour-rice et lui dit : « Ô ma nourrice, écarte un peules rideaux du palanquin ! » Et la nourrice écar-ta les rideaux ; et Hind mit la tête à la portière,et jeta à terre un dinar d’or, au milieu de boue.Et elle se tourna vers son ancien époux et lui

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dit : « Ô chancelier, rends-moi cette pièce d’ar-gent ! » Et al-Hajage ramassa la pièce et la ren-dit à Hind, en lui disant : « C’est un dinar d’oret non une pièce d’argent ! » Et Hind, éclatantde rire, s’écria : « Louanges à Allah qui fait sechanger l’argent en or, malgré la souillure dela boue ! » Et Hajage vit bien, à ces paroles,que c’était encore là un tour de Hind pour l’hu-milier. Et il devint bien rouge de honte et decolère. Mais il baissa la tête et fut obligé decacher son ressentiment contre Hind, devenuel’épouse du khalifat !

— Lorsque Schahrazade eut raconté cette his-toire, elle se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Cesanecdotes, Schahrazade, me plaisent. Mais j’ai-merais entendre maintenant une histoire mer-veilleuse. Et si tu n’en connais plus, dis-le-moi afinque je le sache ! » Et Schahrazade s’écria : « Et où

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toutefois il me le permet ! » Et Schahriar dit : « Tupeux ! »

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y a-t-il une histoire plus merveilleuse que celle queje vais précisément raconter tout de suite au Roi, si

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HISTOIRE MERVEILLEUSE DUMIROIR DES VIERGES

Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô douéd’idées excellentes, qu’il y avait, en l’antiquitédu temps et le passé des âges et des moments,dans la ville de Bassra, un sultan qui était unadolescent admirable et délicieux, plein de gé-nérosité et de vaillance, de noblesse et de puis-sance, et il s’appelait le sultan Zein. Mais cejeune et charmant sultan Zein était, malgré lesgrandes qualités et les dons de toutes sortesqui faisaient qu’il n’avait pas son pareil dans lemonde en large et en long, un tout à fait ex-traordinaire dissipateur de richesses, un pro-digue qui ne connaissait ni frein ni règles, etqui, par les largesses de sa paume ouverte à

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de jeunes favoris gloutons à l’extrême, et parses dépenses pour les femmes innombrablesde toutes les couleurs et de toutes les taillesqu’il entretenait dans des palais somptueux, etpar l’achat ininterrompu d’adolescentes nou-velles qu’on lui procurait tous les jours, dansleur virginité, à des prix exorbitants, pour qu’ilse les mit sous la dent, avait fini par épuisercomplètement les immenses trésors accumu-lés, depuis des siècles, par les sultans et lesconquérants, ses aïeux. Et son vizir vint unjour, après avoir embrassé la terre entre sesmains, lui annoncer que les coffres de l’orétaient à sec et que les fournisseurs du palaisn’étaient pas payés pour le lendemain ; et, luiayant annoncé cette mauvaise nouvelle, il sehâta, par crainte du pal, de s’en aller comme ilétait venu.

Lorsque le jeune sultan Zein eut appris dela sorte que toutes ses richesses étaient consu-mées, il se repentit de n’avoir pas eu la penséed’en réserver une partie pour les jours noirs de

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la destinée ; et il s’attrista en son âme à la li-mite de la tristesse. Et il se dit : « Il ne te resteplus, sultan Zein, qu’à t’enfuir d’ici en cachetteet, abandonnant à leur sort tes favoris tant ai-més, tes concubines adolescentes, tes femmeset les affaires du gouvernement, à laisser letrône déchu du royaume de tes pères à qui veuts’en emparer. Car il est préférable d’être unmendiant sur le chemin d’Allah qu’un roi sansrichesses et sans prestige, et tu connais le pro-verbe qui dit : Il vaut mieux être dans le tom-beau que dans la pauvreté ! » Et, pensant ainsi,il attendit la tombée de la nuit pour se déguiseret, sans être remarqué, sortir par la porte se-crète de son palais. Et il se disposait à prendreun bâton et à se mettre en route, quand Allahle Tout-Voyant, le Tout-Entendeur, lui remit enmémoire les dernières paroles et recomman-dations de son père. Car son père, avant demourir, l’avait appelé et, entre autres choses,lui avait dit : « Et surtout, ô mon fils, n’oubliepas que, si la destinée se tourne un jour contretoi, tu trouveras dans l’Armoire-des-papiers un

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trésor qui te permettra de faire face à tous lescoups du sort ! »

Lorsque Zein se fut rappelé ces paroles, quis’étaient complètement effacées de sa mé-moire, il courut, sans tarder, à l’Armoire-des-papiers et l’ouvrit, en tremblant de joie. Maisil eut beau regarder, fouiller et examiner, enbouleversant les papiers et les registres et enmettant sens dessus dessous les annales durègne, il ne trouva dans cette armoire-là ni or,ni odeur d’or, ni argent, ni odeur d’argent, nijoyaux, ni pierreries, ni quoi que ce fût qui res-semblât de près ou de loin à ces choses-là. Etdésespéré au delà de ce que sa poitrine rétréciepouvait contenir de désespoir, et bien furieuxd’avoir été trompé dans son attente, il se mit àtout saccager et à lancer les papiers du règnedans toutes les directions, et à les fouler auxpieds avec rage, quand soudain il sentit résis-ter à sa main dévastatrice un objet dur commedu métal. Et il le retira et, l’ayant regardé, il vitque c’était un pesant coffret en cuivre rouge. Et

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il se hâta de l’ouvrir ; et il n’y trouva qu’un pe-tit billet plié et cacheté du sceau de son père.Alors, bien que fort dépité, il rompit le cachetet lut sur le papier ces mots tracés par la mainmême de son père : « Va, ô mon fils, à tel en-droit du palais, avec une pioche, et creuse toi-même la terre avec tes mains, en invoquant Al-lah ! »

Lorsqu’il eut lu ce billet, Zein se dit : « Voilàque maintenant il va falloir que je fasse le tra-vail pénible des laboureurs ! Mais puisque telleest la dernière volonté de mon père, je ne veuxpoint désobéir ! » Et il descendit dans le jardindu palais, prit une pioche contre le mur de lamaison du jardinier et alla à l’endroit désigné,qui était un souterrain situé au-dessous du pa-lais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-UNIÈME NUIT

La petite Doniazade, sœur de Schahrazade, seleva du tapis où elle était blottie et s’écria : « Ôsœur mienne, que tes paroles sont douces et gen-tilles et savoureuses en leur fraîcheur ! » Et Schah-razade dit, en baisant sa petite sœur sur les yeux :« Oui ! mais qu’est cela comparé à ce que je vaisraconter cette nuit, si toutefois me le permet ce Roibien élevé et doué de bonnes manières ! » Et le roiSchahriar dit : « Tu peux ! » Alors Schahrazadecontinua ainsi :

… Le jeune sultan Zein prit donc unepioche et alla au souterrain situé au-dessousdu palais. Et il alluma une torche, et, à cetteclarté, il commença par frapper, du manche desa pioche, contre le sol du souterrain, et finitde la sorte par entendre une résonance pro-fonde. Et il se dit : « C’est là qu’il faudra tra-

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vailler ! » Et il se mit à piocher ferme ; et il le-va plus de la moitié des carreaux du pavé sansapercevoir la moindre apparence du trésor. Etil quitta l’ouvrage pour se reposer, et, s’ados-sant contre le mur, il pensa : « Par Allah ! etdepuis quand, sultan Zein, te faut-il courir der-rière ta destinée et aller à sa recherche jusquedans les profondeurs de la terre ; au lieu de l’at-tendre sans soucis, sans tracas et sans travail ?Ne sais-tu donc que ce qui est passé est passé,et que ce qui est écrit est écrit et devra cou-rir ? » Néanmoins, lorsqu’il se fut un peu re-posé, il continua sa besogne, en arrachant lescarreaux, sans trop d’espoir, et voici que toutà coup il mit à découvert une pierre blanchequ’il souleva ; et dessous il trouva une portesur laquelle était attaché un cadenas d’acier. Etil rompit ce cadenas à coups de pioche et ou-vrit la porte.

Alors il se vit au haut d’un magnifique es-calier de marbre blanc qui descendait vers unelarge salle carrée toute en porcelaine blanche

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de Chine et en cristal, et dont les lambris et leplafond et la colonnade étaient en lazulite cé-leste. Et, dans cette salle, il remarqua quatreestrades de nacre, sur chacune desquelles ily avait dix grandes urnes d’albâtre et de por-phyre, alternées. Et il se demanda : « Qui saitce que contiennent ces belles jarres-là ! Il estbien probable que mon défunt père les a faitremplir d’un vieux vin, qui maintenant doitêtre aux extrêmes limites de l’excellence ! » Et,pensant ainsi, il monta sur l’une des quatre es-trades, s’approcha de l’une des urnes et en ôtale couvercle. Et, ô surprise ! ô joie ! ô danse !il vit qu’elle était remplie, jusqu’au bord, depoudre d’or. Et, pour mieux s’en assurer, il yplongea le bras, sans pouvoir en atteindre lefond, et le retira tout doré et ruisselant de so-leil. Et il se hâta d’enlever le couvercle d’uneseconde urne, et vit qu’elle était pleine de di-nars d’or et de sequins d’or de toutes les tailles.Et il visita, l’une après l’autre, les quaranteurnes, et trouva que toutes celles en albâtrecontenaient leur plein de poudre d’or, et toutes

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leurs sœurs en porphyre leur plein de dinars etde sequins d’or.

À cette vue, le jeune Zein se dilata et s’épa-nouit, et se trémoussa et se convulsa ; puis ilse mit à crier de joie, et, après avoir enfoncésa torche dans une cavité de la paroi de cristal,il inclina vers lui une des urnes d’albâtre, etfit couler sur sa tête, sur ses épaules, sur sonventre, et partout, la poudre d’or ; et il s’y bai-gna avec plus de volupté qu’il n’en avait jamaisressenti dans les plus délicieux hammams. Et ils’écriait : « Ha ! ha ! sultan Zein, déjà tu avaispris le bâton du derviche et tu te disposais àparcourir les chemins d’Allah, en mendiant ! Etvoici que la bénédiction est descendue sur tatête, parce que tu n’as point douté de la gé-nérosité du Donateur et que tu as dépensé, lapaume large ouverte, les biens premiers qu’Ilt’avait donnés ! Rafraîchis donc tes yeux, ettranquillise ton âme chérie. Et ne crains pointde puiser de nouveau, selon ta capacité, àmême les dons incessants de Celui qui t’a

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créé ! » Et, en même temps, il inclinait toutesles autres urnes de porphyre ; et il en versaitle contenu dans la salle de porcelaine. Et il fitde même pour les urnes d’albâtre, dont les di-nars et les sequins faisaient tressaillir, de leurschutes sonores et de leurs cliquetis, les échosde la porcelaine et l’harmonieux cristal. Et ilplongea amoureusement son corps au milieude cet amoncellement d’or, tandis que, sous latorche, la salle blanche et bleue mariait l’éclatde ses parois miraculeuses aux fulgurantesétincelles et aux gerbes glorieuses lancées dusein de ce froid incendie.

Lorsque le jeune sultan se fut ainsi baignédans l’or, s’y exaltant pour oublier le souvenirde la misère qui avait menacé sa vie et failli luifaire abandonner le palais de ses pères, il se re-leva tout ruisselant de coulées enflammées, et,devenu plus calme, il se mit à examiner touteschoses avec une curiosité extrême, s’étonnantque le roi, son père, eût fait creuser ce sou-terrain et bâtir cette salle admirable si secrète-

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ment que nul dans le palais n’en avait jamaisouï parler. Et ses yeux attentifs finirent par re-marquer, dans un petit coin, abrité entre deuxcolonnettes de cristal, un minuscule coffret detous points semblable, mais en plus petit, àcelui qu’il avait trouvé dans l’Armoire-des-pa-piers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ses yeux attentifs finirent par remar-quer, dans un petit coin, abrité entre deux co-lonnettes de cristal, un minuscule coffret de

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tous points semblable, mais en plus petit, àcelui qu’il avait trouvé dans l’Armoire-des-pa-piers. Et il l’ouvrit et trouva dedans une clefd’or incrustée de pierreries. Et il se dit : « ParAllah ! cette clef doit être celle qui ouvre le ca-denas que j’ai brisé ! » Puis il réfléchit et pen-sa : « Mais alors comment se fait-il que le ca-denas ait été fermé du dehors ? Cette clef doit,par conséquent, servir à un autre usage. » Et ilse mit à chercher partout, pour voir s’il ne dé-couvrirait pas à quel usage elle était destinée.Et il examina toutes les parois de la salle avecune attention extrême, et finit par trouver, aumilieu d’un lambris, une serrure. Et, jugeantqu’elle devait être celle dont il avait la clef,il en fit l’essai sur le champ. Et aussitôt uneporte céda et s’ouvrit toute grande. Et il putainsi pénétrer dans une seconde salle, encoreplus merveilleuse que la précédente. En effet,du sol au plafond, elle était tout en faïenceverte, d’un poli creusé d’or, et telle qu’on l’au-rait crue taillée dans l’émeraude marine. Et elleétait si belle vraiment, dans sa nudité de tout

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ornement, que nul rêve n’eût jamais imaginéla pareille. Et, au milieu de cette salle, sousla voûte, se tenaient debout six adolescentescomme des lunes et brillantes par elles-mêmesd’un tel éclat que la salle en était tout éclairée.Et elles se tenaient sur des piédestaux d’ormassif, et ne parlaient pas. Et Zein, charmé àla fois et stupéfait, s’avança vers elles pour lesvoir de plus près et leur adresser son salam ;mais il s’aperçut qu’elles étaient non point vi-vantes, mais faites chacune d’un seul diamant.

À cette vue, Zein, à la limite de l’étonne-ment, s’écria : « Ya Allah ! comment mon dé-funt père avait-il pu faire pour posséder depareilles merveilles ! » Et il les examina avecencore plus d’attention, et remarqua que, de-bout de la sorte sur leurs piédestaux, elles en-touraient un septième piédestal, vide de touteadolescente de diamant, sur lequel était poséune tapisserie de soie où étaient écrits cesmots :

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Sache, ô mon fils Zein, que ces adolescentesde diamant m’ont coûté beaucoup de peine à ac-quérir. Mais, quoiqu’elles soient des merveilles debeauté, ne crois point qu’elles soient ce qu’il y a deplus admirable sur terre. Il existe, en effet, une sep-tième adolescente, plus brillante et infiniment plusbelle, qui les surpasse et vaut mieux toute seuleque mille comme celles que tu vois. Si donc tu sou-haites la voir et t’en rendre possesseur, pour la pla-cer sur le septième piédestal qui l’attend, tu n’asqu’à faire ce que la mort ne m’a pas permis d’ac-complir. Va dans la ville du Caire, et cherches-yun de mes anciens esclaves fidèles, appelé Mouba-rak, que tu n’auras d’ailleurs nulle peine à décou-vrir. Et, après les salams, raconte-lui tout ce quit’est arrivé. Et il te reconnaîtra pour mon fils, et ilte conduira jusqu’au lieu où se trouve cette incom-parable adolescente. Et tu en deviendras l’acqué-reur. Et elle réjouira ta vue pour le restant de tesjours. Ouassalam, ya Zein !

Lorsque le jeune Zein eut lu ces paroles, ilse dit : « Certes, je me garderai bien de différer

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ce voyage au Caire ! Il faut, en effet, que cetteseptième adolescente soit une pièce bien mer-veilleuse, pour que mon père m’assure qu’ellevaut, à elle seule, toutes celles-ci réunies etmille autres pareilles ! » Et, ayant ainsi résoluson départ, il sortit un instant du souterrain,pour y revenir avec une couffe qu’il remplit dedinars et de sequins d’or. Et il la transportadans son appartement. Et il passa une partiede la nuit à transporter chez lui une partiede cet or, sans que personne n’eût remarquéses allées et venues. Et il referma la porte dusouterrain, et monta se coucher pour prendrequelque repos.

Or, le lendemain, il convoqua ses vizirs, sesémirs et les grands du royaume ; et il leur fitpart de son intention d’aller en Égypte, pourchanger d’air. Et il chargea son grand-vizir, ce-lui-là précisément qui avait redouté le pal pourla mauvaise nouvelle annoncée, de gouvernerle royaume pendant son absence. L’escorte quidevait l’accompagner en voyage était compo-

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sée d’un petit nombre d’esclaves d’élite soi-gneusement choisis. Et il partit sans pompe nicortège. Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il ar-riva sans encombre au Caire.

Là, il se hâta de demander des nouvelles deMoubarak ; et on lui apprit qu’on ne connais-sait au Caire, sous ce nom, qu’un très richemarchand, syndic du souk, qui vivait en toutegénérosité et largesse dans son palais dont lesportes étaient ouvertes aux pauvres et auxétrangers. Et Zein se fit conduire au palais dece Moubarak-là ; et il trouva à la porte ungrand nombre d’esclaves et d’eunuques qui sehâtèrent, après avoir prévenu leur maître, delui souhaiter la bienvenue. Et ils lui firent pas-ser une grande cour et traverser une salle ma-gnifiquement ornée, où, assis sur un divan desoie, l’attendait le maître du lieu. Et ils se reti-rèrent.

Alors, Zein s’avança vers son hôte, qui seleva en son honneur et qui, après les salams,le pria de s’asseoir à ses côtés, en lui disant :

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« Ô mon maître, la bénédiction est entrée dansma maison, avec tes pas ! » Et il l’entretint avecbeaucoup de cordialité, se gardant bien demanquer aux devoirs de l’hospitalité en lui de-mandant son nom et le dessein qui motivait saprésence. Aussi ce fut Zein qui le premier in-terrogea son hôte, lui disant : « Ô mon maître,tel que je suis, je viens d’arriver de Bassra, monpays, à la recherche d’un homme appelé Mou-barak, qui avait été autrefois au nombre des es-claves du défunt roi, dont je suis le fils. Et si tume demandes mon nom, je te dirai que je m’ap-pelle Zein. Car c’est moi-même qui suis main-tenant le sultan de Bassra…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Elle dit :

« … Et si tu me demandes mon nom, jete dirai que je m’appelle Zein ! Car c’est moi-même qui suis maintenant le sultan de Bass-ra ! »

À ces paroles, le marchand Moubarak, à lalimite de l’émotion, se leva de sur le divan, et,se jetant aux genoux de Zein, embrassa la terreentre ses mains, et s’écria : « Louanges à Al-lah, ô mon seigneur, qui a permis la réunion dumaître et de l’esclave ! Ordonne et je te répon-drai par l’ouïe et l’obéissance ! Car c’est moi-même qui suis ce Moubarak, esclave du dé-funt roi, ton père ! L’homme qui engendre nemeurt point ! Ô fils de mon maître, ce palaisest ton palais, et je suis ta propriété ! » AlorsZein, ayant relevé Moubarak, lui raconta toutce qui lui était arrivé, depuis le commence-ment jusqu’à la fin, sans omettre un détail.Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et ilajouta : « Je viens donc en Égypte pour que

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tu m’aides à trouver cette merveilleuse ado-lescente de diamant ! » Et Moubarak répondit :« De tout cœur féal et comme hommages dus !Je suis l’esclave non libéré, et ma vie et mesbiens t’appartiennent de droit. Mais, avantd’aller à la recherche de l’adolescente de dia-mant, ô mon seigneur, il est bon que tu te re-poses des fatigues du voyage et que tu me per-mettes de donner un festin en ton honneur ! »Mais Zein répondit : « Sache, ô Moubarak, quepour ce qui est de ta qualité d’esclave, dé-sormais tu peux te considérer comme libre ;car je t’affranchis et je retranche ta personnede mes biens et propriétés. Quant à ce quiest de l’adolescente de diamant, il faut que,sans retard, nous allions à sa recherche, car levoyage ne m’a pas fatigué, et l’impatience oùje suis m’empêcherait de goûter le moindre re-pos ! » Alors Moubarak, voyant que la résolu-tion du prince Zein était bien arrêtée, ne vou-lut point le contrarier ; et, après avoir embras-sé une seconde fois la terre entre ses mains,pour le remercier du don qu’il venait de lui

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faire de sa liberté, et après avoir baisé le pande son manteau et s’en être couvert la tête, ilse leva et dit à Zein : « Ô mon seigneur, as-tu seulement réfléchi aux dangers que tu vascourir dans cette expédition ? En effet, l’ado-lescente de diamant se trouve dans le palais duVieillard des Trois-Îles ! Et les Trois-Îles sontsituées dans un pays dont le seuil est interditau commun des hommes. Toutefois je puis t’yconduire, car je connais la formule qu’il fautprononcer pour y pénétrer. » Et le prince Zeinrépondit : « Je suis prêt à affronter tous les pé-rils, pour acquérir cette merveilleuse adoles-cente de diamant, car rien n’arrivera que ce quidoit arriver. Et me voici avec tout mon cou-rage gonflant ma poitrine, pour aller trouver leVieillard des Trois-Îles ! »

Alors, Moubarak ordonna aux esclaves detenir toutes choses prêtes pour le départ. Et,après avoir fait leurs ablutions et la prière, ilsmontèrent à cheval et se mirent en chemin.Et ils voyagèrent pendant des jours et pendant

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des nuits, à travers les plaines et les déserts,et dans des solitudes où il n’y avait que l’herbeet la présence d’Allah. Et ils étaient, durantce voyage, sans cesse frappés par la vue deschoses de plus en plus étranges qu’ils rencon-traient pour la première fois de leur vie. Et ilsfinirent par arriver dans une prairie délicieuse,où ils descendirent de cheval ; et Moubarak,se tournant vers les esclaves qui les suivaient,leur dit : « Vous autres, demeurez dans cetteprairie, jusqu’à notre retour, pour garder leschevaux et les provisions ! » Et il pria Zein dele suivre, et lui dit : « Ô mon seigneur, il n’y ade recours et de puissance qu’en Allah l’Om-nipotent ! Nous voici sur le seuil des terres in-terdites, où se trouve l’adolescente de diamant.Or, il faut que nous avancions tout seuls, sansavoir désormais un moment d’hésitation. Etc’est maintenant qu’il faut manifester notre fer-meté et notre courage ! » Et le prince Zein lesuivit ; et ils marchèrent longtemps, sans arrêt,jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pied d’une

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haute montagne à pic qui barrait tout l’horizonde sa muraille inflexible.

Alors, le prince Zein se tourna vers Mouba-rak et lui dit : « Ô Moubarak, et quelle est lapuissance qui va maintenant nous faire gravircette montagne inaccessible ? Et qui nous don-nera des ailes pour arriver à son sommet ? »Et Moubarak répondit : « Nous n’avons pointbesoin de la gravir ou d’arriver à son sommetavec des ailes pour la franchir ! » Et il tira de sapoche un vieux livre, sur lequel étaient tracés,à rebours, des caractères inconnus, semblablesà des pattes de fourmis ; et il se mit à lire àhaute voix, devant la montagne, en dodelinantde la tête, des versets en une langue incompré-hensible. Et aussitôt la montagne, roulant surelle-même de deux côtés à la fois, se séparaen deux parties, en laissant à ras du sol un in-tervalle assez large pour permettre le passageà un seul homme. Et Moubarak prit le princepar la main, et s’engagea résolument, tout lepremier, dans cet étroit intervalle. Et ils mar-

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chèrent de la sorte, l’un derrière l’autre, du-rant une heure de temps, et arrivèrent à l’autrebout du passage. Et dès qu’ils furent sortis, lesdeux moitiés de la montagne se rapprochèrentet s’unirent d’une façon si parfaite, qu’elles nelaissèrent guère entre elles un interstice où pûtpénétrer même la pointe d’une aiguille.

Et ils se trouvèrent, à leur sortie, sur le ri-vage d’un lac, grand comme la mer, du sein du-quel émergeaient, dans le loin, trois îles cou-vertes de végétation. Et le rivage où ils étaientréjouissait la vue par les arbres, les arbusteset les fleurs qui se regardaient dans l’eau, etembaumaient l’air des plus douces senteurs,tandis que les oiseaux, sur des modes divers,chantaient des mélopées qui ravissaient l’es-prit et capturaient le cœur.

Et Moubarak s’assit sur le rivage et dit àZein : « Ô mon seigneur, tu vois, comme moi,ces îles dans le loin. Or, c’est là précisémentqu’il faut que nous allions ! » Et Zein, bien sur-pris, demanda : « Et comment pourrons-nous

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traverser ce lac, vaste comme la mer, pournous rendre à ces îles-là ? » Il répondit : « Soissans inquiétude à ce sujet. » En effet, unebarque, dans quelques instants, viendra nousprendre pour nous transporter dans ces îles,belles comme les terres promises par Allah àses Croyants. Car c’est là que se trouve leVieillard, propriétaire de l’adolescente de dia-mant. Seulement, ô mon seigneur, je te sup-plie, quoi qu’il puisse arriver et quoi que tupuisses voir, de ne point faire la moindre ré-flexion. Et surtout, ô mon seigneur, quelquesingulière que puisse te paraître la figure dubatelier, et quoi que tu puisses remarquer d’ex-traordinaire en lui, prends bien garde de bou-ger ! Car, si, une fois embarqués, tu as le mal-heur de prononcer un seul mot, la barque cou-lera avec nous sous les eaux ! » Et Zein, extrê-mement impressionné, répondit : « Je garderaima langue entre mes dents, et mes réflexionsdans mon esprit…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Je garderai ma langue entre mes dents,et mes réflexions dans mon esprit ! »

Or, comme ils parlaient ainsi, ils virent toutà coup apparaître sur le lac une barque avec unbatelier, et si proche d’eux qu’ils ne surent sielle était sortie du sein de l’eau ou si elle étaitdescendue du fond de l’air. Et cette barqueétait en bois de sandal rouge avec, en son mi-lieu, un mât de l’ambre le plus fin, et des cor-dages de soie. Quant au batelier, il avait uncorps d’être humain, fils d’Adam ; mais sa tête

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ressemblait à celle d’un éléphant, et possédaitdeux oreilles qui tombaient jusqu’à terre, etpendaient derrière lui comme la traîne d’Agar.

Lorsque la barque ne fut plus qu’à cinq cou-dées du rivage, elle s’arrêta ; et le batelier àtête d’éléphant dressa sa trompe en l’air et sai-sit, l’un après l’autre, les deux compagnons ;et il les transporta dans la barque, avec autantd’aisance que s’il se fût agi de deux plumes ; etil les y déposa bien doucement. Et aussitôt ilplongea sa trompe dans l’eau, et, s’en servantà la fois comme de rames et de gouvernail, ils’éloigna du rivage. Et il releva ses immensesoreilles traînantes ; et il les déploya au-dessusde sa tête dans le vent, qui les gonfla commedes voiles, tumultueusement. Et il les manœu-vra, les faisant tourner suivant le sens de labrise, avec plus de sûreté qu’un capitaine nefait manœuvrer les agrès de son vaisseau. Etla barque, ainsi poussée, s’envola sur le lac,comme un grand oiseau.

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Lorsqu’ils furent arrivés sur le rivage del’une des îles, le batelier les reprit l’un aprèsl’autre avec sa trompe, et les déposa sans heurtsur le sable, pour disparaître aussitôt avec sabarque.

Alors, Moubarak reprit le prince par lamain, et s’enfonça avec lui dans l’intérieur del’île, en suivant un sentier pavé, au lieu decailloux, de pierreries de toutes les couleurs.Et ils marchèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils fussentarrivés devant un palais entièrement construitde pierres d’émeraude, entouré d’un large fos-sé sur les bords duquel, d’espace en espace,étaient plantés des arbres si hauts qu’ils cou-vraient de leur ombrage tout le palais. Et vis-à-vis de la grande porte d’entrée, qui était d’ormassif, il y avait un pont fait en écaille pré-cieuse et ayant, pour le moins, six toises delong sur trois de large. Et Moubarak, n’osantpoint franchir ce pont, s’arrêta et dit au prince :« Nous ne pouvons aller plus avant. Mais sinous voulons voir le Vieillard des Trois-Îles,

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il faut que nous fassions une conjuration ma-gique ! » Et, parlant ainsi, il tira d’un sac qu’ilavait caché sous sa robe quatre bandes de soiejaune. Et de l’une il s’entoura la taille, et en mitune autre sur son dos. Puis il donna les autresbandes au prince, qui en fit le même usage.Et Moubarak tira alors de son sac deux tapisde prière en soie légère, les déplia par terre,et répandit dessus quelques grains de musc etd’ambre, en marmonnant des formules incan-tatoires. Ensuite il s’assit, les jambes repliées,au milieu de l’un de ces tapis, et dit au prince :« Mets-toi au milieu du second tapis ! » Et Zeinexécuta l’ordre ; et Moubarak lui dit : « Je vaismaintenant conjurer le Vieillard des Trois-Îles,qui habite ce palais. Or, fasse Allah qu’il vienneà nous sans colère ! Car je t’avoue, ô mon sei-gneur, que je ne suis guère rassuré sur la façondont il va nous recevoir, ni sans inquiétude surles conséquences de notre entreprise. En ef-fet, si notre arrivée dans cette île ne lui agréepoint, il paraîtra à nos yeux sous la forme d’unmonstre effroyable ; mais s’il n’est pas offusqué

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de notre venue, il se montrera sous la formed’un Adamite de la bonne qualité. Mais toi, dèsqu’il sera devant nous, il faudra te lever en sonhonneur et, sans sortir du milieu du tapis, tu luiferas les salams les plus respectueux, et tu luidiras : « Ô puissant maître, souverain des sou-verains, nous voici debout dans l’enceinte deta juridiction, et entrés sous la porte de ta pro-tection ! Or moi, ton esclave, je suis Zein, sul-tan de Bassra, fils du défunt sultan qui a étéemporté par l’ange de la mort, après avoir tré-passé dans la paix de son Seigneur. Et je vienssolliciter de ta générosité et de ta puissanceles mêmes faveurs que tu avais accordées àmon défunt père, ton serviteur ! » Et s’il te de-mande quelle grâce tu veux qu’il t’accorde, tului répondras : « Ô mon souverain, c’est la sep-tième adolescente de diamant que je viens sol-liciter de ta générosité ! » Et Zein répondit :« J’écoute et j’obéis ! »

Alors, Moubarak, ayant fini de la sorted’instruire le prince Zein, commença à faire

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des conjurations, des fumigations, des récita-tions, des adjurations et des incantations quin’avaient pour Zein aucune signification. Et,aussitôt après, le soleil fut enseveli sous unamoncellement de nuages noirs, et toute l’îlese couvrit d’épaisses ténèbres, et un long éclairbrilla qui fut suivi d’un coup de tonnerre. Et ils’éleva un vent furieux qui souffla dans leur di-rection ; et ils entendirent un cri épouvantablequi ébranla l’air ; et la terre eut un tremblementpareil à celui que l’ange Israfil doit causer aujour du jugement.

Lorsque Zein eut vu et entendu tout cela,il se sentit pris d’une grande émotion, qu’ileut soin toutefois de ne pas laisser voir ; et ilpensa en lui-même : « Par Allah ! c’est là unbien mauvais présage. » Mais Moubarak, quidevinait ce qu’il ressentait, se mit à sourireet lui dit : « N’aie pas peur, ô mon seigneur !Ces signes, au contraire, doivent nous rassu-rer ! Avec l’aide d’Allah, tout va bien ! »

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En effet, à l’instant même où il prononçaitces mots…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… En effet, à l’instant même où il pronon-çait ces mots, le Vieillard des Trois-Îles appa-rut devant eux, sous la forme d’un Adamite àl’aspect vénérable, et si beau qu’il n’y avait,pour le surpasser en perfection, que Celui-làseul à qui appartient toute beauté, toute qualitéet toute gloire ! (Qu’Il soit exalté !) Et il s’ap-procha de Zein, en lui souriant comme sourit

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un père à son enfant. Et Zein se hâta de se le-ver en son honneur, sans toutefois quitter lecentre du tapis, pour ensuite s’incliner devantlui et embrasser la terre entre ses mains. Et ilne manqua point de lui faire les salams et lescompliments que lui avait enseignés Mouba-rak. Et alors seulement il lui exposa le motif desa venue dans l’île.

Lorsque le Vieillard des Îles eut entendu lesparoles de Zein et qu’il en eut bien compris lasignification, il sourit d’un sourire encore plusengageant, et dit à Zein : « Ô Zein, en véritéj’aimais ton père d’un grand amour ; et, toutesles fois qu’il venait me visiter, je lui faisaisdon d’une adolescente de diamant ; et je pre-nais soin de la lui faire transporter moi-mêmeà Bassra, de crainte que les chameliers ne l’en-dommageassent. Mais ne crois point que j’aiemoins d’amitié pour toi, ô Zein ! Sache, en ef-fet, que c’est moi-même qui, de mon propremouvement, ai voulu promettre à ton père dete prendre sous ma protection, et l’ai poussé à

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écrire les deux avertissements et à les cacher,l’un, dans l’Armoire-des-Papiers et, l’autre,dans le coffret du souterrain. Et me voici prêtà te donner l’adolescente de diamant qui vautà elle seule toutes les autres réunies et milleautres pareilles. Seulement, ô Zein, je ne pour-rai te faire ce cadeau merveilleux qu’enéchange d’un autre que je veux te demander ! »Et Zein répondit : « Par Allah ! ô mon seigneur,tout ce qui m’appartient est ta propriété, etmoi-même je suis compris dans ce qui t’ap-partient ! » Et le Vieillard sourit et répondit :« Oui, ô Zein, mais ma demande sera bien dif-ficile à satisfaire ! Et je ne sais si tu ne pourrasjamais réussir à me contenter ! » Il demanda :« Et quelle est-elle ? » Il dit : « C’est qu’il fautque tu me trouves, pour me l’amener danscette île, une adolescente de quinze ans, quisoit à la fois une vierge intacte et une beautésans rivale ! » Et Zein s’écria : « Si c’est là toutce que tu me demandes, ô mon seigneur, parAllah ! il me sera bien aisé de te satisfaire. Carrien n’est plus commun dans nos pays que les

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adolescentes de quinze ans à la fois vierges etbelles ! »

À ces paroles, le Vieillard regarda Zein etse mit à rire tellement qu’il se renversa sur lederrière. Et lorsqu’il se fut un peu calmé, il de-manda à Zein : « Est-il donc si facile de trou-ver ce que je te demande, ô Zein ? » Et Zeinrépondit : « Ô mon seigneur, je puis te procu-rer non seulement une, mais dix adolescentescomme celle que tu me demandes ! Quant àmoi, j’ai déjà eu dans mon palais un nombreconsidérable d’adolescentes de cette variété-là, et elles étaient bien intactes, et je me suisbien délecté en leur ravissant leur virginité ! »Et le Vieillard, en entendant ces paroles, ne puts’empêcher d’éclater de rire pour la secondefois. Puis il dit, d’un ton plein de pitié, à Zein :« Sache, mon fils, que ce que je te demandeest une chose si rare, que nul jusqu’aujourd’huin’a pu me l’apporter. Et si tu penses que lesadolescentes que tu as possédées étaient desvierges, tu te trompes et t’illusionnes ! Car tu

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ne sais pas que les femmes ont mille moyensde faire croire à leur virginité ; et elles réus-sissent à tromper les hommes les plus expéri-mentés en assauts. Mais, comme je vois, parl’assurance de tes paroles, que tu ne sais rienà leur sujet, je veux te fournir le moyen decontrôler leur état d’ouverture ou de ferme-ture, sans les toucher du doigt, sans les désha-biller et sans qu’elles puissent s’en douter ! Cardu moment que je te demande une adolescentevierge, il est essentiel que nul homme ne l’aittouchée ni qu’il ait vu avec ses yeux ses or-ganes délicats ! »

Lorsque le jeune Zein eut entendu ces pa-roles du Vieillard des Îles, il se dit : « Par Al-lah ! il doit être fou. Si, comme il le prétend,il est tellement difficile de savoir si une ado-lescente est intacte, comment veut-il que jepuisse lui en trouver une sans la voir ni la tou-cher ! » Et il réfléchit pendant un moment, ettout à coup il s’écria : « Par Allah ! je le saismaintenant. Ce sera son odeur qui me mettra

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sur la voie ! » Le Vieillard sourit et dit : « Lavirginité n’a point d’odeur ! » Il dit : « Ce se-ra, en la regardant fixement dans les yeux ! »Il dit : « La virginité ne se lit point dans lesyeux ! » Il demanda : « Mais alors, commentfaut-il que je fasse, ô mon seigneur ? » Il dit :« C’est cela précisément que je vais t’indi-quer ! »

Et soudain il disparut à leurs yeux ; mais cefut pour revenir au bout d’un moment ; et il te-nait dans sa main un miroir. Et il se tourna versZein et lui dit : « Je dois te dire, ô Zein, qu’ilest impossible à un fils d’Adam de reconnaître,à sa mine, si une fille d’Ève est vierge ou perfo-rée. Et c’est une connaissance qui n’appartientqu’à Allah et aux élus d’Allah. Aussi, comme jene puis m’en remettre à toi là-dessus, je t’ap-porte, pour te le donner, le miroir qui sera plussûr que toutes les conjectures des hommes. Or,toi, dès que tu auras vu une adolescente dequinze ans parfaitement belle, et que tu croi-ras vierge ou qu’on te donnera comme telle, tu

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n’auras qu’à regarder dans ce miroir. Et aus-sitôt tu y verras t’apparaître l’image de l’ado-lescente en question. Et, toi, ne crains pas debien examiner cette image : car la vue d’uneimage dans un miroir ne porte point atteinteà la virginité d’un corps, comme le fait la vuedirecte du corps lui-même. Or, si l’adolescenten’est pas vierge, tu le verras bien à l’examen deson histoire qui t’apparaîtra grossie et béantecomme un abîme ; et tu verras également lemiroir se ternir comme d’une buée. Mais si, aucontraire, Allah veut que l’adolescente soit res-tée vierge, tu verras t’apparaître une histoirepas plus grosse qu’une amande décortiquée ;et le miroir se conservera clair, pur et net detoute buée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais si, au contraire, Allah veut quel’adolescente soit restée vierge, tu verras t’ap-paraître une histoire pas plus grosse qu’uneamande décortiquée ; et le miroir se conserve-ra clair, pur et net de toute buée ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard des Îles re-mit le miroir magique à Zein, en ajoutant : « Jesouhaite, ô Zein, que la destinée te fasse ren-contrer au plus tôt la vierge de quinze ans queje te demande. Et n’oublie pas qu’il faut qu’ellesoit parfaitement belle ! Car à quoi sert la vir-ginité sans la beauté ? Et prend bien soin de cemiroir, dont la perte serait, pour toi un dom-mage irréparable ! » Et Zein répondit par l’ouïeet l’obéissance, et, après avoir pris congé duVieillard des Trois-Îles, il reprit avec Mouba-

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rak le chemin du lac. Et le batelier à tête d’élé-phant vint à eux avec sa barque et les repas-sa de la même manière qu’il les avait passés.Et la montagne s’ouvrit de nouveau pour leurlivrer passage. Et ils se hâtèrent d’aller retrou-ver les esclaves qui gardaient les chevaux. Etils retournèrent au Caire.

Or, le prince Zein consentit à prendre enfinquelques jours de repos, dans le palais de Mou-barak, pour se remettre des fatigues et desémotions du voyage. Et il pensait : « Ya Allah !comme il est naïf, ce Vieillard des Îles qui n’hé-site pas à me donner la plus merveilleuse deses adolescentes de diamant en échange d’uneAdamite vierge ! Et il s’imagine que la race desvierges s’est éteinte sur la face de la terre ! »Puis, lorsqu’il eut jugé qu’il avait pris le reposnécessaire, il appela Moubarak et lui dit : « ÔMoubarak, levons-nous et allons-nous-en àBaghdad et à Bassra, où les filles vierges sontinnombrables comme les sauterelles. Et nouschoisirons entre elles toutes la plus belle. Et

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nous reviendrons l’offrir, en échange de l’ado-lescente de diamant, au Vieillard des Trois-Îles ! » Mais Moubarak répondit : « Et pourquoidonc, ô mon seigneur, aller si loin chercher ceque nous avons sous notre main ? Ne sommes-nous donc point au Caire, la ville des villes,le séjour préféré des gens délicieux et le ren-dez-vous de toutes les beautés de la terre ?Ne te préoccupe donc pas de cette recherche-là, et laisse-moi agir en conséquence ! » Il de-manda : « Et comment vas-tu faire ? » Il dit :« Je connais, entre autres connaissances, unevieille rouée fort experte en adolescentes, etqui nous en procurera plus que nous n’en dési-rons. Je vais donc la charger de nous amenerici toutes les jeunes filles de quinze ans qui setrouvent non seulement au Caire, mais danstoute l’Égypte. Et je lui recommanderai, pournous rendre la besogne plus facile, de faireelle-même un premier choix, en ne nous ame-nant ici que celles qu’elle aura jugées dignesd’être offertes en cadeau aux rois et aux sul-tans. Et je lui promettrai, pour attiser son zèle,

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un somptueux bakchich. Et de la sorte elle nelaissera pas en Égypte une jeune fille présen-table qu’elle ne nous l’ait amenée, au su ou àl’insu de ses parents. Et nous, nous fixeronsnotre choix sur celle qui nous aura paru la plusbelle parmi les Égyptiennes, et nous l’achète-rons ; ou, si elle appartient à une famille de no-tables, je la demanderai pour toi en mariage ettu te marieras avec elle, pour la forme seule-ment ; car il sera entendu que tu ne la tou-cheras pas. Après quoi nous irons à Damas,puis à Baghdad et à Bassra ; et là nous feronsfaire les mêmes recherches. Et dans chaqueville nous achèterons, ou nous nous procure-rons, par le mariage apparent, celle qui nousaura le plus frappés par sa beauté, après que,bien entendu, nous aurons constaté sa virginitéau moyen du miroir. Et alors seulement nousréunirons toutes les adolescentes que nous au-rons eues de cette manière-là, et nous choisi-rons entre elles celle qui nous paraîtra, sansconteste, la plus merveilleuse. Et, de la sorte,mon seigneur, tu auras tenu ta promesse au

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Vieillard des Trois-Îles qui, à son tour, tiendrala sienne en te donnant, en échange de la mer-veilleuse vierge de quinze ans, l’adolescentede diamant ! » Et Zein répondit : « Ton idée,ô Moubarak, est tout à fait excellente ! Et talangue vient de sécréter les paroles de la sa-gesse et de l’éloquence ! »

Alors, Moubarak alla trouver la vieillerouée en question, qui n’avait point sa pareillepour les expédients et artifices de toutessortes, car elle était capable de donner desleçons de finesse, de fourberie et subtilité àÉblis lui-même. Et, après lui avoir mis dansla main, pour commencer, un bakchich d’unecertaine importance, il lui exposa le motif quil’amenait chez elle, et ajouta : « Car cette ado-lescente incomparablement belle et tout à faitvierge que je te demande à choisir entre toutesles adolescentes de quinze ans qui se trouventen Égypte est destinée à devenir l’épouse dufils de mon maître. Et sois bien certaine quetes recherches et peines seront largement ré-

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tribuées. Et tu n’auras qu’à te louer de notregénérosité ! » Et la vieille répondit : « Ô monmaître, tranquillise ton esprit et rafraîchis tesyeux, car moi, par Allah ! je vais me consacrerà satisfaire ton désir au delà de ce que tu medemandes. Sache, en effet, que j’ai sous mamain des jeunes vierges de quinze ans, inéga-lables en grâces et en beauté et qui sont toutesfilles d’hommes honorables et de notables. Etje te les amènerai toutes, l’une après l’autre ;et tu seras bien perplexe pour faire un choixentre toutes ces lunes plus merveilleuses lesunes que les autres ! »

Ainsi parla la vieille rouée. Mais, malgrétoute sa finesse et sa science, elle ne savait riendu tout au sujet du miroir. Aussi ce fut avec sonassurance habituelle qu’elle sortit rôder à tra-vers la ville, dans les voies et chemins de sesexpédients, à la recherche des adolescentes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Aussi, ce fut avec son assurance habi-tuelle qu’elle sortit rôder à travers la ville, dansles voies et chemins de ses expédients, à la re-cherche des adolescentes. Et effectivement ellene tarda pas à amener au palais de Mouba-rak un premier lot, fort considérable, d’adoles-centes de choix, toutes âgées de quinze ans,plutôt moins que plus, et toutes intactes quantà leur virginité. Et elle les introduisit l’uneaprès l’autre, enveloppées de leurs voiles, avecleurs yeux modestement baissés, dans la salleoù les attendait le prince Zein, muni de sonmiroir et assis à côté du marchand Moubarak.Et vraiment, à voir toutes ces paupières bais-sées et ces visages candides et ce maintien pu-dique, nul n’aurait pu douter de la pureté et de

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la virginité des adolescentes que la vieille in-troduisait. Mais voilà ! Il y avait le miroir, etrien ne pouvait tromper le miroir, ni les pau-pières baissées, ni les visages candides, ni lemaintien pudique. En effet, chaque fois qu’en-trait une adolescente, le prince Zein, sans pro-noncer une parole, tournait la face du miroirdu côté de l’adolescente à inspecter, et regar-dait. Et elle apparaissait toute nue, malgré lesnombreux vêtements qui la recouvraient ; etaucune partie de son corps ne restait invisible ;et son histoire se reflétait dans ses moindresdétails, tout comme si elle était placée dans uncoffret de cristal diaphane.

Or, chaque fois que le prince Zein inspectaitau miroir les adolescentes qui entraient, il étaitloin de voir une histoire minuscule en formed’amande sans écorce ; et il s’étonnait prodi-gieusement de constater dans quel abîme sansfond il aurait pu inconsidérément se jeter ou je-ter le Vieillard des Trois-Îles, sans le secoursdu miroir magique. Et il renvoyait, après exa-

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men, toutes celles qui entraient, sans toutefoisexpliquer à la vieille le vrai motif de son abs-tention ; car il ne voulait pas faire tort à cesjeunes filles, en dévoilant ce qu’Allah avait voi-lé, et en révélant ce qui était ordinairement ca-ché. Et il se contentait, chaque fois, d’essuyerdu revers de sa manche l’épaisse buée qui ve-nait, après que l’image avait apparu, ternir laface du miroir. Et la vieille, sans se découra-ger et excitée par l’espoir de la rémunération,lui amena un second lot encore plus impor-tant que le premier, et un troisième et un qua-trième et un cinquième lots, mais sans plus derésultat que la première fois. Et de la sorte,ô Zein, tu vis les histoires des Égyptiennes,des Coptes, des Nubiennes, des Abyssines, desSoudaniennes, des Maghrébines, des Arabes etdes Bédouines ! Et, certes ! dans le nombre, ily en avait qui étaient excellentes au possible,et appartenaient à des propriétaires incompa-rablement belles et délicieuses. Mais pas unefois, au milieu de toutes ces histoires-là, tu ne

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vis l’histoire requise, vierge de tout contact,semblable à une amande décortiquée !

Et c’est pourquoi le prince et Moubarak,n’ayant pu trouver en Égypte, pas plus parmiles filles des grands que parmi celles du peuple,une adolescente remplissant les conditions né-cessaires, jugèrent qu’il ne leur restait plusqu’à quitter ce pays, pour aller d’abord en Syriecontinuer leurs recherches. Et ils partirentpour Damas, et louèrent un magnifique palaisdans le quartier le plus beau de la ville. EtMoubarak entra en rapport avec les vieillesfemmes marieuses et avec les entremetteuses,et leur exposa ce qu’il avait à leur exposer.Et toutes lui répondirent par l’ouïe et l’obéis-sance. Et elles entrèrent en pourparlers avecles adolescentes, filles des grands et des petits,aussi bien avec les musulmanes qu’avec lesjuives et les chrétiennes. Et, ne se doutant pasdes vertus du miroir magique, dont elles igno-raient d’ailleurs jusqu’à l’existence, elles lesamenèrent à tour de rôle dans la salle réservée

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à l’inspection. Mais il arriva pour les Syriennesexactement ce qui était arrivé pour les Égyp-tiennes et les autres ; car, malgré leur maintienmodeste et la pureté de leurs regards et leursjoues rougissantes de pudeur et leurs quinzeans, elles se trouvèrent toutes être perforéesquant à leurs histoires. Et, dans ces conditions,aucune d’elle ne fut agréée. Et les entremet-teuses et les autres vieilles furent obligées des’en retourner avec leurs nez allongés jusqu’àleurs pieds. Et voilà pour elles !

Mais pour ce qui est du prince Zein et deMoubarak, voici ! Lorsqu’ils eurent constatéque la Syrie, aussi bien que l’Égypte, était com-plètement dénuée d’adolescentes aux histoiresencore scellées, ils furent bien stupéfaits ; etZein pensa : « Cela est énorme ! » Et il dit àMoubarak : « Ô Moubarak, je crois que nousn’avons plus rien de commun avec ce pays,et qu’il nous faut chercher, dans d’autrescontrées, ce que nous désirons. Car mon cœuret mon esprit travaillent beaucoup au sujet de

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la septième adolescente de diamant ; et je suistoujours prêt à continuer les recherches pourtrouver la vierge de quinze ans qui doit êtredonnée, en échange de son cadeau, auVieillard des Îles ! » Et Moubarak répondit :« J’écoute et j’obéis ! » Et il ajouta : « Mon avisest qu’il est inutile d’aller ailleurs que dansl’Irak. Car c’est là seulement que nous avonschance de rencontrer ce que nous cherchons.Préparons donc la caravane et allons à Bagh-dad, la cité de paix…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Préparons donc la caravane et allons àBaghdad, la cité de paix ! »

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Et Moubarak fit les préparatifs du départ, etlorsque la caravane fut au complet, il prit avecle prince Zein le chemin qui, à travers le désert,conduit à Baghdad. Et Allah leur écrivit la sé-curité ; et ils ne firent aucune rencontre de Bé-douins coupeurs de routes ; et ils arrivèrent enbonne santé dans la cité de paix.

Or, ils commencèrent, comme ils l’avaientfait à Damas, par louer un palais, situé surle Tigre et qui avait une vue merveilleuse etun jardin semblable au Jardin-des-Délices dukhalifat. Et ils y menèrent un train extraor-dinaire, faisant bonne chère et donnant desfestins à nuls autres pareils. Et, une fois queleurs invités avaient mangé et bu jusqu’à satié-té, ils faisaient distribuer les restes aux pauvreset aux derviches. Et parmi ces derviches il yen avait un qui s’appelait abou-Bekr, et quiétait une crapule, une canaille tout à fait détes-table, qui haïssait les gens riches, précisément

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parce qu’ils étaient riches et qu’il était pauvre.Car la misère endurcit le cœur de l’hommedoué d’une âme basse, tandis qu’elle ennoblitle cœur de l’homme doué d’une âme élevée. Etcomme il voyait l’abondance et les biens d’Al-lah dans la demeure des nouveaux venus, ilne lui en fallut pas davantage pour les prendretous deux en aversion. Aussi, un jour d’entreles jours, il vint à la mosquée pour la prière del’après-midi, et il se tint au milieu du peupleassemblé, et s’écria : « Ô Croyants, vous devezsavoir que dans notre quartier sont venus logerdeux étrangers qui dépensent tous les jours dessommes immenses et font parade de leurs ri-chesses, uniquement pour offusquer les yeuxdes pauvres comme nous. Or, nous ne savonspoint qui sont ces étrangers-là, et nous igno-rons si ce ne sont pas des scélérats qui ont volédans leur pays des biens considérables, pourvenir dépenser à Baghdad le produit de leurslarcins et l’argent des veuves et des orphe-lins ! Je vous adjure donc par le nom d’Allahet les mérites de notre seigneur Mohammad

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(sur Lui la prière et la paix !) de vous mettreen garde contre ces inconnus et de ne rien ac-cepter de leur fausse générosité ! D’ailleurs, sinotre maître le khalifat venait à apprendre qu’ily a des hommes de cette sorte dans notre quar-tier, il nous rendrait tous responsables de leursméfaits et nous châtierait de ne l’en avoir pasaverti. Mais, pour ce qui est de moi, je tiensà vous déclarer que je retire mes deux mainsde cette affaire-là, et que je n’ai rien de com-mun avec ces étrangers et avec ceux qui ac-ceptent leurs invitations et entrent dans leurmaison ! » Et tous ceux qui étaient présents ré-pondirent d’une seule voix : « Certes ! tu as rai-son, ô cheikh abou-Bekr ! Et nous te chargeonsde rédiger une plainte au khalifat à ce sujet-là,pour qu’il fasse examiner leur cas ! » Puis toutel’assemblée sortit de la mosquée. Et le dervicheabou-Bekr rentra chez lui pour méditer sur lemoyen de nuire aux deux étrangers.

Sur ces entrefaites, Moubarak ne tarda pasà apprendre, par un décret de la destinée, ce

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qui venait de se passer à la mosquée ; et il eutde grandes craintes au sujet des menées duderviche ; et il pensa que si la chose s’ébrui-tait, il ne pourrait plus inspirer confiance auxentremetteuses et aux marieuses. Aussi, sansperdre de temps, il mit cinq cents dinars d’ordans un sac et courut à la maison du derviche.Et il frappa à la porte ; et le derviche vint luiouvrir et, l’ayant reconnu, il lui demanda d’unton courroucé : « Qui es-tu ? Et que veux-tu ? »Et il répondit : « Je suis Moubarak, ton esclave,ô mon maître l’imam abou-Bekr ! Et je viensvers toi de la part de l’émir Zein qui a entenduparler de ta science, de tes connaissances etde ton influence dans la ville ; et il m’a envoyépour te présenter ses hommages et se mettre àton entière disposition. Et, pour te marquer sonbon vouloir, il m’a chargé de te remettre cettebourse de cinq cents dinars, comme hommaged’un féal à son souverain, en s’excusant auprèsde toi de ce que le cadeau n’est guère propor-tionné à l’immensité de tes mérites. Mais, si Al-lah veut, il ne manquera pas, dans les jours à

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venir, de te prouver encore mieux combien ilest ton obligé et le perdu dans le désert sansbornes de ta bienveillance ! »

Lorsque le derviche abou-Bekr eut vu le sacde l’or et supputé son contenu, il devint bientendre quant à ses yeux et bien doux quantà ses intentions. Et il répondit : « Ô mon sei-gneur, j’implore ardemment mon pardon deton maître l’émir pour ce que ma langue a pudire d’inconsidéré sur son compte ; et je merepens à la limite du repentir d’avoir failli àmes devoirs à son égard ! Je te prie donc d’êtremon délégué auprès de lui pour lui exposerma contrition pour le passé et mes dispositionspour l’avenir. Car dès aujourd’hui, si Allahveut, je veux réparer en public ce que j’ai pucommettre d’inconsidéré, et mériter de la sorteles faveurs de l’émir ! » Et Moubarak répondit :« Louanges à Allah qui remplit ton cœur debonnes intentions, ô mon maître abou-Bekr !Mais je te supplie de ne point oublier de venir,après la prière, honorer notre seuil de ta pré-

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sence et exalter notre esprit de ta société ! Carnous savons que la bénédiction accompagnera,dans notre demeure, les pas de ta sainteté ! »Et, ayant ainsi parlé, il baisa la main du der-viche et s’en retourna à la maison.

Quant à abou-Bekr, il ne manqua pas d’allerà la mosquée, à l’heure de la prière ; et là,debout au milieu des fidèles rassemblés, ils’écria : « Ô Croyants, mes frères, vous savezqu’il n’y a personne qui n’ait ses ennemis ; etvous savez également que l’envie s’attacheprincipalement sur les traces de ceux sur quisont descendues les faveurs et les bénédictionsd’Allah ! Or, je tiens aujourd’hui, pour libérerma conscience, à vous dire que les deux étran-gers dont je vous ai parlé hier inconsidérémentsont des personnes douées de noblesse, detact, de vertus et de qualités inestimables. Deplus, les renseignements que j’ai pris sur leurcompte m’ont permis d’établir que l’un d’euxest un émir de haut rang et de grand mérite ; etsa présence ne peut que faire du bien à notre

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quartier. Il faut donc que vous l’honoriez par-tout où vous le rencontrerez, et que vous luirendiez les honneurs dus à son rang et à saqualité. Ouassalam ! »

Et le derviche abou-Bekr détruisit ainsidans l’esprit de ses auditeurs l’effet de ses pa-roles de la veille. Et il les quitta pour rentrerchez lui changer d’habits et se vêtir d’un cabantout neuf dont les pans traînaient jusqu’à terreet dont les larges manches s’allongeaient jus-qu’à ses genoux. Et il alla rendre visite auprince Zein, et entra dans la salle réservée auxvisiteurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTVINGT-NEUVIÈME NUIT

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Elle dit

:

… Et il alla rendre visite au prince Zein, etentra dans la salle réservée aux visiteurs. Et il

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squi lui rendit son salam et le reçut avec cordia-lité et l’invita à s’asseoir à côté de lui sur le di-van. Puis il lui fit servir à manger et à boire, etlui tint compagnie, en partageant le repas aveclui et avec Moubarak. Et ils causèrent commedeux excellents amis. Et le derviche, complète-ment gagné par les manières du prince, lui de-manda : « Ô mon seigneur Zein, penses-tu illu-miner longtemps notre ville de ta présence ? »Et Zein qui, malgré son jeune âge, était fortavisé et savait tirer profit des occasions four-nies par la destinée, lui répondit : « Oui, ô monmaître l’imam. Mon intention est de demeurerà Baghdad jusqu’à ce que mon but soit at-teint ! » Et abou-Bekr dit : « Ô mon seigneurl’émir, quel est le noble but que tu poursuis ?Ton esclave serait fort aise s’il pouvait t’aider

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’inclina jusqu’à terre en présence du prince,

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en quelque chose, et il se dévouerait de toutcœur amical à tes intérêts ! » Et le prince Zeinrépondit : « Sache alors, ô vénérable cheikhabou-Bekr, que mon souhait est le mariage.Je désire, en effet, trouver, pour la prendrecomme épouse, une jeune fille de quinze ansqui soit à la fois excessivement belle et tout àfait vierge. Et il faut que sa beauté soit tellequ’elle n’ait pas sa pareille parmi les jeunesfilles de son temps, et que sa virginité soit debon aloi au dehors comme au dedans. Et c’estlà le but que je poursuis, et le motif qui m’aconduit à Baghdad, après m’avoir fait séjour-ner en Égypte et en Syrie. » Et le derviche ré-pondit : « Certes ! Ô mon maître, c’est là unechose bien rare et bien difficile à trouver. Et,si Allah ne m’avait pas envoyé sur ton chemin,ton séjour à Baghdad n’aurait jamais vu sonterme, et toutes les marieuses auraient perduvainement leur temps dans les recherches. Or,moi, je sais où tu pourras trouver cette perleunique ; et je te le dirai, si toutefois tu le per-mets ! »

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À ces paroles, Zein et Moubarak ne purents’empêcher de sourire. Et Zein lui dit : « Ô saintderviche, es-tu donc bien sûr de la virginitéde celle dont tu me parles ? Et, dans ce cas,comment as-tu fait pour avoir cette certitude ?Si tu as toi-même vu dans cette adolescentece qui doit être caché, comment pourrait-elleêtre vierge ? Car la virginité réside aussi biendans la conservation du sceau que dans soninvisibilité ! » Et abou-Bekr répondit : « Certes,je ne l’ai point vue ! Mais je me couperais lamain droite, si elle n’était pas comme je te l’in-dique ! Et d’ailleurs toi-même, ô mon seigneur,comment pourras-tu faire pour avoir, avant lanuit des noces, une certitude si complète ? » EtZein répondit : « Ce sera fort simple : je n’auraibesoin que de la voir un instant, tout habilléeet complètement enveloppée de ses voiles ! »Et le derviche, par égard pour son hôte, nevoulut point rire, et se contenta de répondre :« Notre maître l’émir doit se connaître en phy-sionomies, pour deviner de la sorte, en nevoyant que les yeux derrière le voile, l’état de

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la virginité chez une adolescente qu’il n’a ja-mais connue ! » Et Zein dit : « C’est ainsi ! Ettu n’as qu’à me faire voir l’adolescente, si vrai-ment tu penses que l’affaire est possible ! Etsois certain que je saurai reconnaître tes ser-vices et les estimer au delà de leur valeur ! » Etle derviche répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Etil sortit à la recherche de l’adolescente en ques-tion.

Or, abou-Bekr connaissait, en effet, unejeune fille qui pouvait présenter les conditionsrequises, et qui n’était autre que la fille ducheikh des derviches de Baghdad. Et son pèrel’avait élevée loin de tous les regards, dans unevie simple et cachée, suivant les préceptes su-blimes du Livre. Et elle avait grandi dans la de-meure, ignorant la laideur, et poussé commeune fleur. Elle était blanche et élégante etd’une délicieuse tournure, étant sortie sans dé-faut du moule de la beauté. Et admirablesétaient ses proportions, et noirs ses yeux, etpolis comme des morceaux de lune ses

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membres délicats. Et elle était toute ronde d’uncôté et toute fine au-dessus ! Quant à ce quiétait situé entre les colonnes, nul ne sauraitle décrire, ne l’ayant jamais vu. C’est pourquoile miroir magique sera le seul qui l’aura, pourla première fois, reflété, et qui pourra en per-mettre la description, avec l’assentiment d’Al-lah !

Le derviche abou-Bekr alla donc à la mai-son du cheikh de la corporation et, après lessalams et les compliments de part et d’autre,lui fit un long discours, appuyé sur diverstextes du Livre saint, au sujet de la nécessitédu mariage pour les jeunes filles pubères ; et ilfinit par lui exposer la situation dans tous sesdétails, en ajoutant : « Or, cet émir, si noble, siriche et si généreux, est prêt à te payer n’im-porte quelle dot que tu demanderas pour tafille ; mais, en retour, il exige, comme seulecondition, de jeter un seul regard sur elle, tan-dis qu’elle sera tout habillée, voilée et com-plètement enveloppée de l’izar ! » Et le cheikh

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des derviches, père de la jeune fille, réfléchitpendant une heure de temps, et répondit : « Iln’y a point d’inconvénient ! » Et il alla trouverson épouse, mère de la jeune fille, et lui dit :« Ô mère de Latifah, lève-toi et prends notrefille Latifah et marche derrière notre fils, lederviche abou-Bekr, qui te conduira dans unpalais où la destinée de ta fille l’attend au-jourd’hui…

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Elle dit :

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« … Ô mère de Latifah, lève-toi et prendsnotre fille Latifah et marche derrière notre fils,

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le derviche abou-Bekr, qui te conduira dansun palais où la destinée de ta fille l’attend au-jourd’hui ! » Et l’épouse du cheikh des der-viches obéit tout de suite et s’enveloppa de sesvoiles et alla dans la chambre de sa fille et luidit : « Ô ma fille Latifah, ton père désire qu’au-jourd’hui, pour la première fois, tu sortes avecmoi ! » Et, après l’avoir peignée et habillée, ellesortit avec elle et suivit, à dix pas de distance,le derviche abou-Bekr qui les conduisit au pa-lais où, assis sur le divan de la salle d’audience,les attendaient Zein et Moubarak.

Et tu entras, ô Latifah, avec de grands yeuxnoirs, bien étonnés sous le petit voile de ton vi-sage. Car de ta vie tu n’avais vu d’autre figured’homme que la figure vénérable du cheikh desderviches, ton père. Et tu ne baissas point lesyeux, car tu ne connaissais ni la fausse mo-destie, ni la fausse pudeur, ni rien des chosesqu’apprennent d’ordinaire les filles des

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hommes pour captiver les cœurs ! Mais tu re-gardas toutes choses avec tes beaux yeux noirsde gazelle tremblante, hésitante et charmante !Et le prince Zein, à ton apparition, sentit sa rai-son s’envoler ; car parmi toutes les femmes deson palais de Bassra, et toutes les adolescentesd’Égypte et de Syrie, il n’avait point vu quel-qu’une qui pût égaler, de près ou de loin, tabeauté. Et tu parus dans le miroir, reflétée ettoute nue. Et il put ainsi voir, blottie au som-met des colonnes, semblable à une toute pe-tite colombe blanche, une miraculeuse histoirescellée du sceau intact de Soleïmân (sur Lui lapaix et la prière !) Et il la considéra plus at-tentivement, et, à la limite de la jubilation, ilconstata que ton histoire, ô Latifah, était entous points semblable à une amande décorti-quée. Gloire à Allah qui conserve les trésors etles réserve à ses Croyants !

Lorsque le prince Zein, grâce au miroir ma-gique, eut ainsi trouvé l’adolescente qu’il cher-chait, il chargea Moubarak d’aller faire immé-

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diatement la demande de mariage. Et Mouba-rak, accompagné d’abou-Bekr le derviche, al-la aussitôt chez le cheikh des derviches, luifit part de la demande du prince, et prit sonconsentement. Et il le conduisit au palais ; eton envoya chercher le kâdi et les témoins ; etl’on fit le contrat de mariage. Et l’on célébra lesnoces avec une pompe extraordinaire ; et Zeindonna de grands festins et fit de grandes lar-gesses aux pauvres du quartier. Et quand tousles invités furent partis, Zein retint auprès delui le derviche abou-Bekr et lui dit : « Sache,ô abou-Bekr que nous partons ce soir mêmepour un pays assez éloigné. Et, en attendantmon retour à Bassra, mon pays, voici pour toidix mille dinars d’or, comme rémunération detes bons services. Mais Allah est le plus grand !et un jour je saurai te mieux prouver ma grati-tude ! » Et il lui donna les dix mille dinars, seréservant de le nommer un jour grand-cham-bellan, à son arrivée dans son royaume. Et,après que le derviche lui eut baisé les mains,il donna le signal du départ. Et l’adolescente

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vierge fut placée dans une litière, sur le dosd’un chameau. Et Moubarak ouvrit la marche,et Zein marcha le dernier. Et, accompagnés deleur suite, ils prirent le chemin des Trois-Îles.

Or, les Trois-Îles étant fort loin de Baghdad,le voyage dura de longs mois, pendant lesquelsle prince Zein se sentait tous les jours de plusen plus gagné par les charmes de la mer-veilleuse enfant virginale devenue son épouselégale. Et il l’aima, dans son cœur, pour cequ’elle avait en elle de douceur, de charmes,de gentillesse et de vertus naturelles. Et, pourla première fois, il éprouva l’effet du véritableamour qu’il n’avait jamais soupçonné jusque-là. Aussi ce fut avec une grande amertumedans le cœur qu’il vit arriver le moment de laremettre au Vieillard des Trois-Îles. Et il futbien des fois tenté de rebrousser chemin et des’en retourner à Bassra, en emmenant l’adoles-cente. Mais il se sentait retenu par le sermentqu’il avait fait au Vieillard des Trois-Îles ; et ilne pouvait ne point le tenir !

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Sur ces entrefaites, ils entrèrent dans le ter-ritoire interdit, et, par le même chemin et lesmêmes moyens qu’autrefois, ils parvinrentdans l’île où demeurait le Vieillard. Et, aprèsles salams et les compliments, Zein lui présen-ta l’adolescente, toute voilée. Et il lui remit, enmême temps, le miroir. Et le Vieillard des Îlesla regarda avec attention, sans se servir du mi-roir ; et ses yeux semblaient être eux-mêmesdeux miroirs. Et, au bout de quelques instants,il s’approcha de Zein et, se jetant à son cou, ill’embrassa avec beaucoup d’effusion, et lui dit :« Sultan Zein, je suis, en vérité, fort content deta diligence à me satisfaire et du résultat de tesrecherches. Car l’adolescente que tu m’amènesest tout à fait celle que je souhaitais ! Elle estadmirablement belle et surpasse en charmeset en perfections toutes les adolescentes de laterre ! De plus, elle est vierge d’une virginité debon aloi, vu qu’elle est comme scellée du sceaude notre maître Soleïmân-ben-Daoud (sur euxdeux la prière et la paix !) Quant à toi, tu n’asplus qu’à retourner dans tes états ; et, lorsque

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tu entreras dans la seconde salle en faïence oùsont les six statues, tu y trouveras la septièmeque je t’ai promise et qui vaut, à elle seule, plusque mille autres réunies ! » Et il ajouta : « Faismaintenant comprendre à l’adolescente que tume la laisses, et qu’elle n’a plus rien de com-mun avec toi ! »

À ces paroles, la charmante Latifah, qui elleaussi s’était fort attachée au beau prince Zein,poussa un profond soupir et se mit à pleurer.Et Zein se mit à pleurer également. Et, bientriste, il lui expliqua tout ce qui s’était concluentre lui et le Vieillard des Îles, et lui dit : « Tues divorcée ! » Et, sanglotant, il sortit de chezle Vieillard des Îles, tandis que Latifah s’éva-nouissait de douleur. Et, après avoir baisé lamain du Vieillard, il reprit avec Moubarak lechemin de Bassra. Et, durant tout le voyage, ilne cessait de penser à cette si charmante et sidouce Latifah ; et il se reprochait amèrementde l’avoir trompée, en lui faisant croire qu’elleétait devenue son épouse ; et il se regardait

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comme la cause de leur malheur à tous deux.Et il ne pouvait s’en consoler.

Or, ce fut dans cet état de désolation qu’ilarriva enfin à Bassra, où les grands et les pe-tits, charmés de son retour, firent de grandesréjouissances. Mais le prince Zein, devenu bientriste, ne prenait point part à ces fêtes, et, mal-gré les instances de son fidèle Moubarak, se re-fusait à descendre dans le souterrain où devaitse trouver l’adolescente de diamant si long-temps attendue, si longtemps souhaitée.

Enfin, cédant aux conseils de Moubarak,qu’il avait nommé vizir dès son arrivée à Bass-ra, il consentit à descendre au souterrain. Etil traversa la salle de porcelaine et de cristal,toute rutilante de dinars et de poudre d’or, etpénétra dans la salle de faïence verte creuséed’or…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il traversa la salle de porcelaine et decristal, toute rutilante de dinars et de poudred’or, et pénétra dans la salle de faïence vertecreusée d’or. Et il vit les six statues à leursplaces respectives ; et il jeta un regard las surle septième piédestal d’or. Et voici ! Debout etsouriante se tenait une adolescente nue, plusbrillante que le diamant, que le prince Zein, àla limite de l’émotion, reconnut pour celle qu’ilavait conduite dans les Trois-Îles. Et, immo-bilisé, il ne sut qu’ouvrir la bouche, sans pou-voir prononcer un seul mot. Et Latifah lui dit :« Oui ! c’est bien moi Latifah, celle que tu net’attendais pas à trouver ici ! Hélas ! tu venaisdans l’espoir de posséder quelque chose deplus précieux que moi ! » Et Zein put enfin s’ex-

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primer, et s’écria : « Non, par Allah ! ô ma maî-tresse, je ne suis descendu ici que malgré moncœur qui ne travaillait qu’à ton sujet ! Mais bé-ni soit Allah qui a permis notre réunion ! »

Et, comme il prononçait ces derniers mots,un coup de tonnerre se fit entendre qui fittrembler le souterrain, et, au même moment,parut le Vieillard des Îles. Et il souriait avecbonté. Et il s’approcha de Zein, et lui prit lamain et la mit dans la main de l’adolescente,en lui disant : « Ô Zein, sache que dès ta nais-sance je t’ai pris sous ma protection. Je devaisdonc assurer ton bonheur. Et je ne pouvais lemieux faire qu’en te donnant le seul trésor quisoit inestimable. Et ce trésor, plus beau quetoutes les adolescentes de diamant et toutesles pierreries de la terre, c’est cette jeune fillevierge. Car la virginité, unie à la beauté ducorps et à l’excellence de l’âme, est la thé-riaque qui dispense de tous les remèdes et tientlieu de toutes les richesses ! » Et, ayant ainsiparlé, il embrassa Zein et disparut.

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Et le sultan Zein et son épouse Latifah, àla limite du bonheur, s’aimèrent d’un grandamour, et vécurent de longues années dans lavie la plus délicieuse et la plus choisie, jusqu’àce que vînt les visiter la Séparatrice inévitabledes amis et des sociétés ! Gloire au Seul Vivantqui ne connaît pas la mort !

— Lorsque Schahrazade eut fini de racontercette histoire, elle se tut. Et le roi Schahriar dit :« Ce Miroir des Vierges, Schahrazade, est extrê-mement étonnant ! » Et Schahrazade sourit et dit :« Oui, ô Roi ! Mais qu’est-il en comparaison dela LAMPE MAGIQUE ? » Et le roi Schahriar de-manda : « Quelle est cette lampe magique que jene connais pas ? » Et Schahrazade dit : « C’est lalampe d’Aladdin ! Et je vais justement t’en parlerce soir ! » Et elle dit :

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HISTOIRE D’ALADDIN ET DELA LAMPE MAGIQUE

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué debonnes manières, qu’il y avait (mais Allah estplus savant) en l’antiquité du temps et le passédes âges et des moments, dans une villed’entre les villes de la Chine, dont je ne me rap-pelle pas le nom pour l’instant, un homme quiétait tailleur de profession et pauvre de condi-tion. Et cet homme avait un fils nommé Alad-din(1), qui était un garçon tout à fait à rebourscomme éducation, et qui paraissait être, dèsson enfance, un gamin bien fâcheux. Or, lors-qu’il eut atteint l’âge de dix ans, son père vou-lut d’abord lui faire apprendre quelque métierhonorable ; mais, comme il était fort pauvre,il ne put subvenir aux frais de l’instruction, etil dut se contenter de prendre avec lui l’enfant

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à la boutique, pour lui enseigner son propremétier, le travail à l’aiguille. Mais Aladdin, quiétait un enfant dévoyé, habitué à jouer avec lesjeunes garçons du quartier, ne put s’astreindreà rester un seul jour à la boutique. Aucontraire ! au lieu d’être attentif au travail, ilguettait l’instant où son père était obligé soitde s’absenter pour quelque affaire, soit de tour-ner le dos pour s’occuper d’un client, et aussi-tôt il détalait en toute hâte et courait rejoindredans les ruelles et les jardins les jeunes vau-riens qui lui ressemblaient. Et telle était laconduite de ce garnement qui ne voulait niobéir à ses parents ni apprendre le travail dela boutique. Aussi son père, fort chagriné etdésespéré d’avoir un fils enclin à tous les vices,finit par l’abandonner à son libertinage ; et,dans sa douleur, il fit une maladie dont il mou-rut. Mais cela ne corrigea point Aladdin de samauvaise conduite, pas du tout !

Alors la mère d’Aladdin, voyant que sonépoux était mort et que son fils n’était qu’un

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vaurien dont il n’y avait rien à faire, se décidaà vendre la boutique et tous les ustensiles dela boutique, afin de pouvoir subsister quelquetemps avec le produit de la vente. Mais commecela fut bien vite épuisé, elle dut prendre l’ha-bitude de passer ses jours et ses nuits à filer lalaine et le coton pour tâcher de gagner quelquechose dont se nourrir et nourrir son fils, le gar-nement.

Quant à Aladdin, lorsqu’il se vit délivré dela crainte de son père, il n’eut plus aucunesorte de retenue et s’enfonça bien plus dansla gaminerie et la perversité. Et il passait ainsitoutes ses journées hors de la maison, pourn’y rentrer que juste aux heures des repas. Etla pauvre mère, cette malheureuse, continua,malgré tous les torts de son fils à son égardet l’abandon où il la laissait, à le faire vivredu travail de ses mains et du produit de sesveilles, en pleurant toute seule des larmes bienamères. Et ce fut ainsi qu’Aladdin atteignitl’âge de quinze ans. Et il était vraiment beau et

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bien fait, avec deux magnifiques yeux noirs, etun teint de jasmin, et un aspect séduisant, toutà fait.

Or, un jour d’entre les jours, comme il étaitau milieu de la place située à l’entrée des souksdu quartier, uniquement occupé à jouer avecles petits gamins et les vagabonds de son es-pèce, un derviche maghrébin vint à passer parlà, qui s’arrêta à regarder obstinément les en-fants. Et il finit par attacher ses regards surAladdin et par l’observer d’une façon bien sin-gulière et avec une attention toute particulière,sans plus s’occuper des autres petits garçons,ses camarades. Et ce derviche, qui venait dufin fond du Maghreb, des contrées de l’inté-rieur lointain, était un insigne magicien fortversé dans l’astrologie et la science des phy-sionomies ; et il pouvait, par la puissance desa sorcellerie, faire se mouvementer et se heur-ter les unes contre les autres les plus hautesmontagnes. Il continua donc à observer Alad-din avec beaucoup d’insistance, en pensant :

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« Le voilà enfin le garçon qu’il me faut, celuique je cherche depuis si longtemps, et pour le-quel je suis parti du Maghreb, mon pays…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Le voilà enfin le garçon qu’il me faut,celui que je cherche depuis si longtemps, etpour lequel je suis parti du Maghreb, monpays ! » Et il s’approcha doucement de l’un despetits garçons, sans toutefois perdre Aladdinde vue, le prit à part sans se faire remarquer,et s’informa minutieusement auprès de lui du

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père et de la mère d’Aladdin, ainsi que de sonnom et de sa condition. Et, muni de ces ren-seignements, il s’approcha d’Aladdin, en sou-riant, réussit à l’attirer dans un coin, et lui dit :« Ô mon enfant, n’es-tu point Aladdin, fils dutailleur tel ? » Et Aladdin répondit : « Oui, jesuis Aladdin. Quant à mon ère, il y a bien long-temps qu’il est mort ! » À ces paroles, le der-viche maghrébin se jeta au cou d’Aladdin, et leprit dans ses bras, et se mit à le baiser sur lesjoues fort longtemps, en pleurant sur lui, à lalimite de l’émotion. Et Aladdin, extrêmementsurpris, lui demanda : « Quelle est la cause detes larmes, seigneur ? Et d’où connais-tu le dé-funt, mon père ? » Et le Maghrébin, d’une voixtriste et comme brisée, répondit : « Ah ! monenfant, comment pourrais-je ne point verserles larmes du deuil et de la douleur, alors queje suis ton oncle, et que tu viens de me révéler,d’une manière si inattendue, la mort de monpauvre frère, ton défunt père ? Ô fils de monfrère, sache, en effet, que j’arrive dans ce pays,après avoir quitté ma patrie et affronté les dan-

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gers d’un long voyage, uniquement dans l’es-poir joyeux de revoir ton père et d’éprouveravec lui le bonheur du retour et de la réunion !Et voici, hélas ! que tu m’apprends sa mort ! »Et il s’arrêta un instant, comme suffoquéd’émotion ; puis il ajouta : « D’ailleurs je doiste dire, ô fils de mon frère, que, sitôt que jet’ai aperçu, mon sang s’est de suite porté verston sang et m’a fait vite te reconnaître, sans hé-sitation, au milieu de tous tes camarades ! Et,bien qu’au moment où je quittai ton père, tu nefusses pas encore né, vu qu’il n’était pas ma-rié, je n’ai pas tardé à reconnaître en toi sestraits et sa ressemblance ! Et c’est cela préci-sément qui me console un peu de sa perte !Ah ! calamité sur ma tête ! Où es-tu mainte-nant, mon frère, toi que j’espérais embrasserau moins une fois, après une si longue absenceet avant que la mort vînt nous séparer à ja-mais ? Hélas ! qui peut se flatter d’empêcherd’être ce qui est ? Et qui peut fuir sa destinéeou éviter ce qui a été prescrit par Allah Très-Haut ? » Puis après un moment de silence, il

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reprit Aladdin dans ses bras, le serra contre sapoitrine, et lui dit : « Pourtant, ô mon fils, glori-fié soit Allah qui me fait te rencontrer ! Tu vasdésormais être ma consolation et tu remplace-ras ton père dans mon affection puisque tu esson sang et sa descendance ; car le proverbedit : Celui qui a laissé une postérité, n’est pasmort ! »

Puis le Maghrébin tira de sa ceinture dix di-nars d’or et les mit dans la main d’Aladdin, enlui demandant : « Ô mon fils Aladdin, où doncdemeure-t-elle, ta mère, la femme de monfrère ? » Et Aladdin, tout à fait gagné par la gé-nérosité et la figure souriante du Maghrébin, leprit par la main, le conduisit jusqu’à l’extrémi-té de la place et lui montra du doigt le cheminde leur maison, en disant : « C’est par là qu’elledemeure ! » Et le Maghrébin lui dit : « Ces dixdinars que je t’ai donnés, ô mon enfant, tu lesremettras à l’épouse de mon défunt frère, en luitransmettant mes salams. Et tu lui annoncerasque ton oncle vient d’arriver de voyage, après

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sa longue absence à l’étranger, et que, dansla journée de demain, il espère, si Allah veut,pouvoir se présenter à la maison pour faire lui-même ses souhaits à l’épouse de son frère, etvoir les lieux où le défunt a passé sa vie, et vi-siter son tombeau ! »

Lorsque Aladdin eut entendu ces paroles duMaghrébin, il voulut se montrer empressé dansl’exécution de ses souhaits et, après lui avoirbaisé la main, il se hâta, dans sa joie, de cou-rir au logis où il arriva, contrairement à ses ha-bitudes, à une heure qui n’était guère celle durepas, et, en entrant, il s’écria : « Ô ma mère,je viens t’annoncer que mon oncle, après salongue absence à l’étranger, vient d’arriver devoyage, et t’envoie ses salams ! » Et la mèred’Aladdin, fort étonnée de ce langage nouveauet de cette entrée inaccoutumée, répondit :« On dirait, mon fils, que tu veux te moquer deta mère ! Quel est, en effet, cet oncle dont tume parles ? Et d’où et depuis quand as-tu unoncle encore en vie ? » Et Aladdin dit : « Com-

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ment, ô ma mère, peux-tu dire que je n’ai pointd’oncle ou de parent encore en vie, alors quel’homme en question est le frère de mon défuntpère ? Et la preuve est qu’il me serra contresa poitrine, et m’embrassa en pleurant et mechargea de venir t’annoncer la nouvelle et temettre au courant ! » Et la mère d’Aladdin dit :« Oui, mon enfant, je sais bien que tu avais unoncle, mais il y a de longues années qu’il estmort. Et je ne sache pas que, depuis, tu aiesjamais eu un second oncle ! » Et elle regardaavec deux yeux bien étonnés son fils Aladdinqui déjà s’occupait d’autre chose. Et elle ne luidit plus rien à ce sujet, ce jour-là. Et Aladdin,de son côté, ne lui parla pas du don du Magh-rébin.

Or, le lendemain matin, dès la premièreheure, Aladdin sortit de la maison ; et le Magh-rébin, qui était déjà à sa recherche, le rencon-tra au même endroit que la veille, déjà en trainde s’amuser, selon sa coutume, avec les vaga-bonds de son âge. Et il s’approcha vivement de

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lui, lui prit la main, le serra sur son cœur, etl’embrassa tendrement. Puis il tira deux dinarsde sa ceinture et les lui remit, en disant : « Vatrouver ta mère et dis-lui, en lui donnant cesdeux dinars : Mon oncle a l’intention de venirce soir prendre le repas avec nous ; c’est pour-quoi il t’envoie cet argent, afin que tu puissesnous préparer des mets excellents ! » Puis ilajouta, en s’inclinant vers son visage : « Etmaintenant, ya Aladdin, montre-moi une se-conde fois le chemin de la maison ! » Et Alad-din répondit : « Sur ma tête et mes yeux, ô mononcle ! » Et il marcha devant lui et lui montrale chemin de leur maison. Et le Maghrébin lequitta et s’en alla en sa voie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le Maghrébin le quitta et s’en alla ensa voie. Et Aladdin entra à la maison, racon-ta la chose à sa mère et lui remit les deux di-nars, en lui disant : « Mon oncle va venir cesoir manger avec nous ! »

Alors, la mère d’Aladdin, voyant les deuxdinars, se dit : « Je ne connais peut-être pastous les frères du défunt ! » Et elle se leva etalla en toute hâte au souk où elle acheta lesprovisions nécessaires pour un bon repas, etrevint pour se mettre aussitôt à préparer lesmets. Mais comme cette pauvre n’avait pointd’ustensiles de cuisine, elle alla emprunterchez ses voisines ce dont elle avait besoin enfait de casseroles, d’assiettes et de vaisselle.Et elle cuisina toute la journée ; et, vers le

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soir, elle dit à Aladdin : « Mon fils, voici le re-pas qui est prêt, et peut-être que ton oncle neconnaît pas bien le chemin de notre maison.Tu feras donc bien d’aller à sa rencontre ou del’attendre dans la rue ! » Et Aladdin répondit :« J’écoute et j’obéis ! » Et, comme il se dispo-sait à sortir, on frappa à la porte. Et il courutouvrir. Or, c’était le Maghrébin. Et il était ac-compagné d’un portefaix qui avait sur la têteune charge de fruits, de pâtisseries et de bois-sons. Et Aladdin les introduisit tous deux. Etle portefaix, après avoir déposé sa charge dansla maison, fut payé et s’en alla en son état. EtAladdin conduisit le Maghrébin dans la pièceoù se tenait sa mère. Et le Maghrébin, d’unevoix bien émue, s’inclina et dit : « Que la paixsoit sur toi, ô épouse de mon frère ! » Et lamère d’Aladdin lui rendit le salam. Alors leMaghrébin se mit à pleurer en silence. Puis ildemanda : « Où est l’endroit où avait coutumede s’asseoir le défunt ? » Et la mère d’Aladdinlui montra l’endroit en question ; et aussitôtle Maghrébin se jeta à terre et se mit à bai-

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ser cette place et à soupirer, avec des larmesaux yeux, et à dire : « Ah ! quelle chance estla mienne ! Ah ! mon misérable sort de t’avoirperdu, ô mon frère, ô veine de mon œil ! » Et ilcontinua à pleurer et à se lamenter tellement,et avec une figure si altérée et un tel boule-versement d’entrailles, qu’il fut sur le point des’évanouir, et que la mère d’Aladdin ne doutapas un instant que ce ne fût là le propre frèrede son défunt mari. Et elle s’approcha de lui,le releva du sol et lui dit : « Ô frère de monépoux, tu vas te tuer sans fruit, à force de pleu-rer ! Hélas ! ce qui est écrit doit courir ! » Etelle continua à le consoler par de bonnes pa-roles jusqu’à ce qu’elle l’eût décidé à boire unpeu d’eau pour se calmer, et à s’asseoir pour lerepas.

Or, quand la nappe fut tendue, le Magh-rébin commença à s’entretenir avec la mèred’Aladdin. Et il lui raconta ce qu’il avait à lui ra-conter, en lui disant : « Ô femme de mon frère,ne trouve pas extraordinaire que tu n’aies pas

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encore eu l’occasion de me voir et que tu nem’aies point connu du temps de mon frère, ledéfunt. Il y a trente ans, en effet, que j’ai quit-té ce pays et que je suis parti pour l’étranger,en renonçant à ma patrie. Et depuis lors je n’aicessé de voyager dans les contrées de l’Inde etdu Sindh, et de parcourir le pays des Arabes etles terres des autres nations. Et j’ai été aussien Égypte et j’ai habité la ville magnifique deMasr, qui est le miracle du monde ! Et, après yavoir séjourné un long temps, je suis parti pourle pays du Maghreb central, où j’ai fini par mefixer pour vingt années.

« Sur ces entrefaites, ô femme de mon frère,comme, un jour d’entre les jours, j’étais assisdans ma maison, je me mis à penser à ma terrenatale et à mon frère. Et en moi le désir aug-menta de revoir mon sang ; et je me mis à pleu-rer et à me lamenter sur mon séjour en paysétranger. Et, à la fin, les regrets de ma sépara-tion et de mon éloignement de l’être qui m’étaitcher devinrent si intenses, que je me décidai

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à entreprendre le voyage vers la contrée quiavait vu apparaître ma tête de nouveau-né. Etje pensais en mon âme : « Ô homme ! que d’an-nées écoulées depuis le jour où tu délaissas taville et ton pays et la demeure du seul frère quetu possèdes au monde ! Lève-toi donc et parsle revoir avant la mort ! Car qui sait les calami-tés du destin, les accidents des jours et les ré-volutions du temps ? Et ne serait-ce point mi-sère suprême que de mourir avant de t’être ré-joui les yeux de la vue de ton frère, maintenantsurtout qu’Allah (glorifié soit-Il !) t’a donné larichesse et que ton frère est peut-être toujoursdans une condition d’étroite pauvreté ! N’ou-blie donc pas qu’en partant tu ferais deux ac-tions excellentes : revoir ton frère et le secou-rir ! »

« Or, moi, à ces pensées, ô femme de monfrère, je me levai sur l’heure et me préparai audépart. Et, après avoir récité la prière du ven-dredi et la Fatiha du Korân, je montai à che-val et me dirigeai vers ma patrie. Et, après bien

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des périls et les longues fatigues du chemin, jefinis, avec l’aide d’Allah (glorifié et honoré soit-Il) par arriver en sécurité dans ma ville, celle-ci. Et je me mis aussitôt à parcourir les rueset les quartiers à la recherche de la maison demon frère. Et Allah permit que je rencontrassede la sorte cet enfant en train de jouer avec sescamarades. Et moi, par Allah le Tout-Puissant !ô femme de mon frère, à peine le vis-je queje sentis mon cœur se fendre pour lui d’émoi ;et, comme le sang reconnaît le sang, je n’hési-tai pas à voir en lui le fils de mon frère. Et, aumême moment, j’oubliai mes fatigues et mespréoccupations, et je faillis m’envoler de joie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-QUATRIÈME NUIT

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Elle dit :

« … Et, au même moment, j’oubliai mes fa-tigues et mes préoccupations, et je faillis m’en-

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voler de joie. Mais hélas ! pourquoi me fallut-ilbientôt apprendre de la bouche de cet enfantque mon frère avait trépassé dans la miséri-corde d’Allah Très-Haut ? Ah ! la terrible nou-velle qui faillit me faire tomber à la renversede saisissement et de douleur ! Mais, ô femmede mon frère, l’enfant a dû probablement te ra-conter comment il a réussi, par sa vue et saressemblance avec le défunt, à me consoler unpeu en me faisant ainsi souvenir du proverbequi dit : L’homme qui laisse une postérité nemeurt pas ! »

Ainsi parla le Maghrébin. Et il s’aperçut quela mère d’Aladdin, à ces souvenirs évoqués deson époux, pleurait amèrement. Et, pour luifaire oublier sa tristesse et changer ses idéesnoires, il se tourna vers Aladdin et, pour en-gager la conversation, lui demanda : « Mon fils

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Aladdin, qu’as-tu appris en fait de métier, etquel travail fais-tu pour venir en aide à ta mère,cette pauvre, et subsister tous deux ? »

En entendant cela, Aladdin, pris de hontepour la première fois de sa vie, baissa la tête enregardant par terre. Et comme il ne disait mot,sa mère répondit à sa place : « Un métier, ôfrère de mon époux ! un métier pour Aladdin ?Et comment cela ? Par Allah, il ne sait rien dutout ! Ah ! un enfant comme ça, tout de travers,je n’en ai jamais vu ! Toute la journée il est àcourir avec les enfants du quartier, des vaga-bonds, des garnements, des vauriens commelui ! Et cela au lieu de suivre l’exemple des en-fants gentils qui restent dans la boutique avecleur père ! Ah ! son père à lui n’est mort, ô re-grets cuisants ! qu’à cause de lui ! Et d’ailleurs,moi aussi, maintenant, je suis réduite à untriste état de santé ! Et c’est à peine si je puisencore voir un peu avec mes yeux usés par leslarmes et les veilles, travaillant sans relâcheet passant mes journées et mes nuits à filer

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le coton pour arriver à avoir de quoi acheterdeux galettes de maïs, juste de quoi nous nour-rir tous deux. Et telle est ma condition ! Et jete jure par ta vie à toi, ô frère de mon époux,qu’il ne rentre à la maison que juste aux heuresdes repas ! Et puis c’est tout ! Aussi, des fois,quand il me délaisse de la sorte, moi, sa mère,je pense à fermer la porte de la maison et àne plus la lui ouvrir, pour l’obliger à aller cher-cher quelque travail qui le fasse vivre ! Et puisje n’ai pas la force de le faire, car le cœurde la mère est pitoyable et miséricordieux !Mais l’âge vient, et je deviens une femme bienvieille, ô frère de mon époux ! Et mes épaulesne supportent plus les fatigues comme autre-fois ! Et c’est à peine maintenant si mes doigtsconsentent à tourner le fuseau ! Et je ne saisjusqu’à quand je vais pouvoir continuer unetâche pareille, sans être trahie par la viecomme je suis délaissée par mon fils, cet Alad-din qui est là, devant toi, ô frère de monépoux ! »

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Et elle se mit à sangloter.

Alors le Maghrébin se tourna vers Aladdinet lui dit : « Ah ! ô fils de mon frère, en vérité jene savais pas tout cela sur ton compte ! Pour-quoi marches-tu dans ce sentier du vagabon-dage ? Quelle honte sur toi, Aladdin ! Cela n’estguère convenable pour les hommes commetoi ! Tu es doué de raison, mon enfant, et tues un fils de bonne famille ! N’est-ce point undéshonneur pour toi de laisser ainsi ta pauvremère, une femme âgée, s’occuper de te fairevivre, alors que tu es un homme en âge dete créer une occupation capable de vous fairetous deux subsister ? Et puis, ô mon enfant, re-garde ! grâce à Allah, il n’y a rien de plus nom-breux dans notre ville que les maîtres des mé-tiers ! Tu n’auras donc qu’à choisir toi-même lemétier qui te plaît le mieux, et je prends surmoi de t’y placer ! Et de la sorte, quand tu se-ras devenu grand, mon fils, tu auras entre lesmains un métier sûr qui te protégera contre lescoups du sort ! Ainsi, parle ! Et si le métier de

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ton défunt père, le travail à l’aiguille, n’est pasà ta convenance, cherche autre chose, et m’enavise ! Et moi, je t’aiderai de tout mon possible,ô mon enfant ! »

Mais Aladdin, au lieu de répondre, continuaà tenir la tête baissée et à garder le silence,pour marquer de la sorte qu’il ne voulait pointd’autre métier que celui de vagabond. Et leMaghrébin comprit sa répugnance pour lesmétiers manuels, et essaya de le prendre autre-ment. Il lui dit donc : « Ô fils de mon frère, quemon insistance ne te formalise ni ne te fasse dela peine ! Laisse-moi seulement ajouter que, siles métiers te rebutent, je suis prêt, si toutefoisil te plaît de devenir un honnête homme, à t’ou-vrir une belle boutique de marchand de soie-ries dans le grand souk ! Et je te garnirai cetteboutique-là des étoffes les plus chères et desbrocarts de la qualité la plus fine. Et de la sortetu te feras de belles relations dans le mondedes grands marchands ! Et tu prendras l’habi-tude de vendre et d’acheter, de prendre et de

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donner. Et ta réputation sera excellente dans laville. Et tu honoreras de la sorte la mémoire deton défunt père ! Qu’en dis-tu, ô Aladdin, monfils ? »

Lorsque Aladdin eut entendu cette proposi-tion de son oncle et compris qu’il allait devenirun grand marchand dans le souk, un hommed’importance, habillé de beaux vêtements,avec un turban de soie et une jolie ceinture decouleurs différentes, il fut extrêmement réjoui.Et il regarda le Maghrébin en souriant et enpenchant la tête de côté, ce qui, dans son lan-gage, signifiait clairement : « J’accepte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-CINQUIÈME NUIT

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Elle dit :

… Et il regarda le Maghrébin en souriant eten penchant la tête de côté, ce qui, dans son

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langage, signifiait clairement : « J’accepte ! »Et le Maghrébin comprit de la sorte que sa pro-position était agréée, et dit à Aladdin : « Dumoment que tu veux bien devenir un person-nage d’importance, un marchand dans uneboutique, tâche désormais de te montrer dignede ta nouvelle situation. Et, dès maintenantfils de mon frère, sois un homme ! Et moi, de-main, si Allah veut, je t’emmènerai au souk,et je commencerai par t’acheter une belle robeneuve comme en portent les riches marchands,et tous les accessoires qu’elle comporte. Et, ce-la fait, nous chercherons ensemble une belleboutique, pour t’y installer ! »

Tout cela ! Et la mère d’Aladdin, qui enten-dait ces exhortations et voyait cette généro-sité, bénissait Allah le Bienfaiteur qui lui en-voyait d’une façon si inespérée un parent qui

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la sauvait de la misère et mettait dans la voiedroite son fils Aladdin. Et elle servit le repasd’un cœur léger, comme si elle avait rajeuni devingt ans. Et l’on mangea et l’on but, en conti-nuant à causer sur ce même sujet, qui les in-téressait tous tellement ! Et le Maghrébin com-mença à initier Aladdin à la vie et aux manièresdes marchands, et à l’intéresser grandement àsa nouvelle condition. Puis, comme il voyaitla nuit déjà à moitié écoulée, il se leva et pritcongé de la mère d’Aladdin et embrassa Alad-din. Et il sortit, après leur avoir promis qu’ilreviendrait le lendemain. Et cette nuit-là Alad-din, dans sa joie, ne put fermer l’œil et ne fitque penser à la vie charmante qui l’attendait.

Or, le lendemain, à la première heure, onfrappa à la porte. Et la mère d’Aladdin alla elle-même ouvrir, et vit que c’était précisément lefrère de son époux, le Maghrébin, qui tenaitsa promesse de la veille. Toutefois il ne voulutpoint entrer, malgré les instances de la mèred’Aladdin, en prétextant que ce n’était pas

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l’heure des visites ; et il demanda seulement àemmener Aladdin avec lui au souk. Et Alad-din, déjà debout et habillé, courut avec em-pressement à son oncle, et lui souhaita le bon-jour et lui baisa la main. Et le Maghrébin le pritpar la main et s’en alla avec lui au souk. Et ilentra avec lui dans la boutique du plus grandmarchand et demanda une robe, qui fût la plusbelle et la plus riche d’entre les robes, à la tailled’Aladdin. Et le marchand lui en fit voir plu-sieurs qui étaient plus belles les unes que lesautres. Et le Maghrébin dit à Aladdin : « Choi-sis toi-même, mon fils, celle qui te plaît ! » EtAladdin, extrêmement charmé de la générositéde son oncle, en choisit une qui était tout ensoie rayée et luisante. Et il choisit égalementun turban en mousseline de soie rehaussée d’orfin, une ceinture de cachemire, et des bottesen cuir rouge brillant. Et le Maghrébin payale tout sans marchander, et remit le paquet àAladdin en lui disant : « Allons maintenant auhammam, car, avant de t’habiller à neuf, il fautque tu sois bien propre ! » Et il le conduisit

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au hammam, et entra avec lui dans une salleréservée, et le baigna de ses propres mains ;et il se baigna lui-même également. Puis il fitvenir les rafraîchissements d’après le bain ; etils burent tous deux avec délices et furentcontents. Et alors Aladdin revêtit la somp-tueuse robe en question, en soie rayée et lui-sante, mit sur sa tête le beau turban, se serrala taille de la ceinture des Indes et se chaussades bottes rouges. Et il devint de la sorte beaucomme la lune et semblable à quelque fils deroi ou de sultan. Et, extrêmement charmé dese voir ainsi transformé, il s’avança vers sononcle et lui baisa la main et le remercia beau-coup pour sa générosité. Et le Maghrébin l’em-brassa et lui dit : « Tout cela n’est que le com-mencement ! » Et il sortit avec lui du hammam,et le mena dans les souks les plus fréquentés,et lui fit visiter les boutiques des grands mar-chands. Et il lui faisait admirer les plus richesétoffes et les objets de prix, en lui apprenantle nom de chaque chose en particulier ; et il luidisait : « Il est nécessaire, comme tu vas être

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toi-même un marchand, que tu saches les dé-tails des ventes et des achats ! » Puis il lui fitvisiter les édifices remarquables de la ville etles mosquées principales et les khâns où lo-geaient les caravanes. Et il termina la tournéeen lui faisant voir le palais du sultan et les jar-dins qui l’entouraient. Et il l’emmena enfin augrand-khân, où il était descendu, et le présentaaux marchands, ses connaissances, en leur di-sant : « C’est le fils de mon frère ! » Et il les in-vita tous à un repas qu’il donnait en l’honneurd’Aladdin, et les régala de mets les plus choisis,et resta avec eux et avec Aladdin jusqu’au soir.

Alors il se leva et prit congé de ses invitésen leur disant qu’il allait reconduire Aladdin àsa maison. Et, de fait, il ne voulut pas laisserAladdin s’en retourner seul, et il lui prit la mainet s’achemina avec lui jusque chez sa mère. Etla mère d’Aladdin, en voyant son fils si ma-gnifiquement habillé, faillit voir sa raison s’en-voler de joie, la pauvre ! Et elle se mit à re-mercier et à bénir mille fois son beau-frère en

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lui disant : « Ô frère de mon époux, jamais jene pourrai, même si je te remerciais duranttoute la vie, reconnaître assez tes bienfaits ! »Et le Maghrébin répondit : « Ô femme de monfrère, en vérité, je n’ai aucun mérite à agir dela sorte, vraiment aucun mérite, car Aladdinest mon fils, et c’est mon devoir de lui servirde père à la place du défunt ! N’aie donc plusaucune préoccupation à son sujet et sois heu-reuse ! » Et la mère d’Aladdin dit, en levant lesbras au ciel : « Je prie Allah, par l’honneur dessaints, anciens et récents, de te garder et dete conserver, ô frère de mon époux, et de pro-longer ta vie pour nous, afin que tu sois l’ailedont l’ombre protègera toujours cet enfant or-phelin ! Et sois sûr que lui, de son côté, seratoujours obéissant à tes ordres et ne fera quece que tu lui commanderas ! » Et le Maghrébindit : « Ô femme de mon frère, Aladdin est de-venu un homme sensé, car c’est un excellentgarçon, fils de bonne famille. Et j’ai tout es-poir qu’il sera le digne descendant de son pèreet qu’il te rafraîchira les yeux ! » Puis il ajou-

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ta : « Excuse-moi, ô femme de mon frère, sije ne puis demain, vendredi, lui ouvrir la bou-tique promise ; car tu sais que le vendredi lessouks sont fermés, et qu’on ne peut traiter lesaffaires. Mais, après-demain, samedi, la chosesera faite, si Allah veut ! Je viendrai pourtantdemain prendre Aladdin pour continuer à l’ins-truire, et je lui ferai visiter les endroits publicset les jardins situés hors de la ville, où vontse promener les riches marchands, afin que dela sorte il puisse s’habituer à la vue du luxeet du beau monde. Car jusqu’aujourd’hui il n’aguère fréquenté que les enfants, et il faut qu’ilconnaisse enfin les hommes et qu’ils leconnaissent ! » Et il prit congé de la mèred’Aladdin, embrassa Aladdin et se retira…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il prit congé de la mère d’Aladdin, em-brassa Aladdin et se retira. Et Aladdin songeadurant la nuit à toutes les belles choses qu’ilvenait de voir et aux joies qu’il venait d’éprou-ver ; et il se promit de nouvelles délices pour lelendemain. Aussi, dès l’aurore, il se leva, sansavoir pu fermer l’œil, et s’habilla des beauxvêtements, et se mit à marcher en long et enlarge, tout en se prenant les pieds dans la robelongue à laquelle il n’était pas habitué. Puis,comme il pensait, dans son impatience, quele Maghrébin tardait trop à venir, il sortit l’at-tendre devant la porte, et finit par le voir appa-raître. Et il courut au-devant de lui comme unjeune étalon et lui baisa la main. Et le Maghré-bin l’embrassa et lui fit beaucoup de caresses,

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et lui dit d’aller avertir sa mère qu’il l’emme-nait. Puis il le prit par la main et s’en alla aveclui. Et ils marchèrent ensemble en causant dechoses et d’autres ; et ils franchirent les portesde la ville, d’où jamais n’était encore sorti Alad-din. Et devant eux commencèrent à paraître lesbelles maisons particulières et les beaux pa-lais entourés de jardins ; et Aladdin les regar-dait avec émerveillement et trouvait le dernierplus beau que le précédent. Et ils avancèrentainsi très avant dans la campagne, se rappro-chant de plus en plus du but que se proposait leMaghrébin. Mais, à un moment donné, Aladdincommença à se fatiguer, et dit au Maghrébin :« Ô mon oncle, allons-nous encore longtempsmarcher ? Voici que nous avons déjà dépasséles jardins, et il n’y a plus devant nous que lamontagne ! Or, je suis bien fatigué, et je vou-drais manger un morceau ! » Et le Maghrébintira de sa ceinture un foulard où il y avait desfruits et des galettes et dit à Aladdin : « Voici,ô mon fils, pour ta faim et ta soif. Mais il fautencore marcher un peu pour atteindre l’endroit

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merveilleux que je veux te montrer et qui n’apas son pareil dans le monde ! Raffermis donctes forces et prends courage, Aladdin, mainte-nant que tu es un homme ! » Et il continua àl’encourager, tout en lui donnant des conseilssur sa conduite dans l’avenir, et en le poussantà se détacher de la fréquentation des enfantspour se rapprocher plutôt des hommes sageset prudents. Et il sut le distraire d’une telle ma-nière, qu’il finit par arriver avec lui au pied dela montagne, au fond d’une vallée déserte où iln’y avait, pour toute présence, que celle d’Al-lah !

Or, c’était là précisément le but de voyagedu Maghrébin ! Et c’était pour arriver danscette vallée-là qu’il était parti du fond duMaghreb et était venu aux extrémités de laChine !

Il se tourna donc vers Aladdin exténué defatigue et lui dit en souriant : « Nous sommesarrivés au but, mon fils Aladdin ! » Et il s’assitsur un rocher et le fit s’asseoir à côté de lui

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et l’entoura de ses bras avec beaucoup de ten-dresse et lui dit : « Repose-toi un peu, Aladdin.Car je vais pouvoir enfin te montrer ce que ja-mais n’ont vu les yeux des hommes. Oui, Alad-din, tu vas voir tout à l’heure, ici même, un jar-din plus beau que tous les jardins de la terre.Et c’est seulement après que tu auras admiréles merveilles de ce jardin, que tu auras vrai-ment raison de me remercier, et que tu oublie-ras les fatigues de la marche, et que tu béni-ras le jour où tu m’as rencontré pour la pre-mière fois. » Et il le laissa se reposer un ins-tant, avec des yeux tout ronds d’étonnementà la pensée de voir un jardin dans un endroitoù il n’y avait que des rochers bouleversés etdes buissons. Puis il lui dit : « Lève-toi mainte-nant, Aladdin, et ramasse parmi ces buissons,les tiges les plus sèches et les morceaux debois que tu trouveras, et apporte-les-moi ! Ettu verras alors le spectacle gratuit auquel je teconvie ! » Et Aladdin se leva et se hâta d’al-ler ramasser parmi les buissons et les brous-sailles une quantité de tiges sèches et de mor-

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ceaux de bois, et les apporta au Maghrébin, quilui dit : « C’est tout ce qu’il me faut. Retire-toimaintenant et viens te mettre dernière moi ! »Et Aladdin obéit à son oncle et vint se placer àune certaine distance derrière lui.

Alors, le Maghrébin tira de sa ceinture unbriquet qu’il battit et mit le feu à l’amas debranches et de tiges sèches, qui flambèrent encrépitant. Et aussitôt il tira de sa poche uneboîte en écaille, l’ouvrit et y prit une pincéed’encens qu’il jeta au milieu du feu. Et une fu-mée fort épaisse s’éleva qu’il se mit à détour-ner de côté et d’autre avec ses mains, en mar-monnant des formules dans une langue tout àfait inconnue d’Aladdin. Et, au même moment,la terre trembla, et les rochers se mouvemen-tèrent sur leur base, et le sol s’entr’ouvrit surune espace large de dix coudées environ. Ettout au fond de ce trou apparut une plaquede marbre horizontale large de cinq coudées,avec, en son milieu, un anneau de bronze.

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À cette vue, Aladdin épouvanté jeta un criet, prenant le bas de sa robe entre ses dents,tourna le dos et prit la fuite, livrant ses jambesau vent. Mais le Maghrébin, d’un bond, futsur lui et le rattrapa. Et il le regarda avec desyeux effrayants, le secoua en le tenant par uneoreille, et leva la main et lui appliqua un souf-flet si terrible qu’il faillit lui enfoncer les dentset qu’Aladdin en fut tout étourdi et s’affaissasur le sol.

Or le Maghrébin ne l’avait traité de la sorteque pour le dominer une fois pour toutes, vuqu’il était nécessaire à son opération et que,sans lui, il ne pouvait tenter l’entreprise pourlaquelle il était venu. Aussi, lorsqu’il le vit gi-sant hébété sur le sol, il le releva et lui ditd’une voix qu’il essaya de rendre fort douce :« Sache, Aladdin, que si je t’ai traité de la sorte,c’est pour t’apprendre à être un homme ! Carje suis ton oncle, le frère de ton père, et tu medois l’obéissance ! » Puis il ajouta, d’une voixtout à fait douce : « Allons ! Aladdin, écoute

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bien ce que j’ai à te dire, et n’en perds pas unmot ! Car, ce faisant, tu en retireras des avan-tages considérables, et tu oublieras bien viteles divers ennuis qui t’arrivent ! » Et il l’em-brassa et, l’ayant désormais tout à fait réduitet dominé, il lui dit : « Tu viens de voir, monenfant, comment le sol s’est entr’ouvert par lavertu de mes fumigations et des formules quej’ai prononcées ! Or il faut que tu saches quej’ai agi de la sorte uniquement pour ton bien ;car au-dessous de cette plaque de marbre quetu vois au fond du trou, avec un anneau debronze, se trouve un trésor qui est écrit en tonnom et ne peut s’ouvrir que sur ton visage ! Etce trésor, qui t’est destiné, te rendra plus richeque tous les rois ! Et, pour te bien prouver quece trésor est bien destiné à toi et non à unautre, sache qu’il n’est possible qu’à toi seul aumonde de toucher cette plaque de marbre et dela soulever ; car moi-même, malgré toute mapuissance qui est grande, je ne pourrais por-ter la main à l’anneau de bronze ni souleverla plaque, serais-je mille fois plus puissant et

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plus fort que je ne suis. Et, une fois la plaquesoulevée, il ne m’est pas loisible non plus depénétrer dans le trésor ou d’en descendre unemarche seulement ! C’est donc à toi seul qu’ilappartient de faire ce que je ne puis faire moi-même ! Et, pour cela, tu n’as qu’à exécuter à lalettre ce que je vais te dire ! Et tu seras ainsile maître du trésor, que nous partagerons entoute équité, en deux parts égales, une pour toiet une pour moi ! »

À ces paroles du Maghrébin, Aladdin, cepauvre, oublia et ses fatigues et le soufflet reçu,et répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-HUITIÈME NUIT

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Elle dit :

… À ces paroles du Maghrébin, Aladdin, cepauvre, oublia et ses fatigues et le soufflet re-

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çu, et répondit : « Ô mon oncle, commande-moi tout ce que tu veux, et je t’obéirai ! » Et leMaghrébin le prit dans ses bras et le baisa plu-sieurs fois sur les joues, et lui dit : « Ô Alad-din, tu es pour moi comme un fils et plus cher !car je n’ai point sur terre d’autres parents quetoi ; et c’est toi qui seras mon unique héritieret ma descendance, ô mon enfant ! Car enfinc’est pour toi, en somme, que je travaille ence moment et que je suis venu de si loin. Etsi je t’ai un peu brusqué, tu comprends main-tenant que ce fut pour te décider à ne pointlaisser t’attendre en vain ta merveilleuse des-tinée. Voici donc ce que tu vas faire ! Com-mence d’abord par descendre avec moi au fonddu trou, et là prends l’anneau de bronze et sou-lève la plaque de marbre ! » Et, ayant ainsi par-lé, il sauta tout le premier dans le trou, et ten-

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dit la main à Aladdin, pour l’aider à descendre.Et Aladdin, une fois descendu, lui dit : « Maiscomment vais-je faire, ô mon oncle, pour sou-lever une plaque si lourde, alors que je ne suisqu’un tout jeune garçon ? Si au moins tu vou-lais m’aider, je m’y emploierais volontiers ! »Le Maghrébin répondit : « Ah non ! ah non ! Si,par malheur, j’y mettais la main, tu ne pourraisplus rien faire, et ton nom serait effacé à toutjamais du trésor ! Essaie tout seul et tu verrasque tu soulèveras la plaque avec autant de fa-cilité que si tu ramassais une plume d’oiseau !Tu n’auras seulement qu’à prononcer, en pre-nant l’anneau, ton nom et le nom de ton pèreet le nom de ton grand-père ! »

Alors, Aladdin se pencha et prit l’anneau etle tira à lui en disant : « Je suis Aladdin, filsdu tailleur Mustapha, fils du tailleur Ali ! » Et ilsouleva la plaque de marbre avec une grandefacilité, et la posa aussitôt à côté. Et il aper-çut un caveau qui, par douze degrés de marbre,descendait vers une porte à deux battants de

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cuivre rouge à gros clous. Et le Maghrébin luidit : « Mon fils Aladdin, descends maintenantdans ce caveau. Et quand tu seras au bas de ladouzième marche, tu entreras par cette portede cuivre qui s’ouvrira d’elle-même devant toi.Et tu arriveras sous une grande voûte diviséeen trois salles communiquant les unes avec lesautres. Or, tu trouveras dans la première sallequatre grandes cuves de bronze remplies d’orliquide, et dans la seconde salle quatre grandescuves d’argent remplies de poudre d’or, et dansla troisième salle quatre grandes cuves d’orremplies de dinars d’or. Mais, toi, passe sanst’arrêter ! et lève bien haut ta robe et serre-la bien autour de ta taille, de peur qu’elle netouche les parois des cuves : car si tu as le mal-heur de toucher avec tes doigts ou même d’ef-fleurer avec tes vêtements l’une des cuves ouleur contenu, tu seras changé à l’instant en unbloc de pierre noire. Tu entreras donc dans lapremière salle, et bien vite tu passeras dans laseconde d’où, sans t’arrêter un instant, tu pé-nétreras dans la troisième, où tu trouveras une

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porte cloutée, semblable à celle de l’entrée, quis’ouvrira aussitôt devant toi. Et tu la franchiras,et tu te trouveras soudain dans un jardin ma-gnifique planté d’arbres pliant sous le poids deleurs fruits. Mais ne t’y arrête pas non plus ! Tule traverseras, en marchant tout droit devanttoi, et tu arriveras à un escalier à colonnes, detrente marches, que tu graviras pour aboutir àune terrasse. Or, quand tu seras sur cette ter-rasse, Aladdin, fais bien attention ! car tu ver-ras, juste en face de toi, une sorte de niche àciel ouvert ; et dans cette niche tu trouveras,sur un piédestal de bronze, une petite lampede cuivre. Et cette lampe sera allumée. Or, toi,fais bien attention, Aladdin ! tu prendras cettelampe, tu l’éteindras, tu en verseras l’huile parterre, et tu la cacheras bien vite dans ton sein !Et ne crains point de salir ta robe, car cettehuile que tu auras jetée n’est pas de l’huile,mais un tout autre liquide qui ne laisse aucunetrace sur les vêtements. Et tu reviendras versmoi, par le même chemin que tu auras suivi !Et, au retour, tu pourras t’arrêter un peu dans

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le jardin, s’il te plaît, et cueillir autant que tuvoudras des fruits de ce jardin. Et, une fois prèsde moi, tu me remettras la lampe, but et motifde notre voyage et cause de notre richesse etde notre gloire dans l’avenir, ô mon enfant ! »

Lorsque le Maghrébin eut ainsi parlé, il re-tira un anneau qu’il avait au doigt et le mit aupouce d’Aladdin, en lui disant : « Cet anneau,mon fils, te sauvegardera de tous les dangerset te préservera de tout mal. Enhardis donc tonâme, et remplis ta poitrine de courage, car tun’es plus un enfant, mais un homme ! Et, avecl’aide d’Allah, il ne t’arrivera que du bien ! Etnous serons dans la richesse, grâce à la lampe,et dans les honneurs pour toute la vie ! » Puis ilajouta : « Seulement, encore une fois, Aladdin,fais bien attention de relever très haut ta robeet de la serrer tout contre toi ! sinon, tu es per-du, et le trésor avec toi ! »

Puis il l’embrassa, en lui donnant plusieurspetites tapes sur les joues, et lui dit : « Pars ensécurité ! »

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Alors, Aladdin, extrêmement enhardi, des-cendit en courant les degrés de marbre, et, re-levant sa robe jusque par-dessus sa ceinture etla tenant bien serrée contre lui, il franchit laporte de cuivre dont les deux battants s’étaientd’eux-mêmes ouverts à son approche. Et, sansrien oublier des recommandations du Maghré-bin, il traversa avec mille précautions la pre-mière, la deuxième et la troisième salles, encontournant les cuves remplies d’or, arriva de-vant la dernière porte, la franchit, traversa lejardin sans s’y arrêter, gravit les trentemarches de l’escalier à colonnes, monta sur laterrasse et se dirigea tout droit vers la nichequi se trouvait en face de lui. Et il vit, sur le pié-destal de bronze, la lampe allumée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTTRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il vit, sur le piédestal de bronze, lalampe allumée. Et il tendit la main et la prit. Etil en versa le contenu sur le sol, et, voyant queses parois s’étaient aussitôt séchées, il la cachabien vite dans son sein, sans craindre de salirsa robe. Et il descendit de la terrasse et arrivade nouveau dans le jardin.

Alors, délivré de son souci, il s’arrêta un ins-tant sur la dernière marche de l’escalier à re-garder le jardin. Et il se mit à considérer cesarbres dont il n’avait pas eu le temps de re-marquer les fruits, à son arrivée. Et il vit, eneffet, que les arbres de ce jardin pliaient sousle poids de leurs fruits, qui étaient extraordi-naires de forme, de grosseur et de couleur. Etil vit que, contrairement aux arbres des ver-

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gers, chaque rameau de chacun des arbres por-tait des fruits de couleurs différentes. Il y enavait qui étaient blancs d’un blanc transparentcomme le cristal, ou d’un blanc trouble commele camphre, ou d’un blanc opaque comme lacire vierge. Et il y en avait qui étaient rouges,d’un rouge comme les grains de la grenade, oud’un rouge comme l’orange sanguine. Et il yen avait qui étaient verts, d’un vert foncé etd’un vert tendre ; et d’autres qui étaient bleuset violets et jaunes ; et d’autres qui avaient descouleurs et des teintes d’une variété infinie. EtAladdin, le pauvre, ne savait pas que les fruitsblancs étaient des diamants, des perles, de lanacre et des pierres lunaires ; que les fruitsrouges étaient des rubis, des escarboucles, deshyacinthes, du corail et des cornalines ; que lesverts étaient des émeraudes, des béryls, desjades, des prases(2) et des aigues-marines ; queles bleus étaient des saphirs, des turquoises,des lapis et des lazulites ; que les violetsétaient des améthystes, des jaspes et des sar-doines(3) ; que les jaunes étaient des topazes,

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de l’ambre et des agates ; et que les autres, auxcouleurs inconnues, étaient des opales, desaventurines(4), des chrysolithes(5), des cymo-phanes, des hématites, des tourmalines, despéridots, des jayets(6), et des chrysoprases ! Etle soleil tombait de tous ses rayons sur le jar-din. Et les arbres, avec tous leurs fruits, flam-baient sans se consumer.

Alors Aladdin, à la limite du plaisir, s’appro-cha de l’un de ces arbres et voulut en cueillirquelques fruits pour les manger. Et il constataalors qu’ils n’étaient pas du tout bons à semettre sous la dent, et qu’ils ne ressemblaientguère que par leurs formes aux oranges, auxfigues, aux bananes, aux raisins, aux pas-tèques, aux pommes et à tous les autres fruitsexcellents de la Chine. Et il fut bien déçu, enles touchant ; et il ne les trouva point du toutà son goût. Et il pensa qu’ils n’étaient que desboules de verre coloré, car de sa vie il n’avaiteu l’occasion de voir des pierres précieuses.Toutefois, bien que fort dépité, il pensa à en

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cueillir quelques-uns pour en faire cadeau auxjeunes garçons, ses anciens camarades, et aus-si à sa mère, cette pauvre ! Et il en prit plu-sieurs de chaque couleur, et en remplit sa cein-ture, ses poches et le dedans de sa robe, entrela robe et la chemise, et entre la chemise et lapeau ; et il s’en mit là-dedans une telle quantitéqu’il avait l’air d’un âne chargé des deux côtés.Et, lourd de tout cela, il releva soigneusementsa robe, en la serrant étroitement autour de sataille, et, plein de prudence et de précaution,il traversa avec légèreté les trois salles descuves, et regagna l’escalier du caveau, à l’en-trée duquel l’attendait anxieusement le Magh-rébin.

Or, dès qu’Aladdin eut franchi la porte decuivre, et fut monté sur la première marche del’escalier, le Maghrébin, qui se trouvait au-des-sus de l’ouverture, près de l’entrée même ducaveau, n’eut pas la patience d’attendre qu’ilfût arrivé au haut des marches et qu’il fût sortitout à fait du caveau ; et il lui dit : « Eh bien,

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Aladdin, où est la lampe ? » Et Aladdin répon-dit : « Je l’ai là, dans mon sein ! » Il dit : « Hâte-toi de l’en tirer et de me la donner ! » MaisAladdin lui dit : « Comment veux-tu que je te ladonne tout de suite, ô mon oncle, alors qu’elleest embarrassée au milieu de toutes les boulesde verre dont j’ai bourré mes vêtements detous côtés ! Laisse-moi plutôt monter cet esca-lier, et aide-moi à sortir du trou ; et moi alorsje me déchargerai de toutes ces boules, en lieusûr, et non point sur ces degrés où elles risque-raient de rouler et de se briser ! Et, de la sorte,délivré de cette gêne insurmontable, je pour-rai retirer la lampe de mon sein et te la don-ner ! D’ailleurs, elle a déjà glissé derrière mondos, et me heurte violemment la peau ! et jeserais fort aise d’en être débarrassé ! » Mais leMaghrébin, furieux de la résistance d’Aladdinet persuadé qu’Aladdin ne faisait ces difficultésque parce qu’il voulait garder pour lui la lampe,lui cria d’une voix effrayante comme celle d’undémon : « Ô fils de chien, veux-tu tout de suiteme donner cette lampe ou mourir ? » Et Alad-

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din, qui ne sut guère à quoi attribuer ce chan-gement de manières de son oncle, et terrifié dele voir dans une telle fureur, et redoutant derecevoir un second soufflet plus violent que lepremier, se dit : « Par Allah ! il vaut mieux queje l’évite ! Et je vais rentrer dans le caveau, enattendant qu’il se soit calmé ! » Et il tourna ledos, et, relevant sa robe, il rentra prudemmentdans le souterrain.

À cette vue, le Maghrébin poussa un cri derage et, à la limite de la fureur, il trépigna etse convulsa, en s’arrachant la barbe, dans sondésespoir et son impossibilité de courir der-rière Aladdin dans ce caveau qui lui était inter-dit par les puissances magiques. Et il s’écria :« Ah ! maudit Aladdin, tu vas être puni commetu le mérites ! » Et il courut au feu, qui n’étaitpas encore éteint, et il y jeta un peu de lapoudre d’encens qu’il avait sur lui, en mar-monnant une formule magique. Et aussitôt laplaque de marbre qui servait à fermer l’entréedu caveau se souleva d’elle-même et se remit à

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sa place première, en bouchant exactement letrou de l’escalier ; et la terre trembla et se re-ferma ; et le sol devint aussi net qu’avant sonouverture. Et Aladdin se trouva de la sorte en-fermé dans le souterrain.

Or, le Maghrébin était, comme il a été déjàdit, un magicien insigne venu du fond duMaghreb, et non point l’oncle ni le parent deprès ou de loin du jeune Aladdin. Et il était vé-ritablement né en Afrique, qui est le pays et lasouche des magiciens et des sorciers de la pirequalité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTIÈME NUIT

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Elle dit :

… Et il était véritablement né en Afrique,qui est le pays et la souche des magiciens et

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des sorciers de la pire qualité. Et, dès sa jeu-nesse, il s’était appliqué avec entêtement àl’étude de la sorcellerie et des envoûtements,et à l’art de la géomancie, de l’alchimie, del’astrologie, des fumigations et des enchante-ments. Et, au bout de trente années d’opéra-tions magiques, il était parvenu, par la force desa sorcellerie, à découvrir qu’il y avait, dans unendroit inconnu de la terre, une lampe extra-ordinairement magique dont la vertu était derendre plus puissant que tous les rois et les sul-tans l’homme assez heureux pour en devenir lepossesseur. Alors il avait redoublé de fumiga-tions et de sorcellerie et, par une dernière opé-ration géomantique, il avait réussi à connaîtreque la lampe en question se trouvait dans unsouterrain situé dans les environs de la villede Kolo-ka-tsé, dans le pays de Chine. (Et cet

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endroit était précisément celui que nous ve-nons de voir avec tous ses détails.) Et le magi-cien, sans tarder, s’était mis en route et, aprèsun long voyage, était venu à Kolo-ka-tsé, où ils’était mis aussitôt à explorer les environs etavait fini par délimiter exactement la situationdu souterrain avec ce qu’il contenait. Et, parsa table divinatoire, il avait appris que le tré-sor et la lampe magique étaient écrits, par lespuissances souterraines, au nom d’Aladdin, filsde Mustapha, le tailleur, et que lui seul pouvaitréussir à faire ouvrir le souterrain et à enleverla lampe, tandis que tout autre devait perdreinfailliblement la vie s’il tentait la moindre en-treprise de ce côté-là ! Et c’est pourquoi ils’était mis à la recherche d’Aladdin et avaitusé, une fois qu’il l’eut trouvé, de tous les dé-tours et expédients pour l’attirer à lui et leconduire dans cet endroit désert, sans éveillerses soupçons ou ceux de sa mère. Et, une foisqu’Aladdin eut réussi dans l’entreprise, il ne luiavait si hâtivement réclamé la lampe que parcequ’il voulait la lui dérober et le murer à jamais

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dans le souterrain. Mais nous avons vu com-ment Aladdin, par crainte de recevoir un se-cond soufflet, s’était enfui à l’intérieur du ca-veau où ne pouvait pénétrer le magicien, etcomment le magicien, pour se venger, l’avaittout de même enfermé là-dedans, pour qu’ilmourût de faim et de soif !

Or, cet acte accompli, le magicien, écumantet convulsé, s’en alla en sa voie, probablementvers l’Afrique, son pays. Et voilà pour lui ! Maisil est certain que nous le retrouverons.

Quant à Aladdin, voici !

Dès qu’il fut rentré dans le souterrain, il en-tendit le tremblement de terre causé par la ma-gie du Maghrébin, et, terrifié, il eut peur quela voûte ne s’écroulât sur sa tête, et il se hâtade regagner l’entrée. Mais, en arrivant à l’esca-lier, il vit que la lourde plaque de marbre bou-chait l’ouverture ; et il fut à l’extrême limite del’émotion et du saisissement. Car, d’un côté,il ne pouvait comprendre la méchanceté de

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l’homme qu’il croyait être son oncle et quil’avait tant caressé et cajolé, et, d’un autre cô-té, il ne pouvait songer à soulever la plaque demarbre, vu qu’il ne pouvait l’atteindre d’en bas.Dans ces conditions, le désespéré Aladdin semit à pousser de grands cris, en appelant sononcle et en lui promettant, par toutes sortesde serments, qu’il était prêt à lui donner toutde suite la lampe. Mais il est clair que sescris et ses sanglots ne furent guère entendusdu magicien, qui était déjà bien loin. Et Alad-din, voyant que son oncle ne lui répondait pas,commença à avoir quelques doutes à son sujet,surtout en se rappelant qu’il l’avait appelé filsde chien, injure fort grave et qu’un véritableoncle n’aurait jamais adressée au fils de sonfrère. Quoi qu’il en soit, il résolut alors d’allerdans le jardin, où il y avait de la lumière, etde chercher une issue pour se sauver de ceslieux de ténèbres. Mais, en arrivant à la portequi donnait sur le jardin il constata qu’elle étaitfermée et qu’elle ne s’ouvrait plus devant lui.Alors, affolé, il courut de nouveau à la porte du

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caveau et se jeta en pleurant sur les marchesde l’escalier. Et il se voyait déjà enterré toutvif entre les quatre murs de ce caveau plein denoir et d’horreur malgré tout l’or qu’il conte-nait. Et il sanglota longtemps, abîmé dans sadouleur. Et, pour la première fois de sa vie, il semit à penser à toutes les bontés de sa pauvremère et à son dévouement inlassable, malgréla mauvaise conduite qu’il menait et son in-gratitude. Et la mort dans ce caveau lui parutbien plus amère, de ce fait qu’il n’avait pu, du-rant sa vie, rafraîchir le cœur de sa mère parquelque amélioration dans son caractère et parquelques sentiments de reconnaissance. Et ilsoupira beaucoup à cette pensée-là, et se mità se tordre les bras et à se frotter les mains,comme font d’ordinaire les désespérés, disant,en manière de renoncement à la vie : « Il n’y ade recours et de puissance qu’en Allah ! » Or,dans ce mouvement, Aladdin, sans le vouloir,frotta l’anneau qu’il avait au pouce et que luiavait prêté le magicien pour le prémunir contreles dangers du souterrain. Et il ne savait pas,

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ce Maghrébin maudit, que cet anneau devaitprécisément sauver la vie à Aladdin, sans quoiil ne le lui aurait certes pas confié, ou se se-rait hâté de le lui arracher, ou même il n’au-rait fermé le souterrain qu’après le lui avoirfait rendre. Mais les magiciens sont tous, parleur essence même, semblables à ce Maghré-bin, leur frère : malgré la puissance de leursorcellerie et de leur science maudite, ils nesavent point prévoir les conséquences des ac-tions les plus simples, et ne songent jamais àse prémunir contre les dangers que distinguentles hommes du commun. Car, dans leur orgueilet leur confiance en eux-mêmes, ils n’ont ja-mais recours au Maître des créatures, et leuresprit reste constamment obscurci d’une fu-mée plus épaisse que celle de leurs fumiga-tions, et leurs yeux sont voilés d’un bandeau,et ils tâtonnent dans les ténèbres !

Donc, lorsque le désespéré Aladdin eut frot-té, sans le vouloir, l’anneau qu’il avait au pouceet dont il ignorait la vertu…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Donc, lorsque le désespéré Aladdin eutfrotté, sans le vouloir, l’anneau qu’il avait aupouce et dont il ignorait la vertu, il vit soudainsurgir devant lui, comme s’il sortait de terre, unimmense et gigantesque éfrit, semblable à unnègre noir, avec une tête comme un chaudronet une figure épouvantable et des yeux rouges,énormes et flamboyants, qui s’inclina devantlui et, d’une voix aussi retentissante que le rou-lement du tonnerre, lui dit : « Entre tes mains,ici, ton esclave le voici ! Parle, que veux-tu ? Je

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suis le serviteur de l’anneau, sur la terre, dans lesairs et sur l’eau ! »

À cette vue, Aladdin, qui n’était guère cou-rageux, fut bien terrifié ; et, en tout autre lieuou dans toute autre circonstance, il serait tom-bé évanoui ou aurait livré ses jambes au vent.Mais, dans ce caveau où il se voyait déjà mortde faim et de soif, l’intervention de cet ef-froyable éfrit lui parut d’un grand secours, sur-tout quand il eut entendu la question qu’il luiposait. Et il put remuer la langue et répondre :« Ô grand cheikh des éfrits de l’air, de la terreet de l’eau, fais-moi vite sortir de ce caveau ! »

Or, à peine Aladdin eut-il prononcé cesmots que la terre se mouvementa et s’entr’ou-vrit au-dessus de sa tête, et il se trouva en unclin d’œil transporté hors du caveau, à l’en-droit même où le Maghrébin avait allumé lefeu. Quant à l’éfrit, il avait disparu.

Alors Aladdin, tout tremblant encored’émotion, mais bien heureux d’être revenu à

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l’air libre, remercia Allah le Bienfaiteur quil’avait délivré d’une mort certaine et sauvé desembûches du Maghrébin. Et il regarda autourde lui et vit, dans le loin, la ville au milieu deses jardins. Et il se hâta de reprendre le cheminpar où l’avait conduit le magicien, sans tour-ner la tête une seule fois en arrière, vers la val-lée. Et il arriva au milieu de la nuit, exténué età bout d’haleine, dans la maison où sa mère,bien anxieuse de son retard, l’attendait en selamentant. Et elle courut lui ouvrir, et eut justele temps de le prendre dans ses bras, où, n’enpouvant plus d’émotion, il était tombé évanoui.

Lorsqu’Aladdin, à force de soins, fut revenude son évanouissement, sa mère lui donna denouveau à boire un peu d’eau de roses. Puis,bien anxieuse, elle lui demanda ce qu’il éprou-vait. Et Aladdin répondit : « Ô ma mère, j’aibien faim ! Je te prie donc de me donner àmanger, car depuis ce matin je n’ai rien pris ! »Et la mère d’Aladdin courut lui apporter toutce qu’il y avait dans la maison. Et Aladdin se

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mit à manger avec tant de hâte, que sa mère,craignant qu’il n’étouffât, lui dit : « Ne te pressepas, mon fils ! ton gosier va éclater ! Et si tumanges si vite pour me raconter plus tôt ceque tu as à me raconter, sache que nous enavons tout le temps ! Du moment que je te re-vois, je suis tranquille ! mais Allah sait quellea été mon anxiété, quand j’ai vu la nuit s’avan-cer sans que tu fusses de retour ! » Puis elles’interrompit pour lui dire : « Ah ! mon fils, mo-dère-toi, de grâce ! prends des morceaux pluspetits ! » Et Aladdin, qui avait eu tôt fait dedévorer tout ce qui était devant lui, deman-da à boire, et prit la cruche d’eau et la vidadans son gosier, sans arrêt. Après quoi il futcontent, et dit à sa mère : « Je vais pouvoirenfin, ô mère, te raconter tout ce qui m’estarrivé avec l’homme que tu croyais être mononcle et qui m’a fait voir la mort à deux doigtsde mes yeux ! Ah ! tu ne savais pas que cen’était pas du tout mon oncle, le frère de monpère, ce trompeur qui me faisait tant de ca-resses et m’embrassait si tendrement, ce mau-

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dit, ce Maghrébin, ce sorcier, ce menteur, cefourbe, ce roué, cet entortilleur, ce chien, cesale, ce démon qui n’a point son pareil parmiles démons, sur la face de la terre ! Éloigné soitle Malin ! » Puis il ajouta : « Écoute plutôt, ômère, ce qu’il m’a fait ! » Et il dit encore : « Ah !que je suis content d’être délivré d’entre sesmains ! » Puis il s’arrêta un moment, respira àplusieurs reprises et, soudain, tout d’une ha-leine, il se mit à raconter tout ce qui lui étaitarrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin,y compris le soufflet, l’injure et le reste, sansomettre un seul détail. Mais il n’y a aucune uti-lité à le répéter.

Et, lorsqu’il eut fini son récit, il défit sa cein-ture et laissa tomber sur le matelas étendu parterre la merveilleuse provision des fruits trans-parents et colorés qu’il avait cueillis dans lejardin. Et la lampe était également dans le tas,au milieu des boules de pierreries.

Et il ajouta, pour terminer : « Voilà, ô mère,mon aventure avec ce magicien maudit, et voi-

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là tout ce que m’a rapporté mon voyage ausouterrain ! » Et, parlant ainsi, il montrait à samère les boules merveilleuses, mais avec unemoue bien méprisante qui signifiait : « Je nesuis plus un enfant pour jouer avec des boulesde verre ! »

Or, pendant tout le temps qu’avait parlé sonfils Aladdin, la mère avait écouté en jetant,dans les endroits les plus surprenants ou lesplus touchants du récit, des exclamations decolère contre le magicien et de commisérationpour Aladdin. Et, sitôt qu’il eut fini de racontercette étrange aventure, elle ne put se retenirdavantage, et éclata en injures contre le Magh-rébin, l’appelant de tous les noms que l’indi-gnation et la colère d’une mère qui a failliperdre son enfant peut trouver pour qualifierla conduite de l’agresseur. Et, lorsqu’elle se futun peu déchargée, elle serra son fils Aladdincontre sa poitrine et l’embrassa en pleurant etdit : « Remercions Allah, ô mon fils, qui t’a ti-ré sain et sauf des mains de ce sorcier magh-

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rébin ! Ah ! le traître, le maudit ! Il a voulu tamort, sans aucun doute, pour posséder cettemisérable lampe de cuivre qui ne vaut pas unedemi-drachme ! Comme je le déteste ! Commeje l’abomine ! Mon pauvre enfant, mon filsAladdin, je te retrouve ! Mais quel danger n’as-tu pas couru de ma propre faute, moi qui auraisdû pourtant deviner, aux yeux louches de ceMaghrébin, qu’il n’était ni ton oncle ni riend’approchant, mais un magicien maudit et unmécréant ! »

Et, en parlant ainsi, la mère avait pris sonfils Aladdin tout contre elle, sur le matelas, etl’embrassait et le berçait doucement. Et Alad-din, qui n’avait pas dormi depuis trois jours,occupé qu’il avait été par son aventure avec leMaghrébin, ne tarda pas, bercé de la sorte, àfermer les yeux et à s’endormir sur les genouxde sa mère. Et elle le coucha avec mille précau-tions sur le matelas, et ne tarda pas, elle aussi,à se coucher auprès de lui et à s’endormir.

Or, le lendemain, à leur réveil…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le lendemain, à leur réveil, ils com-mencèrent par s’embrasser beaucoup, et Alad-din dit à sa mère que son aventure l’avait cor-rigé à jamais de la gaminerie et du vagabon-dage, et qu’il allait désormais chercher du tra-vail, comme un homme. Puis, comme il avaitencore faim, il demanda à déjeuner, et sa mèrelui dit : « Hélas ! mon fils, tout ce qu’il y avaitdans la maison, je te l’ai donné hier au soir,et je n’ai plus un seul morceau de pain. Maisprends un peu de patience, jusqu’à ce que je

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puisse aller vendre le peu de coton que j’ai filéces jours derniers et t’acheter quelque choseavec l’argent de la vente ! » Mais Aladdin ré-pondit : « Laisse le coton pour une autre fois, ômère, et aujourd’hui prends cette vieille lampeque j’ai rapportée du souterrain, et va la vendredans le souk des marchands de cuivre. Et pro-bablement tu en retireras quelque argent quinous permettra de subsister toute cette jour-née ! » Et la mère d’Aladdin répondit : « Tu disvrai, mon fils ! Et demain je prendrai les boulesde verre que tu as également rapportées de celieu maudit, et j’irai les vendre dans le quartierdes nègres, qui me les achèteront à un meilleurprix que les marchands ordinaires ! »

La mère d’Aladdin prit donc la lampe, pouraller la vendre ; mais elle la trouva bien sale, etdit à Aladdin : « Je vais d’abord, mon fils, net-toyer cette lampe qui est sale, afin de la rendreluisante et de pouvoir en tirer le meilleurprix ! » Et elle alla à sa cuisine, prit dans samain un peu de cendre qu’elle mélangea avec

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de l’eau, et se mit à nettoyer la lampe. Or, elleavait à peine commencé à la frotter que sou-dain surgit devant elle, sorti d’on ne sait où, uneffroyable éfrit, certainement plus laid que ce-lui du souterrain, et si énorme que sa tête tou-chait le plafond. Et il s’inclina devant elle et ditd’une voix assourdissante : « Entre tes mains,ici, ton esclave le voici ! Parle, que veux-tu ? Jesuis le serviteur de la lampe, soit que dans les airsje vole, soit que sur la terre je rampe ! »

Lorsque la mère d’Aladdin eut vu cette ap-parition à laquelle elle était loin de s’attendre,et comme elle n’était pas habituée à de telleschoses, elle fut clouée à sa place de terreur ; etsa langue se lia, et sa bouche s’ouvrit ; et, folled’épouvante et d’horreur, elle ne put supporterdavantage d’avoir sous les yeux une figure aus-si hideuse et épouvantable que celle-là, et elletomba évanouie.

Alors Aladdin, qui se trouvait aussi dans lacuisine, et qui avait déjà été un peu habitué àdes figures de cette sorte-là par celle, peut-être

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plus laide et monstrueuse, qu’il avait vue dansle caveau, ne fut pas aussi ému que sa mère.Et il comprit que cette lampe était la cause del’apparition de l’éfrit ; et il se hâta de la prendred’entre les mains de sa mère, toujours éva-nouie ; et il la tint d’une façon ferme entre lesdix doigts, et dit à l’éfrit : « Ô serviteur de lalampe, j’ai bien faim, et je désire que tu m’ap-portes, pour que je les mange, des choses ex-trêmement excellentes ! » Et le genni disparutaussitôt, mais pour revenir, un instant après,portant sur sa tête un grand plateau d’argentmassif, sur lequel étaient rangés douze platsd’or pleins de mets odorants et exquis au goûtet à la vue, avec six pains tout chauds et blancscomme neige et dorés en leur milieu, deuxgrands flacons d’un vieux vin clair et excellent,et, entre ses mains, un tabouret d’ébène incrus-té de nacre et d’argent et deux tasses d’argent.Et il posa le plateau sur le tabouret, rangea ra-pidement ce qui était à ranger et, discrètement,disparut.

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Alors Aladdin, voyant que sa mère étaittoujours évanouie, lui jeta de l’eau de rosessur le visage, et cette fraîcheur jointe aux dé-licieuses odeurs des mets fumants ne manquapas de réunir les esprits qui s’étaient disjointset de faire revenir à elle la pauvre femme. EtAladdin se hâta de lui dire : « Allons, ô mère,cela n’est rien ! Lève-toi et viens manger !Grâce à Allah, voici de quoi te remettre tout àfait le cœur et les sens et satisfaire notre faim !De grâce, ne laissons pas refroidir ces mets ex-cellents ! »

Lorsque la mère d’Aladdin eut vu le plateaud’argent posé sur ce beau tabouret, les douzeplats d’or avec leur contenu, les six mer-veilleuses galettes, les deux flacons et les deuxtasses, et que son odorat eut été touché parl’odeur sublime qui s’exhalait de toutes cesbonnes choses, elle oublia les circonstances deson évanouissement et dit à Aladdin : « Ô monfils, qu’Allah protège la vie de notre sultan ! Il asans doute entendu parler de notre pauvreté et

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nous a envoyé ce plateau par un de ces cuisi-niers ! » Mais Aladdin répondit : « Ô ma mère,ce n’est pas le moment des suppositions ou desdemandes ! Commençons d’abord par manger,et je te raconterai ensuite ce qui est arrivé. »

Alors la mère d’Aladdin vint s’asseoir à côtéde lui, en ouvrant des yeux pleins d’étonne-ment et d’admiration devant de si mer-veilleuses nouveautés ; et tous deux se mirentà manger de grand appétit. Et ils éprouvèrentun tel plaisir, qu’ils restèrent longtemps autourdu plateau, ne se lassant pas de goûter à desmets si bien apprêtés, tant et tant qu’ils finirentpar joindre ensemble le repas du matin et celuidu soir. Et lorsqu’ils eurent enfin fini, ils mirentde côté les restes du repas, pour le lendemain.Et ce fut la mère d’Aladdin qui alla serrer dansl’armoire de la cuisine les plats et leur contenu,mais pour revenir aussitôt près d’Aladdin écou-ter ce qu’il avait à lui raconter concernant cegénéreux cadeau. Et Aladdin lui révéla alors cequi s’était passé, et comment le genni serviteur

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de la lampe avait exécuté l’ordre, sans hésita-tion.

Alors, la mère d’Aladdin, qui avait écoutéle récit de son fils avec une épouvante de plusen plus grande, fut prise d’une grande agitationet s’écria : « Ah ! mon fils, je te conjure par lelait dont j’ai allaité ton enfance, de jeter loinde toi cette lampe magique et de te défaire decet anneau, don des éfrits maudits ! car, moi,je ne pourrai point une seconde fois supporterla vue de si laides et effroyables figures, et j’enmourrai certainement. D’ailleurs, je sens queces mets que je viens de manger me remontentà la gorge et vont m’étouffer. Et puis notre pro-phète Mohammad (qu’Il soit béni !) nous a bienrecommandé de nous tenir en garde contre lesgenn et les éfrits, et de ne jamais chercher leursociété ! » Aladdin répondit : « Tes paroles, mamère, sont sur ma tête et mes yeux ! Mais, vrai-ment, je ne puis me défaire ni de la lampe nide l’anneau ! Car l’anneau m’a été d’un grandsecours en me sauvant d’une mort certaine

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dans le caveau, et tu viens d’être témoin toi-même du service que nous a rendu cette lampeque voici et qui est si précieuse que le mauditMaghrébin n’avait pas hésité à venir de si loinà sa recherche. Toutefois, ma mère, pour tefaire plaisir et par égard pour toi, je vais cacherla lampe, afin que sa vue ne heurte pas tesyeux et ne soit pas pour toi un sujet de craintedans l’avenir ! » Et la mère d’Aladdin répondit :« Fais ce que tu veux, mon fils. Mais, pour mapart, je déclare que je ne veux plus avoir affaireavec les éfrits, pas plus avec le serviteur del’anneau qu’avec celui de la lampe ! Et je désireque tu ne m’en parles plus, quoi qu’il puisse ar-river…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et je désire que tu ne m’en parles plus,quoi qu’il puisse arriver ! »

Or, le lendemain, lorsque les excellentesprovisions furent épuisées, Aladdin, ne voulantpas, pour éviter à sa mère de nouvellesfrayeurs, recourir trop vite à la lampe, prit undes plats d’or, le cacha sous sa robe, et sortitdans l’intention de le vendre au souk et, avecl’argent de la vente, de rapporter les provisionsnécessaires à la maison. Et il alla à la boutiqued’un juif, qui était plus rusé que le Cheitân. Et iltira de sa robe le plat d’or et le remit au juif, quile prit, l’examina, le gratta et, d’un air détaché,demanda à Aladdin : « Combien demandes-tude ça ? » Et Aladdin, qui de sa vie n’avait vu deplats d’or et était loin de connaître la valeur de

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pareilles marchandises, répondit : « Par Allah,ô mon maître, tu sais mieux que moi ce quepeut valoir ce plat ; et je m’en rapporte là-des-sus à ton estimation et à ta bonne foi ! » Et lejuif, qui avait bien vu que le plat était de l’or leplus pur, se dit : « Voilà un garçon qui ignorele prix de ce qu’il possède. C’est une excellenteaubaine que m’envoie aujourd’hui la bénédic-tion d’Abraham ! » Et il ouvrit un tiroir dissimu-lé dans le mur de la boutique, et en tira uneseule pièce d’or qu’il tendit à Aladdin, et qui nereprésentait pas la millième partie de la valeurdu plat, et lui dit : « Tiens, mon fils, voici pourton plat ! Par Moïse et Aaron ! jamais je n’au-rais offert une pareille somme à un autre qu’àtoi ! mais c’est seulement pour t’avoir commeclient dans l’avenir ! » Et Aladdin prit le dinard’or avec un grand empressement et, sans pen-ser même à se retourner, il se hâta, tant il étaitcontent, de livrer ses jambes au vent. Et le juif,voyant la joie d’Aladdin et sa hâte à s’éloigner,regretta fort de ne lui avoir pas donné un prixencore plus modique et fut sur le point de cou-

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rir derrière lui pour essayer de soutirer quelquechose de la pièce d’or ; mais il renonça à sonprojet, en voyant qu’il ne pourrait pas le rattra-per.

Quant à Aladdin, sans perdre de temps, ilcourut chez le boulanger, lui acheta du pain,fit de la monnaie avec le dinar d’or, et rentraà la maison pour donner à sa mère et le painet la monnaie, en lui disant : « Ma mère, vamaintenant nous acheter, avec cette monnaie,les provisions nécessaires ; car, moi, je ne m’yconnais pas ! » Et la mère se leva et s’en allaau souk acheter tout ce dont ils avaient besoin.Et, ce jour-là, ils mangèrent et furent contents.Et Aladdin se mit depuis lors, chaque fois qu’ilsn’avaient plus d’argent, à aller au souk vendreun plat d’or au même juif, qui lui remettait tou-jours un dinar, n’osant pas, lui ayant donnécette somme la première fois, lui donnermoins, de peur de le voir aller proposer sa mar-chandise à d’autres juifs, qui réaliseraient ain-si, à sa place, le bénéfice immense de l’affaire.

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Aussi Aladdin, qui continuait à ignorer la va-leur de ce qu’il possédait, lui vendit de la sorteles douze plats d’or. Et il songea alors à luiporter le grand plateau d’argent massif ; maiscomme il le trouvait très pesant, il alla quérirle juif qui vint à la maison, examina le plateauprécieux et dit à Aladdin : « Celui-ci vaut deuxpièces d’or ! » Et Aladdin, enchanté, consentitla vente, et prit l’argent que le juif ne voulut luidonner que moyennant la remise, par dessus lemarché, des deux tasses d’argent.

De cette façon, Aladdin et sa mère eurentencore de quoi subsister pendant quelquesjours. Et Aladdin continua à aller dans lessouks s’entretenir gravement avec les mar-chands et les gens de distinction ; car, depuisson retour, il s’était soigneusement abstenu dela fréquentation de ses anciens camarades, lesjeunes garçons du quartier ; et il s’appliquaitmaintenant à s’instruire en écoutant lesconversations des personnes âgées ; et il ac-quit, en peu de temps, vu qu’il était plein de sa-

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gacité, toutes sortes de notions précieuses quebien peu de jeunes gens de son âge étaient ca-pables d’acquérir.

Sur ces entrefaites, l’argent vint de nouveauà manquer à la maison, et Aladdin, ne pouvantfaire autrement, fut bien obligé, malgré toutela terreur de sa mère, de recourir à la lampemagique. Toutefois la mère, avertie du projetd’Aladdin, se hâta de sortir de la maison, nepouvant souffrir de s’y trouver au moment del’apparition de l’éfrit. Et Aladdin, libre alorsd’agir à sa guise, prit la lampe à la main, etchercha l’endroit précis qu’il fallait toucher, etqui était reconnaissable à l’impression laisséepar le premier nettoyage avec la cendre ; et ille frotta, sans hâte, et fort légèrement. Et aussi-tôt apparut le genni, qui s’inclina et, d’une voixbien calme, à cause précisément de la légèretédu frottement, dit à Aladdin : « Entre tes mains,ici, ton esclave le voici ! Parle, que veux-tu ? Jesuis le serviteur de la lampe, soit que dans les airsje vole, soit que sur la terre je rampe ! » Et Aladdin

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se hâta de répondre : « Ô serviteur de la lampe,j’ai bien faim, et je désire un plateau de mets entous points semblable à celui que tu m’as appor-té la première fois ! » Et le genni disparut, maispour reparaître, en moins d’un clin d’œil, char-gé du plateau en question qu’il posa sur le ta-bouret ; et il se retira on ne sait où.

Or, peu de temps après, revint la mèred’Aladdin ; et elle vit le plateau et son odorantet si charmant contenu ; et elle ne fut pasmoins émerveillée que la première fois. Et elles’assit à côté de son fils, et toucha aux metsqu’elle trouva encore plus exquis que ceux dupremier plateau. Et, malgré la terreur que luiinspirait le genni serviteur de la lampe, ellemangea de grand appétit ; et elle ne put, pasplus elle qu’Aladdin, s’arracher de devant leplateau avant de s’être rassasiée complète-ment ; mais comme ces mets excitaient l’appé-tit en proportion même de la quantité qu’on enmangeait, elle ne se leva qu’à la nuit tombante,

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ayant ainsi uni le repas du matin avec celui demidi et celui du soir. Et Aladdin également.

Lorsque les provisions du plateau furentépuisées, comme la première fois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque les provisions du plateau furentépuisées, comme la première fois, Aladdin nemanqua pas de prendre un des plats d’or etd’aller au souk, selon son habitude, pour levendre au juif, comme il l’avait déjà fait pour

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les autres plats. Et, comme il passait devant laboutique d’un vénérable cheikh musulman, or-fèvre très estimé pour sa probité et sa bonnefoi, il fut appelé par son nom et s’arrêta. Et levénérable orfèvre lui fit signe de la main et l’in-vita à entrer un moment dans la boutique. Etil lui dit : « Mon fils, j’ai déjà eu bien des foisl’occasion de te voir passer dans le souk, et j’airemarqué que tu portais toujours sous ta robequelque chose que tu cherchais à dissimuler ;et tu entrais dans la boutique de mon voisin lejuif, pour ensuite sortir sans l’objet que tu ca-chais. Or, je dois te prévenir, mon fils, d’unechose que tu ignores peut-être, à cause de tonjeune âge ! Sache, en effet, que les juifs sontles ennemis nés des musulmans ; et ils consi-dèrent que nos biens sont chose licite à dé-rober par tous les moyens possibles. Et, entretous les juifs, celui-là précisément est le plusdétestable, le plus adroit, le plus trompeur etle plus nourri de haine contre nous qui croyonsen Allah l’Unique ! Si donc, ô mon enfant, tuas quelque chose à vendre, commence par me

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le montrer, et moi, par la vérité d’Allah Très-Haut ! je te l’estimerai à sa juste valeur, afinqu’en le cédant tu saches exactement ce que tufais ! Montre-moi donc sans crainte ni défiancece que tu caches sous ta robe ! et qu’Allah mau-disse les trompeurs et confonde le Malin ! Éloi-gné soit-il à jamais ! »

En entendant ces paroles du vieil orfèvre,Aladdin, mis en confiance, n’hésita pas à tirerle plat d’or de dessous sa robe et à le lui mon-trer. Et le cheikh jugea au premier coup d’œilla valeur de l’objet et demanda à Aladdin :« Peux-tu maintenant me dire, mon fils, com-bien de plats de cette sorte tu as vendus à cejuif, et à quel prix tu les lui as cédés ? » EtAladdin répondit : « Par Allah, ô oncle, je luiai déjà donné douze plats semblables à celui-ci, à un dinar chacun ! » Et le vieil orfèvre, àces paroles, fut à la limite de l’indignation ets’écria : « Ah ! le maudit juif, le fils de chien, lapostérité d’Éblis ! » Et, en même temps, il mitle plat dans la balance, le pesa et dit : « Sache,

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mon fils, que ce plat est de l’or le plus fin etqu’il vaut, non point un dinar, mais exactementdeux cents dinars ! Ce qui fait que le juif t’a vo-lé, à lui tout seul, autant que le font, en uneseule journée, au détriment des musulmans,tous les juifs réunis du souk ! » Puis il ajouta :« Hélas ! mon fils, ce qui est passé est passé, etnous ne pouvons, faute de témoins, faire em-paler ce juif maudit ! En tout cas, pour l’ave-nir, tu sais à quoi t’en tenir ! Et, si tu veux, jevais te compter sur le champ deux cents dinarspour ton plat. Et même je préfère, avant de tel’acheter, que tu ailles le proposer et le faire es-timer à d’autres marchands ; et s’ils t’en offrentdavantage, je consens à payer le surplus, etquelque chose d’autre par dessus le marché ! »Mais Aladdin, qui n’avait aucun motif de dou-ter de la probité fort connue du vieil orfèvre, setrouva fort heureux de lui céder le plat à un sibeau prix. Et il prit les deux cents dinars. Et,par la suite, pour vendre les onze autres platset le plateau, il ne manqua pas de s’adresser aumême honnête orfèvre musulman.

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Or, devenus riches de la sorte, Aladdin etsa mère n’abusèrent point des bienfaits du Ré-tributeur. Et ils continuèrent à mener une viemodeste, en distribuant aux pauvres et aux be-sogneux le surplus de leurs besoins. Et Alad-din, pendant ce temps, ne manquait aucuneoccasion de continuer son instruction et d’af-finer son esprit au contact des gens du souk,des marchands de distinction et des personnesde bon ton qui fréquentaient les souks. Et ilprit de la sorte, en peu de temps, les manièresdu beau monde, et se mit en relations suiviesavec les orfèvres et les joailliers dont il étaitdevenu l’hôte assidu. Et il apprit de la sorte, ens’habituant à la vue des joyaux et des pierre-ries, que les fruits du jardin qu’il avait rappor-tés et qu’il s’imaginait être des boules de verrecoloré, étaient des merveilles inestimables quin’avaient pas leurs pareilles chez les plus puis-sants et les plus riches des rois et des sultans !Et, comme il était devenu fort sage et intelli-gent, il eut la prudence de n’en parler à per-sonne, pas même à sa mère. Seulement, au lieu

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de laisser ces fruits de pierrerie traîner derrièreles coussins du divan et dans tous les coins, illes ramassa avec beaucoup de soin et les ca-cha dans un coffre qu’il acheta tout exprès. Or,il devait bientôt éprouver les effets de sa sa-gesse, de la manière la plus brillante et la plussplendide.

En effet, un jour d’entre les jours, commeil causait devant une boutique avec quelquesmarchands de ses amis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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… En effet, un jour d’entre tous les jours,comme il causait devant une boutique avecquelques marchands de ses amis, il vit circulerà travers les souks deux crieurs du sultan, ar-més de longs bâtons, et il les entendit quicriaient ensemble, à haute voix : « Ô vous tous,marchands et habitants ! de par l’ordre denotre maître magnanime, le roi du temps et leseigneur des siècles et des moments, sachezque vous devez fermer vos boutiques à l’ins-tant et vous enfermer dans vos maisons, toutesportes closes au dehors et au dedans ! car laperle unique, la merveilleuse, la bienfaisante,notre jeune maîtresse Badrou’l-Boudour, la

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

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En entendant ce cri public, Aladdin fut prisde l’envie irrésistible de voir passer la fille dusultan, cette merveilleuse Badrou’l-Boudourdont s’entretenait toute la ville et dont on van-tait la beauté de lune et les perfections. Aussi,au lieu de faire comme tout le monde et decourir s’enfermer dans sa maison, il eut l’idéed’aller en toute hâte au hammam et de se dissi-muler derrière la grande porte, de façon à pou-voir, sans être vu, regarder à travers l’encoi-gnure et admirer à son aise la fille du sultan, àson entrée dans le hammam.

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pleine lune des pleines lunes, fille de notre glo-rieux sultan, va passer pour aller prendre sonbain au hammam ! Que le bain lui soit déli-cieux ! Quant à ceux qui oseront enfreindrel’ordre et regarder à travers les portes ou les fe-nêtres, ils seront punis par le glaive, le pal ou legibet ! Avis est donc donné à ceux qui tiennentà conserver leur sang dans leur cou ! »

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Or, il était à peine là depuis quelques ins-tants qu’il vit arriver le cortège de la princesse,précédé par la foule des eunuques. Et il la vitelle-même au milieu de ses femmes, commela lune au milieu des étoiles, couverte de sesvoiles de soie. Mais, dès qu’elle fut arrivée auseuil du hammam, elle se hâta de se dévoilerle visage ; et elle apparut dans tout l’éclat so-laire d’une beauté qui surpassait tout ce qu’onavait pu en dire. C’était, en effet, une adoles-cente de quinze ans, plutôt moins que plus,droite comme la lettre aleph, d’une taille quidéfiait le jeune rameau de l’arbre bân, avecun front éblouissant comme le croissant de lalune au mois de Ramadân, des sourcils déliéset parfaitement tracés, des yeux noirs, grandset langoureux comme les yeux de la gazelle as-soiffée, des paupières modestement baissées ettelles deux pétales de rose, un nez sans défautcomme une lame de choix, une bouche toutemenue avec deux lèvres incarnadines, un teintd’une blancheur lavée dans l’eau de la fontaineSalsabil, un menton souriant, des dents comme

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des grêlons d’égale grosseur, un cou de tourte-relle, et le reste, qui ne se voyait pas, à l’ave-nant. Et c’est bien d’elle que le poète a dit :

« Ses yeux magiciens, avivés de kohl noir,percent les cœurs de leurs flèches acérées ;

C’est aux roses de ses joues qu’empruntentleurs couleurs les roses des bouquets ;

Et sa chevelure est une nuit ténébreuse illumi-née par le rayonnement de son front. »

Lorsque la princesse fut arrivée à la portedu hammam, et comme elle ne craignait plusles regards indiscrets, elle releva son petit voilede visage, et parut ainsi dans toute sa beauté.Et Aladdin la vit, et du coup il sentit son sangtourner trois fois plus vite dans sa tête. Et c’estalors seulement qu’il s’aperçut, lui qui n’avaitjamais eu l’occasion de voir les visages desfemmes à découvert, qu’il pouvait y avoir desfemmes belles et des femmes laides, et qu’ellesn’étaient pas toutes vieilles et semblables à sa

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mère. Et cette découverte, jointe à la beauté in-comparable de la princesse, le stupéfia et l’im-mobilisa en extase, derrière la porte. Et la prin-cesse était déjà depuis longtemps entrée dansle hammam, qu’il restait encore là interdit ettout tremblant d’émotion. Et, lorsqu’il put ren-trer un peu dans ses sens, il se décida à seglisser hors de sa cachette et à regagner samaison, mais dans quel état de changementet de bouleversement ! Et il pensait : « Par Al-lah ! qui aurait jamais pu imaginer sur terre unecréature si belle ! Béni soit Celui qui l’a forméeet douée de la perfection ! » Et, tout plein d’unerumeur de pensées, il entra chez sa mère et, ledos cassé d’émotion et le cœur tout entier saisid’amour, il se laissa tomber sur le divan, et nebougea plus.

Or, sa mère ne tarda pas à le voir danscet état si extraordinaire, et elle s’approcha delui et le questionna anxieusement. Mais il serefusa à faire la moindre réponse. Alors ellelui apporta le plateau des mets, pour le déjeu-

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ner ; mais il ne voulut point manger. Et ellelui demanda : « Qu’as-tu, ô mon enfant ? As-tumal dans quelque endroit ? Dis-moi ! que t’est-il arrivé ? » Et il finit par répondre : « Laisse-moi ! » Et elle insista pour qu’il mangeât, et lepressa tellement, qu’il consentit à toucher auxmets ; mais il en mangea infiniment moins qu’àl’ordinaire ; et il tenait les yeux baissés, et gar-dait le silence, sans vouloir répondre aux ques-tions inquiètes de sa mère. Et il resta dans cetétat de songerie, de pâleur et d’abattement jus-qu’au lendemain.

Alors, la mère d’Aladdin, à la limite de l’an-xiété, s’approcha de lui, avec les larmes auxyeux, et lui dit : « Ô mon fils, par Allah sur toi !dis-moi ce que tu éprouves, et ne torture pasdavantage mon cœur par ton silence. Si tu asquelque maladie, ne me la cache pas ! et moij’irai aussitôt te chercher le médecin. Et pré-cisément nous avons aujourd’hui, de passagedans notre ville, un médecin fameux du paysdes Arabes, que notre sultan a fait venir ex-

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pressément pour le consulter. Et on ne parleque de sa science et de ses remèdes mer-veilleux ! Veux-tu donc que j’aille te le cher-cher…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et on ne parle que de sa science et de sesremèdes merveilleux ! Veux-tu donc que j’aillete le chercher ? » Alors Aladdin releva la têteet, d’un ton de voix bien triste, il répondit :« Sache, ô mère, que je suis bien portant et nesouffre pas de maladie ! Et si tu me vois dans

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cet état de changement, c’est que jusqu’à pré-sent je m’imaginais que toutes les femmes teressemblaient ! Et ce n’est qu’hier seulementque je me suis aperçu qu’il en était tout autre-ment ! » Et la mère d’Aladdin leva les bras ets’écria : « Éloigné soit le Malin ! que dis-tu là,Aladdin ? » Il répondit : « Je sais bien, moi, ceque je dis, sois tranquille ! J’ai, en effet, aper-çu, à son entrée au hammam, la princesse Ba-drou’l-Boudour, fille du sultan ! et sa seule vueme révéla l’existence de la beauté ! Et je ne suisplus bon à rien ! Et c’est pourquoi je n’aurai derepos et ne pourrai rentrer en moi-même quelorsque je l’aurai obtenue en mariage du sultanson père ! »

En entendant ces paroles, la mère d’Aladdinpensa que son fils avait perdu l’esprit, et luidit : « Le nom d’Allah sur toi, mon enfant !rentre dans ta raison ! ah ! pauvre Aladdin,pense à ta condition, et laisse ces folies ! »Aladdin répondit : « Ô ma mère, je n’ai pas dutout à rentrer dans ma raison, car je ne suis

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pas du nombre des fous. Et tes paroles ne meferont point renoncer à mon idée de mariageavec el-Sett-Badrou’l-Boudour, la fille si belledu sultan ! Et mon intention est plus que ja-mais de la demander à son père ! » Elle dit :« Ô mon fils, par ma vie sur toi ! ne prononcepas de telles paroles, et prends bien garde quel’on ne t’entende dans le voisinage et que l’onaille rapporter tes paroles au sultan qui te feraitpendre sans recours. Et d’ailleurs, si vraimenttu as pris une si folle résolution, penses-tu pou-voir trouver quelqu’un que tu puisses chargerde cette demande ? » Il répondit : « Et quipourrais-je charger d’une mission si délicate,alors que tu es là, ô mère ? et en qui pourrais-jeavoir plus de confiance qu’en toi ? Oui, certes !c’est toi qui iras faire pour moi au sultan cettedemande en mariage ! » Elle s’écria : « Qu’Al-lah me préserve d’une pareille entreprise, ômon fils ! Je ne suis pas, comme toi, à la limitede la folie ! Ah ! je vois bien à présent que tuoublies que tu es le fils d’un tailleur des pluspauvres et des plus ignorés de la ville, et que

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moi aussi, ta mère, je ne suis guère d’une fa-mille plus noble ou plus connue ! Commentdonc as-tu osé penser à une princesse que sonpère n’accordera même pas aux fils des puis-sants rois et des sultans ? » Et Aladdin resta unmoment silencieux, puis répondit : « Sache, ômère, que j’ai déjà pensé et longuement réflé-chi à tout ce que tu viens de me dire ; mais ce-la ne m’a pas empêché de prendre la résolu-tion que je t’ai expliquée, bien au contraire ! Jeviens donc te supplier, si vraiment je suis tonfils et si tu m’aimes, de me rendre le serviceque je te demande ! Sinon, ma mort serait pré-férable à ma vie ; et tu me perdrais bientôt,sans aucun doute ! Encore une fois, ô mèremienne, n’oublie pas que je suis toujours tonfils Aladdin ! »

En entendant ces paroles de son fils, lamère éclata en sanglots et dit, entre seslarmes : « Ô mon fils, oui, certes ! je suis tamère, et tu es mon unique enfant, le noyau demon cœur ! Et mon vœu le plus cher a tou-

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jours été de te voir un jour marié et de me ré-jouir de ton bonheur, avant de mourir ! Ainsidonc, si tu veux bien te marier, je m’empres-serai d’aller te chercher une femme parmi lesgens de notre condition ! Et encore faudra-t-il que je sache ce que je dois leur répondrequand ils me demanderont des renseignementssur toi, sur le métier que tu exerces, le gainque tu fais et les biens et les terres que tu pos-sèdes ! Et cela me trouble beaucoup ! Mais quesera-ce s’il s’agit, non plus d’aller chez des gensde condition humble, mais de demander pourtoi au sultan de la Chine sa fille unique el-Sett-Badrou’l-Boudour. Voyons, mon fils ! réfléchisun instant avec modération ! Je sais bien quenotre sultan est plein de bienveillance et qu’ilne renvoie jamais aucun de ses sujets sans luirendre la justice que nécessite son cas ! Et jesais également qu’il est généreux à l’excès etqu’il ne refuse jamais rien à celui qui a méritéses grâces par quelque action d’éclat, quelquefait de bravoure ou quelque service grand oupetit ! Mais, toi, peux-tu me dire en quoi tu t’es

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fait remarquer jusqu’à présent, et quels titrestu peux avoir qui puissent te mériter cette fa-veur incomparable que tu sollicites ? Et en-core ! où sont les cadeaux que tu dois, commetout solliciteur de grâces, aller offrir au roi, enhommage d’un sujet féal à son suzerain ? » Ilrépondit : « Justement » ! S’il ne s’agit que defaire un beau cadeau pour obtenir ce que sou-haite tant mon âme, eh bien ! je crois que nulhomme sur la terre ne peut lutter avec moi enpareille matière ! Sache en effet, ô mère, queces fruits de toutes les couleurs que j’ai rap-portés du jardin souterrain et que je croyaisêtre simplement des boules de verre sans va-leur aucune et bons tout au plus à servir dejeu aux petits enfants, sont des pierreries ines-timables dont nul sultan sur la terre ne possèdeles pareilles. Et d’ailleurs tu vas pouvoir toi-même en juger, malgré ton peu d’expérienceen ces sortes de choses-là ! Tu n’as pour celaqu’à m’apporter de la cuisine un plat de por-celaine assez grand pour les contenir, et tu enverras alors l’effet merveilleux…

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Tu n’as pour cela qu’à m’apporter de lacuisine un plat de porcelaine assez grand pourles contenir, et tu en verras alors l’effet mer-veilleux. »

Et la mère d’Aladdin, bien que fort surprisede tout ce qu’elle entendait, alla à la cuisinechercher un grand plat de porcelaine blanchebien propre et le remit à son fils. Et Aladdin,qui avait déjà apporté les fruits en question, semit à les ranger avec beaucoup d’art dans laporcelaine, en tenant compte de leurs couleurs

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différentes, de leurs formes et de leurs variétés.Et quand il eut fini, il les mit sous les yeux desa mère, qui en fut absolument éblouie, tant àcause de leur éclat que de leur beauté. Et ellene put s’empêcher, malgré qu’elle ne fût guèrehabituée à la vue des pierreries, de s’écrier :« Ya Allah ! que c’est admirable ! » Et elle futmême obligée, au bout d’un moment, de fer-mer les yeux d’éblouissement. Et elle finit pardire : « Je vois bien à présent, mon fils, que lecadeau pourra être agréé du sultan ! c’est vrai !Mais la difficulté n’est plus là ! elle est dansla démarche que j’aurai à faire ; car je sensbien que je ne pourrai guère soutenir la ma-jesté de la présence du sultan, et que je res-terai immobile, avec ma langue liée, ou peut-être même que je m’évanouirai d’émoi et deconfusion ! Mais en supposant même que, mefaisant violence à moi-même pour satisfaireton âme pleine de ce désir, je puisse arriverà exposer ta demande au sultan concernantsa fille Badrou’l-Boudour, que va-t-il arriver ?Oui, que va-t-il arriver ? Eh bien, mon fils, ou

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l’on croira que je suis folle et l’on me chasseradu palais, ou le sultan, irrité d’une telle de-mande, nous punira tous deux d’une façon ter-rible ! Si tout de même tu penses le contraire,et que le sultan donne suite à ta demande,encore va-t-il m’interroger sur ton état et tacondition. Et il me dira : « Oui ! ce cadeau estfort beau, ô femme ! Mais qui es-tu ? Et quiest ton fils Aladdin ? Et qu’est-ce qu’il fait ?Et qui est son père ? Et quel est son gain ?Et telle chose, et telle autre chose ? » Et alors,moi, je serai bien obligée de lui dire que tun’exerces aucun métier et que ton père n’étaitqu’un pauvre tailleur d’entre les tailleurs dusouk ! » Mais Aladdin répondit : « Ô mère, soistranquille ! il est impossible que le sultan tefasse de pareilles questions, lorsqu’il aura vules merveilleuses pierreries rangées, commedes fruits, dans la porcelaine ! Sois donc sanscrainte, et ne te préoccupe pas de ce qui neva pas arriver. Au contraire, lève-toi seulementet va lui offrir le plat avec son contenu, et de-mande-lui pour moi, en mariage, sa fille Ba-

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drou’l-Boudour ! Et ne commence pas à appe-santir tes pensées sur une affaire si aisée et sisimple ! N’oublie pas, en effet, si tu as encoredes doutes sur la réussite, que j’ai en ma pos-session une lampe qui suppléera pour moi àtous les métiers et à tous les gains ! »

Et il continua à parler à sa mère avec tantde chaleur et d’assurance, qu’il finit par laconvaincre complètement. Et il la pressa demettre ses plus beaux habits ; et il lui remit leplat de porcelaine qu’elle se hâta d’envelopperdans un foulard en le liant par les quatre coins,pour le porter à la main. Et elle sortit de la mai-son et se dirigea vers le palais du sultan. Etelle pénétra dans la salle des audiences, avecla foule des solliciteurs. Et elle se plaça toutau premier rang, mais dans une attitude bienhumble au milieu des assistants qui se tenaientles bras croisés et les yeux baissés avec le plusprofond respect. Et la séance du diwân s’ou-vrit, quand le sultan eut fait son entrée, sui-vi de ses vizirs, de ses émirs et de ses gardes.

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Et le chef des scribes du sultan se mit à appe-ler, les uns après les autres, les demandeurs,selon l’ordre des requêtes. Et l’on jugea les af-faires, séance tenante. Et les demandeurs s’enallèrent les uns contents du gain de leur pro-cès, les autres bien allongés quant à leurs nez,et d’autres n’ayant pas été appelés, faute detemps. Et la mère d’Aladdin fut précisément aunombre de ces derniers.

Aussi, lorsqu’elle vit que la séance était ter-minée et que le sultan s’était retiré, suivi deses vizirs, elle comprit qu’elle n’avait plus, elleaussi, qu’à s’en aller. Et elle sortit du palais ets’en retourna chez elle. Et Aladdin, qui, dansson impatience, l’attendait à la porte, la vit ren-trer tenant toujours à la main le plat de por-celaine ; et il fut bien ému et bien perplexe et,craignant quelque malheur survenu ou quelquesinistre nouvelle, il ne voulut point lui poser dequestions dans la rue et se hâta de l’entraînerdans la maison, où, bien jaune de teint, il l’in-terrogea du geste et des yeux, vu qu’il ne pou-

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vait ouvrir la bouche d’émotion. Et la pauvrefemme lui raconta ce qui était arrivé, en ajou-tant : « Il faut excuser ta mère pour cette fois,mon fils ; car je n’ai point l’habitude des pa-lais ; et la vue du sultan m’a tellement troublée,que je n’ai pu avancer pour faire ma demande.Mais demain, si Allah veut, je retournerai aupalais et j’aurai plus de courage que cette fois-ci ! » Et Aladdin, malgré toute son impatience,fut tout de même heureux d’apprendre qu’il n’yavait pas de motif plus grave du retour, entreles mains de sa mère, de la porcelaine. Et ilfut même bien satisfait que la démarche la plusdifficile eût été faite sans encombre et sansmauvaises conséquences pour sa mère et pourlui. Et il se consola à la pensée que le retard al-lait bientôt être réparé.

En effet, le lendemain la mère s’en alla aupalais, en tenant par les quatre coins le foulardqui renfermait le présent de pierreries…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… En effet, le lendemain la mère s’en allaau palais, en tenant par les quatre coins le fou-lard qui renfermait le présent de pierreries. Etelle était bien résolue à surmonter sa timiditéet à faire sa demande. Et elle entra au diwân,et se plaça au premier rang, devant le sultan.Mais, comme la première fois, elle ne put faireun pas de plus ni un geste qui attirât sur ellel’attention du chef des scribes. Et la séance futlevée, sans résultat ; et elle s’en retourna, latête basse, annoncer à Aladdin l’insuccès de

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sa tentative, mais en lui promettant la réus-site pour la prochaine fois. Et Aladdin fut bienobligé de faire une nouvelle provision de pa-tience, tout en admonestant sa mère pour sonmanque de courage et de fermeté. Mais ce-la ne servit pas à grand’chose, car la pauvrefemme, six jours de suite, se rendit au palais,avec la porcelaine, et se plaça toujours en facedu sultan, mais sans plus de courage ou desuccès que la première fois. Et, certainementelle y serait retournée cent autres fois, aussi in-utilement, et Aladdin serait mort de désespoiret d’impatience rentrée, si le sultan lui-même,qui avait fini par la remarquer, vu qu’elle étaitau premier rang à chaque séance du diwân,n’avait eu la curiosité de s’informer d’elle etdu motif de sa présence. En effet, le septièmejour, après la fin du diwân, le sultan se tournavers son grand-vizir et lui dit : « Regarde cettevieille femme qui tient à la main quelque chosedans un foulard. Depuis plusieurs jours ellevient régulièrement au diwân et se tient im-mobile sans rien demander. Peux-tu me dire

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ce qu’elle fait ici ou ce qu’elle désire ? » Et legrand-vizir, qui ne connaissait guère la mèred’Aladdin, ne voulut point demeurer à court deréponse, et dit au sultan : « Ô mon maître, c’estune vieille d’entre les nombreuses vieilles quine viennent au diwân que pour des futilités.Et celle-ci doit, sans aucun doute, avoir à seplaindre de ce qu’on lui a vendu de l’orge pour-ri, par exemple, ou de ce que sa voisine lui adit des injures, ou de ce que son mari l’a bat-tue ! » Mais le sultan ne voulut point se conten-ter de cette explication et dit au vizir : « Jedésire tout de même interroger cette pauvrefemme. Fais-la avancer, avant qu’elle se retireavec les autres ! » Et le vizir répondit par l’ouïeet l’obéissance, en portant sa main à son front.Et il fit quelques pas vers la mère d’Aladdinet, de la main, lui fit signe d’avancer. Et lapauvre femme, toute tremblante, s’avança jus-qu’au pied du trône, et tomba plutôt qu’ellene se prosterna, et embrassa la terre entre lesmains du sultan, comme elle l’avait vu faireaux autres assistants. Et elle demeura dans

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cette posture, jusqu’à ce que le grand-vizir vîntlui toucher l’épaule et l’aider à se relever. Etelle se tint debout, pleine d’émoi ; et le sultanlui dit : « Ô femme, il y a déjà plusieurs joursque je te vois venir au diwân et rester immobilesans rien demander. Dis-moi donc ce quit’amène ici, et ce que tu désires, afin que je terende justice. Et la mère d’Aladdin, un peu en-couragée par la voix bienveillante du sultan,répondit : « Qu’Allah fasse descendre ses béné-dictions sur la tête de notre maître le sultan.Quant à ta servante, ô roi du temps, elle tesupplie, avant d’exposer sa demande, de dai-gner lui accorder la promesse de la sécurité,sinon j’aurai bien peur d’offenser les oreillesdu sultan, vu que ma demande peut paraîtreétrange ou singulière ! » Or, le sultan, qui étaitun homme bon et magnanime, se hâta de luipromettre la sécurité ; et même il donna l’ordrede faire complètement évacuer la salle, afin depermettre à la femme de lui parler en touteliberté. Et il ne garda auprès de lui que songrand-vizir. Et il se tourna vers elle et lui dit :

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« Tu peux parler, la sécurité d’Allah est surtoi, ô femme ! » Mais la mère d’Aladdin, quiavait repris complètement courage à cause del’accueil affable du sultan, répondit : « Je de-mande également d’avance à notre sultan lepardon pour ce qu’il pourra trouver d’incon-venant dans ma requête, et pour l’audace ex-traordinaire de mes paroles ! » Et le sultan, deplus en plus intrigué, dit : « Hâte-toi de parlersans restriction, ô femme ! Le pardon d’Allahest sur toi et sa grâce, pour tout ce que tu pour-ras dire et demander ! »

Alors, la mère d’Aladdin, après s’être pros-ternée une seconde fois devant le trône etavoir appelé sur le sultan toutes les bénédic-tions et les faveurs du Très-Haut, se mit à ra-conter tout ce qui était arrivé à son fils, depuisle jour où il avait entendu les crieurs publicsproclamer l’ordre aux habitants de se cacherdans leurs maisons pour livrer passage au cor-tège de Sett Badrou’l-Boudour. Et elle ne man-qua pas de lui dire l’état dans lequel se trouvait

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Aladdin qui avait menacé de se tuer s’il n’ob-tenait pas la princesse en mariage. Et elle ra-conte toute l’histoire dans ses détails, depuisle commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y apoint d’utilité à la répéter. Puis, ayant fini deparler, elle baissa la tête, en proie à une grandeconfusion, en ajoutant : « Et il ne me reste plus,ô roi du temps, qu’à supplier Ta Hautesse de nepoint me tenir rigueur de la folie de mon fils,et de m’excuser si la tendresse de la mère m’apoussée à venir te transmettre une demande sisingulière ! »

Lorsque le sultan, qui avait écouté ces pa-roles avec beaucoup d’attention, vu qu’il étaitjuste et bienveillant, vit que la mère d’Aladdins’était tue, loin de se montrer indigné de sa de-mande, il se mit à rire avec bonté, et lui dit :« Ô pauvre, et que portes-tu donc dans ce fou-lard que tu tiens par les quatre coins…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… il se mit à rire avec bonté, et lui dit : « Ôpauvre, et que portes-tu donc dans ce foulardque tu tiens par les quatre coins ? »

Alors la mère d’Aladdin dénoua le foulard,en silence, et, sans ajouter un mot de plus, pré-senta au sultan le plat de porcelaine où étaientrangés les fruits en pierreries. Et aussitôt toutle diwân fut illuminé de leur éclat, bien plusque s’il avait été éclairé par les lustres et lesflambeaux. Et le sultan fut ébloui de leur clartéet demeura interdit de leur beauté. Puis il pritla porcelaine des mains de la bonne femmeet examina, l’une après l’autre, en les prenantentre ses doigts, les merveilleuses pierreries.Et il resta longtemps à les regarder et à lespalper, à la limite de l’admiration. Et il finit

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par s’écrier, en se tournant vers son grand-vizir : « Par la vie de ma tête ! ô mon vizir,que tout cela est beau, et que ces fruits sontmerveilleux ! En as-tu jamais vu de pareils ouseulement as-tu jamais entendu parler del’existence de choses si admirables sur la facede la terre ? Qu’en penses-tu ? dis-le-moi ! Etle vizir répondit : « En vérité, ô roi du temps,je n’ai jamais vu et n’ai jamais entendu parlerde choses si merveilleuses ! Certes, ces pierre-ries sont uniques en leur espèce ! Et les plusprécieux joyaux de l’armoire de notre roi nevalent pas, réunis, le plus petit de ces fruits-là ! non, je ne le pense pas ! » Et le roi dit : « Etn’est-ce pas, ô mon vizir, que le jeune Alad-din qui m’envoie, avec sa mère, un si beau pré-sent, mérite sans aucun doute, et bien plus quen’importe quel fils de roi, de voir agréer sa de-mande de mariage avec ma fille Badrou’l-Bou-dour ? »

À cette question du roi, à laquelle il étaitloin de s’attendre, le vizir devint bien changé

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de teint et bien lié de langue et bien chagriné !Car le sultan lui avait promis, depuis fort long-temps, de n’accorder en mariage la princesseà d’autre qu’à un fils qu’il avait et qui brûlaitd’amour pour elle depuis l’enfance. Aussi,après un long moment de perplexité, d’émoiet de silence, il finit par répondre d’une voixfort triste : « Oui, ô roi du temps ! Mais Ta Sé-rénité oublie qu’elle a promis la princesse aufils de ton esclave ! Je te demande donc engrâce, si ce cadeau d’un inconnu t’agrée vrai-ment, de m’accorder seulement un délai detrois mois, au bout duquel je m’engage à trou-ver moi-même un présent encore plus beauque celui-ci à offrir en dot, pour mon fils, ànotre roi ! »

Or, le roi, qui savait bien, à cause de sesconnaissances en fait de joyaux et de pierre-ries, que nul homme sur la terre, fût-il fils deroi ou de sultan, n’était capable de trouver uncadeau qui approchât, de près ou de loin, deces merveilles uniques en leur espèce, ne vou-

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lut point désobliger son vieux vizir en lui re-fusant la grâce qu’il sollicitait, quelque inutilequ’elle fût ; et, dans sa bienveillance, il lui ré-pondit : « Certes ! ô mon vizir, je t’accorde ledélai que tu demandes. Mais sache bien qu’aubout de ces trois mois, si tu n’as pas réussi àtrouver, pour ton fils, une dot à m’offrir pourma fille qui surpasse ou même seulement quiégale la dot que m’offre cette bonne femmeau nom de son fils Aladdin, j’aurai fait pourton fils tout le possible, à cause de tes bonset loyaux services ! » Puis il se tourna vers lamère d’Aladdin et lui dit, avec beaucoup d’af-fabilité : « Ô mère d’Aladdin, tu peux retourneren toute joie et sécurité auprès de ton fils, et luidire que sa demande est agréée, et que ma filleest désormais en son nom ! Mais dis-lui que lemariage ne pourra se faire que dans trois moisseulement, pour nous donner le temps de fairepréparer le trousseau de ma fille et exécuterl’ameublement qui convient à une princesse desa qualité ! »

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Et la mère d’Aladdin, extrêmement émue,leva les bras au ciel et fit des vœux pour laprospérité et la longueur de vie du sultan etprit congé pour aussitôt, une fois sortie du pa-lais, s’envoler de joie vers sa maison. Et dèsqu’elle fut entrée, Aladdin vit son visage illumi-né de bonheur et courut à elle et, bien troublé,lui demanda : « Eh bien, ô mère, dois-je vivreou dois-je mourir ? » Et la pauvre femme, ex-ténuée de fatigue, commença par s’asseoir surle divan et enlever son voile de son visage, etdit : « Je t’annonce la bonne nouvelle, ô Alad-din ! La fille du sultan est désormais en tonnom ! » Et ton cadeau, comme tu le vois, estagréé avec joie et contentement ! Seulement,ton mariage avec Badrou’l-Boudour ne pourraavoir lieu que dans trois mois ! Et ce retard estdû au grand-vizir, cette barbe calamiteuse, quia parlé en secret au roi et lui a suggéré de diffé-rer la cérémonie, je ne sais pour quelle raison !Mais, inschallah ! il n’arrivera que du bien ! Etton désir sera satisfait au delà de toutes lesprévisions, ô mon enfant ! » Puis, elle ajouta :

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« Quant à ce grand-vizir, ô mon fils, qu’Allah lemaudisse et le réduise au pire état ! Car je suisfort préoccupée de ce qu’il a pu dire à l’oreilledu roi ! Sans lui, le mariage aurait eu lieu, ap-paremment, aujourd’hui ou demain, tant le roiétait ravi des fruits en pierreries du plat de por-celaine ! »

Puis, sans s’arrêter et sans respirer, elle ra-conta à son fils tout ce qui était arrivé depuisson entrée au diwân jusqu’à sa sortie, et termi-na en disant :

« Qu’Allah conserve la vie de notre glorieuxsultan, et te garde pour le bonheur qui t’attend,ô mon fils Aladdin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin, et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTIÈME NUIT

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Elle dit :« … Qu’Allah conserve la vie de notre glo-

rieux sultan, et te garde pour le bonheur quit’attend, ô mon fils Aladdin ! »

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Et Aladdin, en entendant ce que venait delui annoncer sa mère, se trémoussa d’aise etde contentement et s’écria : « Glorifié soit Al-lah, ô mère, qui fait descendre Ses grâces surnotre maison et te donne pour fille une prin-cesse du sang des plus grands rois ! » Et il bai-sa la main de sa mère, et la remercia beaucouppour toutes les peines qu’elle s’était donnéesdans la poursuite de cette affaire si délicate. Etsa mère l’embrassa tendrement et lui souhaitatoutes sortes de prospérités et pleura en pen-sant que son époux le tailleur, père d’Aladdin,n’était plus là pour voir la fortune et les effetsmerveilleux de la destinée de son fils, le garne-ment d’autrefois !

Et, depuis ce jour, ils se mirent à compter,avec une impatience extrême, les heures qui

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les séparaient du bonheur qu’ils se promet-taient, à l’expiration des trois mois. Et ils necessaient de s’entretenir de leurs projets et des

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fêtes et des largesses qu’ils comptaient donneraux pauvres, en songeant qu’hier encore ilsétaient eux-mêmes dans la misère et que lachose la plus méritoire aux yeux du Rétribu-teur était, sans aucun doute, la générosité.

Or, deux mois s’écoulèrent de la sorte. Et lamère d’Aladdin, qui sortait tous les jours pourfaire les achats nécessaires d’avant les noces,était allée, un matin, au souk et commençait àentrer dans les boutiques, en faisant mille em-plettes, grandes et petites quand elle s’aperçutd’une chose qu’elle n’avait pas remarquée enarrivant. Elle vit, en effet, que toutes les bou-tiques étaient décorées et ornées de feuillage,de lanternes et de banderoles multicolores quiallaient d’un bout de la rue à l’autre bout, etque tous les boutiquiers, les acheteurs et lesgens du souk, les riches comme les pauvres,faisaient de grandes démonstrations de joie,

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et que toutes les rues étaient encombrées defonctionnaires du palais, richement vêtus deleurs brocarts de cérémonie et montés sur deschevaux harnachés merveilleusement, et quetout le monde allait et venait avec une ani-mation inaccoutumée. Aussi s’empressa-t-ellede demander au marchand d’huile, chez quielle faisait ses provisions, quelle fête inconnued’elle célébrait toute cette foule réjouie, et ceque signifiaient toutes ces démonstrations. Etle marchand d’huile, extrêmement formaliséd’une telle question, la regarda de travers, etrépondit : « Par Allah ! on dirait que tu temoques ! Ou serais-tu une étrangère pour igno-rer de la sorte le mariage du fils du grand-vizir avec la princesse Badrou’l-Boudour, filledu sultan ? Et c’est justement l’heure où elleva sortir du hammam ! Et tous ces cavaliers ri-chement vêtus d’habits d’or sont les gardes quivont former son escorte jusqu’au palais ! »

Lorsque la mère d’Aladdin eut entendu cesparoles du marchand d’huile, elle ne voulut pas

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en apprendre davantage et, affolée et éplorée,elle se mit à courir à travers les souks, oubliantses achats chez les marchands, et arriva à samaison, où elle entra, et se jeta, hors d’haleine,sur le divan, où elle resta un moment sans pou-voir prononcer une parole. Et lorsqu’elle putparler, elle dit à Aladdin accouru : « Ah ! monenfant, la destinée a tourné vers toi la page né-faste de son livre ! et voici que tout est perdu,et que le bonheur vers lequel tu marchais s’estévanoui avant qu’il se fût réalisé ! » Et Aladdin,fort alarmé de l’état où il voyait sa mère et desparoles qu’il entendait, lui demanda : « Qu’est-il donc arrivé de si néfaste, ô mère ! Hâte-toide me le dire ! » Elle dit : « Hélas ! mon fils, lesultan a oublié la promesse qu’il nous a faite !Et il marie aujourd’hui, précisément, sa filleBadrou’l-Boudour au fils du grand-vizir, ce vi-sage de goudron, ce calamiteux que je crai-gnais tellement ! Et toute la ville est décorée,comme dans les grandes fêtes, pour les nocesde ce soir ! » Et Aladdin, en entendant cettenouvelle, sentit la fièvre lui envahir le cerveau

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et faire tourner son sang à coups précipités. Etil resta un moment interdit et hébété, commes’il allait tomber et mourir du coup. Mais il netarda pas à se dominer, en se souvenant de lalampe merveilleuse qu’il avait en sa possessionet qui allait lui être, plus que jamais, d’un grandsecours. Et il se tourna vers sa mère et lui dit,d’un ton fort tranquille : « Par ta vie, ô mère,je crois bien que le fils du vizir ne jouira pascette nuit de toutes les délices qu’il se prometà ma place ! Sois donc sans crainte à ce sujetet, sans plus tarder, lève-toi et prépare-nous àmanger. Et nous verrons ensuite ce qu’il nousreste à faire, avec l’assistance du Très-Haut ! »

La mère d’Aladdin se leva donc et préparale repas qu’Aladdin mangea de grand appétit,pour, aussitôt après, se retirer dans sachambre, en disant : « Je désire rester seul etne point être dérangé ! » Et il ferma sur lui laporte à clef, et tira la lampe magique de l’en-droit où il la tenait cachée. Et il la prit et lafrotta à l’endroit qu’il connaissait. Et, au même

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moment, l’éfrit esclave de la lampe parut de-vant lui et dit : « Entre tes mains, ici, ton esclavele voici ! Parle, que veux-tu ? Je suis le serviteur dela lampe, soit que dans les airs je vole, soit que surla terre je rampe ! » Et Aladdin lui dit : « Écoute-moi bien, ô serviteur de la lampe ! car il nes’agit plus maintenant de m’apporter de quoimanger et boire, mais de me servir dans uneaffaire d’une tout autre importance ! Sache, eneffet, que le sultan m’a promis en mariage samerveilleuse fille Badrou’l-Boudour, aprèsavoir reçu de moi un présent de fruits en pier-reries. Et il m’a demandé un délai de trois moispour la célébration des noces. Et maintenantil a oublié sa promesse et, sans même songerà me renvoyer mon cadeau, il marie sa filleavec le fils du grand-vizir ! Or il ne faut pointque les choses se passent de la sorte ! Et je tedemande de me servir dans l’accomplissementde mon projet ! » Et l’éfrit répondit : « Parle, ômon maître Aladdin ! Et tu n’as guère besoinde me donner tant d’explications ! Ordonne etj’obéirai ! » Et Aladdin répondit : « Ce soir

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donc ; dès que les deux nouveaux mariés se-ront couchés dans leur lit nuptial, et avantqu’ils aient le temps de seulement se toucher,tu les enlèveras avec leur lit et tu les transpor-teras ici même, où je verrai ce qu’il me resteà faire ! » Et l’éfrit de la lampe porta sa mainà son front et répondit : « J’écoute et j’obéis ! »et disparut…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’éfrit de la lampe porta sa main àson front et répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

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et disparut. Et Aladdin alla retrouver sa mèreet s’assit à côté d’elle et se mit à causer avectranquillité de choses et d’autres, sans plus sepréoccuper du mariage de la princesse que sirien de tout cela n’était arrivé. Et, le soir venu,il laissa sa mère libre d’aller se coucher, et ren-tra dans sa chambre où il s’enferma de nou-veau à clef, et attendit le retour de l’éfrit. Etvoilà pour lui !

Quant aux noces du fils du grand-vizir, voi-ci ! Lorsque la fête et les festins et les céré-monies et les réceptions et les réjouissancesfurent à leur fin, le nouveau marié, précédé parle chef des eunuques, pénétra dans la chambrenuptiale. Et le chef des eunuques se hâta dese retirer et de refermer la porte derrière lui.Et le nouveau marié, après s’être dévêtu, sou-leva la moustiquaire et entra se coucher dansle lit, pour y attendre l’arrivée de la princesse.Or, elle ne tarda pas à faire son entrée, accom-pagnée de sa mère et des femmes de sa suite,qui la déshabillèrent, la vêtirent d’une simple

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chemise de soie et lui dénouèrent sa chevelure.Puis elles la mirent dans le lit comme par force,tandis que, selon l’usage des nouvelles mariéesen pareille circonstance, elle faisait semblantde résister beaucoup et se contournait en toussens, cherchant à s’échapper de leurs mains.Et lorsqu’elles l’eurent mise au lit, sans cher-cher à regarder le fils du vizir qui y était déjàcouché, elles se retirèrent toutes ensemble, enfaisant des vœux pour la consommation. Et lamère, qui sortit la dernière, ferma la porte de lachambre, en poussant, selon l’usage, un grandsoupir.

Or, dès que les deux nouveaux mariés setrouvèrent seuls, et avant qu’ils eussent letemps de se faire la moindre caresse, ils sesentirent soudain soulevés avec leur lit, sanspouvoir se rendre compte de ce qui leur arri-vait. Et, en un clin d’œil, ils se virent trans-portés hors du palais et déposés dans un en-droit qu’ils ne connaissaient pas, et qui n’étaitautre que la chambre d’Aladdin. Et, pendant

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qu’ils étaient plongés dans l’épouvante, l’éfritvint se prosterner devant Aladdin et lui dit :« Ton ordre, ô mon maître, est exécuté. Et mevoici prêt à t’obéir pour tout ce qu’il te resteà me commander ! » Et Aladdin lui répondit :« Il me reste à te demander d’enlever ce jeuneentremetteur et d’aller l’enfermer, pour toutela nuit, dans le cabinet d’aisances ! Et, demainmatin, reviens ici prendre mes ordres ! » Et legenni de la lampe répondit par l’ouïe et l’obéis-sance, et se hâta d’obéir. Il enleva donc bruta-lement le fils du vizir et alla l’enfermer dans lescabinets, en lui enfonçant la tête dans le trou.Et il jeta sur lui un souffle froid et puant quil’immobilisa comme un morceau de bois dansla situation où il se trouvait. Et voilà pour lui !

Quant à Aladdin, lorsqu’il fut seul avec laprincesse Badrou’l-Boudour, il ne songea pasun instant, malgré le grand amour qu’il éprou-vait pour elle, à abuser de la situation. Et ilcommença par s’incliner devant elle, en tenantla main sur son cœur, et, d’une voix bien pas-

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sionnée, il lui dit : « Ô princesse, sache qu’icitu es plus en sécurité que dans le palais du sul-tan, ton père ! Si tu te trouves en cet endroitque tu ne connais pas, c’est seulement pourque tu ne subisses pas les caresses de ce jeunecrétin, fils du vizir de ton père ! Et moi, bienque je sois celui auquel tu as été promise enmariage, je me garderai bien de te toucher,avant que le temps soit venu et avant que tusois devenue mon épouse légitime, par le Livreet par la Sunnah ! »

À ces paroles d’Aladdin la princesse ne putrien comprendre, d’abord parce qu’elle étaitbien émue et parce que, ensuite, elle ignoraitet la promesse ancienne de son père et toutesles particularités de l’affaire. Et, ne sachant quedire, elle se contenta de pleurer beaucoup. EtAladdin, pour lui bien prouver qu’il n’avait au-cune mauvaise intention à son sujet et pour latranquilliser, se jeta tout habillé sur le lit, à laplace même qu’occupait le fils du vizir, et pritla précaution de mettre un sabre nu entre elle

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et lui, pour bien montrer par là qu’il entendaitse donner la mort plutôt que de la toucher, fût-ce du bout des doigts. Et même il tourna ledos du côté de la princesse, pour ne pas la gê-ner par n’importe quel endroit. Et il s’endormiten toute tranquillité, sans plus se soucier dela présence tant désirée de Badrou’l-Boudour,que s’il était seul dans son lit de célibataire.

Quant à la princesse, l’émotion que lui cau-sait cette aventure si étrange, et la situationnouvelle où elle se trouvait, et les pensées tu-multueuses qui l’agitaient, tantôt d’effroi ettantôt de stupéfaction, l’empêchèrent de fer-mer l’œil de toute la nuit. Mais, certes ! elleétait encore bien moins à plaindre que le filsdu vizir, qui se trouvait dans les cabinets, latête enfoncée dans le trou, et qui ne pouvaitfaire un mouvement à cause du souffle épou-vantable que lui avait jeté l’éfrit pour l’immobi-liser. Quoi qu’il en soit, le sort des deux époux,pour une première nuit de noces, n’avait rienque de bien affligeant et de bien calamiteux…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Quoi qu’il en soit, le sort des deuxépoux, pour une première nuit de noces,n’avait rien que de bien affligeant et de bien ca-lamiteux.

Le lendemain matin, sans qu’Aladdin eûtbesoin de frotter à nouveau la lampe, l’éfrit, se-lon l’ordre qui lui avait été donné, vint de lui-même attendre le réveil du maître de la lampe.Et, comme il tardait à se réveiller, il pous-sa plusieurs exclamations qui épouvantèrent laprincesse, qui n’avait pas le pouvoir de l’aper-

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cevoir. Et Aladdin ouvrit les yeux ; et, dès qu’ileut reconnu l’éfrit, il se leva d’à côté de la prin-cesse, et alla un peu à l’écart, pour n’être en-tendu que de l’éfrit, et lui dit : « Hâte-toi d’al-ler tirer des cabinets le fils du vizir ; et reviensle déposer dans le lit, à la place qu’il occupait.Puis transporte-les tous deux dans le palais dusultan, à l’endroit même où tu les as pris. Et,surtout, surveille-les bien pour les empêcherde se caresser ou même de se toucher ! » Etl’éfrit de la lampe répondit par l’ouïe et l’obéis-sance, et se hâta d’aller d’abord retirer le mor-fondu jeune homme des cabinets et de le dépo-ser sur le lit, à côté de la princesse, pour aus-sitôt, en moins de temps qu’il n’en faut pourbattre des paupières, les transporter tous deuxdans la chambre nuptiale, au palais du sultan,sans qu’ils pussent ni voir ni comprendre cequi leur arrivait, ni par quel moyen ils chan-geaient si rapidement de domicile. Et d’ailleursc’est ce qui pouvait leur arriver de mieux, carla seule vue de l’effroyable genni, serviteur de

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la lampe, les eut, sans aucun doute, épouvan-tés jusqu’à en mourir.

Or, à peine l’éfrit avait-il transporté lesdeux nouveaux mariés dans la chambre du pa-lais, que le sultan et son épouse, impatientsde savoir comment la princesse leur fille avaitpassé cette première nuit de noces, et désireuxde la féliciter et d’être les premiers à la voirpour lui souhaiter le bonheur et la durée desdélices, firent leur entrée matinale. Et ils s’ap-prochèrent, bien émus, du lit de leur fille, etla baisèrent tendrement entre les deux yeuxen lui disant : « Bénie soit ton union, ô fillede notre cœur ! Et puisses-tu voir germer deta fécondité une longue suite de descendantsbeaux et illustres, qui perpétueront la gloire etla noblesse de ta race ! Ah ! dis-nous commenttu as passé cette nuit première, et de quellemanière s’est comporté ton époux vis-à-vis detoi ! » Et, ayant ainsi parlé, ils se turent, at-tendant sa réponse ! Et voici que soudain ilsla virent, au lieu de montrer un visage frais

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et souriant, éclater en sanglots et les regarderavec de grands yeux tristes pleins de larmes.

Alors ils voulurent interroger son époux, etregardèrent du côté du lit où ils le croyaientencore couché ; mais il était précisément sortide la chambre, juste au moment de leur entrée,pour aller se laver de tous les immondices quilui barbouillaient la face. Et ils pensèrent qu’ilétait allé au hammam du palais prendre le baind’usage après la consommation. Et ils se tour-nèrent de nouveau du côté de leur fille et l’in-terrogèrent anxieusement du geste, du regardet de la voix, sur le motif de ses larmes etde sa tristesse. Et, comme elle continuait àse taire, ils crurent que seule la pudeur de lapremière nuit de noces l’empêchait de parler,et que ses larmes étaient des larmes de cir-constance ; et ils se tinrent un moment tran-quilles, ne voulant pas trop insister, pour com-mencer. Mais comme cette situation menaçaitde durer fort longtemps, et que ses pleurs nefaisaient qu’augmenter, la reine ne put davan-

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tage patienter ; et, d’un ton plein d’humeur, fi-nit par dire à la princesse : « Voyons, ma fille,veux-tu enfin me répondre et répondre à tonpère ? Et vas-tu longtemps encore faire avecnous ces façons, qui durent depuis déjà troplongtemps ? Moi aussi, ma fille, j’ai été nou-velle mariée comme toi et avant toi ! mais j’aisu avoir le tact de ne pas faire trop durer cesmanières de poule offusquée. Et tu oublies, enoutre, que tu manques présentement au res-pect que tu nous dois, en continuant à ne pasrépondre à nos questions ! »

À ces paroles de sa mère formalisée, lapauvre princesse, accablée de tous les côtés àla fois, se vit bien obligée de sortir du silencequ’elle gardait, et, poussant un grand et bientriste soupir, elle répondit : « Qu’Allah me par-donne si j’ai manqué au respect que je dois àmon père et à ma mère ! mais mon excuse estque je suis troublée à l’extrême et bien émueet bien triste et bien stupéfaite de tout ce qu’ilm’est arrivé cette nuit ! » Et elle se mit à ra-

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conter tout ce qui lui était arrivé, la nuit pré-cédente, non point comme les choses s’étaientréellement passées, mais comme elle avait puelle-même en juger seulement par ses yeux.Elle dit comment, à peiné couchée dans son lit,à côté de son époux le fils du vizir, elle avaitsenti le lit se mouvementer au-dessous d’elle,comment elle s’était vue transportée en un clind’œil de la chambre nuptiale dans une maisonqu’elle n’avait jamais connue auparavant, com-ment son époux avait été séparé d’elle, sansqu’elle pût savoir de quelle manière il avait étéenlevé et remis, comment il avait été remplacé,durant toute la nuit, par un beau jeune homme,fort respectueux d’ailleurs et extrêmement at-tentionné qui, pour ne point se voir exposéà abuser d’elle, avait mis son sabre nu entreeux deux et s’était endormi, le visage tournédu côté du mur, et comment enfin, au matin,une fois son époux de retour au lit, elle avaitété de nouveau transportée avec lui, dans leurchambre nuptiale, au palais, où il s’était alorshâté de se lever pour de là courir au hammam

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se délivrer d’un tas d’horribles choses qui luicouvraient la figure ! Et elle ajouta : « Et c’està ce moment que je vous vis tous deux entrer,pour me souhaiter le bonjour et me deman-der de mes nouvelles ! Hélas sur moi ! Il ne mereste plus qu’à mourir ! » Et, ayant ainsi parlé,elle se cacha la tête dans les oreillers, en proieaux sanglots douloureux.

Lorsque le sultan et son épouse eurent en-tendu ces paroles de leur fille Badrou’l-Bou-dour, ils furent stupéfaits, et se regardèrent,avec des yeux blancs et des mines allongées,ne doutant pas qu’elle n’eût perdu l’esprit àcause de cette nuit où sa virginité avait étéheurtée pour la première fois. Et ils ne vou-lurent ajouter foi à aucune de ses paroles ; etsa mère lui dit, d’une voix chuchotante…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils ne voulurent ajouter foi à aucunede ses paroles ; et sa mère lui dit d’une voixchuchotante : « C’est toujours ainsi que leschoses se passent, ma fille ! Mais garde-toibien d’en rien dire à personne, car on ne ra-conte jamais ces choses-là ! Et les gens quit’entendraient te prendraient pour une folle !Lève-toi donc et ne te préoccupe plus à ce su-jet, et fais en sorte de ne pas troubler, par tamauvaise mine, les fêtes que l’on donne au-jourd’hui au palais, en ton honneur, et qui vontdurer quarante jours et quarante nuits, nonseulement dans notre ville mais dans tout leroyaume. Allons, ma fille ! sois contente, et ou-blie vite les divers incidents de cette nuit ! »

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Puis la reine appela ses femmes et les char-gea du soin de la toilette de la princesse ; etelle sortit, avec le sultan, qui était fort per-plexe, à la recherche de son gendre, le fils duvizir. Et ils finirent par le rencontrer qui reve-nait du hammam. Et la reine, pour être fixéesur les dires de sa fille, se mit à interroger lemorfondu jeune homme sur ce qui s’était pas-sé. Mais il ne voulut rien avouer de ce qu’ilavait enduré, et, dissimulant toute l’aventure,de peur d’être tourné en dérision et rejeté parles parents de son épouse, il se contenta de ré-pondre : « Par Allah ! et que s’est-il donc pas-sé, pour que vous ayez, en m’interrogeant, cetair singulier ? » Et la sultane, alors, de plus enplus persuadée que tout ce que lui avait racon-té sa fille était l’effet de quelque cauchemar,crut bien faire en n’insistant point auprès deson gendre, et lui dit : « Glorifié soit Allah dece que tout se soit passé sans heurt ni douleur !Je te recommande, mon fils, beaucoup de dou-ceur vis-à-vis de ton épouse, car elle est déli-cate ! »

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Et elle le quitta, sur ces paroles, et alla dansses appartements, surveiller les réjouissanceset les divertissements de la journée. Et voilàpour elle et pour les nouveaux mariés !

Quant à Aladdin, qui se doutait bien de cequi arrivait au palais, il passa sa journée à sedélecter à la pensée du tour excellent qu’il ve-nait de jouer au fils du vizir. Mais il ne se tintpoint pour satisfait, et voulut jusqu’au bout sa-vourer l’humiliation de son rival. Aussi jugea-t-il à propos de ne pas lui laisser un momentde répit ; et, dès que la nuit tomba, il prit salampe et la frotta. Et le genni parut devant lui,en prononçant la même formule que les pré-cédentes fois. Et Aladdin lui dit : « Ô serviteurde la lampe, va au palais du sultan ! Et, dèsque tu verras les nouveaux mariés couchés en-semble, enlève-les avec leur lit, et apporte-les-moi ici, comme tu l’as fait la nuit précédente.Et le genni se hâta d’aller exécuter l’ordre, etne tarda pas à revenir avec sa charge qu’il dé-posa dans la chambre d’Aladdin, pour aussitôt

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enlever le fils du vizir et le fourrer, tête pre-mière dans les cabinets. Et Aladdin ne manquapas de prendre la place vide et de se coucheraux côtés de la princesse, mais avec la mêmedécence que la première fois. Et après avoirposé le sabre entre eux deux, il se tourna ducôté du mur et s’endormit tranquillement. Et,le lendemain, les choses se passèrent exacte-ment comme la veille, en ce sens que l’éfrit,suivant les ordres d’Aladdin, remit le morfonduauprès de Badrou’l-Boudour et les transportatous deux, avec le lit, dans la chambre nup-tiale, au palais du sultan.

Or, le sultan, plus impatient que jamaisd’avoir des nouvelles de sa fille, après la se-conde nuit, arriva à ce moment précis dans lachambre nuptiale, tout seul cette fois ; car il re-doutait par-dessus tout la mauvaise humeur dela sultane, son épouse, et préférait interrogerlui-même la princesse. Et dès que le fils du vi-zir, à la limite de la mortification, eut entendules pas du sultan, il sauta du lit et s’enfuit hors

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de la chambre, pour courir se débarbouiller auhammam. Et le sultan entra et s’avança jus-qu’au lit de sa fille ; et il souleva la mousti-quaire ; et, après avoir embrassé la princesse, illui dit : « Dis-moi, ma fille ! j’espère bien que tun’as pas eu cette nuit le même affreux cauche-mar, dont tu nous as raconté, hier, les extra-vagantes péripéties ! Allons ! peux-tu me direcomment tu as passé cette nuit-ci ? » Mais laprincesse, au lieu de répondre, éclata en san-glots, et se cacha le visage dans ses mains,pour ne pas voir les yeux irrités de son père,qui ne comprenait plus rien à tout cela. Et ilattendit un bon moment, pour lui donner letemps de se calmer ; mais comme elle conti-nuait à pleurer et à hoqueter, il finit par semettre en fureur et tira son sabre et s’écria :« Par ma vie, si tout de suite tu ne veux me direla vérité, ta tête sautera de tes épaules ! »

Alors, la pauvre princesse, doublementépouvantée, fut bien obligée d’arrêter seslarmes ; et, d’une voix brisée, elle dit : « Ô mon

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père bien-aimé, de grâce ! ne t’irrite pas contremoi ! Car si tu voulais bien m’écouter, mainte-nant que ma mère n’est plus là pour t’excitercontre moi, tu m’excuserais, sans aucun doute,et tu me plaindrais et tu prendrais les précau-tions nécessaires pour m’empêcher de mou-rir de confusion et d’épouvante ! Car, certai-nement, si j’éprouvais encore une fois les ter-ribles choses que j’ai éprouvées cette dernièrenuit, tu me trouverais, le lendemain, mortedans mon lit ! Aie donc pitié de moi, ô monpère, et fais que ton ouïe et ton cœur compa-tissent à mes peines et à mon émoi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Elle dit :

« … Aie donc pitié de moi, ô mon père, etfais que ton ouïe et ton cœur compatissent àmes peines et à mon émoi ! » Et le sultan, dontle cœur était pitoyable, et qui ne sentait plusla présence excitante de son épouse, se penchavers sa fille, et l’embrassa et la cajola, et apaisason âme chérie. Puis il lui dit : « Et maintenant,ma fille, calme ton esprit et rafraîchis tes yeux !Et raconte en toute confiance, à ton père, dansleurs détails, les incidents qui t’ont mise, cettenuit, dans un tel état d’émotion et de terreur ! »Et la princesse, la tête dans le sein de son père,lui raconta, sans rien oublier, tout ce qui luiétait arrivé de fâcheux pendant les deux nuitsqu’elle venait de passer, et termina son réciten ajoutant : « Et puis, ô mon père bien-aimé,il vaut encore mieux que tu interroges le filsdu vizir, afin qu’il puisse te confirmer mes pa-roles ! »

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

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Et le sultan, en entendant le récit de cetteétrange aventure, fut à l’extrême limite de laperplexité, et partagea la peine de sa fille, etsentit ses yeux se mouiller de larmes, tant ill’aimait. Et il lui dit : « Certes ! ma fille, c’estmoi seul qui suis la cause de tout ce qui t’arrivede fâcheux, puisque je t’ai mariée à un morfon-du qui ne sait pas te défendre et te garantir deces aventures singulières. Car, en vérité, c’estton bonheur que j’ai voulu, par ce mariage, etnon point ton malheur et ton dépérissement !Or, par Allah ! je vais tout de suite faire venirle vizir et son fils, le crétin, et leur deman-der des explications sur toutes ces choses-là !Mais, quoi qu’il en soit, tu peux être tout à faittranquille, ma fille ! car ces faits ne se répéte-ront plus, je te le jure par la vie de ma tête ! »Puis il la quitta, la laissant aux soins de sesfemmes, et rentra dans ses appartements, enbouillonnant de colère.

Et aussitôt il fit venir son grand-vizir ; etsitôt qu’il se présenta entre ses mains, il lui

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cria : « Où est-il, ton fils, l’entremetteur ? Etque t’a-t-il dit au sujet des faits de ces deuxdernières nuits ? » Le grand-vizir, stupéfait, ré-pondit : « Je ne sais, ô roi du temps, de quoi ils’agit ! Mon fils ne m’a rien dit qui puisse m’ex-pliquer la colère de notre roi ! Mais, si tu mele permets, je vais tout de suite aller le trouveret l’interroger ! » Et le sultan dit : « Va ! Et re-viens vite m’apporter la réponse ! » Et le grand-vizir, le nez fort allongé, sortit en courbant ledos, et alla à la recherche de son fils, qu’il trou-va au hammam en train de se laver des im-mondices qui le couvraient. Et il lui cria : « Ôfils de chien, pourquoi m’as-tu caché la vérité ?Si tout de suite tu ne me mets pas au courantdes faits de ces deux dernières nuits, ce joursera ton dernier ! » Et le fils baissa la tête etrépondit : « Hélas ! ô mon père, seule la hontem’a empêché jusqu’à présent de te révéler lesfâcheuses aventures de ces deux nuits, et lesinqualifiables traitements que j’ai subis, sansavoir la possibilité de me défendre, ou seule-ment de savoir comment et par la puissance

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de quelles forces ennemies tout cela nous ar-rivait à tous deux, dans notre lit ! » Et il ra-conta à son père toute l’histoire, dans ses dé-tails, sans rien oublier. Mais il n’y a point d’uti-lité à la répéter. Et il ajouta : « Quant à moi, ômon père, je préfère la mort à une telle vie ! Et,devant toi, je fais le triple serment du divorcedéfinitif d’avec la fille du sultan ! Je te suppliedonc d’aller trouver le sultan, et de lui faireagréer la déclaration de nullité de mon ma-riage avec sa fille Badrou’l-Boudour ! Car c’estle seul moyen de voir cesser ces mauvais trai-tements, et d’avoir la tranquillité ! Et je pourraialors m’endormir dans mon lit, au lieu de pas-ser mes nuits dans les cabinets ! »

En entendant ces paroles de son fils, legrand-vizir fut fort chagriné. Car le souhait desa vie avait été de voir son fils marié à la filledu sultan, et cela lui coûtait beaucoup de re-noncer à ce grand honneur. Aussi, bien queconvaincu de la nécessité du divorce dans detelles conditions, il dit à son fils : « Certes, ô

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mon fils ! il n’est pas possible d’endurer davan-tage de pareils traitements. Mais songe à ceque tu vas quitter par ce divorce ! Ne vaut-il pas mieux prendre patience pendant encoreune nuit, durant laquelle nous veillerons tousautour de la chambre nuptiale, avec les eu-nuques armés de sabres et de gourdins ! Qu’endis-tu, mon fils ? » Il répondit : « Fais ce qui teplaît, ô mon père le grand-vizir ! Quant à moi,je suis bien résolu à ne plus entrer dans cettechambre de goudron ! »

Alors, le vizir laissa son fils, et alla retrou-ver le roi. Et il se tint debout entre ses mains,en baissant la tête. Et le roi lui demanda :« Qu’as-tu à me dire ? » Il répondit : « Par lavie de notre maître, ce qu’a raconté la prin-cesse Badrou’l-Boudour est bien vrai ! Mais lafaute n’est point à mon fils ! En tout cas, ô roidu temps, il ne faut pas que la princesse resteexposée à de nouveaux ennuis à cause de monfils. Et, si tu le permets, il vaut mieux que lesdeux époux vivent désormais séparés par le di-

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vorce ! » Et le roi dit : « Par Allah ! tu as rai-son. Mais si l’époux de ma fille n’était point tonfils, c’eût été par la mort que j’en eusse déli-vré ma fille ! Qu’ils soient donc divorcés ! » Etaussitôt le sultan donna les ordres nécessairespour faire cesser les réjouissances publiques,aussi bien dans le palais que dans la ville et partout le royaume de la Chine ; et il fit proclamerle divorce de sa fille Badrou’l-Boudour d’avecle fils du grand-vizir, en donnant bien à com-prendre que rien n’avait été consommé, et quela perle restait vierge et imperforée.

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

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Elle dit :

… Et il fit proclamer le divorce de sa filleBadrou’l-Boudour d’avec le fils du grand-vizir,

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en donnant bien à comprendre que rien n’avaitété consommé et que la perle restait vierge etimperforée. Quant au fils du grand-vizir, le sul-tan, par égard pour le père, le nomma gouver-neur d’une province éloignée de la Chine, et luidonna l’ordre de partir sans retard. Ce qui futexécuté.

Lorsqu’Aladdin eut appris, en même tempsque les habitants de la ville, par la proclama-tion des crieurs publics, le divorce de Badrou’l-Boudour, sans consommation du mariage, etle départ du morfondu, il se dilata à la limitede la dilatation et se dit : « Bénie soit cettelampe merveilleuse, cause première de toutesmes prospérités ! Il est encore préférable quele divorce ait eu lieu sans une intervention plusdirecte du genni de la lampe, qui, sans aucundoute, aurait abîmé sans recours le crétin ! »

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Et il se réjouit également de ce que sa ven-geance eût eu ce succès, sans que personne,pas plus le roi que le grand-vizir ou même samère, se fût douté de la part qu’il avait prise àtoute l’affaire. Et, sans plus se préoccuper quesi rien d’anormal n’était survenu depuis sa de-mande en mariage, il attendit, en toute tran-quillité, que les trois mois du délai demandépar le sultan fussent écoulés, pour, le lende-main même du dernier jour, envoyer au palaissa mère, revêtue de ses plus beaux habits, rap-peler au sultan sa promesse.

Or, dès que la mère d’Aladdin fut entréedans le diwân, le sultan qui, selon son habi-tude, était en train de régler les affaires durègne, jeta les yeux de son côté et la reconnutaussitôt. Et elle n’eut pas besoin de parler, caril se rappela, de lui-même, la promesse qu’il luiavait faite et le délai qu’il avait fixé. Et il setourna vers son grand-vizir et lui dit : « Voici, ôvizir, la mère d’Aladdin ! C’est elle qui nous aapporté, il y a trois mois, la merveilleuse por-

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celaine pleine de pierreries. Et je crois bienqu’elle vient, à l’expiration du délai, me de-mander la réalisation de la promesse que je luiavais faite concernant ma fille ! Béni soit Allahqui n’a pas permis le mariage de ton fils, pourme faire souvenir de la parole donnée alorsque j’avais oublié mes engagements à cause detoi ! » Et le vizir qui, en son âme, demeuraitbien dépité de tout ce qui était arrivé, répon-dit : « Certes, ô mon maître, les rois ne doiventjamais oublier leurs promesses ! Mais, en vé-rité, quand on marie sa fille, on doit se ren-seigner sur l’époux ! et notre maître le roi n’aguère pris de renseignements sur cet Aladdinet sur sa famille ! Or, moi, je sais que c’est lefils d’un pauvre tailleur, mort dans la misère,et de basse condition ! D’où peut donc venir larichesse au fils d’un tailleur ? » Le roi dit : « Larichesse vient d’Allah, ô vizir ! » Il dit : « Oui,ô roi ! Mais nous ne savons si cet Aladdin estréellement aussi riche que son présent nousle donnait à croire ! Pour nous en assurer, leroi n’aura qu’à demander, pour prix de la prin-

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cesse, une dot si considérable que seul pour-ra la payer un fils de roi ou de sultan. Et de lasorte le roi ne mariera sa fille qu’à bon escient,sans risquer de lui donner, encore une fois,un époux indigne de ses mérites ! » Et le roidit : « Ta langue sécrète l’éloquence, ô vizir !Fais donc avancer la femme, pour que je luiparle ! » Et le vizir fit signe au chef des gardes,qui fit avancer la mère d’Aladdin jusqu’au pieddu trône.

Alors, la mère d’Aladdin se prosterna et em-brassa la terre, par trois fois, entre les mainsdu roi, qui lui dit : « Sache, ô tante, que je n’aipoint oublié ma promesse ! Mais jusqu’à pré-sent je ne t’ai pas encore parlé de la dot exigéepour le prix de ma fille, dont les mérites sonttrès grands ! Tu diras donc à ton fils que sonmariage avec ma fille, el-Sett Badrou’l-Bou-dour, aura lieu dès qu’il m’aura envoyé ce quej’exige comme dot pour ma fille, à savoir : qua-rante grands plats d’or massif, remplis jus-qu’aux bords des mêmes espèces de pierreries,

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en forme de fruits de toutes les couleurs et detoutes les tailles, qu’il m’avait déjà envoyéesdans le plat de porcelaine ; et ces plats d’orseront portés au palais par quarante esclavesadolescentes, belles comme des lunes, qui se-ront conduites par quarante esclaves nègres,jeunes et robustes ; et tous marcheront en cor-tège, habillés très magnifiquement et viendrontdéposer entre mes mains les quarante platsde pierreries ! Et voilà toute ma demande, mabonne tante ! Car je ne veux pas exiger davan-tage de ton fils, par égard pour le présent qu’ilm’a déjà envoyé ! »

Et la mère d’Aladdin, bien atterrée de cettedemande exorbitante, se contenta de se pros-terner une seconde fois devant le trône, et seretira pour aller rendre compte à son fils desa mission. Et elle lui dit : « Ah ! mon fils, jet’avais bien conseillé, dès le commencement,de ne pas penser à ce mariage avec la prin-cesse Badrou’l-Boudour ! » Et, avec force sou-pirs, elle raconta à son fils la manière,

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d’ailleurs affable, dont le roi l’avait reçue, etles conditions qu’il exigeait avant de consentirdéfinitivement au mariage ! Et elle ajouta :« Quelle folie est la tienne, ô mon enfant !Passe encore pour les plats d’or et pour lespierreries exigées ! car j’imagine que tu serasassez insensé pour aller au souterrain dé-pouiller tous les arbres de leurs fruits enchan-tés ! Mais pour ce qui est des quarante esclavesadolescentes et des quarante jeunes nègres,comment vas-tu faire, dis-le-moi ? Ah ! monfils, c’est encore la faute à ce maudit vizir, sicette demande est si exorbitante ; car je l’aivu, à mon entrée, se pencher à l’oreille du roi,et lui parler en secret ! Crois-moi, Aladdin, re-nonce à ce projet qui te conduira à ta perte,sans recours ! » Mais Aladdin se contenta desourire et répondit à sa mère : « Par Allah !ô mère, en te voyant entrer avec ce visagede travers, j’ai pensé que tu allais m’annoncerune fort mauvaise nouvelle ! Mais je vois bienà présent que tu te préoccupes toujours dechoses qui n’en valent vraiment pas la peine !

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Sache, en effet, que tout ce que le roi vient deme demander pour prix de sa fille n’est rien encomparaison de ce que je pourrai réellementlui donner ! Rafraîchis donc tes yeux et tran-quillise ton esprit. Et ne songe, pour ta part,qu’à nous préparer le repas, vu que j’ai bienfaim. Et laisse-moi le soin de satisfaire le roi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et ne songe, pour ta part, qu’à nouspréparer le repas, vu que j’ai bien faim. Etlaisse-moi le soin de satisfaire le roi ! »

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Or, dès que la mère fut sortie pour aller ausouk acheter les provisions nécessaires, Alad-din se hâta d’entrer s’enfermer dans sachambre. Et il prit la lampe et la frotta à l’en-droit qu’il connaissait. Et aussitôt apparut legenni, qui, après s’être incliné devant lui, dit :« Entre tes mains, ici, ton esclave le voici ! Parle,que veux-tu ? Je suis le serviteur de la lampe, soitque dans les airs je vole, soit que sur la terre jerampe ! » Et Aladdin lui dit : « Sache, ô éfrit,que le sultan veut bien m’accorder sa fille, lamerveilleuse Badrou’l-Boudour que tu connais,mais c’est à condition que je lui envoie au plustôt quarante plats d’or massif, de qualité pure,remplis jusqu’aux bords de fruits en pierreriessemblables à ceux du plat en porcelaine, quej’avais cueillis aux arbres du jardin, là mêmeoù j’ai trouvé la lampe dont tu es le serviteur.Mais ce n’est pas tout ! Il me demande, enoutre, pour lui porter ces plats d’or remplisde pierreries, quarante esclaves adolescentes,belles comme des lunes, qui soient conduitespar quarante jeunes nègres, beaux, solides, et

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très magnifiquement habillés. Voilà donc ceque j’exige de toi, à mon tour ! Hâte-toi doncde me satisfaire, en vertu du pouvoir que j’aisur toi comme maître de la lampe ! » Et le gen-ni répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et disparut,mais pour revenir au bout d’un moment.

Et il était accompagné des quatre-vingts es-claves en question, tant hommes que femmes,qu’il rangea dans la cour, le long du mur de lamaison. Et les esclaves femmes portaient surla tête, chacune, un grand bassin d’or massifplein jusqu’au bord de perles, de diamants, derubis, d’émeraudes, de turquoises et de milleautres espèces de pierreries, en forme de fruitsde toutes les couleurs et de toutes les tailles.Et chaque bassin était recouvert d’une gazede soie tissée de fleurons d’or. Et vraimentles pierreries étaient plus merveilleuses, et debeaucoup, que celles présentées au sultan dansla porcelaine. Et le genni, une fois qu’il eut finide ranger contre le mur les quatre-vingts es-claves, vint s’incliner devant Aladdin et lui de-

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manda : « As-tu encore, ô mon maître, quelquechose à exiger du serviteur de la lampe ? » EtAladdin lui dit : « Non, rien d’autre pour le mo-ment ! » Et aussitôt l’éfrit disparut.

Or, à ce moment entra la mère d’Aladdin,chargée des provisions qu’elle avait achetéesau souk. Et elle fut bien surprise de voir sa mai-son envahie par tant de monde ; et elle crut,au premier moment, que c’était le sultan quienvoyait saisir Aladdin pour le punir de l’in-solence de sa demande. Mais Aladdin ne tar-da pas à l’en dissuader, car avant qu’elle eût letemps d’ôter son voile de visage, il lui dit : « Neperds pas le temps à enlever ton voile, ô mère,car tu vas être obligée de ressortir, sans re-tard, pour aller accompagner au palais ces es-claves que tu vois rangés dans notre cour ! Lesquarante esclaves femmes portent, comme tupeux le remarquer, la dot réclamée par le sul-tan pour prix de sa fille ! Je te prie donc, avantmême de préparer le repas, de me rendre le

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service d’accompagner le cortège, pour le pré-senter au sultan ! »

Aussitôt la mère d’Aladdin fit sortir en bonordre de sa maison les quatre-vingts esclaves,en les plaçant l’un derrière l’autre, par groupesde deux : une esclave adolescente précédéeimmédiatement par un jeune nègre, et ainside suite jusqu’au dernier groupe. Et chaquegroupe était séparé du précédent par un inter-valle de dix pieds. Et lorsque le dernier groupeeut franchi la porte, la mère d’Aladdin marchaderrière le cortège. Et Aladdin, fort rassuré surle résultat, ferma la porte et alla dans sachambre attendre tranquillement le retour desa mère.

Or, dès que le premier groupe fut arrivédans la rue, les passants commencèrent à s’at-trouper ; et, lorsque le cortège fut au complet,la rue fut remplie d’une foule immense pleinede rumeurs et d’exclamations. Et tout le soukaccourut autour du cortège, pour admirer unspectacle si magnifique et si extraordinaire.

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Car chaque groupe, à lui seul, était une mer-veille finie ! car sa mise admirable de goût etde splendeur, sa beauté, composée d’une beau-té blanche de femme et d’une beauté noire denègre, son bel air, son maintien avantageux,sa marche grave et cadencée, à distance égale,l’éclat du bassin de pierreries que portait sur latête chaque adolescente, les feux lancés par lesjoyaux enchâssés dans les ceintures d’or desnègres, les étincelles qui jaillissaient de leursbonnets de brocart, où se balançaient des ai-grettes, tout cela formait un spectacle ravis-sant, à nul autre pareil, qui faisait que le peuplene doutait pas un instant qu’il ne s’agissait del’arrivée au palais de quelque étonnant fils deroi ou de sultan.

Et le cortège, au milieu de l’ébahissementde tout un peuple, finit par arriver au palais. Etdès que les gardes et les portiers eurent aperçule premier groupe, ils furent dans un tel émer-veillement que, saisis de respect et d’admira-tion, ils formèrent spontanément la haie sur

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son passage. Et leur chef, à la vue du premiernègre, persuadé que le sultan des nègres enpersonne venait en visite chez le roi, s’avan-ça vers lui et se prosterna et voulut lui baiserle bas de la robe ; mais il vit alors la file mer-veilleuse qui le suivait. Et, en même temps, lepremier nègre lui dit en souriant, car il avait re-çu les instructions nécessaires de l’éfrit : « Jene suis, et nous tous ne sommes que les es-claves de celui qui viendra, quand le momentsera venu ! » Et, ayant ainsi parlé, il franchit laporte, suivi de l’adolescente qui portait le bas-sin d’or, et de toute la file des groupes harmo-nieux. Et les quatre-vingts esclaves franchirentla première cour et allèrent se ranger en bonordre dans la seconde cour, qui donnait deplain-pied sur le diwân de réception.

Or, dès que le sultan, qui présidait à ce mo-ment aux affaires du royaume, vit dans la cource cortège magnifique qui effaçait par sa splen-deur l’éclat de tout ce qu’il possédait au pa-lais, il fit immédiatement évacuer le diwân, et

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donna l’ordre de recevoir les nouveaux arrivés.Et ils entrèrent gravement, deux par deux, etse rangèrent avec lenteur, en formant un grandcroissant devant le trône du sultan. Et les es-claves adolescentes, aidées par leurs compa-gnons nègres, déposèrent chacune, sur le tapis,le bassin qu’elles portaient. Puis les quatre-vingts, tous ensemble se prosternèrent et em-brassèrent la terre entre les mains du sultan,pour se relever aussitôt et, tous à la fois, dé-couvrir d’un même geste adroit les bassins dé-bordants de leurs fruits merveilleux. Et, lesbras croisés sur la poitrine, ils demeurèrent de-bout, dans l’attitude du plus profond respect.

Alors seulement, la mère d’Aladdin, qui ve-nait la dernière, s’avança jusqu’au milieu ducroissant formé par les quarante groupes alter-nés, et, après les prosternations et les salamsd’usage, elle dit au roi, qui était devenu tout àfait muet de ce spectacle sans pareil : « Ô roidu temps, mon fils Aladdin, ton esclave, m’en-voie avec la dot que tu as demandée comme

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prix de Sett-Badrou’l-Boudour, ta fille hono-rable ! Et il me charge de te dire que tu t’estrompé dans l’appréciation de la valeur de laprincesse, et que tout cela est bien au-dessousde ses mérites ! Mais il espère que tu l’excuse-ras pour le peu, et que tu agréeras ce faible tri-but, dans l’attente de ce qu’il fera à l’avenir ! »

Ainsi parla la mère d’Aladdin. Mais le roi,qui n’était guère en état de bien saisir ce qu’ellelui disait, restait ébahi et les yeux écarquillésdevant le spectacle qui s’offrait à sa vue. Etil regardait alternativement les quarante bas-sins, le contenu des quarante bassins, les es-claves adolescentes qui avaient porté les bas-sins, et les jeunes nègres qui avaient accompa-gné les porteuses des bassins. Et il ne savaitce qu’il devait le plus admirer, de ces joyauxqui étaient les plus extraordinaires qu’il eût ja-mais vus au monde, ou de ces esclaves adoles-centes qui étaient comme des lunes, ou de cesesclaves nègres qui étaient comme autant derois ! Et il resta ainsi une heure de temps, sans

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pouvoir prononcer une parole ni détacher sesregards des merveilles qu’il avait devant lui.Et il finit enfin, au lieu de s’adresser à la mèred’Aladdin pour lui exprimer ses sentiments ausujet de ce qu’elle lui apportait, par se tournervers son grand-vizir et lui dire : « Par ma vie !que deviennent les richesses que nous possé-dons et que devient mon palais devant unetelle magnificence ? Et que devons-nous pen-ser de l’homme qui peut, en moins de tempsqu’il n’en faut pour les souhaiter, réaliser detelles splendeurs et nous les envoyer ? Et quedeviennent les mérites de ma fille elle-mêmedevant une telle profusion de beauté ? » Et levizir, malgré tout le dépit et le ressentimentqu’il éprouvait de tout ce qui était arrivé à sonfils, ne put s’empêcher de dire ; « Oui, par Al-lah ! tout cela est beau ; mais, tout de même,ne vaut pas le trésor unique qu’est la princesseBadrou’l-Boudour ! » Et le roi dit : « Par Allah !ça la vaut et ça en dépasse de beaucoup la va-leur ! C’est pourquoi je ne crois plus faire unmarché de dupe en l’accordant en mariage à

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un homme aussi riche, aussi généreux et aussimagnifique que l’est le seigneur Aladdin, notrefils ! » Et il se tourna vers les autres vizirs etles émirs et les notables qui l’entouraient, etles interrogea du regard. Et tous répondirenten s’inclinant profondément jusqu’à terre partrois fois, pour bien marquer leur acquiesce-ment aux paroles de leur roi.

Alors le roi n’hésita plus…

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Elle dit :

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… Et tous répondirent en s’inclinant pro-fondément jusqu’à terre par trois fois, pour

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bien marquer leur acquiescement aux parolesde leur roi.

Alors le roi n’hésita plus. Et, sans davantagese préoccuper de savoir si Aladdin possédaittoutes les qualités requises de la part de quel-qu’un destiné à devenir l’époux d’une fille deroi, il se tourna vers la mère d’Aladdin, et luidit : « Ô vénérable mère d’Aladdin, je te pried’aller dire à ton fils que, dès cet instant, il estentré dans ma race et dans ma descendance,et je n’attends plus que de le voir, pour l’em-brasser comme un père embrasse son enfant,et pour l’unir, par le Livre et la Sunnah, à mafille Badrou’l-Boudour ! »

Et la mère d’Aladdin, après les salams depart et d’autre, se hâta de se retirer pour aussi-tôt, défiant la rapidité du vent, s’envoler vers samaison et mettre son fils au courant de ce quivenait de se passer. Et elle le pressa de se hâterd’aller se présenter au roi, qui était dans la plus

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vive impatience de le voir. Et Aladdin, dontcette nouvelle satisfaisait tous les vœux, aprèsune si longue attente, ne voulut point laisservoir combien il était ivre de joie. Et, d’un airfort calme et d’un accent mesuré, il répondit :« Tout ce bonheur me vient d’Allah et de ta bé-nédiction, ô mère, et de ton zèle inlassable ! »Et il lui baisa les mains, et la remercia beau-coup, et lui demanda la permission de se reti-rer dans sa chambre, pour se préparer à allerchez le sultan.

Or, dès qu’il se trouva seul, Aladdin prit lalampe magique, qui lui avait été jusque-là d’unsi grand secours, et la frotta comme à l’ordi-naire. Et à l’instant parut l’éfrit qui, après s’êtreincliné devant lui, lui demanda, par la formulehabituelle, quel service il pouvait lui rendre. EtAladdin répondit : « Ô éfrit de la lampe, je dé-sire prendre un bain ! Et, après le bain, je veuxque tu m’apportes une robe qui n’ait point sapareille en magnificence chez les plus grandssultans de la terre, et si belle que les connais-

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seurs puissent l’estimer à plus de mille milliersde dinars d’or, pour le moins ! Et c’est tout pourle moment ! »

Alors l’éfrit de la lampe, après s’être inclinéen signe d’obéissance, courba l’échine complè-tement, et dit à Aladdin : « Monte, ô maître dela lampe, sur mes épaules ! » Et Aladdin montasur les épaules de l’éfrit, en faisant pendre sesjambes sur sa poitrine ; et l’éfrit l’enleva dansles airs, en le rendant invisible comme lui, etle transporta dans un hammam si beau qu’onne pouvait en trouver le frère chez les rois etles kaïssars. Et le hammam était tout en jadeet en albâtre transparent, avec des bassins encornaline rose et en corail blanc et des orne-mentations en pierre d’émeraude d’une délica-tesse charmante. Et les yeux et les sens pou-vaient là-dedans véritablement se délecter àleur aise, car rien n’y pouvait heurter la vuesoit par l’ensemble, soit par les détails ! Et lafraîcheur y était délicieuse, et la tiédeur y étaitégale et la chaleur y était mesurée et harmo-

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nieuse. Et pas un baigneur n’était là pour trou-bler par sa présence ou sa voix la paix desvoûtes blanches. Mais, dès que le genni eut dé-posé Aladdin sur l’estrade de la salle d’entrée,un jeune éfrit de toute beauté, semblable, maisen plus séduisant, à une jouvencelle, parut de-vant lui et l’aida à se déshabiller, et lui jetaune grande serviette parfumée sur les épaules,et le soutint avec beaucoup de précaution etde douceur et le conduisit dans la plus belledes salles, qui était toute pavée de pierreriesde couleurs diversifiées. Et aussitôt d’autresjeunes éfrits, non moins beaux et non moinsséduisants, vinrent le prendre des mains deleur compagnon, et l’assirent commodémentsur un banc de marbre, et se mirent à le frotteret à le laver avec plusieurs sortes d’eaux desenteurs ; et ils le massèrent avec un art ad-mirable, et le relavèrent à l’eau de roses mus-quée. Et leurs soins savants lui donnèrent unteint aussi frais qu’un pétale de rose et blancet vermeil à souhait. Et il se sentit devenirléger à pouvoir s’envoler comme les oiseaux.

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Et le jeune et bel éfrit qui l’avait amené vint lereprendre et le reconduire sur l’estrade, où illui offrit, comme rafraîchissement, un délicieuxsorbet à l’ambre gris. Et il trouva le genni de lalampe qui tenait entre ses mains un habit d’unesomptuosité incomparable. Et aidé par le jeuneéfrit aux mains si douces, il revêtit cette magni-ficence, et devint semblable, avec plus de pres-tance encore, à quelque fils de roi d’entre lesgrands rois ! Et l’éfrit le reprit sur ses épaules etle reporta dans la chambre de sa maison, sanssecousse.

Alors Aladdin se tourna vers l’éfrit de lalampe et lui dit : « Et, maintenant, sais-tu cequ’il te reste à faire ? » Il répondit : « Non, ômaître de la lampe ! Mais ordonne et j’obéirai,soit que dans les airs je vole, soit que sur laterre je rampe ! » Et Aladdin dit : « Je désireque tu m’amènes un cheval de race pure, quin’ait point un frère en beauté, pas plus dansles écuries du sultan que chez les plus puis-sants monarques du monde. Et il faut que son

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harnachement, à lui seul, vaille pour le moinsmille milliers de dinars d’or. En même temps,tu m’amèneras quarante-huit jeunes esclavesde belle tournure, de taille avantageuse etpleins de grâce, habillés avec beaucoup de pro-preté, d’élégance et de richesse, pour quevingt-quatre d’entre eux, rangés en deux filesde douze, puissent ouvrir la marche devantmon cheval, tandis que les vingt-quatre autressuivront derrière moi, sur deux files de douze,également. En outre, tu n’oublieras pas surtoutde trouver, pour le service de ma mère, douzejeunes filles comme des lunes, uniques en leurespèce, habillées avec beaucoup de goût et demagnificence et portant sur leurs bras, cha-cune, une robe d’étoffe et de couleur diffé-rentes, et telle que pourrait s’en vêtir, en touteconfiance, une fille de roi ! Enfin, tu donnerasà chacun de mes quarante-huit esclaves, pourqu’il le passe à son cou, un sac de cinq mille di-nars d’or, afin que je puisse en faire l’usage quime plaît. Et voilà tout ce que je désire de toi,pour aujourd’hui…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTCINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et voilà tout ce que je désire de toi,pour aujourd’hui ! »

Or, à peine Aladdin avait-il fini de parlerque le genni, après la réponse de l’ouïe et del’obéissance, se hâta de disparaître, mais pourrevenir au bout d’un moment avec le cheval,les quarante-huit jeunes esclaves, les douzejeunes filles, les quarante-huit sacs de cinqmille dinars chacun, et les douze robes d’étoffeet de couleur différentes. Et le tout était tout àfait de la qualité demandée, sinon d’une plus

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belle encore. Et Aladdin prit possession de toutet congédia le genni, en lui disant : « Je t’ap-pellerai dès que j’aurai besoin de toi ! » Et, sansperdre de temps, il prit congé de sa mère, dontil embrassa encore une fois les mains, et mit àson service les douze esclaves adolescentes enleur recommandant de ne rien épargner pourcontenter leur maîtresse et pour lui enseignerla façon de mettre les belles robes qu’ellesavaient apportées.

Après quoi Aladdin se hâta de monter àcheval, et de sortir de la cour de sa maison.Et bien que ce fût pour la première fois qu’ilse trouvait sur le dos d’un cheval, il sut s’ytenir avec une élégance et une fermeté que luiauraient enviées les cavaliers les plus accom-plis. Et il se mit en marche, selon le plan ducortège qu’il avait imaginé, précédé de vingt-quatre esclaves, rangés sur deux files de douze,accompagné, sur les deux côtés, de quatre es-claves qui tenaient les cordons de la housse

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du cheval, et suivi des autres, qui fermaient lamarche.

Or, dès que le cortège se fut engagé dansles rues, une foule immense, bien plus consi-dérable que celle qui était accourue au-devantdu premier cortège, s’amassa de tous les côtés,aussi bien dans les souks que sur les fenêtres etles terrasses. Et les quarante-huit esclaves semirent alors, suivant les ordres qui leur avaientété donnés par Aladdin, à prendre de l’or dansleurs sacs et à le jeter par poignées, tantôtà droite et tantôt à gauche, au peuple qui sepressait sur leurs pas. Et les acclamations re-tentissaient par toute la ville, tant à cause de lagénérosité du magnifique donateur qu’à causede la beauté du cavalier et de ses esclavessplendides. Car Aladdin, sur son cheval, étaitvraiment bien beau à voir, avec son visage ren-du encore plus charmant par la vertu de lalampe magique, son maintien royal et l’aigrettede diamant qui se balançait sur son turban. Etce fut ainsi qu’au milieu des acclamations et

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de l’émerveillement de tout un peuple Aladdinarriva au palais, où l’avait déjà précédé la ru-meur de sa venue, et où tout avait été préparépour le recevoir avec tous les honneurs dus àl’époux de la princesse Badrou’l-Boudour.

Or, le sultan l’attendait précisément sur lehaut de l’escalier d’honneur qui s’ouvrait surla seconde cour. Et dès qu’Aladdin, aidé parle grand-vizir lui-même qui lui tenait l’étrier,eut mis pied à terre, le sultan descendit deuxou trois marches en son honneur. Et Aladdinmonta vers lui et voulut se prosterner entre sesmains ; mais il en fut empêché par le sultanqui, émerveillé de sa prestance, de son bel airet de la richesse de son habillement, le reçutdans ses bras et l’embrassa comme s’il étaitson propre enfant. Et, au même moment, l’airretentit des acclamations poussées par tous lesémirs, les vizirs et les gardes, et du son destrompettes, des clarinettes, des hautbois et destambours. Et le sultan, le bras passé autour ducou d’Aladdin, le conduisit dans la grande salle

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des réceptions, et le fit s’asseoir à côté de luisur le lit du trône, et l’embrassa une secondefois et lui dit : « Par Allah, ô mon fils Aladdin,je regrette beaucoup que ma destinée ne m’aitpas fait te rencontrer avant ce jour, et d’avoirainsi différé pendant trois mois ton mariageavec ma fille Badrou’l-Boudour, ton esclave ! »Et Aladdin sut répondre à cela d’une façon sicharmante que le sultan sentit augmenter sonamour pour lui et lui dit : « Certes ! Ô Aladdin,quel roi ne pourrait souhaiter t’avoir commeépoux de sa fille ! » Et il se mit à causer aveclui et à l’interroger avec beaucoup d’affection,et à admirer la sagesse de ses réponses et l’élo-quence et la finesse de ses discours. Et il fitpréparer, dans la salle même du trône, un fes-tin magnifique, et mangea seul avec Aladdin,en se faisant servir par le grand-vizir, dont lenez, de dépit, s’allongeait à la limite de l’allon-gement, et par les émirs et les autres hauts di-gnitaires.

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Lorsque le repas fut terminé, le sultan, quine voulait pas davantage différer la réalisationde sa promesse, fit appeler le kâdi et les té-moins, et leur ordonna d’écrire sur le champ lecontrat de mariage d’Aladdin et de sa fille laprincesse Badrou’l-Boudour. Et le kâdi, en pré-sence des témoins, se hâta d’exécuter l’ordre,et d’écrire le contrat dans toutes les formes re-quises par le Livre et la Sunnah. Et lorsqu’ileut fini, le sultan embrassa Aladdin, et lui dit :« Ô mon fils, est-ce cette nuit même que tuveux pénétrer dans la chambre nuptiale pour laconsommation ? » Et Aladdin répondit : « Ô roidu temps, certes ! si je n’écoutais que le grandamour que j’éprouve pour mon épouse, c’est cesoir même que je pénétrerais pour la consom-mation. Mais je désire que la chose soit faitedans un palais digne de la princesse et qui luiappartienne en propre. Permets-moi donc dedifférer la pleine réalisation de mon bonheurjusqu’à ce que j’aie fait bâtir le palais que jelui destine. Et, à cet effet, je te prie de m’ac-corder la concession d’un vaste terrain situé en

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face même de ton palais, afin que mon épousene soit pas trop éloignée de son père et que jepuisse moi-même être toujours près de toi, àte servir ! Et, moi, pour ma part, je me chargede faire bâtir ce palais dans le plus bref dé-lai ! » Et le sultan répondit : « Ah ! mon fils tun’as guère besoin de me demander cette per-mission ! Prends, en face de mon palais, tout leterrain qu’il te faut. Mais hâte-toi, je t’en prie,que ce palais soit achevé au plus tôt ; car jevoudrais bien jouir de la postérité de ma des-cendance, avant de mourir ! » Et Aladdin sou-rit et dit : « Que le roi tranquillise son esprit àce sujet ! Le palais sera bâti avec plus de di-ligence qu’il ne peut en souhaiter ! » Et il pritcongé du sultan, qui l’embrassa tendrement, ets’en retourna à sa maison, avec le même cor-tège qui l’avait accompagné, au milieu des ac-clamations du peuple et des vœux de bonheuret de prospérité.

Or, dès qu’il fut rentré dans sa maison, ilmit sa mère au courant de ce qui s’était passé,

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et se hâta de se retirer, tout seul, dans sachambre. Et il prit la lampe magique et la frot-ta, comme à l’ordinaire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il prit la lampe magique et la frotta,comme à l’ordinaire. Et l’éfrit ne manqua pasde paraître et de se mettre à ses ordres. EtAladdin lui dit : « Ô éfrit de la lampe, j’aid’abord à te louer pour le zèle que tu as dé-ployé à mon service. Et ensuite j’ai à te deman-der quelque chose de plus difficile, je crois, à

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réaliser que ce que tu as fait pour moi jusqu’au-jourd’hui, en vertu du pouvoir qu’exercent surtoi les vertus de ta maîtresse, cette lampe quej’ai en ma possession. Or, voici ! je veux, que,dans le plus court délai possible, tu me bâ-tisses, en face même du palais du sultan, unpalais qui soit digne de mon épouse el-Sett Ba-drou’l-Boudour ! Et, pour cela, je laisse à tonbon goût et à tes connaissances déjà éprou-vées le soin de tous les détails d’ornementationet le choix des matériaux précieux, tels quepierres de jade, de porphyre, d’albâtre, d’agate,de lazulite, de jaspe, de marbre et de granit !Prends soin seulement de m’élever, au milieude ce palais, un grand dôme de cristal construitsur des colonnes d’or massif et d’argent, alter-nativement, et percé de quatre-vingt-dix-neuffenêtres enrichies de diamants, de rubis,d’émeraudes et d’autres pierreries, mais enveillant à ce que la quatre-vingt-dix-neuvièmefenêtre reste imparfaite, non point d’architec-ture mais d’ornementation. Car j’ai un projet àce sujet. Et n’oublie pas de tracer un beau jar-

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din, avec des bassins et des jets d’eau, et descours spacieuses. Et surtout, ô éfrit, ménage-moi, dans un souterrain dont tu m’indiquerasl’emplacement, un très grand trésor rempli dedinars d’or. Et pour tout le reste, ainsi que pourles cuisines, les écuries, et les serviteurs, je telaisse pleine liberté, me fiant à ta sagacité et àton bon vouloir ! » Et il ajouta : « Dès que toutsera prêt, tu viendras m’en aviser ! » Et le gennirépondit : « J’écoute et j’obéis ! » et disparut.

Or, le lendemain, à la pointe du jour, Alad-din était encore dans son lit, quand il vit pa-raître devant lui l’éfrit de la lampe, qui, aprèsles salams d’usage, lui dit : « Ô maître de lalampe, tes ordres sont exécutés. Et je te prie devenir en contrôler la réalisation ! » Et Aladdinacquiesça à la chose, et l’éfrit le transporta aus-sitôt à l’endroit désigné et lui montra, vis-à-visdu palais du sultan, au milieu d’un magnifiquejardin, et précédé de deux immenses cours demarbre, un palais bien plus beau que celui qu’ilattendait. Et le genni, après lui en avoir fait ad-

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mirer l’architecture et l’aspect général, lui enfit visiter, en détail, tous les endroits. Et Alad-din trouva que les choses avaient été faitesavec un faste, une splendeur et une magnifi-cence inimaginables ; et il trouva, dans un im-mense souterrain, un trésor qui s’étageait jus-qu’à la voûte, formé de sacs superposés rem-plis de dinars d’or. Et il visita également lescuisines, les offices, les magasins des provi-sions et les écuries, qu’il trouva tout à fait àson goût, dans une grande propreté ; et il admi-ra les chevaux et les juments qui mangeaientdans des mangeoires d’argent, tandis que lespalefreniers les soignaient et les pansaient. Etil passa en revue les esclaves des deux sexeset les eunuques rangés en bon ordre, suivantl’importance de leurs fonctions. Et lorsqu’il euttout vu et tout examiné, il se tourna vers l’éfritde la lampe, qui n’était visible que pour lui seulet qui l’accompagnait partout, et le félicita dela diligence, du bon goût et de l’intelligencedont il avait fait preuve dans cette œuvre par-faite. Puis il ajouta : « Tu as seulement oublié,

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ô éfrit, d’étendre, de la porte de mon palais àcelle du sultan, un grand tapis qui permette àmon épouse de ne pas se fatiguer les pieds entraversant l’intervalle ! » Et le genni répondit :« Ô maître de la lampe, tu as raison ! Mais dansun instant cela sera fait ! » Et, en effet, en unclin d’œil, un magnifique tapis de velours setrouva étendu dans l’intervalle qui séparait lesdeux palais, avec des couleurs qui s’unissaientà ravir aux tons des pelouses et des corbeilles.

Alors Aladdin, à la limite de la satisfaction,dit à l’éfrit : « Maintenant tout est parfait ! Ra-mène-moi à la maison ! » Et l’éfrit l’enleva et letransporta dans sa chambre, tandis que dans lepalais du sultan les gens de service commen-çaient à ouvrir les portes pour vaquer à leursoccupations.

Or, dès qu’ils eurent ouvert les portes, lesesclaves et les portiers furent à la limite dela stupéfaction, en constatant que la vue étaitcomplètement bouchée du côté où la veille en-core se voyait un immense meidân pour les

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tournois et les cavalcades. Et ils virent d’abordle magnifique tapis de velours qui s’étendaitentre les pelouses fraîches et mariait ses cou-leurs aux teintes naturelles des fleurs et desarbustes. Et ils aperçurent alors, en accompa-gnant ce tapis du regard, à travers les pelousesdu jardin miraculeux, le superbe palais bâti enpierres précieuses et dont le dôme de cristalbrillait comme le soleil. Et, ne sachant que pen-ser, ils préférèrent aller rapporter la chose augrand-vizir qui, à son tour, après avoir regar-dé du côté du nouveau palais, alla prévenirde la chose le sultan, en lui disant : « Il n’y apas de doute, ô roi du temps ! L’époux de Sett-Badrou’l-Boudour est un insigne magicien ! »Mais le sultan lui répondit : « Tu m’étonnesbeaucoup, ô vizir, en voulant insinuer que lepalais dont tu me parles est l’œuvre de la ma-gie ! Tu sais bien pourtant que l’homme quim’a déjà fait don de si merveilleux présentsest bien capable, moyennant les richesses qu’ildoit posséder et le nombre considérable d’ou-vriers qu’il a dû employer grâce à sa fortune,

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de faire construire tout un palais en une seulenuit ! Pourquoi donc hésites-tu à croire qu’ilait obtenu ce résultat par le moyen des forcesnaturelles ? Et n’est-ce point plutôt ta jalousiequi t’aveugle et te fait mal juger des faits et tepousse à médire de mon gendre Aladdin ? » Etle vizir, comprenant par ces paroles que le sul-tan aimait Aladdin, n’osa pas insister, de peurde se faire du tort à lui-même, et se fit muet parprudence. Et voilà pour lui !

Quant à Aladdin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

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… Quant à Aladdin, une fois transportédans sa vieille maison par l’éfrit de la lampe,

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il dit à l’une des douze esclaves adolescentesd’aller réveiller sa mère, et leur donna à toutesl’ordre de lui mettre l’une des belles robesqu’elles avaient apportées, et de la parer dumieux qu’elles pouvaient. Et lorsque sa mèrefut habillée comme il le désirait, il lui dit que lemoment était venu d’aller au palais du sultanpour prendre la nouvelle mariée et la conduireau palais qu’il lui avait fait bâtir. Et la mèred’Aladdin, après avoir reçu à ce sujet toutesles instructions nécessaires, sortit de sa mai-son, accompagnée par ses douze esclaves, etfut bientôt suivie par Aladdin à cheval au mi-lieu de son cortège. Mais, arrivés à une cer-taine distance du palais, ils se séparèrent pouraller, Aladdin à son nouveau palais, et sa mèrechez le sultan.

Or, dès que les gardes du sultan eurentaperçu la mère d’Aladdin, au milieu des douzejeunes filles qui lui faisaient cortège, ils cou-

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rurent prévenir le sultan qui se hâta de venir àsa rencontre. Et il la reçut avec les marques durespect et les égards dus à son nouveau rang.Et il donna l’ordre au chef des eunuques del’introduire dans le harem, auprès de Sett-Ba-drou’l-Boudour. Et dès que la princesse l’eutaperçue et eut appris qu’elle était la mère deson époux Aladdin, elle se leva en son honneuret alla l’embrasser. Puis elle la fit s’asseoir à cô-té d’elle, et la régala de diverses confitures etfriandises, et acheva de se faire habiller par sesfemmes et parer des joyaux les plus précieuxdont lui avait fait présent son époux Aladdin.Et peu après entra le sultan, et, pour la pre-mière fois, il put, grâce à la nouvelle parenté,voir à découvert le visage de la mère d’Aladdin.Et il remarqua, à la délicatesse de ses traits,qu’elle avait dû être bien avenante dans sa jeu-nesse, et que maintenant, vêtue comme ellel’était d’une belle robe et arrangée à son avan-tage, elle avait plus grand air que beaucoup deprincesses et d’épouses de vizirs et d’émirs. Etil lui fit beaucoup de compliments à ce sujet :

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ce qui toucha et remua profondément le cœurde la pauvre femme du défunt tailleur Musta-pha, si longtemps malheureuse, et lui remplitles yeux de larmes.

Après quoi, ils se mirent tous trois à causeren toute cordialité, faisant ainsi plus ampleconnaissance, jusqu’à l’arrivée de la sultane,mère de Badrou’l-Boudour. Or, la vieille sul-tane était loin de voir d’un bon œil ce mariagede sa fille avec le fils de gens inconnus ; et elleétait du parti du grand-vizir qui continuait, ensecret, à être bien mortifié de la bonne tour-nure que prenait toute l’affaire à son détriment.Cependant elle n’osa pas, malgré le désirqu’elle en avait, faire trop mauvaise figure à lamère d’Aladdin ; et, après les salams de part etd’autre, elle s’assit avec les autres, sans toute-fois s’intéresser à la conversation.

Or, lorsque vint le moment des adieux pourle départ au nouveau palais, la princesse Ba-drou’l-Boudour se leva et embrassa avec beau-coup de tendresse son père et sa mère, en mê-

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lant ses baisers de beaucoup de larmes, pourla circonstance. Puis, soutenue par la mèred’Aladdin, qui se tenait à sa gauche, et précé-dée de dix eunuques vêtus de leurs habits decérémonie, et suivie de cent jeunes filles es-claves habillées avec une magnificence de li-bellules, elle se mit en marche vers le nouveaupalais, au milieu de deux files de quatre centsjeunes esclaves blancs et noirs alternés, rangésentre les deux palais, et qui tenaient chacunun flambeau d’or où brûlait une grande bougied’ambre et de camphre blanc. Et, lentement,la princesse s’avança au milieu de ce cortège,en traversant le tapis de velours, tandis que,sur son passage, un concert admirable d’ins-truments se faisait entendre, aussi bien dansles allées du jardin que sur le haut des ter-rasses du palais d’Aladdin. Et, dans le loin, lesacclamations retentissaient, poussées par toutle peuple accouru autour des deux palais, etmêlaient leur rumeur d’allégresse à toute cettegloire. Et la princesse finit par arriver à l’en-trée du nouveau palais, où l’attendait Aladdin.

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Et il vint en souriant à sa rencontre ; et ellefut charmée de le voir si beau et si brillant.Et elle entra avec lui dans la salle du festin,sous le grand dôme aux fenêtres de pierreries.Et ils s’assirent tous les trois devant les pla-teaux d’or servis par les soins de l’éfrit de lalampe ; et Aladdin était assis au milieu, entreson épouse à droite et sa mère à gauche. Et ilscommencèrent leur repas, aux sons d’une mu-sique qu’on ne voyait pas, et qui était jouée parun chœur d’éfrits des deux sexes. Et Badrou’l-Boudour, enchantée de tout ce qu’elle voyait etentendait, se disait en elle-même : « De ma vieje n’ai imaginé de si merveilleuses choses ! »Et même elle s’arrêta de manger, pour mieuxécouter les chants et le concert des éfrits. EtAladdin et sa mère ne cessaient de la serviret de lui verser à boire des boissons, dont ellepouvait d’ailleurs se passer, tant elle était déjàivre d’émerveillement. Et ce fut pour eux unejournée splendide, qui n’avait pas eu sa pareilleaux temps d’Iskandar et de Soleïmân…

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ce fut pour eux une journée splendide,qui n’avait pas eu sa pareille aux temps d’Is-kandar et de Soleïmân.

Et lorsque vint la nuit, le repas fut desservi,et aussitôt une troupe de danseuses fit son en-trée dans la salle du dôme. Et elle était compo-sée de quatre cents adolescentes, filles de ma-reds et d’éfrits, habillées comme des fleurs etlégères comme des oiseaux. Et, aux sons d’unemusique aérienne, elles se mirent à danser plu-sieurs sortes de motifs et de pas de danses

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comme on n’en peut voir que dans les régionsdu paradis. Et ce fut alors qu’Aladdin se levaet, prenant son épouse par la main, s’acheminaavec elle, d’un pas cadencé, vers la chambrenuptiale. Et les esclaves adolescentes, précé-dées par la mère d’Aladdin, les suivirent enbon ordre. Et on déshabilla Badrou’l-Boudour ;et on ne lui mit sur le corps que juste ce quiétait nécessaire pour la nuit. Et elle devint ainsisemblable à un narcisse qui sort de son calice.Et, après qu’on leur eut souhaité les délices etla joie, on les laissa seuls dans la chambre nup-tiale. Et Aladdin, à la limite du bonheur, putenfin s’unir à Badrou’l-Boudour, la fille du roi.Et leur nuit, de même que leur journée, n’eutpoint sa pareille aux temps d’Iskandar et deSoleïmân.

Or, le lendemain, après toute une nuit dedélices, Aladdin sortit des bras de son épouseBadrou’l-Boudour, pour aussitôt se faire revêtird’une robe plus magnifique encore que celle dela veille, et se disposer à aller chez le sultan.

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Et il se fit amener un superbe cheval des écu-ries pourvues par l’éfrit de la lampe, et le mon-ta et se dirigea vers le palais du père de sonépouse, au milieu d’une escorte d’honneur. Etle sultan le reçut avec les marques de la plusvive réjouissance, et l’embrassa et lui deman-da, avec beaucoup d’intérêt, de ses nouvelleset des nouvelles de Badrou’l-Boudour. Et Alad-din lui fit-à ce sujet la réponse qu’il fallait, et luidit : « Je viens sans retard, ô roi du temps, t’in-viter à venir aujourd’hui illuminer ma demeurede ta présence et partager avec nous le premierrepas d’après les noces ! Et je te prie de te faireaccompagner, pour visiter le palais de ta fille,du grand-vizir et des émirs ! » Et le sultan, pourbien lui marquer son estime et son affection, nefit aucune difficulté à accepter l’invitation, etse leva à l’heure et à l’instant, et, suivi de songrand-vizir et de ses émirs, il sortit avec Alad-din.

Or, à mesure que le sultan approchait dupalais de sa fille, son admiration augmentait

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considérablement, et ses exclamations se fai-saient plus vives, plus accentuées et plus rap-prochées. Et tout cela quand il n’était encorequ’au dehors du palais. Mais, quand il y futentré, quel émerveillement ! Il ne voyait par-tout que splendeurs, somptuosités, richesses,bon goût, harmonie et magnificence ! Et ce quiacheva de l’éblouir, ce fut la salle du dôme decristal, dont il ne pouvait se lasser d’admirerl’architecture aérienne et l’ornementation. Et ilvoulut compter le nombre des fenêtres enri-chies de pierreries, et trouva qu’en effet ellesétaient au nombre de quatre-vingt-dix-neuf,pas une de plus, pas une de moins. Et il s’enétonna énormément. Mais il remarqua égale-ment que la quatre-vingt-dix-neuvième fenêtreétait restée inachevée et n’avait aucune sorted’ornement ; et, bien surpris, il se tourna versAladdin et lui dit : « Ô mon fils Aladdin, voicicertainement le plus merveilleux palais qui aitjamais existé sur la face de la terre ! Et je suisdans l’admiration de tout ce que je vois ! Maispeux-tu me dire le motif qui t’a empêché

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d’achever le travail de cette fenêtre qui dépareainsi, par son imperfection, la beauté de sesautres sœurs ? » Et Aladdin sourit et répondit :« Ô roi du temps, je te prie de ne point croireque ce soit par oubli ou par économie ou parsimple négligence que j’ai laissé cette fenêtreen l’état imparfait où tu la vois ; car c’est bienà dessein que je l’ai ainsi voulue. Et le motifétait de laisser à Ta Hautesse le soin de faireachever ce travail, pour sceller de la sorte dansla pierre de ce palais ton nom glorieux et lesouvenir de ton règne. C’est pourquoi je tesupplie de consacrer, par ton consentement,la construction de cette demeure qui, touteconvenable qu’elle soit, reste indigne des mé-rites de ta fille, mon épouse ! » Et le roi, ex-trêmement flatté de cette délicate attentiond’Aladdin, le remercia et voulut qu’à l’instantce travail commençât. Et, à cet effet, il donnal’ordre à ses gardes de faire venir au palais,sans retard, les joailliers les plus habiles et lesmieux fournis en pierreries, pour achever lesincrustations de la fenêtre. Et, en attendant

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leur arrivée, il alla voir sa fille et lui demanderdes nouvelles de sa première nuit de noces. Et,rien qu’au sourire qu’elle lui fit et à son air sa-tisfait, il comprit qu’il serait superflu d’insister.Et il embrassa Aladdin, en le félicitant beau-coup, et alla avec lui dans la salle où le re-pas était préparé avec toute la splendeur quiconvenait. Et il mangea de tout, et trouva queles mets étaient les plus excellents qu’il eût ja-mais goûtés, et que le service était bien supé-rieur à celui de son palais, et que l’argenterie etles accessoires étaient tout à fait admirables.

Sur ces entrefaites, arrivèrent les joaillierset les orfèvres…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Elle dit :

… Sur ces entrefaites, arrivèrent lesjoailliers et les orfèvres, que les gardes étaientallés quérir par toute la capitale ; et on vintprévenir le roi, qui aussitôt remonta sous ledôme aux quatre-vingt-dix-neuf fenêtres. Et ilmontra la fenêtre inachevée aux orfèvres, enleur disant : « Il faut que, dans le plus bref dé-lai, vous finissiez le travail que nécessite cettefenêtre, en fait d’incrustations de perles et depierreries de toutes les couleurs ! » Et les or-fèvres et les joailliers répondirent par l’ouïeet l’obéissance et se mirent à examiner avecbeaucoup de minutie le travail et les incrusta-tions des autres fenêtres, en se regardant entreeux avec des yeux bien dilatés d’étonnement.Et, après s’être concertés entre eux, ils re-vinrent auprès du sultan et, après les pros-ternations, lui dirent : « Ô roi du temps, nousn’avons point dans nos boutiques, malgré tous

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-TROISIÈME NUIT

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la centième partie de cette fenêtre ! » Et le roidit : « Je vous fournirai tout ce qu’il faudra ! »Et il fit apporter les fruits en pierres précieusesqu’Aladdin lui avait donnés en présent, et leurdit : « Employez le nécessaire, et rendez-moi lereste ! » Et les joailliers prirent leurs mesureset firent leurs calculs, en les répétant plusieursfois, et répondirent : « Ô roi du temps, tout ceque tu nous donnes, et tout ce que nous possé-dons, ne suffira pas à orner la dixième partie dela fenêtre ! » Et le roi se tourna vers ses gardeset leur dit : « Allez envahir les maisons de mesvizirs, grands et petits, de mes émirs et de tousles gens riches de mon royaume, et faites-vousremettre, de gré ou de force, toutes les pierresprécieuses qu’ils possèdent ! » Et les gardes sehâtèrent d’aller exécuter l’ordre.

Or, en attendant leur retour, Aladdin, quivoyait bien que le roi commençait à être in-quiet sur l’issue de l’entreprise et qui, en sonâme, se réjouissait à l’extrême de la chose,

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nos lots de pierres précieuses, de quoi orner

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à l’un des jeunes éfrits, ses esclaves, qui aussi-tôt fit entrer une troupe de chanteuses si bellesque chacune d’elles pouvait dire à la lune

:

« Lève-toi, que je m’asseye à ta place ! » etdouées d’une voix enchanteresse qui pouvaitdire au rossignol : « Tais-toi pour m’entendrechanter ! » Et, en effet, elles réussirent, parl’harmonie, à faire prendre un peu patience auroi.

Mais dès que les gardes furent arrivés, lesultan remit aussitôt aux joailliers et aux or-fèvres les pierreries qui provenaient de la dé-pouille des gens riches en question, et leur dit

:

« Eh bien ! que dites-vous maintenant ? » Ilsrépondirent : « Par Allah, ô notre maître, noussommes encore bien loin de compte ! Et il nousfaudra huit fois plus de matériaux que nousn’en possédons présentement ! De plus, pourmener à bien ce travail, il nous faut, pour lemoins, trois mois de délai, si nous poursuivonsjour et nuit l’ouvrage ! »

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voulut le distraire par un concert. Et il fit signe

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À ces paroles, le roi fut à la limite du désap-pointement et de la perplexité, et sentit sonnez s’allonger jusqu’à ses pieds de la hontequ’il avait de se voir impuissant dans des cir-constances si pénibles pour son amour-propre.Alors Aladdin, ne voulant pas prolonger da-vantage l’épreuve à laquelle il le soumettait etse tenant pour satisfait, se tourna vers les or-fèvres et les joailliers et leur dit : « Reprenezce qui vous appartient, et sortez ! » Et il ditaux gardes : « Rendez les pierreries à leursmaîtres ! » Et il dit au roi : « Ô roi du temps, ilne sied point que je te reprenne ce que je t’aiune première fois donné ! Je te prie donc de te-nir pour agréable que je te restitue ces fruitsen pierreries, et que je te remplace dans ce quireste à faire pour mener à bien l’ornementationde cette fenêtre ! Je te prie seulement de m’at-tendre dans l’appartement de mon épouse Ba-drou’l-Boudour, car je ne puis travailler ni don-ner aucun ordre pendant que je sais que l’onme regarde ! » Et le roi se retira chez sa filleBadrou’l-Boudour, pour ne pas gêner Aladdin.

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Alors, Aladdin tira du fond d’une armoirede nacre, la lampe magique qu’il s’était biengardé d’oublier dans le déménagement de savieille maison au palais ; et il la frotta comme ilavait coutume de le faire. Et l’éfrit parut à l’ins-tant et s’inclina devant Aladdin, attendant sesordres. Et Aladdin lui dit : « Ô éfrit de la lampe,je t’ai fait venir pour que tu rendes la quatre-vingt-dix-neuvième fenêtre en tous pointssemblable à ses sœurs ! » Et il avait à peineformulé cette demande, que l’éfrit disparut. EtAladdin entendit comme une infinité de coupsde marteaux et de bruits de limes sur la fenêtreen question ; et, en moins de temps qu’il n’enfaut à l’altéré pour avaler un verre d’eaufraîche, il vit apparaître et se parachever la mi-raculeuse ornementation en pierreries de la fe-nêtre. Et il ne put guère la différencier d’avecles autres. Et il alla trouver le sultan et le priade l’accompagner dans la salle du dôme.

Lorsque le sultan fut arrivé en face de la fe-nêtre qu’il avait vue si imparfaite quelques ins-

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tants auparavant, il crut s’être trompé de cô-té, ne la reconnaissant pas. Mais quand, aprèsavoir fait plusieurs fois le tour du dôme, il eutconstaté que le travail avait été fait en si peude temps, alors que tous les joailliers et or-fèvres réunis avaient demandé trois mois en-tiers pour le finir, il fut à la limite de l’émer-veillement, et il embrassa Aladdin entre lesdeux yeux et lui dit : « Ah ! mon fils Aladdin,plus je te connais, plus je te trouve admi-rable…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

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… et il embrassa Aladdin entre les deuxyeux et lui dit : « Ah ! mon fils Aladdin, plus

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je te connais, plus je te trouve admirable ! » Etil envoya chercher le grand-vizir, et lui mon-tra du doigt la merveille qui l’exaltait et lui dit,d’un ton ironique : « Eh bien ! vizir, après ce-la que penses-tu ? » Et le vizir, qui n’oubliaitpoint son ancienne rancune, fut de plus en pluspersuadé, en voyant la chose, qu’Aladdin étaitun sorcier, un hérétique et un philosophe alchi-miste. Mais il se garda bien de rien laisser pa-raître de ses pensées au sultan, qu’il savait fortattaché à son nouveau gendre, et, sans entreren contestation avec lui, il le laissa dans sonémerveillement et se contenta de répondre :« Allah est le plus grand ! »

Or, depuis ce jour, le sultan ne manqua pasde venir passer chaque soir, après le diwân,quelques heures en compagnie de son gendreAladdin et de sa fille Badrou’l-Boudour, pourcontempler les merveilles du palais, où,chaque fois, il trouvait de nouvelles choses,

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plus admirables que les précédentes, et quil’émerveillaient et le transportaient.

Quant à Aladdin, loin de se laisser enflerou amollir par sa nouvelle vie, il eut soin dese consacrer, pendant les heures qu’il ne pas-sait pas avec son épouse Badrou’l-Boudour, àfaire le bien autour de lui et à s’informer desgens pauvres, pour les soulager. Car il n’ou-bliait pas son ancienne condition et la misèreoù il avait vécu, avec sa mère, pendant les an-nées de son enfance. Et, en outre, chaque foisqu’il sortait à cheval, il se faisait escorter parquelques esclaves qui, d’après ses ordres, nemanquaient pas de jeter, sur tout le parcours,des poignées de dinars d’or à la foule accou-rue. Et, tous les jours, après le repas de midiet celui du soir, il faisait distribuer aux pauvresles restes de sa table, qui suffisaient à nourrirplus de cinq mille personnes. Aussi sa conduitesi généreuse et sa bonté et sa modestie luigagnèrent l’affection de tout le peuple et atti-rèrent vers lui les bénédictions de tous les ha-

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bitants. Et il n’y en avait pas un qui ne jurât parson nom et par sa vie. Mais ce qui acheva delui gagner les cœurs et de mettre le comble àsa renommée, ce fut une grande victoire qu’ilremporta sur des tribus révoltées contre le sul-tan, et où il avait fait preuve d’un courage mer-veilleux et de qualités guerrières qui laissaientloin derrière elles les exploits des héros lesplus fameux. Et Badrou’l-Boudour ne l’en aimaque mieux, et se félicita de plus en plus de sonheureuse destinée qui lui avait donné commeépoux le seul homme qui la méritait vraiment.Et Aladdin vécut de la sorte plusieurs annéesde bonheur parfait, entre son épouse et samère, entouré de l’affection et du dévouementdes grands et des petits, et plus aimé et plusrespecté que le sultan lui-même qui, d’ailleurs,continuait à le tenir en haute estime et à avoirpour lui une admiration illimitée. Et voilà pourAladdin !

Quant au magicien maghrébin, qui s’étaittrouvé à l’origine de tous ces événements et

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qui, sans le vouloir, avait été la cause initialede la fortune d’Aladdin, voici !

Lorsqu’il eut laissé Aladdin dans le souter-rain, pour le faire mourir de soif et de faim, ils’en retourna dans son pays, au fond du Magh-reb lointain. Et il passa tout ce temps à s’at-trister de la mauvaise tournure de son expédi-tion et à regretter les peines et les fatigues qu’ils’était données si vainement pour conquérir lalampe magique. Et il songeait à la fatalité quilui avait enlevé d’entre les lèvres la bouchéequ’il avait pris tant de soin à confectionner. Etpas un jour ne s’écoulait sans que le souve-nir plein d’amertume de ces choses lui revîntà la mémoire et lui fît maudire Aladdin et lemoment où il avait rencontré Aladdin. Et il fi-nit, un jour qu’il était plus qu’à l’ordinaire pleinde cette tenace rancune, par avoir la curiosi-té de savoir les détails de la mort d’Aladdin.Et, à cet effet, comme il était fort versé dans lagéomancie, il prit sa table de sable divinatoire,qu’il tira du fond d’une armoire, s’assit sur une

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natte carrée, au milieu d’un cercle tracé enrouge, égalisa le sable, rangea les points mâleset les points femelles, les mères et les enfants,marmonna les formules géomantiques, et dit :« Voyons, ô sable, voyons ! Qu’est devenue lalampe magique ? Et comment est-il mort, cefils d’entremetteur, ce coquin qui s’appelaitAladdin ? » Et, en prononçant ces mots, il agitale sable selon le rite. Et voici que les figuresnaquirent et que l’horoscope se forma. Et leMaghrébin, à la limite de la stupéfaction, dé-couvrit, à n’en pas douter un instant, aprèsun examen détaillé des figures de l’horoscope,qu’Aladdin n’était point mort mais bien vivant,qu’il était le maître de la lampe magique, etqu’il était dans la splendeur, les richesses et leshonneurs, marié à la princesse Badrou’l-Bou-dour, fille du roi de la Chine, qu’il aimait et quil’aimait, et qu’enfin il n’était plus connu, partout l’empire de la Chine et jusqu’aux frontièresdu monde, que sous le nom de l’émir Aladdin !

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Lorsque le magicien eut appris de la sorte,par les opérations de sa géomancie et de samécréantise, ces choses auxquelles il était siloin de s’attendre, il écuma de rage et crachaen l’air et par terre, en disant : « Je crache surta figure, ô fils des bâtards et des chiffons ! Jepisse sur ta tête, ô Aladdin l’entremetteur, ôchien, fils de chien, ô oiseau de pendaison, ôvisage de poix et de goudron…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Je crache sur ta tête, ô fils des bâtardset des chiffons ! Je pisse sur ta tête, ô Aladdin

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l’entremetteur, ô chien, fils de chien, ô oiseaude pendaison, ô visage de poix et de gou-dron ! » Et il se mit, pendant une heure detemps, à cracher en l’air et par terre, à fouleraux pieds un imaginaire Aladdin, et à l’accablerde jurons atroces et d’insultes de toutes lesvariétés, jusqu’à ce qu’il se fût un peu calmé.Mais alors il résolut, coûte que coûte, de sevenger d’Aladdin et de lui faire expier les félici-tés dont il jouissait à son détriment par la pos-session de cette lampe magique qui lui avaitcoûté, à lui magicien, tant d’efforts et tant depeines inutiles. Et, sans hésiter un instant, ilse mit en route pour la Chine. Et, comme larage et le désir de la vengeance lui donnaientdes ailes, il voyagea sans s’arrêter, en réfléchis-sant longuement sur les meilleurs moyens àemployer pour venir à bout d’Aladdin ; et il netarda pas à arriver dans la capitale du royaumede Chine.

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Et il descendit dans un khân, où il loua unlogement. Et, dès le lendemain de son arrivée,il se mit à parcourir les endroits publics et leslieux les plus fréquentés ; et, partout, il n’en-tendit parler que de l’émir Aladdin, de la beau-té de l’émir Aladdin, de la générosité de l’émirAladdin et de la magnificence de l’émir Alad-din. Et il se dit : « Par le feu et par la lumière !bientôt ce nom ne sera prononcé que pour lasentence de mort ! » Et il arriva de la sorte de-vant le palais d’Aladdin, et s’écria, en voyantson aspect imposant : « Ah ! ah ! c’est là qu’ha-bite maintenant le fils du tailleur Mustapha, ce-lui qui n’avait pas un morceau de pain pour s’ennourrir à la fin de la journée ! Ah ! ah ! Alad-din, tu verras bientôt si ma destinée ne vain-cra pas la tienne, et si je n’obligerai pas ta mèreà filer, comme autrefois, la laine, pour ne pasmourir de faim, et si je ne creuserai pas de mespropres mains la fosse où elle viendra te pleu-rer ! » Puis il s’approcha de la grande porte dupalais et, après avoir lié conversation avec leportier, il réussit à savoir de lui qu’Aladdin était

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allé à la chasse pour plusieurs jours. Et il pen-sa : « Voilà déjà le commencement de la chuted’Aladdin ! Je vais pouvoir agir ici plus libre-ment pendant son absence ! Mais il faut queje sache, avant tout, si Aladdin a emporté lalampe avec lui à la chasse, ou s’il l’a laisséeau palais ! » Et il se hâta de retourner à sachambre du khân, où il prit sa table géoman-tique et l’interrogea. Et l’horoscope lui révélaque la lampe avait été laissée par Aladdin aupalais.

Alors le Maghrébin, ivre de joie, alla ausouk des chaudronniers et entra dans la bou-tique d’un marchand de lanternes et de lampesde cuivre, et lui dit : « Ô mon maître, j’ai besoind’une douzaine de lampes de cuivre toutesneuves et bien polies ! » Et le marchand répon-dit : « J’ai ce qu’il te faut ! » Et il rangea devantlui douze lampes bien brillantes, et lui en de-manda un prix que le magicien lui paya sansmarchander. Et il les prit et les mit dans un pa-

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nier qu’il avait acheté chez le vannier. Et il sor-tit du souk.

Et il se mit alors à parcourir les rues, avecle panier de lampes au bras, et en criant :« Lampes neuves ! Les lampes neuves !J’échange des lampes neuves contre desvieilles ! Qui veut de cet échange, vienneprendre la neuve ! » Et il se dirigea de cettemanière vers le palais d’Aladdin.

Or, dès que les petits gamins des rueseurent entendu ce cri inaccoutumé et vu lelarge turban du Maghrébin, ils s’arrêtèrent dejouer et accoururent en troupe. Et ils se mirentà gambader derrière le Maghrébin, en le huant,et en criant en chœur : « Ho ! le fou ! ho ! lefou ! » Mais lui, sans prêter la moindre atten-tion à leurs gamineries, continuait à lancer soncri, qui dominait leurs huées : « Lampesneuves ! Les lampes neuves ! J’échange deslampes neuves contre des vieilles ! Qui veut decet échange, vienne prendre la neuve ! »

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Et il arriva de la sorte, suivi par la foule hur-lante des petits enfants, sur la place qui s’éten-dait devant la porte du palais, et se mit à laparcourir d’un bout à l’autre, pour, de nouveau,revenir sur ses pas et recommencer, en répé-tant son cri de plus en plus fort, sans se lasser.Et il fit si bien que la princesse Badrou’l-Bou-dour, qui se trouvait à ce moment-là dans lasalle aux quatre-vingt-dix-neuf fenêtres, enten-dit cette rumeur inaccoutumée et ouvrit l’unedes fenêtres et regarda sur la place. Et elle vitla foule gambadante et hurlante des petits ga-mins et entendit le cri étrange du Maghrébin.Et elle se mit à rire. Et ses femmes entendirentle cri et se mirent également à rire avec elle.Et l’une d’elles lui dit : « Ô ma maîtresse, j’aijustement remarqué aujourd’hui, sur un tabou-ret, en nettoyant la chambre de mon maîtreAladdin, une vieille lampe de cuivre ! Permets-moi donc d’aller la prendre et de la montrerà ce vieux Maghrébin, pour voir s’il est réel-lement aussi fou que son cri nous le donne àentendre, et s’il consentira à nous l’échanger

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contre une lampe neuve ! » Or, la lampe vieilledont parlait cette esclave était précisément lalampe magique d’Aladdin. Et, par un malheurécrit par la destinée, il avait oublié, avant departir, de l’enfermer dans l’armoire de nacre oùil la tenait ordinairement cachée, et l’avait lais-sée sur le tabouret ! Mais peut-on lutter contreles arrêts de la destinée ?

Or, la princesse Badrou’l-Boudour ignoraitcomplètement et l’existence de cette lampe etses vertus merveilleuses. Aussi elle ne vit au-cun inconvénient à l’échange dont lui parlaitson esclave, et répondit : « Mais certainement !Prends cette lampe et remets-la à l’agha deseunuques afin qu’il aille l’échanger contre unelampe neuve, et que nous puissions rire auxdépens de ce fou ! »

Alors la jeune esclave alla à la chambred’Aladdin, prit la lampe magique sur le tabou-ret, et la remit à l’agha des eunuques. Et l’aghadescendit aussitôt sur la place, appela le Magh-rébin, lui fit voir la lampe qu’il tenait et lui dit :

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« Ma maîtresse désire échanger cette lampe-cicontre une des neuves que tu as dans ce pa-nier ! »

Lorsque le magicien eut vu la lampe, il la re-connut au premier coup d’œil et se mit à trem-bler d’émotion. Et l’eunuque lui dit : « Qu’as-tu ? Peut-être que tu trouves cette lampe-citrop vieille pour l’échanger ! » Mais le magi-cien, qui déjà avait dominé son agitation, ten-dit la main avec la rapidité du vautour qui fondsur la tourterelle, saisit la lampe que lui tendaitl’eunuque et la fit disparaître dans son sein.Puis il présenta le panier à l’eunuque, en di-sant : « Prends celle qui te plaît le mieux ! » Etl’eunuque choisit une lampe bien polie et bat-tant neuf, et se hâta d’aller la porter à sa maî-tresse Badrou’l-Boudour, en éclatant de rire eten se moquant de la folie du Maghrébin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et l’eunuque choisit une lampe bien polieet battant neuf, et se hâta d’aller la porter àsa maîtresse Badrou’l-Boudour, en éclatant derire et en se moquant de la folie du Maghrébin.Et voilà pour l’agha des eunuques et pourl’échange de la lampe magique, pendant l’ab-sence d’Aladdin !

Quant au magicien, il se mit aussitôt à cou-rir, en lançant son panier avec son contenu àla tête des gamins qui continuaient à le huer,pour les empêcher de le suivre. Et, débarrasséde la sorte, il franchit l’enceinte des palais etdes jardins et s’enfonça à travers les ruellesde la ville, en faisant mille détours afin que satrace fût perdue pour ceux qui auraient vou-lu continuer à le poursuivre. Et, arrivé dans un

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quartier tout à fait désert, il tira la lampe deson sein et la frotta. Et l’éfrit de la lampe répon-dit à cet appel, en paraissant aussitôt devantlui, et en disant : « Entre tes mains, ici, ton es-clave le voici ! Parle, que veux-tu ? Je reste le ser-viteur de la lampe, soit que dans les airs je vole,soit que sur la terre je rampe ! » Car l’éfrit obéis-sait indistinctement à quiconque était le pos-sesseur de cette lampe-là, fût-il, comme le ma-gicien, dans la voie de la scélératesse et de laperdition.

Alors le Maghrébin lui dit : « Ô éfrit de lalampe, je t’ordonne d’enlever le palais que tuas bâti pour Aladdin et de le transporter avectous les êtres et toutes les choses qu’il contientdans mon pays que tu connais, au fond duMaghreb, parmi les jardins. Et tu m’y transpor-teras moi également avec le palais ! » Et le ma-red, esclave de la lampe, répondit : « J’écouteet j’obéis ! Ferme un œil et ouvre un œil, et tute trouveras dans ton pays, au milieu du pa-lais d’Aladdin ! » Et, effectivement, en un clin

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d’œil, la chose fut faite. Et le Maghrébin setrouva transporté, avec le palais d’Aladdin, aumilieu de son pays, dans le Maghreb africain.Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du sultan, père de Ba-drou’l-Boudour, le lendemain, à son réveil, ilsortit de son palais pour aller, selon son habi-tude, visiter sa fille qu’il aimait. Et il ne vit, à laplace où s’élevait le merveilleux palais, qu’unlarge meidân coupé par les fossés vides desfondations. Et, à la limite de la perplexité, il nesut s’il ne perdait pas la raison ; et il se mit à sefrotter les yeux pour mieux se rendre comptede ce qu’il voyait. Et il constata qu’avec la clar-té du soleil levant et la limpidité du matin iln’y avait pas moyen de se tromper, et que lepalais n’était plus là ! Mais il voulut se mieuxconvaincre de cette affolante réalité, et remon-ta à l’étage supérieur, et ouvrit la fenêtre quidonnait du côté de sa fille. Et il ne vit ni palaisni trace de palais, ni jardins ni trace de jardins,rien qu’un immense meidân où les cavaliers

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auraient pu, n’eussent été les fossés, jouter toutà leur aise.

Alors le malheureux père, déchiré d’anxié-té, se mit à frapper ses mains l’une contrel’autre et à s’arracher la barbe en pleurant, bienqu’il ne pût se rendre bien compte de la natureet de l’étendue de son malheur. Et, pendantqu’il était écroulé de la sorte sur le divan, songrand-vizir entra pour lui annoncer, selon sacoutume, l’ouverture de la séance de justice.Et il le vit dans l’état où il était, et ne sutqu’en penser. Et le sultan lui dit : « Approcheici ! » Et le vizir s’approcha, et le sultan lui dit :« Qu’est devenu le palais de ma fille ? » Il dit :« Qu’Allah garde le sultan ! mais je ne com-prends pas ce qu’il veut dire ! » Il dit : « Ondirait, ô vizir, que tu n’es pas au courant dela triste affaire ! » Il répondit : « Pas du tout,ô mon seigneur, par Allah ! je ne sais rien dutout, absolument rien ! » Il dit : « C’est qu’alorstu n’as pas regardé du côté du palais d’Alad-din ! » Il dit : « J’ai été hier au soir me prome-

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ner dans les jardins qui l’entourent, et je n’yai rien remarqué de particulièrement singulier !sinon que la grande porte en était fermée àcause de l’absence de l’émir Aladdin ! » Il dit :« Dans ce cas, ô vizir, regarde par cette fenêtreet dis-moi si tu ne remarques rien de particu-lièrement singulier dans ce palais dont tu asvu hier la grande porte fermée ! » Et le vizirmit sa tête à la fenêtre et regarda, mais ce futpour lever les bras au ciel en s’écriant : « Éloi-gné soit le Malin ! le palais a disparu ! » Puis ilse tourna vers le sultan et lui dit : « Et main-tenant, ô mon seigneur, hésites-tu à croire quece palais, dont tu admirais tellement l’architec-ture et l’ornementation, soit autre chose quel’œuvre de la plus admirable sorcellerie ? » Etle sultan baissa la tête et réfléchit pendant uneheure de temps. Après quoi il releva la tête, etson visage était habillé de fureur. Et il s’écria :« Où est-il, ce scélérat, cet aventurier, ce ma-gicien, cet imposteur, ce fils de mille chiensqui s’appelle Aladdin ? » Et le vizir, le cœur di-laté de triomphe, répondit : « Il est absent, à

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la chasse ! mais il a annoncé son retour pouraujourd’hui, avant la prière de midi ! Et, si tuveux, je me charge d’aller moi-même m’infor-mer auprès de lui de ce qu’est devenu le palaisavec son contenu ? » Et le roi se récria, disant :« Non, par Allah ! Il faut qu’on le traite commeles voleurs et les menteurs ! Que les gardesaillent et me l’amènent chargé de chaînes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

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« … Il faut qu’on le traite comme les voleurset les menteurs ! Que les gardes aillent et mel’amènent chargé de chaînes ! »

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Aussitôt le grand-vizir sortit communiquerl’ordre du sultan au chef des gardes, en l’ins-truisant de quelle manière il devait s’y prendrepour qu’Aladdin ne réussît pas à leur échapper.Et le chef des gardes, accompagné de cent ca-valiers, sortit de la ville sur le chemin pur oùdevait revenir Aladdin, et le rencontra à cinqparasanges des portes. Et il le fit aussitôt envi-ronner par les cavaliers, et lui dit : « Émir Alad-din, ô notre maître, excuse-nous, de grâce !mais le sultan, dont nous sommes les esclaves,nous a donné l’ordre de t’arrêter et de t’amenerentre ses mains chargé de chaînes, comme lescriminels ! Et nous ne pouvons désobéir à unordre royal ! Mais, encore une fois, excuse-nous de te traiter de la sorte, après que nousavons tous été les noyés de ta générosité ! »

À ces paroles du chef des gardes, la langued’Aladdin se lia de surprise et d’émotion. Mais

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il finit par pouvoir parler, et dit : « Ô bravesgens, savez-vous au moins pour quel motif lesultan vous a donné un ordre pareil, alors queje suis innocent de tout crime envers lui ou en-vers l’État ! » Et le chef des gardes répondit :« Par Allah ! nous ne le savons pas ! » AlorsAladdin descendit de son cheval, et dit :« Faites de moi ce qui vous a été ordonné par lesultan ! car les ordres du sultan sont sur la têteet sur l’œil ! » Et les gardes se saisirent, maisbien à regret, d’Aladdin, lui lièrent les bras, luipassèrent au cou une chaîne fort grosse et fortlourde, dont ils lui entourèrent également lemilieu du corps, et le traînèrent vers la ville parle bout de cette chaîne, en le faisant suivre àpied, pendant qu’ils continuaient leur route àcheval.

Lorsque les gardes furent arrivés aux pre-miers faubourgs de la ville, les passants quivirent Aladdin traité de cette manière ne dou-tèrent pas que le sultan, pour une cause qu’ilsignoraient, ne se disposât à lui faire couper la

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tête. Et comme Aladdin, par sa générosité etson affabilité, avait gagné l’affection de tousles sujets du royaume, ceux qui le virent sehâtèrent de marcher derrière lui, en s’armantles uns de sabres, des autres de gourdins etd’autres de pierres et de bâtons. Et leur nombreaugmenta, à mesure que le convoi s’approchaitdu palais, si bien qu’à l’arrivée sur la placedu meidân ils étaient devenus milliers et mil-liers. Et tous criaient et protestaient, en bran-dissant leurs armes et en menaçant les gardesqui eurent les plus grandes peines à les conte-nir et à pénétrer dans le palais sans être mal-traités. Et, pendant qu’ils continuaient à voci-férer et à hurler sur le meidân, en demandantqu’on leur rendit sain et sauf leur maître Alad-din, les gardes introduisirent Aladdin, toujourschargé de chaînes, dans la salle où, assis danssa colère et son anxiété, l’attendait le sultan.

Or, dès qu’Aladdin fut en sa présence, lesultan, pris d’une fureur inimaginable, ne sedonna même pas le temps de lui demander

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ce qu’était devenu le palais qui contenait safille Badrou’l-Boudour, et cria au porte-glaive :« Coupe tout de suite la tête de cet imposteurmaudit ! » Et il ne voulut ni l’entendre ni le voirun instant de plus. Et le porte-glaive emmenaAladdin sur la terrasse qui dominait le meidânoù était amassée la foule tumultueuse, fit s’age-nouiller Aladdin sur le cuir rouge des exécu-tions, après lui avoir bandé les yeux, lui ôta lachaîne qu’il avait au cou et autour du corps, etlui dit : « Fais ton acte de foi, avant de mou-rir ! » Et il se disposa à lui donner le coup dela mort, en tournant trois fois autour de luiet en faisant flamboyer le sabre par trois fois,en l’air. Mais, à ce moment précis, la foule,voyant que le porte-glaive allait exécuter Alad-din, se mit en mesure, en poussant des cris ter-ribles, d’escalader les murs du palais et de for-cer les portes. Et le sultan vit cela, et, crai-gnant quelque événement funeste, il fut prisd’une grande épouvante. Et il se tourna vers leporte-glaive et lui dit : « Diffère, pour l’instant,de couper la tête à ce criminel ! » Et il dit au

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chef des gardes : « Fais crier au peuple que jelui accorde la grâce du sang de ce maudit ! »Et l’ordre, aussitôt crié du haut des terrasses,calma le tumulte et la fureur de la foule, et fitabandonner leur dessein à ceux qui forçaientles portes et à ceux qui escaladaient les mursdu palais.

Alors Aladdin, à qui on avait pris soin d’en-lever ostensiblement le bandeau des yeux, etdont on avait défait les liens qui lui attachaientles mains derrière le dos, se leva du cuir desexécutions où il était agenouillé, et leva la têtevers le sultan, et, les yeux pleins de larmes,il lui demanda : « Ô roi du temps, je supplieTa Hautesse de me dire seulement quel crimej’ai pu commettre pour encourir ta colère etcette disgrâce ! » Et le sultan, bien jaune deteint et d’une voix pleine de colère contenue,lui dit : « Ton crime, misérable ? Tu feins doncde l’ignorer ? Mais tu ne feindras plus, lorsqueje te l’aurai fait constater avec tes yeux ! » Etil lui cria : « Suis-moi ! » Et il marcha devant

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lui, et le conduisit vers l’autre bout du palais,du côté du second meidân, où s’élevait naguèrele palais de Badrou’l-Boudour entouré de sesjardins, et lui dit : « Regarde par cette fenêtre,et dis-moi, puisque tu dois bien le savoir, cequ’est devenu le palais qui contenait mafille ? » Et Aladdin mit sa tête à la fenêtre et re-garda. Et il ne vit ni palais, ni jardin, ni tracede palais ou de jardin, mais l’immense meidândésert tel qu’il était au jour où il avait donnél’ordre à l’éfrit de la lampe d’y construire la de-meure merveilleuse. Et il fut dans une telle stu-péfaction et une telle douleur et un tel saisisse-ment qu’il fut sur le point de tomber évanoui.Et il ne put prononcer une seule parole. Et lesultan lui cria : « Eh bien, maudit imposteur, oùest le palais et où est ma fille, le noyau de moncœur, mon unique enfant ? » Et Aladdin pous-sa un gros soupir et fondit en larmes ; puis ildit : « Ô roi du temps, je ne le sais pas ! » Et lesultan lui dit : « Écoute-moi bien ! Je ne veuxpas te demander de restituer ton maudit palais,mais je t’ordonne de me rendre ma fille. Et si

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tu ne le fais pas à l’instant, ou si tu ne veux pasme dire ce qu’elle est devenue, par ma tête !je te ferai couper la tête ! » Et Aladdin, à la li-mite de l’émotion, baissa les yeux et réfléchitpendant une heure de temps. Puis il releva latête et dit : « Ô roi du temps, nul n’échappeà sa destinée. Et si ma destinée est que matête soit coupée pour un crime que je n’ai pascommis, aucune puissance ne pourra me sau-ver ! Je te demande seulement, avant de mou-rir, un délai de quarante jours pour faire les re-cherches nécessaires au sujet de mon épousebien-aimée, qui a disparu avec le palais pen-dant que j’étais à la chasse, et sans que j’aiepu me douter de quelle manière est survenuecette calamité, je te le jure par la vérité denotre foi et les mérites de notre seigneur Mo-hammad (sur Lui la prière et la paix !) » Et lesultan répondit : « Soit, je veux bien t’accorderce que tu me demandes. Mais sache que, ce dé-lai passé, rien ne pourra te sauver d’entre mesmains, si tu ne me ramènes pas ma fille ! Car,en quelque endroit de la terre où tu pourras te

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cacher, je saurai bien t’atteindre et te punir ! »Et Aladdin, à ces paroles, sortit de la présencedu sultan et, la tête bien basse, il traversa lepalais, au milieu des dignitaires qui avaient dela peine à le reconnaître, tant il était subite-ment changé par l’émotion et la douleur. Etil arriva au milieu de la foule et se mit à de-mander, avec des yeux hagards : « Où est monpalais ? Où est mon épouse ? » Et tous ceuxqui le voyaient et l’entendaient, se dirent : « Lepauvre ! il a perdu la raison ! C’est la disgrâcedu sultan et la vue de la mort qui l’ont ren-du fou ! » Et Aladdin, voyant qu’il n’était pluspour tout le monde qu’un objet de compassion,s’éloigna rapidement, sans que personne eût lecœur de le suivre. Et il sortit de la ville, et semit à errer, sans savoir ce qu’il faisait, à traversla campagne…

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il sortit de la ville, et se mit à errer,sans savoir ce qu’il faisait, à travers la cam-pagne. Et il arriva de la sorte sur le bord d’ungrand fleuve, en proie au désespoir, et en se di-sant : « Où chercheras-tu ton palais, Aladdin,et ton épouse Badrou’l-Boudour, ô pauvre ? Enquel pays inconnu iras-tu la trouver, si elleest encore vivante ? Et sais-tu seulement dequelle manière elle a disparu ? » Et, l’âme obs-curcie par ces pensées, et ne voyant plus queténèbres et tristesse devant ses yeux, il voulutse jeter à l’eau et y noyer sa vie et sa douleur.Mais, à ce moment, il se souvint qu’il étaitmusulman, un croyant, un pur ! Et il témoignade l’unité d’Allah et de la mission de Son En-voyé. Et, réconforté par son acte de foi et son

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abandon à la volonté du Très-Haut, il se miten devoir, au lieu de se jeter à l’eau, de faireses ablutions pour la prière du soir. Et il s’ac-croupit sur le bord du fleuve, et prit l’eau dansle creux de ses mains, et se mit à s’en frotterles doigts et les extrémités. Or, en faisant cesmouvements, il frotta l’anneau que lui avaitdonné, dans le caveau, le Maghrébin. Et, aumême moment, apparut l’éfrit de l’anneau, quise prosterna devant lui, en disant : « Entre lesmains, ici, ton esclave le voici ! Parle, que veux-tu ? Je suis le serviteur de l’anneau, sur la terre,dans les airs et sur l’eau ! » Et Aladdin reconnutparfaitement, à son aspect hideux et à sa voixterrifiante, l’éfrit qui l’avait autrefois délivré dusouterrain. Et, agréablement surpris d’une ap-parition à laquelle il était si loin de s’attendre,dans l’état misérable où il se trouvait, il inter-rompit ses ablutions et se leva sur ses deuxpieds et dit à l’éfrit : « Ô éfrit de l’anneau, ôsecourable, ô excellent ! Qu’Allah te bénisse ett’ait en ses bonnes grâces ! Mais hâte-toi de merapporter mon palais et mon épouse la prin-

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cesse Badrou’l-Boudour ! » Mais l’éfrit de l’an-neau lui répondit : « Ô maître de l’anneau, ceque tu me demandes là n’est guère de ma com-pétence, car, sur la terre, dans les airs et surl’eau, je ne suis serviteur que de l’anneau ! Et jesuis bien fâché de ne pouvoir te satisfaire surce point qui est du ressort du serviteur de lalampe ! Pour cela, tu n’as qu’à t’adresser à cetéfrit-là ; et il te satisfera ! » Alors Aladdin, fortperplexe, lui dit : « Dans ce cas, ô éfrit de l’an-neau, et puisque tu ne peux t’immiscer dans cequi ne te regarde pas en transportant ici le pa-lais de mon épouse, je t’ordonne, par les vertusde l’anneau que tu sers, de me transporter moi-même jusqu’à l’endroit de la terre où se trouvemon palais, et de me déposer, sans secousse,sous les fenêtres de la princesse Badrou’l-Bou-dour, mon épouse ! »

Or, à peine Aladdin eut-il formulé cette de-mande, que l’éfrit de l’anneau répondit parl’ouïe et l’obéissance et, le temps de seulementfermer un œil et d’ouvrir un œil, il le transporta

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au fond du Maghreb au milieu d’un jardin ma-gnifique où s’élevait, avec sa beauté architectu-rale, le palais de Badrou’l-Boudour. Et il le dé-posa bien doucement au-dessous des fenêtresde la princesse, et disparut.

Alors Aladdin, à la vue de son palais, sentitse dilater son cœur et se tranquilliser son âmeet se rafraîchir ses yeux. Et l’espoir entra denouveau en lui avec la joie. Et de même quecelui qui confie une tête au vendeur de têtescuites au four, est préoccupé et ne dort pas, demême Aladdin, malgré ses fatigues et ses cha-grins, ne voulut prendre aucun repos. Il élevaseulement son âme vers son Créateur pour leremercier de ses bontés et reconnaître que sesdesseins sont impénétrables aux créatures bor-nées. Après quoi, il se leva et se mit bien enévidence sous les fenêtres de son épouse Ba-drou’l-Boudour.

Or, depuis son enlèvement avec le palaispar le magicien maghrébin, la princesse, danssa douleur d’avoir été séparée d’avec son père

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et son époux bien-aimé, et par suite de toutesles violences qu’elle endurait, sans toutefoiscéder, de la part du maudit Maghrébin, avaitl’habitude de se lever de son lit tous les jours,dès la première aube, et passait son temps àpleurer et ses nuits à veiller, pleine de sestristes pensées. Et elle ne dormait, ni ne man-geait, ni ne buvait. Or, ce soir-là, par un décretde la destinée, sa servante était entrée chezelle, pour essayer de la distraire. Et elle ouvritune des fenêtres de la salle de cristal, et re-garda au-dehors, en disant : « Ô ma maîtresse,viens voir comme ce soir les arbres sont beauxet comme l’air est délicieux ! » Puis, soudain,elle poussa un grand cri, en s’exclamant : « Yasetti, ya setti ! Voilà mon maître Aladdin, voilàmon maître Aladdin ! Il se trouve sous les fe-nêtres du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ya setti, ya setti ! Voilà mon maîtreAladdin, voilà mon maître Aladdin ! Il setrouve sous les fenêtres du palais ! »

À ces paroles de sa servante, Badrou’l-Bou-dour se précipita à la fenêtre, et vit Aladdin,qui la vit également. Et ils faillirent tous deuxs’envoler de joie. Et, la première, Badrou’l-Boudour put ouvrir la bouche, et cria à Alad-din : « Ô mon chéri, viens vite, viens vite ! maservante descend t’ouvrir la porte secrète ! Tupeux monter ici sans crainte. Le magicien mau-dit est absent pour le moment ! » Et, la ser-vante lui ayant ouvert la porte secrète, Aladdinmonta à l’appartement de son épouse, et la re-çut sur son sein. Et ils s’embrassèrent, ivres dejoie, en pleurant et en riant. Et, lorsqu’ils se

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furent un peu calmés, ils s’assirent l’un à côtéde l’autre, et Aladdin dit à son épouse : « Ô Ba-drou’l-Boudour, je désire, avant toutes choses,te demander ce qu’est devenue la lampe encuivre que j’avais laissée dans ma chambre,sur un tabouret, avant mon départ pour lachasse ! » Et la princesse s’écria : « Ah ! monchéri, c’est précisément cette lampe-là qui estla cause de notre malheur ! Mais c’est par mafaute, à moi seule, que tout cela est arrivé ! »Et elle raconta à Aladdin tout ce qui était arrivéau palais, lors de son absence, et comment,dans le but de rire de la folie du vendeur delampes, elle avait échangé la lampe du tabou-ret contre une lampe neuve, et tout ce qui s’enétait suivi, sans oublier un détail. Mais il n’y apoint d’utilité à le répéter. Et elle conclut, endisant : « Et ce n’est qu’après notre transportici, avec le palais, que le maudit Maghrébin estvenu me révéler qu’il avait, par la puissance desa sorcellerie et les vertus de la lampe échan-gée, réussi à m’enlever à ton affection, pourme posséder. Et il me dit qu’il était Maghré-

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bin et que nous étions dans le Maghreb, sonpays ! » Alors Aladdin, sans lui faire le moindrereproche, lui demanda : « Et que désire fairede toi ce maudit ? » Elle dit : « Chaque jour,une fois, sans plus, il vient me faire une visiteet essaie par tous les moyens de me séduire.Et, comme il est plein de perfidie, il n’a cessé,pour vaincre ma résistance, de m’affirmer quele sultan t’avait fait couper la tête comme im-posteur, et que tu n’étais, après tout, que le filsde pauvres gens, d’un misérable tailleur nom-mé Mustapha, et que tu ne devais qu’à lui seulla fortune et les honneurs où tu étais parve-nu ! Mais, jusqu’à présent, il n’a reçu de moi,pour toute réponse, que le silence du mépriset le détournement du visage. Et il est obli-gé, chaque fois, de se retirer l’oreille rabattueet le nez allongé ! Et je craignais, chaque fois,qu’il n’eût recours à la violence ! Mais te voi-ci, Allah soit loué ! » Et Aladdin lui dit : « Dis-moi maintenant, ô Badrou’l-Boudour, en quelendroit du palais se trouve cachée, si tu lesais, la lampe qu’a réussi à m’enlever ce mau-

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dit Maghrébin ? » Elle dit : « Il ne la laisse ja-mais au palais ; mais il la porte continuelle-ment dans son sein. Que de fois ne la lui ai-jepas vu sortir en ma présence, pour me la mon-trer comme un trophée. » Alors Aladdin lui dit :« C’est bien ! mais, par ta vie ! il ne la mon-trera pas longtemps encore ! » Puis il ajouta :« Je connais le moyen de châtier notre perfideennemi ! Dans ce but, je te demanderai seule-ment de me laisser seul un instant dans cettechambre ! Et je t’appellerai quand il en seratemps ! » Et Badrou’l-Boudour sortit de la salleet alla rejoindre ses suivantes.

Alors Aladdin frotta l’anneau magique qu’ilavait au doigt, et dit à l’éfrit qui se présenta :« Ô éfrit de l’anneau, connais-tu les diversesespèces de poudres soporifiques ? » Il répon-dit : « C’est ce que je connais le mieux ! » Ildit : « Dans ce cas, je t’ordonne de m’apporterune once de bang crétois, dont une seule priseest capable de renverser l’éléphant ! » Et l’éfritdisparut, mais pour revenir au bout d’un mo-

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ment, en tenant entre ses doigts un petit étuiqu’il remit à Aladdin, en disant : « Voilà, ômaître de l’anneau, du bang crétois de la qua-lité la plus fine ! » Et il s’en alla. Et Aladdin ap-pela son épouse Badrou’l-Boudour et lui dit :« Ô ma maîtresse Badrou’l-Boudour, si tu veuxque nous triomphions de ce maudit Maghré-bin, tu n’as qu’à suivre le conseil que je vais ledonner. Et le temps presse, puisque tu m’as ditque le Maghrébin était sur le point d’arriver ici,pour essayer de te séduire ! Voici donc ce quetu vas être obligée de faire ! » Et il lui dit : « Tuferas telle et telle chose, et tu lui diras telle ettelle chose ! » Et il l’instruisit longuement de laconduite qu’elle devait tenir vis-à-vis du magi-cien. Et il ajouta : « Quant à moi, je vais me ca-cher dans cette armoire. Et j’en sortirai quandle moment sera venu ! » Et il lui remit l’étui debang, en disant : « N’oublie pas le moyen queje viens de t’indiquer ! » Et il la quitta pour al-ler s’enfermer dans l’armoire.

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Alors la princesse Badrou’l-Boudour, mal-gré la répugnance qu’elle avait à remplir le rôleen question, ne voulut pas perdre l’occasionde tirer vengeance du magicien, et se mit endevoir de suivre les instructions de son épouxAladdin. Elle se leva donc et se fit peigner parses femmes et coiffer de la manière qui allaitle mieux à son visage de lune, et se fit ha-biller de la plus belle robe de ses armoires.Ensuite elle se serra la taille avec une cein-ture d’or incrustée de diamants, et s’orna le coud’un collier de perles nobles de la même gros-seur, sauf celle du milieu qui était du volumed’une noix ; et elle se passa aux poignets etaux chevilles des bracelets d’or dont les pier-reries se mariaient merveilleusement aux cou-leurs des autres atours. Et parfumée et sem-blable à quelque houria choisie, et plusbrillante que les plus brillantes des reines etdes sultanes, elle se regarda avec attendrisse-ment dans son miroir, pendant que ses femmess’émerveillaient de sa beauté et s’exclamaientd’admiration. Et elle s’étendit nonchalamment

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sur ses coussins, en attendant l’arrivée du ma-gicien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle s’étendit nonchalamment sur sescoussins, en attendant l’arrivée du magicien.

Or, il ne manqua pas de venir à l’heure an-noncée. Et la princesse, contre ses habitudes,se leva en son honneur et l’invita, avec un sou-rire, à s’asseoir à côté d’elle sur le divan. Etle Maghrébin, fort ému de cette réception, et

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ébloui de l’éclat des beaux yeux qui le regar-daient et de la beauté ravissante de cette prin-cesse tant désirée, ne voulut s’asseoir, par me-sure de politesse et de déférence, que sur lebord du divan. Et la princesse, toujours sou-riante, lui dit : « Ô mon maître, ne sois pointétonné de me voir aujourd’hui dans cet état dechangement, car mon tempérament, qui est desa nature fort opposé à la tristesse, a fini parprendre le dessus sur mon chagrin et mon in-quiétude. Et d’ailleurs j’ai réfléchi sur tes pa-roles au sujet de mon époux Aladdin, et je suismaintenant persuadée qu’il est mort par l’effetdu terrible courroux du roi mon père. Or, cequi est écrit doit courir ! Et ni mes larmes nimes regrets ne redonneront la vie à un mort.C’est pourquoi j’ai renoncé à la tristesse et audeuil et résolu de ne plus repousser tesavances et tes bontés. Et tel est le motif demon changement d’humeur ! » Puis elle ajou-ta : « Mais je ne t’ai pas encore fait offrir lesrafraîchissements de l’amitié ! » Et elle se leva,dans son éblouissante beauté, et se dirigea

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vers le grand tabouret sur lequel était poséle plateau des vins et des sorbets, et, tout enappelant une de ses suivantes pour servir leplateau, elle jeta une pincée du bang crétoisdans la coupe d’or du plateau. Et le Maghrébinne savait comment la remercier pour ses fa-veurs. Et quand la jeune suivante se fut avan-cée avec le plateau des sorbets, il prit la coupeet dit à Badrou’l-Boudour : « Ô princesse, cetteboisson, quelque délicieuse qu’elle soit, ne sau-rait me rafraîchir autant que le sourire de tesyeux ! » Et, ayant ainsi parlé, il approcha lacoupe de ses lèvres et la vida d’un seul trait,sans respirer. Mais ce fut pour rouler à l’ins-tant, sur le tapis, aux pieds de Badrou’l-Bou-dour, la tête avant les jambes !

Or, au bruit de sa chute, Aladdin poussaun grand cri de triomphe et sortit de l’armoirepour courir aussitôt vers le corps inerte de sonennemi. Et il se précipita sur lui, ouvrit le hautde sa robe et tira de son sein la lampe quiy était cachée. Et il se tourna vers Badrou’l-

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Boudour, qui, à la limite de la joie, accouraitpour l’embrasser, et lui dit : « Je te prie deme laisser seul encore une fois ! Car il fautque tout soit terminé aujourd’hui ! » Et lorsqueBadrou’l-Boudour se fut éloignée, il frotta lalampe à l’endroit qu’il connaissait bien, et vitaussitôt apparaître l’éfrit de la lampe qui, aprèsla formule ordinaire, attendit l’ordre. Et Alad-din lui dit : « Ô éfrit de la lampe, je t’ordonne,par les vertus de cette lampe, ta maîtresse,de transporter ce palais, avec tout ce qu’ilcontient, dans la capitale du royaume de laChine, au même endroit exactement d’où tul’avais enlevé pour l’apporter ici ! Et fais ensorte que ce transport ait lieu sans heurt, sansencombre et sans secousse ! » Et le genni ré-pondit : « Ouïr, c’est obéir ! » et disparut. Et aumême moment, le temps de seulement fermerun œil et d’ouvrir un œil, le transport se fit,sans que personne ne s’en fût douté ; car il nese fit sentir que par à peine deux légères agita-tions, l’une au départ et l’autre à l’arrivée.

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Alors Aladdin, après avoir constaté que lepalais était réellement arrivé et posé bien enface du palais du sultan, à la place qu’il oc-cupait autrefois, alla trouver son épouse Ba-drou’l-Boudour, et l’embrassa beaucoup et luidit : « Nous voici arrivés dans la ville de tonpère ! Mais, comme il fait déjà nuit, il vautmieux que nous attendions à demain matinpour aller annoncer notre retour au sultan !Pour le moment ne pensons qu’à nous réjouirde notre triomphe et de notre réunion, ô Ba-drou’l-Boudour ! » Et comme Aladdin, depuisla veille, n’avait encore rien mangé, ils s’as-sirent tous deux et se firent servir par les es-claves un repas succulent, dans la salle auxquatre-vingt-dix-neuf croisées. Puis ils pas-sèrent ensemble cette nuit-là, dans les déliceset le bonheur.

Or, le lendemain, le sultan sortit de son pa-lais pour aller, selon son habitude, pleurer safille à l’endroit où il croyait ne trouver que lesfossés des fondations. Et, bien triste et bien

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endolori, il jeta les yeux de ce côté-là, et de-meura stupéfait en voyant la place du meidânoccupée de nouveau par le palais magnifique,et non point vide comme il se l’imaginait. Etil crut d’abord que c’était l’effet de quelquebrouillard ou de quelque imagination de sonesprit inquiet, et se frotta les yeux à plusieursreprises. Mais comme la vision subsistait tou-jours, il ne put plus douter de sa réalité, et,sans se soucier de sa dignité de sultan, il semit à courir en agitant les bras et en poussantdes cris de joie, et, bousculant gardes et por-tiers, il monta l’escalier d’albâtre sans, malgréson grand âge, prendre haleine, et entra sousla voûte de cristal, dans la salle aux quatre-vingt-dix-neuf fenêtres où, précisément, atten-daient sa venue, en souriant, Aladdin et Ba-drou’l-Boudour. Et ils se levèrent tous deux enle voyant, et coururent à sa rencontre. Et il em-brassa sa fille en versant des larmes de joie,à la limite de l’attendrissement ; et elle égale-ment…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il embrassa sa fille, en versant deslarmes de joie, à la limite de l’attendrissement ;et elle également. Et, lorsqu’il put ouvrir labouche et prendre la parole, il dit : « Ô ma fille,je vois avec étonnement que ton visage n’estguère plus changé ou plus jaune de teint, dufait de tout ce qui t’est arrivé, que le jour oùje t’ai vue pour la dernière fois ! Pourtant, ôfille de mon cœur, tu as dû beaucoup souffrirde ton éloignement, et ce n’est pas sans degrandes alarmes et de terribles angoisses que

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tu as dû te voir transporter d’un endroit à unautre avec tout le palais ! Car moi-même, rienque d’y penser, je me sens envahi par le trem-blement de l’épouvante ! Hâte-toi donc, ô mafille, de me dire le motif de si peu de chan-gement en ta physionomie, et de me raconter,sans me rien cacher, tout ce qui t’est arrivé de-puis le commencement jusqu’à la fin ! » Et Ba-drou’l-Boudour répondit : « Ô père mien, sacheque si je suis si peu changée de visage et sipeu jaune de teint, c’est que j’ai regagné ce quej’avais perdu par mon éloignement de toi et demon époux Aladdin. Car c’est la joie de vousretrouver tous deux qui me rend ma fraîcheuret mon teint d’autrefois. Mais j’ai bien souffertet bien pleuré, autant d’être ravie à ton affec-tion et à celle de mon époux bien-aimé qued’être tombée en la puissance d’un maudit ma-gicien maghrébin, qui est la cause de tout cequi est arrivé, et qui me tenait des discoursqui ne me plaisaient pas et voulait me séduire,après m’avoir enlevée. Mais tout cela est dûà mon étourderie qui m’a poussée à céder à

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autrui ce qui ne m’appartenait pas ! » Et elleraconta sans arrêt, à son père, toute son his-toire, dans ses moindres détails, sans rien ou-blier. Mais il n’y a aucune utilité à la répéter.Et quand elle eut fini de parler, Aladdin, quijusque-là n’avait pas ouvert la bouche, se tour-na vers le sultan stupéfait à la limite de la stu-péfaction et lui montra, derrière un rideau, lecorps inerte du magicien, dont le visage étaittout noir par la violence du bang, et lui dit :« Le voilà l’imposteur, cause de notre malheurpassé et de ma disgrâce ! Mais Allah l’a puni ! »

À cette vue, le sultan, entièrement convain-cu de l’innocence d’Aladdin, l’embrassa bientendrement, en le serrant contre son sein, etlui dit : « Ô mon fils Aladdin, ne me blâmepas trop pour ma conduite à ton égard, et par-donne-moi les mauvais procédés dont j’ai usécontre toi ! Car je mérite un peu que tu m’ex-cuses, à cause de l’affection que j’éprouve pourma fille unique Badrou’l-Boudour, et parce quetu sais bien que le cœur du père est plein de

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tendresse et que moi, en particulier, j’eussepréféré perdre tout mon royaume qu’un che-veu de la tête de ma fille bien-aimée ! » EtAladdin répondit : « C’est vrai, ô père de Ba-drou’l-Boudour, tu es bien excusable ! car c’estseule ton affection pour ta fille, que tu croyaisperdue par ma faute, qui t’a fait user de pro-cédés expéditifs à mon égard. Et je n’ai pas ledroit de te reprocher quoi que ce soit. C’étaità moi, en effet, à prévenir les desseins perfidesde cet infâme magicien, et à me précautionnercontre lui. Et tu ne pourras comprendre réelle-ment sa malice, que lorsque, une fois que j’enaurai le temps, je t’aurai fait le récit de toutemon histoire avec lui ! » Et le sultan embras-sa encore une fois Aladdin et lui dit : « Certes !Ô Aladdin, il faut absolument que tu trouvesbientôt le loisir de me raconter tout cela. Maisil est plus urgent, à l’heure qu’il est, de nousdébarrasser de la vue de ce corps maudit quigît inanimé à nos pieds, et de nous réjouir en-semble de ton triomphe ! » Et Aladdin donnal’ordre à ses éfrits adolescents d’enlever le

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corps du Maghrébin et de le brûler au milieu dela place du meidân sur un lit de fumier, et d’enjeter les cendres dans la fosse aux ordures. Cequi fut exécuté ponctuellement, en présence detoute la ville assemblée, qui se réjouissait decette punition méritée et du retour de l’émirAladdin dans les bonnes grâces du sultan.

Après quoi, le sultan fit annoncer par lescrieurs, au milieu des joueurs de clarinettes, detimbales et de tambours, qu’il accordait la li-berté aux prisonniers, en signe de réjouissancepublique ; et il fit distribuer de grands secoursaux pauvres et aux besogneux. Et le soir il fitilluminer toute la ville ainsi que son palais etcelui d’Aladdin et de Badrou’l-Boudour. Et c’estainsi qu’Aladdin, grâce à la bénédiction qu’ilavait sur lui, échappa pour la seconde fois audanger de la mort. Et c’est cette même béné-diction qui devait le sauver encore pour la troi-sième fois, comme vous allez l’entendre, ô mesauditeurs !

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En effet, il y avait déjà quelques moisqu’Aladdin était de retour et qu’il menait avecson épouse, sous l’œil attendri et vigilant desa mère, devenue maintenant une dame vé-nérable à l’air imposant mais dénué de fiertéet d’arrogance, une vie tout à fait délectable,quand son épouse entra un jour, avec un vi-sage un peu triste et dolent, dans la salle à lavoûte de cristal, où il se tenait d’ordinaire pourjouir de la vue des jardins, et s’approcha de luiet lui dit : « Ô mon maître Aladdin, Allah, quinous a comblés tous deux de ses faveurs, merefuse jusqu’à présent la consolation d’avoir unenfant. Car il y a déjà assez longtemps quenous sommes mariés, et je ne sens pas mes en-trailles fécondées par la vie. Or, je viens te sup-plier de me permettre de faire venir au palaisune sainte vieille nommée Fatmah, arrivée de-puis quelques jours dans notre ville, et que toutle monde vénère pour les guérisons et les curesmerveilleuses qu’elle fait et la fécondité qu’elledonne aux femmes stériles, rien que par l’im-position de ses mains…

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Or, je viens te supplier de me per-mettre de faire venir au palais une sainte vieillenommée Fatmah, arrivée depuis quelquesjours dans notre ville, et que tout le mondevénère pour les guérisons et les cures mer-veilleuses qu’elle fait et la fécondité qu’elledonne aux femmes stériles, rien que par l’im-position de ses mains ! » Et Aladdin, qui nevoulait point contrarier son épouse Badrou’l-Boudour, ne fit aucune difficulté d’accéder à sademande, et donna l’ordre à quatre eunuques

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d’aller trouver la vieille sainte et de l’amener aupalais. Et les eunuques exécutèrent l’ordre etne tardèrent pas à revenir avec la sainte vieille,le visage voilé d’un voile fort épais et le cou en-touré d’un immense chapelet à trois tours quilui descendait jusqu’au bas de la poitrine. Etelle tenait à la main un grand bâton sur lequelelle appuyait sa marche cassée par l’âge et lespratiques de la piété. Et dès que la princessel’eut vue, elle alla vivement à sa rencontre, etlui baisa la main avec ferveur, et lui demandasa bénédiction. Et la sainte vieille, d’un accentbien pénétré, appela sur elle les bénédictionsd’Allah et ses grâces, et fit pour elle une longueprière afin de demander à Allah de continueret d’augmenter en elle la prospérité et le bon-heur et de satisfaire ses moindres désirs. Et Ba-drou’l-Boudour la pria de s’asseoir à la placed’honneur sur le divan, et lui dit : « Ô sainted’Allah, je te remercie de tes bons vœux et detes prières ! Et comme je sais qu’Allah ne te re-fusera rien de ce que tu lui demanderas, j’es-père que j’obtiendrai de sa bonté, par ton in-

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tercession, ce qui est le souhait le plus cher demon âme ! » Et la sainte répondit : « Je suis laplus humble des créatures d’Allah ! mais Il estl’Omnipotent, l’Excellent ! ne crains donc pas,ô ma maîtresse Badrou’l-Boudour de formulerce que souhaite ton âme ! » Et Badrou’l-Bou-dour devint bien rouge de teint, et baissa lavoix, et d’un accent bien ardent, dit : « Ô sainted’Allah, je désire avoir de la générosité d’Allahun enfant ! Dis-moi ce qu’il faut que je fassepour cela, et quels bienfaits et quelles bonnesactions il me faudra accomplir pour mériterune telle faveur ! Parle ! Je suis prête à toutpour obtenir ce bien qui m’est plus cher que mapropre vie ! Et moi, en retour, pour te montrerma gratitude, je te donnerai tout ce que tu peuxsouhaiter ou désirer, non point pour toi qui, jele sais, ô notre mère à tous, es à l’abri des be-soins des créatures faibles, mais pour le sou-lagement des infortunés et des pauvres d’Al-lah ! »

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À ces paroles de la princesse Badrou’l-Bou-dour, les yeux de la sainte, qui jusque-làétaient restés baissés, s’ouvrirent et s’illumi-nèrent sous le voile d’un éclat extraordinaire,et son visage rayonna comme d’un feu du de-dans, et tous ses traits exprimèrent le senti-ment d’une extase de jubilation. Et elle regardala princesse pendant un moment, sans pronon-cer un mot ; puis elle étendit ses bras vers elle,et lui fit sur la tête l’imposition des mains, enremuant les lèvres dans une prière comme in-térieure, et finit par lui dire : « Ô ma fille, ô mamaîtresse Badrou’l-Boudour, les saints d’Allahviennent de me dicter le moyen infaillible quetu dois employer pour voir la fécondité habiterdans tes entrailles ! Mais, ô ma fille, je croisque ce moyen est bien difficile, sinon impos-sible à employer ; car il faut une puissance sur-humaine pour réaliser ce qu’il réclame de forceet de vaillance ! » Et la princesse Badrou’l-Bou-dour, en entendant ces paroles, ne put retenirdavantage son émotion, et se jeta aux genouxde la sainte en les entourant de ses bras, et

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lui dit : « De grâce, ô notre mère, indique-moice moyen quel qu’il soit ! car rien n’est im-possible à réaliser pour mon époux bien-aimé,l’émir Aladdin ! Ah ! parle, ou je vais mourir àtes pieds de désir rentré ! » Alors la sainte le-va un doigt en l’air et dit : « Ma fille, il faut,pour que la fécondité pénètre en toi, que tuaies, suspendu à la voûte de cristal de cettesalle, un œuf de l’oiseau rokh, qui habite auplus grand sommet du mont Caucase. Et la vuede cet œuf, que tu regarderas aussi longtempsque tu le pourras, durant les journées, modifie-ra ta nature intime et remuera le fond inerte deta maternité ! Et c’est là ce que j’avais à te dire,ma fille ! » Et Badrou’l-Boudour s’écria : « Parma vie ! ô notre mère, je ne sais pas ce qu’estl’oiseau rokh, et je n’ai jamais vu de ses œufs,mais je ne doute pas qu’Aladdin ne puisse, enun instant, me procurer un de ses œufs fécon-dants, fût-il dans son nid au plus haut som-met du mont Caucase ! » Puis elle voulut rete-nir la sainte, qui déjà se levait pour s’en aller ;mais elle lui dit : « Non, ma fille, laisse-moi

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maintenant m’en aller soulager d’autres infor-tunes et des douleurs plus grandes encore quela tienne. Mais demain, inschallah, je viendraide moi-même te visiter et prendre de tes nou-velles qui me sont précieuses ! » Et, malgrétous les efforts et les prières de Badrou’l-Bou-dour pleine de gratitude, qui voulait lui fairedon de plusieurs colliers et joyaux d’une valeurinestimable, elle ne voulut pas s’arrêter un mo-ment de plus au palais, et s’en alla, comme elleétait venue, en refusant tous les cadeaux.

Or, quelques moments après le départ dela sainte, Aladdin revint auprès de son épouse,et l’embrassa tendrement, comme il le faisaitchaque fois qu’il s’était absenté, ne fût-ce qu’uninstant ; mais il lui sembla bien qu’elle avaitl’air fort distrait et préoccupé ; et il lui en de-manda la cause, avec beaucoup d’anxiété…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais il lui sembla bien qu’elle avait l’airfort distrait et préoccupé ; et il lui en demandala cause, avec beaucoup d’anxiété. Alors Sett-Badrou’l-Boudour, tout d’une haleine, lui dit :« Je mourrai certainement si je n’ai pas au plustôt un œuf de l’oiseau rokh, qui habite au plushaut sommet du mont Caucase ! » Et Aladdin,à ces paroles, se mit à rire et dit : « Par Allah,ô ma maîtresse Badrou’l-Boudour, s’il ne s’agitque d’avoir cet œuf-là pour t’empêcher demourir, rafraîchis tes yeux ! Mais dis-moiseulement, afin que je le sache, ce que tu en-tends faire de l’œuf de cet oiseau-là ! » Et Ba-drou’l-Boudour répondit : « C’est la saintevieille qui vient de m’en prescrire la vue,comme souverainement efficace pour guérir la

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stérilité des femmes ! Et je veux l’avoir pour lesuspendre au milieu de la voûte de cristal dela salle aux quatre-vingt-dix-neuf fenêtres ! »Et Aladdin répondit : « Sur ma tête et sur mesyeux, ô ma maîtresse Badrou’l-Boudour ! Tuvas avoir cet œuf de rokh à l’instant ! »

Aussitôt il quitta son épouse et alla s’en-fermer dans sa chambre. Et il tira de son seinla lampe magique qu’il portait toujours sur lui,depuis le terrible danger qu’il avait couru parsa négligence, et il la frotta. Et, au même mo-ment, parut devant lui l’éfrit de la lampe, prêt àexécuter ses ordres. Et Aladdin lui dit : « Ô ex-cellent éfrit, qui m’obéis grâce aux vertus de tamaîtresse la lampe, je te demande de m’appor-ter à l’instant, pour le suspendre au milieu dela voûte de cristal, un œuf du gigantesque oi-seau rokh, qui habite au plus haut sommet dumont Caucase ! »

Or, à peine Aladdin avait-il prononcé cesmots, que l’éfrit se convulsa d’une façon épou-vantable, et ses yeux flamboyèrent, et il lança

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à la figure d’Aladdin un cri si effrayant que lepalais en fut ébranlé dans ses fondements etqu’Aladdin en fut projeté, comme une pierre defronde, contre le mur de la salle et si violem-ment que sa longueur faillit entrer dans sa lar-geur. Et l’éfrit, de sa voix pleine de tonnerre,lui cria : « Misérable Adamite, qu’as-tu osé medemander ? Ô le plus ingrat des gens de bassecondition, voici que maintenant, malgré tousles services que je t’ai rendus en toute ouïeet toute obéissance, tu as le front de m’ordon-ner d’aller te chercher le fils de mon maître su-prême, le rokh, pour le pendre à la voûte deton palais ! Ignores-tu, insensé, que, moi et lalampe et tous les genn serviteurs de la lampe,nous sommes les esclaves du grand rokh, pèredes œufs ? Ah ! tu as de la chance d’être sousla sauvegarde de ma maîtresse, la lampe, et deporter au doigt cet anneau plein de vertus sa-lutaires ! Sinon ta longueur serait déjà entréedans ta largeur ! » Et Aladdin, stupide et immo-bile contre le mur, dit : « Ô éfrit de la lampe,par Allah ! ce n’est point de moi que vient cette

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demande, mais elle a été suggérée à monépouse Badrou’l-Boudour par la sainte vieille,mère de la fécondation et guérisseuse de la sté-rilité ! » Alors l’éfrit se calma soudain et repritson ton ordinaire vis-à-vis d’Aladdin, et lui dit :« Ah ! je ne le savais pas ! Ah ! c’est comme ça !c’est donc de cette créature-là que vient l’at-tentat ! Tu es bien heureux, Aladdin, de n’êtrepour rien là-dedans ! Sache, en effet, que c’estta destruction et celle de ton épouse et celle deton palais qu’on voulait obtenir par ce moyen-là ! La personne que tu appelles une saintevieille n’est point une sainte ni une vieille, maisun homme déguisé en femme. Et cet hommen’est autre que le propre frère du Maghrébin,ton ennemi exterminé. Et il ressemble à sonfrère, comme la moitié d’une fève ressemble àsa sœur. Et le proverbe est vrai qui dit : Le frèrecadet du chien est plus immonde que son aî-né, car la postérité d’un chien va toujours ens’abâtardissant ! Et ce nouvel ennemi, que tune connaissais pas, est encore plus versé dansla magie et la perfidie que son frère aîné. Et

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lorsqu’il apprit, par les opérations de sa géo-mancie, que son frère avait été exterminé partoi et brûlé par ordre du sultan, père de tonépouse Badrou’l-Boudour, il résolut de le ven-ger sur vous tous, et vint ici du Maghreb, dé-guisé en vieille sainte, pour arriver jusqu’à cepalais. Et il réussit à s’y introduire et à suggérerà ton épouse cette demande pernicieuse quiest le plus grand attentat contre mon maîtresuprême, le rokh ! Je t’avise donc de ses pro-jets perfides, afin que tu puisses t’en garer.Ouassalam ! » Et l’éfrit, après avoir ainsi parléà Aladdin, disparut.

Alors Aladdin, à la limite de la colère, sehâta d’aller dans la salle aux quatre-vingt-dix-neuf fenêtres retrouver son épouse Badrou’l-Boudour. Et, sans rien lui révéler de ce quel’éfrit venait de lui apprendre, il lui dit : « Ô Ba-drou’l-Boudour, mes yeux ! il est absolumentnécessaire, avant de t’apporter l’œuf de l’oi-seau rokh, que j’entende de mes propresoreilles la sainte vieille qui t’a prescrit ce re-

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mède. Je te prie donc de l’envoyer chercher entoute diligence, et, pendant que je serai cachéderrière le rideau, de lui faire répéter sa pres-cription, sous prétexte que tu ne te souviensplus de sa teneur exacte ! » Et Badrou’l-Bou-dour répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! »et envoya aussitôt chercher la sainte vieille.

Or, dès qu’elle fut entrée dans la salle à lavoûte de cristal et que, toujours voilée de sonépais voile de visage, elle se fut approchée deBadrou’l-Boudour…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

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… Or, dès qu’elle fut entrée dans la salle àla voûte de cristal et que, toujours voilée de

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son épais voile de visage, elle se fut appro-chée de Badrou’l-Boudour, Aladdin bondit surelle, hors de sa cachette, le glaive à la main,et, avant qu’elle pût dire : « Bem ! » d’un seulcoup, il lui fit sauter la tête des épaules !

À cette vue, Badrou’l-Boudour, terrifiée,s’écria : « Ô mon maître Aladdin, quel atten-tat ! » Mais Aladdin se contenta de sourire et,pour toute réponse, il se baissa, prit, par le tou-pet du milieu, la tête coupée, et la montra àBadrou’l-Boudour. Et, à la limite de la stupé-faction et de l’horreur, elle vit que la tête étaitrasée comme celle des hommes, sauf le toupetdu milieu, et que le visage en était barbu prodi-gieusement. Et Aladdin, ne voulant pas l’épou-vanter plus longtemps, lui raconta la vérité ausujet de la prétendue Fatmah, fausse sainte etfausse vieille, et conclut : « Ô Badrou’l-Bou-dour, rendons grâces à Allah qui nous a déli-vrés à jamais de nos ennemis ! » Et tous deux

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se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en re-merciant Allah de ses faveurs.

Et depuis lors ils vécurent de la vie bienheureuse, avec la bonne vieille mère d’Aladdin,et avec le sultan, père de Badrou’l-Boudour. Etils eurent des enfants beaux comme des lunes.Et Aladdin, à la mort du sultan, régna sur leroyaume de la Chine. Et plus rien ne manquaà leur bonheur, jusqu’à l’arrivée inévitable dela Destructrice des délices et de la Séparatricedes amis.

— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cettehistoire, dit : « Et voilà, ô Roi fortuné, tout ce queje sais au sujet d’Aladdin et de la Lampe Ma-gique ! Mais Allah est plus savant ! » Et le roiSchahriar dit : « Cette histoire, Schahrazade, estadmirable. Mais elle m’étonne beaucoup par sadiscrétion ! » Et Schahrazade dit : « Dans ce cas,ô Roi, permets-moi de te raconter l’HISTOIRE DEKAMAR ET DE L’EXPERTE HALIMA » Et le roiSchahriar s’écria : « Certainement, Schahra-

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zade ! » Mais elle sourit et répondit : « Oui, ô Roi !Mais auparavant, pour te révéler la valeur de l’ad-mirable vertu de patience et te faire attendre, sanscolère contre ta servante, le sort plein de félicitéqu’Allah destine à la race par mon entremise, jeveux tout de suite te raconter ce que nous onttransmis nos pères, les Anciens, sur le moyen d’ac-quérir La vraie Science de la Vie… Et le roi dit :« Ô fille de mon vizir, hâte-toi de m’indiquer lemoyen de faire cette acquisition-là. Mais, ôSchahrazade, quel est le sort qu’Allah, par ton en-tremise, destine à ma race, alors que je n’ai pointde postérité ? » Et Schahrazade dit : « Permets, ôRoi, à la servante Schahrazade, de ne point teparler encore de ce qui s’est passé de mystérieuxpendant les vingt nuits de silence que ta bonté luia accordées pour se reposer d’une indisposition,et durant lesquelles s’est révélée à ta servante lasplendeur de la destinée ! » Et, sans plus rien ajou-ter à ce sujet, Schahrazade, la fille du vizir, dit :

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LA PARABOLE DE LA VRAIESCIENCE DE LA VIE

On raconte que dans une ville d’entre lesvilles, où l’on enseignait toutes les sciences, unjeune homme vivait qui était beau et studieux.Et bien que rien ne manquât à la félicité de savie, il était possédé du désir de toujours ap-prendre davantage. Or, il lui fut un jour révélé,grâce au récit d’un marchand voyageur, qu’ilexistait, dans un pays fort éloigné, un savantqui était l’homme le plus saint de l’Islam et quipossédait à lui seul autant de science, de sa-gesse et de vertu que tous les savants réunisdu siècle. Et il apprit que ce savant, malgré sarenommée, exerçait simplement le métier deforgeron qu’avant lui avaient exercé son pèreet son grand-père. Et, ayant entendu ces pa-roles, il rentra à sa maison, prit ses sandales,

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sa besace et son bâton, et quitta sur-le-champsa ville et ses amis. Et il se dirigea vers le payslointain où vivait le saint maître, dans le butde se mettre sous sa direction et d’acquérir unpeu de sa science et de sa sagesse. Et il marchapendant quarante jours et quarante nuits, et,après bien des dangers et des fatigues, il arriva,grâce à la sécurité que lui écrivit Allah, dansla ville du forgeron. Et il alla aussitôt au soukdes forgerons et se présenta à celui dont tousles passants lui avaient indiqué la boutique. Et,après avoir baisé le pan de sa robe, il se tint de-bout devant lui dans l’attitude de la déférence.Et le forgeron, qui était un homme d’âge, auvisage marqué par la bénédiction, lui deman-da : « Que désires-tu, mon fils ? » Il répondit :« Apprendre la science ! » Et le forgeron, pourtoute réponse, lui mit entre les mains la cordedu soufflet de forge et lui dit de tirer. Et lenouveau disciple répondit par l’ouïe et l’obéis-sance, et se mit aussitôt à tirer et à relâcherla corde du soufflet, sans discontinuer, depuisle moment de son arrivée jusqu’au coucher du

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soleil. Et le lendemain il s’acquitta du mêmetravail, ainsi que les jours suivants, pendantdes semaines, des mois et toute une année,sans que personne dans la forge, pas plus lemaître que les nombreux disciples qui avaientchacun une besogne aussi rude que lui-même,lui adressât une seule fois la parole, et sansque personne se plaignit ou seulement murmu-rât de ce dur travail silencieux. Et cinq annéespassèrent de la sorte. Et le disciple, un jour,bien timidement se hasarda à ouvrir la bouche,et dit : « Maître ! » Et le forgeron s’arrêta dansson travail. Et tous les disciples, à la limite del’anxiété, firent de même. Et, dans le silencede la forge, il se tourna vers le jeune homme,et lui demanda : « Que veux-tu ? » Il dit : « Lascience ! » Et le forgeron dit : « Tire la corde ! »Et, sans un mot de plus, il reprit le travail dela forge. Et cinq autres années s’écoulèrent, du-rant lesquelles, du matin au soir, le disciple ti-ra la corde du soufflet, sans répit, et sans quepersonne lui adressât une seule fois la parole.Mais si quelqu’un d’entre les disciples avait be-

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soin d’être éclairé sur une question de n’im-porte quel domaine, il lui était loisible d’écrirela demande et de la présenter au maître, le ma-tin, en entrant dans la forge. Et le maître, sansjamais lire l’écrit, le jetait au feu de la forge oubien le mettait dans les plis de son turban. S’iljetait l’écrit au feu, c’est, sans doute, que la de-mande ne valait pas une réponse. Mais si le pa-pier était placé dans le turban, le disciple quil’avait présenté trouvait, le soir, la réponse dumaître écrite en caractères d’or sur le mur desa cellule.

Lorsque les dix années furent écoulées, levieux forgeron s’approcha du jeune homme etlui toucha l’épaule. Et le jeune homme, pour lapremière fois depuis dix années, lâcha la cordedu soufflet de forge. Et une grande joie descen-dit en lui. Et le maître lui parla, disant : « Monfils ! tu peux retourner vers ton pays et ta de-meure, avec toute la science du monde et de lavie dans ton cœur. Car tout cela tu l’as acquisen acquérant la vertu de patience ! »

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Et il lui donna le baiser de paix. Et le dis-ciple s’en retourna illuminé dans son pays, aumilieu de ses amis ; et il vit clair dans la vie.

— Et le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahra-zade, que cette parabole est admirable ! Et commeelle me donne à réfléchir ! » Et il resta un instantplongé dans ses pensées. Puis il ajouta : « Hâte-toi maintenant, ô Schahrazade, de me raconterl’histoire de Kamar et de l’experte Halima ! » MaisSchahrazade dit : « Permets-moi, ô Roi, de différerencore le récit de cette histoire-là ; car mon esprit,ce soir, n’est point incliné vers elle, et permets-moiplutôt de te commencer l’histoire la plus aimable,la plus fraîche et la plus pure que je connaisse ! »Et le roi dit : « Certes ! Ô Schahrazade, je suis dis-posé à t’écouter, car, moi aussi, mon esprit esttourné ce soir vers les choses aimables. Et puis,cette attente me permettra de faire mon profit dela parabole sur la patience ! » Alors Schahrazadedit :

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FARIZADE AU SOURIRE DEROSE

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué debonnes manières, qu’il y avait aux jours d’au-trefois, il y a bien longtemps de cela, – mais Al-lah est le seul savant, – un roi de Perse nomméKhosrou Schah, que le Rétributeur avait douéde puissance, de jeunesse et de beauté, et dansle cœur duquel il avait mis un tel sentiment dejustice que, sous son règne, le tigre et le che-vreau marchaient côte à côte et buvaient aumême ruisseau. Et ce roi, qui aimait à se rendretoujours compte, par ses propres yeux, de toutce qui se passait dans la ville de son trône,avait coutume de se promener la nuit, dégui-sé en marchand étranger, en compagnie de sonvizir ou de l’un des dignitaires de son palais.

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Or, une nuit, comme il se trouvait en tour-née dans un quartier de pauvres gens, il enten-dit, en passant par une ruelle, de jeunes voixqui se faisaient entendre tout au fond. Et ils’approcha, avec son compagnon, de l’humbledemeure d’où venaient les voix, et, appliquantson œil à une fente de la porte, il regarda audedans. Et il aperçut, autour d’une lumière,assises sur une natte, trois jeunes filles qui,leur repas terminé, s’entretenaient. Et ces troisjeunes filles, qui se ressemblaient comme seressemblent des sœurs, étaient parfaitementbelles. Et la plus jeune était visiblement, et debeaucoup, la plus belle.

Et la première disait : « Moi, mes sœurs,mon souhait, puisqu’il s’agit de faire un sou-hait, serait de devenir l’épouse du pâtissier dusultan. Car vous savez combien j’aime les pâ-tisseries, surtout ces admirables et délicates etdélicieuses bouchées feuilletées, qu’on appelle« bouchées du sultan ». Et il n’y a que le pâ-tissier-chef du sultan pour les réussir à point !

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Ah ! mes sœurs, c’est alors que vous me ja-louserez dans votre cœur, en voyant combience régime de fines pâtisseries arrondira mesformes de graisse blanche, et m’embellira, etme reposera le teint ! »

Et la seconde disait : « Moi, mes sœurs, jene suis pas aussi ambitieuse. Je me contente-rais, simplement, de devenir l’épouse du cuisi-nier du sultan. Ah ! comme je le souhaite ! Ce-la me permettrait de satisfaire mes envies ren-trées, depuis le temps que je désire goûter àtant de mets extraordinaires, comme on n’enmange qu’au palais seulement ! Il y a surtout,entre autres choses, ces plateaux deconcombres farcis et cuits au four, dont, rienqu’à les voir passer sur la tête des porteurs,aux jours des festins donnés par le sultan, jeme sens le cœur tout plein d’émoi ! Ô ! Ce quej’en mangerais ! Toutefois, je n’oublierai pas devous convier, de temps à autre, si mon époux,le cuisinier, me le permet ; mais je crois qu’ilne me le permettra pas ! »

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Et lorsque les deux sœurs eurent ainsi ex-primé leurs souhaits, elles se tournèrent versleur plus jeune sœur, qui gardait le silence, etlui demandèrent, se moquant d’elle : « Et toi, ôpetite, que souhaites-tu ? Et pourquoi baisses-tu les yeux, et ne dis-tu rien ? Mais, sois tran-quille ! nous te promettons, lorsque nous au-rons les époux de notre choix, de tâcher de temarier soit à un des palefreniers du sultan, soità quelque autre dignitaire de même rang, afinque tu sois toujours près de nous ! Parle, qu’enpenses-tu ? »

Et la petite, confuse et rougissante, répon-dit d’une voix douce comme l’eau de source :« Ô mes sœurs ! » Et elle ne put en dire davan-tage. Et les deux jeunes filles, riant de sa timi-dité, la pressèrent de questions et de plaisan-teries, tant qu’elles la décidèrent à parler. Et,sans lever les yeux, elle dit : « Ô mes sœurs,je souhaiterais de devenir l’épouse de notremaître le sultan ! Et je lui donnerais une pos-térité bénie. Et les fils qu’Allah ferait naître de

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notre union seraient dignes de leur père. Etla fille, que j’aimerais avoir devant mes yeux,serait un sourire du ciel même ; ses cheveuxseraient d’or d’un côté et d’argent de l’autre ;ses larmes, si elle pleurait, seraient autant deperles qui tomberaient ; ses rires, si elle riait,seraient des dinars d’or qui tinteraient ; et sessourires, si seulement elle souriait, seraient au-tant de boutons de rose qui sur ses lèvres éclo-raient ! »

Tout cela !

Et le sultan Khosrou Schah et son vizirvoyaient et entendaient. Mais, craignant de sefaire remarquer, ils se décidèrent à s’éloignersans en apprendre davantage. Et KhosrouSchah, amusé à l’extrême, sentit naître en sonâme le désir de satisfaire les trois souhaits : et,sans rien communiquer de son dessein à soncompagnon, il lui donna l’ordre de bien remar-quer la maison afin d’y venir, le lendemain,prendre les trois jeunes filles et de les lui ame-ner au palais. Et le vizir répondit par l’ouïe et

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l’obéissance, et se hâta, le lendemain, d’exé-cuter l’ordre du sultan, en amenant les troissœurs en sa présence.

Et le sultan, qui était assis sur son trône,leur fit avec la tête et les yeux un signe quivoulait dire : « Approchez ! » Et elles s’appro-chèrent toutes tremblantes, en trébuchantdans leurs pauvres robes de toile ; et le sultanleur dit, avec un sourire de bonté : « Que lapaix soit sur vous, ô jeunes filles ! C’est au-jourd’hui le jour de votre destinée, et celui oùs’accomplira votre souhait ! Et ce souhait, ôjeunes filles, je le connais : car rien ne restecaché aux rois ! Et d’abord toi, la plus âgée,ton souhait sera exaucé, et le pâtissier-chef de-viendra, aujourd’hui même, ton époux. Et toi,la seconde, tu auras pour époux mon cuisinier-chef ! » Et le roi s’arrêta, ayant ainsi parlé, etse tourna vers la plus jeune qui, émue à l’ex-trême, sentait son cœur s’arrêter, et était sur lepoint de s’affaisser sur les tapis. Et il se leva surses deux pieds et, lui prenant la main, il la fit

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asseoir près de lui sur le lit du trône, en lui di-sant : « Tu es la reine ! Et ce palais est ton pa-lais, et je suis ton époux ! »

Et effectivement les noces des trois sœurseurent lieu le jour même, celles de la sultaneavec une splendeur sans précédent, et cellesde l’épouse du cuisinier et de l’épouse du pâtis-sier, selon les usages ordinaires des mariagesdu commun. Aussi la jalousie et le dépit pé-nétrèrent dans le cœur des deux aînées ; et,dès ce moment, elles complotèrent la pertede leur sœur cadette. Toutefois elles se gar-dèrent bien de rien laisser paraître de leurssentiments, et acceptèrent avec une gratitudefeinte les marques d’affection que ne cessa deleur prodiguer la sultane, leur sœur, qui lesadmettait, contrairement aux usages des rois,dans son intimité, malgré leur rang obscur. Etloin d’être satisfaites du bonheur qu’Allah leuroctroyait, elles éprouvaient, en face du bon-heur de leur cadette, les pires tortures de lahaine et de l’envie.

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Et neuf mois passèrent de la sorte, au boutdesquels la sultane donna naissance, avecl’aide d’Allah, à un enfant princier, beaucomme le croissant de la nouvelle lune. Et lesdeux sœurs aînées qui, à la demande de lasultane, l’assistaient dans ses couches et rem-plissaient le rôle de sages-femmes, loin d’êtretouchées par les bontés de leur cadette à leurégard et par la beauté du nouveau-né, trou-vèrent enfin l’occasion qu’elles cherchaient debroyer le cœur de la jeune mère. Elles prirentdonc l’enfant, pendant que la mère était encoredans les douleurs, le mirent dans une petitecorbeille en osier, qu’elles cachèrent pour lemoment, et le remplacèrent par un petit chienmort, qu’elles produisirent devant toutes lesfemmes du palais, en le donnant comme le ré-sultat des couches de la sultane. Et le sultanKhosrou Schah, à cette nouvelle, vit le mondenoircir devant son visage ; et, à la limite duchagrin, il alla s’enfermer dans ses apparte-ments, refusant de s’occuper des affaires durègne. Et la sultane fut plongée dans l’afflic-

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tion, et son âme fut humiliée et son cœur futbroyé.

Quant au nouveau-né, il fut abandonné parses tantes dans la corbeille, au courant de l’eaudu canal qui passait au pied du palais. Et lesort voulut que l’intendant des jardins du sul-tan, qui se promenait le long du canal, aperçûtla corbeille qui flottait au fil de l’eau. Et il attirala corbeille vers le bord du canal, à l’aide d’unebêche, l’examina, et découvrit le bel enfant. Etil fut dans l’étonnement qu’éprouva la fille dePharaon en voyant Moïse dans les roseaux.

Or, il y avait de longues années que l’inten-dant des jardins était marié et souhaitait avoirun enfant ou deux ou trois, qui béniraient leurCréateur. Mais ses vœux et ceux de son épousen’avaient point jusqu’alors été pris en considé-ration par le Très-Haut. Et ils souffraient tousdeux du stérile isolement où ils vivaient. Aussi,quand l’intendant des jardins eut fait la décou-verte de cet enfant, dont la beauté était sanspareille, il le prit dans la corbeille et, à la limite

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de la joie, il courut jusqu’au bout du jardin, oùse trouvait sa maison, et entra dans l’appar-tement de sa femme, et, d’une voix émue, luidit : « La paix sur toi, ô fille de l’oncle ! Voici ledon du Généreux en ce jour béni ! Que cet en-fant que je t’apporte soit notre enfant, commeil est l’enfant du destin. » Et il lui raconta com-ment il l’avait trouvé dans la corbeille, flottantsur l’eau du canal ; et il lui affirma que c’étaitAllah qui le leur envoyait, ayant enfin exaucé,de cette manière, la constance de leurs prières.Et l’épouse de l’intendant des jardins prit l’en-fant et l’aima. Or, gloire à Allah qui a mis dansle sein des femmes stériles le sentiment dela maternité, comme il a placé dans le cœurdes poules malheureuses le désir de couver lescailloux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Gloire à Allah qui a mis dans le sein desfemmes stériles le sentiment de la maternité,comme il a placé dans le cœur des poules mal-heureuses le désir de couver les cailloux !

Or, l’année suivante, la pauvre mère, si im-pitoyablement frustrée du fruit de sa fécondité,accoucha, avec la permission du Donateur,d’un autre fils, plus beau que le précédent.Mais les deux sœurs veillaient à l’accouche-ment, avec des yeux pleins d’intérêt au dehorset de haine au dedans ; et, sans avoir plus depitié que la première fois pour leur sœur etson nouveau-né, elles prirent en cachette l’en-fant et l’exposèrent, comme elles avaient faitpour l’aîné, dans une corbeille sur le canal.Et elles produisirent devant tout le palais un

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jeune chat, en proclamant que la sultane venaitd’en accoucher. Et la consternation entra danstous les cœurs. Et le sultan, à la limite de lahonte, se fût sans aucun doute laissé aller auressentiment et à la fureur, s’il n’eût pratiquéen son âme la vertu d’humilité devant les dé-crets de l’insondable justice. Et la sultane futplongée dans l’amertume et la désolation, etson cœur pleura toutes les larmes des dou-leurs.

Mais pour ce qui est de l’enfant, Allah, quiveille sur la destinée des petits, le mit sous leregard de l’intendant qui se promenait sur lecanal. Et, comme la première fois, l’intendantle sauva des eaux, et le porta à son épousequi l’aima comme son propre enfant, et l’élevaavec les mêmes soins que le premier.

Or, afin que les souhaits de Ses Croyants nerestent jamais inexaucés, Allah mit la féconditédans les flancs de la sultane, qui accoucha pourla troisième fois. Mais ce fut d’une princesse.Et les deux sœurs, dont la haine, loin de s’as-

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souvir, leur avait fait comploter la perte sansrecours de leur cadette, firent subir à la fillettele même traitement. Mais elle fut recueillie parl’intendant au cœur pitoyable, comme les deuxprinces ses frères, avec lesquels elle fut soi-gnée, nourrie et bien aimée.

Mais, cette fois, lorsque les deux sœurs,leur acte accompli, eurent produit, à la placede l’enfant nouveau-né, une jeune sourisaveugle, le sultan, malgré toute sa magnani-mité, ne put se contenir plus longtemps, ets’écria : « Allah maudit ma race, à cause de lafemme que j’ai épousée. C’est un monstre quej’ai pris pour mère de ma postérité ! Et il n’y aque la mort qui puisse en débarrasser ma de-meure ! » Et il prononça contre la sultane l’ar-rêt de mort, et commanda à son porte-glaivede remplir son office. Mais lorsqu’il vit devantlui, affaissée dans les larmes et la douleur sansbornes, celle que son cœur avait aimée, le sul-tan sentit descendre en lui une grande pitié. Et,détournant la tête, il ordonna de l’éloigner et

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de l’enfermer, pour le reste de ses jours, dansun réduit, tout au fond du palais. Et, dès ce mo-ment, la laissant à ses larmes, il cessa de lavoir. Et la pauvre mère connut toutes les dou-leurs de la terre.

Et les deux sœurs connurent toutes les joiesde la haine satisfaite, et purent goûter, sanstrouble désormais, les mets et les pâtisseriesque confectionnaient leurs époux.

Et les jours et les années passèrent, avec lamême rapidité, sur la tête des innocents et surla tête des coupables, apportant aux uns et auxautres la suite de leur destinée.

Or, lorsque les trois enfants adoptifs de l’in-tendant des jardins eurent atteint l’adoles-cence, ils devinrent un éblouissement pour lesyeux. Et ils s’appelaient : l’aîné Farid, le secondFarouz, et la fille Farizade.

Et Farizade était un sourire du ciel même.Ses cheveux étaient d’or d’un côté et d’argentde l’autre ; ses larmes, quand elle pleurait,

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étaient des perles qui tombaient ; ses rires,quand elle riait, étaient des dinars d’or qui tin-taient ; et ses sourires, des boutons de roseéclos sur ses lèvres vermeilles.

C’est pourquoi tous ceux qui l’appro-chaient, ainsi que son père, sa mère et sesfrères, ne pouvaient s’empêcher, quand ils l’ap-pelaient par son nom, disant : « Farizade ! »d’ajouter : « au sourire de rose ! » mais le plussouvent on l’appelait tout simplement « Ausourire de rose ».

Et tous s’émerveillaient de sa beauté, de sasagesse, de sa douceur, de sa dextérité dans lesexercices, quand elle montait à cheval pour ac-compagner ses frères à la chasse, tirer de l’arc,et lancer la canne ou le javelot ; de l’élégancede ses manières, de ses connaissances de lapoésie et des sciences secrètes, et de la splen-deur de sa chevelure qui était d’or d’un côté etd’argent de l’autre. Et, de la voir si belle à lafois et si parfaite, les amies de sa mère pleu-raient d’émotion.

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Et c’est ainsi qu’avaient grandi les nourris-sons de l’intendant des jardins du roi. Et lui-même, entouré de leur affection et de leur res-pect, et les yeux rafraîchis par leur beauté, netarda pas à entrer dans l’extrême vieillesse. Etson épouse, ayant vécu son lot de vie, le précé-da bientôt dans la miséricorde du Rétributeur.Et cette mort fut pour eux tous une cause detant de regrets et de chagrin, que l’intendantne put se résoudre à habiter plus longtemps lamaison où la défunte avait été la source de leursérénité et de leur bonheur. Et il alla se jeteraux pieds du sultan, et le supplia d’avoir pouragréable qu’il se démit, entre ses mains, desfonctions qu’il remplissait depuis de si longuesannées. Et le sultan, fort peiné de l’éloigne-ment d’un si fidèle serviteur, ne lui accorda sademande qu’avec beaucoup de regret. Et il nele laissa partir qu’après lui avoir fait don d’unmagnifique domaine, à proximité de la ville,avec de grandes dépendances en terres labou-rables, en bois et en prairies, avec un palais ri-chement meublé, avec un jardin d’un art par-

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fait tracé par l’intendant lui-même, et avec unparc d’une vaste étendue enclos de hautes mu-railles et peuplé d’oiseaux de toutes couleurs etd’animaux sauvages ou apprivoisés.

Et ce fut là que cet homme de bien allavivre dans la retraite, avec ses enfants adop-tifs. Et c’est là qu’entouré de leurs soins affec-tueux, il trépassa dans la paix de son Seigneur.Qu’Allah l’ait en sa compassion ! Et il fut pleu-ré par ses enfants adoptifs, comme jamais pèrevéritable ne fut pleuré. Et il emporta avec lui,sous la pierre qui ne s’ouvre pas, le secret deleur naissance, que d’ailleurs il n’avait qu’im-parfaitement connu de son vivant.

Et ce fut dans ce domaine merveilleux quecontinuèrent à vivre les deux adolescents, encompagnie de leur jeune sœur. Et, comme ilsavaient été élevés dans la sagesse et la simpli-cité, ils n’avaient guère d’autre rêve ou d’autreambition que de continuer, durant toute leurexistence, à vivre dans cette union parfaite etdans ce bonheur tranquille.

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Or, Farid et Farouz allaient souvent à lachasse dans les bois et les prairies qui entou-raient leurs domaines. Et Farizade au sourirede rose aimait surtout à parcourir ses jardins.Et un jour, comme elle se disposait à s’yrendre, selon son habitude, ses esclavesvinrent lui dire qu’une bonne vieille, au visagemarqué par la bénédiction, sollicitait la faveurde se reposer une heure ou deux à l’ombre deces beaux jardins. Et Farizade, dont le cœurétait secourable autant que belle était son âmeet que beau était son visage, voulut elle-mêmerecevoir la bonne vieille. Et elle lui offrit àmanger et à boire, et lui présenta un plateaude porcelaine garni de beaux fruits, de pâtisse-ries, de confitures sèches et de confitures dansleur jus. Après quoi elle l’emmena dans ses jar-dins, sachant qu’il est toujours profitable de te-nir compagnie aux personnes d’expérience, etd’entendre les paroles de sagesse.

Et elles se promenèrent ensemble dans lesjardins. Et Farizade au sourire de rose soute-

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nait les pas de la bonne vieille. Et, arrivéestoutes deux sous le plus bel arbre des jardins,Farizade la fit asseoir à l’ombre de ce bel arbre.Et, de discours en discours, elle finit par de-mander à la vieille ce qu’elle pensait du lieu oùelle était, et si elle le trouvait à son gré.

Alors la vieille, après avoir réfléchi uneheure de temps, leva la tête et répondit :« Certes, ô ma maîtresse, j’ai passé ma vie àparcourir les terres d’Allah en large et en long,et jamais je ne me suis reposée en un lieu plusdélicieux. Mais, ô ma maîtresse, de même quetu es unique sur la terre, comme la lune et lesoleil le sont dans le ciel, de même je voudraisque tu eusses dans ce beau jardin, afin qu’ilfût également unique en son espèce, les troischoses incomparables qui lui manquent ! » EtFarizade au sourire de rose fut extrêmementétonnée de savoir que trois choses incompa-rables manquaient à son jardin, et dit à lavieille : « De grâce, ma bonne mère, hâte-toi deme dire, afin que je le sache, quelles sont ces

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trois choses incomparables que je ne connaispas ? » Et la vieille répondit : « Ô ma maî-tresse, c’est pour reconnaître l’hospitalité quetu viens d’exercer avec un cœur si pitoyable àl’égard d’une vieille inconnue, que je veux terévéler l’existence de ces trois choses. » Et ellese tut encore un instant ; puis elle dit :

« Sache donc que la première de ces troischoses incomparables, ô ma maîtresse, si elleétait dans ces jardins, tous les oiseaux de cesjardins viendraient la regarder, et, l’ayant vue,en chœur ils chanteraient. Car les rossignolset les pinsons, les alouettes et les fauvettes,les chardonnerets et les tourterelles, ô ma maî-tresse, et toutes les races infinies des oiseaux,reconnaissent la suprématie de sa beauté. Etc’est, ô ma maîtresse, Bulbul-el-Hazar, l’Oi-seau Parleur !

« La seconde de ces choses incomparables,ô ma maîtresse, si elle était dans ces jardins, labrise qui fait chanter les arbres de ces jardinss’arrêterait pour l’écouter ; et les luths et les

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harpes et les guitares de ces demeures ver-raient leurs cordes se briser. Car la brise quifait chanter les arbres des jardins, les luths,et les harpes et les guitares, ô ma maîtresse,reconnaissent la suprématie de sa beauté. Etc’est l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans lesarbres, ô ma maîtresse, ni les luths, ni lesharpes, ni les guitares ne rendent une harmo-nie comparable au concert des mille invisiblesbouches qui sont dans les feuilles de l’Arbre-Chanteur.

« Et la troisième de ces choses incompa-rables, ô ma maîtresse, si elle était dans cesjardins, toutes les eaux de ces jardins s’arrê-teraient dans leur murmurante marche, et laregarderaient. Car toutes les eaux, celles dela terre et celles des mers, celles des sourceset celles des fleuves, celles des villes et cellesdes jardins, reconnaissent la suprématie de sabeauté. Et c’est l’Eau Couleur-d’Or ! Car, ô mamaîtresse, une goutte seulement de cette eau,si elle est versée dans un bassin vide, se gonfle

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et s’élève en foisonnant en gerbes d’or, et necesse de jaillir et de retomber, sans que le bas-sin ne déborde jamais. Et c’est à cette eau touted’or, et transparente comme la topaze trans-parente, qu’aime à se désaltérer Bulbul-el-Ha-zar, l’Oiseau-Parleur ; et c’est à cette eau touted’or, et fraîche comme la topaze est fraîche,qu’aiment à s’abreuver les mille invisiblesbouches de l’arbre aux chantantes feuilles !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

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« … les mille invisibles bouches de l’arbreaux chantantes feuilles. »

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Et, ayant ainsi parlé, la vieille ajouta : « Ôma maîtresse, ô princesse, si ces choses mer-veilleuses étaient dans ces jardins, que tabeauté en serait exaltée, ô propriétaire d’unechevelure de splendeur ! »

Lorsque Farizade au sourire de rose eut en-tendu ces paroles de la vieille, elle s’écria : « Ôvisage de bénédiction, ma mère, que tout celaest admirable ! Mais tu ne m’as pas dit en quellieu se trouvent ces trois choses incompa-rables ? » Et la vieille répondit, en se levant dé-jà pour s’en aller : « Ô ma maîtresse, ces troismerveilles, dignes de tes yeux, se trouventdans un endroit situé vers les frontières del’Inde. Et la route qui y conduit passe précisé-ment derrière ce palais que tu habites. Si donctu veux y envoyer quelqu’un te les chercher, tun’auras qu’à lui dire de suivre cette route pen-dant vingt jours, et, le vingtième jour, de de-mander au premier passant qu’il rencontrera :

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« Où sont l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteur etl’Eau Couleur-d’Or ? » Et ce passant ne man-quera pas de le renseigner à ce sujet. Et puisseAllah rémunérer ton âme généreuse par la pos-session de ces choses créées pour ta beauté.Ouassalam, ô bienfaisante, ô bénie ! »

Et la vieille, ayant ainsi parlé, acheva de ra-mener ses voiles autour d’elle, et se retira enmurmurant des bénédictions.

Or déjà elle avait disparu, quand Farizade,revenue de la songerie où l’avait plongée laconnaissance de choses si extraordinaires, eutl’idée de la rappeler ou de courir derrière elle,pour lui demander des renseignements plusprécis sur le lieu qui les recélait, et sur lesmoyens d’y accéder. Mais, voyant qu’il étaittrop tard, elle se mit à se remémorer mot parmot les quelques indications qu’elle avait en-tendues, afin de n’en rien oublier. Et elle sen-tait ainsi grandir en son âme l’irrésistible désirde posséder ou seulement de voir de tellesmerveilles, bien qu’elle essayât de n’y plus

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penser. Et elle se mit alors à parcourir les al-lées de ses jardins, et les coins familiers quilui étaient si chers ; mais ils lui parurent sanscharme et pleins d’ennui ; et importunes elletrouva les voix de ses oiseaux, qui la saluaientau passage.

Et Farizade au sourire de rose devint toutetriste et pleura par les allées. Et, marchant ain-si, avec ses larmes qui tombaient, elle laissaitderrière elle, sur le sable, les gouttes, figées enperles, de ses yeux.

Sur ces entrefaites, Farid et Farouz, sesfrères, revinrent de la chasse, et, ne trouvantpas leur sœur Farizade sous le berceau de jas-mins, où d’ordinaire elle attendait leur retour,ils furent peinés de sa négligence, et se mirentà sa recherche. Et ils virent sur le sable des al-lées les perles figées de ses yeux, et se dirent :« Ô que triste est notre sœur ! Et quel sujet depeine est entré en son âme, pour la faire ain-si pleurer ? » Et ils suivirent ses traces, d’aprèsles perles des allées, et la trouvèrent tout en

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larmes au fond des bosquets. Et ils coururentvers elle et l’embrassèrent et la câlinèrent,pour calmer son âme chérie. Et ils lui dirent :« Ô Farizade, petite sœur, où sont les roses deta joie et l’or de ta gaieté ? Ô petite sœur, ré-ponds-nous ! » Et Farizade leur sourit, car elleles aimait ; et un tout petit bouton de rose na-quit soudain, vermeil, sur ses lèvres ; et elleleur dit : « Ô mes frères ! » et n’osa, toute hon-teuse de son premier désir, en dire davantage.Et ils lui dirent : « Ô Farizade au sourire derose, ô notre sœur, quels émois inconnustroublent ainsi ton âme ? Mais raconte-noustes peines, si tu ne doutes pas de notreamour ! » Et Farizade, se décidant enfin à par-ler, leur dit : « Ô frères miens, je n’aime plusmes jardins ! » Et elle fondit en larmes, et lesperles ruisselèrent de ses yeux. Et, comme ilsse taisaient, anxieux, et attristés d’une nou-velle si grave, elle leur dit : « Ô ! je n’aime plusmes jardins ! Il y manque l’Oiseau-Parleur,l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ! »

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Et Farizade se laissant soudain aller à l’in-tensité de son désir, raconta tout d’un trait, àses frères, la visite de la bonne vieille, et leurexpliqua, d’un ton excité à l’extrême, en quoiconsistait l’excellence de l’Oiseau-Parleur, del’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur d’Or.

Et ses frères, l’ayant écoutée, furent à la li-mite de l’étonnement, et lui dirent : « Ô notresœur bien-aimée, calme ton âme et rafraîchistes yeux. Car ces choses seraient sur l’inacces-sible sommet de la montagne Kaf, que nousirions te les conquérir. Mais, pour nous faciliterles recherches, peux-tu seulement nous dire enquel lieu on peut les trouver ? » Et Farizade,toute rougissante d’avoir ainsi exprimé sonpremier désir, leur expliqua ce qu’elle savaitau sujet de l’endroit où devaient ces choses setrouver. Et elle ajouta : « C’est là tout ce queje sais, et rien de plus ! » Et ils s’écrièrent tousdeux à la fois : « Ô notre sœur, nous allons par-tir à leur recherche ! »

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Mais elle leur cria, effarée : « Oh, non ! oh,non ! Ne partez pas ! » Et Farid, l’aîné, dit :« Ton désir est sur notre tête et sur nos yeux,ô Farizade. Mais c’est à moi l’aîné de le réali-ser. Mon cheval est encore sellé, et me condui-ra sans faiblir vers les frontières de l’Inde, làoù se trouvent ces trois merveilles que je t’ap-porterai, si Allah veut ! » Et il se tourna versson frère Farouz et lui dit : « Toi, mon frère,tu resteras ici, pour veiller, pendant mon ab-sence, sur notre sœur. Car il ne convient pasque nous la laissions toute seule dans la mai-son ! » Et il courut à l’heure même vers soncheval, sauta sur son dos et, se baissant, il em-brassa son frère Farouz et sa sœur Farizade,qui lui dit, tout éplorée : « Ô notre grand, degrâce ! laisse là un voyage plein de dangers,et descends de cheval. J’aime mieux, plutôtque de souffrir de ton absence, ne jamais voirni posséder l’Oiseau-Parleur, l’Arbre-Chanteuret l’Eau Couleur-d’Or ! » Mais Farid lui dit, enl’embrassant encore : « Ô petite sœur mienne,laisse là tes craintes, car mon absence ne sera

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pas de longue durée et, avec l’aide d’Allah, il nem’arrivera aucun accident ni rien de fâcheuxpendant ce voyage. Et d’ailleurs, afin que l’in-quiétude ne te tourmente pas durant mon ab-sence, voici un couteau que je te confie ! » Etil tira de sa ceinture un couteau, dont la poi-gnée était incrustée des premières perles tom-bées des yeux de Farizade enfant, et le lui remiten disant : « Ce couteau, ô Farizade, te rensei-gnera sur mon état. De temps en temps tu le ti-reras de sa gaine, et tu en examineras la lame.Si tu la vois aussi nette et brillante qu’elle l’esten ce moment, ce sera une marque que je suistoujours en vie et plein de santé ; mais si tula vois terne ou rouillée, tu sauras qu’un graveaccident m’est arrivé ou que je suis réduit encaptivité ; et si tu vois qu’il en dégoutte dusang, tu auras la certitude que je ne suis plusau nombre des vivants ! Et, dans ce cas, toi etmon frère, vous appellerez sur moi la compas-sion du Très-Haut ! » Il dit, et, sans vouloir rienentendre, il partit au galop de son cheval sur laroute qui conduisait vers l’Inde.

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Et il voyagea pendant vingt jours et vingtnuits, dans les solitudes où il n’y avait, pourtoute présence, que celle de l’herbe verte etcelle d’Allah. Et le vingtième jour de sonvoyage il arriva à une prairie, au pied d’unemontagne. Et dans cette prairie il y avait unarbre. Et sous l’arbre était assis un très vieuxcheikh. Et le visage de ce très vieux cheikhdisparaissait en entier sous ses longs cheveux,sous les touffes de ses sourcils, et sous les poilsd’une barbe qui était prodigieuse, et blanchecomme la laine nouvellement cardée. Et sesbras et ses jambes étaient d’une maigreur ex-trême. Et ses mains et ses pieds se terminaientpar des ongles d’une longueur extraordinaire.Et il égrenait de la main gauche un chapelet,tandis qu’il tenait la main droite immobile à lahauteur de son front, avec l’index levé, selonle rite, pour attester l’Unité du Très-Haut. Etc’était, à n’en pas douter, un vieil ascète retirédu monde, qui sait depuis quels temps incon-nus ?

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Et comme c’était précisément le premierhomme qu’il rencontrait, en ce vingtième jourde son voyage, le prince Farid mit pied à terreet, tenant son cheval par la bride, s’avança jus-qu’au cheikh et lui dit : « Le salam sur toi, ôsaint homme ! » Et le vieillard lui rendit son sa-lam, mais d’une voix si étouffée par l’épaisseurde ses moustaches et de sa barbe que le princeFarid ne put percevoir que des paroles inintel-ligibles.

Alors le prince Farid, qui ne s’était arrêtéque pour avoir des éclaircissements au sujet dece qu’il venait chercher si loin de son pays, sedit : « Il faudra bien qu’il se fasse entendre ! »Et il tira des ciseaux de sa besace de voyage,et dit au cheikh : « Ô vénérable oncle, permets-moi de te donner les quelques soins dont tun’as pas le temps de t’occuper toi-même, plon-gé que tu es sans cesse dans les pensées desainteté ! » Et, comme le vieux cheikh n’oppo-sait ni refus ni résistance, Farid se mit à cou-per, à tailler et à rogner à même la barbe,

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les moustaches, les sourcils, les cheveux et lesongles, tant et tant que le cheikh en sortit ra-jeuni de vingt ans, pour le moins. Et, ayant ren-du ce service au vieillard, il lui dit, selon la cou-tume des barbiers : « Que cela te soit un rafraî-chissement et un délice ! »

Lorsque le vieux cheikh se sentit de la sorteallégé de tout ce qui lui encombrait le corps,il se montra satisfait à l’extrême, et sourit auvoyageur. Puis il lui dit, d’une voix devenueplus claire que celle d’un enfant : « Qu’Allahfasse descendre sur toi ses bénédictions, ômon fils, pour le bienfait que te doit le vieillardancien que je suis. Mais aussi, qui que tu sois,ô voyageur de bien, je suis prêt à t’aider de mesconseils et de mon expérience ! » Et Farid sehâta de lui répondre : « Je viens de bien loinà la recherche de l’Oiseau-Parleur, de l’Arbre-Chanteur et de l’Eau Couleur-d’Or. Peux-tudonc me dire en quel lieu je puis les trouver ?Ou bien ne sais-tu rien à leur sujet ? »

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Entendant ces paroles du jeune voyageur,le cheikh cessa d’égrener son chapelet, tant ilse trouvait ému. Et il ne répondit pas. Et Fa-rid lui demanda : « Mon bon oncle, pourquoine parles-tu pas ? Hâte-toi de me dire, afin queje ne laisse pas mon cheval se refroidir ici, situ sais ce que je te demande ou si tu ne le saispas ! » Et le cheikh finit par lui dire : « Certes,ô mon fils, je connais et le lieu où se trouventces trois choses-là, et le chemin qui y conduit.Mais le service que tu m’as rendu est si grandà mes yeux, que je ne puis me décider à t’ex-poser, en retour, aux terribles dangers d’unetelle entreprise ! » Puis il ajouta : « Ah ! monfils, hâte-toi plutôt de revenir sur tes pas etde t’en retourner vers ton pays ! Combien dejeunes gens, avant toi, ont passé par ici, que ja-mais plus je n’ai vus revenir ! » Et Farid, pleinde courage, dit : « Mon bon oncle, indique-moiseulement la route à suivre, et ne te préoc-cupe pas du reste. Car Allah m’a doué de brasqui savent défendre leur propriétaire ! » Et lecheikh, lentement, demanda : « Mais comment

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le défendront-ils contre l’Invisible, ô mon en-fant, surtout quand Ceux de l’Invisible sont desmilliers et des milliers ? » Et Farid secoua latête et répondit : « Il n’y a de force et de puis-sance qu’en Allah l’Exalté, ô vénérable cheikh !Ma destinée est à mon cou, et, si je la fuis,elle me poursuivra ! Dis-moi donc, puisque tule sais, ce qu’il me reste à faire ! Et de la sortetu m’obligeras ! »

Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il nepouvait réussir à détourner le jeune voyageurde son entreprise, il mit la main dans un sacqu’il avait autour de sa taille, et en tira uneboule de granit rouge…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

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Elle dit :… Lorsque le Vieillard de l’Arbre vit qu’il

ne pouvait réussir à détourner le jeune voya-

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geur de son entreprise, il mit la main dans unsac qu’il avait autour de la taille, et en tira uneboule de granit rouge. Et il tendit cette boule-là au voyageur, en lui disant : « Elle te condui-ra où il faut qu’elle te conduise. Toi, monteà cheval et jette-la devant toi. Et elle rouleraet tu la suivras jusqu’à l’endroit où elle s’arrê-tera. Alors tu mettras pied à terre et tu atta-cheras ton cheval par la bride à cette boule,et il demeurera à la même place en attendantton retour. Et tu graviras cette montagne donttu aperçois d’ici le sommet. Et, de tous côtés,sur tes pas, tu verras de grosses pierres noires,et tu entendras des voix qui ne seront ni lesvoix des torrents ni celles des vents dans lesabîmes ; mais ce seront les voix de Ceux del’Invisible. Et elles te hurleront des paroles quiglacent le sang des hommes. Mais tu ne les

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écouteras. Car si, effrayé, tu détournais la têtepour regarder derrière toi, tandis qu’elles t’ap-

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pellent tantôt de près et tantôt de loin, tu seraischangé, à l’instant même, en une pierre noiresemblable aux pierres noires de la montagne ;mais si, résistant à cet appel, tu arrives au som-met, tu y trouveras une cage et, dans la cage,l’Oiseau-Parleur. Et tu lui diras : « Le salam surtoi, ô Bulbul-el-Hazar ! Où est l’Arbre-Chan-teur ? Où est l’Eau Couleur-d’Or ? » Et l’OiseauParleur te répondra. Ouassalam ! »

Et le vieux cheikh, ayant ainsi parlé, poussaun grand soupir. Et rien de plus.

Alors Farid se hâta de sauter à cheval ; et,de toutes ses forces, il jeta la boule devant lui.Et la boule de granit rouge roula, roula, roula.Et le cheval de Farid, un éclair parmi les cou-reurs, avait peine à la suivre à travers les buis-sons qu’elle franchissait, les creux qu’elle sau-tait, et les obstacles qu’elle surmontait. Et ellecontinua de rouler ainsi, avec une vitesse ja-mais lassée, jusqu’à ce qu’elle eût heurté les

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premiers rochers de la montagne. Alors elles’arrêta.

Et le prince Farid descendit de cheval, etenroula la bride autour de la boule de granit. Etle cheval s’immobilisa sur ses quatre jambes, etne branla pas plus que s’il eût été cloué au sol.

Et aussitôt le prince Farid commença à gra-vir la montagne. Et il n’entendit d’abord rien.Mais à mesure qu’il montait, il voyait le solse couvrir de blocs de basalte noir, qui figu-raient des humains pétrifiés. Et il ne savait pasque c’étaient les corps des jeunes seigneurs quil’avaient précédé en ces lieux de désolation. Etsoudain, d’entre les rochers, un cri se fit en-tendre qu’il n’avait jamais de sa vie entendu,et qui fut bientôt suivi, à droite et à gauche,par d’autres cris qui n’avaient rien d’humain.Et ce n’étaient ni les hurlements des vents sau-vages dans les solitudes, ni les mugissementsdes eaux des torrents, ni le bruit des cataractesqui s’engouffrent dans les abîmes, car c’étaientles voix de Ceux de l’Invisible. Et les unes

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disaient : « Que veux-tu ? Que veux-tu ? » Etd’autres disaient : « Arrêtez-le ! Tuez-le ! » Etd’autres disaient : « Poussez-le ! Précipitez-le ! » Et d’autres le raillaient, criant : « Ho !Ho ! Le mignon ! Le mignon ! Ho ! Ho ! Viens !Viens ! »

Mais le prince Farid, sans se laisser détour-ner par ces voix, continua à monter avecconstance et fermeté. Et les voix se firent bien-tôt si nombreuses et si terribles, et, parfois,leur souffle passait si près de son visage, et sieffrayant devenait leur vacarme, tant à droitequ’à gauche, en avant qu’en arrière, et si mena-çantes elles étaient et si pressant se faisait leurappel, que le prince Farid fut saisi malgré luide tremblement et, oubliant l’avis du Vieillardde l’Arbre, il tourna la tête sous un souffle plusfort de l’une des voix. Et, au même moment, unépouvantable hurlement poussé par des mil-liers de voix fut suivi par un grand silence. Etle prince Farid fut changé en une pierre de ba-salte noir.

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Et, au bas de la montagne, la même chosearriva au cheval, qui fut changé en un bloc sansforme. Et la boule de granit rouge reprit en rou-lant le chemin de l’Arbre du Vieillard.

Or, ce jour-là, la princesse Farizade tira, se-lon son habitude, le couteau de la gaine qu’elletenait constamment à sa ceinture. Et pâle ettremblante elle fut, en voyant la lame, encoresi nette la veille et si brillante, devenue mainte-nant toute ternie et rouillée. Et, affaissée dansles bras du prince Farouz, accouru à son appel,elle s’écria : « Ah ! mon frère, où es-tu ? Pour-quoi t’ai-je laissé partir ? Qu’es-tu devenu dansces pays étrangers ? Malheureuse que je suis !Ô coupable Farizade, je ne t’aime plus ! » Etles sanglots l’étouffaient et soulevaient sa poi-trine. Et le prince Farouz, non moins affligéque sa sœur, se mit à la consoler ; puis il luidit : « Ce qui est arrivé est arrivé, ô Farizade,puisque tout ce qui est écrit doit courir. Maisc’est maintenant à moi d’aller à la recherche denotre frère et, en même temps, de t’apporter

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les trois choses qui ont causé la captivité oùil doit être réduit en ce moment. Et Farizade,suppliante, s’écria : « Non, non ! de grâce, nepars pas, si c’est pour aller à la recherche dece qu’a souhaité mon âme insatiable, ô monfrère, si quelque accident te survenait, je mour-rais ! » Mais ses plaintes et ses larmes n’ébran-lèrent pas le prince Farouz dans sa résolution.Et il monta à cheval et, après avoir fait sesadieux à sa sœur, il lui tendit un chapelet deperles, qui étaient les secondes larmes pleu-rées par Farizade enfant, et lui dit : « Si cesperles, ô ma sœur, cessaient de couler sous tesdoigts les unes après les autres, comme si ellesétaient collées, ce serait un signe que j’auraissubi le même sort que notre frère ! » Et Fari-zade, bien triste, dit en l’embrassant : « FasseAllah, ô mon bien-aimé, qu’il n’en soit rien ! Etpuisses-tu revenir dans la demeure avec notregrand ! » Et, à son tour, le prince Farouz prit laroute qui conduisait vers l’Inde.

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Et, le vingtième jour de son voyage, il trou-va le Vieillard de l’Arbre, qui était assis,comme l’avait vu le prince Farid, l’index de lamain droite levé à la hauteur de son front. Et,après les salams, le vieillard, interrogé, rensei-gna le prince sur le sort de son frère, et fit tousses efforts pour le détourner de son entreprise.Mais, voyant qu’il ne viendrait pas à bout deson insistance, il lui remit la boule de granitrouge. Et elle le mena au pied de la montagnefatale.

Et le prince Farouz s’engagea résolumentdans la montagne, et les voix s’élevèrent surses pas. Mais il ne les écoutait pas. Et aux in-jures, aux menaces et aux appels, il ne répon-dait pas. Et déjà il était parvenu au milieu deson ascension, quand il entendit soudain crierderrière lui : « Mon frère ! mon frère ! ne fuispas devant moi ! » Et Farouz, oubliant touteprudence, se retourna à cette voix, et fut chan-gé à l’instant en un bloc de basalte noir.

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Et, dans son palais, Farizade qui ne quittaitle chapelet de perles ni le jour ni la nuit, eten faisait sans cesse couler les grains sous sesdoigts, s’aperçut aussitôt qu’ils n’obéissaientplus au mouvement qu’elle leur imprimait, etvit qu’ils s’étaient collés les uns aux autres. Etelle s’écria : « Ô mes pauvre frères, dévoués àmes caprices, je vous rejoindrai ! » Et elle com-prima toute sa douleur en elle-même et, sansperdre le temps en lamentations inutiles, ellese déguisa en cavalier, s’arma, s’équipa, et par-tit à cheval, en prenant le même chemin queses frères.

Et, le vingtième jour, elle rencontra le vieuxcheikh, assis sous l’arbre, au bord du chemin.Et elle le salua avec respect, et lui dit : « Ôsaint vieillard, mon père, n’as-tu pas vu passer,à vingt jours de distance, deux jeunes et beauxseigneurs qui cherchaient l’Oiseau-Parleur,l’Arbre-Chanteur et l’Eau Couleur-d’Or ? » Et levieillard répondit : « Ô ma maîtresse Farizadeau sourire de rose, je les ai vus et je les ai

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renseignés. Et ils ont été, hélas ! comme tantd’autres seigneurs avant eux, arrêtés dans leurentreprise par Ceux de l’Invisible ! » Et Fari-zade, voyant que le saint homme l’appelait parson nom, fut à la limite de la perplexité, et levieillard lui dit : « Ô maîtresse de la splendeur,ils ne t’ont point trompée, ceux qui t’ont parlédes trois choses incomparables à la recherchedesquelles sont déjà venus tant de princes etde seigneurs. Mais ils ne t’ont pas dit les dan-gers qu’il y a à tenter une aventure aussi sin-gulière que celle que tu poursuis ! » Et il fitconnaître à Farizade tout ce à quoi elle s’ex-posait en allant à la recherche de ses frères etdes trois merveilles. Et Farizade lui dit : « Ôsaint homme, mon âme intérieure est toutetroublée par tes paroles, car elle est si facile àeffrayer ! Mais comment reculerais-je quand ils’agit de retrouver mes frères ? Ô saint homme,écoute la prière d’une sœur aimante, et in-dique-moi les moyens de les délivrer de l’en-chantement ! » Et le vieux cheikh répondit :« Ô Farizade, fille de roi, voici la boule de gra-

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nit qui te conduira sur leurs traces. Mais tune pourras les délivrer qu’après t’être renduemaîtresse des trois merveilles. Et puisque tun’exposes ton âme qu’à cause de l’amour detes frères, et non parce que tu es poussée parle désir de conquérir l’impossible, l’impossiblesera ton esclave. Sache donc que nul parmiles fils des hommes ne peut résister à l’appeldes voix de l’Invisible. C’est pourquoi, pourvaincre l’Invisible, il faut se prémunir contrelui d’adresse, car Il possède la force. Etl’adresse des fils des hommes vaincra toutesles forces de l’Invisible ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard de l’Arbreremit la boule de granit rouge à Farizade ; puisil tira de sa ceinture un flocon de laine, et dit :« Avec ce léger flocon de laine, ô Farizade, tuvaincras tous Ceux de l’Invisible ! » Et il ajou-ta : « Penche vers moi la gloire de ta tête, ô Fa-rizade ! » Et elle pencha vers le Vieillard sa têtedont les cheveux étaient d’or d’un côté et d’ar-gent de l’autre. Et le Vieillard dit : « Que la fille

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des hommes, avec ce flocon léger, triomphedes forces de Ceux des airs et de toutes lesembûches de l’Invisible ! » Et, divisant le flo-con en deux parts, il en mit à Farizade chaquemorceau dans une oreille, et, de la main, lui fitsigne de partir. Et Farizade quitta le Vieillard,et lança hardiment la boule dans la directionde la montagne.

Et lorsqu’elle fut parvenue aux premièresroches et qu’ayant mis pied à terre elle se futavancée vers les hauteurs, les voix s’élevèrentsous ses pas, d’entre les blocs de basalte noir,avec un tintamarre épouvantable. Mais ellen’entendait qu’à peine un vague bourdonne-ment, ne saisissait aucune parole, ne percevaitaucun appel et, par suite, n’éprouvait aucunecrainte. Et elle monta sans arrêt, malgré qu’ellefût délicate et que ses pieds n’eussent jamaisfoulé que le sable fin des allées. Et elle parvintsans faiblir sur le sommet de la montagne. Etelle aperçut, au milieu du plateau de ce som-

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met, une cage d’or, devant elle, sur un socled’or. Et dans la cage elle vit l’Oiseau-Parleur.

Et Farizade s’élança, et mit la main sur lacage, en s’écriant : « Oiseau ! Oiseau ! je tetiens ! je te tiens ! Et tu ne m’échapperas pas ! »Et, en même temps, elle arracha, les jetant loind’elle, les flocons de laine, désormais inutiles,qui l’avaient rendue sourde aux appels et auxmenaces de l’Invisible. Car déjà s’étaient tuestoutes les voix de l’Invisible, et un grand si-lence dormait sur la montagne.

Et, du sein de ce grand silence, dans latransparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oi-seau-Parleur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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Elle dit :

… Et, du sein de ce grand silence, dans latransparente sonorité, s’éleva la voix de l’Oi-seau-Parleur. Et elle disait, avec toutes les har-monies en elle réunies, elle disait, en chantanten sa langue d’oiseau :

« Comment, comment,Ô Farizade, Farizade,Au sourire de roseAh, ah ! Ah, ah !Comment pourrais-jeAvoir l’envie,Ô nuit ! Les yeux !Avoir l’envieDe t’échapper ?Ah, ah ! Ô nuit !Ah, ah ! Les yeux !

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

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Je sais, je saisMieux que toi, mieux que toiQui tu es, qui tu es,Farizade, Farizade !Ah, ah ! Ah, ah !Les yeux ! Ô nuit ! Les yeux !Mieux que toi, je saisQui tu es, Qui tu es,Farizade, Farizade !Les yeux ! les yeux ! les yeux !Farizade, Farizade !Ton esclave je suis,Ton esclave fidèle,Farizade ! Farizade ! »

Ainsi chanta, ô luths ! l’Oiseau-Parleur. EtFarizade, ravie à la limite du ravissement, enoublia ses peines et ses fatigues ; et, prenantau mot le miraculeux Oiseau qui venait de sedéclarer son esclave, elle se hâta de lui dire :« Ô Bulbul-el-Hazar, ô merveille de l’air, si tues mon esclave, prouve-le, prouve-le ! »

Et Bulbul, en réponse, chanta :

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« Farizade, Farizade,Ordonne, ordonne !Farizade, ordonne !Car t’ouïr, car t’ouïr, car t’ouïr,Pour moi c’est t’obéir ! »

Alors Farizade lui dit qu’elle avait plusieurschoses à demander, et commença par le prierde lui indiquer d’abord où se trouvait l’Arbre-Chanteur. Et Bulbul, par son chant, lui dit de setourner vers l’autre versant de la montagne. EtFarizade se tourna vers le versant opposé à ce-lui qu’elle avait franchi, et regarda. Et elle vitau milieu de ce versant un arbre si immenseque son ombre aurait pu abriter toute une ar-mée. Et elle s’étonna en son âme, et ne sutcomment elle pourrait faire pour déraciner etemporter un tel arbre. Et Bulbul, qui voyaitsa perplexité, lui exprima, en chantant, qu’iln’était guère besoin de déraciner le vieil arbre,mais qu’il suffisait d’en casser la moindrebranche, et de la planter en tel lieu qu’il lui

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plairait, pour la voir aussitôt prendre racineet devenir un aussi bel arbre que celui qu’ellevoyait. Et Farizade se dirigea vers l’Arbre, etentendit le chant qui s’en exhalait. Et elle com-prit qu’elle se trouvait en présence de l’Arbre-Chanteur ! Car ni la brise dans les jardins dePerse, ni les luths indiens, ni les harpes de Sy-rie, ni les guitares d’Égypte n’avaient jamaisrendu une harmonie comparable au concertdes mille invisibles bouches qui étaient dansles feuilles de cet Arbre musicien.

Et lorsque Farizade, revenue du ravisse-ment où l’avait plongée cette musique, eutcueilli une branche de l’Arbre-Chanteur, ellerevint vers Bulbul et le pria de lui indiquer oùse trouvait l’Eau Couleur-d’Or. Et l’Oiseau-Par-leur lui dit de se tourner vers l’occident, et d’al-ler regarder derrière le rocher bleu qu’elle yverrait. Et Farizade se tourna vers l’occident, etvit un rocher qui était de turquoise tendre. Etelle se dirigea de ce côté, et, derrière le rocherde turquoise tendre, elle vit sourdre un mince

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ruisselet, semblable à de l’or en fusion. Et cetteeau, toute d’or, du ruisselet transpiré par le ro-cher de turquoise, était encore plus admirablede se trouver transparente et fraîche commel’eau même des topazes.

Et sur la roche, dans un creux, était poséeune urne de cristal. Et Farizade prit l’urne etla remplit de l’eau splendide. Et elle s’en revintauprès de Bulbul, avec l’urne de cristal sur sonépaule et la branche chantante à la main.

Et c’est ainsi que Farizade au sourire derose posséda les trois choses incomparables.

Et elle dit à Bulbul : « Ô le plus beau, il mereste encore une prière à t’adresser. Et c’estpour la voir exaucer que je suis venue si loin àta recherche ! »

Et comme l’Oiseau l’invitait à parler, elle ditd’une voix tremblante : « Mes frères ! Ô Bul-bul, mes frères ! »

Lorsque Bulbul entendit ces paroles, il pa-rut fort gêné. Car il savait qu’il n’était pas en

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son pouvoir de lutter contre Ceux de l’Invisibleet leurs enchantements, et que lui-même leurétait soumis depuis toujours. Mais il se ditbientôt que, le sort ayant fait triompher la prin-cesse, il pouvait désormais, sans crainte, laservir à l’exclusion de ses anciens maîtres. Et,en réponse, il chanta :

« Avec des gouttes, des gouttes, des gouttesDe l’Eau de l’urne de cristal,Ô Farizade, ô Farizade !Avec des gouttes, des gouttes, des gouttesArrose, ô rose, ô rose,Arrose les pierres de la montagne,Avec des gouttes, des gouttes, des gouttes,Ô Farizade, ô Farizade ! »

Et Farizade prit d’une main l’urne de cristal,et de l’autre la cage d’or de Bulbul et la branchechantante, et elle redescendit le sentier. Etchaque fois qu’elle rencontrait une pierre debasalte noir, elle l’aspergeait avec quelquesgouttes de l’Eau Couleur-d’Or. Et la pierre pre-

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nait vie et se changeait en homme. Et Farizade,n’en ayant omis aucune, retrouva de la sorteses frères.

Et Farid et Farouz, ainsi délivrés, coururentembrasser leur sœur. Et tous les seigneurs,qu’elle avait tirés de leur sommeil de pierre,vinrent lui baiser la main. Et ils se déclarèrentses esclaves. Et tous ensemble redescendirentvers la plaine, et remontèrent sur leurs che-vaux, après que Farizade les eut également dé-livrés de l’enchantement. Et ils prirent la direc-tion de l’Arbre du Vieillard.

Mais le Vieillard n’était plus dans la prairie,et l’Arbre aussi n’était plus dans la prairie. EtBulbul, comme Farizade l’interrogeait, lui ré-pondit d’une voix qui se fit grave soudain :« Pourquoi veux-tu revoir le Vieillard, ô Fari-zade ? Il a donné à la fille des hommes l’ensei-gnement du flocon de laine qui triomphe desvoix méchantes, des voix haineuses, des voiximportunes et de toutes les voix qui troublentl’âme intérieure et l’empêchent de parvenir aux

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sommets. Et de même que le maître s’effacedevant son enseignement, de même leVieillard de l’Arbre a disparu quand il t’a trans-mis sa sagesse, ô Farizade ! Et désormais lesmaux qui affligent la plupart des hommes n’au-ront guère de prise sur ton âme. Car tu saurasne plus prêter ton âme aux événements exté-rieurs, qui n’existent qu’à cause de ce prêt. Ettu as appris à connaître la sérénité qui est lamère de tous les bonheurs ! »

Ainsi s’exprima l’Oiseau-Parleur, à l’endroitoù s’élevait naguère l’Arbre du Vieillard. Ettous s’émerveillèrent de la beauté de son lan-gage et de la profondeur de ses pensées.

Et la troupe qui faisait cortège à Farizadecontinua son chemin. Mais bientôt elle com-mença à diminuer, car les seigneurs délivrésde l’enchantement par Farizade venaient, l’unaprès l’autre, à mesure qu’ils se retrouvaientsur le chemin par où ils étaient arrivés, lui ré-itérer l’expression de leur gratitude et, lui bai-sant la main, ils prenaient congé d’elle et de

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ses frères. Et le soir du vingtième jour la prin-cesse Farizade et les princes Farid et Farouz ar-rivèrent, en sécurité, dans leur demeure.

Or, dès qu’elle eut mis pied à terre, Farizadese hâta de suspendre la cage dans son jardin,sous un berceau. Et aussitôt que Bulbul eutjeté la première note de sa voix, tous les oi-seaux accoururent le regarder, et, l’ayant vu,ils le saluèrent en chœur. Car les rossignols etles pinsons, les alouettes et les fauvettes, leschardonnerets et les tourterelles, et toutes lesraces infinies des oiseaux qui habitent dans lesjardins, reconnurent à l’instant la suprématiede sa beauté. Et à voix haute et à voix basse,comme des almées, ils accompagnèrent de leurramage ses couplets solitaires. Et chaque foisqu’il en achevait un par un trille savant, ils ma-nifestaient leur ravissement par des acclama-tions pleines d’harmonie, dans la langue desoiseaux.

Et Farizade s’approcha du grand bassin d’al-bâtre, où elle avait coutume de mirer ses che-

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veux qui étaient d’or d’un côté et d’argent del’autre, et y versa une goutte de l’eau contenuedans l’urne de cristal. Et la goutte d’or se gon-fla et s’éleva et foisonna en étincelantesgerbes, et ne cessa de jaillir et de retomber,mettant une fraîcheur de grotte marine dansl’air incandescent.

Et Farizade planta, de ses propres mains, labranche de l’Arbre-Chanteur. Et la branche pritaussitôt racine et devint, en quelques instants,un aussi bel arbre que celui dont elle était is-sue. Et un chant s’en exhala si beau que ni labrise dans les jardins de Perse, ni les luths in-diens, ni les harpes de Syrie, ni les guitaresd’Égypte, n’auraient pu en rendre la célesteharmonie. Et, pour écouter les mille invisiblesbouches des feuilles musiciennes, les ruisseauxs’arrêtèrent dans leur murmurante marche, lesoiseaux eux-mêmes retinrent leurs voix, et lavagabonde brise des allées ramassa ses soie-ries.

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« Et la vie recommença, dans la demeure,ses jours d’heureuse monotonie. Et Farizadereprit ses promenades dans les jardins, en s’ar-rêtant de longues heures à s’entretenir avecl’Oiseau-Parleur, à écouter l’Arbre-Chanteur età regarder l’Eau Couleur-d’Or. Et Farid et Fa-rouz s’adonnèrent à leurs parties de chasse et àleurs chevauchées.

Or un jour, dans un sentier de la forêt, siétroit qu’ils ne purent s’écarter à temps, lesdeux frères se rencontrèrent avec le sultan quichassait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTSOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

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Elle dit :

… Or un jour, dans un sentier de la forêt,si étroit qu’ils ne purent s’écarter à temps, les

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deux frères se rencontrèrent avec le sultan quichassait. Et ils descendirent de cheval, en toutehâte, et se prosternèrent le front contre terre.Et le sultan, à la limite de la surprise en voyantdans cette forêt deux cavaliers de lui inconnus,habillés aussi richement que s’ils étaient de sasuite, eut la curiosité de les voir au visage,et leur dit de se relever. Et les deux frères semirent debout, et se tinrent entre les mains dusultan, avec un air plein de noblesse qui s’al-liait merveilleusement avec leur contenancerespectueuse. Et le sultan fut frappé de leurbeauté, et les admira quelque temps, sans par-ler, en les considérant depuis la tête jusqu’auxpieds. Puis il leur demanda qui ils étaient et oùils demeuraient. Car son cœur s’était porté verseux et s’était ému. Et ils répondirent : « Ô roidu temps, nous sommes les fils de ton esclave

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défunt, l’ancien intendant des jardins. Et nousdemeurons, non loin d’ici, dans la maison quenous devons à ta générosité ! » Et le sultan seréjouit fort de connaître les fils de son fidèleserviteur ; mais il s’étonna qu’ils ne se fussentpas présentés au palais jusqu’à ce jour, pourêtre de sa suite. Et il leur demanda le motif deleur abstention. Et ils répondirent : « Ô roi dutemps, pardonne-nous si nous nous sommesabstenus, jusqu’à ce jour, de nous présenterentre tes généreuses mains ; mais nous avonsune sœur, notre cadette, qui est pour nous larecommandation dernière de notre père, et surlaquelle nous veillons avec un tel amour quenous ne pouvons songer à la quitter ! » Et lesultan fut touché à l’extrême de cette union fra-ternelle, et se loua de plus en plus de sa ren-contre, se disant : « Jamais je n’eusse cru qu’ily eût dans mon royaume deux jeunes gens siaccomplis à la fois et si dénués d’ambition ! »Et le désir lui vint, irrésistible, de les visiterdans leur demeure, pour se mieux rafraîchirles yeux de leur vue. Et il s’en ouvrit tout de

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suite aux deux adolescents qui répondirent parl’ouïe et l’obéissance, et se hâtèrent de lui faireescorte. Et le prince Farid prit bientôt les de-vants pour aller avertir sa sœur Farizade del’arrivée du sultan.

Et Farizade, qui n’était guère accoutuméeà recevoir, ne sut comment s’y prendre pourfaire dignement les honneurs de leur maison ausultan. Et, dans cette perplexité, elle ne trou-va rien de mieux que d’aller consulter son amiBulbul, l’Oiseau-Chanteur. Et elle lui dit : « ÔBulbul, le sultan nous fait l’honneur de venirvoir notre maison, et nous devons le régaler.Hâte-toi donc de m’enseigner comment nouspourrons nous en acquitter, de manière qu’ilsorte de chez nous content ! » Et Bulbul répon-dit : « Ô ma maîtresse, il est inutile de faire pré-parer, par la cuisinière, des plateaux et des pla-teaux de mets. Car il n’y a qu’un seul plat quiconvienne aujourd’hui au sultan, et il faut le luiservir. Et c’est un plat de concombres farcis deperles ! » Et Farizade fut étonnée, et, croyant

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que la langue de l’Oiseau lui avait fourché, serécria, disant : « Oiseau ! Oiseau ! tu n’y pensespas ! Des concombres farcis de perles ! Maisc’est un ragoût inouï. Si le roi nous fait l’hon-neur de prendre un repas chez nous, c’est sansdoute pour manger, et non pour avaler desperles ! Tu veux certainement dire « un platde concombres avec une farce de riz », ô Bul-bul ! » Mais l’Oiseau-Parleur s’écria, impatien-té : « Pas du tout ! Pas du tout ! Pas du tout !Une farce de perles, de perles, de perles ! Maispas de riz, pas de riz, pas de riz ! »

Et Farizade, qui avait toute confiance dansle miraculeux Oiseau, se hâta d’aller donnerl’ordre à la vieille cuisinière de préparer le platde concombres aux perles. Et, comme lesperles ne manquaient pas dans la demeure,il ne fut point difficile d’en trouver en assezgrande quantité pour apprêter le plat.

Sur ces entrefaites, le sultan, accompagnédu prince Farouz, fit son entrée dans le jardin.Et Farid, qui l’attendait sur le seuil, lui tint

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l’étrier et l’aida à mettre pied à terre. Et Fa-rizade au sourire de rose, voilée pour la pre-mière fois (car Bulbul le lui avait recomman-dé), vint lui baiser la main. Et le sultan fut tou-ché à l’extrême de sa bonne grâce et de la pu-reté de jasmin qui s’exhalait d’elle toute, et,pensant à sa vieillesse sans postérité, il pleu-ra. Puis il dit, en la bénissant : « Celui qui laisseune postérité, ne meurt pas ! Qu’Allah t’ac-corde, ô père de si beaux enfants, une placede choix à Sa droite parmi les Fortunés ! » Puisil ajouta, en abaissant de nouveau ses regardssur Farizade inclinée : « Mais toi, ô fille de monserviteur, ô tige parfumée, conduis-nous versquelque délicieux bosquet où nous abritercontre la chaleur ! » Et le sultan, précédé parla tremblante Farizade, et suivi des deux frères,s’avança vers la fraîcheur.

Et la première chose qui frappa les yeux dusultan Khosrou Schah fut la gerbe d’eau cou-leur d’or. Et il s’arrêta un moment à la regar-der avec admiration, et il s’écria : « Eau mer-

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veilleuse, qui fais tant de plaisir à voir ! » Etil s’avança pour la considérer de plus près, etsoudain il perçut le concert de l’Arbre-Chan-teur. Et il prêta une oreille ravie à cette mu-sique qui tombait du ciel, et longtemps ill’écouta. Puis il s’écria : « Ô ! musique que jen’ai jamais entendue ! » Et comme, pour lamieux écouter, il s’avançait du côté où il pen-sait la trouver, voici qu’elle cessa et qu’ungrand silence fit dormir tout le jardin. Et dusein de ce grand silence s’éleva la voix de l’Oi-seau-Parleur, en un chant solitaire, éclatant etéperdu. Et elle disait : « Bienvenu le sultan,Khosrou Schah ! Bienvenu ! bienvenu ! bienve-nu ! » Et, avec la dernière note émise par cettevoix qui enchantait l’air, tout le chœur des oi-seaux répondit, en son langage : « Bienvenu !bienvenu ! bienvenu ! »

Et le sultan Khosrou Schah fut émerveilléde tout cela, et son âme, déjà si émue par toutce qu’elle avait senti en si peu de temps, futdans un extrême attendrissement. Et il s’écria :

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« C’est ici la maison du bonheur ! Oh ! je don-nerais ma puissance et mon trône pour habiteravec vous, ô fils de mon intendant ! » Puis,comme il s’apprêtait à interroger Farizade etses frères sur la provenance des merveillesdont il ne parvenait pas à se rendre un compteexact, ils lui montrèrent l’Arbre-Chanteur etl’Oiseau-Parleur. Et Farizade lui dit : « Pour cequi est de la source de ces merveilles, c’est unehistoire que je raconterai à notre maître le sul-tan, quand il se sera reposé ! »

Et elle invita le sultan à s’asseoir sous leberceau même qui servait d’abri à Bulbul, etoù le repas venait d’être apporté sur un grandplateau. Et le sultan s’assit, sous le berceau,à la place d’honneur. Et on lui offrit lesconcombres aux perles, sur un plat d’or.

Et le sultan qui aimait, en effet, lesconcombres farcis, quand il en vit sur le platque Farizade elle-même lui offrait, fut sensibleà cette attention qu’il ne s’expliquait pas. Maisil fut bientôt à la limite de l’étonnement de voir

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qu’au lieu d’être farcis, comme à l’ordinaire, deriz et de pistaches, les concombres étaient ac-commodés aux perles. Et il dit à Farizade età ses frères : « Par ma vie ! quelle nouveau-té dans l’accommodement des concombres !Et depuis quand les perles remplacent-elles leriz et les pistaches ? » Et Farizade était déjàsur le point de lâcher le plat et de s’enfuir deconfusion, quand l’Oiseau-Parleur, élevant lavoix, appela le sultan par son nom, disant :« Ô notre maître Khosrou Schah ! » Et le sultanleva la tête vers l’Oiseau, qui continua d’unevoix grave : « Ô notre maître Khosrou Schah !Et depuis quand les enfants d’une sultane dePerse peuvent-ils être changés en animaux, àleur naissance ? Si donc, ô roi du temps, tu ascru jadis à une chose si incroyable, tu n’as pasle droit de t’étonner devant une chose aussisimple que celle d’aujourd’hui ! » Puis il ajou-ta : « Souviens-toi, ô notre maître, des parolesqu’il y a vingt ans tu entendis un soir dans unehumble demeure ! Si tu les as oubliées, ô notre

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maître, permets à l’esclave de Farizade de teles répéter ! »

Et l’Oiseau, d’une voix semblable au douxparler des vierges, dit : « Ô mes sœurs ! quandje serai l’épouse du sultan, je lui donnerai unepostérité bénie ! Car les fils qu’Allah fera naîtrede notre union en tous points seront dignes deleur père ; et la fille, qui rafraîchira nos yeux,sera un sourire du ciel même ! Ses cheveux se-ront d’or d’un côté et d’argent de l’autre ; seslarmes, si elle pleure, seront des perles, sesrires, des dinars d’or, et ses sourires des bou-tons de rose ! »

Et le sultan, à ces paroles, se cacha la têtedans les mains, et sanglota. Et sa douleur an-cienne se fit plus vive qu’aux jours amers dupassé. Et toutes les pensées refoulées au fondde son âme désespérée affluèrent soudain dansson cœur, et le déchirèrent.

Mais bientôt la voix de Bulbul s’éleva à nou-veau, chantante d’allégresse. Et elle disait :

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« Lève tes voiles, ô Farizade, devant tonpère ! »

Et Farizade, qui ne pouvait désobéir à lavoix de son ami, leva ses voiles. Et, avec eux,tomba le bandeau qui retenait sa chevelure. Etle sultan vit cela et, les bras en avant, se levaen poussant un grand cri. Et la voix de Bulbullui cria : « Ta fille, ô roi ! » Car d’or sur un côtéétaient les cheveux de la jeune fille, et d’argentsur l’autre côté ; et deux perles de joie étaientsur ses paupières, et un bouton de rose sur sabouche.

Et le roi, au même moment, regarda lesdeux frères, qui étaient beaux. Et il se reconnuten eux. Et la voix de Bulbul lui cria : « Tes fils,ô roi ! »

Et, pendant que le sultan Khosrou Schahétait encore immobilisé par l’émotion, l’Oi-seau-Parleur lui raconta rapidement, ainsi qu’àses enfants, leur histoire véritable, depuis lecommencement jusqu’à la fin, sans en oublier

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un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répé-ter.

Et il n’avait pas encore achevé son récit quele sultan et ses enfants, réunis dans les brasles uns des autres, mêlaient leurs larmes etleurs baisers. Louanges à Allah qui réunit aprèsavoir séparé, le Très-grand, l’Insondable !

Et lorsqu’ils furent un peu revenus de leurémotion, le sultan dit : « Ô mes enfants, allonsen toute hâte retrouver votre mère ! » Mais, ômes auditeurs, renonçons à décrire ce qui sepassa lorsque la pauvre mère, qui vivait soli-taire au fond de son réduit, eut revu le sultan,son époux, et se fut reconnue la mère de Fari-zade au sourire de rose et des deux splendidesadolescents, ses frères. Et grâces soient ren-dues à Allah dont la bonté est infinie et dontla justice n’est jamais en défaut, qui fit, mourirde rage, au jour du triomphe, les deux sœursjalouses, et qui octroya les longues délices etla vie la plus pleine de bonheur au roi KhosrouSchah, à la sultane, son épouse, au beau prince

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Farid, au beau prince Farouz et à la belle prin-cesse Farizade, jusqu’à l’arrivée de la Sépara-trice des amis et de la Destructrice des socié-tés. Et gloire à Celui qui, dans son éternité, neconnaît pas le changement.

Et telle est la merveilleuse histoire de Fari-zade au sourire de rose. Mais Allah est plus sa-vant !

— Lorsque Schahrazade eut raconté cette his-toire, la petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur,que tes paroles sont douces et charmantes etfraîches et savoureuses ! Et comme cette histoireest admirable ! » Et le roi Schahriar dit : « C’estvrai ! » Et Doniazade crut voir les yeux du Roimouillés, et dit tout bas à Schahrazade : « Ô masœur, je vois comme une larme dans l’œil gauchedu Roi, et comme une seconde larme dans son œildroit ! » Et Schahrazade regarda le Roi d’un re-gard furtif, sourit et dit, en embrassant la petite :« Puisse le Roi ne point éprouver moins de plaisirà entendre l’histoire de Kamar et de l’experte Ha-

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lima ! » Et le roi Schahriar dit : « Je ne connaispas cette histoire, Schahrazade, et tu sais que jel’attends et que je la désire ! » Elle dit : « Si Allahveut, et si le roi me le permet, je la commenceraidemain ! » Et le roi Schahriar, qui se souvenait dela parabole de la vraie science, se dit : « Je veuxbien patienter jusqu’à demain, pour entendre cettehistoire-là ! »

— Et à ce moment de sa narration, Schahra-zade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGTIÈME NUIT

La petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœurSchahrazade, par Allah sur toi ! hâte-toi de nousraconter l’HISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EX-PERTE HALIMA ! »

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Et Schahrazade dit :

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HISTOIRE DE KAMAR ET DEL’EXPERTE HALIMA

Il est raconté qu’il y avait, en l’antiquitédu temps, – mais Allah est plus savant ! – unmarchand fort estimé, nommé Abd-el-Rahmân,qu’Allah le Généreux avait favorisé d’une filleet d’un fils. Il avait donné le nom d’Étoile-du-Matin à la fille à cause de sa parfaite beauté, etde Kamar au garçon à cause qu’il était commela lune, tout à fait. Mais lorsqu’ils eurent gran-di, le marchand Abd-el-Rahmân, voyant toutce qu’Allah leur avait octroyé en charme eten perfection, eut infiniment peur pour eux dumauvais œil des envieux et des ruses des cor-rompus, et les tint renfermés dans sa maisonjusqu’à l’âge de quatorze ans, ne permettant deles voir à personne d’autre qu’à la vieille es-clave qui les avait soignés enfants. Mais, un

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jour que le marchand Abd-el-Rahmân était,contre sa coutume, en humeur d’épanchement,son épouse, mère des enfants, lui dit : « Ô pèrede Kamar, voici que notre fils Kamar vient d’at-teindre sa nubilité et peut désormais se com-porter comme les hommes. Mais, toi, qu’enpenses-tu ? Est-il une fille ou un garçon, dis-le-moi ! » Et le marchand Abd-el-Rahmân, extrê-mement étonné, lui répondit : « Un garçon ! »Elle dit : « Dans ce cas, pourquoi t’obstines-tuà le tenir caché, comme une fille, aux yeux detout le monde, et ne le mènes-tu avec toi ausouk, et ne le fais-tu asseoir près de toi dansla boutique, pour qu’il fasse la connaissance dumonde et que le monde le connaisse et sacheau moins, de la sorte, que tu as un fils ca-pable de te succéder et de mener à bien les af-faires de la vente et de l’achat ? Sinon, après lalongue vie (puisse Allah te l’octroyer sans fin !),nul ne se sera douté de l’existence de ton hé-ritier, qui aura beau dire aux gens : « Je suis lefils du marchand Abd-el-Rahmân ! » ; il ne s’en-tendra répondre qu’avec une incrédulité indi-

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gnée, et à bon droit : « Nous ne t’avons jamaisvu ! Et nous n’avons jamais entendu dire quele marchand Abd-el-Rahmân ait laissé de filsou quelque chose qui, de loin ou de près, aitressemblé à un fils ! » Et alors, ô calamité surnotre tête ! le gouvernement viendra mettrela main sur tes biens et frustrera ton fils deson dû ! » Et, ayant ainsi parlé avec beaucoupd’animation, elle continua sur le même ton :« Et de même pour notre fille Étoile-du-Matin !Je voudrais la faire connaître à nos relations,dans l’espoir qu’elle sera demandée en mariagepar la mère de quelque jeune homme de sacondition, et que nous puissions, à notre tour,nous réjouir de ses noces ! Car le monde, ôpère de Kamar, est fait de vie et de mort, etnous ignorons le jour de notre destin ! »

À ces paroles de son épouse, le marchandAbd-el-Rahmân réfléchit une heure de temps,puis releva la tête et répondit : « Ô fille del’oncle, certes ! nul ne peut fuir la destinée at-tachée à son cou. Mais tu sais bien que je

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 610/1032

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n’ai ainsi gardé les enfants à la maison, queparce que je redoutais pour eux le mauvaisœil ! Pourquoi donc me reprocher ma prudenceet oublier ma sollicitude ? » Elle dit : « Éloignésoit le Malin, le Maléfique ! Prie sur le Pro-phète, ô cheikh ! » Il dit : « Que la bénédictiond’Allah soit sur Lui et sur tous les siens ! » Ellereprit : « Et maintenant, mets ta confiance enAllah qui saura sauvegarder notre enfant desmauvaises influences et de l’œil néfaste. Et,d’ailleurs, voici le turban en soie blanche deMoussoul que j’ai confectionné pour Kamar, etdans lequel j’ai pris soin de coudre l’étui d’ar-gent où se trouve renfermé le rouleau de ver-sets saints, préservatif de tout maléfice ! Tupeux donc, en toute sécurité, emmener au-jourd’hui Kamar, pour lui faire visiter le souket lui montrer enfin la boutique de son père ! »Et, sans attendre l’assentiment de son époux,elle alla chercher le jeune garçon qu’elle avaitdéjà pris soin de vêtir de ses plus beaux effets,et le conduisit entre les mains de son père quise dilata et s’épanouit à sa vue, et murmura :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 611/1032

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« Maschallah ! Le nom d’Allah sur toi et au-tour de toi, ya Kamar ! » Puis, persuadé par sonépouse, il se leva, le prit par la main, et sortitavec lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… il se leva, le prit par la main, et sortitavec lui.

Or, dès qu’ils eurent franchi le seuil de leurmaison et fait quelques pas dans la rue, ils sevirent entourés par les allants et les venants

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 612/1032

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qui s’arrêtaient sur leur passage, troublés, àl’extrême limite du trouble, par l’adolescent etpar sa beauté pleine de damnation pour lesâmes. Mais ce fut bien autre chose quand ilsarrivèrent à la porte du souk. Là, les passantscessèrent entièrement de circuler, et les unss’approchaient pour baiser les mains de Kamar,après les salams au père, et les autress’écriaient : « Ya Allah ! Le soleil se lève une se-conde fois, ce matin ! Le jeune croissant de Ra-madân brille sur les créatures d’Allah ! La nou-velle lune apparaît sur le souk, aujourd’hui ! »Et ils s’exclamaient ainsi de toutes parts, ravisd’admiration, et faisaient des vœux pour l’ado-lescent, en se pressant en foule autour de lui.Et le père, plein de colère concentrée et deconfusion, avait beau les apostropher et les ru-doyer, ils n’en faisaient cas, tout à la contem-plation de la beauté extraordinaire qui faisaitsa miraculeuse entrée dans le souk, en ce jourde bénédiction. Et ils donnaient ainsi raisonau poète, en s’appliquant à eux-mêmes ses pa-roles :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 613/1032

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« Seigneur, Tu as créé la Beauté pour nous en-lever la raison, et Tu nous dis : « Craignez ma ré-probation ! »

Seigneur, Tu es la source de toute beauté, et Tuaimes ce qui est beau ! Comment feraient tes créa-tures pour s’empêcher d’aimer la beauté ou répri-mer leur désir devant ce qui est beau ? »

Lorsque le marchand Abd-el-Rahmân se vitainsi au milieu des rangs serrés des hommes etdes femmes debout entre ses mains et immo-biles à contempler son enfant, il fut à la limitede la perplexité, et se mit, en son âme, à char-ger son épouse de malédictions et à l’injurierde toutes les injures qu’il eût voulu lancer à cesimportuns, la rendant responsable de ce quilui arrivait de si notoirement contrariant. Puisà bout d’arguments, il repoussa avec rudesseceux qui l’entouraient et gagna en hâte sa bou-tique, qu’il ouvrit pour, aussitôt, y installer Ka-mar, mais de façon à ce que les importunitésdes passants ne pussent l’atteindre que de loin.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 614/1032

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Et la boutique devint le point d’arrêt de tout lesouk ; et l’attroupement des grands et des pe-tits devint plus intense d’heure en heure : carceux qui avaient vu voulaient voir davantage,et ceux qui n’avaient pas vu s’appliquaient detoutes leurs forces à voir quelque chose.

Et voici que, sur ces entrefaites, s’avança ducôté de la boutique un derviche au regard ex-tatique qui, sitôt qu’il eut aperçu le beau Ka-mar assis près de son père, et si beau, s’arrêtaen poussant de profonds soupirs et, d’une voixextrêmement émue, récita cette strophe :

« Je vois le rameau de l’arbre bân qui se ba-lance sur une tige de safran, où luit la lune de Ra-madan.

Et je lui demande : « Quel est ton nom ? quelest ton nom ? » Il me répond : « Lou-lou ! » Et jem’écrie : « Li ! li ! » Mais il me dit : « La ! la !(7) »

Après quoi le vieux derviche, tout en se ca-ressant la barbe, qu’il avait longue et blanche,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 615/1032

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s’approcha de la devanture, entre les rangs desassistants qui se rangeaient sur son passage,par respect pour son grand âge. Et il regardale jeune garçon avec des yeux pleins de larmeset lui offrit une branche de basilic doux. Puis ils’assit sur le banc de la devanture, à la place laplus proche du jeune garçon. Et l’on pouvait entoute conscience, le voyant dans un tel état, luiappliquer ces paroles du poète :

« Tandis que le garçon au beau visage se tenaitdans la place, et que son beau visage était la luneapparue aux jeûneurs de Ramadan.

Eh là, voyez ! À pas lents s’avance un cheikhd’aspect vénérable et ascétique.

Longuement il étudia l’amour, le travaillant denuit et de jour ; et il acquit un singulier savoir dansle licite et l’illicite.

Il cultiva à la fois jouvenceaux et jouvencelles,qui le rendirent plus maigre qu’un cure-dent.Vieux os sous une vieille peau !

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 616/1032

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Cheikh pédéraste comme un Maghrébin, tou-jours suivi par son mignon ;

Mais pour les femmes, plutôt superficiel, à ceque l’on dit, bien que versé dans l’étude du sexeacide et du sexe doux ; car, à un moment donné,entre le jeune Zeid et la jeune Zeinab il ne voitpoint la différence.

Le cœur tendre et le reste dur comme le granit,qu’il est prodigieux ! Pour le bouc et pour lachèvre, pour l’imberbe et le barbu, toujours de-bout !

Pédéraste le cheikh comme un Maghrébin ! »

Lorsque les gens, qui se pressaient émer-veillés devant la boutique, virent l’état d’extasedu derviche, ils se firent part de leurs ré-flexions les uns aux autres, disant : « Ouallah !tous les derviches se ressemblent ! Ils sontcomme le couteau du marchand de colocases :ils ne différencient pas le mâle d’avec la fe-melle ! » Et d’autres s’exclamaient : « Éloignésoit le Malin ! Le derviche brûle pour le joli

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 617/1032

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garçon ! Qu’Allah confonde les derviches deson espèce ! »

Quant au marchand Abd-el-Rahmân, pèredu jeune Kamar, il se dit, en voyant tout cela :« Le plus sensé est de nous en retourner àla maison plus tôt qu’à l’ordinaire. » Et, pourdécider le derviche à s’en aller, il tira de saceinture quelque monnaie et la lui offrit en di-sant : « Prends ta chance d’aujourd’hui, ô der-viche ! » Et il se tourna, en même temps, versson fils Kamar et lui dit : « Ah ! mon fils, qu’Al-lah traite ta mère comme elle le mérite, quinous cause tant de désagréments, au-jourd’hui ! » Mais comme le derviche ne bou-geait pas de sa place et ne tendait pas la mainpour prendre la monnaie offerte, il lui dit :« Lève-toi, l’oncle, que nous fermions notreboutique et nous en allions en notre voie ! »Et, parlant ainsi, il se tint debout sur ses deuxpieds, et se mit en devoir de fermer les deuxbattants. Alors le derviche fut bien obligé dese lever du banc sur lequel il s’était cloué, et

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 618/1032

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descendit dans la rue, mais sans pouvoir dé-tacher un instant ses regards du jeune Kamar.Et lorsque le marchand et son fils, après avoirfermé la boutique, eurent fendu la foule et sefurent dirigés du côté de la sortie, il les suivithors du souk et marcha, ses pieds derrière lesleurs, et son bâton rythmant ses pas, jusqu’à laporte de leur maison. Et le marchand, voyantla ténacité du derviche et n’osant pas l’injurier,par respect pour la religion, et à cause aussides gens qui les regardaient, se tourna vers luiet lui demanda : « Que veux-tu, ô derviche ? »Il répondit : » Ô mon maître, je désire fort êtreton invité, cette nuit, et tu sais que l’invité estl’hôte d’Allah – qu’Il soit exalté ! ». Et le pèrede Kamar dit : « Bienvenu soit l’hôte d’Allah !Entre donc, ô derviche ! » Mais il se dit, à partlui : « Par Allah ! je vais bien voir ce qu’il enest. Si ce derviche est mal intentionné au sujetde mon fils, et si son mauvais destin le pousseà tenter quelque chose, en gestes ou en pa-roles, pour sûr je le tuerai et l’enterrerai dansle jardin, en crachant sur sa tombe ! Quoi qu’il

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 619/1032

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en soit, je vais commencer par lui faire don-ner à manger, ce qui est la chance de tout hôtetrouvé sur la voie d’Allah ! » Et il l’introdui-sit dans la maison et lui fit porter par la né-gresse l’aiguière et le bassin pour les ablutions,et de quoi manger et boire. Et le derviche, unefois ses ablutions faites en invoquant le nomd’Allah, se mit dans l’attitude de la prière, etn’en sortit que pour réciter tout le « chapitre dela Vache », qu’il fit suivre du chapitre de « laTable » et de celui de « l’Immunité ». Aprèsquoi il formula le « Bismillah » et toucha auxaliments servis dans le plateau, mais avec dis-crétion et dignité. Et il remercia Allah pour sesbienfaits.

Lorsque le marchand Abd-el-Rahmân eutappris par la négresse que le derviche avait ter-miné son repas, il se dit : « C’est le momentd’éclaircir l’affaire ! » Et il se tourna vers sonfils et lui dit : « Ô Kamar, va trouver notrehôte le derviche, et demande-lui s’il a tout cequ’il lui faut, et entretiens-toi quelque temps

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 620/1032

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avec lui, car les paroles des derviches qui par-courent la terre en large et en long, sont sou-vent agréables à écouter, et leurs histoires pro-fitables à l’esprit de l’écouteur. Assieds-toidonc tout près de lui, et s’il te prend la main,ne la lui retire pas, car celui qui enseigne aimesentir entre lui et son disciple un lien direct,qui aide à mieux transmettre l’enseignement.Et, en toutes choses, aie pour lui les égards etl’obéissance que t’imposent sa qualité d’hôteet son grand âge ! » Et, ayant ainsi prêché sonfils, il l’envoya près du derviche, et se hâta d’al-ler se poster à l’étage supérieur, à un endroitd’où il pouvait, sans être remarqué, tout voir ettout écouter dans la salle où se tenait le der-viche.

Or, dès que sur le seuil apparut le bel ado-lescent, le derviche fut en proie à une telleémotion que les larmes lui jaillirent des yeuxet qu’il se prit à soupirer comme une mère quia perdu et retrouvé son enfant. Et Kamar s’ap-procha de lui et, d’une voix douce à changer

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 621/1032

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en miel l’amertume de la myrrhe, il lui deman-da s’il ne manquait de rien et s’il avait eu sapart des biens d’Allah sur Ses créatures. Et ilvint s’asseoir tout près de lui, avec grâce etélégance, et, en s’asseyant, il découvrit, sansle faire exprès, sa cuisse qui était blanche ettendre comme une pâte d’amandes. Et c’estalors que le poète aurait pu dire en toute vérité,sans crainte d’être démenti :

« Une cuisse, ô Croyants, toute de perles etd’amandes ! Ne vous étonnez donc pas si c’est au-jourd’hui la Résurrection, car on ne surgit jamaismieux que lorsque, les cuisses sont à jour ! »

Mais le derviche, en se voyant seul avecle jouvenceau, loin de se laisser aller vis-à-visde lui à des privautés de quelque ordre que cefût, recula de quelques pas de l’endroit où ilétait, pour aller s’asseoir un peu plus loin surla natte, dans une attitude incontestable de dé-cence et de respect de soi-même. Et là il conti-nua à le regarder en silence, avec des larmes

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 622/1032

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pleins les yeux, et en proie à la même émotionqui l’avait immobilisé sur le banc de la bou-tique. Et Kamar fut bien surpris de cette façond’agir du derviche ; et il lui demanda pourquoiil l’évitait et s’il avait à se plaindre de lui, oude l’hospitalité de leur maison. Et le derviche,pour toute réponse, récita d’une manière trèssentie ces belles paroles du poète :

« Mon cœur est épris de la Beauté, car c’est parl’amour de la Beauté qu’on atteint au sommet dela perfection.

Mais mon amour est sans désir et libre de toutce qui tient aux sens. Et j’abhorre tous ceux quiaiment d’une autre manière. »

Tout cela ! Et le père de Kamar voyait et en-tendait, et était à la limite de la perplexité. Etil se disait : « Je m’humilie devant Allah quej’ai offensé, en soupçonnant d’intentions per-verses ce sage derviche ! Qu’Allah confondele Tentateur qui suggère à l’homme de tellespensées sur ses semblables ! » Et, édifié sur le

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compte du derviche, il descendit en toute hâteet entra dans la salle. Et il fit ses salams et sessouhaits à l’hôte d’Allah, et il finit par lui dire :« Par Allah sur toi, ô mon frère, je t’adjure deme raconter la cause de ton émotion et de teslarmes, et pourquoi la vue de mon fils te faitpousser de si profonds soupirs. Car un tel effetdoit certainement avoir une cause ! » Le der-viche dit : « Tu dis vrai, ô père de l’hospitali-té ! » Il dit : « En ce cas, ne me fais pas tarderdavantage à apprendre de toi cette cause ! » Ildit : « Ô mon maître, pourquoi me forcer à avi-ver une blessure qui se ferme, et à retournerle couteau dans ma chair ? » Il dit : « Par lesdroits acquis de l’hospitalité, je te prie, ô monfrère, de satisfaire ma curiosité ! » Alors le der-viche dit : « Sache donc, ô mon maître…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 624/1032

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MAIS LORSQUE FUT SEPT CENTQUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le derviche dit :

« Sache donc, ô mon maître, que je suis unpauvre derviche qui pérégrine continuellementsur les terres et les contrées d’Allah, en s’émer-veillant de l’œuvre du Créateur du jour et de lanuit.

» Or un jour de vendredi, au matin, je fusconduit par ma destinée dans la ville de Bass-ra. Et, en y entrant, je constatai que les soukset les boutiques et les magasins étaient ou-verts, avec toutes les marchandises exposéesaux étalages ainsi que toutes les victuailles et,d’une manière générale, tout ce qui se vend ets’achète, tout ce qui se mange et se boit ; maisje constatai également que ni dans les souks, ni

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 625/1032

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dans les boutiques, ne se voyait trace de mar-chand ou d’acheteur, de femme ou de fillette,d’allant ou de venant ; et tout était si aban-donné et si désert qu’il n’y avait, dans aucunerue, pas même un chien ou un chat ou quelquejeu d’enfants ; mais partout la solitude et le si-lence, et rien que la seule présence d’Allah.Et moi je m’étonnai de tout cela, et je dis enmon âme : « Qui sait en quel endroit ont bienpu aller les habitants de cette ville, avec leurschats et leurs chiens, pour ainsi abandonner,sur les étalages, toutes ces marchandises ! »Mais, comme une grande faim me torturait l’in-térieur, je ne m’attardai pas longtemps en cesréflexions et, avisant le plus bel étalage de pâ-tissier, j’en mangeai ce qui était ma chanceet la satisfaction de mon désir sur les pâtisse-ries. Après quoi, je me dirigeai vers l’étalaged’un rôtisseur, et je mangeai deux ou trois ouquatre brochettes d’agneau gras, et un ou deuxpoulets rôtis tout chauds encore du four, avecquelques galettes soufflées, comme de ma viede derviche pèlerin ma langue n’en avait goûté

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 626/1032

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ni n’en avaient mes narines senti ; et je remer-ciai Allah pour Ses dons sur la tête de Sespauvres. Puis je montai dans la boutique d’unmarchand de sorbets, et je bus une ou deuxgargoulettes d’un sorbet parfumé au nadd etau benjoin, de quoi seulement apaiser les sol-licitations premières de mon gosier depuis silongtemps déshabitué des boissons des richescitadins. Et je rendis grâces au Bienfaiteur quin’oublie pas Ses Croyants et leur donne surterre un avant-goût de la fontaine Salsabil.

» Lorsque j’eus ainsi mis quelque tranquilli-té dans mon intérieur, je me remis à réfléchirsur l’étrange situation de cette ville qui, à n’enpas douter, ne devait avoir été que d’il y aquelques instants à peine abandonnée par seshabitants. Et ma perplexité augmentait avecmes réflexions ; et je commençai à avoir grandpeur de l’écho de mes pas dans cette solitude,quand j’entendis résonner un bruit d’instru-ments de musique qui, à bien l’écouter, s’avan-çait précisément de mon côté.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 627/1032

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» Alors moi, l’esprit un peu troublé par leschoses étonnantes dont j’étais le seul témoin,je ne doutai pas que je ne fusse là dans uneville ensorcelée, et que le concert que j’enten-dais ne fût donné par les éfrits et les gennmalfaisants – qu’Allah les confonde ! Et, prisd’une peur affreuse, je me précipitai tout aufond d’un magasin de grainetier, et je me ca-chai derrière un sac de fèves. Mais comme dema nature, ô mon maître, j’étais sous la do-mination du vice de la curiosité – qu’Allah mepardonne ! – je me plaçai tout de même de fa-çon à pouvoir regarder dans la rue, de der-rière mon sac, et voir sans être vu. Et j’avaisà peine fini de me tasser dans la position lamoins fatigante, que je vis s’avancer dans larue un cortège éblouissant, non pas de genn oud’éfrits, mais certainement de hourias du Pa-radis. Elles étaient là quarante adolescentes,au visage de lune, qui s’avançaient dans leurbeauté sans voile, sur deux rangs, d’un pas quià lui seul était une musique. Et elles étaientprécédées d’un groupe de joueuses d’instru-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 628/1032

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ments et de danseuses qui rythmaient sur lamusique leurs mouvements d’oiseaux. Car oi-seaux elles étaient, en toute vérité, et plusblanches que les colombes et plus légères, cer-tainement. Car les filles des hommes pou-vaient-elles être si harmonieuses et aériennes ?Et n’étaient-elles pas plutôt quelques variétésvenues du palais d’Aram-aux-Colonnes, ou desjardins d’Éden, pour enchanter de leur Séjourla terre ?

» Quoi qu’il en soit, ô mon maître, leur der-nier couple avait à peine dépassé la boutique,où j’étais caché derrière le sac de fèves, que jevis s’avancer, sur une jument au front étoilé,dont la bride était tenue par deux jeunes né-gresses, une dame parée de tant de jeunesse etde tant de beauté que sa vue acheva de me dis-loquer la raison, et que j’en perdis la respira-tion et faillis tomber sur le dos, derrière le sacdes fèves, ô mon maître ! Et elle était d’autantplus éblouissante que ses vêtements étaientsemés de pierreries, et que ses cheveux, son

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cou, ses poignets et ses chevilles disparais-saient sous l’éclat des diamants et sous les col-liers et les bracelets de perles et de gemmesprécieuses. Et à sa droite marchait une esclavequi tenait à la main un sabre nu dont la poignéeétait faite d’une seule émeraude. Et la jumentqui la portait s’avançait comme une reine fièrede la couronne qu’elle porte sur la tête. Et lavision de splendeur s’éloigna, en cadence, melaissant un cœur poignardé par la passion, uneâme à jamais réduite en esclavage, et des yeuxqui se souviennent et disent à toute beauté :« Qu’es-tu en comparaison ? »

» Lorsque le cortège fut tout à fait hors devue, et que la musique des joueuses d’instru-ments ne parvint plus qu’en sons lointains jus-qu’à moi, je me décidai à sortir de derrière lesac de fèves, et de la boutique dans la rue. Etbien m’en prit, car au même moment, à masurprise extrême, je vis les souks s’animer ettous les marchands sortir comme de dessousterre, pour venir reprendre leurs places respec-

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tives à leurs étalages, et le propriétaire de laboutique où je m’étais caché, le grainetier, ap-paraître, surgi de je ne sais où, et s’occuperde vendre ses grains aux nourrisseurs de vo-lailles et autres acheteurs. Et moi, de plus enplus perplexe, je me décidai à aborder l’un despassants et à lui demander ce que signifiait lespectacle dont j’avais été le témoin, et le nomde la dame merveilleuse qui montait la jumentau front étoilé. Mais, à mon grand étonnement,l’homme me jeta un regard affolé, devint bienjaune de teint et, relevant les pans de sa robe,il me tourna le dos et livra ses jambes au vent,en une course plus rapide que s’il était pour-suivi par l’heure de son destin. Et moi j’abordaiun second passant, et lui posai la même ques-tion. Mais au lieu de me répondre, il fit sem-blant de ne m’avoir ni vu ni entendu, et conti-nua son chemin, en regardant du côté opposé.Et j’interrogeai encore une quantité d’autrespersonnes, mais pas une ne voulut répondreà mes questions ; et tout le monde me fuyaitcomme si je sortais d’une fosse d’excréments

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ou comme si je brandissais une épée coupeusede têtes. Alors moi, je dis à moi-même : « Ôderviche un tel, il ne te reste plus, pour éclair-cir l’affaire, qu’à entrer dans la boutique d’unbarbier, pour te faire raser la tête, et en mêmetemps interroger le barbier. Car, tu le sais, lesgens qui exercent ce métier ont la langue cha-touilleuse, et la parole toujours sur le bout dela langue. Et lui seul peut-être t’apprendra ceque tu cherches à savoir ! » Et, ayant réfléchide la sorte, j’entrai chez un barbier et, aprèsl’avoir généreusement payé avec tout ce que jepossédais, je lui parlai de ce que j’avais tant àcœur de savoir, et lui demandai quelle était ladame à la beauté surnaturelle. Et le barbier, as-sez terrifié, roula des yeux à droite et à gauche,et finit par répondre : « Par Allah, ô mon onclele derviche, si tu tiens à garder ta tête sur toncou, et ton cou sain et sauf, garde-toi bien deparler à qui que ce soit de ce que tu as eu lamalchance de voir. Et même tu feras bien, pourplus de sûreté, de quitter sur-le-champ notreville, ou tu es perdu sans recours ! Et c’est là

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tout ce que je puis te dire à ce sujet ; car c’estun mystère qui met à la torture toute la ville deBassra, où les gens meurent comme des saute-relles, s’ils ont le malheur de ne point se cacheravant l’arrivée du cortège. L’esclave, en effet,qui tient le glaive nu, tranche la tête des indis-crets qui ont la curiosité de regarder passer lecortège, ou qui ne se cachent pas sur son pas-sage. Et voilà tout ce que je puis t’en dire ! »

» Alors moi, ô mon maître, dès que le bar-bier eut fini de me raser la tête, je quittai laboutique et me hâtai de sortir de la ville, etn’eus de tranquillité que lorsque je fus hors desmurs. Et je voyageai, par les terres et les dé-serts, jusqu’à ce que je fusse arrivé dans votreville. Et j’avais toujours l’âme habitée par labeauté entrevue, et j’y pensais le jour et la nuit,tant que j’en oubliais souvent le manger et leboire. Et c’est dans ces dispositions que j’ar-rivai aujourd’hui devant la boutique de ta sei-gneurie, et que j’aperçus ton fils Kamar, dontla beauté me rappela d’une façon précise celle

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de l’adolescente surnaturelle de Bassra, à quiil ressemble comme un frère ressemble à sonfrère. Et je fus tellement ému de cette ressem-blance que je n’ai pu retenir mes larmes, ce quiest, sans doute, le fait d’un insensé ! Et telleest, ô mon maître, la cause de mes soupirs etde mon émotion ! »

Et lorsque le derviche eut terminé de lasorte son récit, il fondit de nouveau en larmes,en regardant le jeune Kamar ; et il ajouta, aumilieu de ses sanglots : « Par Allah sur toi, ômon maître, maintenant que je t’ai raconté ceque j’avais à te raconter, et comme je ne veuxpas abuser de l’hospitalité que tu as accordée àun serviteur d’Allah, ouvre-moi la porte de sor-tie et laisse-moi m’en aller en l’état de ma voie.Et, si j’ai un souhait à formuler sur la tête demes bienfaiteurs, puisse Allah, qui a créé deuxcréatures aussi parfaites que ton fils et l’adoles-cente de Bassra, achever Son ouvrage en per-mettant leur réunion ! »

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Et, ayant ainsi parlé, le derviche se leva,malgré la prière du père de Kamar qui le pres-sait de rester, et appela encore une fois la bé-nédiction sur ses hôtes, et s’en alla, en soupi-rant, comme il était venu. Et voilà pour lui.

Quant au jeune Kamar, il ne put fermer l’œiltoute cette nuit-là, tant il était préoccupé parle récit du derviche, et tant la description del’adolescente l’avait impressionné. Et, dès lelendemain, à l’aube, il entra chez sa mère et laréveilla, et lui dit : « Ô mère, fais-moi un pa-quet d’effets, car il faut que je parte à l’ins-tant pour la ville de Bassra, où m’attend madestinée ! » Et sa mère, à ces paroles, se mit àse lamenter, en pleurant, et appela son épouxet lui fit part de cette nouvelle si étonnanteet si inattendue. Et le père de Kamar essaya,mais en vain, de raisonner son fils qui ne vou-lut écouter aucun raisonnement, et qui, en ma-nière de conclusion, dit : « Si je ne pars pastout de suite pour Bassra, je mourrai certaine-ment ! » Et le père et la mère de Kamar, de-

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vant ce langage péremptoire et une résolutionsi arrêtée, ne purent que soupirer en accep-tant ce qui était écrit par la destinée. Et le pèrede Kamar ne manqua pas de rejeter sur sonépouse tout ce qui leur arrivait de contrariantdepuis l’heure où il avait écouté ses conseilset avait conduit Kamar au souk. Et il se disait :« Voilà à quoi ont abouti tes soins et ta pru-dence, ya Abd-el-Rahmân ! Il n’y a de recourset de force qu’en Allah le Tout-Puissant ! Cequi est écrit doit courir, et nul ne peut luttercontre les arrêts du sort ! » Et la mère de Ka-mar, doublement attristée, et pour être ainsi enbutte aux reproches de son époux et à causede la douleur que lui occasionnait le projet deson fils, fut bien obligée de lui faire ses pré-paratifs de départ. Et elle lui donna un petitsac dans lequel elle avait enfermé quarantegrosses pierres précieuses, telles que rubis,diamants et émeraudes, en lui disant : « Gardebien soigneusement sur toi ce petit sac, ô monfils. Il pourra te servir, si tu viens à manquerd’argent. » Et son père lui donna quatre-vingt-

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dix mille dinars d’or pour ses frais de voyage etson séjour à l’étranger. Et tous deux l’embras-sèrent, en pleurant, et lui firent leurs adieux.Et son père le recommanda au chef de la ca-ravane qui partait pour l’Irak. Et Kamar, aprèsavoir baisé la main de son père et de sa mère,s’en alla vers Bassra, accompagné par les vœuxde ses parents. Et Allah lui écrivit la sécurité ;et il arriva sans encombre dans cette ville-là…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

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… et il arriva sans encombre dans cetteville-là. Or, il advint que précisément ce jour

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de son arrivée était un vendredi matin ; et Ka-mar put constater que tout ce que lui avait ra-conté le derviche était l’exacte vérité. Il vit, eneffet, que les souks étaient vides, les rues dé-sertes, et les boutiques ouvertes mais sans ven-deurs ni acheteurs. Et, comme il avait faim, ilmangea et but de ce qui lui convenait, jusqu’àsatiété. Et il avait à peine fini son repas qu’ilentendit la musique, et se hâta de se cachercomme avait fait le derviche. Et il vit bientôtapparaître la dame adolescente avec ses qua-rante suivantes. Et il fut saisi, à la vue de sabeauté, d’une émotion si forte qu’il tomba éva-noui dans son coin.

Lorsqu’il eut repris ses sens, il vit que lessouks étaient animés et remplis d’allants et devenants, tout comme si jamais la vie des af-faires ne se fût interrompue. Et, tout en dé-taillant dans son esprit les charmes surnaturelsde l’adolescente, il commença par aller s’ache-

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ter des habits magnifiques, tout ce qu’il puttrouver de plus riche et de plus somptueuxchez les principaux marchands. Et il se renditensuite au hammam d’où, après un bain pro-longé et minutieux, il sortit brillant comme unjeune roi. Et alors seulement il se mit à la re-cherche de la boutique du barbier qui avait au-trefois rasé la tête du derviche, et ne tarda pasà la trouver. Et il entra dans la boutique et,après les salams de part et d’autre, il dit aubarbier : « Ô père des mains légères, je désiret’entretenir en secret. Je te prie donc de fer-mer ta boutique aux clients que tu as l’habitudede recevoir, et voici de quoi te dédommagerde la perte de ton temps ! » Et il lui remit unebourse remplie de dinars d’or que le barbier sehâta, après l’avoir soupesée d’un léger mouve-ment de main, de serrer dans sa ceinture. Et,lorsqu’ils furent tous deux seuls dans la bou-tique, il lui dit : « Ô père des mains légères, jesuis étranger à cette ville. Et je désire seule-ment apprendre de toi le motif de l’abandonmatinal des souks, en ce jour de vendredi ! »

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Et le barbier, gagné par la générosité du jeunehomme et par son air d’émir, lui répondit : « Ômon maître, c’est là un secret que je n’ai jamaischerché à pénétrer, bien que moi aussi je fassecomme tout le monde et prenne soin de mecacher tous les vendredis matin. Mais puisquecette affaire te tient à cœur, je veux faire pourtoi ce que je ne ferais pas pour mon frère. Jete mettrai donc en rapport avec ma femme quiconnaît tout ce qui se passe dans la ville, carc’est elle qui est la marchande de parfums detous les harems de Bassra et des palais desgrands et du sultan. Et comme je vois, à ton air,que tu es impatient d’être éclairé sur l’affaireet que, d’autre part, ma proposition t’agrée, jecours à l’instant trouver la fille de mon oncle,et lui soumettre le cas. Attends-moi donc tran-quillement dans la boutique jusqu’à mon re-tour ! »

Et le barbier laissa Kamar dans la boutiqueet se hâta d’aller trouver sa femme à qui il ex-pliqua le motif qui l’amenait ; et il lui remit en

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même temps la bourse pleine de dinars d’or.Et l’épouse du barbier, qui avait l’esprit fertileet le cœur serviable, répondit : « Qu’il soit lebienvenu dans notre ville. Me voici prête à leservir avec ma tête et mes yeux ! Va le retrou-ver et conduis-le-moi ici pour que je le metteau courant de ce qu’il cherche à savoir ! » Etle barbier retourna à sa boutique, où il trouvaKamar assis à l’attendre, et lui dit : « Ô monfils, lève-toi et viens-t’en avec moi auprès deta mère, la fille de mon oncle, qui me chargede te dire : « L’affaire est faisable ! » Et il le pritpar la main et le conduisit à sa maison, où sonépouse lui souhaita la bienvenue d’un air af-fable et engageant, et le fit asseoir à la placed’honneur, sur le divan, et lui dit : « Famille etaisance à l’hôte charmant ! La maison est tamaison, et tes esclaves, les maîtres de la mai-son ! Tu es sur notre tête et sur nos yeux, or-donne ! Ouïr c’est obéir ! » Et elle se hâta delui offrir, sur un plateau de cuivre, les rafraî-chissements et les confitures de l’hospitalité, etl’obligea à prendre une cuillerée de chaque es-

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pèce, disant chaque fois le souhait de circons-tance : « Délices et réconfort sur le cœur denotre hôte ! »

Alors Kamar prit une grosse poignée de di-nars d’or et la mit sur les genoux de l’épousedu barbier, disant : « Excuse-moi pour le peu !Mais, inschallah ! je saurai mieux reconnaîtretes bontés ! » Puis il lui dit : « Maintenant, mamère, raconte-moi tout ce que tu sais au sujetde ce que tu sais ! » Et l’épouse du barbier dit :

« Sache, ô mon fils, ô lumière de l’œil etcouronne de la tête, que le sultan de Bassra re-çut un jour en cadeau, du sultan de l’Inde, uneperle si belle qu’elle devait être née d’un rayonde soleil figé sur quelque œuf miraculeux de lamer. Elle était blanche à la fois et dorée, selonla façon de la regarder, et semblait mouvoir enson sein un incendie dans du lait. Et le roi lacontempla toute une journée durant, et désira,pour ne s’en jamais séparer, la porter attachéeà son cou par un ruban de soie. Mais commeelle était vierge et imperforée, il fit venir tous

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les joailliers de Bassra et leur dit : « Je désireque vous perciez adroitement cette perle sou-veraine. Et celui qui saura le faire sans endom-mager la merveilleuse substance, celui-là pour-ra me demander tout ce qu’il peut souhaiter ;et il sera exaucé et au delà ! Mais s’il ne réus-sit pas parfaitement ou si son mauvais destin lalui fait endommager le moins du monde, il peuts’attendre à la pire des morts ; car je lui feraicouper la tête, après lui avoir fait endurer tousles supplices que lui aura mérité sa maladressesacrilège ! Qu’en dites-vous, ô joailliers ! »

« En entendant ces paroles du sultan, et envoyant à quoi ils exposaient leurs âmes, lesjoailliers furent émus d’une peur extrême et ré-pondirent : « Ô roi du temps, c’est une chosebien délicate qu’une perle comme celle-là ! Etnous savons que déjà pour percer les perles or-dinaires il faut une habileté et un doigté bienrares, et que peu de maîtres joailliers arriventà un bon résultat sans quelques accidents in-évitables. Nous te supplions donc de ne point

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nous imposer ce que nos faibles moyens nepeuvent supporter, car nous reconnaissonsqu’une habileté telle que celle qu’il nous faudradéployer ne pourra jamais sortir de nos mains.Toutefois nous pouvons t’indiquer quelqu’unqui saura accomplir ce prodige d’art, et c’estnotre cheikh ! » Et le roi demanda : « Et quiest votre cheikh ? » Ils répondirent : « C’est lemaître joaillier Obeid ! Il est infiniment plushabile que nous, et il a un œil au bout dechaque doigt, et une délicatesse extrême danschaque œil ! » Et le roi dit : « Allez me le cher-cher, et ne tardez pas ! » Et les joailliers sehâtèrent d’obéir et revinrent avec leur cheikh,le maître Obeid, qui, après avoir embrassé laterre entre les mains du roi, se tint debout dansl’attente des ordres. Et le roi lui raconta queltravail il exigeait de lui et quelle récompenseou quel châtiment l’attendait selon la réussiteou la non-réussite. Et, en même temps, il luimontra la perle. Et le joaillier Obeid prit lamerveilleuse perle et l’examina une heure detemps, et répondit : « Je veux bien mourir si je

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ne la perce pas ! » Et, séance tenante, il s’ac-croupit, avec la permission du roi, et, tirantde sa ceinture quelques fins outils, il mit laperle entre les deux orteils de ses pieds rap-prochés, et, avec une habileté et une légèretéincroyables, il manœuvra ses outils comme unenfant ferait d’une toupie, et, en moins detemps qu’il n’en faut pour percer un œuf, il per-fora la perle de part en part, sans une bavure nile moindre éclat, en deux trous égaux et symé-triques. Puis il l’essuya du revers de sa mancheet la tendit au roi, qui se dilata et se trémoussad’aise et de contentement. Et il la passa à soncou, au moyen d’un cordon de soie, et montas’asseoir sur son trône. Et il regardait de touscôtés avec des yeux illuminés de joie, tandisque la perle était comme un soleil pendu à soncou.

« Après quoi, il se tourna vers le joaillierObeid et lui dit : « Ô maître Obeid, à toi main-tenant le souhait ! » Et le joaillier réfléchit uneheure de temps et répondit : « Qu’Allah pro-

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longe les jours du roi ! mais l’esclave, dont lesmains percluses ont eu l’honneur insigne detoucher la perle merveilleuse et de la remettreà notre maître, perforée selon son désir, pos-sède une épouse toute jeune qu’il est obligé deménager beaucoup, vu qu’il est bien vieux etque les hommes sur le retour, qui ne veulentpas se rendre défavorables à leurs épouses,doivent les traiter avec toutes sortes d’égardset ne rien faire sans les consulter. Or, tel estprécisément le cas de ton esclave, ô roi dutemps. Il voudrait aller prendre l’avis de sonépouse, au sujet de la demande que lui permetde faire notre maître magnanime, et voir si ellen’a pas elle-même un souhait à formuler pré-férable à celui que je pourrais imaginer. CarAllah l’a douée non seulement de jeunesse etde charme, mais d’un esprit fertile et perspi-cace et d’un jugement à toute épreuve ! » Et leroi dit : « Hâte-toi, Osta-Obeid, d’aller consul-ter ton épouse et de revenir m’apporter la ré-ponse ; car je n’aurai de repos d’esprit quelorsque j’aurai rempli ma promesse ! » Et le

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joaillier sortit du palais et alla trouver sonépouse et lui soumit le cas. Et la femme adoles-cente s’écria : « Glorifié soit Allah qui fait arri-ver mon jour avant son temps ! J’ai, en effet, unsouhait à formuler et une idée, singulière il estvrai, à mettre à exécution ! Nous sommes dé-jà, grâce aux bienfaits d’Allah et à la prospéritéde tes affaires, riches et à l’abri du besoin pourle reste de nos jours. Nous n’avons donc rien àdésirer de ce côté-là, et le souhait que je veuxsatisfaire ne coûtera pas un drachme au trésordu règne. Voici ! Va demander au roi qu’il m’ac-corde simplement la permission de me prome-ner tous les vendredis, avec un cortège sem-blable à celui des filles des rois, à travers lessouks et les rues de Bassra, sans que personneose se montrer alors dans les rues, sous peinede perdre la tête ! Et voilà tout ce que je sou-haite du roi en récompense de ton travail ausujet de la perle perforée ! »

« En entendant ces paroles de sa jeuneépouse, le joaillier fut à la limite de l’étonne-

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ment, et il se dit : « Allah karim ! Est bien fincelui qui peut se vanter de savoir ce qui sepasse dans la cervelle d’une femme ! » Maiscomme il aimait son épouse, et qu’il était vieuxet d’ailleurs fort laid, il ne voulut pas la contra-rier et se contenta de répondre : « Ô fille del’oncle, ton désir est sur la tête et sur l’œil.Mais si les marchands des souks abandonnentleurs boutiques pour aller se cacher, lors dupassage du cortège, les chiens et les chats dé-vasteront les devantures et commettront desdégâts qui alourdiront notre conscience ! » Elledit : « Qu’à cela ne tienne, on donnera l’ordreà tous les habitants et aux gardiens des souksd’enfermer ce jour-là tous les chiens et tous leschats. Car je désire que les boutiques restentouvertes lors du passage de mon cortège ! Ettout le monde, grands et petits, ira se cacherdans les mosquées dont on refermera lesportes, afin que personne ne puisse passer satête et regarder ! »

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« Alors le joaillier Obeid alla trouver le roiet, extrêmement confus, lui fit part du souhaitde son épouse. Et le roi dit : « Il n’y a pasd’inconvénient ! » Et il fit aussitôt proclamerpar les crieurs publics, à travers toute la ville,l’ordre aux habitants de laisser leurs boutiquesouvertes, tous les vendredis, deux heuresavant la prière, et d’aller se cacher dans lesmosquées et de se bien garder de montrer dansles rues leurs têtes, sous peine de les voir sau-ter de leurs épaules. Et il leur fit signifier qu’ilseussent à enfermer les chiens et les chats, lesânes et les chameaux, et toutes les bêtes desomme qui pourraient circuler dans les souks.

« Et depuis ce temps-là, l’épouse du joaillierse promène ainsi tous les vendredis, deuxheures avant la prière de midi, sans que nihomme, ni chien, ni chat ose se montrer dansles rues. Et c’est elle-même, précisément, yasidi Kamar, que tu as vue ce matin, dans sabeauté surnaturelle, vraiment, au milieu de soncortège d’adolescentes, précédée de la jeune

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esclave tenant le sabre nu pour trancher la têtede quiconque aurait osé la regarder passer ! »

Et l’épouse du barbier, ayant ainsi racontéà Kamar ce qu’il voulait savoir, se tut un mo-ment, l’observa en souriant et ajouta : « Mais jevois bien, ô propriétaire du visage charmant, ômon maître béni, que ce récit ne te suffit pas,et que tu désires de moi autre chose encore,par exemple que je t’indique quelque moyende revoir la merveilleuse adolescente, épousedu vieux joaillier ! » Et Kamar répondit : « Ôma mère, tel est, en effet, le désir intime demon cœur. Car c’est pour la voir que je suis ve-nu de mon pays, après avoir quitté la demeureoù mon absence laisse dans les pleurs un pèreet une mère qui m’aiment bien. » Et l’épousedu barbier dit : « Dans ce cas, mon fils, dis-moiun peu ce que tu possèdes en fait de chosesprécieuses et de valeur ! » Il dit : « Ô ma mère,j’ai avec moi, entre autres belles choses, despierres précieuses de quatre sortes : les pierresde la première sorte valent, chacune, cinq

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cents dinars d’or ; celles de la seconde sortevalent, chacune, sept cents dinars d’or ; cellesde la troisième, huit cent cinquante, et cellesde la quatrième, mille dinars d’or, pour lemoins, chacune ! » Elle demanda : « Et tonâme est-elle prête à céder quatre de cespierres, chacune d’une sorte différente ? » Il ré-pondit : « Mon âme est volontiers prête à cédertoutes les pierres que je possède et tout ce quej’ai sous la main ! » Elle dit : « Eh bien, lève-toi,ô fils, ô couronne sur la tête des plus généreux,et va trouver, dans le souk des bijoutiers et desorfèvres, le joaillier Osta-Obeid, et fais exacte-ment ce que je vais te dire ! »

Et elle lui indiqua tout ce qu’elle voulait luiindiquer pour le faire arriver au but désiré, etajouta : « En toutes choses, il faut de la pru-dence et de la patience, mon fils. Mais, toi,après avoir fait ce que je viens de t’indiquer,n’oublie pas de venir m’en rendre compte, etd’apporter avec toi cent dinars d’or pour le bar-bier, mon époux, qui est un pauvre homme…

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— À ce moment de sa narration, Schahra-zade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et,discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … et d’apporter avec toi cent dinars d’orpour le barbier, mon époux, qui est un pauvrehomme ! » Et Kamar répondit par l’ouïe etl’obéissance, et sortit de la maison du barbieren se répétant, pour les bien graver dans samémoire, les instructions de la vendeuse deparfums, épouse du barbier. Et il bénissait Al-lah qui avait mis sur sa route, comme pierre in-dicatrice, cette femme de bien.

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Et il arriva de la sorte au souk des bijoutierset orfèvres, où tout le monde se hâta de lui in-diquer la boutique du cheikh des joailliers, Os-ta-Obeid. Et il entra dans la boutique et vit, aumilieu de ses apprentis, le joaillier qu’il saluaavec la plus grande déférence, en portant lamain sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête,et disant : « La paix sur toi ! » Et Osta-Obeidlui rendit son salam et le reçut avec empres-sement et le pria de s’asseoir. Et Kamar sor-tit alors de sa bourse une gemme choisie, maisde l’espèce la moins belle des quatre qu’il pos-sédait, et lui dit : « Ô maître, je souhaite vi-vement que tu me fasses, pour cette gemme,une monture digne de tes capacités, mais de lamanière la plus simple et du poids d’un mis-kal, sans plus ! » Et il lui remit en même tempsvingt pièces d’or, en disant : « Ceci, ô maître,n’est qu’une faible avance sur ce dont jecompte rémunérer le travail que tu me feras ! »Et il remit également une pièce d’or à chacundes nombreux apprentis, en guise d’entrée, etaussi à chacun des nombreux mendiants qui

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avaient fait leur apparition dans la rue dèsqu’ils avaient vu entrer dans la boutique lejeune étranger somptueusement habillé. Et,s’étant comporté de cette façon-là, il se retiraen laissant tout ce monde émerveillé de sa li-béralité, de sa beauté et de ses manières distin-guées.

Quant à Osta-Obeid, il ne voulut point ap-porter le moindre retard à la confection de labague, et, comme il était doué d’une dextéri-té extraordinaire, et qu’il avait à sa dispositiondes moyens que nul autre joaillier au monde nepossédait, il la commença et la termina, touteciselée et nettoyée, à la fin de sa journée. Et,comme le jeune Kamar ne devait revenir quele lendemain, il la prit avec lui, le soir, pour lamontrer à son épouse, l’adolescente en ques-tion, tant il en trouvait merveilleuse la pierre,et d’une eau limpide à donner envie de s’enmouiller la bouche.

Lorsque l’adolescente, épouse d’Osta-Obeid, eut vu la bague, elle la trouva bien belle

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et demanda : « Pour qui ? » Il répondit : « Pourun jeune homme étranger qui est plus éblouis-sant, et de beaucoup, que cette merveilleusegemme. Sache, en effet, que le maître de cettebague, qui m’a déjà été payée d’avance commejamais travail ne m’a été payé, est beau etcharmant, avec des yeux qui blessent de désir,des joues comme les pétales de l’anémone surun parterre jonché de jasmins, une bouchecomme le sceau de Soleïmân, des lèvres trem-pées dans le sang des cornalines, et un cou telle cou de l’antilope, qui porte gracieusementsa tête fine comme une tige porte sa corolle.Et, pour résumer ce qui est au-dessus de toutelouange, il est beau, vraiment beau, et char-mant autant qu’il est beau, ce qui fait qu’il teressemble non seulement par ses perfections,mais aussi par son âge tendre et les traits deson visage. »

Ainsi le joaillier dépeignit à son épouse lejeune Kamar, sans voir que ses paroles ve-naient d’allumer dans le cœur de l’adolescente

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une passion soudaine et d’autant plus vive queson objet était invisible. Et il oubliait, ce pro-priétaire d’un front où, comme desconcombres sur un terrain fumé, allaient pous-ser les cornes, qu’il n’existe point de pire entre-mettage, ni de plus certain de la réussite, quecelui d’un mari qui vante devant son épouse,sans prendre garde aux conséquences, les mé-rites et la beauté d’un inconnu. C’est ainsi quelorsqu’Allah Très-Haut veut faire marcher lesdécrets arrêtés au sujet de ses créatures, il lesfait tâtonner dans les ténèbres de l’aveugle-ment.

Or, la jeune épouse du joaillier entendit cesparoles et les retint au fond de son esprit, maissans rien montrer des sentiments qui l’agi-taient. Et elle dit à son époux d’un ton indif-férent : « Fais voir cette bague-là ! » Et Osta-Obeid la lui remit, et elle la regarda d’un air dé-taché et la passa nonchalamment à son doigt.Puis elle dit : « On dirait qu’elle a été faite pourmon doigt ! Regarde comme elle me va bien ! »

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Et le joaillier répondit : « Vivent les doigts deshouris ! Par Allah, ô ma maîtresse, le proprié-taire de cette bague est doué de générosité etde prévenance, et dès demain je le prierai deme la vendre à n’importe quel prix, et je te l’ap-porterai ! »

Pendant ce temps-là, Kamar était allérendre compte à l’épouse du barbier de la ma-nière dont il avait agi, selon ses instructions ;et il lui remit cent pièces d’or en cadeau pourle barbier, ce pauvre ! Et il demanda à sa pro-tectrice ce qui lui restait à faire. Et elle luidit : « Voici ! Lorsque tu verras le joaillier, neprends pas la bague qu’il t’aura faite. Mais feinsqu’elle est trop étroite pour ton doigt et fais-enlui cadeau ; et présente-lui une autre gemmebeaucoup plus belle que la première, de cellesqui valent sept cents dinars pièce, et dis-lui dete la monter d’une façon soignée. En mêmetemps, donne-lui soixante dinars d’or pour lui,et deux pour chacun de ses ouvriers, commegratification. Et n’oublie pas non plus les men-

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diants de la porte. Et, ce faisant, les chosestourneront à ta satisfaction. Et n’oublie pas, ôfils, de revenir me rendre compte de l’affaire,et d’apporter avec toi quelque chose pour monépoux le barbier, ce pauvre ! » Et Kamar ré-pondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Il sortit donc de chez la femme du barbier,et, le lendemain, il ne manqua pas d’aller trou-ver au souk le joaillier Osta-Obeid qui, sitôtqu’il l’eut aperçu, se leva en son honneur et,après les salams et compliments, lui présentala bague. Et Kamar fit semblant de l’essayer,et dit ensuite : « Par Allah, ô maître Obeid, labague est fort bien faite, mais elle est un peuétroite pour mon doigt. Tiens ! je te la donneafin que tu en fasses présent à n’importe la-quelle des nombreuses esclaves de ton harem !Et maintenant voici une autre gemme, que jepréfère à la précédente et qui sera bien plusbelle, montée simplement. » Et, parlant ainsi,il lui remit une gemme de sept cents dinarsd’or ; et, en même temps, il lui donna soixante

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dinars d’or pour lui, et deux pour chacun deses apprentis, en disant : « Simplement pourvous rafraîchir d’un sorbet ! mais j’espère que,si le travail est promptement achevé, vous se-rez tous satisfaits de la manière dont il sera ré-munéré ! » Et il sortit en distribuant, à droiteet à gauche, des pièces d’or aux mendiants as-semblés devant la porte de la boutique.

Lorsque le joaillier vit tant de libéralité chezson jeune client, il fut extrêmement surpris. Et,le soir, une fois rentré dans sa maison, il nepouvait assez louer, devant son épouse, ce gé-néreux étranger, dont il disait : « Par Allah ! ilne se contente pas d’être beau, comme ne lefurent jamais les plus beaux, mais il a la paumeouverte des fils des rois ! » Et plus il parlait,plus il faisait davantage s’incruster dans lecœur de sa femme l’amour ressenti pour lejeune Kamar. Et lorsqu’il lui eut remis la bague,don de son client, elle la passa à son doigtlentement, et demanda : « Et ne t’en a-t-il pascommandé une seconde ? » Il dit : « Mais oui !

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Et j’y ai travaillé tout le jour, tant, que la voiciachevée. » Elle dit : « Fais voir ! » Et elle la prit,la regarda en souriant et dit : « Je voudraisbien la garder ! » Il dit : « Qui sait ? Il est biencapable de me la laisser, comme il a fait poursa sœur ! »

Pendant ce temps, Kamar étant allé seconcerter avec l’épouse du barbier sur ce quis’était passé et ce qu’il y avait à faire. Et il luiremit quatre cents dinars d’or pour son épouxle barbier, ce pauvre ! Et elle lui dit : « Mon fils,ton affaire est dans la meilleure voie. Lorsquetu verras le joaillier, ne reprends point la baguecommandée ; mais plutôt feins qu’elle est tropgrande et laisse-la lui en cadeau. Puis remets-lui une autre pierre précieuse, de celles quivalent près de neuf cents dinars pièce ; et, enattendant que le travail soit achevé, donnecent dinars pour le maître et trois pour chacundes apprentis. Et n’oublie pas mon fils, en re-venant me rendre compte de la marche de l’af-faire, d’apporter à mon époux le barbier, ce

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pauvre ! de quoi s’acheter un morceau de pain !Et qu’Allah te garde et prolonge tes jours pré-cieux, ô fils de la générosité ! »

Or, Kamar suivit ponctuellement le conseilde la vendeuse de parfums. Et le joaillier netrouva plus de mots ou d’expression pourpeindre à sa femme la libéralité du bel étran-ger. Et elle lui dit, en essayant la nouvellebague : « N’es-tu pas honteux, ô fils de l’oncle,de n’avoir pas encore invité dans ta maisonun homme qui s’est montré si généreux enverstoi ? Et pourtant tu n’es, grâce aux bienfaitsd’Allah, ni avare ni issu d’une ascendanced’avares ; mais il me semble bien que tumanques quelquefois aux convenances ! Ainsi,il est absolument de ton devoir de prier cetétranger de venir demain goûter le sel de tonhospitalité ! »

De son côté, Kamar, après avoir consultéla femme du barbier, à laquelle il remit huitcents dinars de gratification pour le barbier, cepauvre ! de quoi seulement s’acheter un mor-

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ceau de pain, ne manqua pas de se rendre à laboutique du joaillier pour essayer la troisièmebague. Aussi, après l’avoir passée à son doigt,il l’en retira, la regarda un instant avec quelquedédain et dit : « Elle va assez bien ; mais cettepierre ne me plaît pas du tout. Garde-la doncpour une de tes esclaves, et monte-moi cetteautre gemme, comme il sied ! Et voici pourtoi une avance de deux cents dinars, et quatrepour chacun de tes apprentis. Et pardonne-moitout l’embarras que je te cause ! » Et, ce di-sant, il lui remit une gemme blanche et mer-veilleuse, qui valait mille dinars d’or. Et lejoaillier, à la limite de la confusion, lui dit :« Ô mon maître, voudrais-tu honorer ma mai-son de ton approche, et m’accorder la grâce devenir ce soir souper avec moi ? Car tes bien-faits sont sur moi, et mon cœur s’est attaché àta main généreuse ! » Et Kamar répondit : « Surma tête et sur mes yeux ! » Et il lui donna sonadresse au khân où il était descendu.

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Or, le soir venu, le joaillier se rendit aukhân en question, pour prendre son invité. Et ille conduisit à sa maison…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le conduisit à sa maison, où il lefêta par une réception somptueuse et un splen-dide festin. Et, après la levée des plateaux desmets et des boissons, une esclave leur servitles sorbets qu’avait préparés de ses propresmains l’hôtesse adolescente. Toutefois, malgréle désir qu’elle en avait, elle ne voulut point

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enfreindre les usages des réceptions où lesfemmes ne prennent jamais part aux repas, etresta dans le harem. Et il lui fallut attendre làque sa ruse produisît son effet.

Or, à peine Kamar et son hôte avaient-ilsgoûté au délicieux sorbet, qu’ils tombèrenttous deux dans un profond sommeil : car l’ado-lescente avait pris soin de jeter dans les coupesune poudre somnifère. Et l’esclave qui les ser-vait se retira aussitôt qu’elle les vit étendussans mouvement.

Alors l’adolescente, vêtue de sa chemiseseulement, et préparée tout entière commepour la première entrée nuptiale, souleva laportière et pénétra dans la salle du festin. Etquiconque eût vu cette adolescente dans sabeauté, avec ses yeux chargés d’assassinats, seserait senti le cœur émietté et la raison envo-lée. Elle s’avança donc jusqu’à Kamar, qu’ellen’avait jusqu’alors qu’entrevu par la fenêtre,comme il entrait dans la maison, et se mit à lecontempler. Et elle vit qu’il était tout à fait à

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sa convenance. Et elle commença par s’asseoirtout contre lui, et se mit à lui caresser douce-ment le visage avec la main. Et soudain cettepoulette affamée se jeta goulûment sur le jou-venceau et se mit à lui becqueter les lèvres etles joues si violemment que le sang en jaillis-sait. Et ces becquées cruelles durèrent un cer-tain temps et furent remplacées par de telsmouvements qu’Allah seul pouvait savoir cequi pouvait bien se passer sous toute cette agi-tation de la poulette à califourchon sur le jeunecoq endormi.

Et la nuit entière s’écoula dans ce jeu. Maislorsqu’apparut le matin, cette chaude jouven-celle se décida à se lever ; et elle tira de sonsein quatre osselets d’agneau et les mit dans lapoche de Kamar. Et, cela fait, elle le quitta etrentra dans le harem. Et elle dépêcha vers luil’esclave confidente qui exécutait d’ordinaireses ordres, celle-là même qui tenait le glaivenu lors de la marche du cortège à travers lessouks de Bassra. Et l’esclave, pour dissiper le

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sommeil du jeune Kamar et du vieux joaillier,leur souffla dans les narines une poudre quiétait un puissant antidote. Et l’effet de cettepoudre ne tarda pas à se produire ; car les deuxendormis se réveillèrent, aussitôt après avoiréternué. Et la jeune esclave dit au joaillier :« Ô notre maître, notre maîtresse Halima m’en-voie te réveiller et te dit : « C’est l’heure de laprière du matin, et voici le muezzin qui fait rap-pel aux Croyants, sur le minaret. Et voici, enoutre, le bassin et l’eau pour les ablutions ! » Etle vieux, encore étourdi, s’écria : « Par Allah !comme on dort lourdement dans cette pièce !Chaque fois que je couche ici, je ne me réveillequ’au grand-jour ! » Et Kamar ne sut que ré-pondre. Mais, s’étant levé pour faire ses ablu-tions, il sentit qu’il avait les lèvres et le vi-sage, sans compter ce qui ne se voyait pas,brûlants comme du feu. Et il s’en étonna à l’ex-trême, et il dit au joaillier : « Je ne sais pas,mais je sens que mes lèvres et mon visage sontbrûlants comme du feu, et me cuisent commedes charbons ardents. Qu’est-ce donc que ce-

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la ? » Et le vieux répondit : « Oh ! ce n’est riendu tout. De simples piqûres de moustiques !Car nous avons commis l’imprudence de dor-mir sans moustiquaire ! » Et Kamar dit : « Oui,mais comment se fait-il que je ne voie pointtrace de piqûres de moustiques sur ton visage,alors que tu as dormi à côté de moi ! » Il répon-dit : « Par Allah, c’est vrai ! Seulement il fautque tu saches, ô beau visage, que les mous-tiques aiment les jeunes joues vierges de poil,et détestent les visages barbus. Et tu vois bienquel sang délicat circule sous ton beau visage,et quelle longueur de barbe descend de mesdeux joues. Cela dit, ils firent leurs ablutions,s’acquittèrent de la prière et déjeunèrent en-semble. Après quoi, Kamar prit congé de sonhôte, et sortit pour aller trouver la femme dubarbier.

Or, il la trouva qui l’attendait. Et elle l’ac-cueillit en riant, et lui dit : « Allons, ô fils, ra-conte-moi l’aventure de cette nuit, bien que jela voie écrite par mille signes sur ton visage ! »

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Il dit : « Pour ce qui est de ces signes, ce sontde simples piqûres de moustiques, ma mère,et rien de plus ! » Et la femme du barbier, àces paroles, rit encore plus fort et dit : « Vrai-ment, des piqûres de moustiques ? Et ta visitedans la maison de celle que tu aimes n’a paseu d’autres résultats ? » Il répondit : « Non, parAllah ! si ce n’est ces quatre osselets, avec les-quels jouent les enfants, et que j’ai trouvésdans ma poche, sans savoir de quelle façon ilsy sont entrés ! » Elle dit : « Montre-les moi ! »Et elle les prit, les considéra un moment, etcontinua, disant : « Tu es bien simple, mon fils,de n’avoir pas deviné que tu portes encore surta figure la trace, non de piqûres de mous-tiques, mais des baisers passionnés de celleque tu aimes. Quant à ces osselets, qu’elle-même t’a mis dans la poche, ils sont un re-proche qu’elle t’adresse d’avoir passé tontemps à dormir, tandis que tu pouvais mieuxl’employer avec elle. Elle a voulu te dire par là :« Tu es un enfant qui passe son temps à dor-mir. Voici des osselets comme il convient à des

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enfants qui ne savent point s’amuser à d’autrejeu. » Or, c’est bien là l’explication de ces osse-lets, mon fils. Et c’est parler assez clairement,pour une première fois. Et tu n’as d’ailleursqu’à en faire l’épreuve ce soir même. Tu pro-fiteras en effet de l’invitation du joaillier, qui,je n’en doute pas, t’engagera encore une foisà souper, et tu n’oublieras pas, j’espère, de tecomporter de manière à te satisfaire, à la satis-faire, et à rendre heureuse ta mère qui t’aime,mon enfant ! Et songe, ô prunelle de l’œil, lorsde ton retour chez moi, à la misérable condi-tion de mon époux le barbier, ce très pauvre ! »Et Kamar répondit : « Sur la tête et sur l’œil ! »et s’en retourna au khân où il logeait. Et voilàpour lui.

Quant à la jeune Halima, elle demanda àson époux, le vieux joaillier, quand il alla latrouver au harem : « Comment t’es-tu compor-té à l’égard du jeune étranger, ton hôte ? » Il ré-pondit : « Avec toutes les prévenances et tousles égards, d’une telle ! Mais il a dû passer une

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fort mauvaise nuit, car les moustiques l’ont pi-qué avec acharnement ! » Elle dit : « C’est biende ta faute, puisque tu ne l’as pas fait dormirsous la moustiquaire. Mais la nuit prochaine ilsera, sans doute, moins incommodé. Car j’es-père bien que tu vas l’inviter encore une fois.Et c’est le moins que tu puisses faire envers luipour reconnaître toutes les marques de géné-rosité dont il t’a comblé ! » Et le joaillier ne putrépondre que par l’ouïe et l’obéissance, d’au-tant plus que, lui également, il ressentait unegrande affection pour l’adolescent.

Aussi, lorsque Kamar vint à la boutique, ilne manqua pas de l’inviter, et tout se passacette nuit-là comme la précédente, malgré lamoustiquaire. Car toute la nuit, une fois que laboisson assoupissante eut produit son effet, lajeune Halima, plus chaude que jamais, ne ces-sa de s’agiter et de se mouvoir, à califourchonsur le jeune coq endormi, d’une manière en-core plus extraordinaire que la première fois.Et lorsque le jeune Kamar, au matin, grâce à

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la poudre soufflée dans ses narines, fut sortide son lourd sommeil, il se sentit le visagebrûlant et le corps tout meurtri des succions,des morsures et autres choses semblables deson ardente amoureuse. Mais il n’en laissa rienvoir au joaillier qui l’interrogeait sur la manièredont il avait dormi, et, après avoir pris congéde lui, il sortit pour aller rendre compte à lafemme du barbier de ce qui s’était passé. Et, enregardant dans sa poche, il trouva un couteauqu’on y avait mis. Et il montra ce couteau àsa protectrice, en lui mettant cinq cents dinarsd’or de gratification, pour son époux le barbier,ce pauvre ! Et la vieille, après lui avoir baiséla main, s’écria en voyant le couteau : « Qu’Al-lah vous garde du malheur, ô mon enfant. Voicique ta bien-aimée est irritée et qu’elle te me-nace de te tuer, si elle te trouve encore en-dormi. Car c’est là l’explication de ce couteau-là trouvé dans ta poche ! » Et Kamar, fort per-plexe, demanda : « Mais comment pourrais-jefaire pour ne pas m’endormir ? Déjà j’avaisbien résolu de veiller coûte que coûte, la nuit

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dernière, mais sans y avoir réussi ! » Elle ré-pondit : « Eh bien, pour cela, tu n’auras qu’àlaisser boire le joaillier seul ; et, feignantd’avoir vidé la coupe de sorbet dont tu aurasjeté le contenu derrière toi, tu feras semblantde dormir en présence de l’esclave. Et de lasorte tu attendras le but désiré ! » Et Kamar ré-pondit par l’ouïe et l’obéissance, et ne manquapas de suivre exactement cet excellent avis.

Or, les choses se passèrent de la manièreprévue par la vieille. Car le joaillier, sur leconseil de son épouse, invita Kamar pour letroisième souper, selon l’usage qui veut quel’hôte soit invité trois nuits de suite. Et lorsquel’esclave qui avait apporté les sorbets vit lesdeux hommes endormis, elle se retira pour an-noncer à sa maîtresse que l’effet était produit.

À cette nouvelle, l’ardente Halima, furieusede voir que le jeune homme n’avait rien com-pris à ses avertissements, entra dans la salledu festin, le couteau à la main, prête à l’en-foncer dans le cœur de l’imprudent. Mais tout

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à coup Kamar, rieur, se leva sur ses pieds ets’inclina jusqu’à terre devant l’adolescente quilui demanda : « Ah ! et qui t’a enseigné unesemblable ruse ? » Et Kamar ne lui cacha pointqu’il avait agi d’après les conseils de la femmedu barbier. Et elle sourit et dit : « Elle a excellé,la vieille ! Mais désormais tu n’auras affairequ’à moi seule. Et tu ne t’en plaindras pas ! »Et, ce disant, elle attira à elle le jouvenceau à lachair vierge encore de tout contact de femme,et le manipula d’une si experte manière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

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… et le manipula d’une si experte manièreque du coup il apprit à décliner tous les cas

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sans hésitation, à placer le régime passif à l’ac-cusatif, et à ériger le régime direct dans sonrôle actif. Et il se comporta, dans cette batailledes jambes et des cuisses, avec une tellevaillance et un tel agencement de chocs en al-ler et de chocs en retour, que cette nuit-là futpar excellence la nuit du coq ! Louanges à Al-lah qui donne les ailes au premier vol des oi-seaux, qui fait danser le chevreau dès sa nais-sance, qui fait se développer le cou du jeunelion, qui fait bondir le fleuve à sa sortie du ro-cher, et qui met dans le cœur de Ses Croyantsun instinct invincible et beau comme le chantdu coq dans l’aurore !

Lorsque l’experte Halima eut, au moyen dece vaillant jouteur frais éclos de l’œuf, apaisél’ardeur qui la consumait, elle lui dit, entremille caresses : « Sache, ô fruit de mon cœur,que je ne saurais plus me passer de toi. C’estpourquoi il ne faut pas croire qu’une ou deux

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nuits, une ou deux semaines, un ou deux mois,une ou deux années me suffiront ! Je veux pas-ser ma vie tout entière avec toi, en abandon-nant le vieil époux si laid, et en te suivant dansta patrie. Écoute-moi donc, et, si tu m’aimes etsi l’expérience de cette nuit te convient, fais ceque je vais te dire. Voici ! Si mon vieil épouxt’invite encore une fois, réponds-lui : « Par Al-lah, mon oncle, ibn-Adam est fort pesant de sanature, et il a le sang bien lourd ! Et quand ilréitère les visites chez autrui, il fait se dégoû-ter de lui les riches aussi bien que les pauvres !Excuse-moi donc de ne pouvoir accepter tagracieuse offre, car je craindrais de commettreune indiscrétion en te retenant ainsi trois ouquatre nuits de suite hors de ton harem ! » Et,lui ayant ainsi parlé, tu le prieras de te louerune maison dans le voisinage de la nôtre, sousprétexte que vous pourrez ainsi tous les deuxvous voir commodément et passer tour à tourune partie de la nuit ensemble, sans qu’il enrésulte d’incommodité ni pour l’un ni pourl’autre. Or mon mari, je le sais, viendra me

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consulter là-dessus, et je le confirmerai dansce projet. Et lorsque nous en serons là, Allahse chargera du reste ! » Et le jeune Kamar ré-pondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et il lui jura dese conformer à tous ses désirs, et, pour scellerson serment, il fit avec elle une répétition, enfait de régimes, encore plus détaillée que lapremière. Et certes ! cette nuit-là, le bâton dupèlerin fonctionna avec zèle sur le cheminaplani déjà par la première marche du cavalier.

Cela fait, Kamar, sur le conseil de sonamoureuse, alla s’étendre auprès du joaillier,comme si rien ne se fût passé. Et le matin,lorsque le joaillier fut réveillé par la poudreantidote, Kamar voulut prendre congé de lui,selon sa coutume. Mais il le retint de force,et l’invita à revenir encore partager avec luile repas du soir. Et Kamar n’oublia pas la re-commandation de son amoureuse, et ne voulutpoint accepter l’invitation du joaillier ; mais illui fit part du plan qui avait été concerté, etlui dit que c’était le seul moyen de ne point

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se déranger l’un l’autre désormais. Et le vieuxjoaillier répondit : « Il n’y a pas d’inconvé-nient ! » Et, sans plus tarder, il se leva et allalouer la maison contiguë à la sienne, la meublarichement et y installa son jeune ami. Et, deson côté, l’experte Halima prit soin, en grandsecret, de faire pratiquer dans le mur de sépa-ration une ouverture qui se trouvait cachée desdeux côtés par une armoire.

Aussi, le lendemain, Kamar fut extrême-ment étonné en voyant, comme si elle sortaitde l’invisible, son amoureuse entrer dans sachambre. Mais elle, après l’avoir comblé de ca-resses, lui découvrit le mystère de l’armoire, et,séance tenante, lui fit signe de remplir son of-fice de coq. Et Kamar s’exécuta avec empres-sement et célérité, et mania sept fois de suitele bâton du pèlerinage. Après quoi, la jeuneHalima, moite d’ardeur satisfaite, tira de sonsein un poignard splendide appartenant à sonépoux le joaillier, qui l’avait travaillé lui-mêmeavec le plus grand soin, et dont il avait or-

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né la poignée de belles pierres précieuses ; etelle le remit à Kamar, en lui disant : « Mets cepoignard à ta ceinture, et rends-toi à la bou-tique d’Osta-Obeid, mon mari ; montre-lui lepoignard et demande-lui s’il le trouve à saconvenance, et combien il vaut. Et il te deman-dera de qui tu le tiens ; alors dis-lui qu’en pas-sant par le souk des armuriers, tu as entendudeux hommes qui parlaient ensemble, et dontl’un disait à l’autre : « Vois le présent que m’afait mon amoureuse, qui me donne les objetsappartenant à son vieux mari, le plus laid etle plus dégoûtant des vieux maris ! » Et ajouteque, l’homme qui parlait ainsi s’étant appro-ché, tu as acheté le poignard. Quitte ensuite laboutique, et reviens en toute hâte à la maison,où tu me retrouveras dans l’armoire pour re-prendre le poignard ! » Et Kamar, ayant pris lepoignard, se rendit à la boutique du joaillier, oùil joua le rôle que son amoureuse lui avait indi-qué.

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Lorsque le joaillier vit le poignard et enten-dit les paroles de Kamar, il fut dans un grandtrouble, et il répondit par des mots entrecou-pés comme un homme dont l’esprit est égaré.Et Kamar, voyant l’état du joaillier, sortit de laboutique et courut rapporter le poignard à sonamoureuse qui l’attendait déjà dans l’armoire.Et il lui peignit l’état cruel et l’égarement où ilavait laissé le joaillier, son mari.

Quant au malheureux Osta-Obeid, il courut,de son côté, à la maison, en proie aux tour-ments de la jalousie, et sifflant comme un ser-pent en fureur. Et il entra, avec les yeux horsde la tête, en s’écriant : « Où est mon poi-gnard ? » Et Halima, de l’air le plus innocent,répondit avec de grands yeux interloqués : « Ilest à sa place dans la cassette. Mais par Allah !Ô fils de l’oncle, je vois que tu as l’esprit égaré,et je me garderai bien de te le donner, de peurque tu ne veuilles en frapper quelqu’un ! » Etle joaillier insista, jurant qu’il ne voulait enfrapper personne. Alors, ouvrant la cassette,

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elle lui présenta le poignard. Et il s’écria : « Ôprodige ! » Elle demanda : « Qu’y a-t-il doncde surprenant ? » Il dit : « Je croyais avoir vuà l’instant ce poignard à la ceinture de monjeune ami ! » Elle dit : « Par ma vie ! aurais-tu pu avoir quelques faux soupçons sur tonépouse, ô le plus indigne des hommes ! » Et lejoaillier lui demanda pardon, et fit tous ses ef-forts pour apaiser sa colère.

Or, le lendemain, Halima, après avoir jouéavec son amoureux une partie d’échecs en septdivisions, songea aux moyens d’amener levieux joaillier à divorcer d’avec elle, et dit àKamar : « Tu vois que le premier moyen nenous a pas réussi. Or, je vais m’habiller en es-clave, et tu me conduiras à la boutique de monmari. Et tu lèveras mon voile en lui disant quetu viens de m’acheter au marché. Et nous ver-rons bien si cela lui ouvrira les yeux ! » Et ellese leva et s’habilla effectivement en esclave,et accompagna son amoureux à la boutique deson mari. Et Kamar dit au vieux joaillier : « Voi-

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ci une esclave que je viens d’acheter mille di-nars d’or. Vois si elle te plaît ! » Et, parlant ain-si, il leva son voile. Et le joaillier faillit s’éva-nouir en reconnaissant sa femme, ornée desmagnifiques pierreries qu’il avait travailléeslui-même, et portant au doigt les bagues dontKamar lui avait fait présent. Et il s’écria :« Comment s’appelle cette esclave ? » Et Ka-mar répondit : « Halima ! » Et le joaillier, à cesparoles, sentit sa gorge se dessécher, et tombaà la renverse. Et Kamar et l’adolescente profi-tèrent de son évanouissement pour se retirer.

Lorsqu’Osta-Obeid fut revenu de son éva-nouissement, il courut chez lui de toutes sesforces, et il faillit cette fois mourir de surpriseet d’effroi en trouvant son épouse avec lamême parure qu’il venait de lui voir, et ils’écria : « Il n’y a de force et de protectionqu’en Allah l’Omniscient ! » Et elle lui dit : « Ehbien, ô fils de l’oncle, de quoi t’étonnes-tudonc ? » Il dit : « Qu’Allah confonde le Malin !Je viens de voir une esclave qu’a achetée mon

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jeune ami, et qui paraît être une autre toi-même, tant elle te ressemble ! » Et Halima,comme suffoquée d’indignation, s’écria :« Comment, ô calamiteux à barbe blanche ! tuoses m’outrager par des soupçons si honteux ?Va te convaincre par tes propres yeux, et courschez ton voisin pour voir si tu ne vas pas ytrouver l’esclave ! » Il dit : « Tu as raison ! Iln’y a aucun soupçon qui ne cède à une tellepreuve ! » Et il descendit l’escalier, et sortit desa maison pour se rendre chez son ami Kamar.

Or Halima, ayant passé par l’armoire, setrouvait déjà là lorsqu’entra son époux. Et l’in-fortuné, confondu par une ressemblance sigrande, ne sut que murmurer : « Allah estgrand ! Il crée les jeux de la nature, et tout cequi lui plaît ! » Et il s’en revint chez lui, à la li-mite du trouble et de la perplexité ; et, trouvantsa femme comme il l’avait laissée, il ne put quela combler d’éloges et lui demander pardon.

Puis il s’en retourna à sa boutique.

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Quant à Halima, passant par l’armoire, ellevint rejoindre Kamar, et lui dit : « Tu vois qu’iln’y a pas moyen d’ouvrir les yeux à ce père dela barbe honteuse ! Il ne nous reste donc plusqu’à nous en aller d’ici sans retard. Mes me-sures sont déjà prises, et les chameaux char-gés sont prêts ainsi que les chevaux ; et la ca-ravane n’attend que nous pour partir ! » Et ellese leva, et, s’enveloppant de ses voiles, elle ledécida à l’emmener vers le lieu où se tenait lacaravane. Et tous deux montèrent sur les che-vaux qui les attendaient, et ils partirent. Et Al-lah leur écrivit la sécurité et ils arrivèrent enÉgypte sans aucun accident fâcheux.

Lorsqu’ils furent arrivés à la maison du pèrede Kamar, et que le vénérable marchand eutappris le retour de son fils, la joie dilata tousles cœurs, et Kamar fut reçu au milieu deslarmes du bonheur. Et lorsque Halima fut en-trée dans la maison, tous les yeux furentéblouis de sa beauté. Et le père de Kamar de-manda à son fils : « Ô mon fils, est-ce que c’est

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une princesse ? » Il répondit ; » Ce n’est pasune princesse, mais c’est celle dont la beautéa été la cause de mon voyage. Car c’est d’elleque nous avait parlé le derviche. Et je me pro-pose maintenant de l’épouser d’après la Sun-nah et la loi ! » Et il raconta à son père touteson histoire, depuis le commencement jusqu’àla fin. Mais il n’y a pas d’utilité à là répéter.

En apprenant cette aventure de son fils, levénérable marchand Abd-el-Rahmân s’écria :« Ô mon fils, que ma malédiction soit sur toidans ce monde-ci et dans l’autre, si tu persistesà vouloir épouser cette femme sortie de l’en-fer ! Ah ! crains, ô mon enfant, qu’elle ne seconduise un jour envers toi d’une manière aus-si éhontée qu’envers son premier mari ! Laisse-moi plutôt te chercher ici une épouse parmi lesjeunes filles de bonne famille ! » Et il l’admo-nesta longuement et lui parla si sagement queKamar répondit : « Je ferai ce que tu désires,ô mon père ! » Et le vénérable marchand em-brassa son fils, à ces paroles, et ordonna aussi-

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tôt d’enfermer Halima dans un pavillon retiré,en attendant qu’il prit une décision à son sujet.

Après quoi, il s’occupa de chercher danstoute la ville une épouse convenable pour sonfils. Et, après des démarches nombreuses dela mère de Kamar auprès des femmes des no-tables et des riches marchands, on célébra lesfiançailles de Kamar avec la fille du kâdi, quiétait certainement la plus belle jouvencelle duCaire. Et à cette occasion, pendant quarantejours entiers, on n’épargna ni les festins, ni lesilluminations, ni les danses, ni les jeux. Et ledernier jour fut une fête spécialement réservéepour les pauvres, qu’on prit soin de convier àprendre place autour des plateaux servis poureux, en toute générosité.

Or, Kamar, qui surveillait lui-même les ser-viteurs pendant ce festin, remarqua parmi lespauvres un homme plus mal vêtu que les pluspauvres et brûlé par le soleil, avec, sur sa fi-gure, les traces de longues fatigues et de cui-sants chagrins. Et, arrêtant sur lui ses regards

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pour l’appeler, il reconnut le joaillier Osta-Obeid. Et il courut faire part de sa découverteà son père qui lui dit : « C’est le moment de ré-parer, autant qu’il est en notre pouvoir, le malque tu as commis à l’instigation de la déver-gondée que j’ai enfermée ! » Et il s’avança ducôté du vieux joaillier qui était sur le point des’éloigner, et, l’appelant par son nom, il l’em-brassa tendrement et l’interrogea sur le motifqui l’avait réduit à un tel état de pauvreté. EtOsta-Obeid lui raconta qu’il était parti de Bass-ra, afin que son aventure ne fût pas ébruitéeet ne pût fournir à ses ennemis l’occasion dese moquer de lui, mais qu’il était tombé, dansle désert, entre les mains des Arabes pilleursqui l’avaient dépouillé de tout ce qu’il possé-dait ! » Et le vénérable Abd-el-Rahmân se hâ-ta de le faire conduire au hammam et, après lebain, de le faire vêtir de riches habits ; puis illui dit : « Tu es mon hôte, et je te dois la véri-té ! Sache donc que ton épouse Halima est ici,enfermée par mes ordres dans un pavillon reti-ré. Et je pensais te la renvoyer sous escorte à

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Bassra ; mais puisqu’Allah t’a conduit jusqu’ici,c’est que le sort de cette femme était marquéd’avance. Je vais donc te conduire chez elle, ettu lui pardonneras ou tu la traiteras comme ellele mérite. Car je ne dois pas te cacher que jeconnais toute la pénible aventure, où ta femmeest seule coupable ; car l’homme qui se laisseséduire par une femme n’a rien à se reprocher,vu qu’il ne peut résister à l’instinct qu’Allah amis en lui ; mais la femme n’est point consti-tuée de la même manière, et si elle ne repoussepas l’approche et l’attaque des hommes, elleest toujours coupable. Ah ! mon frère, il fautune grande réserve de sagesse et de patienceà l’homme qui possède une femme ! » Et lejoaillier dit : « Tu as raison, mon frère ! Mafemme est seule coupable en cette affaire-là.Mais où est-elle ? » Et le père de Kamar dit :« Dans ce pavillon que tu vois devant toi, etdont voici les clefs ! » Et le joaillier prit les clefsavec une grande joie et alla au pavillon dontil ouvrit les portes, et entra chez sa femme. Etil s’avança sur elle sans dire un mot, et de ses

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deux mains, soudain abattues sur son cou, ill’étrangla, en s’écriant : « Ainsi meurent les dé-vergondées de ton espèce…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il l’étrangla, en s’écriant : « Ainsimeurent les dévergondées de ton espèce ! »

Et le marchand Abd-el-Rahmân, pour ache-ver de réparer les torts de son fils Kamar àl’égard du joaillier, trouva équitable et méri-toire devant Allah Très-Haut de marier, le jour

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même des noces de Kamar, sa fille Étoile-du-Matin avec Osta-Obeid. Mais Allah est plusgrand et plus généreux !

— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cettehistoire, se tut. Et le roi Schahriar s’écria : « FasseAllah, ô Schahrazade, que toutes les femmes dé-vergondées subissent le sort de l’épouse dujoaillier. Car c’est ainsi qu’auraient dû se terminerplusieurs histoires parmi celles que tu m’as ra-contées ! Souvent, en effet, j’ai été irrité en monâme, Schahrazade, de voir que certaines femmesavaient eu une fin contraire à mes idées et à monpenchant. Car, pour ma part, tu sais bien com-ment j’ai traité l’épouse éhontée et si maligne– qu’Allah ne l’ait point en Sa compassion – ainsique toutes ses esclaves infidèles ! » Mais Schah-razade, ne voulant pas que le Roi s’arrêtât long-temps sur de telles pensées, se garda bien de ré-pondre à ce sujet, et se hâta de commencer,comme suit, l’HISTOIRE DE LA JAMBE DE MOU-TON.

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HISTOIRE DE LA JAMBE DEMOUTON

Il est raconté – mais Allah est plus sa-vant ! – qu’il y avait au Caire, sous le règned’un roi d’entre les rois de ce pays, une femmedouée de tant de ruse et de tant d’adresse queboire une gorgée d’eau ou passer dans le troud’une aiguille de la plus petite espèce étaitpour elle chose aussi aisée. Or Allah – qui dis-tribue où Il veut les qualités et les défauts –avait mis en cette femme une telle ardeur detempérament que s’il lui avait fallu être l’unedes quatre épouses d’un Croyant et partageravec justice les nuits en quatre lots, un pourchacune, elle serait morte de désir rentré. Aus-si, elle avait su si bien mener ses affaires,qu’elle était parvenue à être non seulementl’épouse unique d’un homme, mais à se marier

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avec deux hommes à la fois, tous deux de larace des coqs de la Haute-Égypte, qui peuventcontenter vingt poules l’une après l’autre. Etelle avait usé de tant de finesse, et si bien suprendre ses mesures, qu’aucun des deux ne sedoutait d’un partage si contraire à la loi et auxcoutumes des vrais Croyants. Et, d’ailleurs, elleétait aidée dans son manège par la professionmême qu’exerçaient ses deux maris, car l’unétait voleur de nuit, et l’autre escamoteur dejour. Ce qui faisait que lorsque l’un rentraitle soir au logis, une fois sa besogne terminée,l’autre était déjà sorti à la quête de quelque tra-vail conséquent. Quant à ce qui est de leursnoms, ils s’appelaient : le voleur Haram et l’es-camoteur Akil.

Et les jours et les mois passèrent, et le vo-leur Haram et l’escamoteur Akil s’acquittaientavec excellence de leur métier de coq, dans lamaison, et de renard, hors de la maison.

Or, un jour d’entre les jours, le voleur Ha-ram, après que l’héritier de son père eut

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contenté la fille de l’oncle, encore plus excel-lemment que d’habitude, dit à la femme :« Une affaire de grande importance, ô femme,m’oblige à m’absenter pour quelque temps.Puisse Allah m’écrire la réussite, afin que jesois au plus tôt de retour près de toi ! » Et lafemme répondit : « Le nom d’Allah sur toi etautour de toi, ô tête des hommes ! Mais queva devenir la malheureuse pendant l’absencede son gaillard ? » Et elle se désola beaucoupet lui dit mille paroles de regret, et ne le lais-sa partir qu’après les marques les plus chaudesde son attachement. Et le voleur Haram chargéd’un sac de provisions de bouche, que l’ado-lescente avait pris soin de lui préparer pour laroute, s’en alla en sa voie, ravi et faisant cla-quer sa langue de contentement.

Or, il y avait à peine une heure de tempsqu’il était parti quand rentra Akil l’escamoteur.Et le sort voulut qu’ayant un motif de quitter laville, il vint précisément annoncer son départà son épouse. Et l’adolescente ne manqua pas

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de témoigner à son second mari toute la peineque lui causait son éloignement, et, après lespreuves diverses et multipliées d’une passionextraordinaire, elle lui remplit un sac de pro-visions de bouche pour le voyage, et lui fitses adieux en appelant sur sa tête les béné-dictions d’Allah – qu’Il soit exalté ! – Et l’esca-moteur Akil partit de sa maison en se louantd’avoir une épouse si chaude et si attention-née, et faisant claquer sa langue de contente-ment.

Et comme la destinée de chaque créaturel’attend d’ordinaire à quelque tournant de che-min, les deux maris devaient trouver la leur aumoment où ils y pensaient le moins. En effet,à la fin de sa journée, l’escamoteur Akil en-tra dans un khân qui se trouvait sur la route,se proposant d’y passer la nuit. Et, en entrantdans le khân, il n’y trouva qu’un seul voyageur,avec lequel, après les salams et complimentsde part et d’autre, il lia bientôt conversation.Or, c’était précisément le voleur Haram, qui

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avait pris le même chemin que l’associé qu’ilne connaissait pas. Et le premier dit au se-cond : « Ô compagnon, tu parais bien fati-gué ! » Et l’autre répondit : « Par Allah, j’ai faitaujourd’hui tout d’une traite la route du Caire !Mais toi, compagnon, d’où viens-tu ? » Il ré-pondit : « Du Caire également ! Et glorifié soitAllah qui met sur ma route un compagnon aus-si agréable pour continuer le voyage. Car leProphète – sur lui la prière et la paix ! – a dit :« Un compagnon est la meilleure provision deroute ! » Mais, en attendant, pour sceller notreamitié, rompons ensemble le même pain etgoûtons au même sel ! Voici, ô compagnon,mon sac de provisions, où j’ai, pour te les offrir,des dattes fraîches et du rôti à l’ail ! » Et l’autrerépondit : « Qu’Allah augmente tes biens, ôcompagnon ! j’accepte l’offre de tout cœur ami-cal. Mais permets-moi d’apporter aussi monécot ! Et pendant que le premier tirait du sacses provisions, il déploya les siennes sur lanatte où ils étaient assis.

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Lorsque tous les deux eurent fini de posersur la natte ce qu’ils avaient à offrir, ils s’aper-çurent qu’ils avaient exactement les mêmesprovisions : des galettes de pain au sésame,des dattes et la moitié d’une jambe de mouton.Et ils furent bientôt étonnés à la limite extrêmede l’étonnement, lorsqu’ils eurent constaté queles deux moitiés de la jambe de mouton serejoignaient avec une parfaite exactitude. Etils s’écrièrent : « Allahou akbar » il était écritque cette jambe de mouton verrait ses deuxmoitiés se réunir, malgré la mort, le four etl’assaisonnement ! » Puis l’escamoteur deman-da au voleur : « Par Allah sur toi, ô compa-gnon, puis-je savoir d’où vient ce morceau dejambe de mouton ? » Et le voleur répondit :« C’est la fille de mon oncle qui me l’a donnéavant mon départ ! Mais par Allah sur toi, ôcompagnon ; puis-je savoir à mon tour où tuas pris cette moitié de jambe-là ? » Et l’esca-moteur dit : « C’est également la fille de l’onclequi me l’a mise dans le sac ! Mais peux-tu medire dans quel quartier se trouve ton honorable

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maison ? » Il dit : « Près de la porte des Vic-toires ! » Et l’autre s’écria ; « Et moi aussi ! »Et bientôt, de questions en questions, les deuxlarrons finirent par acquérir la conviction que,depuis le jour de leur mariage, ils étaient lesassociés sans le savoir de la même couche etdu même tison. Et ils s’écrièrent : « Éloigné soitle Malin ! Voici que nous sommes les dupesde la maudite ! » Puis, malgré que cette dé-couverte eût failli d’abord les inciter à quelqueviolence, ils finirent, parce qu’ils étaient aviséset sages, par penser que le meilleur parti àprendre était encore de revenir sur leurs pas, etd’éclaircir, par leurs propres yeux et par leurspropres oreilles, ce qui était à éclaircir avec larouée. Et, étant tombés d’accord à ce sujet, ilsreprirent tous les deux la route du Caire, et netardèrent pas à arriver à leur logis commun.

Lorsque, leur ayant ouvert la porte, l’ado-lescente eut aperçu ensemble ses deux maris,elle ne put guère douter qu’elle ne fût décou-verte quant à sa rouerie, et, comme elle était

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sage et avisée, elle pensa que ce serait en vain,cette fois, qu’elle chercherait quelque prétextepour cacher plus longtemps la vérité. Et ellepensa : « Le cœur de l’homme le plus dur nepeut résister aux larmes de la femme aimée ! »Et soudain, fondant en sanglots et défaisant sescheveux, elle se jeta aux pieds de ses deux ma-ris, en implorant leur miséricorde.

Or, tous deux l’aimaient, et leur cœur étaitlié à ses charmes. Aussi, malgré sa notoire per-fidie, ils sentirent que leur attachement pourelle n’avait point été affaibli ; et ils la relevèrentet lui accordèrent son pardon, mais après luiavoir toutefois fait des remontrances, avec desyeux écarquillés. Puis, comme elle se tenait si-lencieuse avec un air fort contrit, ils lui direntque ce n’était pas tout, mais qu’il fallait bienque cessât, sans retard, cet état si contraireaux coutumes et aux mœurs des Croyants. Etils ajoutèrent : « Il faut absolument que tu tedécides, sur l’heure, à choisir celui de nousdeux que tu veux garder pour époux ! »

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À ces paroles de ses deux maris, l’adoles-cente baissa la tête, et réfléchit profondément.Et ils eurent beau la presser de prendre sansretard une détermination, il fut impossible delui faire désigner celui qu’elle préférait, car elleles trouvait tous deux égaux en vaillance, forceet résistance. Mais comme, impatientés de sonsilence, ils lui criaient d’une voix menaçantequ’elle eût à faire son choix, elle finit par re-lever la tête et dit : « Il n’y a de recours et demiséricorde qu’en Allah le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô hommes, puisque vous m’obligezà choisir entre vous, et à prendre un parti quicoûte à l’affection que je vous ai vouée éga-lement, et comme, réflexion faite et consé-quences pesées, je n’ai aucun motif de préférerl’un à l’autre, voici ce que je vous propose !Vous vivez tous deux de votre adresse, et encela votre conscience est en repos, et Allah quijuge les actions de Ses créatures d’après les ap-titudes qu’il a mises dans leur cœur, ne vousrepoussera pas du sein de Sa bonté. Toi, Akil,tu escamotes, le jour, et toi, Haram, tu voles,

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la nuit. Eh bien, je déclare devant Allah et de-vant vous, que je garderai pour époux celui devous deux qui aura donné la meilleure preuved’adresse, et accompli la plus fine prouesse ! »Et tous deux répondirent par l’ouïe et l’obéis-sance, en agréant tout de suite la proposition,et se préparèrent aussitôt à lutter de dextérité.

Or, ce fut l’escamoteur Akil qui débuta, ense rendant avec son associé Haram dans lesouk des changeurs. Et là, il lui montra dudoigt un vieux Juif qui se promenait d’une bou-tique à l’autre avec lenteur, et dit : « Tu vois, ôHaram, ce fils de chien ! Or, moi, avant qu’il aitachevé sa tournée de changeur, je me fais fortde le forcer à me donner son sac, rempli d’or,de changeur ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’appro-cha, léger comme une plume, du Juif en tour-née, et lui subtilisa le sac rempli de dinars d’orqu’il portait avec lui. Et il s’en revint vers soncompagnon qui d’abord, pris d’une peur ex-trême, voulut l’éviter pour ne pas risquer d’êtrearrêté avec lui comme complice, mais qui, en-

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suite, émerveillé d’un coup si adroit, se mità le féliciter de la dextérité dont il venait defaire preuve, et lui dit « Par Allah ! je crois bienque jamais je ne pourrai, de mon côté, accom-plir un exploit si brillant ! Je croyais que vo-ler un Juif était une chose au-dessus des forcesd’un Croyant ! » Mais l’escamoteur se prit àrire et lui dit : « Ô pauvre ! cela n’est qu’uncommencement, car ce n’est pas ainsi que jeprétends m’approprier le sac du Juif ! Car lajustice pourrait un jour ou l’autre être mise surma piste et me forcer à rendre gorge. Mais jeveux devenir le propriétaire légal du sac avecson contenu, en m’y prenant de manière à ceque le kâdi lui-même m’adjuge le bien de ceJuif farci d’or ! » Et, ce disant, il s’en alla dansun coin retiré du souk, ouvrit le sac, compta lespièces d’or qu’il contenait, en ôta dix dinars etmit à leur place un anneau de cuivre qui lui ap-partenait. Après quoi il referma soigneusementle sac, et, rejoignant le Juif dépouillé, il le luiglissa adroitement dans la poche de son kaftan,

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comme si de rien n’était. L’adresse est un dond’Allah, ô Croyants !

Or, à peine le Juif eut-il fait quelques pas,que de nouveau l’escamoteur s’élança vers lui,mais bien ostensiblement cette fois, en luicriant : « Misérable fils d’Aâron, ton châtimentest proche ! Rends-moi mon sac, ou bien ànous deux chez le kâdi ! » Et le Juif, à la limitede la surprise de se voir ainsi pris à partie parun homme qu’il ne connaissait ni de père nide mère, et qu’il n’avait jamais vu de sa vie,commença d’abord, pour éviter les coups, parse confondre en excuses, et jura par Ibrahim,Ishak et Yâcoub que son agresseur se trompaitde personne, et que, pour sa part, il n’avait ja-mais songé à lui enlever son sac ! Mais Akil,sans vouloir rien entendre de ses protestations,ameuta contre lui tout le souk et finit par leprendre par son kaftan, en lui criant : « Moi ettoi chez le kâdi ! » Et, comme il résistait, il lesaisit par la barbe et le traîna, au milieu deshuées, devant le kâdi.

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Et le kâdi demanda : « Quelle est l’af-faire ? » Et Akil aussitôt répondit : « Ô notremaître le kâdi, ce Juif, de la tribu des Juifs, quej’amène entre tes mains dispensatrices de lajustice, est certainement le voleur le plus auda-cieux qui soit encore entré dans la salle de tesdécrets. Voici qu’après m’avoir volé mon sacplein d’or, il ose se promener dans le souk avecla tranquillité du musulman irréprochable ! »Et le Juif, la barbe à moitié arrachée, gémit :« Ô notre maître le kâdi, je proteste ! Jamais jen’ai vu ni connu cet homme qui m’a brutaliséet réduit en l’état lamentable où je suis, aprèsavoir ameuté le souk contre moi et détruit àjamais mon crédit et ruiné ma réputation dechangeur irréprochable ! » Mais Akil s’écria :« Ô maudit fils d’Israël, depuis quand la paroled’un chien de ta race prévaut-elle contre la pa-role d’un Croyant ! Ô notre maître le kâdi, cefourbe nie son vol avec autant d’audace que cemarchand des Indes dont je pourrais raconterl’histoire à ta seigneurie, si elle ne la connaîtpas ! » Et le kâdi répondit : « Je ne connais pas

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l’histoire du marchand des Indes ! Mais que luiest-il arrivé ? Dis-le-moi brièvement ! » Et Akildit : « Sur ma tête et sur mon œil ! Ô notremaître, pour parler brièvement, ce marchanddes Indes était un homme qui avait réussi àinspirer tant de confiance aux gens du souk,qu’un jour un gros dépôt d’argent lui fut confié,sans demande de reçu. Et il profita de cette cir-constance pour nier le dépôt, le jour où le pro-priétaire vint le lui réclamer. Et, comme il n’yavait contre lui ni témoins ni écritures, il au-rait certainement mangé en toute tranquillitéle bien d’autrui, si le kâdi de la ville n’eût réus-si, par sa finesse, à lui faire avouer la vérité. Et,cet aveu obtenu, il lui fit appliquer deux centscoups de bâton sur la plante des pieds, et lechassa de la ville ! » Puis Akil continua : « Etmaintenant j’espère d’Allah, ô notre maître lekâdi, que ta seigneurie pleine de sagacité et definesse trouvera aisément le moyen de démon-trer la duplicité de ce Juif ! Et, d’abord, per-mets à ton esclave de te prier de vouloir bien

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donner l’ordre de fouiller mon voleur, pour leconvaincre de son vol ! »

Lorsque le kâdi eut entendu ce discoursd’Akil, il ordonna aux gardes de fouiller le Juif.Et ils ne mirent pas longtemps pour trouver surlui le sac en question. Et l’accusé, gémissant,soutint que le sac était sa propriété légitime. Etde son côté Akil assurait, avec force sermentset injures à l’adresse du mécréant, qu’il recon-naissait parfaitement le sac qui lui avait été dé-robé. Et le kâdi, en juge avisé, ordonna alorsque chacune des parties déclarât ce qu’elle de-vait avoir déposé dans le sac en litige. Et leJuif déclara : « Il y a dans mon sac, ô notremaître, cinq cents dinars d’or, pas un de plus,pas un de moins, que j’y ai déposés ce matin ! »Et Akil s’écria : « Tu mens, ô chien des Juifs ! àmoins que, contrairement à l’habitude de ceuxde ta race, tu ne rendes plus que l’on ne t’a prê-té ! Or, moi, je déclare qu’il n’y a dans le sacque quatre cent quatre-vingt-dix dinars, pas unde plus, pas un de moins. Et, en outre, un an-

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neau en cuivre, qui porte mon cachet, doit s’ytrouver renfermé, à moins que tu ne l’aies dé-jà enlevé ! » Et le kâdi ouvrit le sac, devant lestémoins, et son contenu ne put que donner rai-son à l’escamoteur. Et aussitôt le kâdi remit lesac à Akil, et ordonna qu’on administrât sur-le-champ la bastonnade au Juif, que la stupéfac-tion avait rendu muet !

Lorsque le voleur Haram vit la réussite dutour d’adresse de son associé Akil, il le félicitaet lui dit qu’il lui serait bien difficile de le sur-passer. Il convint pourtant avec lui d’un ren-dez-vous pour le soir même, auprès du palaisdu sultan, afin qu’il pût tenter, à son tour,quelque exploit qui ne fût pas trop indigne dumerveilleux tour dont il venait d’être le témoin.

Aussi, à la tombée de la nuit, les deux as-sociés étaient déjà au rendez-vous fixé. Et Ha-ram dit à Akil : « Compagnon, tu es parvenu àrire de la barbe d’un Juif et de celle du kâdi.Or, moi, c’est au sultan lui-même que je veuxm’adresser. Voici donc une échelle de corde au

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moyen de laquelle je vais pénétrer dans l’ap-partement du sultan ! Mais il faut que tu m’yaccompagnes, pour être témoin de ce qui vase passer ! » Et Akil, qui n’était point habituéau vol mais simplement à l’escamotage, futd’abord bien effrayé de la témérité de cette ten-tative ; mais il eut honte de reculer devant sonassocié, et l’aida à jeter l’échelle de corde au-dessus de la muraille du palais. Et ils y grim-pèrent tous deux, descendirent du côté oppo-sé, traversèrent les jardins, et s’engagèrentdans le palais même, à la faveur des ténèbres.

Et ils se glissèrent, à travers les galeries,jusqu’à l’appartement même du sultan ; et Ha-ram, soulevant une portière, fit voir à son com-pagnon le sultan endormi, auprès duquel setrouvait un jeune garçon qui lui chatouillait laplante des pieds…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… un jeune garçon qui lui chatouillait laplante des pieds. Et ce jeune garçon qui, aumoyen de cette manœuvre, favorisait le dormirdu roi, paraissait lui-même accablé de sommeilet, pour ne pas se laisser aller à l’assoupisse-ment, mâchait un morceau de mastic.

À cette vue, Akil, pris de peur, faillit tombersur le dos, et Haram lui dit à l’oreille : « Pour-quoi t’effraies-tu de la sorte, compagnon ? Tuas parlé au kâdi et, à mon tour, je veux parlerau roi ! » Et, le laissant derrière le rideau, ils’approcha du jeune garçon avec une agilitémerveilleuse, le bâillonna, le ficela et le sus-pendit, comme un paquet, au plafond. Puis ils’assit à sa place, et se mit à chatouiller laplante des pieds du roi, avec la science d’un

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masseur de hammam. Et, au bout d’un mo-ment, il manœuvra de manière à réveiller lesultan, qui se prit à bâiller. Et Haram, imitantla voix d’un jeune garçon, dit au sultan : « Ôroi du temps ! puisque ta Hautesse ne dort pas,veut-elle que je lui raconte quelque chose ? »Et le sultan ayant répondu : « Tu peux ! » Ha-ram dit : « Il y avait, ô roi du temps, dans uneville d’entre les villes, un voleur nommé Haramet un escamoteur nommé Akil, qui luttaientensemble d’audace et d’adresse. Or, voici cequ’un jour chacun d’eux entreprit ! » Et il ra-conta au sultan le tour d’Akil, dans tous ses dé-tails, et poussa l’audace jusqu’à lui apprendrece qui se passait dans son propre palais, enchangeant seulement le nom du sultan et lelieu de la scène. Et, lorsqu’il eut terminé sonrécit, il dit : « Et maintenant, ô roi du temps,lequel des deux compagnons ta seigneurietrouve-t-elle le plus habile ? » Et le sultan ré-pondit : « C’est, sans contredit, le voleur quis’est introduit dans le palais du roi ! »

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Lorsqu’il eut entendu cette réponse, Haramprétexta un pressant besoin d’uriner, et sortitcomme pour aller aux cabinets. Et il alla re-joindre son compagnon qui, pendant tout letemps qu’avait duré la conversation, sentaitson âme s’envoler de terreur de son nez. Et ilsreprirent le chemin qu’ils avaient déjà parcou-ru, et sortirent du palais aussi heureusementqu’ils y étaient entrés.

Or, le lendemain, le sultan, qui avait étébien étonné de ne pas revoir son favori qu’ilcroyait aux cabinets, fut à la limite de la sur-prise en le voyant suspendu au haut du pla-fond, tout comme dans l’histoire qu’il avait en-tendu raconter. Et bientôt il acquit la certitudequ’il venait d’être lui-même la dupe de l’auda-cieux voleur. Mais, loin d’être irrité contre ce-lui qui l’avait ainsi joué, il voulut le connaître ;et, dans ce but, il fit publier, par les crieurs pu-blics, qu’il pardonnait à celui qui s’était intro-duit de nuit dans son palais, et qu’il lui pro-mettait une grande récompense s’il se présen-

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tait devant lui. Et Haram, sur la foi de cettepromesse, se rendit au palais et se présentaentre les mains du sultan, qui le loua beaucouppour son courage et, pour récompenser tantd’adresse, le nomme sur l’heure chef de la po-lice du royaume. Et, de son côté, l’adolescentene manqua pas, en apprenant la chose, dechoisir Haram pour unique époux, et vécutavec lui dans les délices et la joie. Mais Allahest plus savant !

— Et Schahrazade, cette nuit-là, ne voulut paslaisser le Roi sur l’impression de cette histoire, etcommença immédiatement à lui raconter la prodi-gieuse histoire suivante.

Elle dit :

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LES CLEFS DU DESTIN

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le khali-fat Mohammad-ben-Theiloun, sultan d’Égypte,était un souverain aussi sage et bon que sonpère Theiloun était cruel et oppresseur. Car,loin d’agir comme lui, en torturant ses sujetspour leur faire payer trois et quatre fois lesmêmes impôts, et en leur faisant administrerla bastonnade pour les forcer à déterrer lesquelques drachmes qu’ils enfouissaient dans laterre par crainte des percepteurs, il se hâta defaire renaître la tranquillité et de ramener lajustice parmi son peuple. Et il employait lestrésors que son père Theiloun avait amasséspar la violence, à protéger les poètes et les sa-vants, à récompenser les vaillants, et à venir enaide aux pauvres et aux malheureux. Aussi leRétributeur fit tout réussir sous son règne bé-ni : car jamais les crues du Nil ne furent aussi

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régulières et abondantes, jamais les moissonsne furent aussi riches et multipliées, jamais leschamps de luzerne et de lupin ne furent aussiverts, et jamais les marchands ne virent affluerautant d’or dans leurs boutiques.

Or, un jour d’entre les jours, le sultan Mo-hammad fit venir en sa présence tous les di-gnitaires de son palais pour les interroger, cha-cun à tour de rôle, sur leurs fonctions, leursservices passés, et la paie qu’ils recevaient dutrésor. Car il voulait, de la sorte, contrôler parlui-même leur conduite et leurs moyens d’exis-tence, en se disant : « Si je trouve quelqu’unavec un emploi pénible et une paie légère, jediminuerai sa charge et j’augmenterai ses ap-pointements ; mais si j’en trouve un avec unepaie considérable et un emploi facile, je dimi-nuerai ses appointements et j’augmenterai sontravail. »

Et les premiers qui se présentèrent entreses mains furent ses vizirs, qui étaient aunombre de quarante, tous des vieillards véné-

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rables, avec de longues barbes blanches et unvisage marqué par la sagesse. Et ils portaientsur la tête des tiares enturbannées, enrichiesde pierres précieuses ; et ils s’appuyaient surde longues verges à bout d’ambre, signe de leurpouvoir. Puis vinrent les walis des provinces,les chefs de l’armée, et tous ceux qui, de prèsou de loin, avaient à maintenir la tranquilli-té et à rendre la justice. Et, les uns après lesautres, ils s’agenouillèrent et embrassèrent laterre entre les mains du khalifat, qui les inter-rogea longuement, et les rétribua ou les desti-tua, selon ce qu’il lui apparaissait de leurs mé-rites.

Et le dernier qui se présenta fut l’eunuqueporte-glaive, exécuteur de la justice. Et bienqu’il fût gras, comme un homme bien nourriqui n’a rien à faire, il était bien triste d’aspect,et, au lieu de marcher fièrement, avec songlaive nu sur l’épaule, il avait la tête baissée ettenait son glaive dans le fourreau. Et quand ilfut entre les mains du sultan Mohammad-ben-

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Theiloun, il embrassa la terre et dit : « Ô notremaître et la couronne sur notre tête, voici quele jour de la justice va luire enfin pour l’esclaveexécuteur de ta justice ! Ô mon seigneur, ô roidu temps, depuis la mort de ton défunt père,le sultan Theiloun – qu’Allah l’ait en Sa miséri-corde – j’ai vu chaque jour diminuer les occu-pations de ma charge et disparaître les profitsque j’en tirais. Et ma vie, qui était jadis heu-reuse, s’écoule maintenant morne et inutile. Etsi l’Égypte continue de la sorte à jouir de latranquillité et de l’abondance, je cours grandrisque de mourir de faim, en ne laissant mêmepas de quoi m’acheter un linceul – qu’Allahprolonge la vie de notre maître ! »

Lorsque le sultan Mohammad-ben-Thei-loun eut entendu ces paroles de son porte-glaive, il réfléchit pendant un bon moment, etreconnut que ses plaintes étaient justifiées, carles plus gros profits de sa charge lui venaient,non de sa paie qui était peu considérable, maisde ce qu’il tirait, en dons ou en héritages, de

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 714/1032

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ceux qu’il exécutait. Et il s’écria : « Nous ve-nons d’Allah et vers Lui nous retournerons !Il est donc bien vrai que le bonheur de tousest une illusion, et que ce qui fait la joie del’un peut faire couler les larmes de l’autre ! Ôporte-glaive, tranquillise ton âme et rafraîchistes yeux, car désormais, pour t’aider à vivre,maintenant que tes fonctions ne sont guère ré-tribuées, tu recevras chaque année deux centsdinars d’émoluments ! Et fasse Allah que, du-rant tout mon règne, ton glaive reste aussi in-utile qu’il l’est en ce moment, et se couvre de larouille pacifique du repos ! » Et le porte-glaivebaisa le pan de la robe du khalifat et rentradans le rang. Or, tout cela est pour prouverquel souverain juste et clément était le sultanMohammad.

Et, comme la séance allait être levée, le sul-tan aperçut, derrière les rangs des dignitaires,un cheikh d’âge, au visage chargé de rides etau dos voûté, qu’il n’avait pas encore interro-gé. Et il lui fit signe de s’approcher, et lui de-

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manda quel était son emploi dans le palais. Etle cheikh répondit : « Ô roi du temps, mon em-ploi consiste, en tout et pour tout, à veiller sim-plement sur un coffret qui m’a été remis engarde par le défunt sultan, ton père. Et, pourcet emploi, il m’est alloué, sur le trésor, dix di-nars d’or tous les mois ! » Et le sultan Moham-mad s’étonna de cela, et dit : « Ô cheikh, c’estune bien grosse paie pour un emploi si aisé !Mais qu’y a-t-il dans le coffret ? » Il répondit :« Par Allah ; Ô notre maître, il y a quarante ansdéjà que je l’ai en garde, et j’ignore ce qu’ilcontient ! » Et le sultan dit : « Va et l’apporteau plus vite ! » Et le cheikh se hâta d’exécuterl’ordre.

Or, le coffret que le cheikh apporta devantle sultan était en or massif et richement ou-vragé. Et le cheikh, sur l’ordre du sultan, l’ou-vrit pour la première fois. Or, il ne contenaitqu’un manuscrit tracé en lettres brillantes surde la peau de gazelle teinte en pourpre. Et il y

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avait, tout au fond, une petite quantité de terrerouge.

Et le sultan prit le manuscrit en peau de ga-zelle, qui était écrit en caractères brillants, etvoulut lire ce qu’il disait. Mais, bien qu’il fûtfort versé dans l’écriture et dans les sciences,il ne put déchiffrer un seul mot des caractèresinconnus dont il était tracé. Et ni les vizirs niles ulémas qui étaient présents ne réussirentguère davantage. Et le sultan fit venir, les unsaprès les autres, tous les savants renommésde l’Égypte, de la Syrie, de la Perse et desIndes ; mais aucun d’eux ne put seulement direen quelle langue était écrit ce manuscrit. Carles savants ne sont d’ordinaire que de pauvresignorants affublés de gros turbans, pour toutacquis.

Et le sultan Mohammad fit alors publier partout l’empire, qu’il accorderait la plus grandedes récompenses à celui qui pourrait seule-ment lui indiquer l’homme assez instruit pourdéchiffrer les caractères inconnus.

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Or, peu de temps après la publication decet avis, un vieillard à turban blanc se présentaà l’audience du sultan, et dit, après avoir ob-tenu la permission de parler : « Qu’Allah pro-longe la vie de notre maître le sultan ! L’esclavequi est entre tes mains est un ancien serviteurde ton père, le défunt sultan Theiloun, et vientaujourd’hui même de rentrer de l’exil auquel ilavait été condamné ! Qu’Allah ait le défunt ensa compassion, qui m’a condamné à cette re-légation ! Or, je me présente entre tes mains,ô notre maître souverain, pour te dire qu’unseul homme peut lire le manuscrit en peau degazelle ! Et c’est son maître légitime le cheikhHassân Abdlallah, fils d’el-Aschar, qui, il y aquarante ans, a été jeté dans un cachot parordre du défunt sultan. Et Allah sait s’il y gémitencore ou s’il est mort ! » Et le sultan deman-da : « Et pour quel motif le cheikh Hassân Abd-lallah a-t-il été enfermé dans un cachot ? » Ilrépondit : « Parce que le défunt sultan voulaitobliger par la force le cheikh à lui lire le ma-nuscrit, après qu’il l’en eut dépossédé ! »

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Et le sultan Mohammad, à ces paroles, en-voya aussitôt les chefs des gardes visiter toutesles prisons, dans l’espoir d’y trouver le cheikhHassân Abdlallah encore en vie, et de l’en fairesortir. Et le sort voulut que le cheikh fût encorevivant. Et les chefs des gardes, d’après l’ordredu sultan, le revêtirent d’une robe d’honneur,et l’amenèrent entre les mains de leur maître.Et le sultan Mohammad vit que c’était unhomme d’aspect vénérable et au visage ravagépar les souffrances. Et il se leva en son hon-neur, et le pria de pardonner l’injuste traite-ment que lui avait fait subir le khalifat Thei-loun, son père. Puis il le fit asseoir près de lui,et, lui remettant le manuscrit en peau de ga-zelle, il lui dit : « Ô vénérable cheikh, je ne vou-drais point garder plus longtemps cet objet quine m’appartient pas, dût-il me faire possédertous les trésors de la terre ! »

En entendant ces paroles du sultan, lecheikh Hassân Abdlallah versa d’abondanteslarmes, et, tournant ses paumes vers le ciel,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 719/1032

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il s’écria : « Seigneur, Tu es la source de toutesagesse, Toi qui fais produire au même sol etle poison et la plante salutaire ! Voici quaranteans de ma vie passés au fond d’un cachot !et c’est au fils de mon oppresseur que je doismaintenant de mourir au soleil ! Seigneur,louanges et gloire à Toi, dont les décrets sontinsondables ! » Puis il se tourna vers le sultan,et dit : « Ô notre maître souverain, ce que j’airefusé à la violence, je l’accorde à la bonté ! Cemanuscrit, pour la possession duquel j’ai risquéplusieurs fois ma vie, t’appartient désormais enpropriété légitime ! Il est le commencement etla fin de toute science, et il est le seul bien quej’aie rapporté de la ville de Scheddad-ben-Aâd,la cité mystérieuse où nul humain ne peut pé-nétrer, Aram-aux-Colonnes ! »

Et le khalifat embrassa le vieillard, et luidit : « Ô mon père, hâte-toi de grâce ! de medire ce que tu sais au sujet de ce manuscrit enpeau de gazelle, et de la cité de Scheddad-ben-Aâd, Aram-aux-Colonnes ! » Et le cheikh Has-

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sân Abdlallah répondit : « Ô roi, l’histoire de cemanuscrit est l’histoire de toute ma vie. Et sielle était écrite avec les aiguilles sur le coin in-térieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui lalirait avec respect ! » Et il raconta :

« Sache, ô roi du temps, que mon père étaitl’un des marchands les plus riches et les plusrespectés du Caire. Et je suis son fils unique. Etmon père n’épargna rien pour mon instruction,et me donna les meilleurs maîtres de l’Égypte.Aussi, à vingt ans, j’étais déjà renommé, parmiles ulémas, pour mon savoir et mes connais-sances dans les livres des anciens. Et mon pèreet ma mère, voulant se réjouir de mes noces,me donnèrent comme épouse une jeune viergeaux yeux pleins d’étoiles, à la taille flexible etgracieuse, et gazelle pour l’élégance et la lé-gèreté. Et mes noces furent magnifiques. Et jecoulai avec mon épouse des jours d’épanouis-sement et des nuits de bonheur. Et je vécusde la sorte dix années, aussi belles que la pre-mière nuit nuptiale.

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Mais, ô mon maître, qui peut savoir ce quelui réserve le sort du lendemain ? Or, moi, aubout de ces dix années, qui passèrent commele songe d’une nuit tranquille, je devins la proiede la destinée, et tous les fléaux à la fois s’abat-tirent sur le bonheur de ma maison. Car, enl’espace de quelques jours, la peste fit périrmon père, le feu dévora ma maison, et les eauxde la mer engloutirent les navires qui trafi-quaient au loin de mes richesses. Et pauvre,et nu comme l’enfant au sortir du sein de samère, je n’eus, pour toute ressource, que la mi-séricorde d’Allah et la pitié des Croyants. Etje me mis à fréquenter la cour des mosquées,avec les mendiants d’Allah ; et je vivais dansla compagnie des santons aux belles paroles.Et il m’arrivait souvent, dans les plus mauvaisjours, de rentrer au gîte sans un morceau depain, et, après avoir jeûné toute la journée, den’avoir rien à manger pour la nuit. Et je souf-frais à l’extrême de ma propre misère et decelle de ma mère, de mon épouse et de mes en-fants.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 722/1032

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Or, un jour qu’Allah n’avait envoyé aucuneaumône à son mendiant, mon épouse ôta sondernier vêtement et me le remit en pleurant, etme dit : « Va essayer de le vendre au souk, afind’acheter à nos enfants un morceau de pain. »Et moi je pris le vêtement de la femme, et sor-tis pour aller le vendre, sur la chance de nosenfants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et moi je pris le vêtement de la femme,et sortis pour aller le vendre, sur la chance de

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nos enfants. Et, comme je me dirigeais versle souk, je rencontrai un Bédouin monté surune chamelle rouge. Et le Bédouin arrêta sou-dain sa chamelle, en m’apercevant, la fit s’age-nouiller, et me dit : « Le salam sur toi, ô monfrère ! Ne pourrais-tu pas m’indiquer la maisond’un riche marchand qui s’appelle le cheikhHassân Abdlallah, fils d’al-Achar ? » Et moi, ômon maître, j’eus honte de ma pauvreté, bienque la pauvreté, comme la richesse, nousvienne d’Allah, et je répondis, en baissant latête : « Et sur toi le salam et la bénédictiond’Allah, ô père des Arabes ! Mais il n’y a point,que je sache, au Caire, d’homme du nom quetu viens de prononcer ! » Et je voulus continuermon chemin. Mais le Bédouin sauta du dos desa chamelle, et, prenant mes mains dans lessiennes, me dit, sur le ton du reproche : « Al-lah est grand et généreux, ô mon frère ! Maisn’es-tu point le cheikh Hassân Abdlallah, filsd’al-Achar ? Et se peut-il que tu renvoies l’hôtequ’Allah t’envoie, en cachant ton nom ? »Alors, moi, à la limite de la confusion, je ne pus

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 724/1032

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retenir mes larmes, et, tout en le priant de mepardonner, je lui pris les mains pour les baiser ;mais il ne voulut pas me laisser faire, et me ser-ra dans ses bras, comme un frère fait pour sonfrère. Et je le conduisis vers ma maison.

Et, marchant ainsi avec le Bédouin, quiconduisait sa chamelle par le licou, mon cœuret mon esprit étaient torturés par l’idée que jen’avais rien pour traiter l’hôte. Et quand j’arri-vai, je me hâtai d’apprendre à la fille de mononcle la rencontre que je venais de faire ; etelle me dit : « L’étranger est l’hôte d’Allah, etle pain même des enfants est à lui ! Retournedonc vendre la robe que je t’ai donnée, et, avecl’argent que tu en tireras, achète de quoi nour-rir notre hôte. Et s’il laisse des restes, nous envivrons ! » Et moi, pour sortir, je dus passerpar le vestibule où j’avais laissé le Bédouin. Etcomme je cachais la robe, il me dit : « Monfrère, qu’as-tu donc sous ton habit ? » Et je ré-pondis, en baissant la tête de confusion : « Cen’est rien ! » Mais il insista, disant : « Par Allah

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sur toi, ô mon frère, je te supplie de me direce que tu portes sous ton vêtement ? » Et moi,bien embarrassé, je répondis : « C’est la robede la fille de mon oncle, que je porte chez notrevoisine, dont le métier est de raccommoder lesrobes ! » Et le Bédouin insista encore, et medit : « Fais voir cette robe, ô mon frère ! » Etmoi, rougissant, je lui montrai la robe ; et ils’écria : « Allah est clément et généreux, ô monfrère ! Voici que tu vas aller vendre à la criéela robe de ton épouse, la mère de tes enfants,pour accomplir envers l’étranger les devoirsde l’hospitalité ! » Et il m’embrassa et me dit :« Tiens, ya Hassân Abdlallah, voici dix dinarsd’or, de chez Allah, afin que tu les dépenses etnous en achètes ce qui est nécessaire à nos be-soins et à ceux de ta maison ! » Et moi je nepus refuser l’offre de l’hôte, et je pris les piècesd’or. Et l’abondance et le bien-être rentrèrentdans ma maison.

Or, chaque jour, le Bédouin, mon hôte, meremettait la même somme et, d’après ses

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ordres, je la dépensais de la même façon. Et ce-la dura quinze jours. Et je glorifiais le Rétribu-teur pour ses bienfaits.

Or, au matin du seizième jour, le Bédouin,mon hôte, me dit, après les salams : « Ya Has-san Abdlallah, veux-tu te vendre à moi ? » Etmoi je répondis : « Ô mon maître, je suis déjàton esclave, et je t’appartiens par la reconnais-sance ! » Mais il me dit : « Non, Hassân Abdlal-lah, ce n’est pas ainsi que je l’entends ! Si je tedemande de te vendre à moi, c’est que je désiret’acheter réellement. Ainsi, je ne veux pointmarchander ta vente, et je te laisse le soin defixer toi-même le prix auquel tu veux être ven-du ! » Et moi je ne doutai pas un instant qu’il neparlât ainsi pour plaisanter, et je répondis, parmanière de rire : « Le prix d’un homme libre,ô mon maître, est fixé par le Livre à mille di-nars, s’il est tué d’un seul coup. Mais si on letue en s’y prenant à plusieurs fois, en lui fai-sant deux ou trois ou quatre blessures, ou si onle coupe en plusieurs parts, alors son prix re-

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vient à mille cinq cents dinars ! » Et le Bédouinme dit : « Il n’y a point d’inconvénient, HassânAbdlallah ! je te paierai cette dernière somme,si tu veux consentir à ta vente ! » Et moi, com-prenant alors que mon hôte ne plaisantait pas,mais qu’il était sérieusement décidé à m’ache-ter, je pensai en mon âme : « C’est Allah quit’envoie ce Bédouin pour sauver tes enfants dela faim et de la misère, ya cheikh Hassân ! Sita destinée est d’être coupé en morceaux, tune peux lui échapper ! » Et je répondis : « Ôfrère Arabe, j’agrée ma vente ! Mais permets-moi seulement de consulter ma famille à ce su-jet ! » Et il me répondit : « Fais-le ! » Et il mequitta et sortit pour aller à ses affaires.

Or moi, ô roi du temps, j’allai trouver mamère, mon épouse et mes enfants, et je leurdis : « Allah vous sauve de la misère ! » Et jeleur racontai la proposition du Bédouin. Et,en entendant mes paroles, ma mère et monépouse, se meurtrirent le visage et la poitrineen s’écriant : « Ô calamité sur notre tête ! Que

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veut te faire ce Bédouin ? » Et les enfants cou-rurent à moi, et s’attachèrent à mes vêtements.Et tous pleuraient. Et mon épouse, qui étaitsage et de bon conseil, reprit : « Qui sait si ceBédouin maudit ne va pas, si tu t’opposes àta vente, réclamer ce qu’il a dépensé ici. Aus-si, pour n’être pas pris au dépourvu, il fautque tu ailles au plus vite trouver quelqu’unqui consente à acheter cette chétive maison,le dernier bien qui te reste, et, avec l’argentqu’elle te rapportera, tu t’acquitteras envers ceBédouin. Et de la sorte tu ne lui devras rien, ettu restes libre de ta personne. » Et elle éclataen sanglots, pensant voir déjà nos enfants sansasile, dans la rue. Et, moi, je me mis à réfléchirsur la situation, et j’étais à la limite de la per-plexité. Et je pensais sans cesse : « Ô HassânAbdlallah, ne dédaigne pas l’occasion qu’Allaht’envoie ! Avec la somme que t’offre le Bédouinpour ta vente, tu assures le pain de ta mai-son ! » Puis je pensais : « Certes ! certes ! maispourquoi veut-il t’acheter ? Et que veut-il fairede toi ? Si encore tu étais jeune et imberbe !

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 729/1032

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Mais ta barbe est comme la traîne d’Agar ! ettu ne tenterais même pas un indigène de laHaute-Égypte ! C’est donc qu’il veut ta mort enplusieurs fois, puisqu’il te paie suivant la se-conde condition ! »

Pourtant, quand le Bédouin, vers le soir, futrentré à la maison, mon parti était pris et madécision arrêtée. Et je le reçus d’un visage sou-riant, et, après les salams, je lui dis : « Je t’ap-partiens ! » Alors il défit sa ceinture, en tiramille cinq cents dinars d’or, et me les compta,en disant : « Prie sur le Prophète, ya HassânAbdlallah ! » Et je répondis : « Sur lui la prière,la paix et les bénédictions d’Allah ! » Et il medit : « Eh bien, mon frère, maintenant que tu esvendu, tu peux être sans crainte, car ta vie serasauve et ta liberté entière. J’ai seulement dési-ré, en faisant ton acquisition, avoir un compa-gnon agréable et fidèle pour le long voyage queje veux entreprendre. Car tu sais que le Pro-phète – qu’Allah l’ait en Sa grâce – a dit : « Un

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compagnon est la meilleure provision pour laroute ! »

Alors moi, bien joyeux, j’entrai dans lachambre où se tenaient ma mère et monépouse, et je mis devant elles, sur la natte,les mille cinq cents dinars de ma vente. Etelles, à cette vue, sans vouloir écouter mesexplications, se mirent à jeter les hauts cris,en s’arrachant les cheveux et en se lamentant,comme on fait sur le cercueil des morts. Etelles s’écriaient : « C’est le prix du sang ! Ômalheur ! Ô malheur ! Jamais nous ne touche-rons au prix de ton sang ! Et plutôt mourir defaim, avec les enfants ! » Et moi, voyant l’in-utilité de mes efforts à les calmer, je les lais-sai quelque temps épancher leur douleur. Puisje me mis à les raisonner, en leur jurant quele Bédouin était un homme de bien, aux in-tentions excellentes ; et je finis par faire dimi-nuer un peu leurs lamentations. Et je profitaide cette accalmie pour les embrasser, ainsi queles enfants, et leur faire mes adieux. Et, le cœur

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meurtri, je les laissai dans les larmes de la dé-solation. Et je quittai la maison, en compagniedu Bédouin, mon maître.

Et, dès que nous fûmes au souk des bes-tiaux, j’achetai, sur ses indications, une cha-melle renommée pour sa vitesse. Et, sur l’ordrede mon maître, je remplis les sacs des provi-sions nécessaires pour un long voyage. Et, tousnos préparatifs terminés, j’aidai mon maître àmonter sur sa chamelle, je montai sur lamienne, et, après avoir invoqué le nom d’Allah,nous nous mîmes en route.

Et nous voyageâmes sans discontinuer, etgagnâmes bientôt le désert, où, pour toute pré-sence, il n’y avait que celle d’Allah, et où au-cune trace ne se voyait de voyageurs sur lesable mobile. Et mon maître le Bédouin se gui-dait, dans ces vastitudes, par des indicationsconnues de lui seul et de sa monture. Et nousmarchâmes ainsi, sous un soleil brûlant, pen-dant dix jours, dont chacun me parut plus longqu’une nuit de cauchemars.

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Or, le onzième jour au matin, nous arri-vâmes à l’entrée d’une plaine immense, dontle sol brillant semblait formé de paillettes d’ar-gent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le onzième jour au matin, nous ar-rivâmes à l’entrée d’une plaine immense, dontle sol brillant semblait formé de paillettes d’ar-gent. Et au milieu de cette plaine s’élevait unetrès haute colonne de granit. Et sur le sommetde la colonne était debout un jeune homme en

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cuivre rouge, dont la main droite, tendue et ou-verte, laissait pendre, de chacun de ses cinqdoigts, une clef. Et la première clef était d’or,la seconde d’argent, la troisième de cuivre chi-nois, la quatrième de fer et la cinquième deplomb. Et chacune de ces clefs était un talis-man. Et l’homme qui pouvait devenir le maîtrede l’une de ces clefs, devait subir le sort quiy avait été attaché. Car elles étaient les clefsdu destin : la clef d’or était la clef des misères,la clef d’argent celle des souffrances, la clef decuivre chinois celle de la mort, la clef de fercelle de la gloire, et la clef de plomb celle de lasagesse et du bonheur.

Mais moi, ô mon seigneur, en ce temps-làj’ignorais ces choses que mon maître était seulà connaître. Et mon ignorance fut la cause detous mes malheurs. Mais les malheurs, commeles bonheurs, nous viennent d’Allah le Rétribu-teur. Et la créature doit les accepter avec hu-milité.

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Donc, ô roi du temps, lorsque nous fûmesarrivés au pied de la colonne, mon maître leBédouin fit agenouiller sa chamelle et mit piedà terre. Et je fis comme lui. Et là, mon maîtretira de son étui un arc d’une forme étrangère,et y plaça une flèche. Et il banda l’arc et lançala flèche vers le jeune homme en cuivre rouge.Mais, soit par maladresse réelle, soit par mal-adresse feinte, la flèche n’atteignit pas à la hau-teur du but. Et le Bédouin me dit alors : « YaHassân Abdlallah, c’est maintenant que tupeux t’acquitter envers moi, et, si tu le veux,racheter ta liberté. Je sais, en effet, que tu esfort et adroit, et toi seul peux atteindre le but.Prends donc cet arc et fais en sorte d’abattreces clefs ! »

Alors moi, ô mon seigneur, heureux de pou-voir m’acquitter de ma dette et racheter ma li-berté à ce prix, je n’hésitai pas à obéir à monmaître. Et je pris l’arc et, l’ayant examiné, je re-connus qu’il était de fabrique indienne et sor-ti des mains d’un ouvrier habile. Et, désireux

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de montrer à mon maître mon savoir et monadresse, je bandai l’arc avec force et visai lamain du jeune homme de la colonne. Et dema première flèche je fis tomber une clef : etc’était la clef d’or. Et, bien fier et joyeux, je laramassai et la présentai à mon maître. Mais ilne voulut point la prendre et, se récusant, medit : « Garde-la pour toi, ô pauvre ! c’est le prixde ton adresse ! » Et moi je le remerciai, et misla clef d’or dans ma ceinture. Et je ne savaispas qu’elle était la clef des misères.

Ensuite, d’un second coup, je fis tomber en-core une clef, qui était la clef d’argent. Et leBédouin ne voulut point la toucher, et je lamis dans ma ceinture auprès de la première. Etje ne savais pas qu’elle était la clef des souf-frances.

Après quoi, de deux autres flèches, je fis en-core se décrocher deux clefs : la clef de fer et laclef de plomb. Et l’une était celle de la gloire, etl’autre celle de la sagesse et du bonheur. Maisje ne le savais pas. Et mon maître, sans me

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donner le temps de les lui ramasser, s’en em-para en poussant des exclamations de joie, eten s’écriant : « Béni soit le sein qui t’a porté, ôHassân Abdlallah ! Béni soit celui qui a dresséton bras et exercé ton coup d’œil ! » Et il meserra dans ses bras, et me dit : « Désormais tues ton propre maître ! » Et je lui baisai la main,et voulus de nouveau lui rendre la clef d’or et laclef d’argent. Mais il refusa, en disant : « Ellessont à toi ! »

Alors, moi, je tirai de l’étui une cinquièmeflèche, et m’apprêtai à abattre la dernière clef,celle en cuivre chinois, que je ne savais pasêtre la clef de la mort. Mais mon maître s’op-posa vivement à mon dessein, en m’arrêtant lebras et s’écriant : « Que vas-tu faire, malheu-reux ? » Et moi, tout saisi, je laissai par inad-vertance tomber la flèche à terre. Et précisé-ment elle atteignit mon pied gauche et me leperça en y faisant une douloureuse blessure. Etce fut le début de la série de mes malheurs !

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Lorsque mon maître, affligé de mon acci-dent, eut pansé le mieux qu’il pût ma blessure,il m’aida à remonter sur ma chamelle. Et nouscontinuâmes notre route.

Or, après trois jours et trois nuits d’unemarche fort pénible pour mon pied blessé,nous arrivâmes à une prairie, où nous nousarrêtâmes pour passer la nuit. Et dans cetteprairie il y avait des arbres d’une espèce queje n’avais jamais vue. Et ces arbres portaientde beaux fruits mûrs, dont l’apparence fraîcheet charmante excitait la main à les cueillir. Etmoi, pressé par la soif, je me traînai vers l’unde ces arbres, et me hâtai de cueillir un deces fruits. Et il était d’une couleur rouge doré,et d’un parfum délicieux. Et je le portai à mabouche et y mordis. Et là ! Voici que mes dentss’y attachèrent avec tant de force, que mes mâ-choires ne purent se desserrer. Et je vouluscrier, mais il ne sortit de ma bouche qu’un soninarticulé et sourd. Et j’étouffais horriblement.Et je me mis à courir de côté et d’autre, avec

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ma jambe boiteuse et le fruit dans mes mâ-choires serrées, et à gesticuler comme un fou.Puis je me roulai par terre, avec les yeux horsde la tête.

Alors mon maître le Bédouin, me voyantdans cet état, eut d’abord bien peur. Et lorsqu’ilcomprit la cause de mon tourment, il s’appro-cha de moi et essaya de délivrer mes mâ-choires. Mais ses efforts ne servirent qu’à aug-menter mon mal. Et, voyant cela, il me laissa etalla ramasser, au pied des arbres, quelques-unsdes fruits qui y étaient tombés. Et il les consi-déra attentivement, et finit par en choisir unet jeter les autres. Et il revint vers moi et medit : « Regarde ce fruit, Hassân Abdlallah ! Tuvois les insectes qui le rongent et le minent !Eh bien ce sont ces insectes qui vont être le re-mède à ton mal. Mais il faut du calme et de lapatience ! » Et il ajouta : « J’ai, en effet, calcu-lé qu’en posant sur le fruit qui ferme ta bouchequelques-uns de ces insectes, ils se mettrontà le ronger et, dans deux ou trois jours au

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plus, tu seras délivré ! » Et, comme c’était unhomme d’expérience, je le laissai faire, tout enpensant : « Ya Allah ! trois jours et trois nuitsd’un pareil supplice ! Ô ! que la mort est pré-férable ! » Et mon maître, s’étant assis près demoi, à l’ombre, fit ce qu’il avait dit, en posantsur le fruit maudit les insectes secourables.

Et, pendant que les insectes rongeurs com-mençaient leur œuvre, mon maître tira du sacà provisions des dattes et du pain sec, et semit à manger. Et il s’interrompait de temps entemps, pour m’engager à la patience, me di-sant : « Tu vois, ya Hassân Abdlallah, commeta gourmandise m’arrête en chemin et retardel’exécution de mes projets. Mais je suis sageet ne me tourmente pas outre mesure de cecontretemps ! Fais comme moi ! » Et il s’arran-gea pour dormir, et me conseilla d’en faire au-tant.

Mais moi, hélas ! je passai la nuit et le joursuivant dans la torture. Et, outre les douleursde mes mâchoires et de mon pied, j’étais tortu-

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ré par la soif et par la faim. Et le Bédouin, pourme consoler, m’assurait que le travail des in-sectes avançait. Et, de la sorte, il me fit prendrepatience jusqu’au troisième jour. Et, au matinde ce troisième jour, je sentis enfin mes mâ-choires se desserrer. Et, en invoquant et bénis-sant le nom d’Allah, je rejetai le fruit mauditavec les insectes sauveurs.

Alors, délivré de la sorte, mon premier soinfut de fouiller le sac aux provisions, et de pal-per l’outre qui contenait l’eau. Mais je consta-tai que mon maître les avait épuisés pendantles trois jours de mon supplice, et je me misà pleurer, en l’accusant de mes souffrances.Mais, sans s’émouvoir, il me dit avec douceur :« Es-tu juste, Hassân Abdlallah ? Et devais-jemoi aussi me laisser mourir de faim et desoif ? : Mets donc plutôt ta confiance en Allahet en Son Prophète, et lève-toi à la recherched’une source où te désaltérer ! »

Et moi je me levai alors et me mis à cher-cher de l’eau ou quelque fruit qui me fût connu.

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Mais, en fait de fruits, il n’y avait là que l’es-pèce pernicieuse dont j’avais éprouvé les ef-fets. Enfin, à force de recherches, je finis pardécouvrir, dans le creux d’un rocher, une pe-tite source dont l’eau brillante et fraîche invi-tait à se désaltérer. Et je me mis à genoux, etj’en bus, et j’en bus, et j’en bus ! Et je m’arrêtaiun instant, et j’en bus de nouveau.

Après quoi, un peu calmé, je consentis à memettre en route, et suivis mon maître qui dé-jà s’était éloigné sur sa chamelle rouge. Maisma monture n’avait pas fait cent pas, que je mesentis l’intérieur pris de coliques si violentesque je crus avoir tous les feux de l’enfer dansles entrailles. Et je me mis à crier : « Ô mamère ! Ya Allah ! Ô ma mère ! » Et j’essayai,mais en vain, de modérer l’allure de ma cha-melle, qui, à grandes enjambées, courait detoute sa vitesse derrière sa rapide compagne.Et, des sauts qu’elle faisait, et de tout ce caho-tage, mon supplice devint si grand, que je memis à pousser des hurlements épouvantables,

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et à lancer de telles imprécations contre machamelle, contre moi-même et contre tout, quele Bédouin finit par m’entendre et, revenantvers moi, il m’aida à arrêter ma chamelle, età mettre pied à terre. Et je m’accroupis sur lesable et – daigne excuser la privauté de ton es-clave, ô roi du temps ! – je donnai libre cours àla poussée de mon dedans. Et je sentis commesi toutes mes entrailles s’écroulaient. Et touteune tempête se mouvementa dans mon pauvreventre, avec tous les tonnerres de la création,tandis que mon maître le Bédouin me disait :« Ya Hassan Abdlallah, sois patient ! » Et moi,de tout cela, je tombai sur le sol, évanoui.

Et je ne sais combien de temps dura monévanouissement. Mais lorsque je revins à moi,je me vis de nouveau sur le dos de la chamellequi suivait sa compagne. Et c’était le soir. Etle soleil se couchait derrière une haute mon-tagne, au pied de laquelle nous arrivions. Etnous nous arrêtâmes pour le repos. Et monmaître me dit : « Allah soit loué qui ne permet

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pas que nous restions à jeun aujourd’hui ! Maistoi, ne te préoccupe de rien, et reste tranquille,car mon expérience du désert et des voyagesme fera trouver une nourriture saine et rafraî-chissante là où tu ne pourrais recueillir que despoisons ! » Et, ayant ainsi parlé, il alla vers unbuisson formé de plantes aux feuilles épaisses,charnues et couvertes d’épines, dont il se mit àcouper quelques-unes avec son sabre. Et il lesdépouilla de leurs enveloppes, et en retira, unechair jaune et sucrée semblable, par le goût, àcelle des figues. Et il m’en donna tant que jevoulus ; et j’en mangeai jusqu’à ce que je fusserassasié et rafraîchi.

Alors je commençai un peu à oublier messouffrances ; et j’espérai pouvoir enfin passer,tranquillement la nuit dans un sommeil dontj’avais depuis si longtemps oublié le goût. Et,au lever de la lune, j’étendis à terre mon man-teau en poils de chameau, et m’apprêtais déjàà dormir ; quand le Bédouin, mon maître, medit : « Ya Hassân Abdlallah, c’est maintenant

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que tu vas pouvoir me prouver si réellement tum’as quelque gratitude…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ya Hassân Abdlallah, c’est maintenantque tu vas pouvoir me prouver si réellement tum’as quelque gratitude ! Je désire, en effet, quecette nuit tu fasses l’ascension de cette mon-tagne, et que, parvenu à son sommet, tu y at-tendes le lever du soleil. Alors, te tenant de-bout vers l’orient, tu réciteras la prière du ma-tin ; puis tu descendras. Et c’est là le service

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que je te demande ! Mais prends bien garde,ô fils d’el-Aschar, de te laisser surprendre parle sommeil. Car les émanations de cette terresont malfaisantes à l’extrême, et ta santé en se-rait détériorée sans recours ! »

Alors moi, ô mon seigneur, malgré mon étatde fatigue excessive et mes souffrances detoute espèce, je répondis par l’ouïe et l’obéis-sance, car je n’oubliai pas que le Bédouin avaitdonné du pain aux enfants, à l’épouse et à lamère ; et je pensai aussi que peut-être, si jerefusais de lui rendre cet étrange service, ilm’abandonnerait dans ces lieux sauvages.

Mettant donc ma confiance en Allah, je gra-vis la montagne, et, malgré l’état de mon piedet de mon ventre, j’arrivai au sommet vers lemilieu de la nuit. Et le sol en était blanc etdénudé, sans un arbuste ni le moindre brind’herbe. Et le vent glacé qui soufflait violem-ment sur ce sommet, et la fatigue de tous cesjours calamiteux, me jetèrent dans un engour-dissement tel, que je ne pus m’empêcher de me

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laisser tomber à terre et, malgré les efforts detoute ma volonté, de m’endormir jusqu’au ma-tin.

Lorsque je me réveillai, le soleil venait d’ap-paraître à l’horizon. Et je voulus aussitôt rem-plir les instructions du Bédouin. Je fis donc uneffort pour sauter sur mes deux pieds, mais jeretombai aussitôt, inerte, sur le sol ; car mesjambes, devenues grosses comme les jambesd’un éléphant, étaient flasques et doulou-reuses, et refusaient absolument de soutenirmon corps et mon ventre qui étaient enfléscomme une outre. Et ma tête me pesait plussur mes épaules que si elle était tout en plomb ;et je ne pouvais soulever mes bras paralysés.

Alors, dans ma crainte de déplaire au Bé-douin, j’obligeai mon corps à obéir à l’effortde ma volonté et, malgré les souffrances hor-ribles que j’éprouvais, je réussis à me tenir de-bout. Et je me tournai vers l’orient, et récitaila prière du matin. Et le soleil levant éclairait

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mon pauvre corps, et étendait son ombre dé-mesurée vers l’occident.

Or, mon devoir accompli de la sorte, je son-geai à descendre de la montagne. Mais sapente était si rapide et j’étais si faible, qu’aupremier pas que j’essayai, mes jambes flé-chirent sous mon poids, et je tombai et roulai,comme une boule, avec une rapidité ef-frayante. Et les pierres et les épines, auxquellesdésespérément j’essayais de m’accrocher, loind’arrêter ma course, ne faisaient qu’arracherdes lambeaux de ma chair et de mes vête-ments. Et je ne cessai de rouler de la sorte,arrosant le sol de mon sang, que tout au basde la montagne, à l’endroit où se trouvait monmaître le Bédouin.

Or, il était penché vers la terre et traçait deslignes sur le sable avec une si grande attention,qu’il ne s’aperçut guère de ma présence et nevit point de quelle manière j’arrivais. Et lorsquemes gémissements répétés l’eurent arraché autravail où il était absorbé, il s’écria, sans se

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retourner vers moi et sans me regarder : « Alhamdou lillah ! Nous sommes nés sous uneheureuse influence, et tout nous réussit ! Voicique grâce à toi, ya Hassân Abdlallah, j’ai enfinpu découvrir ce que je cherchais depuis delongues années, en mesurant l’ombre que pro-jetait ta tête du haut de la montagne ! »

Puis il ajouta, toujours sans relever la tête :« Hâte-toi de venir m’aider à creuser le sol, làoù j’ai planté ma lance ! » Mais comme je nerépondais que par un silence entrecoupé de la-mentables gémissements, il finit par lever latête, et se tourner de mon côté. Et il vit enquel état j’étais, immobile par terre et ramassésur moi-même comme une boule. Et il s’avan-ça vers moi, et me cria : « Imprudent HassânAbdlallah, voilà que tu as désobéi, et que tu asdormi sur la montagne. Et les vapeurs malfai-santes sont passées dans ton sang et t’ont em-poisonné ! » Et, comme je claquais des dentset que j’étais pitoyable à voir, il se calma etme dit : « Oui ! mais ne désespère pourtant pas

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de ma sollicitude ! Je vais te guérir ! » Et, par-lant ainsi, il tira de sa ceinture un couteau à lalame mince et tranchante, et, avant que j’eussepu m’opposer à ses desseins, il m’incisa pro-fondément, en plusieurs endroits, le ventre, lesbras, les cuisses et les jambes. Et aussitôt ilen sortit de l’eau en abondance ; et je désen-flai comme une outre vidée. Et ma peau devintflottante sur mes os, comme un vêtement troplarge acheté à l’encan. Mais aussi je ne tardaipas à être quelque peu soulagé ; et je pus, mal-gré ma faiblesse, me lever et aider mon maîtredans le travail qu’il me réclamait.

Nous nous mîmes donc à creuser la terre àl’endroit précis où était enfoncée la lance duBédouin. Et nous ne tardâmes pas à décou-vrir un cercueil de marbre blanc. Et le Bédouinsouleva le couvercle du cercueil, et y trouvaquelques ossements humains et le manuscriten peau de gazelle teinte en pourpre, que tu asentre les mains, ô roi du temps, et sur lequelétaient tracés des caractères d’or qui brillaient.

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Et mon maître prit, en tremblant, le manus-crit, et, bien qu’il fût écrit en une langue incon-nue, il se mit à le lire avec attention. Et, au furet à mesure qu’il le lisait, son front pâle se co-lorait de plaisir et ses yeux étincelaient de joie.Et, il finit par s’écrier : « Je connais maintenantle chemin de la cité mystérieuse ! Ô HassânAbdlallah, réjouis-toi ! bientôt nous entreronsdans Aram-aux-Colonnes, où nul Adamite n’estjamais entré. Et c’est là que nous trouveronsle principe des richesses de la terre, germe detous les métaux précieux, le soufre rouge ! »

Or moi, que cette idée de voyager encoreeffrayait à la limite extrême de la frayeur, jem’écriai, en entendant ces paroles : « Ah ! sei-gneur, pardonne à ton esclave ! Car, bien qu’ilpartage ta joie, il trouve que les trésors lui sontpeu profitables, et il aime mieux être pauvre eten bonne santé au Caire, que riche et souffranttoutes les misères dans Aram-aux-Colonnes ! »Et mon maître, à ces paroles, me regarda avecpitié, et me dit : « Ô pauvre ! Je travaille aussi

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bien pour ton bonheur que pour le mien ! Etjusqu’à présent, j’ai toujours fait ainsi ! » Et jem’écriai : « Cela est vrai, par Allah ! Mais, hé-las ! c’est moi seul qui ai eu la mauvaise part !et le destin est déchaîné contre moi ! »

Et mon maître, sans davantage prêter at-tention à mes doléances et à mes récrimina-tions, fit une grande provision de la plante àla chair semblable, pour le goût, à la chairdes figues. Puis il monta sur sa chamelle. Etje fus bien obligé de faire comme lui. Et nouscontinuâmes notre route du côté de l’orient, encontournant les flancs de la montagne.

Et nous voyageâmes encore pendant troisjours et trois nuits. Et le quatrième jour, au ma-tin, nous aperçûmes devant nous, à l’horizon,comme un large miroir qui reflétait le soleil.Et, en approchant, nous vîmes que c’était unfleuve de mercure qui nous barrait la route. Etil était traversé par un pont de cristal sans ba-lustrade, si étroit, si rapide et si glissant, qu’un

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homme doué de raison ne pouvait essayer d’ypasser.

Mais mon maître le Bédouin, sans hésiterun moment, mit pied à terre et m’ordonna defaire de même, et de desseller les chamellespour les laisser brouter l’herbe en liberté. Puisil prit, dans la besace, des babouches de laine,dont il se chaussa, et m’en donna une paire,m’ordonnant de l’imiter. Et il me dit de lesuivre, sans regarder à droite ni à gauche. Et,d’un pas ferme, il passa le pont de cristal. Etmoi, tout tremblant, je fus bien obligé de lesuivre. Et Allah, cette fois, ne m’écrivit pas lamort par noyade dans le mercure. Et j’arrivaiavec moi-même en entier sur l’autre bord.

Or, après quelques heures de marche dansle silence, nous arrivâmes à l’entrée d’une val-lée noire, environnée de tous côtés de rochersnoirs, et où ne croissaient que des arbres noirs.Et, à travers le feuillage noir, je vis glisserd’épouvantables gros serpents noirs couvertsd’écailles noires. Et, saisi de terreur, je tournai

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le dos pour fuir ce lieu d’horreur. Mais je nepus découvrir le côté par où j’étais entré, carpartout autour de moi les rochers noirs s’éle-vaient comme les parois d’un puits.

À cette vue, je me laissai tomber par terre,en pleurant, et je criai à mon maître : « Ô filsdes gens de bien, pourquoi m’as-tu conduit àla mort par la route des souffrances et des mi-sères ? Hélas sur moi ! jamais je ne reverrai lesenfants et leur mère et ma mère ! Ah ! pour-quoi m’as-tu enlevé à ma vie pauvre, mais sitranquille ? Je n’étais, il est vrai, qu’un men-diant sur le chemin d’Allah, mais je fréquentaisla cour des mosquées, et j’entendais les bellessentences des santons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et j’entendais les belles sentences dessantons ! » Et mon maître, sans se fâcher, medit : « Sois un homme, Hassân Abdlallah, etreprends courage. Car tu ne mourras pas ici,et bientôt tu retourneras au Caire, non pluspauvre parmi les pauvres, mais riche comme leplus riche des rois ! »

Et, ayant ainsi parlé, mon maître s’assit parterre, ouvrit le manuscrit en peau de gazelle, etse mit à le feuilleter en se mouillant le pouce,et à y lire, aussi tranquillement que s’il eut étéau milieu de son harem. Puis, au bout d’uneheure de temps, il leva la tête, m’appela et medit : « Veux-tu, ya Hassân Abdlallah, que noussortions d’ici au plus tôt et que nous soyonsau but de notre voyage ? » Et je m’écriai : « Par

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Allah ! je le veux ! Mais certainement ! » Etj’ajoutai : « Dis-moi seulement, de grâce ! cequ’il faut que je fasse pour cela. Faut-il que jerécite tous les épîtres du Korân ? Ou bien faut-il que je répète les noms et tous les attributs sa-crés d’Allah ? Ou faut-il que je fasse vœu d’al-ler en pèlerin, dix ans de suite, à la Mecque età Médine ? Parle, ô mon maître, je suis prêt àtout, et à plus que tout !

Ali mon maître, me regardant toujours avecbonté me dit : « Non, Hassân Abdlallah, non !Ce que je vais te demander est bien plus aiséque tout cela ! Tu n’as seulement qu’à prendrecet arc et cette flèche que voici, et à parcourircette vallée jusqu’à ce que tu rencontres ungrand serpent à cornes noires. Et comme tu esadroit, tu le tueras d’un seul coup et tu m’enapporteras la tête et le cœur ! Et c’est tout cequ’il faut que tu fasses, si tu veux sortir de ceslieux de désolation ! » Et moi, à ces paroles jem’écriai : « Haï ! Haï ! Est-ce là cette chose sifacile ? Pourquoi alors, ô mon maître, ne fais-

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tu cela toi-même ? Pour ma part, je déclare queje vais me laisser mourir à ma place, sans plusbouger de ma misérable vie ! » Mais le Bédouinme toucha l’épaule et me dit : « Souviens-toi,ô Hassân Abdlallah, de la robe de ton épouseet du pain de ta maison ! » Et moi, à ce sou-venir, je fondis en larmes, et reconnus en monâme que je n’avais rien à refuser à l’hommequi avait sauvé ma maison et ceux de ma mai-son. Et je pris en tremblant l’arc et la flèche,et je me dirigeai vers les rochers noirs où jevoyais rouler les reptiles terrifiants. Et je nefus pas longtemps sans découvrir celui que jecherchais, et que je reconnus aux cornes quisurmontaient sa tête noire et hideuse. Et, in-voquant le nom d’Allah, je l’ajustai et lançai laflèche. Et le serpent bondit sous la blessure,s’agita en se tortillant d’une manière terrible, etse détendit, pour tomber ensuite immobile surle sol. Et quand j’eus la certitude qu’il était bienmort, je lui coupai la tête avec mon couteau,et, lui ouvrant le ventre, j’en tirai le cœur. Et je

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portai les deux morceaux à mon maître le Bé-douin.

Et mon maître me reçut avec affabilité, pritles deux morceaux du serpent, et me dit :« Maintenant, viens m’aider à faire du feu ! »Et, moi, je rassemblai des herbes sèches, et demenues branches, que je lui portai. Et il en for-ma un gros tas. Puis il tira de sa poitrine undiamant, le tourna vers le soleil, qui était auplus haut point du ciel, et en fit jaillir un rayonde lumière qui mit aussitôt le feu au tas de boissec.

Or, le feu allumé, le Bédouin tira de dessoussa robe un petit vase de fer, et une fiole quiétait taillée dans un seul morceau de rubis, etqui contenait une matière rouge. Et il me dit :« Tu vois cette fiole de rubis, Hassân Abdlal-lah ! mais tu ne sais ce qu’elle contient ! » Et ils’arrêta un moment et ajouta : « C’est le sangdu Phénix ! » Et, parlant ainsi, il déboucha lafiole, en versa le contenu dans le vase de fer,et y joignit le cœur et la cervelle du serpent à

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cornes. Et il mit le vase sur le feu, et, ouvrant lemanuscrit en peau de gazelle, il lut des parolesinintelligibles pour mon entendement.

Et soudain il se leva sur ses deux pieds, sedépouilla les épaules comme le font les pèle-rins de la Mecque au départ, et, trempant unbout de sa ceinture dans le sang du Phénixmélangé à la cervelle et au cœur du serpent,il m’ordonna de lui en frotter le dos et lesépaules. Et je me mis en devoir d’exécuterl’ordre. Et, au fur et à mesure que je le frottais,je vis la peau de son dos et de ses épaulesse gonfler et éclater, pour en laisser lentementsortir des ailes qui, grandissant à vue d’œil,descendirent bientôt jusqu’à terre. Et le Bé-douin les agita avec force, à même le sol, ettout d’un coup, prenant son élan, il s’élevadans les airs. Et moi, préférant mille morts plu-tôt que d’être abandonné en ces lieux sinistres,je fis appel à ce qui me restait de force et decourage, et je me cramponnai fortement à laceinture de mon maître, dont le bout pendait

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par bonheur. Et je fus emporté avec lui hors decette vallée noire d’où je n’espérais plus sortir.Et nous arrivâmes dans la région des nuages.

Or je ne puis te dire, ô mon seigneur, com-bien de temps dura notre course aérienne.Mais je sais que nous nous trouvâmes bientôtau-dessus d’une plaine immense dont l’horizonétait au loin fermé par une enceinte de cristalbleu. Et le sol de cette plaine semblait forméde poudre d’or, et ses cailloux de pierres pré-cieuses. Et au milieu de cette plaine s’élevaitune ville remplie de palais et de jardins.

Et mon maître s’écria : « Voici Aram-aux-Colonnes ! » Et, cessant de mouvoir ses ailes,et les étendant largement immobiles, il se lais-sa descendre, et moi avec lui. Et nous tou-châmes le sol, au pied même des murailles dela cité de Scheddad, fils d’Aâd. Et les ailes demon maître diminuèrent peu à peu et dispa-rurent.

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Or, ces murailles étaient construites debriques d’or alternées de briques d’argent, ethuit portes s’y ouvraient, semblables auxportes du Paradis. La première était de rubis,la deuxième d’émeraude, la troisième d’agate,la quatrième de corail, la cinquième de jaspe,la sixième d’argent et la septième d’or.

Et nous pénétrâmes dans la cité par la ported’or, et nous avançâmes en invoquant le nomd’Allah. Et nous traversâmes des rues bordéesde palais à colonnades, d’albâtre et des jardinsoù l’air respiré était de lait et les ruisseauxd’eaux embaumées. Et nous arrivâmes à un pa-lais qui dominait la ville, et qui était construitavec un art et une magnificence inimaginables,et dont les terrasses étaient soutenues parmille colonnes d’or, avec des balustrades for-mées de cristaux de couleur et des murs in-crustés d’émeraudes et de saphirs. Et au centredu palais se glorifiait un jardin enchanté, dontla terre, odorante comme le musc, était arroséepar trois rivières de vin pur, d’eau de rose et

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de miel. Et au milieu du jardin s’élevait un pa-villon dont la voûte, formée d’une seule éme-raude, abritait un trône d’or rouge incrusté derubis et de perles. Et sur le trône il y avait unpetit coffret d’or.

Or, c’est précisément ce coffret, ô roi dutemps, qui est maintenant entre tes mains.

Et le Bédouin, mon maître, prit le coffretet l’ouvrit. Et il y trouva une poudre rouge,et s’écria : « Voici le Soufre rouge, ya HassanAbdlallah ! C’est la Kimia des savants et desphilosophes, qui sont tous morts sans la trou-ver ! » Et moi je dis : « Jette cette vile pous-sière, ô mon maître, et remplissons plutôt cecoffret avec les pierreries dont regorge ce pa-lais ! » Et mon maître me regarda avec com-misération et me dit : « Ô pauvre ! Cette pous-sière-là est la source même de toutes les ri-chesses de la terre ! Et un seul grain de cettepoussière suffit pour transmuer en or les plusvils métaux. C’est la Kimia ! C’est le Soufrerouge, ô pauvre ignorant ! Avec cette poudre,

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si je veux, je construirai des palais plus beauxque celui-ci, je fondrai des villes plus magni-fiques que celle-ci, j’achèterai la vie deshommes et la conscience des purs, je séduiraila vertu elle-même, et je me ferai roi fils deroi ! » Et je lui dis : « Et peux-tu, ô mon maître,avec cette poudre-là, prolonger ta vie d’un seuljour, ou effacer une heure de ton existencepassée ? » Et il me répondit : « Allah seul estgrand ! »

Et moi, n’étant pas certain de l’efficacité desvertus de ce Soufre rouge-là, je préférai plutôtramasser les pierres précieuses et les perles. Etj’en avais déjà rempli ma ceinture, mes pocheset mon turban, quand mon maître me cria :« Malheur sur toi, homme à l’esprit grossier !Que fais-tu là ? Ignores-tu que si nous déro-bions une seule des pierres de ce palais et decette terre, nous serions à l’instant frappés demort ? » Et il sortit à grands pas du palais, enemportant le coffret. Et moi, bien à regret, jevidai mes poches, ma ceinture et mon turban,

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et suivis mon maître, non sans tourner bien desfois la tête vers ces richesses incalculables. Etje rejoignis dans le jardin mon maître qui meprit par la main, pour traverser la ville, de peurque je ne me laissasse tenter par tout ce quis’offrait à ma vue et était à la portée de mesdoigts. Et nous sortîmes de la ville par la portede rubis.

Et quand nous approchâmes de l’horizonde cristal bleu, il s’ouvrit devant nous et nouslaissa passer. Et lorsque nous l’eûmes franchi,nous nous retournâmes pour regarder une der-nière fois la plaine miraculeuse et la citéd’Aram ; mais plaine et cité avaient disparu.Et nous nous trouvâmes au bord du fleuve demercure que nous traversâmes, comme la pre-mière fois, sur le pont de cristal.

Et nous trouvâmes, sur l’autre bord, noschamelles qui broutaient l’herbe de compa-gnie. Et j’allai vers la mienne comme vers unvieil ami. Et, après que j’eus resserré les cour-roies de nos selles, nous montâmes sur nos

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bêtes ; et mon maître me dit : « Nous retour-nons en Égypte ! » Et je levai les bras, en re-merciant Allah pour cette bonne nouvelle.

Mais, ô mon seigneur, la clef d’or et la clefd’argent étaient toujours dans ma ceinture, etje ne savais pas qu’elles étaient les clefs desmisères et des souffrances…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et je ne savais pas qu’elles étaient lesclefs des misères et des souffrances.

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Aussi durant tout le voyage, jusqu’à notrearrivée au Caire, je subis bien des misères etbien des privations, et je souffris tous les mauxque m’occasionnait ma santé détruite. Mais,par une fatalité dont j’ignorais toujours lacause, moi seul j’étais en butte aux accidentsdu voyage, tandis que mon maître, tranquille,épanoui et à la limite de la dilatation, semblaitprospérer de tous les maux qui m’éprouvaient.Et il passait à travers les périls et les fléaux ensouriant, et marchait dans la vie comme sur untapis de soie.

Et nous arrivâmes de la sorte au Caire, etmon premier soin fut de courir aussitôt versma maison. Et j’en trouvai la porte brisée etouverte ; et les chiens errants avaient fait leurasile de ma demeure. Et nul n’était là pour merecevoir. Et je ne vis point de trace de mamère, de mon épouse et de mes enfants. Et unvoisin, qui m’avait vu entrer et qui entendaitles cris de mon désespoir, ouvrit sa porte et medit : « Ya Hassân Abdlallah, que tes jours soient

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prolongés des jours qu’ils ont perdus ! Tout lemonde est mort dans ta maison ! » Et moi, àcette nouvelle, je tombai sur le sol, inanimé.

Or, quand je revins de mon évanouisse-ment, je vis près de moi mon maître le Bédouinqui me soignait et me jetait de l’eau de rosesur le visage. Et moi, étouffant de mes larmeset de mes sanglots, je ne pus, cette fois, m’em-pêcher de faire des imprécations contre lui etde l’accuser d’être la cause de tous mes mal-heurs. Et longtemps je le chargeai de toutes lesinjures, le rendant responsable des maux quis’appesantissaient et s’acharnaient contre moi.Mais lui, sans rien perdre de sa sérénité et sansse départir de son calme, me toucha l’épaule etme dit : « Tout nous vient d’Allah et vers Allahtout s’en va ! » Et, me prenant par la main, ilm’entraîna hors de ma maison.

Et il me conduisit dans un palais magni-fique, sur les bords du Nil, et me força d’y ha-biter avec lui. Et, comme il voyait que rien neréussissait à distraire mon âme de ses maux

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et de ses peines, il voulut, dans l’espoir de meconsoler, partager avec moi tout ce qu’il pos-sédait. Et, poussant la générosité jusqu’à seslimites extrêmes, il se mit à m’enseigner lessciences mystérieuses, et m’apprit à lire dansles livres d’alchimie et à déchiffrer les manus-crits cabalistiques. Et souvent il faisait appor-ter devant moi des quintaux de plomb qu’ilmettait en fusion, et, y jetant alors une parcelledu soufre rouge du coffret, il transmuait le vilmétal en l’or le plus pur.

Mais moi, au milieu des trésors, et entourépar la joie et les fêtes que donnait tous lesjours mon maître, j’avais le corps affligé dedouleurs et l’âme malheureuse. Et je n’arrivaismême pas à supporter le poids ni le contactdes riches habits et des étoffes précieuses dontil me forçait à me couvrir. Et l’on me servaitles mets les plus délicats et les boissons lesplus délicieuses, mais c’était bien en vain, carje n’éprouvais que du dégoût et de la répu-gnance pour tout. Et j’avais des appartements

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superbes, et des lits de bois odorant, et des di-vans de pourpre ; mais le sommeil ne fermaitpas mes yeux. Et les jardins de notre palais,rafraîchis par la brise du Nil, étaient plantésdes arbres les plus rares amenés à grands fraisde l’Inde, de la Perse, de la Chine et des îles ;et des machines construites avec art élevaientl’eau du Nil et la faisaient retomber en gerbesrafraîchissantes dans des bassins de marbre etde porphyre ; mais je ne goûtais aucun charmeà toutes ces choses, car un poison sans anti-dote avait saturé ma chair et mon esprit.

Quant à mon maître le Bédouin, ses jourscoulaient au sein des plaisirs et des voluptés,et ses nuits étaient une anticipation des joiesdu Paradis. Et il habitait, non loin de moi, dansun pavillon tendu d’étoffes de soie brochéesd’or, où la lumière était douce comme celle dela lune. Et ce pavillon était au milieu des bos-quets d’orangers et de citronniers auxquels semêlaient les jasmins et les roses. Et c’est là quechaque nuit il recevait de nouveaux convives

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qu’il traitait magnifiquement. Et quand leurscœurs et leurs sens étaient préparés à la volup-té, par les vins exquis et par la musique et leschants, il faisait passer devant leurs yeux desadolescentes, belles comme les houris, ache-tées au poids de l’or dans les marchés del’Égypte, de la Perse et de la Syrie. Et quandl’un des convives jetait un regard de désir surl’une d’elles, mon maître la prenait par la mainet, la présentant à celui qui la désirait, il lui di-sait : « Ô mon seigneur, oblige-moi en condui-sant cette esclave dans ta maison ! » Et de lasorte, tous ceux qui l’approchaient devenaientses amis. Et on ne l’appelait plus que l’ÉmirMagnifique.

Or un jour, mon maître, qui venait souventme visiter dans le pavillon où mes souffrancesme forçaient à vivre solitaire, arriva à l’impro-viste, amenant avec lui une jeune fille nou-velle. Et il avait une figure éclairée par l’ivresseet le plaisir, et des yeux exaltés qui brillaientd’un feu extraordinaire. Et il vint s’asseoir tout

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près de moi, prit la jeune fille sur ses genoux,et me dit : « Ya Hassân Abdlallah, je vais chan-ter ! Tu n’as pas encore entendu ma voix.Écoute ! » Et, me prenant la main, il se mit àchanter ces vers d’une voix extatique, en dode-linant de la tête :

« Jeune fille, viens ! Le sage est celui qui laissela joie seule occuper sa vie.

Que les gens religieux gardent l’eau pour laprière,

Toi, verse-moi de ce vin qui rendra plus ex-quise la rougeur de tes joues,

J’en veux boire jusqu’à perdre la raison !

Mais bois d’abord, bois sans crainte, et donne-moi la coupe que tes lèvres parfument,

Nous n’avons pour témoins que les orangersqui jettent leurs parfums aux vents, et les ruisseauxrieurs qui s’enfuient.

Que ta voix me chante des choses passionnées,et les rossignols jaloux seront muets,

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Mais chante sans crainte, chante-moi deschoses passionnées, je suis seul à t’écouter,

Et tu n’entendras d’autre bruit que celui desroses qui s’ouvrent, et le battement de mon cœur,

Je suis seul à t’écouter, je suis seul à te voir, ô !laisse tomber ton voile,

Nous n’avons pour témoins de nos plaisirs quela lune et ses compagnes,

Et penche-toi, et laisse-moi baiser ton front !Laisse-moi baiser ta bouche et tes yeux, et ton seinblanc comme la neige.

Ah ! penche-toi sans crainte, nous n’avonspour témoins que les jasmins et les roses,

Viens dans mes bras, l’amour m’embrase, jen’en peux plus !

Mais avant tout, baisse ton voile, car Allah, s’ilnous voyait, serait jaloux. »

Et, ayant ainsi chanté, le Bédouin, monmaître, poussa un grand soupir de bonheur,

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pencha la tête sur sa poitrine et parut s’endor-mir. Et l’adolescente qui était sur ses genouxse désenlaça de ses bras, pour ne pas troublerson repos, et s’esquiva légèrement. Et moi, jem’approchai de lui pour le couvrir et soutenirsa tête d’un coussin, et je m’aperçus que sonsouffle avait cessé ; et je me penchai vers lui, àla limite de l’anxiété, et je constatai qu’il avaittrépassé comme les prédestinés, en souriant àla vie ! Qu’Allah l’ait en sa compassion.

Alors, moi, le cœur serré de la disparitionde mon maître qui, malgré tout, avait toujoursété pour moi plein de sérénité et de bien-veillance, et oubliant que tous les malheurss’étaient appesantis sur ma tête du jour où jel’avais rencontré, j’ordonnai qu’on lui fît des fu-nérailles magnifiques. Je lavai moi-même soncorps dans les eaux odoriférantes, je fermaisoigneusement avec du coton parfumé toutesses ouvertures naturelles, je l’épilai, je peignisavec soin sa barbe, je teignis ses sourcils, jenoircis ses cils, et je rasai sa tête. Puis je le

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recouvris, en guise de linceul, d’un tissu mer-veilleux qui avait été ouvragé pour un roi dela Perse, et je le mis dans un cercueil de boisd’aloès incrusté d’or.

Après quoi, je convoquai les nombreuxamis que mon maître s’était faits par sa gé-nérosité ; et j’ordonnai à cinquante esclaves,tous revêtus d’habits de circonstance, de por-ter tour à tour le cercueil sur leurs épaules.Et, le convoi formé, nous sortîmes vers le ci-metière. Et un nombre considérable de pleu-reuses, que j’avais payées à cet effet, suivaientle convoi, en jetant des cris plaintifs et agitantleurs mouchoirs au-dessus de leurs têtes, tan-dis que les lecteurs du Korân ouvraient lamarche en chantant les versets sacrés, aux-quels la foule répondait, en répétant : « Il n’y ade Dieu qu’Allah ! Et Mohammad est l’envoyéd’Allah ! » Et tous les musulmans qui passaients’empressaient de venir aider à porter le cer-cueil, ne fût-ce qu’en le touchant de la main.Et nous l’ensevelîmes au milieu des lamenta-

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tions de tout un peuple. Et je fis égorger surson tombeau un troupeau entier de moutons etde jeunes chameaux.

Or, ayant rempli de la sorte mon devoir àl’égard de mon défunt maître, et fini de prési-der au festin des funérailles, je m’isolai dans lepalais pour commencer à mettre en ordre lesaffaires de la succession. Et mon premier soinfut de commencer par ouvrir le coffret d’or,pour voir s’il renfermait encore de la poudrede Soufre rouge. Mais je n’y trouvai que le peuqui y reste maintenant, et que tu as sous lesyeux, ô roi du temps. Car mon maître avait dé-jà, grâce à ses prodigalités inouïes, tout épuisépour transmuer en or des quintaux et des quin-taux de plomb. Mais le peu qui se trouvait en-core dans le coffret pouvait suffire à enrichirle plus puissant des rois. Et je n’étais point in-quiet à ce sujet. Et d’ailleurs je ne me souciaisplus guère des richesses, dans l’état pitoyableoù je me trouvais. Toutefois, je voulus savoirce que contenait le manuscrit mystérieux en

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peau de gazelle, que mon maître n’avait jamaisvoulu me laisser lire, bien qu’il m’eût enseignéà déchiffrer les caractères talismaniques. Et jel’ouvris et le parcourus. Et c’est alors seule-ment, ô mon seigneur, que j’appris, entreautres choses extraordinaires que je te diraiun jour, les vertus fastes et néfastes des cinqclefs du destin. Et je compris que le Bédouin nem’avait acheté et emmené avec lui que pour sesoustraire aux tristes propriétés des deux clefsd’or et d’argent, en usant sur moi leurs mau-vaises influences. Et je dus appeler à mon aidetoutes les belles pensées du Prophète – sur Luila prière et la paix – pour ne pas maudire le Bé-douin et cracher sur son tombeau.

Aussi, je me hâtai de tirer de ma ceintureles deux clefs fatales, et, pour m’en débarrasserà jamais, je les jetai dans un creuset, et j’al-lumai le feu pour les faire dissoudre et volati-liser. Et, en même temps, je me mis à la re-cherche des deux clefs de la gloire, de la sa-gesse et du bonheur. Mais j’eus beau fouiller

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tout le palais dans ses moindres recoins, je neles trouvai pas. Et je m’en revins vers le creu-set, et surveillai la fusion des deux clefs mau-dites.

Or, pendant que j’étais occupé à ce tra-vail…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, pendant que j’étais occupé à ce tra-vail, et que j’espérais, grâce à l’anéantissementdes deux clefs néfastes, être à jamais débarras-

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sé de mon mauvais destin, et, tandis que j’acti-vais le feu pour aider à cette destruction qui nese faisait pas trop vite à mon gré, je vis soudainle palais envahi par les gardes du khalifat quise précipitèrent sur moi, et me traînèrent entreles mains de leur maître.

Et le khalifat Theiloun, ton père, ô mon sei-gneur, me dit avec sévérité qu’il savait que jepossédais le secret de l’alchimie, et qu’il fallaitque, sur l’heure, je le lui révélasse et l’en fisseprofiter. Mais moi, sachant, hélas ! que le kha-lifat Theiloun, oppresseur du peuple, emploie-rait la science contre la justice et pour le mal,je refusai de parler. Et le khalifat, à la limitede la colère, me fit charger de chaînes et je-ter dans le plus noir des cachots. Et, en mêmetemps, il fit saccager et détruire notre palais,de fond en comble, et s’empara du coffret d’orqui contenait le manuscrit en peau de gazelleet les quelques parcelles de la poudre rouge. Etil chargea de la garde du coffret, ce vénérablecheikh qui l’a apporté entre tes mains, ô roi du

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temps. Et tous les jours il me faisait mettre àla torture, espérant ainsi obtenir de la faiblessede ma chair, l’aveu de mon secret. Mais Allahme donnait la vertu de patience. Et pendantdes années et des années j’ai vécu de la sorte,attendant de la mort ma délivrance.

Et maintenant, ô mon seigneur, je mourraiconsolé, puisque mon persécuteur est allérendre compte à Allah de ses actions, et quej’ai pu approcher aujourd’hui du plus juste etdu plus grand des rois ! »

Lorsque le sultan Mohammad-ben-Thei-loun eut entendu ce récit du vénérable HassânAbdlallah, il se leva de son trône et embrassale vieillard, en s’écriant : « Louanges à Allahqui permet à son serviteur de réparer l’injus-tice et de calmer les maux ! » Et il nomma sur-le-champ Hassân Abdlallah grand-vizir, et lerevêtit de son propre manteau royal. Et il leconfia aux soins des médecins les plus expertsdu royaume, afin qu’ils aidassent à sa guérison.

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Et il ordonna aux scribes les plus habiles dupalais d’écrire soigneusement, en lettres d’or,cette histoire extraordinaire, et de la conserverdans l’armoire du règne.

Après quoi, le khalifat, ne doutant pas dela vertu du Soufre rouge, voulut sans retarden expérimenter l’effet. Et il fit jeter et mettreen fusion dans de vastes chaudières en terrecuite, mille quintaux de plomb ; et il y mêlales quelques parcelles de Soufre rouge qui res-taient au fond du coffret, en prononçant lesparoles magiques que lui dicta le vénérableHassân Abdlallah. Et aussitôt tout le plomb setransmua en l’or le plus pur.

Alors le sultan, ne voulant pas que tout cetrésor fût dépensé en choses futiles, résolut del’employer à une œuvre qui fût agréable auTrès-Haut. Et il décida la construction d’unemosquée qui n’eût pas sa pareille dans tousles pays musulmans. Et il fit venir les archi-tectes les plus renommés de son empire, etleur ordonna de tracer, sur ses indications, les

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plans de cette mosquée, sans s’arrêter aux dif-ficultés de l’exécution, ni à l’idée des sommesd’argent qu’elle pourrait coûter. Et les archi-tectes tracèrent, au pied de la colline qui do-mine la ville, un carré immense dont chaqueface était tournée vers l’un des quatre pointsprincipaux du ciel. Et dans chaque angle ilsplacèrent une tour d’une proportion admirable,dont le sommet était orné d’une galerie et cou-ronné d’un dôme d’or. Et sur chaque face de lamosquée, ils élevèrent mille pilastres qui sup-portaient des arceaux d’une courbe élégante etsolide, et y établirent une terrasse dont la ba-lustrade était d’or merveilleusement ajouré. Et,au centre de l’édifice, ils élevèrent une coupoleimmense dont la construction était si légèreet aérienne, qu’elle semblait posée sans appuientre le ciel et la terre. Et la voûte de la cou-pole fut recouverte d’émail couleur d’azur, etparsemée d’étoiles d’or. Et des marbres raresformèrent le pavé. Et la mosaïque des murs futfaite de jaspe, de porphyre, d’agates, de nacreperlée et de gemmes précieuses. Et les piliers

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et les arceaux furent couverts de versets duKorân entrelacés, sculptés et peints de cou-leurs pures. Et, pour que ce merveilleux édificefût à l’abri du feu, nul bois ne fut employédans sa construction. Et sept années entièreset sept mille hommes et sept mille quintaux dedinars d’or furent employés pour l’achèvementde cette mosquée. Et on l’appela la Mosquéedu sultan Mohammad-ben-Theiloun. Et, sousce nom, elle est encore connue de nos jours.

Quant au vénérable Hassân Abdallah, il netarda pas à recouvrer sa santé et ses forces, etvécut, honoré et respecté jusqu’à l’âge de centvingt années, qui fut le terme marqué par sondestin. Mais Allah est plus savant ! Il est le seulvivant !

— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cettehistoire, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Certes !nul ne peut fuir sa destinée ! Mais, ô Schahrazade,comme cette histoire m’a attristé ! » Et Schahra-zade dit : « Que le Roi me pardonne, mais c’est

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pour cette raison que je vais tout de suite raconterl’histoire des BABOUCHES INUSABLES, tirée duDIWÂN DES FACILES FACÉTIES ET DE LA GAIESAGESSE du cheikh Magid-Eddîn-abou-Taher-Mohammad, – qu’Allah, le couvre de Sa Miséri-corde et l’ait en Ses bonnes grâces ! »

Et Schahrazade dit :

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LE DIWÂN DES FACILES FACÉ-TIES ET DE LA GAIE SAGESSE

LES BABOUCHES INUSABLES

On raconte qu’il y avait au Caire un dro-guiste nommé abou-Cassem-el-Tambouri, quiétait fort célèbre pour son avarice. Or, bienqu’Allah lui octroyât la richesse et la prospéritédans ses affaires de vente et d’achat, il vivaitet s’habillait comme le plus pauvre des men-diants ; et les vêtements qu’il portait sur luin’étaient que pièces et morceaux ; et son tur-ban était si vieux et si sale que l’on ne pouvaitplus en distinguer la couleur ; mais de toutson habillement ses babouches étaient encorece qui distinguait sa ladrerie ; car non seule-

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ment elles étaient armées de gros clous, et ré-sistantes comme une machine de guerre, avecdes semelles plus épaisses que la tête de l’hip-popotame, et mille fois raccommodées, maisles empeignes en étaient tellement rapiéce-tées, que depuis vingt ans que les babouchesétaient babouches, les plus habiles savetierset corroyeurs du Caire avaient épuisé leur artpour en rapprocher les débris. Et, de tout cela,les babouches d’abou-Cassem étaient deve-nues si pesantes, que depuis longtemps ellesavaient passé en proverbe par toute l’Égypte ;car lorsque l’on voulait exprimer quelquechose de lourd, elles étaient toujours l’objetde comparaison. Ainsi, qu’un invité s’attardâttrop dans la maison de son hôte, on disait delui : « Il a le sang lourd comme les babouchesd’abou-Cassem ! » Et qu’un maître d’école, del’espèce des maîtres d’école affligés de pédan-tisme, voulût faire montre d’esprit, on disaitde lui : « Éloigné soit le Malin ! Il a l’espritlourd comme les babouches d’abou-Cassem ! »Et qu’un portefaix fût accablé sous le poids

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de sa charge, il soupirait en disant : « Qu’Allahmaudisse le propriétaire de cette charge ! Elleest lourde comme les babouches d’abou-Cas-sem ! » Et qu’une vieille matrone, dans un ha-rem, de l’espèce maudite des vieilles renfro-gnées, voulût empêcher les jeunes épouses deson maître de s’amuser entre elles, on disait :« Qu’Allah éborgne la calamiteuse ! Elle estlourde comme les babouches d’abou-Cas-sem ! » Et qu’un mets trop indigeste bouchâtles intestins et créât une tempête dans l’in-térieur du ventre, on disait : « Allah me dé-livre ! Ce mets maudit est lourd comme les ba-bouches d’abou-Cassem ! » Et, ainsi de suite,dans toutes les circonstances où la lourdeurfaisait sentir son poids.

Or, un jour, abou-Cassem ayant fait une af-faire de vente et d’achat plus avantageuse en-core qu’à l’ordinaire, fut mis de très belle hu-meur. Aussi, au lieu de donner quelque festin,grand ou petit, selon l’usage des marchandsqu’Allah a favorisés d’une réussite dans un

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marché, il trouva plus expédient d’allerprendre un bain au hammam, où, de mémoired’homme, il n’avait mis le pied. Et, ayant fermésa boutique, il se dirigea vers le hammam, enchargeant ses babouches sur son dos, au lieude s’en chausser ; car il agissait ainsi depuislongtemps, pour économiser leur usure. Et ar-rivé au hammam, il déposa ses babouches surle seuil, avec toutes les chaussures qui s’y trou-vaient rangées, selon l’usage. Et il entraprendre son bain.

Or, abou-Cassem avait une peau tellementinfiltrée de crasse, que les frotteurs et les mas-seurs eurent une peine extrême pour en venirà bout ; et ils n’y réussirent que vers la fin dela journée, quand tous les baigneurs étaientdéjà partis. Et abou-Cassem put enfin sortirdu hammam, et chercha ses babouches ; maiselles n’étaient plus là, et, à leur place, il y avaitune paire de belles pantoufles en cuir jaunecitron. Et abou-Cassem se dit : « Sans doute,c’est Allah qui me les envoie, sachant que je

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songe depuis longtemps à en acheter de sem-blables. Ou c’est peut-être quelqu’un qui lesa troquées contre les miennes, par inadver-tance ! » Et, plein de joie de se voir épargner lechagrin d’en acheter d’autres, il les prit et s’enalla.

Or, les pantoufles en cuir jaune citron ap-partenaient au kâdi, qui se trouvait encore auhammam. Et quant aux babouches d’abou-Cas-sem, l’homme préposé à la garde des chaus-sures ayant vu cette horreur qui puait et em-pestait rentrée du hammam, s’était hâté de lesramasser et de les cacher dans un coin. Puis,comme la journée était écoulée et que l’heurede sa garde était passée, il était parti, sans son-ger à les remettre à leur place.

Aussi, quand le kâdi se fut baigné, les ser-viteurs du hammam, qui s’empressaient à sesordres, cherchèrent en vain ses pantoufles ; etils finirent par trouver, dans un coin, les fabu-leuses babouches qu’ils reconnurent aussitôtpour celles d’abou-Cassem. Et ils s’élancèrent à

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sa poursuite, et, l’ayant rattrapé, le ramenèrentau hammam, avec, sur ses épaules, le corpsdu délit. Et le kâdi, après avoir pris ce qui luiappartenait, lui fit rendre ses babouches, et,malgré ses protestations, l’envoya en prison. Etabou-Cassem, pour ne pas mourir en prison,dut, bien à contrecœur, se montrer généreuxde bakchichs aux gardiens et aux officiers depolice ; car, comme on savait qu’il était aussifarci d’argent que pourri d’avarice, on ne l’entint pas quitte à bon marché.

Et abou-Cassem put, de la sorte, sortir deprison ; mais affligé et dépité à l’extrême, et,attribuant son malheur à ses babouches, il cou-rut les jeter au Nil, pour s’en débarrasser.

Or, quelques jours après, des pêcheurs, re-tirant à grand-peine leur filet plus lourd quede coutume, y trouvèrent les babouches, qu’ilsreconnurent aussitôt pour celles d’abou-Cas-sem. Et ils constatèrent, pleins de fureur, queles clous dont elles étaient garnies, avaient en-dommagé les mailles de leur filet. Et ils cou-

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rurent à la boutique d’abou-Cassem, et jetèrentviolemment les babouches à l’intérieur, enmaudissant leur propriétaire. Et les babouches,lancées avec force, atteignirent les flaconsd’eau de rose et d’autres eaux qui étaient surles étagères, et les renversèrent en les fracas-sant en mille morceaux.

À cette vue, la douleur d’abou-Cassem futà sa limite extrême, et il s’écria : « Ah ! ba-bouches maudites, filles de mon cul, vous neme causerez plus de dommage ! » Et il les ra-massa, et s’en alla dans son jardin et se mità creuser un trou pour les y enfouir. Mais unde ses voisins, qui avait à se plaindre de lui,saisit l’occasion de se venger, et courut aus-sitôt avertir le wali qu’abou-Cassem était entrain de déterrer un trésor dans son jardin. Etle wali, connaissant la richesse et l’avarice dudroguiste, ne douta pas de la réalité de cettenouvelle, et envoya aussitôt les gardes se sai-sir d’abou-Cassem et l’amener en sa présence.Et le malheureux abou-Cassem eut beau jurer

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qu’il n’avait point trouvé de trésor, mais qu’ilavait seulement voulu enterrer ses babouches,le wali ne voulut point croire à une chose siétrange et si contraire à l’avarice légendairedu prévenu ; et comme il comptait, de n’im-porte quelle façon, sur de l’argent, il força l’af-fligé abou-Cassem, pour obtenir sa liberté, delui verser une fort grosse somme d’argent.

Et abou-Cassem, relâché après cette dou-loureuse formalité…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

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… Et abou-Cassem, relâché après cettedouloureuse formalité, se mit à s’arracher la

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barbe de désespoir, et, prenant ses babouches,il jura de s’en débarrasser coûte que coûte. Etil erra longtemps, en réfléchissant au meilleurmoyen de réussite, et finit par se décider à allerles jeter dans un canal situé loin dans la cam-pagne. Et il crut que cette fois il n’en enten-drait plus parler. Mais le sort voulut que l’eaudu canal entraînât les babouches jusqu’à l’en-trée d’un moulin, dont ce canal faisait tournerles roues. Et les babouches s’engagèrent dansles roues, et les firent sauter, en dérangeantleur jeu. Et les maîtres du moulin accoururentpour réparer le dommage, et trouvèrent quela cause en était due aux énormes babouchesqu’ils trouvèrent engagées dans l’engrenage, etqu’ils reconnurent aussitôt pour les babouchesd’abou-Cassem. Et le malheureux droguiste futde nouveau jeté en prison et condamné cettefois à payer une très grosse amende aux pro-priétaires du moulin, pour le dommage qu’illeur avait causé. Et, en outre, il dut payer de

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très forts bakchichs pour recouvrer sa liberté.Mais, en même temps, on lui rendit ses ba-bouches.

Alors, à la limite de la perplexité, il se rendità sa maison et, montant sur sa terrasse, il s’ac-couda et se mit à réfléchir profondément sur cequi lui restait à faire. Et il avait déposé les ba-bouches non loin de lui, sur la terrasse ; mais illeur tournait le dos, afin de ne pas les voir. Et,précisément à ce moment, un chien des voisinsaperçut les babouches, et, s’élançant de la ter-rasse de ses maîtres sur celle d’abou-Cassem,il prit dans sa gueule une des babouches, et semit à en jouer. Et, dans ce jeu du chien avec lababouche, celle-ci fut soudain lancée au loin,et le destin funeste la fit tomber de la ter-rasse sur la tête d’une vieille qui passait dansla rue. Et le poids formidable de la babouchebardée de fer écrasa la vieille, en faisant entrersa longueur dans sa largeur. Et les parents dela vieille reconnurent la babouche d’abou-Cas-sem, et allèrent porter plainte au kâdi, en ré-

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clamant le prix du sang de leur parente, ou lamort d’abou-Cassem. Et l’infortuné fut obligéde payer le prix du sang, selon la loi. Et, enoutre, pour échapper à la prison, il dut payerde gros bakchichs aux gardes et aux officiersde police.

Mais, cette fois, sa résolution était arrêtée.Il retourna donc à sa maison, prit les deux ba-bouches fatales, et, revenant chez le kâdi, iléleva les deux babouches au-dessus de sa tête,et s’écria avec une véhémence qui fit rire le kâ-di, les témoins et tous les assistants : « Ô sei-gneur kâdi, voilà la cause de mes tribulations !Et bientôt je vais être réduit à mendier dans lacour des mosquées. Je te supplie donc de dai-gner rendre un arrêt qui déclare qu’abou-Cas-sem n’est plus le propriétaire des babouches,qu’il les lègue à qui veut les prendre, et qu’iln’est plus responsable des malheurs qu’ellesoccasionneront dans l’avenir ! » Et, ayant ainsiparlé, il jeta les babouches au milieu de la salledes séances, et s’enfuit pieds nus, tandis que

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tous les assistants, à force de rire, tombaientsur leurs derrières – Mais Allah est plus sa-vant !

— Et Schahrazade, sans s’arrêter, raconta en-core :

BAHLOUL, BOUFFON D’AL-RACHID

Il m’est parvenu que le khalifat Haroun-al-Rachid avait, vivant avec lui dans son palais,un bouffon chargé de le divertir dans ses mo-ments d’humeur sombre. Et ce bouffon s’ap-pelait Bahloul le Sage. Et le khalifat, un jour,lui dit : « Ya Bahloul, sais-tu le nombre de fousqu’il y a dans Baghdad ? » Et Bahloul répondit :« Ô mon seigneur, la liste en serait un peulongue ! » Et Haroun dit : « Je te charge de lafaire. Et j’entends qu’elle soit exacte ! » Et Bah-loul fit sortir de sa gorge un long rire. Et le

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khalifat lui demanda : « Qu’as-tu ? » Et Bahlouldit : « Ô mon seigneur, je suis ennemi de touttravail fatigant. C’est pourquoi, pour te satis-faire, je vais tout de suite dresser la liste dessages qu’il y a dans Baghdad ! Car c’est là untravail qui me demandera à peine le temps deboire une gorgée d’eau. Et par cette liste, quisera bien courte, tu sauras par Allah ! quel estle nombre de fous de la capitale de ton em-pire ! »

Et c’est ce même Bahloul qui s’étant assis,un jour, sur le trône du khalifat, reçut, pourcette témérité, de la part des huissiers, une vo-lée de coups de bâton. Et les cris épouvan-tables qu’il poussa dans cette circonstance,mirent en émoi tout le palais et attirèrent lekhalifat lui-même. Et Haroun, voyant que sonbouffon pleurait à chaudes larmes, entreprit dele consoler. Mais Bahloul lui dit : « Hélas, ôémir des Croyants, ma douleur est sans conso-lation, car ce n’est pas sur moi que je pleure,mais sur mon maître le khalifat ! Si, en effet,

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j’ai reçu tant de coups pour avoir occupé uninstant son trône, quelle grêle le menace là-bas, lui qui l’aura occupé des années et des an-nées ! »

Et c’est toujours le même Bahloul qui fut as-sez sage pour avoir le mariage en horreur. EtHaroun, pour lui jouer un mauvais tour, lui fitépouser de force une adolescente d’entre sesesclaves, en l’assurant qu’elle le rendrait heu-reux, et qu’il s’en portait lui-même garant. EtBahloul fut bien obligé d’obéir, et entra dansla chambre nuptiale où l’attendait sa jeuneépouse, qui était d’une beauté de choix. Maisà peine s’était-il étendu à ses côtés, qu’il seleva soudain avec terreur et s’enfuit, hors dela chambre, comme s’il était poursuivi par desennemis invisibles, et se mit à courir commeun fou à travers le palais. Et le khalifat, informéde ce qui venait de se passer, fit venir Bahloulen sa présence, et lui demanda, d’une voix sé-vère : « Pourquoi, ô maudit, as-tu fait cette of-fense à ton épouse ? » Et Bahloul répondit :

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« Ô mon seigneur, la terreur est un mal sans re-mède ! Or, moi, je n’ai certes ! aucun reprocheà faire à l’épouse que tu as eu la générositéde m’accorder, car elle est belle et modeste.Mais, ô mon seigneur, à peine étais-je entrédans le lit nuptial, que j’entendis distinctementplusieurs voix qui sortaient à la fois du seinde mon épouse. Et l’une me demandait unerobe, et l’autre me réclamait un voile de soie ;et celle-ci des babouches, et celle-là une vestebrodée, et cette autre d’autres choses encore.Alors, moi, je ne pus maîtriser mon effroi, et,malgré tes ordres et les charmes de la jeunefille, je m’enfuis de toutes mes forces, de peurde devenir plus fou et plus malheureux encoreque je ne le suis ! »

Et c’est le même Bahloul qui refusa un jourun cadeau de mille dinars que, par deux fois,lui offrait le khalifat. Et comme le khalifat, ex-trêmement étonné de ce désintéressement, luien demandait la raison, Bahloul, qui était assis,une jambe étendue et une jambe repliée, se

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contenta, pour toute réponse, d’étendre bienostensiblement, devant le visage d’al-Rachid,les deux jambes à la fois. Et, à la vue de cetteincivilité suprême et de ce manque de respectà l’égard du khalifat, le chef eunuque voulut leviolenter et le châtier : mais al-Rachid l’en em-pêcha d’un signe, et demanda à Bahloul le mo-tif de cet oubli des convenances. Et Bahloul ré-pondit : « Ô mon seigneur, si j’avais étendu lamain pour recevoir ton cadeau, j’aurais à ja-mais perdu le droit d’étendre les jambes ! »

Et c’est enfin Bahloul lui-même qui, étantentré un jour sous la tente d’al-Rachid, qui re-venait d’une expédition guerrière, le trouva al-téré et demandant à grands cris un verre d’eau.Et Bahloul se hâta de courir lui apporter unverre d’eau fraîche, et, en le lui présentant, luidit : « Ô émir des Croyants, je te prie de medire, avant que de boire, à quel prix tu au-rais acheté ce verre d’eau si, par hasard, il eûtété introuvable ou difficile à se procurer ! » Etal-Rachid dit : « J’aurais certainement donné,

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pour l’avoir, la moitié de mon empire ! » EtBahloul dit : « Bois-le maintenant, et qu’Allahle rende plein de délices sur ton cœur ! » Etlorsque le khalifat eut fini de boire, Bahloul luidit : « Et si, ô émir des Croyants, maintenantque tu as bu, ce verre d’eau refusait de sor-tir de ton corps, à cause de quelque rétentionde l’urine dans ta vessie honorable, à quel prixachèterais-tu le moyen de l’en faire sortir ? » Etal-Rachid répondit : « Par Allah ! je donneraisbien, dans ce cas, tout mon empire en large eten long ! » Et Bahloul, devenu bien triste sou-dain, dit : « Ô mon seigneur, un empire qui nepèse pas dans la balance plus qu’un verre d’eauou qu’un jet d’urine, ne devrait pas comportertous les soucis qu’il te donne et les guerres san-glantes qu’il nous occasionne ! Et Haroun, en-tendant cela, se prit à pleurer.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :

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L’INVITATION À LA PAIXUNIVERSELLE

Il est raconté qu’un vénérable cheikh de vil-lage avait, dans sa ferme, une belle basse-cour à laquelle il donnait tous ses soins, et qui était bien pourvue de volailles, mâles et de volailles femelles qui lui produisaient de beaux œufs etde superbes poulets bons à manger. Or, par- mi ses volailles mâles, il possédait un grand et merveilleux Coq à la voix claire, au plumage brillant et doré, et qui, avec toutes les quali- tés de la beauté extérieure, était doué de vigi- lance, de sagesse et d’expérience dans les af- faires du monde, les changements du temps etles revers de la vie. Et il était plein de justice et d’attention pour ses épouses, et remplissait ses devoirs auprès d’elles avec autant de zèle que d’impartialité, pour ne pas laisser la jalou- sie entrer dans leurs cœurs et l’animosité dans leurs regards. Et il était cité, parmi tous les su- jets de la basse-cour, comme le modèle des

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maris, pour la puissance et la bonté. Et sonmaître l’avait appelé Voix-de-l’Aurore.

Or, un jour, Voix-de-l’Aurore, pendant queses épouses vaquaient aux soins de leurs petitset se faisaient les plumes, sortit visiter lesterres de la ferme. Et, tout en s’émerveillantde ce qu’il voyait, il piquait et becquetait àmême le sol, à mesure qu’il rencontrait sur sonpassage des grains de froment ou d’orge oude maïs ou de sésame ou de sarrasin ou demillet. Et, entraîné plus loin qu’il ne l’eût vou-lu, par ses trouvailles et ses recherches, il sevit à un moment donné hors de portée du vil-lage et de la ferme, et tout à fait isolé dansun endroit sauvage qu’il n’avait jamais vu. Etil eut beau regarder à droite et à gauche, iln’aperçut aucun visage ami ni aucun être fa-milier. Et il commença à être perplexe, et fitentendre quelques cris brefs d’inquiétude. Et,pendant qu’il prenait ses dispositions pour re-tourner sur ses pas…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, pendant qu’il prenait ses dispositionspour retourner sur ses pas, voici que son re-gard tomba sur un Renard qui, de loin, venaitvers lui à grandes enjambées. Et, voyant cela,il trembla pour sa vie et, tournant le dos à sonennemi, il prit son élan, de toute la force deses ailes étendues, et gagna le sommet d’unmur en ruines, où il n’y avait que juste la placepour se percher, et où le Renard ne pouvaitl’atteindre d’aucune manière.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 804/1032

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Et le Renard arriva essoufflé au pied dumur, en reniflant et en jappant. Mais, voyantqu’il n’y avait pas moyen de grimper jusqu’auvolatile de son désir, il leva la tête vers luiet lui dit : « La paix sur toi, ô visage de bonaugure, ô mon frère, ô charmant camarade ! »Mais Voix-de-l’Aurore ne lui rendit pas son sa-lam et ne voulut même pas le regarder. Et leRenard, voyant cela, lui dit : « Ô mon ami, ôtendre, ô beau, pourquoi ne veux-tu point mefavoriser d’un salut ou d’un regard, alors queje désire tellement t’annoncer une grande nou-velle ? » Mais le Coq déclina par son silencetoute avance et toute courtoisie, et le Renardreprit : « Ah ! mon frère, si tu savais seulementce que je suis chargé de t’annoncer, tu des-cendrais au plus vite m’embrasser et me bai-ser sur la bouche ! » Mais le Coq continuaità feindre l’indifférence et la distraction ; et,sans rien répondre, il regardait au loin avecdes yeux ronds et fixes. Et le Renard reprit :« Sache donc, ô mon frère, que le sultan desanimaux, qui est le seigneur Lion, et le sultan

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 805/1032

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des oiseaux, qui est le seigneur Aigle, viennentde se donner rendez-vous au milieu d’une ver-doyante prairie, agrémentée de fleurs et deruisseaux, et ont rassemblé autour d’eux les re-présentants de toutes les bêtes de la création,les tigres, les hyènes, les léopards, les lynx, lespanthères, les chacals, les antilopes, les loups,les lièvres les animaux domestiques, les vau-tours, les éperviers, les corbeaux, les pigeons,les tourterelles, les cailles, les perdrix, les vo-lailles et tous les oiseaux. Et nos deux suze-rains, quand les représentants de tous leurs su-jets furent entre leurs mains, proclameront, pardécret seigneurial, que désormais, sur toutel’étendue de la terre habitable, la sécurité, lafraternité et la paix devaient régner en maî-tresses ; que l’affection, la sympathie, la ca-maraderie et l’amour devaient être les seulssentiments permis entre les tribus des bêtessauvages, des animaux domestiques et des oi-seaux ; que l’oubli devait effacer les vieilles ini-mitiés et les haines de races ; et que le bon-heur général et individuel était le but vers le-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 806/1032

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quel devaient tendre tous les efforts. Et ils dé-cidèrent que quiconque transgresserait cet étatde choses, serait traduit sans retard devant letribunal suprême, et jugé et condamné sans re-cours. Et ils me nommèrent comme héraut duprésent décret, et me chargèrent d’aller procla-mer, par toute la terre, la décision de l’assem-blée, avec ordre de leur rapporter les noms desrécalcitrants, afin qu’ils fussent punis suivantla gravité de leur rébellion. Et c’est pourquoi,ô mon frère Coq, tu me vois présentement aupied de ce mur où tu es perché, car c’est moi,en vérité, moi avec mon propre œil, moi et nonpas un autre, qui suis le représentant, le com-missionnaire, le héraut et le chargé de pouvoirsde nos seigneurs et suzerains. Et c’est pour-quoi, tout à l’heure, je t’ai abordé avec le sou-hait de paix et les paroles de l’amitié, ô monfrère ! »

Tout cela ! Mais le Coq, sans plus guèreprêter attention à toute cette éloquence ques’il ne l’entendait pas, continuait à regarder

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 807/1032

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au loin d’un air indifférent et avec des yeuxarrondis et vagues qu’il fermait de temps entemps, en dodelinant de la tête. Et le Renard,dont le cœur brûlait du désir de broyer déli-cieusement cette proie, reprit : « Ô frère mien,pourquoi ne veux-tu pas m’honorer d’une ré-ponse ou condescendre à m’adresser un motou seulement abaisser ton regard vers moi quisuis l’émissaire de notre sultan le Lion, sou-verain des animaux, et de notre sultan l’Aigle,souverain des oiseaux ? Or, permets-moi de terappeler que si tu persistes dans ton silenceà mon égard, je serai obligé de rapporter lachose au conseil ; et il serait beaucoup àcraindre que tu tombasses sous le coup de lanouvelle loi qui est inexorable dans son désird’établir la paix universelle, au risque même defaire égorger la moitié des vivants. Je te priedonc une dernière fois, ô mon frère charmant,de me dire seulement pourquoi tu ne me ré-ponds pas ! »

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 808/1032

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Alors le Coq, qui jusque-là s’était cantonnédans sa hautaine indifférence, tendit le cou, et,inclinant la tête de côté, abaissa le regard deson œil droit vers le Renard, et lui dit : « En vé-rité, ô mon frère, tes paroles sont sur ma têteet sur mes yeux, et je t’honore en mon cœurcomme l’envoyé et le commissaire et le mes-sager et le chargé de pouvoirs et l’ambassa-deur de notre sultan l’Aigle. Mais, si je ne terépondais pas, ne va pas croire que ce fût pararrogance ou par rébellion ou par tout autresentiment répréhensible, non ! par ta vie, non !c’était seulement parce que j’étais fort trou-blé par ce que je voyais et continue à voir auloin, là-bas, devant moi ! » Et le Renard de-manda : « Par Allah sur toi, ô mon frère, et quevoyais-tu et continues-tu à voir comme ça ?Éloigné soit le Malin ! Rien de grave, j’espère,ni de calamiteux ? » Et le Coq tendit encoreplus fort le cou et dit : « Comment ! Ô monfrère, n’aperçois-tu donc pas ce que j’aperçois,alors qu’Allah t’a mis au-dessus de ton hono-rable nez deux yeux perçants bien qu’un peu

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 809/1032

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louches – soit dit sans t’offenser ! » Et le Re-nard demanda avec inquiétude : « Mais enfinqu’aperçois-tu, dis-le-moi, de grâce ! Car moij’ai un peu mal aux yeux aujourd’hui, bien queje ne me sache pas louche en aucun degré –soit dit sans te contrarier ! » Et le Coq Voix-de-l’Aurore dit : « En vérité, je vois un nuage depoussière s’élevant, et dans l’air une bande defaucons de chasse en cercle tournoyant ! » Etle Renard, à ces paroles, commença à trembleret demanda, à la limite de l’anxiété : « Est-celà tout ce que tu aperçois, ô visage de bon au-gure ? Et sur le sol ne vois-tu rien courir ? » Etle Coq fixa longuement son regard sur l’hori-zon, en imprimant à sa tête un mouvement dedroite et de gauche, et finit par dire : « Oui ! jevois quelque chose qui court à quatre jambessur le sol, haut sur pattes, long, mince, avecune tête fine et pointue et de longues oreillesrabattues. Et ce quelque chose-là s’approcherapidement de notre côté ! » Et le Renard,tremblant de tous ses membres, demanda :« N’est-ce point un chien lévrier que tu vois, ô

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 810/1032

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mon frère ? Qu’Allah nous protège ! » Et le Coqdit : « Je ne sais si c’est un lévrier, car je n’en aipas encore vu de cette espèce, et Allah seul lesait ! Mais je crois bien, en tout cas, que c’estun chien, ô beau visage ! »

Lorsque le Renard eut entendu ces mots,il s’écria : « Je suis obligé, ô mon frère, deprendre congé de toi ! » Et, parlant ainsi, iltourna le dos et livra ses jambes au vent, sefiant à la Mère-de-la-Sureté. Et le Coq lui cria :« Hé, là ! hé, là ! mon frère, je descends, je des-cends ! Pourquoi ne m’attends-tu pas ? » Et leRenard dit : « C’est que, vois-tu, j’ai une grandeantipathie pour le chien lévrier, qui n’est ni demes amis ni de mes relations ! » Et le Coq re-prit : « Mais, ô visage de bénédiction, ne m’as-tu pas dit à l’instant que tu venais en com-missaire et en héraut de la part de nos souve-rains, pour proclamer le décret de la paix uni-verselle, décidée dans l’assemblée plénière desreprésentants de nos tribus ? » Et le Renard ré-pondit de fort loin : « Oui, certes ! oui, certes !

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Ô mon frère Coq, seulement ce lévrier entre-metteur – qu’Allah le maudisse ! – s’était abste-nu d’aller au congrès, et sa race n’y avait pointenvoyé de représentant, et son nom n’a pointété prononcé lors de la proclamation des tribusadhérentes à la paix universelle. Et c’est pour-quoi, ô Coq plein de tendreté, il y a toujoursinimitié entre ma race et la sienne, et aver-sion entre mon individu et le sien ! Et Qu’Al-lah te conserve en bonne santé, jusqu’à monretour ! »

Et le Renard, ayant ainsi parlé, disparut auloin.

Et le Coq échappa de la sorte aux dents deson ennemi, grâce à sa finesse et à sa sagaci-té. Et il se hâta de descendre du haut du muret de regagner la ferme, en glorifiant Allah quile ramenait en sécurité dans sa basse-cour. Etil s’empressa de raconter à ses épouses et àses voisins le bon tour qu’il venait de jouer àleur ennemi héréditaire. Et tous les coqs de labasse-cour lancèrent dans l’air l’appel sonore

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 812/1032

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de leur joie pour célébrer le triomphe de Voix-de-l’Aurore.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :

LES AIGUILLETTES NOUÉES

On raconte qu’un roi d’entre les rois étaitun jour assis sur son trône, au milieu de sondiwân, et donnait audience à ses sujets, quandentra un cheikh, cultivateur de son métier, quiportait sur sa tête un panier de beaux fruits etde légumes divers, primeurs de la saison. Etil embrassa la terre entre les mains du roi, etappela sur lui les bénédictions, et lui offrit encadeau le panier de primeurs. Et le roi, aprèslui avoir rendu son salam, lui demanda : « Etqu’y a-t-il dans ce panier couvert de feuilles,ô cheikh ? » Et le cultivateur dit : « Ô roi dutemps, ce sont des légumes frais et des fruits,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 813/1032

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les premiers poussés sur mes terres, que jet’apporte comme primeurs de la saison ! » Etle roi dit : « De cœur amical ! Ils sont accep-tés ! » Et le roi enleva les feuilles qui préser-vaient du mauvais œil le contenu du panier,et vit qu’il y avait là-dedans de magnifiquesconcombres frisés, des gombos bien tendres,des bananes, des aubergines, des limons et di-vers autres fruits et légumes hors de saison.Et il s’écria : « Maschallah ! » et prit unconcombre frisé et le croqua avec beaucoupde plaisir. Puis il dit aux eunuques de porterle reste au harem. Et les eunuques se hâtèrentd’exécuter l’ordre. Et les femmes, elles aussi,éprouvèrent beaucoup de délices à manger deces primeurs. Et elles prirent, chacune, cequ’elles voulaient, en se congratulant mutuel-lement, disant : « Que les primeurs de l’an pro-chain nous apportent la santé et nous trouventen vie et en beauté ! » Puis elles distribuèrentaux esclaves ce qui resta dans la corbeille. Et,d’un commun accord, elles dirent : « Par Al-lah ! ces primeurs sont quelque chose d’ex-

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quis ! Et il faut bien donner un bakchich aubonhomme qui les a apportées ! » Et elles en-voyèrent au fellah, par l’intermédiaire des eu-nuques, cent dinars d’or. Et le roi, également,était extrêmement satisfait du concombre friséqu’il avait mangé, et il ajouta encore deuxcents dinars au don de ses femmes. Et le fellahtoucha de la sorte, pour sa corbeille de pri-meurs, trois cents dinars d’or. Mais ce ne futpas tout. Car le sultan, lui ayant posé diversesquestions sur les choses de l’agriculture et surd’autres choses encore, l’avait trouvé tout àfait à sa convenance, et s’était plu à ses ré-ponses ; car le fellah avait la parole élégante,la langue diserte, la réplique sur les lèvres, l’es-prit fertile, le geste bien façonné et le langagepoli et distingué. Et le sultan voulut en faireimmédiatement son commensal, et lui dit : « Ôcheikh, sais-tu comment on tient compagnieaux rois ! » Et le fellah répondit : « Je sais. »Et le sultan lui dit : « C’est bien, ô cheikh !Retourne vite dans ton village porter à ta fa-mille ce qu’Allah t’a accordé aujourd’hui pour

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lot, et reviens en toute hâte me trouver, pourêtre désormais mon commensal ! » Et le fellahrépondit par l’ouïe et l’obéissance ; et, aprèsêtre allé porter à sa famille les trois cents di-nars qu’Allah lui avait envoyés, il revint re-trouver le roi, qui, à ce moment, prenait sonrepas du soir. Et le roi le fit asseoir à côtéde lui, devant le plateau, et le fit manger etboire suivant sa capacité. Et il le trouva encoreplus plaisant que la première fois, et l’aimatout à fait, et lui demanda : « Tu dois certaine-ment connaître des histoires belles à raconteret à écouter, ô cheikh ! » Et le fellah répondit :« Oui, par Allah ! Et la nuit prochaine, j’en ra-conterai au roi ! » Et le roi, à cette nouvelle,fut à la limite de la jubilation et se trémoussade contentement. Et, pour donner à son com-mensal une marque de sa sollicitude et de sonamitié, il fit venir de son harem la plus jeuneet la plus belle des suivantes de la sultane, unejeune fille vierge et scellée…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… il fit venir de son harem la plus jeune etla plus belle des suivantes de la sultane, unejeune fille vierge et scellée, et la lui donna encadeau, bien qu’il l’eût fait mettre de côté pourlui-même, dès le jour de l’achat, se la réser-vant comme un morceau de choix. Et il mit à ladisposition des nouveaux mariés un bel appar-tement, dans le palais, proche voisin du sien,et magnifiquement meublé et pourvu de toutesles commodités. Et, après leur avoir souhaité

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 817/1032

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toutes les délices pour la nuit, il les laissa seuls,et rentra dans son harem.

Or, la jeune fille s’étant dévêtue attendit,couchée, que vînt à elle son nouveau seigneur.Et le cheikh cultivateur, qui de sa vie n’avaitvu ni goûté de la chair blanche, s’émerveillade ce qu’il voyait et glorifia en son cœur Celuiqui forme la chair blanche. Et il s’approcha dela jeune fille, et se mit à folâtrer avec elle detoutes les folâtreries usuelles en un cas commecelui-là. Et voilà que, sans qu’il pût savoir nicomment ni pourquoi, l’enfant-de-son-père nevoulut pas lever la tête, et resta assoupi avecun œil sans vie et tourné en bas. Et le fruitiereut beau l’admonester et l’encourager, il nevoulut rien entendre et resta insoumis, oppo-sant à toutes les exhortations une inertie etun entêtement inexplicables. Et le pauvre frui-tier fut à la limite de la confusion et s’écria :« En vérité, c’est là une affaire prodigieuse ! »Et la jeune fille, dans le but de réveiller les dé-sirs de l’enfant, se mit à badiner avec lui et à

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 818/1032

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jouer avec lui à la main chaude, et à le câlinerde toutes les câlineries, et à le raisonner tan-tôt par les caresses et tantôt par les bourrades,mais elle ne réussit guère davantage à le déci-der au réveil. Et elle finit par s’écrier : « Ô monmaître, puisse Allah développer le progrès ! »Et, voyant que rien ne servait de rien, elle dit :« Ô mon maître, je crois bien que tu ne saispas pourquoi l’enfant-de-son-père ne veut passe réveiller ! » Il dit : « Non par Allah ! je nesais pas ! » Elle dit : « Parce que précisémentson père est noué quant à ses aiguillettes ! »Il demanda : « Et comment, ô perspicace, doit-on faire pour guérir le nouement de ces ai-guillettes-là ! » Elle dit : « Ne t’en préoccupepas. Je sais m’y prendre ! » Et elle se leva àl’heure et à l’instant, prit de l’encens mâle et,le jetant dans un brûle-parfum, se mit à fairedes fumigations à son époux, comme on en faitsur le corps des morts, en disant : « Qu’Allahréveille les morts ! Qu’Allah réveille les endor-mis ! » Et, cela fait, elle prit une cruche rem-plie d’eau, et se mit à arroser l’enfant-de-son-

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père, comme on fait pour les corps des mortsavant de les couvrir du linceul. Et l’ayant ainsibaigné, elle prit un foulard de mousseline et enrecouvrit l’enfant endormi comme on recouvreles morts du linceul. Et, ayant accompli toutesces cérémonies préparatoires d’un ensevelisse-ment qu’elle faisait par simulacre, elle appe-la les nombreuses esclaves que le sultan avaitmises à son service et à celui de son époux, etleur montra ce qu’elle leur montra du pauvrefruitier qui était étendu immobile, le corps àmoitié recouvert du foulard, et enveloppé parun nuage d’encens. Et, à cette vue, les femmes,poussant des cris d’hilarité et des éclats de rire,s’enfuirent à travers le palais, en racontant cequ’elles venaient de voir à toutes celles quin’avaient pas vu.

Or le matin, le sultan, levé de meilleureheure que de coutume, envoya chercher le frui-tier, son commensal, et lui fit les souhaits dumatin, et lui demanda : « Comment s’est pas-sée ta nuit, ô cheikh ? » Et le fellah raconta au

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sultan tout ce qu’il avait éprouvé, sans lui ca-cher un détail. Et le sultan, en entendant cela,se mit à rire tellement qu’il se renversa sur lederrière ; puis il s’écria : « Par Allah ! la jeunefille, qui a traité de cette façon judicieuse lenouement de tes aiguillettes, est une jeune filledouée de science, de finesse et d’esprit ! Et jela reprends pour mon usage personnel ! Et illa fit venir, et lui ordonna de lui raconter cequi s’était passé. Et la jeune fille répéta au roila chose telle qu’elle était arrivée, et lui narradans tous leurs détails les efforts qu’elle avaitfaits pour dissiper le sommeil de l’entêté fils-de-son-père, et le traitement qu’elle avait finipar lui appliquer, sans résultat ! » Et le roi, à lalimite de la jubilation, se tourna vers le fellahet lui demanda : « Est-ce vrai, cela ? » Et le fel-lah fit de la tête un signe affirmatif, et baissa lesyeux. Et le roi, riant de toute sa gorge, lui dit :Par ma vie sur toi, ô cheikh ! raconte-moi en-core ce qui s’est passé ! » Et lorsque le pauvrehomme eut répété son récit, le sultan se mità pleurer de joie, et s’écria : « Ouallah ! c’est

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là une chose prodigieuse ! » Puis, comme lemuezzin venait de faire sur le minaret l’appel àla prière, le sultan et le fruitier remplirent leursdevoirs envers leur Créateur, et le sultan dit :« Maintenant, ô cheikh des hommes délicieux,hâte-toi, pour compléter ma joie, de me racon-ter les histoires promises ! » Et le fruitier dit :« De tout cœur amical et comme hommagesdus à notre généreux maître ! » Et, s’étant as-sis, les jambes repliées, en face du roi, il racon-ta :

HISTOIRE DES DEUX PRENEURS DEHASCHISCH

Sache, ô mon seigneur et la couronne surma tête, qu’il y avait, dans une ville d’entre lesvilles, un homme, pêcheur de son métier, etpreneur de haschisch de son occupation. Or,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 822/1032

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lorsqu’il avait réalisé le produit d’une journéede travail, il mangeait une partie de son gainen provisions de bouche, et le reste en cetteherbe hilarante dont l’extrait est le haschisch.Et il prenait trois prises de haschisch par jour :une qu’il avalait à jeun, le matin, une à midiet une au coucher du soleil. Et de la sorte ilpassait sa vie dans la gaieté et dans l’extrava-gance. Et cela ne l’empêchait pas de vaquer àson travail, qui était la pêche ; mais souventil le faisait d’une manière bien singulière. Ain-si ! Un soir, ayant pris une dose de haschischplus forte que d’habitude, il commença par al-lumer une chandelle de suif, et s’assit devantelle et se mit à se parler à lui-même, faisantles questions et les réponses, et jouissant detoutes les délices du rêve et du plaisir tran-quille. Et il resta longtemps ainsi, et ne fut tiréde sa rêverie merveilleuse que par la fraîcheurde la nuit et la clarté de la lune dans son plein.Et il dit alors, se parlant à lui-même : « Ho, untel, regarde ! la rue est silencieuse, la brise estfraîche et la clarté de la lune invite à la pro-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 823/1032

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menade. Tu feras donc bien de sortir prendrel’air et regarder la face du monde, pendant queles gens ne circulent pas et ne peuvent te dé-ranger dans ton plaisir et ton faste solitaire ! »Et, pensant ainsi, le pêcheur sortit de sa mai-son, et dirigea sa promenade du côté de la ri-vière. Or, c’était le quatorzième jour de la lune,et la nuit en était toute illuminée. Et le pêcheur,voyant sur le pavé la réflexion du disque ar-genté, prit cet éclat de la lune pour de l’eau, etson extravagante imagination lui dit : « Par Al-lah, ô pêcheur un tel, te voici arrivé sur le bordde la rivière, et aucun autre pêcheur que toi nese trouve sur la berge. Tu feras donc bien deretourner vite prendre ta ligne et de revenir temettre à pêcher ce que te donnera ta chancede cette nuit ! » Ainsi il pensa, dans sa folie,et ainsi il fit. Et, ayant apporté sa ligne, il vints’asseoir sur une borne, et se mit à pêcher aumilieu du clair de lune, jetant le fil hameçonnésur la nappe blanche réfléchie par le pavé.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 824/1032

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Or, voici qu’un énorme chien, attiré parl’odeur des viandes qui servaient d’appât, vintse jeter sur la ligne et l’avala. Et l’hameçons’arrêta dans son gosier et lui occasionna unetelle gêne, qu’il se mit à donner des secoussesdésespérées sur le fil pour parvenir à se dé-tacher. Et le pêcheur, qui croyait amener unpoisson monstrueux, tirait tant qu’il pouvait ;et le chien, dont la souffrance devenait insup-portable, tirait de son côté en poussant deshurlements de travers ; si bien que le pêcheur,ne voulant pas laisser échapper sa proie, finitpar être entraîné et roula à terre. Et alors,croyant qu’il allait se noyer dans la rivière quelui montrait son haschisch, il se mit à fairedes cris épouvantables en appelant au secours.Et, à ce bruit, les gardiens du quartier accou-rurent, et le pêcheur, les voyant, leur cria : « Àmon secours, ô musulmans ! Aidez-moi à ti-rer le monstrueux poisson des profondeurs dela rivière où il va m’entraîner ! Yallah, yallah !à la rescousse, mes gaillards ! Je me noie ! »Et les gardiens, fort surpris, lui demandèrent :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 825/1032

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« Qu’as-tu, ô pêcheur ? Et de quelle rivièreparles-tu ? Et de quel poisson s’agit-il ? » Etil leur dit : « Qu’Allah vous maudisse, fils dechiens ! Est-ce le moment de plaisanter, oubien de m’aider à sauver mon âme de lanoyade, et à tirer le poisson hors de l’eau ? » Etles gardiens, qui riaient d’abord de son extra-vagance, s’irritèrent contre lui, en l’entendantles traiter de fils de chiens, et se jetèrent sur luiet, après l’avoir roué de coups, le conduisirentchez le kâdi.

Or, le kâdi était également, par la permis-sion d’Allah, fort adonné au haschisch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

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Elle dit :

… Or, le kâdi était également, par la per-mission d’Allah, fort adonné au haschisch. Et

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lorsqu’il eut reconnu, d’un seul regard jeté surle pêcheur, que l’homme que les gardiens ac-cusaient d’avoir troublé le repos du quartierétait sous la puissance de l’hilarante droguequ’il prisait lui-même si fort, il se hâta d’admo-nester sévèrement les gardiens et de les ren-voyer. Et il recommanda à ses esclaves d’avoirgrand soin du pêcheur, et de lui donner un bonlit où passer la nuit en toute tranquillité. Et ilse promit, à part lui, de le prendre pour compa-gnon du plaisir qu’il comptait se donner le len-demain.

En effet, après qu’il eut passé toute la nuitdans le repos et le calme, et toute la journéedu lendemain dans la bonne chère, le pêcheurfut appelé le soir près du kâdi, qui le reçut entoute cordialité, et le traita comme un frère. Et,après avoir soupé avec lui, il s’assit tout près

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de lui, en face des chandelles allumées, et, luiprésentant du haschisch, se mit à en prendreavec lui. Et, à eux deux, ils en consommèrentune dose capable de renverser les quatre piedsen l’air un éléphant fils de cent années.

Lorsque le haschisch se fut bien dilué dansleur raison, il exalta les dispositions naturellesde leur caractère. Et, s’étant dévêtus, ils semirent complètement nus, et commencèrentà danser, à chanter et à faire mille extrava-gances.

Or, à ce moment, le sultan et son vizir sepromenaient dans la ville, tous deux déguisésen marchands. Et ils entendirent tout le bruitqui s’élevait de la maison du kâdi ; et, commeles portes n’étaient point fermées, ils entrèrentet trouvèrent le kâdi et le pêcheur dans le dé-lire de la joie. Et le kâdi et son compagnon, envoyant entrer les hôtes du destin, s’arrêtèrentde danser et leur souhaitèrent la bienvenue etles firent asseoir avec cordialité ; sans paraîtreautrement embarrassés de leur présence. Et le

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sultan, voyant le kâdi de la ville danser ainsitout nu en face d’un homme tout aussi nu, etdont le zebb était d’une longueur qui n’en fi-nissait pas et noir et mouvementé, écarquillases yeux et, se penchant à l’oreille de son vizir,lui dit : « Par Allah ! notre kâdi n’est pas aus-si bien outillé que son noir compagnon. » Et lepêcheur se tourna vers lui et dit : « Qu’as-tu,toi, à parler ainsi à l’oreille de cet autre ? As-seyez-vous tous deux, je vous l’ordonne, moi,votre maître, le sultan de la ville ! Sinon, jevais vous faire trancher la tête, à l’instant, parmon vizir, le danseur. Car vous n’ignorez pas,je pense, que je suis le sultan en personne, quecelui-ci est mon vizir, et que je tiens le mondeentier, comme un poisson, dans la paume dema main droite ! » Et le sultan et le vizir, à cesparoles, comprirent qu’ils étaient en présencede deux mangeurs de haschisch, de la variétéla plus extraordinaire. Et le vizir, pour amuserle sultan, dit au pêcheur : « Et depuis quand, ômon maître, es-tu devenu le sultan de la ville ?Et peux-tu me dire ce qu’est devenu notre an-

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cien maître, ton prédécesseur ? » Il dit : « Envérité, je l’ai déposé, en lui disant : « Va-t’en ! »Et il s’en alla. Et je me suis mis à sa place ! » Ildemanda : « Et le sultan n’a pas protesté ? » Ilrépondit : « Pas du tout ! Et même il s’est fortréjoui de se décharger sur moi du lourd fardeaudu règne. Et moi, pour lui rendre ses gracieu-setés, je l’ai gardé près de moi pour me servir.Et je compte lui raconter des histoires, s’il re-grette sa démission ! »

Et, ayant ainsi parlé, le pêcheur ajouta :« J’ai une grande envie de pisser ! » Et, sou-levant son interminable outil, il s’approcha dusultan et fit mine de se décharger sur lui. Etde son côté le kâdi dit : « J’ai également bienenvie de pisser ! » Et il s’approcha du vizir, etvoulut également faire comme le pêcheur. Et,voyant cela, le sultan et le vizir, au comble del’hilarité, se levèrent en sautant sur leurs pieds,et s’enfuirent en s’écriant : « Qu’Allah maudisseles mangeurs de haschisch de votre espèce ! »

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Et ils eurent tous deux beaucoup de peine àéchapper aux deux extravagants compagnons.

Or, le lendemain, le sultan qui voulait com-pléter l’amusement de sa soirée de la veille, or-donna aux gardes de prévenir le kâdi de la villequ’il eût à se présenter au palais avec l’hôte desa maison. Et le kâdi, accompagné du pêcheur,ne tarda pas à arriver entre les mains du sul-tan qui lui dit : « Je t’ai fait venir, ô représen-tant de la loi, afin que tu puisses, avec ton com-pagnon, m’enseigner quel est le moyen le pluscommode de pisser ! Faut-il, en effet, comme leprescrit le rite, s’accroupir en relevant soigneu-sement sa robe et ses effets ? Ou bien est-ilpréférable de faire comme les malpropres mé-créants qui pissent debout ? Ou bien faut-il pis-ser contre ses semblables, en se mettant toutnu, ainsi que le firent hier au soir deux man-geurs de haschisch que je connais ? »

Lorsque le kâdi eut entendu ces paroles dusultan, et comme, d’autre part, il savait que lesultan avait l’habitude de se promener déguisé,

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la nuit, il comprit que son extravagance et sondélire de la veille avaient eu pour témoin le sul-tan lui-même, et il fut à la limite de l’effroi enpensant qu’il avait manqué de respect au sul-tan et au vizir. Et il tomba à genoux, criant :« Amân ! Amân ! Ô mon seigneur, c’est le ha-schisch qui m’a induit à la grossièreté et à l’in-délicatesse ! » Mais le pêcheur, qui, à causedes doses journalières de haschisch, continuaità se trouver en état d’ébriété, dit au sultan :« Et puis quoi ! Si tu es dans ton palais, nous,hier au soir, nous étions dans le nôtre ! » Etle sultan, extrêmement réjoui des manières dupêcheur, lui dit : « Ô le plus délicieux hurluber-lu de mon royaume, puisque tu es un sultan etque je le suis également, je te prie de me te-nir compagnie désormais dans mon palais. Etpuisque tu sais raconter des histoires, j’espèreque tu voudras dulcifier notre ouïe avec l’uned’elles ! » Elle pêcheur répondit : « De toutcœur amical et comme hommages dus ! Mais,certes ! pas avant que tu aies pardonné à monvizir qui est à genoux à tes pieds ! » Et le sultan

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se hâta de donner au kâdi l’ordre de se lever,et lui pardonna son extravagance de la veilleet lui dit de retourner à sa maison et à sesfonctions. Et il garda auprès de lui le pêcheurseulement, qui, sans plus attendre, lui raconta,comme suit, l’HISTOIRE DU KÂDI PÈRE-AU-PET !

HISTOIRE DU KÂDI PÈRE-AU-PET

On raconte qu’il y avait dans la ville de Tra-blous de Syrie, du temps du khalifat Haroun-al-Rachid, un kâdi qui exerçait les fonctions desa charge avec une sévérité et une rigueur ex-trêmes. Et cela était notoire parmi les hommes.

Or, ce kâdi de malheur avait, pour le servir,une vieille négresse à la peau rude et épaissecomme le cuir d’un buffle du Nil. Et c’était toutce qu’il possédait comme femme dans son ha-

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rem. Qu’Allah le repousse de Sa miséricorde !Car ce kâdi était d’une ladrerie extrême qui nepouvait être égalée que par sa rigueur dans lesjugements qu’il rendait. Qu’Allah le maudisse !Et bien qu’il fût riche, il ne vivait que de painrassis et d’oignons. Et, avec cela, il était pleind’ostentation, et avait l’avarice honteuse ; car ilvoulait toujours faire preuve de faste et de gé-nérosité, alors qu’il vivait avec la parcimonied’un chamelier à bout de provisions. Et, pourfaire croire à un luxe que sa maison ignorait, ilavait l’habitude de couvrir le tabouret des re-pas d’une nappe garnie de franges d’or. Et, dela sorte, lorsque quelqu’un, par hasard, entraitpour affaire à l’heure des repas, le kâdi ne man-quait pas d’appeler sa négresse et de lui dire àhaute voix : « Mets la nappe à franges d’or ! »Et il pensait ainsi donner à croire aux gens quesa table était somptueuse et que des mets équi-valaient en bonté et en quantité à la beauté dela nappe à franges d’or. Mais jamais personnen’avait été invité à l’un de ces repas servis surla nappe splendide ; et personne n’ignorait, par

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contre, la vérité sur l’avarice sordide du kâdi.Si bien que l’on disait communément, quandon avait mal mangé à un festin : « Il était servisur la nappe du kâdi ! » Et ainsi cet homme,qu’Allah avait doté de richesses et d’honneurs,vivait d’une vie dont ne se seraient pas conten-tés les chiens de la rue. Qu’il soit à jamaisconfondu !

Or, un jour, quelques personnes qui vou-laient se le rendre favorable dans un jugement,lui dirent : « Ô notre maître le kâdi, pourquoine prends-tu pas épouse ? Car la vieille né-gresse que tu as dans ta maison n’est pas dignede tes mérites ! » Et il répondit : « Est-il quel-qu’un de vous qui veuille me trouver unefemme ? » Et l’un des assistants répondit : « Ônotre maître, j’ai une fille très belle, et tu hono-rerais ton esclave si tu voulais la prendre pourépouse. » Et le kâdi accepta l’offre ; et on célé-bra promptement le mariage ; et la jeune fillefut conduite le soir même dans la maison deson époux. Et l’adolescente était fort étonnée

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qu’on ne lui préparât point de repas, et qu’iln’en fût pas même question : mais, comme elleétait discrète et avait beaucoup de réserve, ellene fit aucune réclamation, et, voulant seconformer aux usages de son époux, elle es-saya de se distraire. Quant aux témoins du ma-riage et aux invités, ils présumaient que cetteunion du kâdi allait donner lieu à quelque fêteou du moins à un repas ; mais leurs espoirs etleur attente furent vains, et les heures se pas-sèrent sans que le kâdi eût fait d’invitation. Etchacun se retira en maudissant le ladre.

Mais pour ce qui est de la jeune épouse,après avoir souffert cruellement d’un jeûneaussi rigoureux et aussi prolongé, elle entenditenfin son époux appeler la négresse à peau debuffle, et lui ordonner de dresser le tabouretdes repas, en y mettant la nappe à frangesd’or et les plus beaux ornements. Et l’infortu-née espéra alors pouvoir enfin se dédomma-ger du jeûne pénible auquel elle venait d’êtrecondamnée, elle qui avait toujours vécu, dans

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la maison de son père, au milieu de l’abon-dance, du luxe et du bien-être. Mais hélas surelle ! que devint-elle lorsque la négresse eutapporté, pour tout plateau de mets, un bassindans lequel étaient trois morceaux de pain biset trois oignons ? Et, comme elle n’osait faireun mouvement et ne comprenait rien, le kâdiprit avec componction un morceau de pain etun oignon, donna une part égale à la négresse,et invita sa jeune épouse à faire honneur aufestin, en lui disant : « Ne crains point d’abuserdes dons d’Allah ! » Et il commença lui-mêmepar en manger avec un empressement qui dé-montrait combien il goûtait l’excellence de cerepas. Et la négresse également ne fit qu’unebouchée de l’oignon, vu que c’était l’unique re-pas de la journée. Et la pauvre épouse abuséevoulut essayer de faire comme eux ; mais, ha-bituée qu’elle était aux mets les plus délicats,elle ne put avaler une bouchée. Et elle finit parse lever de table, à jeun, maudissant en sonâme la noirceur de son destin. Et trois joursse passèrent de la sorte dans l’abstinence, avec

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le même appel à l’heure du repas, les mêmesbeaux ornements sur la table, la même nappeà franges d’or, le pain bis et les tristes oignons.Mais le quatrième jour, le kâdi entendit des crisaffreux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA SEPT CENTQUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais le quatrième jour, le kâdi entenditdes cris affreux partir du harem. Et la négressevint lui annoncer, en levant les bras au ciel,que sa maîtresse s’était révoltée contre tout lemonde, à la maison, et qu’elle venait d’envoyer

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chercher son père. Et le kâdi, furieux, entrachez elle avec des yeux flamboyants, lui criatoutes sortes d’injures, et, l’accusant de s’êtrelivrée à toutes les variétés de débauches, luicoupa les cheveux de force, et la répudia, en luidisant : « Tu es divorcée par trois fois ! » Et il lachassa violemment et referma la porte derrièreelle. Qu’Allah le maudisse ! Il mérite la malé-diction.

Or, peu de jours après son divorce, le ladrefils de ladre trouva, à cause de ses fonctionsqui le rendaient indispensable à beaucoup degens, un autre client qui lui proposa sa fille enmariage. Et il épousa la jeune fille, qui fut ser-vie de la même manière, et qui, n’ayant pu en-durer au delà de trois jours le régime des oi-gnons, se révolta et fut également répudiée.Mais cela ne servit pas de leçon aux autrespersonnes : car le kâdi trouva encore plusieursjeunes filles à marier, et les épousa successive-ment, pour les répudier au bout d’un jour ou

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deux, à cause de leur rébellion contre le painbis et les oignons.

Mais, quand les divorces se furent multi-pliés d’une façon si exagérée, le bruit de la la-drerie du kâdi arriva aux oreilles qui n’avaientpas jusque-là entendu, et sa conduite à l’égardde ses femmes devint le sujet de toutes lesconversations dans les harems. Et il perdit tousles crédits possibles auprès des entremet-teuses, et cessa tout à fait d’être mariable.

Or, un soir, le kâdi, tourmenté par l’héritagede son père, vu qu’aucune femme n’en voulaitplus, se promenait hors de la ville, quand ilvit venir une dame montée sur une mule cou-leur étourneau. Et il fut frappé par sa tournureélégante et ses riches vêtements. Aussi, ayantrelevé le bout de ses moustaches, il s’avançavers elle avec une galante courtoisie, lui fitune profonde révérence et, après les salams,lui dit : « Ô toi, noble dame, d’où viens-tu ? »Elle répondit : « De la route qui est derrièremoi ! » Et le kâdi sourit et dit : « Oui certes !

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oui certes ! je sais cela, mais de quelle ville ? »Elle répondit : « De Moussoul ! » Il demanda :« Es-tu célibataire ou mariée ? » Elle dit : « Jesuis encore célibataire. » Il demanda : « Veux-tu, en ce cas, me servir d’épouse désormais,et que moi, en retour, je devienne pour toi,l’homme ? » Elle répondit : « Dis-moi où tu ha-bites, et je te ferai parvenir ma réponse dès de-main. » Et le kâdi lui expliqua qui il était et oùil habitait. Mais elle le savait ! Et elle le quittaen lui coulant le plus engageant des sourires,du coin de l’œil.

Or, le lendemain matin, l’adolescente en-voya un message au kâdi, pour l’informerqu’elle consentait à l’épouser, moyennant undouaire(8) de cinquante dinars. Et le ladre, fai-sant un violent effort sur son avarice, à causede la passion qu’il éprouvait pour la jeune fille,lui fit compter et remettre les cinquante dinars,et chargea la négresse d’aller la chercher. Etl’adolescente, ne manquant pas à ses engage-ments, vint, en effet, dans la maison du kâdi :

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et le mariage fut promptement conclu devantles témoins qui s’en allèrent aussitôt après,sans avoir été autrement régalés.

Et le kâdi, fidèle à son régime, dit à la né-gresse, d’un ton emphatique : « Étends lanappe à franges d’or ! » Et, comme à l’ordi-naire, sur la table somptueusement ornée,furent servis, pour tous mets, les trois painssecs et les trois oignons. Et la jeune épouse pritla troisième portion, d’un air fort content, et,lorsqu’elle eut fini, elle dit : « Alhamdou lillah !Louange à Allah ! Quel excellent repas je viensde faire ! » Et elle accompagna cette exclama-tion d’un sourire d’extrême satisfaction. Et lekâdi, entendant et voyant cela, s’écria : « Glo-rifié soit le Très-Haut qui m’a enfin octroyé,dans Sa générosité, une épouse qui réunit enelle toutes les perfections, et sait se contenterdu présent, en remerciant son Créateur pourle beaucoup et pour le peu ! » Mais l’aveugleladre, le cochon, – qu’Allah le confonde ! – ne

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savait pas ce que le sort avait décrété pour lui,dans la cervelle maligne de sa jeune épouse.

Or, le lendemain matin, le kâdi fut audiwân, et l’adolescente, pendant son absence,se mit à visiter, l’une après l’autre, toutes leschambres de la maison. Et elle arriva de lasorte à un cabinet dont la porte soigneusementfermée, et cadenassée par trois énormes cade-nas, et consolidée par trois fortes barres de fer,lui inspira une vive curiosité. Et, après avoirlongtemps tourné tout autour et bien examinéce qu’il y avait à examiner, elle finit par aper-cevoir une fente dans une des moulures, de lalargeur d’à peu près un doigt. Et elle regardapar cette fente, et fut extrêmement surpriseet joyeuse de voir que le trésor du kâdi étaitaccumulé là-dedans, en or et en argent, dansde larges vases de cuivre posés sur le sol. Etaussitôt l’idée lui vint de profiter sans retardde cette découverte inespérée ; et elle courutchercher une longue baguette, une tige de pal-mier, en enduisit l’extrémité de pâte gluante et

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l’insinua à travers la fente de la moulure. Et, àforce de tourner la baguette, plusieurs piècesd’or s’y attachèrent, qu’elle retira aussitôt. Etelle s’en alla en son appartement et appela lanégresse et lui dit, en lui tendant les piècesd’or : « Va promptement au souk, et rapporte-nous-en des galettes toutes chaudes du four,avec du sésame dessus, du riz au safran, dela viande délicate d’agneau, et tout ce que tupeux trouver de meilleur en fait de fruits et depâtisseries ! » Et la négresse, étonnée, réponditpar l’ouïe et l’obéissance, et se hâta d’exécu-ter les ordres de sa maîtresse qui, à son retourdu souk, lui fit dresser les plateaux, et partageaavec elle les succulentes choses apportées. Etla négresse qui, pour la première fois de sa vie,faisait un si excellent repas, s’écria : « Qu’Al-lah t’entretienne, ô ma maîtresse, et te fasseacquérir en graisse de bonne qualité les déli-cieuses choses dont tu viens de me nourrir. Parta vie ! tu m’as fait manger, en ce seul repas dûà la générosité de ta paume, des succulencesque je n’ai jamais goûtées pendant toute la du-

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rée de mon service chez le kâdi ! » Et l’adoles-cente lui dit : « Eh bien, si tu désires tous lesjours une nourriture semblable et même supé-rieure à celle d’aujourd’hui, tu n’as qu’à obéir àtout ce que je te dirai, et à garder ta langue en-fermée dans ta bouche en présence du kâdi ! »Et la négresse appela sur elle les bénédictions,et la remercia, et lui baisa la main, lui promet-tant obéissance et dévouement. Car il n’y avaitpas à hésiter un instant dans le choix entre lar-gesse et bonne chère d’un côté, et, de l’autre,privation et sordide parcimonie.

Et lorsque, vers midi, le kâdi fut rentré àla maison, il cria à la négresse : « Ô esclave,étends la nappe à franges d’or ! » Et lorsqu’ilse fut assis, sa femme se leva et lui servit elle-même les restes de l’excellent repas. Et il man-gea de grand appétit et se réjouit d’une sibonne chère et demanda : « D’où viennent cesprovisions ? » Et elle répondit : « Ô monmaître, j’ai dans cette ville un grand nombrede parentes, et c’est l’une d’elles qui m’a en-

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voyé aujourd’hui ce régal auquel je n’ai attachéde prix que dans l’idée de le partager avecmon maître ! » Et le kâdi se loua, en son âme,d’avoir épousé une femme qui avait des pa-rents si précieux.

Or, le lendemain, la baguette en tige de pal-mier œuvra comme la première fois, et ame-na du trésor du kâdi quelques pièces d’or aveclesquelles l’épouse du kâdi fit acheter des pro-visions admirables, dont un agneau farci depistaches, et invita quelques-unes de ses voi-sines à partager avec elle l’excellent repas. Etelles passèrent le temps entre elles de la ma-nière la plus agréable, jusqu’à l’heure du retourdu kâdi. Et les femmes se séparèrent alors,sur la promesse que cette journée de béné-diction se renouvellerait en toute amabilité. Etle kâdi, dès son entrée, cria à la négresse :« Étends la nappe à franges d’or ! » Et, lorsquele repas fut servi, le ladre – qu’Allah le mau-disse ! – fut bien étonné de voir, sur les pla-teaux, des viandes et des provisions plus dé-

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licates et plus recherchées encore que cellesde la veille. Et, plein d’inquiétude, il demanda :« Par ma tête ! d’où viennent ces choses si coû-teuses ? » Et l’adolescente, qui le servait elle-même, répondit : « Ô maître, tranquillise tonâme et rafraîchis tes yeux, et, sans te tour-menter davantage au sujet des biens qu’Allahnous envoie, ne pense qu’à bien manger età te réjouir l’intérieur. Car c’est une de mestantes qui m’a envoyé ces plateaux de mets, etje me tiens heureuse si mon maître est satis-fait ! » Et le kâdi, à la limite de la joie d’avoirune épouse si bien apparentée et si aimable etsi attentionnée, ne pensa plus qu’à profiter leplus qu’il pouvait de tant de bonheur gratuit.Aussi, au bout d’une année de ce régime, ilfit tant de graisse, et son ventre se développad’une façon si notoire, que les habitants dela ville, quand ils voulaient établir un pointde comparaison pour une chose énorme, di-saient : « C’est gros comme le ventre du kâ-di ! » Mais le ladre – éloigné soit le Malin ! – nesavait pas ce qui l’attendait, et que sa femme

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avait fait le serment de venger toutes lespauvres femmes qu’il avait épousées pour lesfaire presque mourir d’inanition et les chasser,après leur avoir coupé les cheveux et les avoirrépudiées par le divorce définitif des trois. Etvoici comment l’adolescente s’y prit pour at-teindre son but et jouer son tour.

Parmi les voisines qu’elle nourrissait tousles jours, se trouvait une pauvre femme en-ceinte, déjà mère de cinq enfants, et dont lemari était un portefaix qui gagnait à peine dequoi subvenir aux nécessités urgentes de lamaison. Et l’épouse du kâdi lui dit un jour : « Ôma voisine, Allah t’a donné une nombreuse fa-mille, et l’homme n’a pas de quoi la nourrir.Et te voici de nouveau enceinte de par la vo-lonté du Très-Haut ! Veux-tu donc, lorsque tuauras accouché de ton prochain nouveau-né,me le donner, afin que je le soigne et l’élèvecomme mon propre enfant, moi qu’Allah ne fa-vorise pas de la fécondité ? Et je te promets, enretour, que tu ne manqueras jamais de rien, et

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que la prospérité favorisera ta maison ! Mais jete demande seulement de ne parler de la choseà personne, et de me remettre l’enfant en ca-chette, afin que personne dans le quartier nese doute de la vérité ! » Et la femme du por-tefaix accepta l’offre, et promit le secret. Etle jour de son accouchement, qui eut lieu engrand secret, elle remit à l’épouse du kâdi l’en-fant nouveau-né qui était un garçon aussi grosque deux garçons de son espèce.

Or, ce jour-là, l’adolescente prépara elle-même, pour l’heure du repas, un plat composéd’un mélange de fèves, de pois, de haricotsblancs, de choux, de lentilles, d’oignons, degousses d’ail, de farines diverses et de toutessortes de graines lourdes et d’épices pilées. Etquand le kâdi fut rentré, bien affamé à cause deson gros ventre qui était complètement vide,elle lui servit ce ragoût bien assaisonné, qu’iltrouva délicieux et dont il mangea goulûment.Et il en reprit plusieurs fois, et finit par dévorertout le plat, en disant : « Je n’ai jamais mangé

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de mets aussi facile à glisser dans le gosier ! Jedésire, ô femme, que tu m’en prépares tous lesjours un plat plus grand que celui-ci ! Car j’es-père bien que tes parents ne vont pas s’arrê-ter dans leur générosité ! » Et l’adolescente ré-pondit : « Que cela te soit délicieux et de fa-cile digestion ! » Et le kâdi la remercia pour sonsouhait, et se loua une fois de plus d’avoir uneépouse si parfaite et si soigneuse de ses plai-sirs.

Mais une heure s’était à peine écoulée de-puis le repas, que le ventre du kâdi se mit à en-fler et à grossir à vue d’œil ; et un grand va-carme, comme un bruit de tempête, se fit en-tendre dans son intérieur ; et de sourds gron-dements, comme un tonnerre menaçant,ébranlèrent ses parois, bientôt accompagnésde terribles coliques, de spasmes et de dou-leurs. Et il devint bien jaune de teint, et semit à geindre et à rouler par terre comme unejarre, en se tenant le ventre à deux mains, eten s’écriant : « Ya Allah ! une tempête est dans

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mon ventre ! Ah ! qui me délivrera ! » Et bien-tôt il ne put s’empêcher de pousser des hurle-ments, sous la poussée des crises plus fortesde son ventre, devenu plus gonflé qu’une outrepleine. Et aux cris qu’il faisait, son épouse ac-courut et, cherchant à le soulager, lui fit avalerune poignée de poudre d’anis et de fenouil,qui devaient bientôt produire leur effet. Et, enmême temps, pour le consoler et l’encourager,elle se mit à le caresser partout comme on ca-resse un enfant malade, et à lui masser dou-cement sa partie affligée, en y passant la mainavec régularité. Et tout d’un coup elle s’arrêtadans son massage, en jetant un cri perçant, sui-vi d’exclamations répétées de surprise et d’ef-farement, disant : « Youh ! youh ! le miracle !le prodige ! Ô mon maître ! Ô mon maître ! »Et le kâdi, malgré les violentes douleurs qui lefaisaient se contorsionner, demanda : « Qu’as-tu ? Et de quel miracle s’agit-il ? » Elle dit :« Youh ! youh ! Ô mon maître, ô mon maître ! »Il demanda : « Qu’as-tu, dis-le-moi ! » Et ellerépondit : « Le nom d’Allah sur toi et autour

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de toi ! » Et elle passa de nouveau la mainsur son ventre tempétueux, en ajoutant : « Quele Très-Haut soit exalté ! Il peut et fait toutce qu’Il veut ! Que Ses secrets soient accom-plis, ô mon maître ! » Et le kâdi, entre deuxhurlements, demanda : « Qu’as-tu, ô femme ?Parle ! Qu’Allah te maudisse, pour me torturerde la sorte ! » Elle dit : « Ô mon maître, ô monmaître, que Sa volonté s’accomplisse ! Tu esenceinte ! Et l’accouchement est proche de lasortie ! »

À ces paroles de son épouse, le kâdi se re-leva, malgré les coliques et les spasmes, ets’écria : « Es-tu folle, ô femme ? Et depuisquand les hommes deviennent-ils enceintes ? »Elle dit : « Par Allah, je ne sais ! Mais l’enfantse mouvemente dans ton ventre. Et j’en sensles coups de pied, et j’en touche la tête avecmes mains ! » Et elle ajouta : « Allah jette lesgrains de la fécondité où Il veut ! Qu’Il soitexalté ! Prie sur le Prophète, ô homme ! » Et lekâdi, en proie aux convulsions, dit : « Sur lui

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les bénédictions et toutes les grâces ! » Et, sesdouleurs augmentant, il recommença à se rou-ler, en hurlant de travers ; et il se tordait lesmains, et ne pouvait plus respirer, tant étaitviolent le combat qui se livrait dans son ventre.Et soudain voici le soulagement ! Long et ré-sonnant, un pet épouvantable se délivra de sonintérieur, et fit trembler toute la maison, etévanouir le kâdi sous la violente poussée deson choc. Et une série nombreuse d’autrespets, en gradation atténuée, continua à roulerà travers l’air troublé de la maison. Puis, surun dernier vacarme, semblable au bruit du ton-nerre, le silence rentra dans la demeure. Et peuà peu le kâdi revint à lui-même, et aperçut,étendu sur un petit matelas, devant lui, un nou-veau-né entouré de langes, qui piaillait en fai-sant des grimaces. Et il vit son épouse qui di-sait : « Louanges à Allah et à Son Prophètepour cette heureuse délivrance ! Alhamdou lil-lah, ô homme ! » Et elle se mit à marmonnertous les noms sacrés sur la couche du petit etsur la tête de son époux. Et le kâdi ne savait

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s’il dormait, s’il veillait, ou si les douleurs qu’ilavait ressenties avaient détruit ses facultés in-tellectuelles. Cependant il ne pouvait démentirle témoignage de ses sens ; et la vue de cetenfant nouveau-né, et la cessation de ses dou-leurs, et le souvenir de la tempête qui s’étaitdégagée de son ventre le forçaient de croireà son étonnante délivrance. Et l’amour mater-nel fut le plus fort et lui fit accepter l’enfant,et dire : « Allah jette les grains et crée où Ilveut ! Et même les hommes, s’ils y sont prédes-tinés, peuvent devenir enceintes et accoucherà terme ! » Puis il se tourna vers son épouse, etlui dit : « Ô femme, il faut que tu te charges deprocurer une nourrice à cet enfant ! Car, moi,je ne puis l’allaiter ! » Et elle répondit : « J’yai déjà songé. Et la nourrice est là qui attend,dans le harem ! Mais es-tu sûr, ô mon maître,que tes seins ne se sont pas développés et quetu ne peux allaiter cet enfant ? Car, tu sais bien,rien n’est meilleur que le lait de la mère ! » Etle kâdi, de plus en plus ahuri, se tâta la poitrine

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avec anxiété et répondit : « Non, par Allah ! ilssont comme ils étaient, sans rien dedans ! »

Tout cela ! Et la maligne jeune femme se ré-jouissait en son âme de la réussite de son stra-tagème. Puis, voulant pousser sa ruse jusqu’aubout, elle obligea le kâdi à se mettre au lit, et ày rester, comme les femmes en couches, qua-rante jours et quarante nuits, sans en sortir.Et elle se mit à lui faire les boissons que l’ondonne d’ordinaire aux accouchées, et à le soi-gner et à le dorloter de toutes manières. Etle kâdi, extrêmement fatigué des douloureusescoliques qu’il avait éprouvées et de tout le bou-leversement de son intérieur, ne tarda pas às’endormir profondément, pour ne s’éveillerque longtemps après, sain de corps mais bienmalade d’esprit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CEN-TIÈME NUIT

Elle dit :

… pour ne s’éveiller que longtemps après,sain de corps mais bien malade d’esprit. Et sonpremier soin fut de prier son épouse de gar-der soigneusement le secret sur cette aventure,lui disant : « Ô notre calamité, si les gens ve-naient à savoir que le kâdi a accouché d’unenfant viable ! » Et la maligne, loin de le tran-quilliser à ce sujet, se plut à augmenter son in-quiétude en lui disant : « Ô mon maître, nousne sommes pas les seuls à connaître cet événe-ment merveilleux et béni ! Car toutes nos voi-sines le savent déjà par la nourrice qui est al-lée, malgré mes recommandations, révéler lemiracle et babiller à droite et à gauche ; et il estbien difficile d’empêcher une nourrice de ba-

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varder, comme aussi d’arrêter maintenant l’ex-tension de cette nouvelle à travers la ville ! »

Et le kâdi, extrêmement mortifié de se sa-voir le sujet de toutes les conversations, et unobjet de commentaires plus ou moins désobli-geants, passa les quarante jours des couchesimmobile dans le lit, n’osant pas bouger parcrainte des complications et des saignements,et réfléchissant, avec les sourcils contractés, àsa triste situation. Et il se disait : « Pour sûr !la malignité de mes ennemis, qui sont nom-breux, doit m’accuser de choses plus ou moinsridicules, par exemple de m’être laissé enculerd’une extraordinaire manière, en disant : « Lekâdi est un enculé ! Certainement le kâdi n’estqu’un enculé ! Ah ! c’était bien la peine vrai-ment de se montrer si sévère dans ses juge-ments, s’il devait aboutir à l’enculage et à l’ac-couchement ! Par Allah ! notre kâdi est unétrange enculé ! » Or, moi, par Allah ! il y abien longtemps que je ne connais plus cette

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chose-là, et ce n’est pas à mon âge que je puistenter les amateurs ! »

Ainsi pensait le kâdi, ne sachant pas quec’était seule sa ladrerie qui lui attirait ce retourdes choses. Et plus il réfléchissait, plus lemonde noircissait devant son visage, et plus saposition lui paraissait risible et pitoyable. Aus-si, dès que son épouse eut jugé qu’il pouvait selever sans craindre les complications d’aprèsles couches, il se hâta de sortir du lit et de selaver, mais sans oser quitter sa maison pouraller au hammam. Et, pour éviter les moque-ries et les allusions qu’il ne devait pas man-quer d’entendre désormais, s’il continuait à ha-biter la ville, il résolut de quitter Trablous, ets’ouvrit de ce projet à son épouse qui, touten feignant un grand chagrin de le voir s’éloi-gner de sa maison et de quitter sa situationde kâdi, ne manqua pas d’abonder dans sonsens et de l’encourager à s’en aller, lui disant :« Certes ! Ô mon maître, tu as raison de quittercette ville maudite habitée par les mauvaises

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langues, mais pour un temps seulement, jus-qu’à ce que cette aventure soit oubliée. Et tureviendras alors, pour élever cet enfant donttu es à la fois le père et la mère, et que nousappellerons, si tu le veux, pour nous rappelersa merveilleuse naissance, Source-des-Mi-racles ! » Et le kâdi répondit : « Il n’y a pas d’in-convénient ! » Et, pendant la nuit, il se glissahors de sa maison, en y laissant sa femme pourprendre soin de Source-des-Miracles et des ef-fets et des meubles de la maison. Et il sortit dela ville, en évitant les rues fréquentées, et par-tit dans la direction de Damas.

Et il arriva à Damas, après un voyage fa-tigant, mais en se consolant à la pensée que,dans cette ville, personne ne le connaissait nine connaissait son histoire. Mais il eut la mal-chance d’y entendre raconter son histoire danstous les endroits publics, par les conteurs auxoreilles de qui elle était déjà arrivée. Et,comme il le craignait, les conteurs de la villene manquaient pas, chaque fois qu’ils la racon-

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taient, d’y ajouter un détail nouveau et, pourfaire rire leurs écouteurs, d’attribuer au kâdides organes extraordinaires, et de les chargerde tous les outils des muletiers de Trablous,et de lui donner le nom qu’il redoutait tant,en l’appelant fils, petit-fils et arrière-petit-filsdu nom qu’il ne se prononçait pas à lui-même.Mais, heureusement pour lui, personne neconnaissait sa figure, et il put de la sorte passerinaperçu. Et, le soir, quand il traversait les en-droits où stationnaient les conteurs, il ne pou-vait s’empêcher de s’arrêter pour écouter sonhistoire, qui, dans leur bouche, était devenueprodigieuse ; car ce n’était plus un enfant qu’ilavait eu, mais une potée d’enfants à la file lesuns des autres ; et il finissait lui-même, tantl’hilarité était grande au milieu de l’assistance,par rire de sa propre histoire avec les autres,heureux de n’être pas reconnu, et se disant :« Par Allah ! qu’on me traite de tout ce que l’onvoudra, mais qu’on ne me reconnaisse pas ! »Et il vécut de la sorte, très retiré, dans une par-cimonie plus grande encore que par le passé.

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Et, malgré tout, il finit par épuiser la provisiond’argent qu’il avait emportée avec lui, et finitpar vendre, pour vivre, ses vêtements ; car ilne voulait pas se résoudre à demander, par uncourrier, de l’argent à sa femme, pour ne passe voir obligé de lui révéler le lieu où se trou-vait son trésor. Car il ne se doutait guère, lepauvre ! que ce trésor était découvert depuislongtemps. Et il s’imaginait que son épousecontinuait à vivre sur le dos de ses parenteset de ses voisines, comme elle le lui avait faitcroire. Et son état de misère arriva à un teldegré qu’il fut obligé, lui, l’ancien kâdi, de selouer à un maçon, à la journée, comme porteurde mortier.

Et quelques années s’écoulèrent de la sorte.Et le malheureux, qui supportait le poids detoutes les malédictions lancées contre lui parles victimes de ses jugements et les victimesde sa ladrerie, était devenu maigre comme unchat oublié dans un grenier. Et il songea alors àretourner à Trablous, espérant que les années

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avaient effacé le souvenir de son aventure. Etil partit de Damas et, après un voyage fort durpour son corps affaibli, il arriva à l’entrée deTrablous, sa ville. Et, au moment où il en fran-chissait la porte, il vit des enfants qui jouaiententre eux, et entendit l’un d’eux qui disait àl’autre : « Comment veux-tu gagner au jeu, toiqui es né en l’année néfaste du kâdi Père-au-pet ? » Et l’infortuné fut heureux d’entendre ce-la, en pensant : « Par Allah ! ton aventure estoubliée, puisque c’est un autre kâdi que toi quisert maintenant de proverbe aux enfants ! » Etil s’approcha de celui qui avait parlé de l’an-née du kâdi père-aux-pets, et lui demanda :« Quel est ce kâdi dont tu parles, et pourquoil’appelle-t’on Père-au-pet ? » Et l’enfant racon-ta toute l’histoire de la malice de l’épouse dukâdi, dans tous ses détails, depuis le commen-cement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utili-té à la répéter.

Lorsque le vieux ladre eut entendu le récitde l’enfant, il ne douta plus de son malheur, et

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comprit qu’il avait été le jouet et la risée de lamalice de son épouse. Et, quittant les enfantsqui continuaient leur jeu, il se précipita dans ladirection de sa maison, voulant, dans sa fureur,châtier l’audacieuse qui s’était moquée de lui sicruellement. Mais, en arrivant à sa maison, illa trouva les portes ouvertes à tous les vents,le plafond effondré, les murs à moitié écroulés,et dévastée de fond en comble ; et il courut autrésor, mais il n’y avait plus ni trésor, ni tracede trésor, ni odeur de trésor, plus rien du tout.Et les voisins, accourus en le voyant arriver, luiapprirent, au milieu de l’hilarité générale, qu’ily avait longtemps que son épouse était partie,le croyant mort, et qu’elle avait emporté avecelle, on ne savait dans quel pays lointain, toutce qui se trouvait dans la maison. Et, en appre-nant ainsi la totalité de son malheur, et en sevoyant le centre de la risée publique, le vieuxladre se hâta de quitter sa ville, sans tourner latête. Et l’on n’entendit jamais plus parler de lui.

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« Et telle est, ô roi du temps, continua lemangeur de haschisch, l’histoire du kâdi Père-au-pet, qui est parvenue jusqu’à moi. Mais Al-lah est plus savant !

Et le sultan, en entendant cette histoire, setrémoussa d’aise et de contentement, et fit donau pêcheur d’une robe d’honneur, et lui dit :« Par Allah sur toi, ô bouche de sucre, raconte-moi encore une histoire d’entre les histoiresque tu connais ! » Et le mangeur de haschischrépondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il raconta :

LE BAUDET KÂDI

Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait,dans une ville du pays d’Égypte, un hommequi était collecteur des taxes, de sa profession,et qui était obligé, par conséquent, de s’absen-ter souvent de sa maison. Et, comme il n’était

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point doué de vaillance, quant à ce qu’on ap-pelle le vaillant compagnon, son épouse nemanquait pas de profiter de ses absences pourrecevoir son amoureux, qui était un jouven-ceau comme la lune et toujours prêt à satisfaireses désirs. Aussi l’aimait-elle à l’extrême, et,en retour des plaisirs qu’il lui donnait, elle nese contentait pas de lui faire goûter à tout cequi était bon dans son jardin, mais, comme iln’était pas riche et ne savait pas encore ga-gner de l’argent dans les affaires de vente etd’achat, elle dépensait sur lui tout ce qui étaitnécessaire, ne lui demandant jamais de la rem-bourser autrement qu’en caresses, foutreries etautres choses semblables. Et ils vivaient ainsitous deux de la vie la plus délicieuse, se gavantet s’entr’aimant selon leurs capacités. Gloire àAllah qui donne aux uns la puissance et affligeles autres d’impotence ! Ses décrets sont in-sondables.

Or, un jour, le collecteur des taxes, épouxde l’adolescente, devant partir pour son ser-

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vice, prépara son baudet, remplit sa besace depapiers d’affaires et de vêtements, et dit à sonépouse de lui remplir l’autre œil de la besacede provisions pour la route. Et l’adolescente,heureuse de se débarrasser de lui, se hâta delui donner tout ce qu’il désirait, mais ne putlui trouver du pain ; car la provision de la se-maine était épuisée, et la négresse était préci-sément en train d’en pétrir pour une nouvellesemaine. Alors le collecteur des taxes, ne pou-vant attendre que le pain de la maison fût cuit,s’en alla au souk pour s’en procurer. Et il lais-sa, pour le moment, tout bâté dans l’écurie, de-vant sa mangeoire, le baudet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUITCENT-UNIÈME NUIT

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Elle dit :

… Et il laissa, pour le moment, tout bâtédans l’écurie, devant sa mangeoire, le baudet.

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Et son épouse resta dans la cour, pour êtrelà à son retour, et soudain elle vit entrer sonamoureux qui croyait déjà parti le collecteurdes taxes. Et il dit à l’adolescente : « J’ai unpressant besoin d’argent. Et il faut que tu medonnes tout de suite trois cents drachmes ! » Etelle répondit : « Par le Prophète ! Je ne les aipas aujourd’hui, et je ne sais où les prendre ! »Et le jouvenceau, dit : « Il y a le baudet, ôma sœur ! Tu peux bien me donner le baudetde ton mari, que je vois là tout bâté, devantsa mangeoire, afin que je le vende. Et il merapportera, pour sûr, les trois cents drachmesqui me sont nécessaires, absolument néces-saires ! » Et l’adolescente, fort surprise,s’écria : « Par le Prophète ! tu ne sais ce que tudis ! Et mon mari qui va rentrer et qui ne trou-vera plus son baudet ? Tu n’y songes pas ! Il

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m’accusera certainement d’avoir perdu le bau-det, puisqu’il m’a chargée de rester là, et il mebattra ! » Mais le jouvenceau prit un air si mal-heureux et la pria avec tant d’éloquence de luidonner le baudet, qu’elle ne put résister à sesprières, et, malgré toute la terreur que lui ins-pirait son époux le collecteur, elle le laissa em-mener le baudet, mais après qu’il l’eût débar-rassé de son harnachement.

Or, quelques instants après, le mari rentraavec les galettes de pain sous le bras, et allaà l’étable pour les mettre dans la besace etprendre le baudet. Et il vit la têtière de l’animalpendue à un clou, et le bât et la besace déposéssur la paille, mais pas de baudet, ni trace debaudet, ni odeur de baudet. Et, extrêmementsurpris, il revint vers son épouse et lui dit :« Ô femme, qu’est devenu le baudet ? » Et sonépouse, sans se troubler, répondit d’une voixtranquille : « Ô fils de l’oncle, le baudet vientde sortir, et, sur le pas de la porte, il se tournavers moi et me dit qu’il allait tenir audience

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dans le diwân de justice de la ville ! » En enten-dant ces paroles, le collecteur, plein de colère,leva le poing contre son épouse et lui cria : « Ôdévergondée, tu oses te moquer de moi ! Et nesais-tu que d’un seul coup je puis faire entrerta longueur dans ta largeur ? » Et elle dit, sansrien perdre de sa tranquillité : « Le nom d’Al-lah sur toi et sur moi, et autour de toi et au-tour de moi ! Pourquoi me moquerais-je de toi,ô fils de l’oncle ? Et depuis quand suis-je ca-pable de te tromper en quoi que ce soit ? Et,d’ailleurs, voudrais-je l’oser, que ta perspica-cité et ta finesse d’esprit auraient tôt fait dedéjouer mes grossières et lourdes inventions.Mais, avec ta permission, ô fils de l’oncle, ilfaut que je te dise enfin une chose que jusqu’icije n’ai pas osé te raconter, craignant que sa ré-vélation attirât sur nous quelque malheur sansrecours ! Sache, en effet, que ton baudet est en-sorcelé, et que, de temps à autre, il se trans-forme en kâdi ! » Et le collecteur, entendant ce-la, s’écria : « Ya Allah ! » Mais la jeune femme,sans lui laisser le temps de pousser d’autres ex-

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clamations, ni de réfléchir, ni de parler, conti-nua sur le même ton d’assurance tranquille :« En effet, la première fois que je vis tout d’uncoup sortir de l’étable un homme inconnu queje n’avais point vu y entrer, et que je n’avaisjamais aperçu auparavant, j’ai eu une peur ef-froyable et, lui tournant le dos et me couvrantvivement le visage du bas de ma robe que jerelevai, n’ayant point de voile à ce moment surla tête, je voulus livrer mes jambes au ventet chercher la sécurité dans la fuite, puisquetu étais absent de la maison. Mais l’hommes’approcha de moi, et me dit d’une voix pleinede gravité et de bonté, sans lever ses yeuxvers moi, par crainte d’offusquer ma pudeur :« Tranquillise ton âme, ma fille, et rafraîchistes yeux ! Je ne suis point pour toi un inconnu,puisque je suis le baudet du fils de ton oncle !Mais, de ma nature réelle, je suis un être hu-main, kâdi de ma profession. Et j’ai été trans-formé en baudet par des ennemis que j’ai, quisont versés dans la sorcellerie et les enchan-tements. Et, comme je ne connais pas leurs

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sciences occultes, je me trouve sans recours etsans armes contre eux. Mais comme ils sonttout de même des Croyants, ils permettent quede temps en temps, aux jours des séances dejustice, je reprenne ma forme humaine, de bau-det que j’étais, pour aller tenir audience dansle diwân. Et je dois vivre de la sorte, tantôtbaudet et tantôt kâdi, jusqu’à ce qu’Allah Très-Haut veuille bien me délivrer des incantationsde mes ennemis, et briser la sorcellerie qu’ilsm’ont écrite ! Mais de grâce ! Ô secourable, jete supplie par ton père, par ta mère et partous les tiens, de ne point parler à personne demon état, même pas au fils de ton oncle, monmaître, le collecteur des taxes. Car s’il connais-sait mon secret, il serait capable, parce qu’ilest un homme d’une foi éclairée et un obser-vateur rigoureux de la religion, de se débarras-ser de moi, pour ne plus avoir dans sa maisonun être qui est sous la puissance des sorciers ;et il me vendrait à quelque fellah qui me mal-traiterait du matin au soir, et me donnerait àmanger des fèves pourries, alors qu’ici je suis

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si bien sous tous les rapports ! » Puis il ajou-ta : « J’ai encore une chose à te demander, ôma maîtresse ! Ô bonne ! Ô secourable ! c’estde prier mon maître le collecteur, le fils de tononcle, de ne pas m’aiguillonner trop fort le cul,quand il est pressé, car j’ai cette partie de monindividu affligée, pour mon malheur, d’une ex-trême sensibilité et d’une délicatesse inimagi-nable ! »

» Et, ayant ainsi parlé, notre baudet, deve-nu kâdi, me laissa dans une grande perplexitéet s’en alla présider le diwân. Et c’est là que tule trouveras, si tu veux.

» Or moi, ô fils de l’oncle, je ne pouvais gar-der plus longtemps pour moi seule ce lourd se-cret, surtout maintenant que je suis en cause,et que je risque d’encourir ta colère et ta dis-grâce ! Et je demande pardon à Allah de man-quer de la sorte à la promesse que j’ai faiteau pauvre kâdi de ne jamais parler à personnede son état de baudet ! Et, du moment que lachose est faite, permets-moi, ô mon maître, de

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te donner un conseil, et c’est de ne point te dé-faire de ce baudet, qui, non seulement est unexcellent animal plein de zèle, sobre, ne pétantjamais, plein de décence, ne montrant que fortrarement son outil quand on le regarde, maisqui, le cas échéant, pourrait te donner de fortbons conseils sur les questions délicates de lajurisprudence et sur la légalité de telle ou detelle procédure ! »

Lorsque le collecteur des taxes eut entenduces paroles de son épouse, qu’il avait écoutéeavec un air de plus en plus ébahi, il fut à la li-mite de la perplexité, et dit : « Oui, par Allah !cette affaire est étonnante ! Mais que dois-jefaire maintenant que je n’ai plus de baudetsous la main, et qu’il faut que je m’en aille col-lecter les taxes de tel et de tel village des en-virons ? Mais sais-tu du moins à quelle heureil va revenir ? Ou bien ne t’a-t-il rien dit à cesujet ? » Et l’adolescente répondit : « Non, il nem’a pas précisé l’heure. Il m’a seulement ditqu’il allait tenir audience dans le diwân ! Or,

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moi, je sais bien ce que je ferais si j’étais à taplace ! Mais je n’ai guère besoin de donner desconseils à plus intelligent et à plus incontesta-blement fin et perspicace que moi ! » Et le bon-homme dit : « Sors toujours ce que tu as. Jeverrai bien si tu n’es pas tout à fait sotte ! » Elledit : « Eh bien ! moi, à ta place, j’irais tout droitau diwân où siège le kâdi, je prendrais dans mamain une poignée de fèves, et, lorsque je se-rais en présence du malheureux ensorcelé quipréside le diwân, je lui montrerais de loin lesfèves que j’ai à la main, et je lui ferais com-prendre, par signes, que j’ai besoin de ses ser-vices en tant que baudet. Et il me compren-drait, et, comme il a le sens du devoir, il sor-tirait du diwân et me suivrait, d’autant plusqu’il verrait les fèves, sa nourriture favorite,et ne pourrait s’empêcher de marcher derrièremoi ! »

Or, le collecteur des taxes, en entendantces paroles, trouva fort raisonnable l’idée deson épouse, et dit : « Je crois que c’est ce que

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j’ai de mieux à faire. Décidément tu es unefemme de bon conseil. » Et il sortit de la mai-son, après avoir pris une poignée de fèves, afinque s’il ne pouvait amener le baudet par la per-suasion, il pût du moins s’en rendre maître parl’attrait de la gourmandise, son vice principal.Et, comme il s’en allait, sa femme lui cria en-core : « Et surtout, ô fils de l’oncle, garde-toibien, dans tous les cas, de t’emporter contrelui et de le maltraiter ; car tu sais bien qu’il estsusceptible et, en outre, il est, en tant que bau-det et kâdi, doublement têtu et vindicatif ! » Et,sur ce dernier conseil de son épouse, le col-lecteur des taxes s’en alla dans la direction dudiwân, et entra dans la salle d’audience où, surson estrade, siégeait le kâdi.

Et il s’arrêta tout au bout de la salle, der-rière les assistants, et élevant sa main qui te-nait la poignée de fèves, il se mit à faire aukâdi, avec l’autre main, des signes d’invitationpressante qui voulaient signifier clairement :« Viens vite ! J’ai besoin de te parler ! Viens ! »

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 875/1032

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Et le kâdi finit par apercevoir ces signaux, etreconnaissant en l’homme qui les faisait uncollecteur principal des taxes, il crut qu’il vou-lait lui dire en particulier des choses impor-tantes ou lui faire quelque communication ur-gente de la part du wali. Et il se leva à l’instant,en suspendant la séance de justice, et suivit,dans le vestibule, le collecteur qui, pour mieuxl’amorcer, marchait devant, en lui montrant lesfèves et en l’encourageant du geste et de lavoix, comme on fait pour les baudets.

Or, dès qu’ils furent tous deux dans le ves-tibule, le collecteur se pencha à l’oreille dukâdi et lui dit : « Par Allah, ô mon ami, je suisbien contrarié et bien peiné et bien fâché de lasorcellerie qui te tient enchanté. Et, certes, cen’est pas pour te contrarier que je viens ici techercher, mais il faut absolument que je partetout de suite pour mon service, et je ne puisattendre que tu finisses ta journée ici. Je teprie donc de te transformer sans retard en bau-det, et de me laisser monter sur ton dos ! » Et,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 876/1032

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voyant que le kâdi reculait avec effroi à me-sure qu’il l’entendait, le collecteur prit un tonde grande commisération, et ajouta : « Je tejure par le Prophète – sur Lui la prière et lapaix ! – que si tu veux me suivre tout de suite,jamais plus je ne te piquerai le derrière avecl’aiguillon, car je sais que tu es fort sensible etfort délicat quant à cette partie-là de ta per-sonne ! Allons, viens, mon cher baudet, monbon ami ! Et tu auras, ce soir, une double rationde fèves et de luzerne fraîche ! »

Tout cela ! Et le kâdi, croyant avoir affaireà quelque fou échappé du maristân reculait deplus en plus vers l’entrée de la salle, au comblede la stupéfaction et de la terreur, et deve-nu plus jaune que le safran. Mais le collec-teur, voyant qu’il allait lui échapper, exécutaune volte rapide et se mit entre lui et la portedu diwân, bouchant ainsi l’issue. Et le kâdi, nevoyant aucun garde ni personne à appeler àson secours, prit le parti d’user de douceur, deprudence et de ménagement, et dit au collec-

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teur : « Tu parais, ô mon maître, avoir perduton baudet, je crois, et désireux de le rempla-cer. Or, rien n’est plus juste, à mon avis. Voi-ci donc, de ma part, trois cents drachmes, queje te donne afin que tu puisses en acheter unautre. Et, comme c’est aujourd’hui jour de mar-ché au souk des bestiaux, il te sera facile dechoisir, pour ce prix, le plus beau des ânes.Ouassalam ! » Et, ce disant, il tira de sa cein-ture les trois cents drachmes, les remit au col-lecteur, qui accepta l’offre, et rentra dans lasalle d’audience, en prenant un air grave et ré-fléchi, comme s’il venait d’avoir communica-tion d’une affaire de grande importance. Et ilse disait en lui-même : « Par Allah ! c’est de mafaute, si j’ai perdu de la sorte les trois centsdrachmes ! Mais cela vaut mieux que si j’avaisprovoqué un scandale devant mes justiciables.Et, d’ailleurs, je saurai bien rentrer dans monargent, en exploitant mes plaideurs ! » Et ils’assit à sa place, et continua la séance de jus-tice. Et voilà pour lui.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 878/1032

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Quant au collecteur, voici ! Lorsqu’il fut ar-rivé au souk des bestiaux, pour acheter un bau-det, il se mit à examiner avec attention, et, enprenant son temps, toutes les bêtes l’une aprèsl’autre. Et il finit par apercevoir un fort bonbaudet qui lui parut remplir toutes les condi-tions requises, et il s’en approcha pour l’exami-ner de près, et soudain il reconnut que c’étaitson propre baudet. Et le baudet le reconnutégalement et, ramenant ses oreilles en arrière,il se mit à renifler et à braire de joie. Mais lecollecteur, fort offusqué de son outrecuidance,après tout ce qui était arrivé, recula en se-couant ses mains, et s’écria : « Non, par Allah !ce ne sera pas toi que j’achèterai, si j’ai besoind’un baudet fidèle, car tantôt kâdi et tantôtbaudet, tu ne peux vraiment faire mon af-faire ! » Et il s’éloigna outré de l’audace de sonbaudet, qui osait l’inviter à l’emmener. Et il allaen acheter un autre, et se hâta de rentrer à samaison pour le harnacher et le monter, aprèsavoir raconté à son épouse tout ce qui venaitde lui arriver.

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Et, de la sorte, grâce à l’esprit plein de res-sources de l’adolescente, épouse du collecteur,tout le monde fut satisfait, et nul ne fut lésé.Car si l’amoureux avait eu l’argent dont il avaitbesoin, le mari s’était procuré un meilleur bau-det sans dépenser un drachme de sa poche,et le kâdi n’avait pas tardé à rentrer dans sonargent en gagnant honnêtement, sur ses jus-ticiables reconnaissants, le double de ce qu’ilavait donné au collecteur.

Et c’est là, ô roi fortuné, tout ce que je saisau sujet du baudet kâdi. Mais Allah est plus sa-vant !

Lorsque le sultan eut entendu cette histoire,il s’écria : « Ô bouche de sucre, ô le plus dé-licieux des compagnons, je te nomme mongrand-chambellan ! » Et il le fit revêtir surl’heure des insignes de sa charge, et le fit as-seoir plus près de lui, et lui dit : « Par ma viesur toi, ô mon grand-chambellan, tu dois cer-tainement connaître encore une histoire. Etj’aimerais bien t’entendre me la raconter ! » Et

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 880/1032

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le pêcheur, mangeur de haschisch, devenuchambellan du palais par le décret du destin,répondit : « De tout cœur amical et commehommages dus ! » Et, dodelinant la tête, il ra-conta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUITCENT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le pêcheur, mangeur de haschisch, de-venu chambellan du palais par le décret dudestin, répondit : « De tout cœur amical etcomme hommages dus ! » Et, dodelinant de latête, il raconta :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 881/1032

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LE KÂDI ET L’ÂNON

Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avait,dans une ville d’entre les villes, un homme etson épouse qui étaient de pauvres gens, mar-chands ambulants de maïs grillé, et qui avaientune fille comme la lune, en âge d’être mariée.Et Allah voulut qu’un kâdi la fit demander enmariage et l’obtint de ses parents, qui don-nèrent avec empressement leur consentement,bien que le kâdi fût d’une grande laideur, avecdes poils de barbe rudes comme les épines duhérisson, et louche d’un œil, et si vieux qu’ilaurait pu passer pour être le père de la jeunefille. Mais il était riche et jouissait d’une grandeconsidération. Et les parents de la jeune fille,ne visant qu’à l’amélioration que ce mariagedevait apporter à leur état et condition, ne son-gèrent guère que si la richesse contribue aubonheur, elle n’en constitue pas le fond. Maisd’ailleurs c’était le kâdi qui devait bientôt enfaire l’expérience à ses risques et dépens.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 882/1032

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Il commença donc, pour tâcher de serendre agréable malgré les désavantages at-tachés à sa personne de par la vieillesse etla laideur, par combler tous les jours de nou-veaux présents sa jeune épouse et par satis-faire ses moindres caprices. Mais il oubliaitque ni les cadeaux ni la satisfaction des ca-prices ne valent l’amour jeune qui éteint les dé-sirs. Et il se plaignait en son âme de ne pointtrouver ce qu’il attendait de son épouse qui,d’ailleurs sans expérience, ne pouvait lui don-ner ce qu’elle ne connaissait pas par manqued’expérience.

Or, le kâdi avait sous sa main un jeunescribe qu’il aimait beaucoup, et dont il ne pou-vait s’empêcher de parler parfois à son épouse.Et, également, il ne pouvait s’empêcher, bienque cela fût si contraire à la coutume, d’entre-tenir le jouvenceau de la beauté de son épouseet de l’amour qu’il éprouvait pour elle, et dela froideur de son épouse à son égard, malgrétout ce qu’il faisait pour elle. Car c’est ainsi

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 883/1032

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qu’Allah aveugle la créature qui mérite la per-dition ! Bien plus ! Pour que les décrets fussentaccomplis, le kâdi poussa sa folie et son aveu-glement jusqu’à montrer un jour l’adolescent,par la croisée, à sa jeune épouse. Et, comme ilétait beau et aimable, l’adolescente aima l’ado-lescent. Et, comme deux cœurs qui secherchent finissent toujours par se trouver ets’unir, malgré tous les obstacles, les deuxjeunes gens purent tromper la vigilance du kâ-di et endormir sa jalousie en éveil. Et la jou-vencelle aima le jouvenceau plus que la pru-nelle de ses yeux, et, lui donnant son âme, elles’abandonna à lui de tout son corps. Et le jeunescribe le lui rendit bien, et lui fit éprouver ceque le vieux kâdi n’avait jamais réussi à pro-duire. Et tous deux vécurent de la sorte à lalimite du bonheur, se voyant fréquemment, ets’aimant tous les jours davantage. Et le kâdi semontrait satisfait de voir son épouse devenirencore plus belle de jeunesse, de santé et defraîcheur. Et tout le monde était heureux à samanière.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 884/1032

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Or l’adolescente, pour pouvoir se rencon-trer en toute sécurité avec son amoureux, avaitconvenu avec lui que si le mouchoir qui pen-dait à la fenêtre qui avait vue sur le jardin,était blanc, il pouvait entrer lui tenir compa-gnie, mais si le mouchoir était rouge, il devaits’abstenir et s’en aller, car ce signal devait si-gnifier que le kâdi était à la maison.

Mais le destin voulut qu’un jour, commeelle venait de déployer le mouchoir blanc,après le départ du kâdi pour le diwân, elle en-tendit des coups précipités à la porte et descris ; et elle vit bientôt entrer son mari, appuyésur les bras des eunuques, et bien jaune, etbien changé de teint et d’aspect. Et les eu-nuques lui expliquèrent que le kâdi avait étépris, au diwân, d’un malaise subit, et qu’ils’était hâté de venir à la maison se faire soi-gner, et se reposer. Et, en effet, le pauvre vieuxavait l’air si pitoyable que l’adolescente, sonépouse, malgré tout le contretemps qu’il ap-portait et le trouble qu’il jetait, se mit à l’asper-

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ger d’eau de roses et à lui prodiguer ses soins.Et, l’ayant aidé à se déshabiller, elle le cou-cha dans le lit, qu’elle lui prépara elle-même, etoù, soulagé par les soins de son épouse, il netarda pas à s’endormir. Et l’adolescente voulutmettre à profit le loisir que lui apportait cetterentrée subite de son mari, pour aller prendreun bain au hammam. Et, dans la contrariété oùelle se trouvait, elle oublia de retirer le mou-choir blanc des entrevues, et de déployer celuides empêchements. Et, ayant pris un paquet delinge parfumé, elle sortit de la maison et alla auhammam.

Or le jeune scribe, voyant à la fenêtre lemouchoir blanc, gagna d’un pied léger la ter-rasse voisine d’où, selon son habitude, il sau-tait sur celle du kâdi, et pénétra dans lachambre où d’ordinaire il trouvait son amou-reuse qui l’attendait toute nue sous les cou-vertures du lit. Et comme les croisées de lachambre étaient complètement fermées etqu’une grande obscurité régnait dans la pièce,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 886/1032

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précisément pour favoriser le sommeil du kâdi,et comme souvent l’adolescente, pour jouer,le recevait en silence et ne donnait pas signede présence, il s’approcha du lit en riant et,soulevant les couvertures, il porta vivement samain, comme pour la chatouiller, sur l’histoireprésumée de l’adolescente. Et holà hé ! voicique sa main tomba – éloigné soit le Malin ! –sur quelque chose de flasque et de mou quinageait au milieu d’un buisson, et qui n’étaitautre que le vieil outil du kâdi. Et, à ce contact,il retira sa main avec horreur et épouvante,mais pas assez rapidement pour que le kâdi,réveillé en sursaut, et soudain remis de sonmalaise, ne saisit cette main qui lui avait four-ragé le ventre, et ne se précipitât avec fureursur son propriétaire. Et, la colère lui donnantdes forces, tandis que la stupeur clouait dansl’immobilité le propriétaire de la main, il lerenversa d’un croc-en-jambe, au milieu de lachambre, et se saisissant de lui et le soulevantà bras-le-corps, dans l’obscurité, il le jeta dansla grande caisse où l’on renferme les matelas

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 887/1032

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pendant le jour, et qui se trouvait ouverte etvide par suite de la sortie des matelas. Et ilabaissa vivement le couvercle, et ferma lacaisse à clef, sans prendre le temps de recon-naître la figure de l’enfermé. Après quoi, cetteexcitation, qui lui avait fait tourner rapidementle sang, ayant produit sur lui une réaction sa-lutaire, il retrouva complètement ses forces, et,s’étant habillé, il s’informa auprès de l’eunuquede l’endroit où son épouse était allée, et cou-rut attendre sa sortie devant le seuil du ham-mam. Car il se disait : « Avant de tuer l’intrus,il faut que je sache s’il est de connivence avecmon épouse. C’est pourquoi je vais attendre làqu’elle soit sortie, et je l’amènerai à la maison,et, devant les témoins, je la confronterai avecl’enfermé. Car il faut, puisque je suis le kâdi,que les choses se fassent légalement. Et je ver-rai bien alors s’il y a un coupable seulement,ou s’il y a deux complices. Dans le premiercas j’exécuterai l’enfermé, de ma propre main,devant les témoins ; et, dans le second cas,j’étranglerai les deux avec mes dix doigts ! »

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Et, réfléchissant ainsi et se répétant danssa cervelle ces projets de vengeance, il se mità arrêter, à tour de rôle, les baigneuses quientraient au hammam, en disant à chacuned’elles : « Par Allah sur toi ! tu diras à mafemme une telle, de sortir sur l’heure, car j’aibesoin de lui parler ! » Mais il leur disait cesparoles avec tant de brusquerie et d’excitation,et il avait les yeux si flamboyants, et le teint sijaune, et les gestes si désordonnés, et la voixsi tremblante, et l’air empreint de tant de fu-reur, que les femmes, terrifiées, se sauvaienten poussant des cris aigus, le prenant pour unfou. Et la première d’entre elles qui fit tout hautla commission, au milieu de la salle du ham-mam, rappela soudain à la mémoire de l’ado-lescente, épouse du kâdi, le souvenir de sa né-gligence et de son oubli au sujet du mouchoirblanc laissé à la fenêtre. Et elle se dit : « Poursûr ! je suis perdue sans recours ! Et Allah seulsait ce qui est arrivé à mon amoureux ! » Etelle se hâta de finir de prendre son bain, pen-dant que, dans la salle, les commissions des

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baigneuses qui entraient se succédaient rapi-dement et que son mari, le kâdi, devenait leseul sujet de conversation des femmes effa-rées. Mais, heureusement, aucune d’elles neconnaissait l’adolescente, qui d’ailleurs faisaitsemblant de ne point s’intéresser à ce qui se di-sait, tout comme si la chose ne la concernaitpas. Et lorsqu’elle se fut habillée, elle alla dansla salle d’entrée où elle vit une pauvre mar-chande de pois chiches qui était assise devantson tas de pois chiches, dont elle vendait auxbaigneuses. Et elle l’appela et lui dit : « Mabonne tante, voici un dinar d’or pour toi, si tuveux me prêter, pour une heure, ton voile bleuet le panier vide qui est à côté de toi ! » Et lavieille, heureuse de cette aubaine, lui donna lepanier d’osier et le pauvre voile en étoffe gros-sière. Et l’adolescente s’enveloppa du voile,prit le panier à la main, et ainsi déguisée, sortitdu hammam.

Et, dans la rue, elle aperçut son mari qui al-lait et venait en gesticulant, devant la porte, et

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qui maudissait à haute voix les hammams etcelles qui allaient aux hammams et les proprié-taires des hammams et les constructeurs deshammams. Et les yeux lui sortaient de la tête etl’écume de la bouche. Et elle s’approcha de luiet, déguisant sa voix, et imitant celle des ven-deuses ambulantes, elle lui demanda s’il vou-lait acheter des pois chiches. Et alors il se mità maudire les pois chiches et les vendeuses depois chiches et les planteurs de pois chiches etles mangeurs de pois chiches. Et l’adolescente,riant de sa folie, s’éloigna dans la direction desa maison, sans être reconnue sous son dé-guisement. Et elle entra, et monta rapidementà sa chambre, et entendit des gémissements.Et, ne voyant personne dans la chambre dontelle s’était hâtée d’ouvrir les fenêtres, elle pritpeur, et se disposait déjà à appeler l’eunuqueafin qu’il la tranquillisât, quand elle entenditdistinctement que les gémissements sortaientde la caisse aux matelas. Et elle courut à cettecaisse, dont la clef n’avait pas été enlevée, et

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l’ouvrit en s’écriant : « Au nom d’Allah le Clé-ment, le Miséricordieux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTTROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle courut à cette caisse, dont la clefn’avait pas été enlevée, et l’ouvrit en s’écriant :« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricor-dieux ! » Et elle vit son amoureux qui était prêtd’expirer par manque d’air. Et, malgré toutel’émotion qu’elle ressentait, elle ne put s’em-pêcher d’éclater de rire en le voyant affaissésur lui-même, avec les yeux de travers. Mais

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elle se hâta de l’asperger d’eau de roses et dele revivifier. Et lorsqu’elle le vit bien remis età son aise, elle se fit rapidement expliquer cequi était arrivé ; et aussitôt elle arrêta son planpour tout arranger.

Il y avait, en effet, dans leur écurie, uneânesse qui venait, depuis la veille, de mettrebas un petit ânon. Et l’adolescente courut àl’écurie, prit le gentil petit ânon dans ses braset, le transportant dans sa chambre, elle le pla-ça dans la caisse où avait été enfermé sonamoureux, et ferma le couvercle à clef. Et,après avoir embrassé son amoureux, elle lecongédia, en lui disant de ne revenir qu’envoyant le signal du mouchoir blanc. Et, de soncôté, elle se hâta de retourner au hammam, etvit son mari qui continuait à se promener delong en large, en maudissant les hammams ettout ce qui s’en suit. Et, en la voyant entrer, illa héla et lui dit : « Ô vendeuse de pois chiches,dis à ma femme une telle que, si elle tarde en-core de sortir, je jure Allah que je la tuerai

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avant ce soir, et que je ferai crouler le ham-mam sur sa tête ! » Et l’adolescente, riant enson âme, entra dans le vestibule du hammam,remit le voile et le panier à la vendeuse de poischiches, et sortit aussitôt après, avec son pa-quet sous le bras, en mouvant ses hanches.

Or, sitôt que le kâdi, son mari, l’eut aper-çue, il s’avança vers elle et cria : « Où es-tu, oùes-tu ? Je t’attends ici depuis deux heures detemps ! Allons, suis-moi ! Viens, ô maligne, ôperverse ! Viens ! » Et l’adolescente, s’arrêtantde marcher, répondit : « Par Allah ! qu’as-tu ?Le nom d’Allah sur moi ! Qu’as-tu, ô homme ?Es-tu devenu subitement fou, pour faire ainsidu scandale dans la rue, toi le kâdi de la ville ?Ou bien ta maladie t’a-t-elle obstrué la raisonet perverti le jugement, pour manquer d’égardsen public, et dans la rue, à la fille de tononcle ? » Et le kâdi répliqua : « Assez de pa-roles inutiles ! Tu diras ce que tu voudras à lamaison ! Suis-moi ! » Et il se mit à marcher de-vant elle, en gesticulant, en criant et en épan-

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chant sa bile au dehors, sans toutefois s’adres-ser directement à son épouse, qui le suivait si-lencieusement, à dix pas de distance.

Et lorsqu’ils furent arrivés à leur maison,le kâdi enferma son épouse dans la chambredu haut, et alla quérir le cheikh du quartieret quatre témoins légaux, ainsi que tous ceuxqu’il put rencontrer en fait de voisins. Et il lesamena tous dans la chambre au coffre, où setrouvait enfermée son épouse, et où il voulaitqu’ils fussent témoins de ce qui allait arriver.

Lorsque le kâdi et tous ceux qui l’accom-pagnaient furent entrés dans la chambre, ilsvirent la jeune femme, encore couverte de sesvoiles, qui s’était retirée tout au fond, dans uncoin, et qui se parlait à elle-même mais de ma-nière à être entendue de tous. Et elle disait :« Ô notre calamité ! hélas ! hélas ! mon pauvreépoux ! Cette indisposition l’a rendu fou ! Cer-tainement il faut qu’il soit devenu tout à faitfou, pour me couvrir ainsi d’injures, et pourintroduire, dans le harem, des hommes étran-

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gers ! Ô notre calamité ! Des étrangers, dansnotre harem, qui vont me regarder ! Hélas ! hé-las ! il est fou, complètement fou ! »

Et, en effet, le kâdi était dans un tel étatde fureur, de jaunisse et de surexcitation qu’ilavait tout l’air, avec sa barbe qui tremblait etses yeux qui flamboyaient, d’être atteint defièvre chaude et de délire. Aussi, quelques-unsde ceux qui l’accompagnaient cherchaient-ils àle calmer et lui conseillaient de rentrer en lui-même ; mais leurs paroles ne faisaient que l’ex-citer davantage, et il leur criait : « Entrez ! en-trez ! N’écoutez pas la coquine ! Ne vous lais-sez pas attendrir par les doléances de la per-fide ! Vous allez voir ! Vous allez voir ! C’estson dernier jour ! C’est l’heure de la justice !Entrez ! Entrez ! »

Or, lorsque tout le monde fut entré, le kâdiferma la porte et se dirigea vers le coffre auxmatelas, et en enleva le couvercle ! Et voici quele petit ânon sortit sa tête, agita ses oreilles,regarda tout le monde avec ses grands yeux

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noirs et doux, respira bruyamment et, soule-vant sa queue et la tenant toute droite, se mità braire, dans sa joie de revoir le jour, pour ap-peler sa mère.

À cette vue, le kâdi arriva à la limite ex-trême de la rage et de la fureur, et fut pris deconvulsions et de spasmes ; et soudain il seprécipita sur son épouse, cherchant à l’étran-gler. Et elle se mit à crier, en courant à traversla pièce : « Par le Prophète ! il veut m’étrangler.Arrêtez le fou, ô musulmans ! À mon se-cours ! »

Et les assistants voyant, en effet, l’écumede la rage sur les lèvres du kâdi, ne doutèrentplus de sa folie, et s’interposèrent entre lui etson épouse, et le saisirent dans leurs bras etle maintinrent de force sur les tapis, tandisqu’il articulait des mots inintelligibles, et cher-chait à leur échapper pour tuer sa femme. Etle cheikh du quartier, extrêmement affecté devoir le kâdi de la ville dans un tel état, ne puttout de même s’empêcher, en voyant sa folie

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furieuse, de dire aux assistants : « Il faut hélas !le garder à vue, immobile comme il est, jusqu’àce qu’Allah le calme et le fasse rentrer danssa raison ! » Et tous s’exclamèrent : « Qu’Allahle guérisse ! Un homme si respectable ! Quellemauvaise maladie ! » Et quelques-uns di-saient : « Comment peut-on être jaloux d’unânon ! » Et d’autres demandaient : « Commentcet ânon est-il entré dans ce coffre à mate-las ? » Et d’autres disaient : « Hélas ! c’est lui-même qui a enfermé là-dedans cet ânon, leprenant pour un homme ! » Et le cheikh duquartier ajouta, pour conclure : « Qu’Allah luivienne en aide ! et qu’Il éloigne le Malin ! »Et tous répondirent : « Éloigné soit le Malin ! »Et tout le monde se retira, à l’exception deceux qui tenaient le kâdi immobile sur les ta-pis. Mais d’ailleurs ils ne restèrent pas long-temps là, car le kâdi fut tout d’un coup prisd’une crise si violente de fureur, et se mit àcrier si fort des paroles inintelligibles, et à sedébattre avec tant d’acharnement, cherchanttoujours à s’élancer sur son épouse qui, de loin,

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lui faisait en secret des grimaces et des signesde moquerie, que les veines de son cou se rom-pirent et, crachant un flot de sang, il mourut.Qu’Allah l’ait en sa compassion ! car non seule-ment il était un kâdi intègre, mais il laissa à sonépouse, l’adolescente en question, assez de ri-chesses pour qu’elle pût vivre à son aise et semarier avec le jeune scribe qu’elle aimait et quil’aimait !

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pê-cheur, mangeur de haschisch, voyant que le roil’écoutait avec ravissement, se dit : « Je vais luiraconter autre chose encore ! » Et il dit :

LE KÂDI AVISÉ

On raconte qu’il y avait au Caire un kâdiqui avait commis tant de prévarications et ren-du tant de jugements intéressés, qu’il avait été

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destitué de ses fonctions, et était obligé, pourne pas mourir de faim, de vivre d’expédients.Or, un jour, il eut beau chercher dans sa tête,il ne trouva aucun moyen de faire quelque ar-gent, car il avait épuisé toutes les ressourcesde son esprit comme il avait mis à sec cellesde sa vie. Et, se voyant réduit à cette extrémi-té, il appela le seul esclave qui lui restait, et luidit : « Ô un tel, je suis bien malade aujourd’hui,et ne puis sortir de la maison, mais, toi, tâched’aller nous trouver quelque chose à manger,ou de m’envoyer quelques personnes en quêtede consultations juridiques. Et je saurai bienleur faire payer ma peine ! » Et l’esclave, quiétait un garnement aussi rompu que son maîtredans les roueries et les expédients, et qui étaitaussi intéressé que lui dans la réussite du pro-jet, sortit en se disant : « Je vais aller moles-ter, l’un après l’autre, quelques passants et meprendre de dispute avec eux. Et, comme tout lemonde ne sait pas que mon maître est destitué,je les entraînerai auprès de lui, sous prétextede régler le différend, et je leur ferai vider leur

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ceinture entre ses mains ! » Et, pensant ainsi, ilavisa un promeneur qui se trouvait devant lui,et qui marchait tranquillement avec son bâtonappuyé des deux mains sur la nuque, et d’uncroc-en-jambe adroit il l’envoya rouler dans laboue. Et le pauvre homme, les vêtements saliset les savates écorchées, se releva furieux avecl’intention de châtier son agresseur. Mais re-connaissant en lui l’esclave du kâdi, il ne vou-lut point se mesurer avec lui, et, tout penaud,se contenta de dire, en se retirant au plus vite :« Qu’Allah confonde le Malin ! »

Et l’esclave, ce roué, voyant que la pre-mière affaire n’avait pas réussi, continua saroute, en se disant : « Ce moyen n’est pas bon.Nous allons en trouver un autre, car tout lemonde connaît mon maître et me connaît ! » Etcomme il réfléchissait à ce qu’il devait faire, ilaperçut un serviteur qui portait sur sa tête unplateau où se trouvait une superbe oie farcie,et garnie tout autour de tomates, de courgetteset d’aubergines, le tout savamment arrangé. Et

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il suivit le porteur qui se dirigeait vers le fourpublic pour y faire cuire l’oie ; et il le vit en-trer et livrer le plateau au maître du four, enlui disant : « Je viendrai le prendre dans uneheure ! » Et il s’en alla.

Alors l’esclave du kâdi se dit : « Voilà l’af-faire ! » Et, au bout d’un certain temps, il entraau four, et dit : « Le salam sur toi, ya hagg-Moustapha ! » Et le maître du four reconnutl’esclave du kâdi, qu’il n’avait pas revu depuislongtemps, vu que dans la maison du kâdi il n’yavait jamais rien à envoyer au four ; et répon-dit : « Et sur toi le salam, ô mon frère, Mou-barak ! D’où comme ça ? Il y a si longtempsque mon four ne flambe plus pour notre maîtrele kâdi ! Que puis-je aujourd’hui pour ton ser-vice, et que m’apportes-tu ? » Et l’esclave dit :« Rien de plus que ce que tu as déjà ; car jeviens prendre l’oie farcie qui est au four ! » Etle fournier répondit : « Mais cet oie, ô monfrère, n’est pas à toi ! » Il dit : « Ne parle pasainsi ô cheikh ! cette oie n’est pas à moi, dis-

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tu ? Mais c’est moi qui l’ai vue sortir de l’œuf,qui l’ai nourrie, qui l’ai égorgée, qui l’ai farcieet qui l’ai préparée ! » Et le fournier dit : « ParAllah, je veux bien. Mais que faut-il que je diseà celui qui me l’a apportée, lorsqu’il revien-dra ? » Il répondit : « Je ne crois pas qu’il re-vienne ! En tout cas, tu lui diras simplement,en manière de plaisanterie, car c’est un hommefort plaisant et qui aime à rire : « Ouallah, ômon frère, au moment où je poussais le plateauau four, l’oie soudain a fait un cri strident, ets’est envolée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTQUATRIÈME NUIT

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Elle dit :

« … Ouallah, ô mon frère, au moment où jepoussais le plateau au four, l’oie soudain a fait

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un cri strident, et s’est envolée ! » Et il ajou-ta : « Donne-moi maintenant l’oie qui doit êtresuffisamment cuite ! » Et le fournier, riant deces paroles qu’il venait d’entendre, tira le pla-teau du foyer et le remit en toute confiance àl’esclave du kâdi, qui se hâta d’aller le porter àson maître et de manger l’oie avec lui, en se lé-chant les doigts.

Sur ces entrefaites, le porteur de l’oie revintau four et demanda son plateau, en disant :« L’oie doit être à point maintenant, ômaître ! » Et le fournier répondit : « Ouallah !au moment où je la mettais au four, elle apoussé un cri strident, et s’est envolée ! » Etl’homme qui, en réalité, était loin d’être unplaisant compagnon, entra en fureur, persuadéque le fournier voulait se moquer de lui, ets’écria : « Comment oses-tu rire sur ma barbe,

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ô rien du tout ? » Et de paroles en paroles,et d’injures en injures, les deux hommes envinrent aux coups. Et la foule ne tarda pas à serassembler au dehors, en entendant les cris, età envahir bientôt le four. Et on se disait les unsaux autres : « Le hagg-Moustapha se bat avecun homme à cause de la résurrection d’uneoie farcie » Et la plupart prenaient fait et causepour le maître du four, dont la bonne foi etl’honnêteté leur étaient connues depuis long-temps, tandis que quelques-uns seulement sepermettaient d’émettre quelque doute sur cetterésurrection-là.

Or, parmi les gens qui se pressaient de lasorte autour des deux hommes qui se bat-taient, se trouvait une femme enceinte que lacuriosité avait poussée au premier rang. Maisce fut pour sa malchance, car au moment oùle fournier se reculait pour mieux atteindre sonadversaire, elle reçut en plein ventre le coupterrible qui était destiné à tout autre qu’à elle.Et elle tomba sur le sol, en poussant un cri de

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poule violentée et avorta à l’heure et à l’ins-tant.

Or, l’époux de la femme en question, quidemeurait dans une boutique de fruitier du voi-sinage, fut aussitôt prévenu, et accourut avecun énorme gourdin, et en criant : « Je vais en-culer le fournier et le père du fournier et songrand-père, et déraciner son existence ! » Etle fournier, déjà exténué de sa première lutte,et voyant arriver sur lui cet homme furieux etarmé d’un terrible gourdin, ne put tenir pluslongtemps, et livra ses jambes au vent, en sesauvant dans la cour. Et, voyant qu’il étaitpoursuivi, il escalada un pan de mur, grimpasur une terrasse voisine, et de là se laissa choirà terre. Et la destinée voulut qu’il tombât pré-cisément sur un Maghrébin qui dormait, au basde la maison, roulé dans ses couvertures. Et lefournier, qui tombait de haut et était fort pe-sant, lui défonça toutes les côtes. Et le Magh-rébin, sans hésiter, expira du coup. Et tous sesproches, les autres Maghrébins du souk, ac-

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coururent et arrêtèrent le fournier, en le rouantde coups, et se disposèrent à le traîner devantle kâdi. Et, de son côté, le porteur de l’oie,voyant le fournier arrêté, se hâta de se joindreaux Maghrébins. Et, au milieu des cris et desvociférations, tout ce monde prit la route dudiwân de justice.

Or, à ce moment, le domestique du kâdi,mangeur de l’oie, qui, mêlé à la foule, était re-venu voir ce qui se passait, dit à tous les plai-gnants : « Suivez-moi, ô braves gens ! je vaisvous montrer la route ! » Et il les conduisitchez son maître.

Et le kâdi, avec un air grave, commençapar faire payer une double taxe à tous les plai-gnants. Puis il se tourna vers l’accusé, contrelequel tous les doigts étaient dirigés, et lui dit :« Qu’as-tu à répondre au sujet de l’oie, ô four-nier ? » Et le bonhomme comprenant qu’il va-lait mieux, dans le cas présent, à cause de l’es-clave du kâdi, maintenir sa première affirma-tion, répondit : « Par Allah, ô notre maître le

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kâdi, la bête a poussé un cri strident, et, toutefarcie, s’est levée d’entre la garniture et s’estenvolée ! » Et le porteur, en entendant cela,s’écria : « Ah ! fils de chien, tu oses encore pré-tendre cela devant le seigneur kâdi ! » Et le kâ-di, prenant un air indigné, dit au porteur : « Ettoi, ô mécréant, ô impie, comment oses-tu nepas croire que Celui qui ressuscitera toutes lescréatures, au Jour de la Rétribution, en faisantse réunir leur os épars sur toute la surface dela terre, ne puisse pas rendre la vie à une oiequi a tous ses os, et à qui seules les plumes fontdéfaut ? » Et la foule, à ces paroles, s’écria :« Gloire à Allah qui ressuscite les morts ! » etelle se mit à huer le malheureux porteur del’oie, qui s’en alla tout repentant de sonmanque de foi.

Après quoi le kâdi se tourna vers le maride la femme avortée, et lui dit : « Et toi, qu’as-tu à dire contre cet homme ? » Et lorsqu’il eutécouté la plainte, il dit : « La cause est enten-due, et ne souffre pas d’hésitation. Certes ! le

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fournier est coupable d’être la cause de l’avor-tement. Et la loi du talion lui est strictementapplicable ! » Et il se tourna vers le mari, et luidit : « La loi te donne raison, et je te donnele droit d’amener ta femme chez le coupableafin qu’il te la rende enceinte. Et tu la laisserasà sa charge pendant les six premiers mois dela grossesse, puisque l’avortement a eu lieu ausixième mois ! » Et le mari, en entendant ce ju-gement, s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi, jeme désiste de ma plainte, et qu’Allah pardonneà mon adversaire ! » Et il s’en alla.

Alors, le kâdi dit aux parents du Maghrébinmort : « Et vous ! Ô Maghrébins, quel est le su-jet de votre plainte contre cet homme, fournierde sa profession ? » Et les Maghrébins, avecforce gestes et un flot de paroles, exposèrentleur plainte, et montrèrent le corps inanimé deleur parent, en réclamant le prix du sang. Et lekâdi leur dit : « Certes, ô Maghrébins, le prixdu sang vous est dû, car les preuves abondentcontre le fournier. Ainsi, vous n’avez qu’à me

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dire si vous voulez que ce prix vous soit payéen nature, c’est-à-dire sang contre sang, ou enindemnité ! » Et les Maghrébins, fils d’une raceféroce, répondirent en chœur : « En nature, ôseigneur kâdi ! » Et il leur dit : « Qu’il en soitdonc ainsi ! Prenez ce fournier, entortillez-ledans les couvertures de votre parent mort, etplacez-le sous le minaret de la mosquée du sul-tan Hassân. Et, cela fait, que le frère de la vic-time monte sur le minaret et se laisse tom-ber du sommet sur le fournier, pour l’écrasercomme il a écrasé son frère ! » Et il ajouta :« Où donc es-tu, ô frère de la victime ? » Et unMaghrébin sortit d’entre les Maghrébins, à cesparoles, et s’écria : « Par Allah, ô seigneur kâdi,je me désiste de ma plainte contre cet homme !Et qu’Allah lui pardonne ! » Et il s’en alla, suivides autres Maghrébins.

Et la foule, qui avait assisté à tous ces dé-bats, se retira émerveillée de la science juri-dique du kâdi, de son esprit d’équité, de sacompétence et de sa finesse. Et le bruit de

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cette histoire étant arrivé jusqu’aux oreilles dusultan, le kâdi rentra en grâce et fut replacédans ses fonctions, tandis que celui qui l’avaitremplacé se voyait destitué, sans avoir rienfait pour cela, uniquement parce qu’il man-quait des ressources d’esprit du mangeur del’oie.

Et le pêcheur, mangeur de haschisch,voyant que le roi l’écoutait toujours avec lamême attention charmée, se sentit extrême-ment flatté dans son amour-propre, et racontaencore :

LA LEÇON DU CONNAISSEUR ENFEMMES

Il m’est revenu, ô roi fortuné, qu’il y avaitau Caire deux jeunes gens, l’un marié et l’autrecélibataire, qui étaient fort liés d’amitié. Celui

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qui était marié s’appelait Ahmad, et celui quine l’était pas s’appelait Mahmoud. Or Ahmad,qui était de deux ans plus âgé que Mahmoud,profitait de l’ascendant que cette différenced’âge lui donnait pour faire l’éducateur et lemaître auprès de son ami, particulièrement ence qui concernait la connaissance des femmes.Et continuellement il lui parlait à ce sujet, luiracontant mille traits de son expérience, et luidisant toujours pour conclure : « Maintenant, ôMahmoud, tu peux dire que tu as connu dansta vie quelqu’un qui connaît à fond ces créa-tures malicieuses ! Et tu dois t’estimer bienheureux de m’avoir comme ami, pour te pré-venir de toutes leurs roueries ! » Et Mahmoudétait, de jour en jour, plus émerveillé de lascience de son ami, et il était persuadé quejamais une femme, quelque rusée qu’elle pûtêtre, fût capable de le tromper ou seulement deprendre en défaut sa vigilance. Et souvent il luidisait : « Ô Ahmad, que tu es admirable ! » EtAhmad se rengorgeait, d’un air protecteur, en

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tapant sur l’épaule de son ami, et lui disant :« Je t’enseignerai à être comme moi ! »

Or, un jour, comme Ahmad lui répétait :« Je t’enseignerai à être comme moi ! Car ons’instruit auprès de celui qui a essayé, et nonauprès de celui qui enseigne sans avoir es-sayé ! » le jeune Mahmoud lui dit : « Par Allah,avant que de m’enseigner comment il faut queje déjoue les malices des femmes, ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’enseigner comment ilfaut que je fasse pour entrer en relations avecl’une d’elles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTCINQUIÈME NUIT

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Elle dit :

« … ne pourrais-tu pas, ô mon ami, m’en-seigner, comment il faut que je fasse pour en-

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trer en relations avec l’une d’elles ? » Et Ah-mad répondit, de son ton de maître d’école :« Par Allah, c’est la chose la plus simple ! Tun’auras qu’à aller demain à la fête du Mouled-el-Nabi, sous les tentes, et à bien observer lesfemmes qui y abondent. Et tu en choisiras unequi soit accompagnée d’un petit enfant, et quiait en même temps une belle allure et de beauxyeux brillants sous son voile de visage. Et, tonchoix ainsi établi, tu achèteras des dattes etdes pois chiches habillés de sucre, et tu en of-friras à l’enfant, et tu joueras avec lui, en tegardant bien de lever les yeux vers sa mère ;et tu le caresseras gentiment, et tu l’embrasse-ras. Et, lorsque l’enfant se sera bien apprivoiséavec toi, alors seulement tu demanderas à samère, mais sans la regarder, la faveur de por-ter l’enfant à sa place. Et, durant tout le che-

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min, tu chasseras les mouches de sur le visagede l’enfant, et tu lui parleras dans sa langue enlui racontant mille folies. Et la mère finira bienpar t’adresser la parole. Et, si elle le fait, tu essûr d’être le coq ! » Et, ayant ainsi parlé, il lequitta. Et Mahmoud, à la limite de l’admirationpour son ami, passa toute cette nuit-là à se ré-péter la leçon qu’il venait d’entendre.

Or, le lendemain, de bonne heure, il se hâtad’aller au Mouled, où, avec une fidélité quiprouvait combien il était confiant dans l’expé-rience de son ami, il mit en pratique le conseilde la veille. Et, à son grand émerveillement, lerésultat dépassa son attente. Et le sort voulutque la femme qu’il accompagna chez elle, etdont il portait l’enfant sur ses épaules, fût pré-cisément l’épouse même de son ami Ahmad. Eten allant chez elle il était loin de penser qu’iltrahissait son ami, car d’un côté il n’était ja-mais venu dans sa maison, et d’un autre côtéil ne pouvait deviner, ne l’ayant jamais vue àdécouvert ni à couvert, que cette femme était

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l’épouse d’Ahmad. Quant à la jeune femme,elle était dans la joie de faire enfin l’expériencedu degré de divination de son mari, qui la pour-suivait également de sa science des femmes etde sa connaissance de leur malice.

Or, cette première rencontre entre le jeuneMahmoud et l’épouse d’Ahmad se passa fortagréablement pour les deux. Et l’adolescent,qui était encore vierge et inexpérimenté, goûtadans sa plénitude le plaisir d’être pris entreles bras et les jambes d’une Égyptienne verséedans le métier. Et ils furent si contents l’un del’autre, qu’ils répétèrent bien des fois la ma-nœuvre les jours suivants. Et la femme se ré-jouissait d’humilier de la sorte, sans qu’il le sût,son époux présomptueux ; et l’époux s’étonnaitde ne plus rencontrer son ami Mahmoud auxheures où il avait l’habitude de le rencontrer, etse disait : « Il a dû trouver une femme, en pro-fitant de mes leçons et de mes conseils ! »

Cependant, au bout d’un certain temps,comme il allait un vendredi à la mosquée, il

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aperçut dans la cour, près de la fontaine auxablutions, son ami Mahmoud. Et il s’approchade lui, et après les salams et salutations, il luidemanda d’un air entendu s’il avait réussi dansses recherches, et si la femme était jolie. EtMahmoud, extrêmement heureux de s’ouvrir àson ami, s’écria : « Ya Allah ! si elle est jolie !Du beurre et du lait ! Et grasse et blanche ! Dumusc et du jasmin ! Et quelle intelligence ! Etquelle cuisine elle fait pour me régaler, à cha-cune de nos rencontres ! Mais le mari, ô monami Ahmad, me paraît être un sot irrémédiableet un entremetteur ! »

Et Ahmad se mit à rire et dit : « Par Allah !la plupart des maris sont ainsi ! Allons ! je voisbien que tu as su bien profiter de mes conseils.Continue de la sorte, ô Mahmoud ! » Et ils en-trèrent ensemble à la mosquée, pour la prière,et se perdirent ensuite de vue.

Or Ahmad, à sa sortie de la mosquée, en cejour de vendredi, ne sachant comment passerle temps, vu que les boutiques étaient fermées,

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alla en visite chez un voisin, qui habitait porteà porte, et monta s’asseoir avec lui à la fenêtrequi donnait sur la rue. Et soudain il vit arriverson ami Mahmoud, lui-même, avec sa proprepersonne et son propre œil, qui entra aussi-tôt dans la maison sans même frapper, ce quiétait la preuve irrécusable qu’on était de conni-vence avec lui, à l’intérieur, et qu’on attendaitsa venue. Et Ahmad, stupéfait de ce qu’il ve-nait voir, pensa d’abord se précipiter directe-ment à sa maison et surprendre son ami avecsa femme, et les châtier tous deux. Mais il ré-fléchit qu’au bruit qu’il ferait en frappant à laporte, son épouse, qui était une rouée, sauraitbien cacher le jeune homme ou le faire évaderpar la terrasse ; et il se décida à entrer dans samaison d’une autre manière, sans éveiller l’at-tention.

Il y avait, en effet, dans sa maison une ci-terne communicante, divisée en deux moitiés,l’une des moitiés lui appartenant et se trouvantdans sa cour, et l’autre moitié appartenant au

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voisin chez lequel il était assis, et débouchantdans sa cour. Et Ahmad se dit : « C’est parlà que j’irai les surprendre ! » Et il dit à sonvoisin : « Par Allah, ô voisin, je me souviensmaintenant que j’ai laissé tomber ce matin mabourse dans le puits. Et je te demande la per-mission d’y descendre pour la chercher. Et jeremonterai ensuite chez moi par le côté qui estdans ma cour. » Et le voisin répondit : « Il n’ya pas d’inconvénient ! Et je vais même t’éclai-rer, ô mon frère ! » Mais Ahmad ne voulut pasaccepter ce service, préférant descendre dansl’obscurité, pour que la lumière sortant du puitsne donnât pas l’éveil chez lui. Et, après avoirpris congé de son ami, il descendit dans lepuits.

Or, les choses allèrent fort bien durant ladescente ; mais quand il fallut remonter del’autre côté, la fatalité s’y opposa d’une biensingulière façon. En effet, Ahmad avait déjàgrimpé, s’aidant des bras et des jambes, jusqu’àmoitié hauteur, quand la servante négresse qui

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venait puiser de l’eau dans le puits, entendantquelque bruit dans le trou, s’y pencha et regar-da. Et elle vit cette forme noire qui se mouvaitdans la demi-obscurité, et, loin de reconnaîtreson maître, elle fut saisie de terreur et, lâchantde ses mains la corde du seau, elle s’enfuit encriant éperdument : « L’éfrit ! L’éfrit ! Il sort dupuits, ô musulmans ! Au secours ! » Et le seau,lâché de la sorte, alla tomber de tout son poidssur la tête d’Ahmad, l’assommant à demi.

Lorsque l’éveil fut ainsi donné par la né-gresse, l’épouse d’Ahmad se hâta de faire éva-der son amoureux, et descendit dans la cour et,se penchant sur la margelle, demanda : « Quiest dans le puits ? » Et elle reconnut alors lavoix de son mari qui, malgré son accident,trouvait la force de lancer mille injures épou-vantables contre le puits et contre les proprié-taires des puits et ceux qui descendent dans lepuits et ceux qui puisent l’eau dans le puits. Etelle lui demanda : « Par Allah et par le Nabi !que pouvais-tu faire au fond du puits ? » Et

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il répondit : « Tais-toi donc, ô maudite ! C’estseulement pour la bourse que j’y ai laissé tom-ber ce matin ! Au lieu de me poser des ques-tions, tu ferais mieux de m’aider à sortir de là-dedans ! » Et la jeune femme, riant en son âme,car elle avait compris la vraie raison de la des-cente dans le puits, alla quérir les voisins quivinrent retirer, au moyen de cordes, le mal-heureux Ahmad qui ne pouvait remuer, tant lecoup du seau lui avait été pénible. Et il se fitporter dans son lit, sans rien dire, sachant qu’ilétait bien plus prudent, en la circonstance, detaire son ressentiment. Et il se sentait fort hu-milié, non seulement dans sa dignité, mais sur-tout dans son expérience des femmes et saconnaissance de leurs malices. Et il résolutbien d’être plus circonspect la prochaine fois, –et se mit à réfléchir sur les moyens à employerpour surprendre la maligne.

Aussi, lorsqu’au bout d’un certain temps ilput se lever, il n’eut plus d’autre soin que dese poster à l’affût de sa vengeance. Et, un jour

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qu’il était caché dans un coin de la rue, il aper-çut son ami Mahmoud qui venait de se glisserdans la maison, dont la porte entrebâillée futaussitôt fermée après qu’il fût entré. Et il seprécipita et se mit à frapper à coups redoubléssur la porte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTSIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il se précipita et se mit à frapper àcoups redoublés sur la porte. Et sa femme,sans hésiter, dit à Mahmoud : « Lève-toi etsuis-moi ! » Et elle descendit avec lui, et, après

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l’avoir mis dans le coin, derrière la porte mêmede la rue, elle ouvrit à son époux, en lui disant :« Par Allah ! qu’y a-t-il donc pour frapper de lasorte ! » Mais Ahmad, la saisissant par la mainet l’entrainant vivement à l’intérieur, en voci-férant, courut à la chambre du haut, pour at-traper Mahmoud qui, pendant ce temps, avaittranquillement ouvert la porte derrière laquelleil était caché, et s’était enfui. Et Ahmad, voyantcombien ses recherches étaient vaines, faillitmourir de rage, et résolut de répudier safemme sur-le-champ. Puis il réfléchit qu’il va-lait mieux patienter encore quelque temps, et ilavala son ressentiment en silence.

Or, l’occasion qu’il cherchait ne tarda pas àse présenter d’elle-même, quelques jours aprèscet incident. En effet, l’oncle d’Ahmad, père deson épouse, donnait un festin à l’occasion dela circoncision d’un enfant qu’il venait d’avoirdans sa vieillesse. Et Ahmad et son épouseétaient invités à aller passer chez lui la journéeet la soirée. Et il pensa alors à mettre à exécu-

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tion un projet qu’il avait formé. Il alla donc àla recherche de son ami Mahmoud, qui conti-nuait à être le seul à ignorer qu’il trompait sonami, et, l’ayant rencontré, il l’invita à l’accom-pagner pour prendre part au festin de l’oncle.Et tout le monde s’assit devant les plateauxchargés de mets, au milieu de la cour illuminéeet tendue de tapis et ornée de banderoles et debannières. Et les femmes pouvaient ainsi voirdes fenêtres du harem tout ce qui se faisaitdans la cour, sans être vues, et entendre ce quis’y disait. Et Ahmad, pendant le repas, amenala conversation sur les anecdotes licencieusesqu’affectionnait tout particulièrement le pèrede son épouse. Et lorsque chacun eut racontéce qu’il savait sur ce sujet hilarant, Ahmad dit,en montrant son ami Mahmoud : « Par Allah !notre frère Mahmoud que voici, m’a racontéautrefois une anecdote vraie, dont il est lui-même le héros, et qui est autrement réjouis-sante que tout ce que nous venons d’entendre.Et l’oncle s’écria : « Raconte-la nous, ô saïedMahmoud ! » Et tous les assistants ajoutèrent :

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« Oui par Allah sur toi, raconte-la nous ! » EtAhmad lui dit : « Oui ! tu sais bien ! l’histoirede la jeune femme grasse et blanche commele beurre ! » Et Mahmoud, flatté d’être ainsi lebut de toutes les demandes, se mit à racon-ter sa première entrevue avec la jeune femmequi était accompagnée de son enfant, sous lestentes, au Mouled. Et il se mit à donner desdétails si précis sur la jeune femme et sa mai-son, que l’oncle d’Ahmad ne tarda pas à recon-naître qu’il s’agissait de sa propre fille. Et Ah-mad jubilait déjà en lui-même, persuadé qu’ilallait pouvoir enfin faire la preuve, devant destémoins, de l’infidélité de son épouse, et la ré-pudier, en la frustrant de ses droits à la dotdu mariage. Et l’oncle, les sourcils froncés, al-lait déjà se lever pour faire qui sait quoi, lors-qu’un cri strident et douloureux se fit entendre,comme d’un enfant qui était pincé ; et Mah-moud, soudain rappelé à la réalité par ce cri,eut la présence d’esprit de changer le fil del’histoire, en terminant ainsi : « Or, moi,comme je portais l’enfant de la jeune femme

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 925/1032

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sur mes épaules, je voulus, une fois dans lacour, monter dans le harem avec l’enfant. Mais– éloigné soit le Malin ! – j’étais, pour monmalheur, tombé sur une femme honnête qui,comprenant mon audace, m’arracha l’enfantdes bras et m’envoya un coup de poing à la fi-gure, dont je porte encore la trace. Et elle mechassa en me menaçant d’appeler les voisins !Qu’Allah la maudisse ! »

Et l’oncle, père de la jeune femme, en en-tendant cette fin de l’histoire, se mit à rireaux éclats, ainsi que tous les assistants. Maisseul Ahmad n’avait pas envie de rire, et se de-mandait, sans pouvoir en comprendre le mo-tif, pourquoi Mahmoud avait ainsi changé la finde son histoire. Et, le repas terminé, il s’appro-cha de lui, et lui demanda : « Par Allah sur toi,peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas racontéla chose comme elle s’est passée ? » Et Mah-moud répondit : « Écoute ! C’est que je viensde comprendre, par ce cri de l’enfant que toutle monde a entendu, que cet enfant et sa mère

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se trouvaient dans le harem, et que par consé-quent le mari devait se trouver également aunombre des invités. Et je me suis hâté d’in-nocenter la femme, pour ne pas nous attirerà tous deux une désagréable aventure ! Maisn’est-ce pas, ô mon frère, que mon histoire,arrangée de la sorte, a beaucoup amusé tononcle ? » Mais Ahmad, devenu bien jaune,quitta son ami sans répondre à sa question. Et,dès le lendemain, il répudia sa femme et partitpour la Mecque, pour se sanctifier avec les pè-lerins.

Et, de la sorte, Mahmoud put, après le délailégal, se marier avec son amoureuse, et vivreheureux avec elle, car il n’avait aucune préten-tion à la connaissance des femmes et à l’art dedéjouer leurs roueries et de prévenir leurs four-beries. Mais Allah est le seul savant !

Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le pê-cheur, mangeur de haschisch, qui était devenuchambellan, se tut.

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Et le sultan, à la limite du ravissement,s’écria : « Ô mon chambellan, ô langue de miel,je te nomme mon grand-vizir ! » Et comme,précisément à ce moment-là, deux plaideursentraient dans la salle des audiences, récla-mant justice auprès du sultan, le pêcheur, de-venu grand-vizir, fut chargé, séance tenante,d’écouter leur plainte, de régler leur différendet de prononcer sur l’affaire un jugement. Et lenouveau grand-vizir, revêtu des insignes de sacharge, dit aux deux plaideurs : « Approchez-vous, et racontez le sujet qui vous amène entreles mains de notre maître le sultan. »

Et voici leur histoire :

LE JUGEMENT DU MANGEUR DEHASCHISCH

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Lorsque, ô roi fortuné, – continua le cultiva-teur qui avait apporté les concombres – le nou-

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veau grand-vizir eut ordonné aux deux plai-gnants de parler, le premier dit : « Ô mon sei-gneur, j’ai une plainte contre cet homme ! » Etle vizir demanda : « Et quelle est ta plainte ? »Il dit : « Ô mon seigneur, j’ai là, en bas, à l’en-trée du diwân, une vache avec son veau. Or,ce matin, j’allais avec eux à mon champ de lu-zerne pour les faire paître ; et ma vache mar-chait devant moi, et son veau la suivait engambadant, lorsque je vis arriver de notre côtécet homme que voici, monté sur une jumentqui était accompagnée de sa fille, une petitepouliche contrefaite et pitoyable, un avorton.

Or, mon petit veau, en voyant la pouliche,courut faire connaissance avec elle, et se mità sauter autour d’elle et à la caresser sous leventre avec son museau, à la renifler, à joueravec elle de mille manières, tantôt en s’en éloi-gnant pour ruer gentiment, et tantôt en lançant

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en l’air, avec ses petits sabots, les cailloux dela route.

Et soudain, ô mon seigneur, cet homme quevoici, qui est un brutal, ce propriétaire de lajument, descendit de sa bête et s’approcha demon veau le frétillant, le joli, et lui passa unecorde autour du cou, en me disant : « Je l’em-mène ! Car je ne veux pas que mon veau sepervertisse en jouant avec cette misérable pe-tite pouliche, fille de ta vache et sa postérité ! »Et il se tourna vers mon veau et lui dit :« Viens, ô fils de ma jument et sa descen-dance ! » Et, malgré mes cris d’étonnement etmes protestations, il emmena mon veau, melaissant la misérable petite pouliche qui estlà, en bas, avec sa mère, et me menaçant dem’assommer si je tentais de reprendre ce quiest mon bien et ma propriété devant Allah quinous voit, et devant les hommes ! »

Alors le nouveau grand-vizir, qui était le pê-cheur mangeur de haschisch, se tourna versl’autre plaideur et lui dit : « Et toi, ô homme,

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qu’as-tu à dire au sujet des paroles que tu viensd’entendre ? » Et l’homme répondit : « Ô monseigneur, il est notoire, en vérité, que le veauest le produit de ma jument, et que la poulicheest la descendance de la vache de cethomme ! » Et le vizir dit : « Est-il donc biencertain que maintenant les vaches peuventmettre bas des pouliches, et que les chevauxpeuvent enfanter des veaux ? Car c’est là unechose qui jusqu’aujourd’hui ne pouvait guèreêtre admise par un homme doué de bonsens ! » Et l’homme répondit : « Ô mon sei-gneur, ne sais-tu que rien n’est impossible à Al-lah qui crée ce qu’Il veut et sème où Il veut,et que la créature n’a qu’à s’incliner, à le loueret à le glorifier ? » Et le vizir dit : « Certes !certes ! tu dis vrai, ô homme, rien n’est im-possible à la puissance du Très-Haut, qui peutfaire descendre les veaux des juments, et lespoulains des vaches ! » Puis il ajouta : « Mais,avant de te laisser le veau, fils de ta jument,et de rendre à ton plaignant ce qui lui appar-tient, je veux également vous rendre tous deux

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 931/1032

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témoins d’un autre effet de la toute-puissancedu Très-Haut ! »

Et le vizir ordonna qu’on lui apportât unesouris et un gros sac de blé. Et il dit aux deuxplaideurs : « Regardez attentivement ce qui vaarriver, et ne prononcez plus un mot ! » Puisil se tourna vers le second plaideur et lui dit :« Toi, ô maître du veau fils de la jument,prends ce sac de blé et charge-le sur le dosde cette souris ! » Et l’homme s’écria : « Ô monseigneur, comment pourrais-je faire tenir cegros sac de blé sur cette souris sans qu’elle soitécrasée ? » Et le vizir lui dit : « Ô homme depeu de foi, comment oses-tu douter de la toute-puissance du Très-Haut qui a fait naître le veaude la jument ? » Et il ordonna aux gardes dese saisir de l’homme, à cause de son ignoranceet de son impiété, et de lui appliquer la bas-tonnade. Et il fit rendre au premier plaideur leveau avec sa mère, et lui donna également lapouliche avec sa mère !

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Et telle est, ô roi du temps, continua le culti-vateur qui avait apporté le panier de fruits,l’histoire complète du pêcheur mangeur de ha-schisch, devenu le grand-vizir du sultan. Et cedernier trait est pour prouver combien sa sa-gesse était grande, comment il savait produirela vérité par la réduction à l’absurde, et com-bien le sultan avait eu raison en le nommantgrand-vizir et en le prenant pour commensal,et en le comblant d’honneurs et de préroga-tives. Mais Allah est plus généreux et plus sageet plus magnanime et plus bienfaisant ! »

Lorsque le sultan eut entendu de la bouchedu fruitier cette série d’anecdotes, il se leva surses deux pieds, à la limite de la jubilation, ets’écria : « Ô cheikh des hommes délicieux, ôlangue de sucre et de miel, qui donc plus quetoi mérite d’être grand-vizir, toi qui sais penseravec justesse, parler avec harmonie et conteravec saveur, délices et perfection ? » Et il lenomma sur l’heure grand-vizir, et en fit soncommensal intime, et ne s’en sépara plus, jus-

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qu’à l’arrivée de la Séparatrice des amis et dela Destructrice des sociétés.

— Et voilà, continua Schahrazade en parlantau roi Schahriar, tout ce que j’ai lu, ô Roi fortuné,dans « Le Diwân des faciles facéties et de la gaiesagesse » ! Et sa sœur Doniazade s’écria : « Ô masœur, que tes paroles sont douces, et savoureuseset délectables et réjouissantes et délicieuses en leurfraîcheur ! » Et Schahrazade dit : « Mais qu’est ce-la comparé à ce que je raconterai demain au sujetde LA BELLE PRINCESSE NOURENNAHAR, sitoutefois je suis en vie, et que me le permette notremaître le Roi ! » Et le roi Schahriar se dit :« Certes ! je veux bien entendre cette histoire queje ne connais pas ! »

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La petite Doniazade dit à sa sœur : « Ô masœur, de grâce ! hâte-toi de nous commencer l’his-toire promise, puisque te le permet notre maître, ceRoi doué de bonnes manières ! » Et Schahrazadedit : « De tout cœur amical et comme hommagesdus à ce Roi bien élevé ! » Et elle raconta :

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MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTSEPTIÈME NUIT

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HISTOIRE DE LA PRINCESSENOURENNAHAR ET DE LA

BELLE GENNIA

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait,en l’antiquité du temps et le passé des âges etdes moments, un roi valeureux et puissant quiavait été doté par Allah le Généreux de troisfils comme des lunes et qui s’appelaient : l’aî-né Ali, le second Hassân et le petit Hôssein. Etces trois princes avaient été élevés, dans le pa-lais de leur père, avec la fille de leur oncle, laprincesse Nourennahar, qui était orpheline depère et de mère, et qui n’avait pas sa pareille enbeauté, en esprit, en charmes et en perfectionsparmi les filles des hommes, étant semblablepar les yeux à la gazelle effarée, par la boucheaux corolles des roses et aux perles, par lesjoues aux narcisses et aux anémones, et par la

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taille au flexible rameau de l’arbre bân. Et elleavait grandi avec les trois jeunes princes, filsde son oncle, en toutes joies et félicités, jouantavec eux, mangeant avec eux et dormant aveceux.

Or le sultan, oncle de Nourennahar, s’étaittoujours dit en son esprit que, lorsqu’elle seraitdevenue pubère, il la donnerait en mariage àquelque fils de roi d’entre ses voisins. Mais,quand elle eut mis le voile de la puberté, il netarda pas à s’apercevoir que les trois princes,ses fils, l’aimaient passionnément d’un égalamour, et désiraient en leur cœur la conquériret la posséder. Et il fut bien troublé en son âmeet bien perplexe, et il se dit : « Si je donne laprincesse Nourennahar à l’un de ses cousins,de préférence aux deux autres, ceux-ci ne se-ront pas contents et murmureront contre madécision ; et mon cœur ne pourra pas endurerde les voir attristés et blessés ; et si je la marieà quelque prince étranger, mes trois fils en se-ront à la limite du chagrin et de la détresse,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 937/1032

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et leur âme en sera noircie et endolorie ; etqui sait, dans ce cas, s’ils ne se tueront pas dedésespoir ou s’ils ne fuiront pas notre demeurepour quelque guerre dans un pays lointain ! Envérité, l’affaire est pleine de trouble et de pé-rils, et elle est loin d’être facile à résoudre ! »Et le sultan se mit à réfléchir un long tempssur la question, et soudain il releva la tête ets’écria : « Par Allah ! l’affaire est résolue ! » Et ilappela sur-le-champ les trois princes Ali, Has-sân et Hossein, et leur dit : « Ô mes fils, vousavez à mes yeux les mêmes mérites, exacte-ment, et je ne puis me résoudre à préférer l’unde vous, au détriment de ses frères, en lui ac-cordant en mariage la princesse Nourennahar ;et je ne puis non plus la marier à vous troisà la fois. Aussi ai-je trouvé un moyen propreà vous satisfaire également, sans léser l’un devous, et à maintenir entre vous la concorde etl’affection. À vous donc de m’écouter attentive-ment, et d’exécuter ce que vous allez entendre.Or, voici le plan auquel mon esprit s’est arrê-té : que chacun de vous aille voyager dans un

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 938/1032

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pays différent, et qu’il m’en rapporte la raretéqu’il jugera la plus singulière et la plus extraor-dinaire. Et moi je donnerai la princesse, fille devotre oncle, à celui qui sera revenu avec la plusétonnante merveille ! Aussi, si vous consentezà exécuter ce plan que je vous soumets, je suisprêt à vous donner autant d’or qu’il sera néces-saire pour votre voyage et pour l’achat de l’ob-jet de votre choix ! »

Or les trois princes, qui avaient toujours étédes fils soumis et respectueux, adhérèrent d’uncommun accord à ce projet de leur père, cha-cun d’eux étant persuadé qu’il rapporterait larareté la plus merveilleuse, et qu’il deviendraitl’époux de sa cousine Nourennahar. Et le sul-tan, les voyant dans cette disposition, les ame-na au trésor, et leur donna autant de sacs d’orqu’ils voulurent. Et, après leur avoir recom-mandé de ne pas trop prolonger leur séjourdans les pays étrangers, il leur fit ses adieux enles embrassant et en appelant sur leur tête lesbénédictions. Et, déguisés en marchands voya-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 939/1032

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geurs, et suivis d’un seul esclave chacun, ilssortirent de leur demeure dans la paix d’Allah,et montés sur des chevaux de noble race.

Et ils commencèrent ensemble leur voyage,en se rendant à un khân situé à un endroit où lechemin se partageait en trois. Et là, après s’êtrerégalés d’un repas que les esclaves leur avaientpréparé, ils convinrent que leur absence dure-rait un an, pas un jour de plus, pas un jourde moins. Et ils se donnèrent rendez-vous aumême khân, pour le retour, à la condition quele premier qui arriverait attendrait ses frères,afin qu’ils pussent tous trois se présenter en-semble devant le sultan, leur père. Et, leur re-pas terminé, ils se lavèrent les mains ; et, aprèss’être embrassés et souhaité réciproquementun heureux retour, ils remontèrent à cheval, etchacun d’eux prit un chemin différent.

Or le prince Ali, qui était l’aîné des troisfrères, après trois mois de voyage à travers lesplaines et les montagnes, les prairies et les dé-serts, arriva dans un pays de l’Inde maritime,

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qui était le royaume de Bischangar. Et il allase loger dans le grand khân des marchands,et retint la plus vaste et la plus propre despièces, pour lui et pour son esclave. Et, dèsqu’il se fut reposé des fatigues du voyage, ilsortit pour examiner la ville qui avait trois en-ceintes, et qui était large de deux parasangesen tous sens. Et il se dirigea sans retard vers lesouk, qu’il trouva admirable, formé qu’il étaitde plusieurs grandes rues qui aboutissaient àune place centrale, avec un beau bassin demarbre au milieu. Et toutes ces rues étaientvoûtées et fraîches et bien éclairées par les ou-vertures percées dans leur haut. Et chaque rueétait occupée par des marchands d’une espècedifférente, mais chacune d’elles réunissait lemême corps de métiers. Car dans l’une on nevoyait que les toiles fines des Indes, les étoffespeintes de couleurs vives et pures avec desdessins représentant des animaux, des pay-sages, des forêts, des jardins et des fleurs, lesbrocarts de la Perse et les soies de la Chine ;tandis que dans une autre on voyait les belles

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porcelaines, les faïences brillantes, les vasesaux belles formes, les plateaux ouvragés et lestasses de toutes grandeurs ; alors que danscelle d’à côté on voyait les grands châles duCachemire qui, une fois pliés, pouvaient tenirdans le creux de la main, tant leur étoffe étaitfine et délicate ; les tapis de prière, et d’autrestapis de toutes les tailles ; et, plus vers lagauche, fermée des deux côtés par des portesd’acier, la rue des joailliers et des bijoutiers,étincelante de pierreries, de diamants, et d’ou-vrages en or et en argent, d’une prodigieuseprofusion. Et, en se promenant à travers cessouks éblouissants, il remarqua avec surpriseque dans cette foule d’Indiens et d’Indiennes,qui se pressaient aux devantures des bou-tiques, les femmes du peuple elles-mêmes por-taient des colliers, des bracelets et des orne-ments, aux jambes, aux pieds, aux oreilles etmême au nez ; et que plus le teint des femmesétait blanc, plus leur rang était élevé et plusleurs bijoux étaient précieux et splendides,bien que le teint noir des autres eût cet avan-

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tage de faire mieux ressortir l’éclat des joyauxet la blancheur des perles.

Mais ce qui surtout charma le prince Ali,ce fut le grand nombre de jeunes garçons quivendaient des roses et des jasmins, et l’air en-gageant avec lequel ils offraient ces fleurs, etla fluidité avec laquelle ils traversaient la fouletoujours compacte dans les rues. Et il admirala prédilection singulière des Indiens pour lesfleurs, qui allait si loin que non seulement ilsen avaient partout sur eux, aussi bien dansles cheveux qu’à la main, mais encore sur lesoreilles et dans les narines. Et d’ailleurs toutesles boutiques étaient garnies de vases pleins deces roses et de ces jasmins ; et le souk en étaitembaumé, et l’on s’y promenait comme dansun jardin suspendu.

Lorsque le prince Ali se fut ainsi réjoui lesyeux de la vue de toutes ces belles choses, ilvoulut se reposer un peu, et accepta l’invita-tion d’un marchand qui, assis à la devanturede sa boutique, l’engageait du geste et du sou-

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rire à entrer s’asseoir. Et, dès qu’il fut entré, lemarchand lui donna la place d’honneur, et luioffrit des rafraîchissements, et ne lui posa au-cune question oiseuse ou indiscrète, et ne lepoussa à aucun achat, tant il était plein de ci-vilité et doué de belles manières. Et le princeAli apprécia extrêmement tout cela, et se dit :« Quel pays charmant ! Et quels habitants déli-cieux ! » Et il voulut sur l’heure, tant il était sé-duit par la politesse et le savoir-vivre du mar-chand, lui acheter tout ce qu’il avait dans saboutique. Puis il réfléchit qu’il ne saurait quefaire ensuite de toutes ces marchandises, et secontenta pour le moment de lier plus ampleconnaissance avec le marchand.

Or, pendant qu’il causait avec lui et l’inter-rogeait sur les coutumes et les mœurs des In-diens, il vit passer devant la boutique un crieurqui tenait sur son bras un petit tapis de sixpieds carrés. Et soudain le crieur, s’arrêtant,tourna sa tête à droite et à gauche, et cria :« Ô gens du souk, ô acheteurs ! qui achètera ne

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perdra pas ! À trente mille dinars d’or le tapis !Le tapis de prière, ô acheteurs, à trente milledinars d’or ! Qui achètera ne perdra pas ! »

En entendant cette criée, le prince Ali sedit : « Quel pays prodigieux ! un tapis de prièreà trente mille dinars d’or, voilà une chose dontje n’avais jamais entendu parler ! Mais peut-être que ce crieur veut plaisanter ? » Puisvoyant que le crieur répétait son cri, en se tour-nant de son côté d’un air convaincu, il lui fitsigne d’approcher et lui dit de lui montrer le ta-pis de plus près. Et le crieur étala le tapis, sansdire un mot ; et le prince Ali l’examina longue-ment, et finit par dire : « Ô crieur, par Allah !je ne vois point en quoi ce tapis de prière peutvaloir le prix exorbitant auquel tu le cries ! »Et le crieur sourit et dit : « Ô mon maître, nete hâte point de t’étonner de ce prix, qui n’estpoint excessif en comparaison du prix réel qu’ilvaut ! Et, d’ailleurs, ton étonnement sera bienplus grand lorsque je t’aurai dit que j’ai ordrede faire monter ce prix jusqu’à quarante mille

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 945/1032

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dinars d’or, et de ne livrer le tapis qu’à celui quime paiera cette somme au comptant ! » Et leprince Ali s’écria : « Certes, ô crieur, il faut, parAllah ! que ce tapis, pour valoir un tel prix, soitadmirable par quelque endroit que j’ignore ouque je ne distingue pas…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTHUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Certes, ô crieur, il faut, par Allah ! quece tapis, pour valoir un tel prix, soit admirablepar quelque endroit que j’ignore ou que je nedistingue pas ! » Et le crieur dit : « Tu l’as dit,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 946/1032

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seigneur ! Sache, en effet, que ce tapis est douéd’une vertu invisible qui fait qu’en s’y asseyanton est aussitôt transporté où l’on souhaite al-ler, et avec une rapidité telle qu’on n’a pasle temps de fermer un œil et d’ouvrir l’autre !Et aucun obstacle n’est capable d’arrêter samarche, car devant lui la tempête s’éloigne,l’orage fuit, les montagnes et les murailles s’en-trouvrent, et les cadenas les plus solides de-viennent par là-même inutiles et vains. Et telleest, ô mon seigneur, la vertu invisible de ce ta-pis de prière ! »

Et le crieur, ayant ainsi parlé, sans ajouterun mot de plus commença à plier le tapiscomme pour s’en aller, quand le prince Ali, àla limite de la joie, s’écria : « Ô crieur de béné-diction, si vraiment ce tapis est aussi vertueuxque tes paroles me le font entendre, je suis prêtà te payer non seulement les quarante mille di-nars d’or que tu demandes, mais mille autresencore en cadeau pour toi, comme courtage !Seulement, il faut que je voie avec mon œil et

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que je touche avec ma main ! » Et le crieur,sans s’émouvoir, répondit : « Où sont les qua-rante mille dinars d’or, ô mon maître ? Et oùsont les mille autres que tu me promets dansta générosité ? » Et le prince Ali répondit : « Ilssont au grand khân des marchands, où je suislogé avec mon esclave ! Et je vais y aller avectoi, pour te les compter, une fois que j’auraivu et touché ! » Et le crieur répondit : « Sur matête et sur mes yeux ! Mais le grand khân desmarchands est assez éloigné, et nous y seronsbien plus vite rendus sur ce tapis que sur nospieds ! » Et, se tournant vers le maître de laboutique, il lui dit : « Avec ta permission ! » Etil alla à l’arrière-fond de la boutique, et, y éten-dant le tapis, il pria le prince de s’y asseoir.Et s’étant assis à côté de lui, il lui dit : « Ômon seigneur, forme en ton esprit le souhaitd’être transporté à ton khân, dans ton proprelogement ! » Et le prince Ali formula en sonâme le souhait. Et, avant qu’il eût le temps deprendre congé du maître de la boutique, quil’avait reçu si civilement, il se vit transporté

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 948/1032

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dans son propre appartement, sans secousse etsans malaise, dans la situation même qu’il oc-cupait, et sans pouvoir se rendre compte s’ilavait traversé les airs ou s’il avait passé par-dessous terre. Et le crieur était toujours à côtéde lui, souriant et satisfait. Et son esclave étaitdéjà accouru entre ses mains pour se mettre àses ordres.

En acquérant cette certitude de la vertumerveilleuse du tapis, le prince Ali dit à son es-clave : « Compte à l’instant à cet homme bé-ni quarante bourses de mille dinars, et remets-lui, dans son autre main, une bourse de milledinars ! » Et l’esclave exécuta l’ordre. Et lecrieur, laissant le tapis au prince Ali, lui dit :« Bonne acquisition, ô mon maître ! » et s’enalla en sa voie.

Quant au prince Ali, devenu de la sorte lepossesseur du tapis enchanté, il fut à la limitede la satisfaction et de la joie, en songeant qu’ilavait trouvé une rareté si extraordinaire dèsson arrivée dans cette ville et ce royaume de

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Bischangar. Et il s’écria : « Maschallah ! Ahma-dou lillah ! Voici que j’ai atteint sans peine lebut de mon voyage ; et je ne doute pas main-tenant du gain sur mes frères ! Et c’est moi quideviendrai l’époux de la fille de mon oncle, laprincesse Nourennahar ! Et puis, quelle ne se-ra pas la joie de mon père et l’étonnement demes frères, quand je leur aurai fait constaterce que peut faire d’extraordinaire ce tapis ver-tueux ! Car il est impossible que mes frères,quelque favorable que soit leur destin, réus-sissent à trouver un objet qui de près ou deloin puisse être comparé à celui-ci ! » Et, pen-sant ainsi, il se dit : « Mais, au fait, si je partaistout de suite pour mon pays, maintenant quepour moi la distance ne compte pas ? » Puis,réflexion faite, il se souvint du délai d’un andont il avait convenu avec ses frères, et com-prit que s’il partait à l’instant il risquerait deles attendre trop longtemps dans le khân destrois chemins, lieu du rendez-vous. Et il se dit :« Attendre pour attendre, je préfère passer letemps ici que dans le khân désert des trois che-

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mins. Je vais donc me distraire dans ce paysadmirable, et en même temps m’instruire de ceque je ne connais pas. » Et, dès le lendemain, ilreprit ses visites aux souks et ses promenadesà travers la ville de Bischangar.

Et il put, de la sorte, admirer les curiositésvéritablement singulières de ce pays de l’Inde.Entre autres choses remarquables, il vit, en ef-fet, un temple d’idoles tout en airain, avec undôme, posé sur une terrasse, haut de cinquantecoudées, et gravé, et coloré de trois rangs depeintures fort vives et d’un goût délicat ; ettout le temple était orné de bas-reliefs, d’untravail exquis, et de dessins entrelacés ; et ilétait situé au milieu d’un vaste jardin planté deroses et d’autres fleurs belles à sentir et à re-garder. Mais ce qui faisait le principal attrait dece temple d’idoles – qu’elles soient confondueset brisées ! – c’était une statue d’or massif, dela hauteur d’un homme, dont les yeux étaientdeux rubis mobiles et arrangés avec tant d’artqu’ils semblaient des yeux vivants et qu’ils re-

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gardaient celui qui était devant eux, en suivanttous ses mouvements. Et, le matin et le soir, lesprêtres des idoles célébraient dans le templeles cérémonies de leur culte mécréant, et lesfaisaient suivre de jeux, de concerts d’instru-ments, de tours de baladins, de chants d’al-mées, de danses de ballerines et de festins. Etces prêtres ne subsistaient d’ailleurs que parles offrandes que la foule des pèlerins leur ap-portait continuellement du fond des pays lesplus éloignés.

Et le prince Ali, durant son séjour à Bi-schangar, put encore être spectateur d’unegrande fête qui se célébrait tous les ans, dansce pays, et à laquelle assistaient les walis detoutes les provinces, les chefs de l’armée, lesbrahmes, qui sont les prêtres des idoles et leschefs du culte mécréant, et une foule innom-brable de peuple. Et toute cette assemblée setenait dans une plaine immense, dominée parun bâtiment d’une hauteur prodigieuse, quiabritait le roi et sa cour, soutenu par quatre-

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vingts colonnes et peint au dehors de pay-sages, d’animaux, d’oiseaux, d’insectes etmême de mouches et de moucherons, et le toutau naturel. Et, à côté de ce grand bâtiment,il y avait trois ou quatre estrades d’une éten-due considérable, où était assis le peuple. Ettous ces bâtiments avaient cela de singulierqu’ils étaient mobiles et qu’on les transformaitd’heure en heure, en les changeant, de face etde décoration. Et le spectacle commença pardes tours de jongleurs, d’une ingéniosité ex-trême, et par des jeux d’escamoteurs et desdanses de fakirs. Puis on vit s’avancer, en ordrede bataille, rangés à peu de distance les unsdes autres, mille éléphants harnachés somp-tueusement et chargés chacun d’une tour car-rée en bois doré, avec des baladins et desjoueuses d’instruments dans chaque tour. Etla trompe de ces éléphants et leurs oreillesétaient peintes de vermillon et de cinabre,leurs défenses étaient entièrement dotées, etsur leurs corps étaient dessinées, en couleursvives, des figures chargées de milliers de

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jambes et de bras, dans des contorsions ef-frayantes ou grotesques. Et lorsque cettetroupe formidable fut arrivée devant les spec-tateurs, deux éléphants, qui n’étaient pointchargés de tours, et qui étaient les plus gros dumillier, sortirent des rangs et s’avancèrent jus-qu’au milieu du cercle formé par les estrades.Et l’un d’eux, au son des instruments, se mità danser en se tenant debout tantôt sur sesdeux pieds et tantôt sur ses deux mains. Puisil grimpa avec dextérité jusqu’au sommet d’unpoteau enfoncé perpendiculairement, et, y po-sant sur l’extrémité ses pieds et ses mains àla fois, se mit à battre l’air de sa trompe et àfaire sauter ses oreilles et à mouvoir sa tête entous sens, au rythme des instruments, tandisque le second éléphant, juché sur l’extrémitéd’une autre poutre, posée horizontalement parson milieu sur un support, et son poids contre-balancé par une pierre d’une grosseur prodi-gieuse placée sur l’extrémité opposée, était entrain de se balancer tantôt en s’élevant et tan-

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tôt en descendant, alors qu’avec sa tête il mar-quait la cadence de la musique.

Et le prince Ali fut émerveillé de tout cela,et de bien d’autres choses encore. Aussi, ce futavec un intérêt croissant qu’il se mit à étudierles habitudes de ces Indiens, si différents desgens de son pays, et qu’il continua ses pro-menades et ses visites aux marchands et auxnotables du royaume. Mais bientôt, comme ilétait continuellement tourmenté par sonamour pour sa cousine Nourennahar, etquoique l’année ne fût pas écoulée, il ne putrester plus longtemps éloigné de son pays, etrésolut de quitter l’Inde pour se rapprocherde l’objet de ses pensées, persuadé qu’il seraitplus heureux en ne se sentant pas séparé delui par une si grande distance. Et, après queson esclave eut réglé au portier le prix de lachambre, il s’assit avec lui sur le tapis enchan-té, et se recueillit en lui-même, souhaitant sé-rieusement d’être transporté au khân des troischemins. Et, comme il ouvrait les yeux qu’il

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avait fermés un instant pour réfléchir, il s’aper-çut qu’il était arrivé au khân en question. Et ilse leva du tapis, et entra dans le khân, sous seshabits de marchand, et se disposa à y attendretranquillement le retour de ses frères. Et voilàpour lui !

Quant au prince Hassân, le second des troisfrères, voici !

Dès qu’il se fut mis en route, il rencontraune caravane qui se rendait en Perse. Et ilse joignit à cette caravane et, après un longvoyage à travers les plaines et les montagnes,les déserts et les prairies, il arriva avec elledans la capitale du royaume de Perse, qui étaitla ville de Schiraz. Et il descendit, sur l’indi-cation des marchands de la caravane avec les-quels il s’était lié d’amitié, dans le grand khânde la ville. Et, dès le lendemain de son arri-vée, pendant que ses anciens compagnons deroute ouvraient leurs ballots et étalaient leursmarchandises, il se hâta de sortir pour voir ce

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qu’il y avait à voir. Et il se fit conduire au soukque, dans ce pays-là, on appelle le Bazistân,et où l’on vendait les joyaux, les pierreries, lesbrocarts, les belles étoffes de soie, les toilesfines et toutes les marchandises précieuses. Etil se mit à se promener à travers le Bazistân,en s’émerveillant de la quantité prodigieuse debelles choses qu’il découvrait dans les bou-tiques. Et partout il voyait des courtiers et descrieurs qui allaient et venaient en tous sens,en étalant de belles pièces d’étoffes, de beauxtapis et d’autres belles choses qu’ils criaient àl’encan.

Or, parmi tous ces hommes si affairés, leprince Hassân en vit un qui tenait à la mainun tuyau d’ivoire, long d’environ un pied et dela grosseur du pouce. Et cet homme, au lieud’avoir l’air avide et pressé des autres crieurset courtiers, se promenait avec lenteur et gra-vité, en tenant ce tuyau d’ivoire comme un roitient le sceptre de son empire, et plus majes-tueusement encore…

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTNEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et cet homme, au lieu d’avoir l’air avideet pressé des autres crieurs et courtiers, se pro-menait avec lenteur et gravité, en tenant cetuyau d’ivoire comme un roi tient le sceptre deson empire, et plus majestueusement encore.Et le prince Hassân se dit : « Voilà un courtierqui m’inspire confiance ! » Et déjà il allait se di-riger de son côté, pour le prier de lui montrer letuyau qu’il tenait d’une façon si respectueuse,quand il l’entendit crier, mais d’une voix em-preinte d’une grande fierté et d’une magnifique

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emphase : « Ô acheteurs ! qui achètera ne per-dra pas ! À trente mille dinars d’or le tuyaud’ivoire ! Celui qui l’a fait est mort, et jamaisplus ne se fera voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! Ilfait voir ce qu’il fait voir ! Qui l’achètera ne per-dra pas ! Qui veut voir, pourra voir ! Il fait voirce qu’il fait voir ! Voilà le tuyau d’ivoire ! »

En entendant ce cri, le prince Hassân, quiavait déjà fait un pas en avant, recula d’étonne-ment et, se tournant vers le marchand contrela boutique duquel il était adossé, il lui dit :« Par Allah sur toi ! Ô mon maître, dis-moi sicet homme qui crie ce petit tuyau d’ivoire, à unprix si exorbitant, a l’esprit sain ou s’il a per-du tout bon sens, ou s’il agit de la sorte par jeuseulement ? » Et le maître de la boutique ré-pondit : « Par Allah, ô mon maître, je puis tecertifier que cet homme est le plus honnête etle plus sage de nos crieurs ; et c’est lui que lesmarchands emploient le plus souvent, à causede la confiance qu’il leur inspire, et parce qu’ilest le plus ancien dans le métier ! Et je réponds

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de son bon sens, à moins qu’il ne l’ait perdudepuis ce matin ; mais je ne crois pas ! Il fautdonc que ce tuyau vaille les trente mille dinarset même davantage, pour qu’il le crie à ce prix-là ! Et il doit les valoir par quelque endroit quine paraît pas ! D’ailleurs, si tu le désires, je vaisl’appeler ; et tu l’interrogeras toi-même ! Je teprie donc de monter t’asseoir dans ma bou-tique, et de te reposer un moment. »

Et le prince Hassân accepta l’offre obli-geante du marchand ; et, dès qu’il se fut assis,le crieur s’approcha de la boutique, ayant étéappelé par son nom. Et le marchand lui dit :« Ô crieur un tel, le seigneur marchand que voi-ci est bien étonné de t’entendre crier à troismille bourses ce petit tuyau d’ivoire ; et moi-même j’en serais tout aussi étonné, si je ne teconnaissais pour un homme doué d’une exacteprobité. Réponds donc à ce seigneur, afin qu’iln’ait plus de toi une opinion désavantageuse ! »Et le crieur se tourna vers le prince Hassân etlui dit : « En vérité, ô mon maître, le doute est

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permis à qui n’a pas vu ! Mais quand tu au-ras vu, tu ne douteras plus ! Quant à ce quiest du prix du tuyau, il est non pas de trentemille dinars, qui est le prix de mise en vente,mais de quarante mille. Et j’ai ordre de ne pasle laisser à moins, et de ne le céder qu’à celuiqui le paiera au comptant ! » Et le prince Has-san dit : « Je veux bien te croire sur parole,ô crieur, mais encore faut-il que je sache parquel endroit ce tuyau mérite une telle consi-dération, et par quelle singularité il se recom-mande à l’attention ! » Et le crieur dit : « Sache,ô mon maître, que si tu regardes dans ce tuyaupar l’extrémité qui est garnie de ce cristal, quoique tu puisses souhaiter de voir, tu es satisfaitsur l’heure, et tu vois ! » Et le prince Hassândit : « Si tu dis vrai, ô crieur de bénédiction,non seulement je te paierai le prix que tu de-mandes, mais encore mille dinars de courtagepour toi ! » Et il ajouta : « Hâte-toi de me mon-trer l’extrémité que je dois appliquer sur monœil ! » Et le crieur la lui montra. Et le prince re-garda à travers, en souhaitant de voir la prin-

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cesse Nourennahar. Et soudain il la vit, assisedans la baignoire de son hammam, entre lesmains de ses esclaves qui procédaient à sa toi-lette. Et elle riait, en jouant avec l’eau, et se re-gardait dans son miroir. Et de la voir si belle etsi proche de lui, le prince Hassân, à la limite del’émotion, ne put s’empêcher de jeter un grandcri, et faillit laisser tomber le tuyau de sa main.

Et, ayant ainsi acquis la preuve que cetuyau était la chose la plus merveilleuse qu’ily eût au monde, il n’hésita pas un instant àl’acheter, persuadé qu’il ne rencontrerait ja-mais une pareille rareté à rapporter de sonvoyage, dût ce voyage durer dix années, etdût-il parcourir tout l’univers. Et il fit signe aucrieur de le suivre. Et, après avoir pris congédu marchand, il alla au khân où il logeait, etfit compter au crieur, par son esclave, les qua-rante bourses, en y ajoutant une autre pour lecourtage. Et il devint le possesseur du tuyaud’ivoire.

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Et lorsque le prince Hassan eut fait cetteprécieuse acquisition, il ne douta pas de sa pré-éminence sur ses frères, et de sa victoire sureux, et de la conquête de sa cousine Nourenna-har. Et, plein de joie, il songea, comme il avaitdu temps devant lui, à prendre connaissancedes coutumes et des mœurs des Persans, et àvoir les curiosités de la ville de Schiraz. Et ilpassa ses journées à se promener, en regardantet en écoutant. Et, comme il avait l’esprit biendoué et l’âme sensible, il fréquenta les hommesinstruits et les poètes, et apprit par cœur lespoèmes persans les plus beaux. Et c’est alorsseulement qu’il résolut de retourner vers sonpays ; et, profitant du départ de la même cara-vane, il se joignit aux marchands qui la compo-saient, et se mit en chemin. Et Allah lui écrivitla sécurité, et il arriva sans accident au khândes trois chemins, lieu du rendez-vous. Et il ytrouva son frère, le prince Ali. Et il resta là,avec lui, en attendant le retour de leur troi-sième frère. Et voilà pour lui !

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Mais pour ce qui est du prince Hôssein, quiétait le plus jeune des trois princes, je te prie,ô Roi fortuné, d’incliner vers moi ton ouïe, carvoici !

Après un long voyage, qui n’eut rien de vrai-ment extraordinaire, il arriva à une ville qu’onlui dit être Samarcande. Et c’était, en effet,Samarcande-al-Ajam, la ville même où règnemaintenant ton glorieux frère Schahzamân, ôRoi du temps. Et, dès le lendemain de son arri-vée, le prince Hôssein se rendit au souk qu’onappelle, dans la langue du pays, le Bazar. Etil trouva que ce bazar-là était fort beau. Etcomme il était très occupé à s’y promener enregardant de tous côtés avec ses deux yeux,soudain, à deux pas devant lui, il vit un crieurqui tenait à la main une pomme. Et cettepomme était si admirable, rouge d’un côté etdorée de l’autre, et grosse comme une pas-tèque, que le prince Hôssein désira aussitôtl’acheter, et demanda à celui qui la portait :« À combien cette pomme, ô crieur ? » Et le

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crieur dit : « À trente mille dinars d’or, ô monmaître, comme mise à prix. Mais j’ai ordre dene la céder qu’à quarante mille, et au comp-tant ! » Et le prince Hôssein s’écria : « Par Al-lah, ô homme, cette pomme est fort belle, et jen’ai jamais vu la pareille de ma vie ! Mais, sansdoute, tu veux rire en en demandant un prix siexorbitant ! » Et le crieur répondit : « Non, parAllah ! Ô mon seigneur, ce prix que je demanden’est rien en comparaison de la valeur réelle decette pomme. Car, quelque belle et admirableque soit sa vue, elle n’est rien en comparai-son de son odeur. Et son odeur, ô mon maître,quelque bonne et délicieuse qu’elle soit, n’estrien en comparaison de ses vertus ! Et ses ver-tus, ô couronne de ma tête, ô mon beau sei-gneur, quelque merveilleuses qu’elles soient,ne sont rien en comparaison des effets et desusages qu’on en retire pour le bien deshommes ! » Et le prince Hossein dit : « Ôcrieur, hâte-toi, puisqu’il en est ainsi, de m’enfaire sentir d’abord l’odeur. Et tu me diras en-suite quels en sont les vertus, les usages et les

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effets ! » Et le crieur, avançant la main, mit lapomme sous le nez du prince, qui la respira. Etil en trouva l’odeur si pénétrante et si suave,qu’il s’écria : « Ya Allah ! toute ma fatigue duvoyage est oubliée, et c’est comme si je venaisde sortir du sein de ma mère ! Ah ! quelle odeurineffable ! » Et le crieur dit : Eh bien, seigneur,sache, puisque tu viens d’éprouver sur toi-même, en sentant l’odeur de cette pomme, deseffets si inattendus, que cette pomme n’est pasnaturelle mais fabriquée par la main del’homme ; et elle n’est pas le fruit d’un arbreaveugle et insensible, mais le fruit de l’étude etdes veilles d’un grand savant, d’un philosophetrès célèbre, qui a passé toute sa vie dans lesrecherches et les expériences sur les vertus desplantes et des minéraux. Et il a abouti à la com-position de cette pomme, qui renferme en ellela quintessence de tous les simples, de toutesles plantes utiles et de tous les minéraux cura-tifs. En effet, il n’y a pas de malade affligé dequelque calamité que ce soit, fut-ce de la peste,de la fièvre pourprée ou de la lèpre, qui, même

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moribond, ne recouvre la santé, rien qu’en laflairant. Et, d’ailleurs, tu viens de ressentir toi-même un peu de son effet, puisque tes fatiguesdu voyage se sont évanouies à son odeur. Maisje veux, pour que la chose soit mieux avérée,qu’un malade atteint d’un mal incurable soitguéri devant tes yeux, afin que tu sois fixé surses vertus et ses propriétés, comme le sonttous les habitants de cette ville. Tu n’as, en ef-fet, qu’à interroger les marchands qui sont icirassemblés, et la plupart d’entre eux te dirontque s’ils sont encore en vie, c’est uniquementgrâce à cette pomme que tu vois ! »

Or, pendant que le crieur parlait ainsi, plu-sieurs personnes s’étaient arrêtées et l’avaientenvironné, en disant : « Oui, par Allah ! toutcela est vrai ! Cette pomme est la reine despommes, et le plus excellent des remèdes ! Etelle fait revenir les malades les plus désespérésdes portes de la mort ! » Et, comme pourconfirmer tout le bien qu’ils en disaient, unpauvre homme, aveugle et paralytique, vint à

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passer, porté dans une hotte sur le dos d’unporteur. Et le crieur s’avança vivement de soncôté et lui mit la pomme sous le nez. Et sou-dain l’infirme se souleva dans la hotte et, sau-tant par-dessus la tête de son porteur, commeun jeune chat, livra ses jambes au vent, en ou-vrant des yeux comme des tisons. Et tout lemonde le vit, et en rendit témoignage.

Alors le prince Hossein, convaincu de l’ef-ficacité de cette pomme merveilleuse, dit aucrieur : « Ô visage de bon augure, je te prie deme suivre à mon khân ! » Et il le mena au khânoù il logeait, et lui paya les quarante mille di-nars, et lui donna une bourse de mille dinarscomme cadeau de courtage. Et, devenu pos-sesseur de la pomme merveilleuse, il attenditavec patience le départ de quelque caravane,pour retourner à son pays. Car il était persua-dé qu’avec cette pomme il triompherait aisé-ment de ses deux frères et deviendrait l’épouxde la princesse Nourennahar. Et, lorsque la ca-ravane fut prête, il partit de Samarcande, et,

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malgré les fatigues d’un long voyage, il arriva,avec la permission d’Allah, en sécurité au khândes trois chemins, où l’attendaient ses deuxfrères Ali et Hassân.

Et les trois princes, après s’être embrassésavec beaucoup de tendresse, et félicités mu-tuellement de leur bonne arrivée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTDIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les trois princes, après s’être embras-sés avec beaucoup de tendresse, et félicités

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mutuellement de leur bonne arrivée, s’assirentpour manger en commun. Et, après le repas,le prince Ali, qui était l’aîné, prit la parole etdit : « Ô mes frères, nous avons devant noustoute la vie pour nous entretenir des particu-larités de notre voyage. Maintenant il s’agit denous montrer les uns aux autres la rareté rap-portée, qui est le but et le fruit de notre entre-prise, afin que nous puissions nous faire justicepar avance, et voir à peu près en faveur de quile sultan, notre père, donnera la préférence ausujet de notre cousine, la princesse Nourenna-har ! »

Et il se tut un moment, et ajouta : « Pourma part, comme je suis votre aîné, je vais vousrévéler ma trouvaille. Sachez donc que monvoyage s’est fait dans l’Inde maritime, auroyaume de Bischangar. Et tout ce que j’en airapporté est ce tapis de prière sur lequel vousme voyez assis, et qui est d’une laine communeet d’une apparence sans éclat. Mais c’est grâceà ce tapis que j’espère conquérir notre cou-

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sine ! » Et il raconta à ses frères toute l’histoiredu tapis volant, et ses vertus, et comment ils’en était servi pour revenir en un clin d’œil duroyaume de Bischangar. Et, pour donner plusde valeur à ses paroles, il pria ses frères de s’as-seoir sur le tapis à côté de lui, et leur fit faireen l’air un voyage de la durée d’un clin d’œil,qu’avec d’autres véhicules il eût fallu plusieursmois pour mener à bien. Puis il ajouta : « J’at-tends maintenant que vous m’appreniez si ceque vous avez apporté peut être comparé àmon tapis ! » Et, ayant fini de la sorte d’exalterl’excellence de l’objet qu’il possédait, il se tut.

Et le prince Hassan, à son tour, prit la pa-role et dit : « En vérité, ô mon frère, ce tapisvolant est une chose prodigieuse, et de ma vieje n’en ai vu de semblable. Mais, quelque ad-mirable qu’il soit, vous conviendrez tous deuxavec moi qu’il peut y avoir d’autres chosesdans le monde qui soient dignes d’attention,et, pour vous en donner la preuve, voici cetuyau d’ivoire qui, à première vue, ne paraît

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 971/1032

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pas une rareté si extraordinaire. Croyez ce-pendant qu’il m’a coûté ce qu’il m’a coûté, et,qu’en dépit de son apparence modeste, c’est unobjet tout à fait merveilleux. Et vous n’hésite-rez pas à me croire, lorsque vous aurez appli-qué votre œil sur l’extrémité de ce tuyau, oùvous voyez ce cristal. Tenez ! faites comme jevais vous montrer ! »

Et il appliqua le tuyau d’ivoire sur son œildroit, en fermant son œil gauche, et en disant :« Ô tuyau d’ivoire, fais-moi tout de suite voir laprincesse Nourennahar : « Et il regarda à tra-vers le cristal. Et ses deux frères, qui avaientles yeux sur lui, furent à la limite de l’éton-nement de le voir soudain changer de visageet devenir bien jaune de teint, comme sous lecoup d’une grande affliction ! Et, avant qu’ilsaient eu le temps de l’interroger, il s’écria : « Iln’y a de force et de recours qu’en Allah ! Ô mesfrères, c’est en vain que tous trois nous avonsentrepris un voyage si pénible, dans l’espoir dubonheur ! Hélas ! dans quelques instants notre

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cousine ne sera plus en vie, car je viens de lavoir dans son lit, entourée par ses femmes enpleurs, et par les eunuques désespérés. Vousallez d’ailleurs juger par vous-mêmes de l’étatpitoyable où elle se trouve réduite, ô notre ca-lamité ! » Et, parlant ainsi, il remit le tuyaud’ivoire au prince Ali, en lui disant de formuleren son esprit le souhait de voir la princesse. Etle prince Ali regarda à travers le cristal et recu-la, aussi affligé que son frère. Et le prince Hôs-sein prit le tuyau de ses mains, et vit le mêmespectacle attristant. Mais, loin de se montreraussi affligé que ses frères, il se prit à rire etdit : « Ô mes frères, rafraîchissez vos yeux etcalmez votre âme, car bien que la maladie denotre cousine soit d’une grande gravité, parce qui nous apparaît, elle ne saurait résister àla vertu de cette pomme que voici, et dont laseule odeur ramène les morts du fond de leurstombeaux ! » Et il leur raconta, en peu de mots,l’histoire de la pomme et ses vertus, et les ef-fets de ses vertus, et les assura qu’elle guériraitsans faute leur cousine.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 973/1032

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En entendant ces paroles, le prince Alis’écria : « Dans ce cas, ô mon frère, nousn’avons qu’à nous transporter en toute dili-gence à notre palais, par le moyen de mon ta-pis. Et tu expérimenteras sur notre bien-aiméecousine la vertu salvatrice de cette pomme-là. »

Et les trois princes donnèrent l’ordre à leursesclaves d’aller les rejoindre à cheval, et lescongédièrent. Puis, s’étant assis sur le tapis, ilsformulèrent ensemble le même souhait d’êtretransportés dans la chambre de la princesseNourennahar. Et, en un clin d’œil, ils se trou-vèrent, assis sur le tapis, au milieu de lachambre de la princesse.

Aussi, lorsque les femmes et les eunuquesde Nourennahar eurent aperçu soudain lestrois princes dans la chambre, sans com-prendre comment ils y étaient arrivés, ilsfurent saisis d’effroi et d’étonnement. Et les eu-nuques, les méconnaissant d’abord et les pre-

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nant pour des étrangers, étaient sur le pointde se jeter sur eux, quand ils revinrent de leurméprise. Et les trois frères se levèrent aussitôtde dessus le tapis ; et le prince Hôssein s’ap-procha vivement du lit où était étendue Nou-rennahar à l’agonie, et lui mit la pomme mer-veilleuse sous les narines. Et la princesse ou-vrit les yeux, tourna la tête de côté et d’autre,en regardant avec des yeux étonnés les per-sonnes qui l’environnaient, et se mit sur sonséant. Et elle sourit à ses cousins et leur donnasa main à baiser, en leur souhaitant la bonnearrivée, et s’informa de leur voyage. Et ils luiapprirent combien ils étaient heureux d’être ar-rivés assez à temps pour contribuer à sa gué-rison, avec l’aide d’Allah. Et ses femmes luidirent comment ils étaient arrivés, et commentle prince Hôssein l’avait ramenée à la vie, enlui faisant respirer l’odeur de la pomme. EtNourennahar les remercia tous ensemble, etle prince Hôssein en particulier. Puis, commeelle demandait à s’habiller, ses cousins prirent

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congé d’elle, en faisant des vœux pour lalongue durée de sa vie, et se retirèrent.

Et, laissant leur cousine aux soins de sesfemmes, les trois frères allèrent se jeter auxpieds du sultan, leur père, et lui présentèrentleurs respects. Et le sultan, qui avait déjà étéprévenu par les eunuques de leur arrivée et dela guérison de la princesse, les releva et lesembrassa et se réjouit avec eux de les voir re-venus en bonne santé. Et, après qu’ils eurentépanché de la sorte leur mutuelle affection, lestrois princes présentèrent au sultan la raretéque chacun d’eux avait rapportée. Et, aprèsqu’ils lui eurent expliqué ce qu’ils avaient à luiexpliquer à ce sujet, ils le supplièrent de don-ner son avis et de marquer sa préférence.

Lorsque le sultan eut entendu tout ce queses fils voulurent lui représenter à l’avantagede ce qu’ils avaient apporté, et que, sans lesinterrompre, il eut écouté ce qu’ils lui racon-taient au sujet de la guérison de leur cousine,il demeura quelque temps silencieux, en réflé-

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chissant profondément. Après quoi il releva latête et leur dit : « Ô mes fils, l’affaire est biendélicate, et elle est encore bien plus difficile àrésoudre qu’avant votre départ. Car d’un cô-té je trouve que les raretés que vous appor-tez se valent, en toute justice, et que, d’autrepart, elles ont contribué, chacune pour sa part,à la guérison de votre cousine. En effet, c’est letuyau d’ivoire qui, le premier, vous a éclairéssur le cas de la princesse ; et c’est le tapisqui vous a transportés en toute diligence au-près d’elle ; et c’est la pomme qui l’a guérie.Mais ce merveilleux résultat ne se serait pasproduit, avec l’assentiment d’Allah, si l’une deces raretés avait fait défaut. Aussi vous voyezvotre père encore plus embarrassé qu’aupara-vant pour marquer son choix. Et vous-mêmes,doués du sens de la justice comme vous l’êtes,vous devez être aussi embarrassés et aussi per-plexes que je le suis ! »

Et, ayant parlé de la sorte avec sagesse etimpartialité, le sultan se remit à réfléchir sur la

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situation. Et, au bout d’une heure de temps, ils’écria : « Ô mes fils, un seul moyen me restepour sortir d’embarras. Et je vais vous l’indi-quer. Voici, ô mes enfants : Comme vous avezencore du temps jusqu’à la nuit, prenez chacunun arc et une flèche, et rendez-vous hors de laville, au meidân qui sert pour les joutes des ca-valiers, et je m’y rendrai avec vous. Et je dé-clare que je donnerai la princesse Nourenna-har pour épouse à celui de vous qui aura tiré leplus loin ! » Et les trois princes répondirent parl’ouïe et l’obéissance. Et tous ensemble, suivisdes nombreux officiers du palais, se rendirentau meidân.

Et le prince Ali, étant l’aîné, prit son arc etune flèche et tira le premier ; et le prince Has-san tira le second, et sa flèche alla tomber plusloin que celle de son aîné. Et le troisième quitira, fut le prince Hôssein ; mais aucun des offi-ciers placés de distance en distance, sur un trèslong parcours, ne vit tomber sa flèche, qui tra-versa les airs en ligne droite et se perdit dans

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le loin. Et on courut et on chercha ; mais mal-gré toutes les recherches, et quelque attentionque l’on y apportât, il ne fut pas possible de re-trouver la flèche.

Alors le sultan, devant tous ses officiersréunis, dit aux trois princes : « Ô mes fils, vousle voyez, le sort se prononce ! Bien qu’il appa-raisse que c’est toi, ô Hôssein, qui aies tiré leplus loin, néanmoins tu n’es point le vainqueur,puisqu’il est nécessaire que la flèche soit trou-vée, pour rendre la victoire évidente et cer-taine. Et je me vois dans l’obligation de décla-rer vainqueur mon second fils Hassân, dont laflèche est tombée plus loin que celle de sonaîné. Alors donc, ô mon fils Hassân, c’est toi,sans conteste, qui deviens l’époux de la fille deton oncle, la princesse Nourennahar. Car telleest sa destinée ! »

Et, ayant décidé de la sorte, le sultan donnaaussitôt les ordres pour les préparatifs et lescérémonies des noces de son fils Hassân avecla princesse Nourennahar. Et, peu de jours

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après, on célébra les noces avec une grandemagnificence. Et voilà pour le prince Hassân etson épouse Nourennahar !

Quant au prince Ali, l’aîné, il ne voulut pasassister aux cérémonies du mariage, et,comme sa passion pour sa cousine était trèsvive et désormais sans aboutissant, il ne put serésoudre à vivre au palais, et, en séance pu-blique, il renonça de son plein gré à la succes-sion au trône de son père. Et il revêtit l’habitde derviche, et alla se placer sous la directionspirituelle d’un cheikh réputé pour sa sainteté,sa science et sa vie exemplaire, au fond de laplus retirée des solitudes. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du prince Hôssein,dont la flèche s’était perdue dans le loin, voi-ci…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

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MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Pour ce qui est du prince Hôssein, dontla flèche s’était perdue dans le loin, voici !

De même que son frère Ali s’était abstenud’assister aux noces du prince Hassân et de laprincesse Nourennahar, de même il s’abstint,lui aussi, d’y prendre part. Mais il ne revêtitpoint comme lui l’habit de derviche et, loin derenoncer à la vie du monde, il résolut de prou-ver qu’il avait été frustré de son dû, et se mit,dans ce but, à la recherche de la flèche qu’ilne croyait pas irrémédiablement disparue. Et,sans tarder, pendant que les fêtes continuaientau palais à l’occasion des noces, il se dérobaà ses gens et se rendit à l’endroit du meidânoù l’expérience avait eu lieu. Et là il se mit àmarcher droit devant lui, dans la direction sui-

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vie par la flèche, en regardant avec attention àdroite et à gauche, à chaque pas. Et il alla dela sorte extrêmement loin, sans rien découvrir.Mais, loin de se décourager, il continua à mar-cher encore et encore, toujours en ligne droite,jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un amas de rochersqui barrait complètement l’horizon. Et il se ditque si la flèche devait se trouver quelque part,elle ne pouvait être ailleurs que là, vu qu’ellen’aurait pu percer cet amas de rochers. Et ilavait à peine fini de formuler en lui-même cettepensée, qu’il aperçut par terre, couchée avecla pointe en avant et non point enfoncée dansle sol, la flèche marquée à son nom, celle-làmême qu’il avait lancée de sa propre main. Etil se dit : « Ô prodige ! Ouallahi ! ni moi ni per-sonne au monde nous ne pourrions, par nospropres forces, tirer une flèche si loin. Et voi-ci que non seulement elle est arrivée à cettedistance inouïe, mais encore qu’elle a dû don-ner avec vigueur contre le rocher pour avoirété ainsi renvoyée par sa résistance. Voilà une

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chose extraordinaire ! Et qui sait quel mystèreil y a dans tout cela ? »

Et, ayant ramassé la flèche, comme il étaiten train tantôt de la considérer et tantôt de re-garder le rocher où elle avait frappé, il remar-qua dans ce rocher un enfoncement taillé enforme de porte. Et il s’en approcha et vit quec’était réellement une porte masquée, sans ca-denas ni serrure, taillée à même le rocher, etapparente seulement par la légère séparationqui en faisait le tour. Et, par un mouvementtout naturel en pareil cas, il la poussa, sanstrop penser qu’elle allait s’ouvrir sous la pres-sion. Et il fut bien étonné en constatant qu’ellecédait sous sa main et tournait sur elle-même,tout comme si elle reposait sur des gonds frai-chement graissés. Et, sans trop réfléchir à cequ’il faisait, il entra, sa flèche à la main, dansla galerie en pente douce à laquelle cette portedonnait accès. Mais dès qu’il en eut franchile seuil, la porte, comme mue par ses propresforces, revint sur elle-même et boucha com-

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plètement l’entrée de la galerie. Et il se trouvadans les épaisses ténèbres. Et il eut beau es-sayer de rouvrir la porte, il ne réussit qu’à s’en-dolorir les mains et à s’écorcher les ongles.

Alors, comme il n’y avait plus à songer àsortir, et comme il était doué d’un cœur cou-rageux, il n’hésita pas à s’enfoncer en avant àtravers les ténèbres en suivant la pente doucede la galerie. Et bientôt il vit poindre une lu-mière vers laquelle il se hâta ; et il se trouvaà la sortie de la galerie. Et il se vit soudainsous le ciel nu, en face d’une plaine verdoyanteau milieu de laquelle s’élevait un magnifiquepalais. Et, avant qu’il eût le temps d’admirerl’architecture de ce palais, une dame en sortitqui s’avança vers lui, entourée d’une trouped’autres dames, et dont, à n’en pas douter, elleétait la maîtresse, à en juger seulement par sabeauté miraculeuse et son port majestueux. Etelle était vêtue d’étoffes qui n’avaient rien deréel, et portait ses cheveux dénoués qui flot-taient jusqu’à ses pieds. Et elle s’avança d’un

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pas léger jusqu’à l’entrée de la galerie, et, éten-dant la main d’un geste plein de cordialité, elledit : « Sois ici le bienvenu, ô prince Hossein ! »

Et le jeune prince, qui s’était profondémentincliné en la voyant, fut à la limite de l’étonne-ment de s’entendre ainsi appeler de son nom,par une dame qu’il n’avait jamais vue, et qui vi-vait dans un pays dont il n’avait jamais ouï par-ler, bien qu’il fût si proche de la capitale de leurroyaume ! Et comme déjà il ouvrait la bouchepour exprimer sa surprise, la merveilleuse jou-vencelle lui dit : « Ne m’interroge pas ! Je satis-ferai moi-même ta légitime curiosité, lorsquenous serons dans mon palais ! » Et, souriante,elle lui prit la main et le conduisit, à traversles allées, vers la salle de réception qui s’ou-vrait par un portique de marbre sur le jardin.Et elle le fit asseoir à côté d’elle sur le sofa, aumilieu de cette salle splendide. Et, lui tenantla main dans les deux siennes, elle lui dit : « Ôcharmant prince Hôssein, ta surprise cesseraquand tu sauras que je te connais depuis ta

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naissance, et que j’ai souri sur ton berceau. Jesuis, en effet, une gennia princesse, fille du roides genn. Et ma destinée est écrite sur toi. Etc’est moi qui ait fait mettre en vente à Samar-cande la pomme miraculeuse que tu as ache-tée, et à Bischangar le tapis de prière que tonfrère Ali en a rapporté, et à Schiraz le tuyaud’ivoire que ton frère Hassân y a trouvé. Et ce-la doit suffire pour te faire comprendre que jen’ignore rien de ce qui te concerne. Et j’ai jugé,puisque ma destinée est attachée à la tienne,que tu étais digne d’un bonheur plus grand quecelui d’être l’époux de ta cousine Nourennahar.Et c’est pourquoi j’ai fait disparaître ta flècheet l’ai conduite jusqu’ici, afin de t’y acheminertoi-même. Et il ne tient maintenant qu’à toi dene point laisser de tes doigts échapper le bon-heur ! »

Et, ayant prononcé ces dernières parolesd’un ton empreint d’une grande tendresse, labelle princesse gennia baissa les yeux en rou-gissant beaucoup. Et sa jeune beauté n’en de-

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vint que plus exquise. Et le prince Hossein,qui savait bien que sa cousine Nourennahar nepouvait plus lui appartenir, et voyant de com-bien la princesse gennia lui était supérieure enbeauté, en appas, en agréments, en esprit eten richesses, autant du moins qu’il le pouvaitconjecturer par ce qu’il venait de voir et parla magnificence du palais où il se trouvait, neput que bénir sa destinée qui l’avait conduit,comme par la main, jusqu’à ces lieux siproches et si ignorés ; et, s’inclinant devant labelle gennia, il lui dit : « Ô princesse des genn,ô dame de la beauté, ô souveraine ! que le bon-heur d’être l’esclave de tes yeux et l’enchaînéde tes perfections me soit venu sans méritesde ma part, voilà qui est fait pour ravir la rai-son de l’être humain que je suis ! Ah ! commentune fille des genn peut-elle jeter ses regardssur un adamite inférieur, et le préférer aux roisinvisibles qui gouvernent les pays de l’air et lescontrées souterraines ? Mais peut-être, ô prin-cesse, que tu es fâchée avec tes parents, etque tu es venue, par bouderie, habiter ce pa-

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lais où tu me reçois sans le consentement duroi des genn, ton père, et de la reine des gennta mère, et de tes autres parents ? Et peut-êtreque, dans ce cas, je vais être pour toi une causede tracas et un objet de gêne et d’ennui ! » Et,parlant ainsi, le prince Hossein s’inclina jus-qu’à terre et baisa le bas de la robe de la gen-nia princesse qui lui dit, en le relevant et enlui prenant la main : « Sache, ô prince Hossein,que je suis ma seule maîtresse et que j’agis tou-jours à ma guise, ne souffrant jamais que per-sonne parmi les genn se mêle de ce que je faisou compte faire. Tu peux donc être tranquilleà ce sujet ; et rien ne nous arrivera que d’heu-reux ! » Et elle ajouta : « Veux-tu devenir monépoux et m’aimer beaucoup ? » Et le princeHôssein s’écria : « Ya Allah ! si je le veux ? Maisje donnerais ma vie entière pour passer un journon seulement comme ton époux mais commele dernier de tes esclaves ! » Et, ayant ainsiparlé, il se jeta aux pieds de la belle gennia,qui le releva et dit : « Puisqu’il en est ainsi, jet’accepte comme époux, et je suis désormais

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ton épouse ! » Et elle ajouta : « Et maintenant,comme tu dois avoir faim, allons prendre en-semble notre premier repas ! »

Et elle le conduisit dans une seconde salle,encore plus splendide que la première, illu-minée d’une infinité de bougies parfuméesd’ambre, placées dans une symétrie qui faisaitplaisir à voir. Et elle s’assit avec lui devant unadmirable plateau d’or chargé de mets d’un as-pect réjouissant pour le cœur. Et aussitôt sefit entendre, au son des instruments d’harmo-nie, un chœur de voix de femmes qui semblaitdescendre du ciel même. Et la belle gennia semit à servir de ses propres mains son nou-vel époux, en lui offrant les morceaux les plusdélicats des mets qu’elle lui nommait à me-sure. Et le prince trouvait exquis ces mets dontil n’avait jamais entendu parler, ainsi que lesvins, les fruits, les pâtisseries et les confitures,toutes choses dont jamais il n’avait goûté lespareilles dans les fêtes et les noces des êtreshumains.

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Et lorsque le repas fut terminé, la belle gen-nia princesse et son époux allèrent s’asseoirdans une troisième salle, creusée en dôme, etplus belle que la précédente. Et ils avaient ledos appuyé à des coussins de soie à grandsfleurons de différentes couleurs, ouvragés àl’aiguille avec une délicatesse merveilleuse. Etaussitôt un grand nombre de ballerines, fillesde genn, entrèrent dans la salle, et dansèrentun pas ravissant, avec la légèreté des oiseaux.Et une musique se faisait en même temps en-tendre, invisible mais présente, et tombant dehaut. Et la danse continua jusqu’à ce que labelle gennia se fût levée, ainsi que son époux.Et les ballerines, sur un rythme de pas har-monieux, sortirent de la salle comme un vold’écharpes, et marchèrent devant les nouveauxmariés jusqu’à la porte de la chambre où étaitpréparé le lit nuptial. Et elles se rangèrent enhaie pour qu’ils entrassent, et se retirèrent en-suite, les laissant libres de se coucher ou dedormir.

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Et les deux jeunes époux se couchèrentdans le lit parfumé, et ce fut non point pourdormir mais pour se réjouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTDOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et les deux jeunes époux se couchèrentdans le lit parfumé, et ce fut non point pourdormir mais pour se réjouir. Et le prince Hôs-sein put de la sorte goûter et comparer. Etil trouva dans cette gennia vierge une excel-lence dont n’avaient jamais approché, ni deprès ni de loin, les plus merveilleuses adoles-

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centes filles des humains. Et, quand il voulutde nouveau goûter à ses appas incomparables,il trouva la place aussi intacte que s’il n’y avaitpas touché. Et il comprit alors que la virginitéchez les filles des genn se reconstituait au furet à mesure. Et il se délecta de cette trouvaille-là à la limite de la délectation. Et il se loua deplus en plus de sa destinée qui l’avait conduitpar la main vers cette histoire inespérée. Etil passa cette nuit-là, et bien d’autres nuits etd’autres journées, dans les délices des prédes-tinés. Et son amour, loin de diminuer par lapossession, ne faisait qu’augmenter par ce qu’ildécouvrait sans cesse de nouveau en sa bellegennia princesse, aussi bien dans les charmesde son esprit que dans les perfections de sapersonne.

Or, au bout de six mois de cette vie heu-reuse, le prince Hossein, qui avait toujours euune grande affection filiale pour son père, son-gea que son absence prolongée devait l’avoirplongé dans une douleur sans bornes, d’autant

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plus qu’elle était inexplicable, et il éprouva l’ar-dent désir de le revoir. Et il s’en ouvrit sans dé-tours à son épouse la gennia, qui fut d’abordfort alarmée de cette résolution, tant elle crai-gnait que ce fût un prétexte pour l’abandonner.Mais le prince Hôssein lui avait donné et conti-nuait à lui donner tant de preuves d’attache-ment et tant de marques de violente passion, etil lui parla de son vieux père avec une telle ten-dresse et une telle éloquence, qu’elle ne vou-lut pas s’opposer à son penchant filial. Et ellelui dit, en l’embrassant : « Ô mon bien-aimé,certes ! si je n’écoutais que mon cœur, je nepourrais me résoudre à te voir t’éloigner denos demeures, ne fût-ce que pour une journéeou moins encore. Mais je suis maintenant tel-lement convaincue de ton attachement pourmoi, et j’ai une si grande confiance en la ferme-té de ton amour et en la vérité de tes paroles,que je ne veux pas te refuser la permission d’al-ler voir le sultan, ton père. Mais c’est à condi-tion que ton absence ne sera pas de longuedurée, et que tu m’en fasses le serment, dans

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le but de me tranquilliser ! » Et le prince Hôs-sein se jeta aux pieds de son épouse la gennia,pour lui marquer combien il était pénétré dereconnaissance pour sa bonté à son égard, etlui dit : « Ô ma souveraine, ô dame de la beau-té, je connais tout le prix de la grâce que tum’accordes, et quoi que je puisse t’en dire pourte remercier, sois persuadée que j’en pense en-core davantage. Et je te fais le serment, surma tête, que mon absence sera de courte du-rée. Et d’ailleurs pourrais-je, t’aimant commeje t’aime, la prolonger au delà du temps né-cessaire pour aller chez mon père et revenir ?Tranquillise donc ton âme et rafraîchis tesyeux, car je penserai tout le temps à toi ; et riende désagréable ne m’arrivera, inschallah ! »

Et ces paroles du prince Hôssein ache-vèrent de calmer l’émoi de la charmante gen-nia, qui répondit, en embrassant de nouveauson époux : « Pars donc, ô mon bien-aimé,sous la sauvegarde d’Allah, et reviens-moi enbonne santé. Mais, auparavant, je te prie de

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ne point trouver mauvais que je te donnequelques avis sur la manière dont il faut que tute comportes durant l’absence, au palais de tonpère. Et, d’abord, je pense qu’il faut bien te gar-der de parler de notre mariage au sultan, tonpère, ou à tes frères, ni de ma qualité de fille duroi des genn, ni du lieu où nous habitons, ni duchemin qui y conduit. Mais dis-leur seulementà tous de se contenter d’apprendre que tu esparfaitement heureux, que tous tes désirs sontsatisfaits, que tu ne souhaites rien davantageque de vivre dans le bonheur où tu vis, et quele seul motif qui te ramène auprès d’eux est ce-lui de faire simplement cesser les inquiétudesoù ils pouvaient être au sujet de ta destinée ! »

Et, ayant ainsi parlé, la gennia donna à sonépoux vingt cavaliers genn bien armés, bienmontés et bien équipés, et lui fit amener uncheval si beau que nul dans le palais et leroyaume de son père ne possédait le pareil.Et le prince Hôssein, quand tout fut prêt, pritcongé de son épouse la gennia princesse, en

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l’embrassant et en renouvelant la promessequ’il lui avait faite de revenir incessamment.Puis il s’approcha du beau cheval frémissant, leflatta de la main, lui parla à l’oreille, le baisa etsauta en selle avec grâce. Et son épouse le vitet l’admira. Et, après qu’ils se furent fait le der-nier adieu, il partit à la tête de ses cavaliers.

Et comme le chemin qui conduisait à la ca-pitale de son père n’était pas long, le princeHossein ne tarda pas à arriver à l’entrée de laville. Et le peuple, qui le reconnut, fut heureuxde le revoir, et le reçut avec acclamations etl’accompagna, avec des cris de joie, jusqu’aupalais du sultan. Et son père, en le voyant, futdans le bonheur et le reçut dans ses bras, enpleurant et en se plaignant, dans sa tendressepaternelle, de la douleur et de l’affliction oùl’avaient jeté une si longue et inexplicable ab-sence. Et il lui dit : « Ah ! mon fils, je croyaisbien n’avoir plus la consolation de te revoir !J’avais, en effet, lieu de craindre qu’à la suitede la décision du sort, à l’avantage de ton frère

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Hassân, tu ne te fusses porté à quelque actede désespoir ! » Et le prince Hôssein répondit :« Certes, ô mon père, la perte me fut cruelle dela princesse Nourennahar, ma cousine, dont laconquête avait été l’unique objet de mes sou-haits. Et l’amour est une passion qu’on n’aban-donne pas quand on le veut, surtout lorsquec’est un sentiment qui vous domine, vous maî-trise et ne vous donne pas le temps de recouriraux conseils de la raison. Mais, ô mon père,tu n’as sans doute pas oublié qu’en tirant maflèche, lors du concours avec mes frères dansle meidân, il m’arriva cette chose extraordi-naire et inexplicable que ma flèche, tirée dansune plaine unie et dégagée, devant toi et de-vant les autres assistants, ne put être retrou-vée, malgré toutes les recherches. Or, moi,vaincu de la sorte par la destinée contraire, jene voulus point perdre le temps en plaintes,avant d’avoir complètement satisfait mon es-prit inquiet sur cette aventure que je ne com-prenais pas. Et je m’éloignai, pendant les céré-monies des noces de mon frère, sans que per-

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sonne ne s’en fût aperçu, et je retournai seul aumeidân pour essayer de retrouver ma flèche.Et je me mis à la chercher en marchant en lignedroite, dans la direction présumée qu’elle avaitdû suivre, et en regardant de tous côtés, en de-çà et au delà, à ma droite et à ma gauche. Maistoutes mes recherches furent inutiles, sans tou-tefois me rebuter. Et je poursuivis ma marcheen avant, toujours en jetant les yeux de côté etd’autre, et en prenant la peine de reconnaîtreet d’examiner la moindre chose qui de prèsou de loin pouvait ressembler à une flèche. Etje parcourus de la sorte une très longue dis-tance, et je finis par réfléchir qu’il n’était paspossible qu’une flèche, fût-elle lancée par unbras mille fois plus fort que le mien, pût arri-ver si loin, et par me demander si j’avais per-du, en même temps que ma flèche, tout monbon sens. Et déjà je me disposais à abandon-ner mon entreprise, surtout en me voyant arri-vé à une ligne de rochers qui barrait complète-ment l’horizon, quand soudain, au pied mêmede l’un de ces rochers, j’aperçus ma propre

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 998/1032

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flèche, non point enfoncée dans le sol par lapointe, mais couchée à une certaine distancede l’endroit où elle avait dû frapper : Et cettedécouverte me jeta dans une grande perplexi-té, au lieu de me réjouir. Car raisonnablementje ne pouvais m’imaginer que j’étais capable delancer si loin une flèche. Et c’est alors, ô monpère, que j’eus l’explication de ce mystère, etde tout ce qui m’était arrivé dans mon voyageà Samarcande. Mais c’est là un secret que je nepuis hélas ! te révéler sans manquer à mon ser-ment. Et tout ce que je puis t’en dire, ô monpère, est que, depuis ce moment, j’oubliai etma cousine et ma défaite et tous mes ennuis, etj’entrai dans la voie plane du bonheur. Et pourmoi commença une vie de délices, qui n’étaittroublée que par l’éloignement où je me trou-vais d’un père que j’affectionne par-dessus toutau monde, et par le sentiment que j’avais qu’ildevait être dans l’inquiétude à mon sujet. Etje crus alors de mon devoir de fils de venir tevoir et te tranquilliser. Et tel est, ô mon père,l’unique motif de ma venue ! »

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 999/1032

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Lorsque le sultan eut entendu ces parolesde son fils, et compris de la sorte qu’il possé-dait le bonheur, et rien de plus, il répondit :« Ô mon fils, que peut souhaiter de plus pourson enfant un père affectueux ? Certes ! j’eussebeaucoup mieux aimé te voir vivre dans cebonheur, auprès de moi, lors de mes vieillesannées, plutôt que dans un endroit dontj’ignore la situation et même l’existence. Maisau moins, mon fils, ne peux-tu m’apprendre oùil faut que je m’adresse désormais pour avoirfréquemment de tes nouvelles, et n’être plusdans l’état d’inquiétude où m’avait plongé tonabsence ? » Et le prince Hossein répondit :« Pour ce qui est de ta tranquillité, ô mon père,sache que j’y veillerai moi-même, en me ren-dant si fréquemment auprès de toi que je crain-drai presque de me rendre importun. Maispour ce qui est de t’indiquer l’endroit où l’onpeut avoir de mes nouvelles, je te supplie deme dispenser de te le révéler, car c’est là unmystère de la foi que j’ai jurée et du sermentque je tiens à tenir. » Et le sultan, ne voulant

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pas insister davantage à ce sujet, dit au princeHossein : « Ô mon fils, qu’Allah me garde depénétrer plus avant, contre ton gré, dans le se-cret. Tu peux, quand tu veux, retourner à ceséjour de délices où tu habites. Seulement jeveux te demander de me faire également, àmoi, ton père, une promesse, et c’est de reve-nir me voir une fois tous les mois, sans craintede m’importuner, comme tu dis, ou de me dé-ranger. Car quelle occupation plus chère peutavoir un père aimant, sinon de se réchauffer lecœur de l’approche de ses enfants et de se ra-fraîchir l’âme de leur présence, et de se réjouirles yeux de leur vue ? » Et le prince Hossein ré-pondit par l’ouïe et l’obéissance, et, ayant faitle serment demandé, resta au palais trois joursentiers, au bout desquels il prit congé de sonpère, et partit le matin du quatrième jour, àl’aube, à la tête de ses cavaliers, fils des genn,comme il était venu…

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1001/1032

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— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTTREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince Hôssein répondit par l’ouïeet l’obéissance, et, ayant fait le serment de-mandé, resta au palais trois jours entiers, aubout desquels il prit congé de son père, et par-tit le matin du quatrième jour, à l’aube, à la têtede ses cavaliers, fils des genn, comme il étaitvenu.

Et ce fut avec infiniment de joie que le reçutson épouse la belle gennia, et avec un plaisird’autant plus vif qu’elle ne s’attendait pas à levoir revenir si promptement. Et ils célébrèrent

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ensemble cet heureux retour, en s’aimantbeaucoup, sur les modes les plus agréables etles plus divers.

Et la belle gennia n’épargna rien, à partir dece jour, pour rendre le plus attrayant possible àson époux le séjour de la demeure enchantée.Et ce furent des variations continuelles dansla façon de respirer l’air, de se promener, demanger, de boire, de s’amuser, de voir danserles ballerines, d’entendre chanter les almées,d’écouter les instruments d’harmonie, de réci-ter des poésies, de sentir le parfum des roses,de se parer avec les fleurs du jardin, de cueillirles beaux fruits mûrs à même les branches, etde jouer à l’incomparable jeu des amants, quiest le jeu d’échecs sur le lit, en tenant comptede toutes les savantes combinaisons dont estsusceptible ce jeu délicat.

Et au bout d’un mois de cette délicieuse vie-là, le prince Hossein, qui avait déjà mis sonépouse au courant de la promesse qu’il avaitfaite au sultan, son père, fut bien obligé d’inter-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1003/1032

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rompre leurs plaisirs, et de prendre congé del’attristée gennia. Et équipé et habillé plus ma-gnifiquement que la première fois, il monta surson beau cheval, et se mit à la tête des fils desgenn, ses cavaliers, pour aller rendre visite ausultan, son père.

Or, pendant son absence, lorsqu’il était par-ti la première fois du palais de son père, lesconseillers favoris du sultan, qui jugeaient dela puissance du prince Hossein et de ses ri-chesses inconnues par les échantillons qu’il enavait fait paraître durant les trois jours qu’ilavait passés au palais, ne manquèrent pasd’abuser de la liberté que le sultan leur donnaitde lui parler, et de l’ascendant qu’ils avaientacquis sur son esprit, pour essayer de fairenaître en lui des soupçons contre son fils, etlui faire croire que le prince lui portait om-brage. Et ils lui représentèrent que la prudencela plus élémentaire lui commandait de savoirau moins en quel lieu se trouvait la retraite deson fils, et où il puisait tout l’or nécessaire pour

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1004/1032

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des dépenses semblables à celles qu’il avaitfaites durant son séjour, et pour le faste dont ils’était plu à faire parade, uniquement dans l’in-tention, disaient-ils, de braver son père et demontrer qu’il n’avait pas besoin de ses libérali-tés ou de sa tutelle pour vivre en prince. Et ilslui dirent qu’il était fort à craindre qu’il ne serendît populaire et ne soulevât les fidèles su-jets contre leur souverain, pour le détrôner etse mettre à sa place.

Mais le sultan, bien que ces parolesl’eussent déjà quelque peu ému, ne voulutpoint croire que son fils Hôssein, son préféré,fût capable de comploter contre lui, en formantun dessein aussi perfide que celui-là. Et il ré-pondit à ses conseillers favoris : « Ô vous dontla langue secrète le doute et la suspicion, igno-rez-vous donc que mon fils Hossein m’aime, etque je suis d’autant plus sûr de sa tendresseet de sa fidélité que je ne lui ai jamais donnéle moindre sujet d’être mécontent de moi ? »Mais le plus écouté des favoris reprit : « Ô roi

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du temps, qu’Allah t’accorde une longue vie !Mais crois-tu que le prince Hôssein ait si viteoublié ce qu’il croit être une injustice de tapart, en ce qui concerne la décision du sortau sujet de la princesse Nourennahar ? Et nepenses-tu pas, par ce qui en paraît clairement,que le prince Hossein n’a pas eu le bon espritd’accepter avec soumission le décret du destin,au lieu d’imiter l’exemple de son frère aîné qui,plutôt que de se révolter contre la chose écrite,a préféré revêtir l’habit de derviche et aller semettre sous la direction spirituelle d’un saintcheikh versé dans la connaissance du Livre ?Et puis, ô notre maître, n’as-tu pas déjà obser-vé, avant nous, que, lors de l’arrivée du princeHossein, lui et ses gens sont frais, et leurs ha-bits et les ornements et les housses de leurschevaux ont le même éclat que s’ils ne fai-saient que de sortir de la main de l’ouvrier ?Et n’as-tu pas remarqué que les chevaux eux-mêmes ont le poil sec et luisant, et ne sontpas plus harassés que s’ils ne venaient qued’une simple promenade ? Or tout cela, ô roi

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1006/1032

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du temps, est pour te prouver que le princeHôssein a établi sa résidence secrète tout prèsde ta capitale, pour être plus à même d’exé-cuter ses plans pernicieux et de fomenter lestroubles parmi le peuple et de se livrer à sesmenées subversives ! Nous aurions donc man-qué à notre devoir, ô grand roi, si nous n’avionspris sur nous la cruelle obligation d’éveiller tonattention sur une affaire qui est aussi délicatequ’elle est importante et grave, afin que tu tedécides à veiller sur ta propre conservation etsur le bien de tes sujets fidèles ! »

Lorsque le favori eut achevé ce discoursplein de malice et de suspicion, le sultan luidit : « Je ne sais, en vérité, ce que je dois croireou ne pas croire de ces choses surprenantes.En tout cas, je vous suis obligé à tous de votreavis ; et j’ouvrirai mieux les yeux à l’avenir ! »Et il les congédia, sans trop leur montrer com-bien, en son âme, il était impressionné et alar-mé de leurs paroles. Et il résolut, afin de pou-voir un jour soit les confondre, soit les remer-

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cier de leur conseil bien intentionné, de sur-veiller les actes et les démarches de son filsHossein, lors de son prochain retour.

Or, le prince Hossein ne tarda pas à arriver,selon sa promesse. Et le sultan, son père, le re-çut avec la même joie et la même satisfactionque la première fois, se gardant bien de lui fairepart des soupçons qu’avaient éveillés en sonesprit les vizirs intéressés à sa perte. Mais, lelendemain, il appela une vieille, fameuse dansle palais pour sa sorcellerie et sa malice, etqui était capable de débrouiller, sans les briser,les fils d’une toile d’araignée. Et lorsqu’elle futentre ses mains, il lui dit : « Ô vieille de bé-nédiction, voici le jour où tu vas pouvoir fairepreuve de ton dévouement aux intérêts de tonroi. Sache donc que, depuis j’ai retrouvé monfils Hôssein, je n’ai pu obtenir de lui qu’il m’ap-prenne en quel lieu il est établi. Et je n’ai pasvoulu, pour ne pas le gêner, user de mon au-torité et lui faire révéler son secret malgré lui.Aussi t’ai-je fait appeler, ô reine des sorcières,

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parce que je te crois assez habile pour faireen sorte que ma curiosité soit satisfaite, sansque ni mon fils ni personne au palais puissese douter de quoi que ce soit. Je te demandedonc d’user de toute ta finesse et de ton in-telligence, qui n’a pas d’égale, pour observermon fils lors de son départ, qui aura lieu de-main matin à l’aube. Ou peut-être encore feras-tu mieux de t’en aller dès aujourd’hui, sansperdre de temps, à l’endroit où il a trouvé saflèche, près de la ligne de rochers qui barre laplaine vers l’orient. Car c’est là qu’il a trouvé,en même temps que la flèche, sa destinée ! » Etla vieille sorcière répondit par l’ouïe et l’obéis-sance et sortit pour se rendre près des rochers,et s’y cacher de façon à tout voir sans être vue.

Or, le lendemain, le prince Hôssein partitdu palais avec ses cavaliers, dès la pointe dujour, pour ne pas éveiller l’attention des offi-ciers et des passants. Et, arrivé devant l’exca-vation où était la porte de pierre, il y dispa-rut avec tous ceux qui l’accompagnaient. Et la

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vieille sorcière vit tout cela, et fut étonnée àl’extrême limite de l’étonnement.

Et lorsqu’elle fut revenue de son émotion,elle sortit de sa cachette, et alla droit à l’enfon-cement où elle avait vu disparaître gens et che-vaux. Mais, malgré sa diligence, et bien qu’elleregardât de tous les côtés, en allant et en re-venant plusieurs fois sur ses pas, elle n’aperçutaucune ouverture ni aucune entrée. Car laporte de pierre, qui avait été visible pour leprince Hôssein lors de son arrivée première,n’était apparente que pour certains hommesseulement dont la présence était agréable àla belle gennia, mais jamais, et en aucun cas,cette porte n’était apparente pour les femmes,et surtout pour les vieilles laides et horribles àregarder. Et, dans sa rage de ne pouvoir pous-ser plus loin ses investigations, elle ne put sesoulager autrement qu’en lançant un pet qui fitsauter les cailloux et lever un nuage de pous-sière. Et, le nez allongé jusqu’à ses pieds, elles’en revint chez le sultan, et lui rendit compte

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1010/1032

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de tout ce qu’elle avait vu, en ajoutant : « Ô roidu temps, j’ai tout espoir de mieux réussir laprochaine fois. Et je te demande seulement deme faire crédit de quelque patience et de nepoint t’informer des moyens dont j’ai desseinde me servir ! » Et le sultan, qui était déjà as-sez satisfait de ce premier résultat, répondit àla vieille : « Tu as toute liberté d’agir commetu l’entends ! Va, sous la protection d’Allah,et moi j’attendrai ici avec patience l’effet detes promesses ! » Et, comme encouragementà bien faire, il lui donna en cadeau un mer-veilleux diamant, et lui dit : « Accepte cecicomme une marque de ma satisfaction. Maissache que ce n’est rien en comparaison de cedont je pense récompenser ta réussite ! » Et lavieille embrassa la terre entre les mains du roi,et s’en alla en sa voie.

Or, un mois après cet événement, le princeHôssein sortit comme la dernière fois par laporte de pierre, avec sa suite de vingt cavalierssuperbement équipés. Et comme il côtoyait les

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rochers, il aperçut une pauvre vieille qui étaitcouchée sur le sol, et geignait d’une façon la-mentable, comme une personne atteinte dequelque mal violent. Et elle était vêtue dehaillons et pleurait. Et le prince Hôssein, saiside compassion, arrêta son cheval et demandadoucement à la vieille quel était son mal, etce qu’il pouvait faire pour la soulager. Et lavieille artificieuse, qui était précisément venuese poster là pour parvenir au but qu’elle seproposait, répondit, sans lever la tête, d’unevoix entrecoupée de gémissements et d’arrêtsde respiration : « Ô mon secourable seigneur,c’est Allah qui t’envoie pour faire creuser matombe, car je vais mourir ! Ah ! mon âme vasortir ! Ô mon seigneur, j’étais partie de monvillage pour aller à la ville, et, en route, j’ai étéprise d’une fièvre rouge qui m’a jetée ici sansforces, loin de tout être humain et sans espé-rance d’être secourue ! » Et le prince Hôssein,dont le cœur était pitoyable, dit à la vieille :« Ma bonne tante, permets à deux de meshommes de te soulever et de te porter à l’en-

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1012/1032

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droit où je vais retourner moi-même, pour t’yfaire soigner ! » Et il fit signe à deux de sesgens de soulever la vieille. Et ils le firent ; etl’un d’eux ensuite la mit en croupe derrière lui.Et le prince rebroussa chemin, et arriva avecses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ouvrit etles laissa entrer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT LA HUIT CENTQUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince rebroussa chemin, et arrivaavec ses cavaliers à la porte de pierre, qui s’ou-vrit et les laissa entrer.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1013/1032

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Et la princesse gennia, les voyant tous reve-nir de la sorte sur leurs pas, et ne comprenantpoint le motif qui les y avait obligés, se hâtade venir à la rencontre du prince Hossein, sonépoux, qui, sans descendre de cheval, lui mon-tra du doigt la vieille qui avait l’air d’une agoni-sante, et que deux cavaliers venaient de mettreà terre en la soutenant par-dessous les bras, etlui dit : « Ô ma souveraine, cette pauvre vieillea été mise par Allah sur notre chemin, dansl’état pitoyable où tu la vois, et il faut que nouslui portions secours et assistance. Je la recom-mande donc à ta compassion, en te priant delui faire donner tous les soins que tu jugerasnécessaires ! » Et la gennia princesse, qui te-nait ses regards attachés sur la vieille, don-na l’ordre à ses femmes de la prendre d’entreles mains des cavaliers et de la mener dansun appartement réservé, en la traitant avec lesmêmes égards et la même attention qu’ellesauraient pour sa propre personne. Et lorsqueles femmes se furent éloignées avec la vieille,la belle gennia dit à son époux, en baissant la

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voix : « Qu’Allah te rende ta compassion, quipart d’un cœur généreux ! Mais tu peux dès àprésent être tranquille au sujet de cette vieille,car elle n’est pas plus malade que mon œil, etje sais la cause qui l’a amenée ici, et quellessont les personnes qui l’y ont poussée, et le butqu’elle s’est proposé en s’apostant sur ton che-min. Mais sois sans crainte à cet égard, et per-suade-toi bien que quoi que l’on puisse tramercontre toi, dans l’intention de te mortifier et dete faire du mal, je saurai te défendre, en ren-dant vaines toutes les embûches que l’on dres-sera contre toi ! » Et, l’ayant embrassé de nou-veau, elle lui dit : « Pars sous la protection d’Al-lah ! » Et le prince Hôssein, habitué déjà à nepas trop demander d’explications à son épousela gennia, prit congé d’elle et reprit son che-min vers la capitale de son père, où il ne tardapas à arriver avec sa suite. Et le sultan le re-çut comme à l’ordinaire, en ne faisant rien pa-raître, devant lui et devant ses conseillers, dessentiments qui l’agitaient.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1015/1032

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Quant à la vieille sorcière, les deux sui-vantes de la belle gennia la conduisirent doncdans un bel appartement réservé, et l’aidèrentà se coucher sur un lit dont les matelas étaientde satin brodé, les draps de soie fine et les cou-vertures de drap d’or. Et l’une d’elles lui offritune tasse remplie de l’eau de la Fontaine-des-Lions, en lui disant : « Voici une tasse d’eaude la Fontaine-des-Lions, qui guérit les mala-dies les plus tenaces et rend la santé aux mori-bonds ! » Et la vieille but la tasse, et, quelquesinstants après, s’écria : « Ô liqueur admirable !Voici que je suis guérie, comme si on avait ex-trait mon mal avec des tenailles ! De grâce,hâtez-vous de me conduire à votre maîtresse,afin que je la remercie de sa bonté et que jelui marque ma gratitude ! » Et elle se leva surson séant, en feignant d’être rétablie d’un maldont elle n’avait jamais souffert. Et les deuxsuivantes la menèrent, à travers plusieurs ap-partements, tous plus magnifiques les uns queles autres, jusque dans la salle où se tenait leurmaîtresse.

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1016/1032

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Or, la belle gennia était assise sur un trôned’or massif, enrichi de pierreries, et entouréed’un grand nombre de ses dames d’honneur,qui étaient toutes charmantes et habilléesd’une façon aussi merveilleuse que leur maî-tresse. Et la vieille sorcière, éblouie de tout cequ’elle voyait, se prosterna au pied du trône,en balbutiant des remerciements. Et la gennialui dit : « Je suis bien aise, ô bonne femme,que tu sois guérie. Et tu es libre maintenantde rester dans mon palais tout le temps quetu voudras. Et mes femmes vont se mettre àta disposition pour te montrer mon palais ! »Et la vieille, après avoir embrassé la terre uneseconde fois, se releva et se laissa emmenerpar les deux jeunes femmes, qui se mirent àlui faire visiter le palais, dans tous ses détailsmerveilleux. Et, lorsqu’elles eurent fini de lapromener, elle se dit qu’il valait mieux pourelle se retirer, maintenant qu’elle avait vu cequ’elle voulait voir. Et elle en exprima le désiraux deux jeunes femmes, après les avoir re-merciées de leur obligeance. Et elles la firent

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1017/1032

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sortir par la porte de pierre, en lui souhaitantun heureux voyage. Et dès qu’elle fut au milieudes rochers, elle se retourna pour bien obser-ver l’emplacement de la porte et pouvoir la re-connaître ; mais, comme la porte était invisiblepour les femmes de son espèce, elle la cherchaen vain ; et elle fut obligée de s’en retournersans pouvoir réussir à en trouver le chemin.

Et, lorsqu’elle fut arrivée en présence dusultan, elle lui rendit compte de tout ce qu’elleavait fait, de tout ce qu’elle avait vu, et del’impossibilité où elle avait été de retrouverl’entrée du palais. Et le sultan, assez satisfaitde ses explications, convoqua ses vizirs et sesfavoris et les mit au courant de la situation,en leur demandant leur avis. Et les uns luiconseillèrent de mettre à mort le prince Hos-sein, en lui représentant qu’il complotaitcontre son trône, et les autres furent d’avisqu’il valait mieux peut-être se saisir de lui etl’enfermer pour le restant de ses jours. Et lesultan se tourna vers la vieille et lui demanda :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1018/1032

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« Et toi, qu’en penses-tu ? » Elle dit : « Ô roi dutemps, moi, je pense qu’il vaut mieux utiliserles relations que ton fils entretient avec cettegennia, pour faire demander et obtenir d’elledes merveilles comme il s’en trouve dans sonpalais. Et s’il refuse ou si elle lui refuse, alorsseulement il faudra songer au moyen violentque viennent de t’indiquer les vizirs ! » Et le roidit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et il fit ve-nir son fils et lui dit : « Ô mon fils, puisque tevoici devenu plus riche et plus puissant que tonpère, ne peux-tu pas m’apporter, la prochainefois, quelque chose qui me fasse plaisir, parexemple une belle tente qui puisse me servir àla chasse ou à la guerre ? » Et le prince Hôsseinfit la réponse qu’il fallait, en assurant son pèrede la joie qu’il aurait de le satisfaire à ce sujet.

Et lorsqu’il fut de retour auprès de sonépouse la gennia, il lui fit part du désir deson père ; et elle répondit : « Par Allah ! cettechose que le sultan nous demande est une ba-gatelle ! » Et elle appela sa trésorière et lui dit :

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1019/1032

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« Va prendre le pavillon le plus grand qui soitdans mon trésor ! Et dis à votre gardien Schaï-bar de me l’apporter ! » Et la trésorière se hâtad’exécuter l’ordre. Et, quelques instants après,elle revint accompagnée du gardien du trésorqui était un genni d’une espèce toute particu-lière. Il était, en effet, haut d’un pied et demi,avait une barbe de trente pieds, une moustacheépaisse et retroussée jusqu’aux oreilles, et desyeux comme les yeux du cochon, enfoncésprofondément dans sa tête qui était aussigrosse que son corps ; et il portait sur sonépaule une barre de fer pesant cinq fois plusque lui, et dans son autre main il portait un pe-tit paquet plié. Et la gennia lui dit : « Ô Schaï-bar, tu vas accompagner tout de suite monépoux, le prince Hôssein, auprès du sultan, sonpère. Et tu feras ce que tu dois faire ! » EtSchaïbar répondit par l’ouïe et l’obéissance, etdemanda : « Et faut-il aussi, ô ma maîtresse,que j’y porte le pavillon que je tiens dans mamain ? » Elle dit : « Certes ! mais auparavantdéploie-le ici, afin que le prince Hôssein puisse

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1020/1032

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le voir ! » Et Schaïbar alla au jardin, et dépliale paquet qu’il tenait. Et il en sortit un pavillonqui pouvait, déployé entièrement, abriter touteune armée, et qui avait la propriété de s’agran-dir et de se rapetisser en proportion de ce qu’ildevait couvrir. Et, l’ayant exposé de la sorte, ille replia et en fit un paquet qui tenait au fondde sa main. Et il dit au prince Hôssein : « Al-lons-nous-en chez le sultan ! »

Or, lorsque le prince Hôssein, précédé deSchaïbar à pied, fut arrivé dans la capitale deson père, tous les passants, saisis d’épouvanteà la vue du genni nain qui s’avançait avec salame de fer sur l’épaule, coururent se cacherdans les maisons et dans les boutiques dontils se hâtèrent de fermer les portes. Et, à leurarrivée au palais, les portiers, les eunuques etles gardes se sauvèrent en poussant des cris deterreur. Et tous deux entrèrent au palais et seprésentèrent devant le sultan qui était entouréde ses vizirs et de ses favoris, et s’entretenaitavec la vieille sorcière. Et Schaïbar, s’avançant

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1021/1032

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jusqu’au pied du trône, attendit que le princeHôssein eût salué son père, et dit : « Ô roi dutemps ! je t’apporte le pavillon ! » Et il le dé-ploya au milieu de la salle et se mit à l’agran-dir et à le rapetisser, en se tenant à une cer-taine distance. Puis soudain il brandit la barrede fer, et la déchargea sur la tête du grand-viziret l’assomma du coup. Puis il assomma de lamême manière les autres vizirs et tous les fa-voris, tandis qu’immobilisés par l’épouvante ilsn’avaient pas la force de lever un bras pour sedéfendre. Et il assomma ensuite la vieille sor-cière, en lui disant : « C’est pour t’apprendre àfaire l’agonisante ! » Et lorsqu’il eut assomméde la sorte tout le monde, il remit la barre defer sur son épaule et dit au roi : « Je les ai châ-tiés pour les punir de leurs mauvais conseils !Quant à toi, ô roi, comme tu as l’esprit faible,et que tu n’as songé à tuer ou à emprisonner leprince Hôssein que parce que tu y étais poussépar ceux-là, je t’épargne le même sort. Mais jete destitue de ta royauté. Et si quelqu’un dansla ville songe à protester, je l’assommerai ! Et

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1022/1032

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j’assommerai même toute la ville, si elle refusede reconnaître le prince Hossein pour son roi !Et, maintenant, descends et va-t’en, ou je t’as-somme ! » Et le roi se hâta d’obéir et, descen-dant de son trône, sortit de son palais et s’enalla vivre dans la solitude, auprès de son filsAli, sous l’obédience du saint derviche.

Quant au prince Hassan et à son épouseNourennahar, comme ils n’avaient pris aucunepart à la conspiration, le prince Hossein, de-venu roi, leur assigna pour apanage la plusbelle province du royaume, et continua à êtreavec eux dans les meilleurs termes. Et le princeHôssein vécut avec son épouse la belle gennia,dans les délices et la prospérité. Et ils lais-sèrent tous deux une nombreuse postérité, quirégna après leur mort, durant des années etdes années. Mais Allah est plus savant !

— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cettehistoire, se tut. Et sa sœur Doniazade lui dit : « Ôma sœur, que tes paroles sont douces et savou-

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reuses et délectables ! » Et Schahrazade sourit etdit : « Mais qu’est cela comparé à ce que je vousraconterai encore, si le Roi me le permet ! » Elleroi Schahriar se dit : « Que peut-elle me raconterencore que je ne connaisse pas ? » Et il dit àSchahrazade : « Tu as la permission ! »

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1024/1032

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Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Jacques-Antoine, Sylvie, Yves, Isa-belle, Françoise.

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Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Le Livre des Mille et une Nuitstome sixième, Paris, Fasquelle, s.d. [1903 ?],ainsi que Le Livre des Mille et une Nuits tomes 11et 12, Paris, La Revue Blanche, 1902 et 1903.D’autres éditions ont été consultées en vue del’

établissement du présent texte. L’illustrationde première page, « Tolérance dans l’espoir dela guérison », miniature persane extraites dulivre Bustan du poète Saadi, c. 10e siècle (Is-lamic Art, Miniatures of books of Poet Sadi,“Bustan”, “Golestan” and “Colections”). Lesillustrations dans le texte proviennent de l’édi-tion Fasquelle, 1903, (G. de Malherbe).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1026/1032

— Sources :

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Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1027/1032

photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation de

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1 En arabe : Alâ-eddin, hauteur ou gloire de lafoi.

2 prase : fausse émeraude, dont la couleur res-semble au vert du poireau [ndr].

3 sardoine : pierre de couleur rouge-brun, plusou moins translucide, en usage dans l’art islamiqueet dans l’art byzantin [ndr].

4 aventurine : variété de quartz contenant desinclusions de fuchsite, pour sa variété verte, oud’hématite ou de mica pour la rouge-brun [ndr].

5 chrysolithe : gemme aux reflets dorés, plusspécialement lorsque ce reflet est nuancé de vert[ndr].

6 jayet, jais : Verre teint de différentes couleurs[ndr].

7 En d’autres termes : Je demande : « Quel estton nom ? « Il me répond : « Perle ! » Je m’écrie :« À moi ! À moi ! » Mais il me dit : « Ah ! maisnon ! »

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8 douaire : ce que le mari donnait à sa femmeen faveur du mariage pour qu’elle en jouît en cas desurvivance [ndr].

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1029/1032

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Table des matières

HISTOIRE DU JEUNE NOUR AVECLA FRANQUE HÉROÏQUELES SÉANCES DE LA GÉNÉROSITÉET DU SAVOIR-VIVRE

SALADIN ET SON VIZIRLE TOMBEAU DES AMANTSLE DIVORCE DE HIND

HISTOIRE MERVEILLEUSE DU MI-ROIR DES VIERGESHISTOIRE D’ALADDIN ET DE LALAMPE MAGIQUELA PARABOLE DE LA VRAIESCIENCE DE LA VIEFARIZADE AU SOURIRE DE ROSEHISTOIRE DE KAMAR ET DE L’EX-PERTE HALIMAHISTOIRE DE LA JAMBE DE MOU-TON

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LES CLEFS DU DESTINLE DIWÂN DES FACILES FACÉTIESET DE LA GAIE SAGESSE

LES BABOUCHES INUSABLESBAHLOUL, BOUFFON D’AL-RA-CHIDL’INVITATION À LA PAIX UNI-VERSELLELES AIGUILLETTES NOUÉESHISTOIRE DES DEUX PRE-NEURS DE HASCHISCHHISTOIRE DU KÂDI PÈRE-AU-PETLE BAUDET KÂDILE KÂDI ET L’ÂNONLE KÂDI AVISÉLA LEÇON DU CONNAISSEUREN FEMMESLE JUGEMENT DU MANGEURDE HASCHISCH

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1031/1032

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HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOU-RENNAHAR ET DE LA BELLE GEN-NIACe livre numérique

Le Livre des mille et une nuits (tome sixième) 1032/1032