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Le langage du corps et la gestuelle (kinésique) comme champs de la sémiotique non-verbale : idées et résultats

Grigorij Krejdlin (RGGU, Moscou)

Il y a plus de trente ans j’ai eu l’occasion de lire un article du linguiste russe A. A. Reformatskij « Sur le recodage et la transformation des systèmes communicationnels »1. Cet article remarquable était consacré à la façon dont s’organise la vie en commun à partir des actes communicationnels au sein de différents systèmes de signes. Il traitait du fonctionnement spécifique du langage des signes en fonction de son environnement. Pour A. A. Reformatskij, le manque de connaissance sur la communication non-verbale de l’homme et sur son lien avec la communication verbale empêchait de « modéliser les systèmes communicationnels et le processus même de la pensée ». Il affirmait que la communication orale n’est jamais le résultat d’un simple codage de la pensée ou d’un recodage de l’information, mais qu’elle est composée de différents systèmes de signes d’information qui, je me permets de citer à nouveau l’auteur, « bien qu’ils soient en principe concurrents, ne se recouvrent pas les uns les autres mais nouent des relations complexes ».

Les différents aspects de cette interrelation constituent l’objet de cette recherche. Je m’intéresse en priorité à l’homme et aux spécificités de son comportement non verbal dans l’action de communiquer.

1 A. A. Reformatskij, « O perekodirovanii i transformacii kommunikativnyh sistem », Issledovanija po strukturnoj tipologii, M., Akademija Nauk SSSR, 1963.

Cahiers slaves, n° 9, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 1-23.

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La sémiotique non verbale : une discipline en devenirLa communication non verbale constitue l’un des champs les plus

importants de fonctionnement des signes et de l’information signalétique, et elle occupe une place importante dans la vie des hommes et des sociétés. Pour souligner cette importance, on dit même que « l’homme utilise les mots quand le reste a échoué » (c’est-à-dire quand les autres systèmes de communication ont été employés sans succès). Je propose de nommer « sémiotique non verbale » la science qui étudie la communication non verbale et plus généralement les comportements non verbaux et les interactions entre les gens.

La sémiotique non verbale, en tant que discipline scientifique, n’en est qu’à ses débuts. Elle est composée de disciplines particulières plus ou moins étudiées qui, souvent, ne sont pas reliées entre elles. Dans ce contexte, il est nécessaire de trouver une approche sémiotique unique pour étudier les moyens verbaux et non verbaux utilisés par les gens lorsqu’ils communiquent. Seul un tel cadre peut fournir au comportement non verbal de l’homme, et plus particulièrement à la tradition non verbale russe, une explication complète et pertinente.

Comme l’a souligné Hugo Schuchardt, l’intégrité et l’unité d’un champ de connaissance scientifique ne sont pas tant fondées sur l’unité de son contenu que sur une méthodologie commune et un consensus sur la façon d’étudier le problème à résoudre. En plein accord avec cette idée, j’estime qu’il est nécessaire d’unifier les sous-systèmes non langagiers grâce à un langage sémantique unique de description (métalangage). Cette affirmation, de mon point de vue, constitue un prolongement naturel de la thèse sur la nécessité de fonder un langage sémantique unique pour décrire les différents faits et phénomènes langagiers. Cette thèse fut initiée et développée par les écoles sémantiques moscovite et polonaise. Il est ainsi souhaitable qu’un langage sémantique soit commun pour les champs verbaux et non verbaux. J’estime en effet que l’unité de la sémiotique non verbale ne peut être permise qu’à partir de fondements sémantiques communs et solides, et qu’est souhaitable l’intégration de la sémiotique non verbale

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et de la linguistique dans le cadre d’une théorie générale de la communication.

Il existe plusieurs façons de créer le métalangage souhaité. Il est possible, par exemple, de le considérer comme un donné et comme un préalable pour, ensuite, face à chaque recherche concrète, fonder son adéquation théorique et montrer son utilité pratique. Ou bien, le métalangage peut être construit de manière inductive sur la base de recherches expérimentales précises débouchant sur des principes théoriques. Enfin, différents langages sémantiques, relativement simples et pratiques, peuvent être trouvés pour les différents domaines de la sémantique non verbale, dans la perspective de leur fusion ultérieure (cette fusion sera permise par l’établissement d’équivalences, la construction de règles de combinaison, la traduction d’un métalangage à l’autre…)

La construction d’un métalangage pour la sémiotique non verbale est bien sûr un processus compliqué. En effet, la sémiotique non verbale est une science pluridisciplinaire. Elle est née à la frontière de différents champs scientifiques et au croisement de différentes traditions, qu’elles soient anciennes (comme la biologie, l’éthologie, la sociologie, la linguistique et la psychologie) ou relativement nouvelles. Parmi ces dernières, il convient de citer la sémiotique générale, la théorie de l’ethnos, l’anthropologie et la théorie des systèmes cognitifs. Les idées, les concepts et les acquis de ces différentes disciplines constituent les fondements méthodologiques de la sémiotique non verbale, telle que je la propose.

La thèse de cet article consiste à dire que le paradigme scientifique propre à la sémiotique non verbale ne doit pas se distancier des traditions citées précédemment mais doit œuvrer à leur rapprochement, en allant même jusqu’à leur intégration véritable. Je me risquerais même à dire que la majorité des travaux fondamentaux actuels sont « bio-psycho-socio-linguistiques ».

On accorde actuellement une faible attention aux aspects méthodologiques de la sémiotique non verbale. La présentation et la justification des programmes de recherche ne sont pas toujours liés de

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façon évidente avec l’élaboration d’outils méthodologiques et le choix d’un langage descriptif. Certes, les faiblesses méthodologiques ne sont pas en mesure de modifier ou de discréditer des résultats concrets, obtenus dans l’un des champs scientifiques composant la sémiotique non verbale. Cependant, une approche méthodologique commune, fondée sur un métalangage commun, permettrait de trouver un équilibre au sein du nouveau paradigme scientifique en train de naître sous nos yeux. Il permettrait d’entrer dans un nouveau savoir, sans se coucher dans le lit de Procruste d’une discipline particulière. L’ensemble, comme il arrive souvent, serait supérieur à la somme de ses parties.

Le célèbre psychologue américain P. Zaionts s’est demandé s’il existait quelque chose de commun entre des actions physiologiques apparemment aussi différentes que se gratter la tête, se frotter les mains, se ronger les ongles, retourner son oreiller avant de dormir pour que « ce soit plus frais » ou s’embrasser. On ne peut vraisemblablement lui répondre (si l’on souhaite éviter la réponse formelle évidente mais sans intérêt selon laquelle il s’agit d’actions réalisées par des êtres humains) que si l’on dispose d’un ensemble de concepts précis, formant un système général, et d’une langue suffisamment riche pour englober l’ensemble de la sémiotique non verbale. Ces deux éléments permettraient d’établir des invariants entre les objets et les structures, alors qu’il est d’ordinaire plus facile de les considérer comme différents en se basant sur le simple « bon sens ».

Les champs de la sémiotique non verbaleJe souhaite maintenant présenter une liste des champs à partir

desquels se construit actuellement la sémiotique non verbale. J’y ajoute une courte description lorsque cela se révèle nécessaire.1 – La paralinguistique (science des codes sonores dans la

communication non verbale)2 – La kinésique (science des gestes et des mouvements gestuels, des

processus et des systèmes gestuels)3 – L’occulecique (science du langage des yeux et du comportement

visuel des individus en train de communiquer)

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4 – L’auscultique (science de la réception auditive des sons et du comportement auditif des individus en train de communiquer)

5 – La gaptique (science du langage des contacts et de la communication tactile)

6 – La gastique (science des fonctions communicatives et symboliques du manger et du boire, de la façon de se nourrir, des fonctions culturelles et communicationnelles de l’alimentation et de la déglutition)

7 – L’olfactique (science du langage des odeurs, des sens transmis à l’aide des odeurs, du rôle des odeurs dans la communication)

8 – La proxémique (science de l’environnement de la communication, de sa structure et de ses fonctions)

9 – La chronémique (science du temps dans la communication, de ses fonctions structurantes, sémiotiques et culturelles)

10 – La systémologie (science des systèmes d’objets dont les gens s’entourent, de la fonction et du sens que ces objets prennent à l’occasion du processus de communication)

Parmi les sciences mentionnées ci-dessus, toutes ne sont pas étudiées de manière également approfondie. La paralinguistique et la kinésique sont des sciences plus anciennes. Leurs approches théoriques et leurs méthodes de recherche sont aujourd’hui les plus abouties. L’auscultique, la gastique, l’olfactique, la chronémique et la systémologie sont les sciences les moins développées, alors même qu’elles sont représentées dans de nombreux champs de l’activité humaine. C’est précisément dans ces domaines que le besoin d’une langue commune de description des actions, de présentation des résultats théoriques et de définition des nouvelles pistes de recherche se fait le plus sentir. Plus précisément, les sujets suivants relèvent de ces domaines :1 – L’activité musicale et chantée, le choix, la structuration et la filtration

sensée du discours dans son processus de synthèse et d’adoption, la pédagogie pour les malentendants (pour l’auscultique)

2 – L’art culinaire, l’art d’accueillir des invités et les moyens de séduire les gens, notamment par l’utilisation rituelle d’aliments, de poudres

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aphrodisiaques ou de boissons (décoctions, vins, cocktails… ce que les Grecs anciens désignaient sous le terme de « philtres ») (pour la gastique)

3 – L’activité chimique et calorifère de l’organisme humain qui a une influence sur la communication et sur l’échange verbal. Les odeurs, par exemple, jouent un rôle important dans les contacts au sein de certaines populations2. J’y ajoute le diagnostic médical, le comportement des animaux, la parfumerie, l’étude de la langue des fleurs et l’image making (pour l’olfactique).

4 – La chronémique, qui est liée avant tout à la construction rythmique du dialogue et à la sémiotique du discours synchronique et asynchronique, à la psychothérapie et à l’activité théâtrale.

5 – La proxémique qui s’intéresse à l’organisation de l’environnement (W. Churchill écrivait : « Nous construisons nos immeubles puis nos immeubles nous construisent »), à l’écologie, à l’architecture, au mobilier et au design et à leur influence sur le discours humain et sur la communication en général.

6 – La systémologie qui englobe, par exemple, l’art de la coiffure, le langage du maquillage, et celui des vêtements. On peut accorder une attention particulière au mouvement des jupes dans les danses tziganes ou espagnoles comme le flamenco, aux manipulations symboliques effectuées par les Éthiopiens en toge, à la langue des éventails et même aux fonctions symboliques de différents accessoires comme la cravate, le nœud papillon, le foulard, le mouchoir ou, par exemple, les colliers. Ainsi, les Grecs portent parfois des colliers, ce qui, dans leur culture, signifie « l’absence de tensions ». Rappelons-nous aussi de la symbolique des vêtements dans le théâtre chinois classique. L’âge, la situation sociale, l’état physique et psychique du personnage et ses actions sont rendus sur la scène du théâtre chinois par une combinaison compliquée du type de costume, de coupe, de chaussures et de couleurs : le jeune héros

2 Voir sur ce sujet le travail de E. T. Hall, The Hidden Dimension. Garden City, New York, Doubleday, 1966, p. 149-150, et la description des « odeurs amicales » chez les Arabes.

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porte des couleurs claires, habituellement du blanc, et les personnages âgés des couleurs sombres (marron ou noir). Le pauvre a des vêtements usés, rapiécés, alors que le mandarin entre en scène avec une robe touchant le sol et un manteau. Ses chaussures sont montées sur de hauts talons de bois3.

Dans la suite de cet article, je ne m’attarderai pas davantage sur ces différentes sciences. Je me concentrerai sur l’un des champs de la sémiotique non verbale : la kinésique.

Définition de la kinésiqueLa majorité des spécialistes aujourd’hui adoptent une définition

étroite de la kinésique comme science des gestes quotidiens et se concentrent sur l’étude des gestes des mains, des pieds et de la tête. Relèvent aussi de la kinésique les expressions du visage, les poses, les mouvements et les manières du corps (je les qualifierai tous désormais de gestes). Les gestes artificiels comme la langue des malentendants, les mimiques et les pantomimes sont exclus de la kinésique4. Les langues gestuelles de groupes sociaux restreints constituent des sujets de recherche à part. C’est le cas par exemple du langage des moines trappistes, des franciscains, des langages rituels du corps très répandus, par exemple, chez les aborigènes d’Australie. Dans ce dernier cas, l’utilisation des langages rituels est née de la nécessité de communiquer d’une façon ou d’une autre lors des silences imposés aux jeunes lors des cérémonies d’initiation ou lors des situations de deuil. Sont exclus du champ d’étude de la kinésique les langages gestuels professionnels et les

3 Ju. A. Sorokin, I. Ju. Markovina, « Tipy kitajskoj simvoliki v jazyke i kul’ture », Ètnopsiholingvistika, M., Nauka, 1988, p.  64-71.4 L’individu utilise généralement les mimiques lorsque le discours parlé n’est pas possible ou pas souhaitable. Par exemple, les mimiques peuvent être utilisées par l’étranger se trouvant dans un pays dont il ne parle pas la langue, quand il lui est nécessaire de s’adresser aux autochtones. Cependant, la pantomime constitue un ensemble d’actes individuels qui s’apparente beaucoup plus à une œuvre gestuelle, c’est-à-dire à un art théâtral particulier et à un art du sens et de l’expression qui a été stabilisé et renforcé par des conventions sociales et qui est soutenu par une longue pratique d’utilisation de signes gestuels quotidiens dans les relations.

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dialectes, par exemple, la langue des Moukomols en Colombie Britannique5, la langue des gestes des conducteurs de camions6, les signes non verbaux du commerce et de la bourse, les gestes des juges sportifs, des militaires, les systèmes de langues plastiques du théâtre et du cinéma ou bien, les langages de la danse. Les raisons pour lesquelles ces langues et dialectes spécifiques demeurent par tradition en dehors de la kinésique sont évidents : leur sphère d’utilisation est étroite et limitée à des contextes et à des situations socioculturelles précises, à la différence des langues du corps habituelles étudiées par la kinésique.

Les mouvements corporels dans la communicationLes gens, chaque jour, communiquent non seulement à l’aide de

mots, mais aussi par des mouvements corporels. Tous les attributs du corps, qu’il s’agisse de la forme, de la dimension, de la situation ou du poids, expriment ou transmettent une certaine signification dans des circonstances déterminées. Même la non utilisation d’un geste, par exemple, quand un individu ne laisse apparaître ni la joie ni l’amertume (nous disons souvent dans de tels cas que rien ne transparaît sur le visage de l’individu ou qu’il a un visage impénétrable) est porteur d’autant de sens que le rire ou les larmes. L’âge, le niveau d’études, la joie de vivre ou l’infortune, les sentiments et les pensées, tout cela laisse des « traces » sur le corps humain et trouve son expression dans les comportements non-verbaux de l’homme. Le corps, ses mouvements et ses actions constituent, selon les mots du grand historien et philosophe russe M. Ja. Gefter, « des documents historiques, témoignant du passé aussi bien qu’un journal ou qu’un texte officiel ».

Au fil de l’histoire, beaucoup de gestes se reproduisent, depuis les signes des icônes jusqu’aux symbolistes, depuis la codification de sens concrets et simples avec l’aide de formes iconographiques jusqu’à l’expression des idées les plus abstraites. Les Bédouins de la péninsule

5 M. Meisner, S. B. Philpott, « The Sign Language of Sawmill Workers in British Columbia », Sign Language Studies, 1975, n° 9, p. 291-308.6 C. G. Loomis, « Folklore in the News : Sign Language of truck drivers », Western Folklore, 1956, n° 5, p. 205-206.

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arabique par exemple, affirment clairement qu’un homme « mène la discussion » à l’aide des mains, des doigts, de bâtons ou de pierres.

Configurations du corps et personnalitéIl semble que la première personne qui ait commencé à décrire

systématiquement les mouvements signifiants du corps soit Jean Gaspard Lavater, un pasteur de Zurich, qui publia en 1792 un Essai sur la physiognomique. C’est lui le premier qui a observé et décrit avec minutie la corrélation entre les expressions du visage et les configurations du corps, d’une part, et entre les types de personnalité des individus d’autre part (rappelons, cependant, que Pétrone, près de mille ans avant le travail de J. Lavater avait écrit dans le Satiricon : « Je connais le caractère d’un homme à son visage, et à sa démarche je peux lire ses pensées »). Les travaux de J. Lavater sur la physiognomique ont exercé une grande influence sur la culture et la science russes. Ainsi, de nombreux écrivains ont utilisé dans leur œuvre ses réflexions et ses idées. N. M. Karamzin, par exemple, estimait que personne ne connaissait mieux l’homme et le caractère humain que J. Lavater. M. Ju. Lermontov, si l’on en juge par son excellente connaissance des textes de J. Lavater et sa passion pour ses idées, a clairement défini les traits de caractères de ses personnages en tenant compte des signes et des règles définis par J. Lavater. Référons-nous, au moins, au passage suivant de la Princesse Ligovskaja : « Son visage est basané, irrégulier, mais très expressif, et aurait pu constituer un cas intéressant pour Lavater et ses disciples : ils y auraient lu la profonde empreinte du passé et l’étrange promesse de l’avenir… ».

Des travaux pionniers ont ensuite été publiés, concernant l’influence des caractères biologiques sur la formation des types sociologiques chez les humains, de même que des recherches, qui ont décrit le lien entre le caractère de l’homme et son type de complexion physique ou entre les émotions de l’homme, leurs manifestations corporelles, en particulier l’expression du visage, et le sens que ces

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unités non verbales expriment7. Des recherches permanentes ont été menées sur les principes généraux orientant le comportement corporel de l’homme et sur l’étude des mécanismes concrets de la communication verbale et non verbale. Différentes sciences, et avant tout la biologie, l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, puis ensuite la linguistique se sont engouffrées dans l’analyse pluridisciplinaire de leur nouvel objet : la langue du corps.

Aujourd’hui, il est admis que les unités de la langue du corps constituent des composantes indispensables et font partie intégrante de la vie quotidienne des gens. Dans toutes les cultures, les gestes remplissent non seulement des fonctions idéologiques, culturelles ou sociales mais reflètent aussi l’activité pratique de chaque individu. Dans la communication quotidienne des gens : 1 – les gestes peuvent répéter, ou doubler, une information parlée réelle

(voir par exemple des gestes russes comme montrer avec le doigt, avec les yeux ou même avec la tête : ils accompagnent souvent, voire parfois obligatoirement, lors de la communication les pronoms et les adverbes celui-ci, voilà, ici, là-bas…).

2 – Les gestes peuvent contredire le signifié parlé (et par là même jeter le doute chez leur interlocuteur). Ainsi, la personne qui affirme qu’elle est absolument sereine mais qui se tord les mains ou marche dans la pièce de manière désordonnée et saccadée, se contredit elle-même. Le sourire peut accompagner des propos hostiles. En particulier, la capacité à cacher derrière un sourire «  les petits dépits et les aigreurs dont est remplie la vie » (L. Tolstoï) était considérée comme la norme d’une éducation mondaine. Le comte Chesterfield enseignait ainsi à son fils que la vie mondaine est remplie de choses désagréables qu’il convient d’ « accueillir avec un visage gai et dégagé », que l’homme doit sembler heureux quand c’est loin d’être le cas. Pour cela, comme l’expliquait Chesterfield, il faut apprendre « à s’armer d’un sourire contre la chose ou la personne vers laquelle on préférerait s’armer d’une épée ». De plus, le sourire a un rôle de

7 C. Darwin, The Expression of the Emotions in Man and Animals, New York, Philosophical Library, 1872.

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défense : grâce à lui, la personne défend son monde intérieur des témoins indiscrets.

3 – Les gestes peuvent remplacer des propos oraux. Le signe de tête en est un exemple. Il est souvent employé comme substitut d’une réponse positive à une question générale de forme positive ou comme substitut à un acte langagier d’accord. Le geste de mettre son doigt devant sa bouche équivaut à l’expression « Tais-toi ! Pas un mot ! » Pour l’illustrer, on peut citer cette phrase de V. Nabokov : « Il était difficile de croire que trois personnes se tenaient derrière la porte. Pas un bruit ne sortait de là. – Ils se taisent, chuchota le laquais et il mit un doigt devant sa bouche ».

4 – Les gestes peuvent souligner ou renforcer un élément du discours. Par exemple, le geste « grand comme ça » dans lequel les mains s’écartent de chaque côté et qui souligne la taille du sujet. Ce geste est toujours associé aux mêmes mots.

5 – Les gestes peuvent compléter le contenu du discours. Les mots de menace « regarde-moi » sont souvent accompagnés dans la communication du geste de menacer du doigt ou d’un geste de menace encore plus fort, celui de menacer du poing.

6 – Les gestes peuvent jouer un rôle de régulateur de la communication verbale. Ils peuvent, en particulier, soutenir le discours. On peut citer par exemple les signes de tête répétés de l’un des participants à l’échange communicationnel (le geste dit du « signe de tête académique ») qui ont une fonction clairement phatique (selon R. Jakobson). Il y a des gestes destinés à interrompre le discours parlé, afin de protester ou d’obtenir la possibilité de poser une question, par exemple le geste « de lever la main à hauteur de la poitrine ou des épaules (parfois avec un tremblement d’impatience) avec la paume ouverte pour s’adresser au destinataire ».

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La conceptualisation non verbale du mondeLe linguiste qui étudie la sémiotique non verbale s’intéresse en

priorité aux problèmes de la conceptualisation non verbale du monde dans ses relations avec le verbal. L’essentiel pour lui est de comprendre le comportement interactif non verbal de l’homme ainsi que les mécanismes et les moyens de leur transcription dans les textes de différentes natures8. Les codes signifiant verbaux et non verbaux constituent pour le linguiste, le plus souvent, les deux faces inséparables d’un même système interactif. Je voudrais citer ici deux exemples simples, témoignant de l’unité des codes verbaux et non verbaux dans la communication orale : 1 – il est impossible de dire : « Regarde à quoi tu ressembles » et ensuite

de ne pas regarder son interlocuteur ; 2 – il est impossible de prononcer : « Je m’en suis mis jusque-là » et de

ne pas l’accompagner d’un geste9. À juste titre, on estime que le contexte constitue un facteur

déterminant et une condition de production et de compréhension d’un geste. J’examine le comportement communicationnel de la personne en fonction de trois choses : les caractéristiques de celui qui gesticule, son partenaire et les éléments physiques ou sociaux du contexte dans lequel ils agissent. En voyant un homme qui se trouve par terre à genoux, si

8 Il existe un autre type, tout à fait différent, de comportement non-verbal de l’homme : il s’agit du comportement non conscient et non contrôlé (ou mal contrôlé), de plus considéré en lui-même et non à travers le miroir du texte. Ce type de comportement constitue un objet d’étude central pour la biologie, la psychologie et, peut-être, d’autres disciplines.9 Se basant sur le lien étroit entre le geste et le discours, quelques scientifiques, et en particulier le grand psychologue et kinésiologue américain David McNeill, ont avancé et tenté de démontrer l’hypothèse intéressante mais très controversée selon laquelle les gestes (il s’agit ici seulement des gestes manuels) relèvent de la communication verbale, et non du comportement non verbal. Cette proposition est basée sur l’analogie des structures de pensée du discours et des unités gestuelles, sur leurs caractères pragmatiques communs (en particulier ils produisent une même réaction du destinataire face aux messages verbaux ou non verbaux, et, si l’on utilise une terminologie tirée de la théorie des actes discursifs, une réaction perlocutive du destinataire), sur le parallélisme de leur organisation temporelle et sur leur même évolution.

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nous interprétons son comportement comme un signe, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses sur la pensée exprimée par cette position : la douleur, l’humilité, la déclaration d’amour (l’offrande des mains et du cœur), la recherche d’un objet tombé à terre… Tout cela dépend de toute une série de signaux, transmis non seulement par la personne elle-même mais aussi par le contexte physique dans lequel elle se trouve. Des variables kinésiques, qui concernent les caractéristiques des gestes et de l’activité gestuelle, sont rattachées à ce contexte. Il s’agit par exemple de la durée du mouvement, des moyens de sa réalisation, de l’ampleur et de la direction du mouvement, du degré de tension musculaire, etc. Par la suite, la définition des variables kinésiques a été étendue à des caractéristiques concernant le contexte de réalisation du geste : statut social du partenaire, sexe, âge, type psychologique de personnalité, appartenance ethnique, relation des partenaires entre eux, etc. C’est dans ce contexte que le sens et la fonction des gestes, qui participent de la communication, peuvent être précisés.

Je souhaite présenter ici, de mon point de vue, le bilan des plus importants résultats apportés par la kinésique aujourd’hui.a) Mise en évidence et description des différences entre les systèmes de

gestes de nombreuses langues et cultures. b) Construction de plusieurs classifications sémiotiques des gestes,

basées sur différents critères : la forme, les fonctions, le sens et les relations entre la forme et le sens des signes.

c) Présentation formelle et sémantique des gestes de différentes cultures dans le cadre de dictionnaires des gestes ou de descriptions libres de gestes.

d) Étude comparative des unités non verbales conduite pour toute une série de cultures.

e) Définition des différents types de changements kinésiques et analyse de leur sens, définition de leur rôle au sein des règles de la communication non verbale.

Cependant, les caractéristiques syntaxiques, stylistiques et pragmatiques des gestes restent moins étudiées et n’ont pas été décrites de manière systématique. L’étymologie et l’histoire des gestes, leurs

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variations dialectales sont très mal connues. Le sens et la forme de la majorité des gestes ne sont pas décrits de manière sérieuse. Ceci explique à la fois l’orientation inexacte des recherches et l’absence d’une langue scientifique de description fiable. Aucune langue ne possède actuellement de typologie complète des actes non verbaux.

Il reste aussi des problèmes qui n’ont même pas été soumis à la kinésique, et je voudrais maintenant m’arrêter sur l’un d’entre eux.

La langue du corpsAu cours de l’activité humaine, et plus particulièrement dans

l’acte de communication, le corps se transforme en vecteur des attributs de la culture humaine et des normes sociales. La culture s’incarne dans le corps. Dans la langue courante, on trouve des jugements normatifs sur le comportement corporel de la personne, sur les différentes fonctions et activités du corps ainsi que des opinions sur les orientations et les motivations ethniques du comportement physique, accompli dans un cadre interactionniste.

En revanche, le fait que les différents jugements puissent s’exprimer dans les actes de communication accomplis par des gestes est beaucoup moins visible. Par exemple, un geste imperceptible de la main peut faire comprendre à une personne qu’il est incorrect de rester assis en présence d’une personne plus âgée se tenant debout à côté. Parfois, en imitant la position incorrecte d’un partenaire dans une situation donnée, cette imitation peut conduire le partenaire à comprendre l’incorrection de sa position, ce qui l’invite à la modifier10.

10 Dans La vie des Saints. Mois de Mai. Huitième jour, est décrit un trait de la vie de saint Arsène. Ce dernier avait l’habitude, gardée de sa vie séculaire, de s’asseoir en croisant les jambes. Quelques personnes l’avaient remarqué mais personne n’osait lui faire de remarques parce que tout le monde le respectait. Le starets Pimen décida de demander à ces personnes d’appeler le père Arsène et il leur dit : « Je vais m’asseoir près de lui comme il le fait parfois ; vous me ferez alors remarquer que je ne me tiens pas correctement. Je vous demanderai alors pardon. De cette façon, nous allons corriger le starets ». Ils firent ainsi. Et Arsène, ayant compris qu’il était impoli de s’asseoir de la sorte, abandonna sa mauvaise habitude.

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D’un point de vue anatomique et physiologique, le répertoire des positions est relativement limité (on n’en compte pas plus de 300). Ceci est lié au fait que les positions possibles d’un point de vue anthropomorphiques ne sont pas si nombreuses. Mais la quantité des poses est aussi limitée d’un point de vue social et culturel. Dans chaque culture, un certain nombre de tabous ethniques, sexuels, éthiques etc. existent à l’égard de certaines positions. Certaines poses dans une culture étrangère peuvent ainsi sembler étranges, du point de vue de la culture russe, comme peuvent aussi sembler étranges des normes de comportement corporel adoptées dans d’autres cultures.

Le traité japonais Kojiki (des notes sur les gestes anciens), par exemple, évoque la position aguti masitè « s’asseoir en croisant les jambes ». Les dieux l’avaient adoptée, tenant leur épée la lame en haut et étant assis sur la pointe de la lame. Cette position permettait de montrer la puissance et la force extraordinaire des dieux. D’après les croyances anciennes, les dieux descendaient du ciel sur la terre et s’asseyaient ainsi sur leur épée.

Dans une moindre mesure, les positions de certaines personnes peuvent nous sembler étranges. Ainsi, A. Elkin a décrit des positions inhabituelles pour nous comme celle de se tenir sur une seule jambe (one-leg resting position), position dans laquelle peuvent rester sans bouger pendant près de quinze minutes des aborigènes d’Australie11. Lors de discussions, qui se déroulent entre deux personnes d’une même tribu, chacun se tient sur une jambe. Les interlocuteurs changent très rarement de jambe, ne se tiennent jamais sur leurs deux jambes et préfèrent terminer la discussion plus rapidement et s’en aller plutôt que de se tenir à nouveau sur la même jambe qu’au début de l’échange. Cette position, écrit A. Elkin, n’est pas inconfortable pour les partenaires et ils l’adoptent souvent lors de leurs dialogues. Cette position constitue donc un indicateur non verbal de l’existence d’une discussion importante entre des personnes dans cette société. Il est intéressant de constater que cette position est utilisée par d’autres peuples. Ainsi elle est utilisée, bien que dans une configuration un peu différente, par les africains Shilluk du

11 A. P. Elkin, « The One-Leg Resting Position in Australia », Man, 1953, n° 95.

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bassin du Nil. Se tenant ainsi, cependant, ils enroulent leur jambe sur la partie intérieure du genou de la jambe opposée. Cette position est considérée comme une phase de repos : la personne l’adopte lorsqu’elle souhaite se reposer.

Pour les adultes de culture russe, la position de s’asseoir sur les talons n’est pas habituelle. C’est pourtant une position dans laquelle aiment se tenir de nombreuses personnes et même des peuples entiers, notamment en Afrique et en Amérique Latine12.

Dans chaque culture existent des positions qui dépendent de l’âge, du sexe. Il s’agit typiquement de poses sociales, qui expriment les relations entre les gens, comme par exemple, les poses dominantes et les poses de soumission. Il existe aussi des positions prototypiques, qui expriment l’état psychique ou physique du sujet. La position affligée, dans la culture russe, traduit la vieillesse ou la mauvaise santé. La position assise est perçue comme statique, immobile ou presque. Pour preuve, il n’est que d’évoquer les adjectifs russes neposedlivyj (remuant) et usidčivij (assidu), le substantif sidelka (garde-malade), le verbe zasiživat’sja (s’éterniser), les expressions sidet’ sidnem (se calfeutrer chez soi), sidet’ mnogo let na odnom meste (rester assis pendant des années à la même place). Voici encore une illustration d’une pose détendue commune en Europe, qui signifie le repos :

12 Voici, par exemple, ce qu’écrit la chercheuse américaine Marjory Vargas : « Mes amis de Bolivie, quelque soit leur âge, estiment qu’il est aussi confortable d’être assis sur les talons que dans une chaise ou dans un fauteuil et ils peuvent rester ainsi très longtemps. Je n’ai jamais pu me joindre à eux. Ils se moquaient de moi en me disant que c’est très facile, que, sans aucun doute, je peux le faire puisque près d’un quart de la population mondiale s’assoit ainsi. Face à mes tentatives de protestation : « Est-ce que je ne pourrais pas plutôt m’asseoir par terre ? », ils répondaient généralement : « Et si le sol est mouillé ou froid ? » Comprenant qu’il y avait une part de vérité dans leurs propos, je fis l’impossible pour réussir à plier mes muscles atrophiés. Mais, alors que j’avais presque atteint la bonne hauteur, perdant l’équilibre, je tombai. En fait, j’ai trop bien étudié et trop longtemps adopté dans la pratique les positions de ma culture maternelle ». M.F. Vargas, An introduction to Non-Verbal Communication. The Iowa State University Press / Ames, 1986, p. 15.

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Là-bas […], il était assis, laissant pendre ses jambes. Il resta longtemps assis, renversant la tête et s’appuyant sur ses paumes en arrière. (V. Nabokov).

Certaines positions, liées à des stéréotypes culturels, peuvent se transformer en geste culturel, en symbole porteur de connotations culturelles ou ethniques. Par exemple,

Le geste large du semeur a, pour les gens de la culture du pain, le même sens symbolique que la pose statique du pasteur, tenant un bâton sur l’épaule pour les habitants d’Afrique de l’Ouest.13

La description des poses dans les différentes cultures permet de définir les concepts et les sens que les signes et les poses permettent le mieux de coder. Il s’agit d’abord : a) du type de relation à une autre personne. Le sentiment d’une personne

à l’égard d’une autre ne s’exprime pas seulement dans la pose mais aussi dans l’orientation du corps de celui qui gesticule à l’égard de son partenaire, du degré d’inclinaison de son corps. La relation à l’autre est ainsi clairement exprimée, par exemple, dans la position de s’asseoir sur les genoux. Beaucoup de gestes signifient le désagrément ou, au contraire, la sympathie et l’amour. Ainsi, si deux partenaires sont assis, si l’un d’entre eux pose sa tête sur les genoux de l’autre, ce geste exprime l’intimité. Le frôlement amical, le rapprochement de la distance de communication, l’inclinaison et les mouvements de la tête à l’égard du partenaire, tout cela constitue des signes non-verbaux d’amour, d’intérêt ou de bonne relation à l’autre dans la culture européenne.

b) du statut. Dans les groupes sociaux au sein desquels le statut de la personne constitue un paramètre important, les relations de communication sont très ritualisées. Elles sont subordonnées aux

13 A. I. Koval’, A. G. T’jam, « Žest i žestovoe povedenie kak problema perevoda » (na materiale frankojazyčnoj afrikanskoj prozy), Afrika : obšestva, kul’tury, jazyki (vzaimodejstvie kul’tur v processe social’no-èkonomičeskoj i političeskoj transformacii mestnyh obšestv). Material vyezdnoj sessii naučnogo soveta po problemam Afriki RAN, sostojavšejsja v Sankt-Peterburge, 5-7 maja 1997, M., 1998, p. 178.

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normes de la morale et de l’étiquette adoptées par le groupe, ce qui se traduit à la fois dans la communication verbale et non verbale. La société zouloue constitue un bon exemple de ce type de relations14. Le concept principal, qui est au centre des relations sociales des Zoulous, est traduit par le verbe hlonipha, « manifester du respect ». Manifester du respect, hlonipha, s’impose à chaque Zoulou de rang plus bas qui parle avec une personne de rang plus élevé. Ce dernier, à son tour, doit manifester un sentiment d’ubuntu, « humanité ». Les stratégies et les moyens non verbaux qui permettent de transmettre ces relations et ces sentiments sont très variés. Ainsi, lorsque des Zoulous de rangs différents communiquent, ils emploient des poses et des gestes particuliers de respect et leur comportement proxémique est sévèrement réglementé. Par exemple, un enfant qui reçoit un cadeau de ses parents ou d’un autre adulte, doit le faire en restant assis et ne doit pas regarder ses parents. La position assise traduit précisément la manifestation du respect chez les Zoulous. Les règles strictes du comportement non verbal s’appliquent aussi aux dialogues entre les Zoulous adultes de rangs différents.

Les différences de statut, exprimées dans les signes non verbaux, peuvent, dans des circonstances particulières, se niveler ou se soumettre à des facteurs plus importants. Ainsi, dans la Russie du XIXe siècle, l’étiquette de la cour et le code de l’honneur du noble exigeaient le respect des droits de la personne, indépendamment de la hiérarchie de service. C’est pourquoi le noble, protégeant son honneur et sa dignité, pouvait négliger certaines règles du comportement non verbal, traduisant des différences de statut. Dans un épisode du roman « Guerre et paix » de L. Tolstoï, le commandant du régiment fait des remarques à Dolohov qui se tient devant lui à propos de sa position de repos, mais le fait sur un tel ton et d’une telle manière qu’il attaque l’honneur du soldat noble. Et cette situation suscite la réaction suivante de Dolohov :

– Qu’est ce que c’est que cette tenue ? Ta jambe, où est ta jambe ? s’écria le commandant du régiment. […] Dolohov rectifia lentement sa position

14 E. De Kadt, « The Concept of Face and its Applicability to the Zulu Language », Journal of Pragmatics, 1998, n° 29, p. 182 sqq.

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et fixa sur le général un regard intrépide. – Que signifie cette capote bleue ? Enlève-moi ça… […] Dolohov lui coupa brusquement la parole. – Mon général, je dois exécuter les ordres, mais non supporter… –« Silence ! On ne parle pas dans les rangs !… Silence ! – …Mais non supporter les injures, acheva Dolohov à haute et intelligible voix. Les yeux du général et ceux du soldat se rencontrèrent. Le général tiraillait rageusement son écharpe trop serrée mais n’osait rien répliquer. – Veuillez changer de tenue, je vous prie, dit-il enfin ; et il passa outre.15

c) de l’état physique et psychique. Ainsi, la personne fatiguée, qui a passé toute la journée debout, souhaite généralement s’allonger ou s’asseoir. Voici encore un autre exemple. En japonais, il existe un mot très important d’un point de vue culturel et cognitif. Il s’agit du mot hara qui signifie à la fois « le ventre », « le cœur, l’esprit » et encore « le courage, la force de la volonté » (d’ailleurs, en anglais, le mot guts recouvre aussi dans sa structure sémantique les sens de « ventre » et de « courage »). Il est intéressant de souligner qu’un dérivé de hara, le mot haragei (littéralement « l’art du ventre ») signifie, entre autre, « la communication non verbale » et la « stratégie psychologique » (les Russes connaissent bien un autre dérivé de hara, le mot hara-kiri, qui signifie littéralement l’éventration). Comme en témoignent les nombreuses données linguistiques, les Japonais considèrent que le Moi intérieur de l’homme et son âme se trouvent dans le ventre. Comme l’écrit Brian MacVeigh, « la façon dont l’homme se tient et tient son ventre traduit son niveau de développement moral et spirituel »16. Il l’illustre par toute une série de mots et d’expressions avec hara, relatifs aux poses des gens et à leur état physique et psychique : hara o miseru (littéralement « montrer son ventre », traduit comme « exprimer sa sincérité »), hara o sueru (littéralement « s’installer, installer son ventre dans un lieu », traduit comme « rassembler ses forces », « se préparer »)…

15 Pour la traduction française : L. Tolstoï, La guerre et la paix, traduit par Henri Mongault. P., Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 141. 16 B. McVeigh, « Standing Stomachs, Clamoring Chests and Cooloing Livers : Metaphors in the Psychological Lexicon of Japanese », Journal of Pragmatics, 1996, n° 26, p.  38.

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d) le degré d’engagement dans le dialogue ou dans la discussion. Par exemple, nous n’aimons pas parler d’une affaire importante en chemin mais nous préférons nous asseoir. Ainsi, « Lev ne pouvait pas se décider à s’asseoir : s’asseoir aurait conduit à engager la discussion. Il préférait rester debout ou s’appuyer entre le lit et la table » (V. Nabokov). Les poses peuvent aussi transmettre au partenaire le message « je suis de ton côté »…

e) la volonté de participer. Les gestes tels que « la position de se pencher du côté de l’interlocuteur, de réduire la distance habituelle avec lui, de le regarder souvent dans les yeux, de sourire » signifient généralement la volonté de trouver en lui une réponse positive, la chaleur ou la participation.

f) la tromperie. Au cours d’un dialogue, l’un des partenaires peut adopter des poses désinvoltes, traduisant, en dépit des faits, l’insignifiance des propos échangés. Il s’agit, par exemple, de gestes comme s’asseoir dans un fauteuil ou sur une chaise en se balançant en arrière.

Les normes de l’étiquette relatives aux poses, comme pour tous les autres types de gestes, se différencient selon les cultures et les peuples. Par exemple, dans les cultures d’Europe et d’Amérique du Nord, pour marquer leur respect pour leur partenaire, notamment quand celui-ci est âgé ou appartient à un groupe socialement supérieur, les gens restent debout devant lui. À l’inverse, dans les îles Fidji et Tonga, les gens s’assoient en signe de respect pour leur partenaire. Les Indiens Vituto ne parlent qu’assis, jamais debout. De plus, ils ne se regardent pas directement, comme les Européens, mais de côté. En signe de salut, les hommes européens soulèvent souvent leur chapeau et s’inclinent légèrement alors que chez certains peuples de Polynésie, il convient, au contraire, que les hommes gardent la tête couverte et le corps droit.

La langue des gestes concerne surtout les relations individuelles et sociales. Dans la langue du corps, beaucoup de gestes concernent les relations humaines et les émotions. Les gestes nous en disent long sur le contenu et la structure du processus de communication. Ainsi, dans le travail d’A. Scheflen, les poses sont divisées en trois groupes en fonction des intentions communicationnelles qui, selon l’auteur, caractérisent

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l’orientation de la pose. La pose peut être verticale ou inclinée, identique à la pose du partenaire ou différente, en mouvement ou fixe17.

Le premier groupe est composé des poses qui signifient la volonté ou non de s’engager dans le dialogue, c’est-à-dire les poses signifiant l’engagement ou non de la personne dans le dialogue. Le deuxième groupe est composé des poses grâce auxquelles la personne exprime ses sentiments à l’égard de son interlocuteur, par exemple l’attirance sexuelle, la sympathie, l’antipathie… Enfin, le troisième groupe est composé des poses exprimant les différences de statut, l’accord ou le désaccord. C’est dans ce groupe que se trouvent les poses qui expriment la différence de statut social, rendant impossible l’expression du désaccord avec le partenaire. Par exemple, la position assise très droite (qui exprime des sensations traduites dans des expressions comme stojat’ vytjanuvšis’ (navytjažku, ne šelohnuvšis’, po strunke) – s’asseoir au garde-à-vous ou, au contraire, des poses très ouvertes caractérisées par la tentative de se rapprocher du partenaire, ayant un statut social plus élevé, de sourire, de hocher la tête ou de se pencher (qui expriment la servilité, l’obséquiosité…) relèvent de ce groupe.

Les travaux d’A. Scheflen et des autres chercheurs ne prennent pas en compte, cependant, le fait que les poses ne remplissent pas seulement des fonctions discursives, influençant la discussion, mais constituent aussi des indicateurs non verbaux des situations sociales et des différents groupes sociaux. Par exemple, la position de se mettre au garde à vous et le salut d’honneur (hors des situations de jeu) sont typiques, dans la culture russe, lors de la rencontre avec des militaires. De plus, la pose marque souvent le degré d’inclusion d’une personne dans un groupe donné. Pour l’illustrer, il n’est que d’évoquer les poses typiques des jeunes écoliers (par exemple, « se croiser les bras devant soi sur le pupitre », dans la pédagogie soviétique, était considéré comme une position imposée facilitant la concentration et le travail des jeunes écoliers), les poses des militaires, des sportifs, des dirigeants, des serveurs… Une attention encore moins grande a été accordée aux gestes

17 A. E. Scheflen, « The Significance of Posture in Communication Systems », Psychiatry, 1964, n° 27, p. 328-329.

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ou à leurs dérivés qui peuvent être des marqueurs des différences de statut social ou de relations entre les gens. Par exemple, la position de « trôner » n’est pas la même que celle d’« être assis ». Les personnes de rang social supérieur prennent des poses plus libres lorsqu’elles discutent avec des personnes socialement inférieures, et ces dernières adoptent des poses qui traduisent l’attention.

L’éthique du comportement non verbal est intimement liée à l’étiquette. C’est pourquoi les normes éthiques influencent les manières de l’étiquette. Prenons un exemple simple. Lorsqu’une invitée entre dans une pièce, alors, selon les normes de la culture européenne (mais pas de la culture musulmane, par exemple), l’homme assis doit se lever (s’il n’est ni âgé, ni malade) afin d’accueillir la personne qui entre, faire sa connaissance (et la présenter) ou, simplement, pour lui laisser sa place.

Il existe des règles particulières de comportement corporel pour les enfants qui discutent avec des adultes, et qui intègrent ainsi une partie des poses normatives. Les poses enfantines ne sont pas innées. Dans chaque culture et dans chaque groupe ethnique, les enfants apprennent à se comporter avec les adultes. Il existe un lien entre les poses, d’un côté, et l’âge et les stades de formation de la personnalité, de l’autre. Ainsi, les poses libres et détendues sont inhérentes aux enfants d’Europe et d’Amérique. Parmi les adultes, les poses détendues sont réservées aux personnes de statut supérieur qui dialoguent avec des personnes de statut inférieur ou des égaux. À l’inverse, l’adoption de poses détendues par une personne de rang inférieur face à un supérieur est considérée comme une infraction à l’éthique corporelle.

Dans la culture russe, la position qui consiste à se tenir debout avec les mains sur les hanches est considérée comme inamicale et agressive, et donc blâmée. En tout état de cause, se tenir ainsi devant des amis ou des proches n’est pas poli (ce n’est permis que comme jeu ou farce). Du point de vue des normes éthiques, cette position est à peine acceptable, ce qui est, sans nul doute, la conséquence de sa sémantique. À la différence des Russes, chez les Japonais, ne pas saluer une personne

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plus âgée n’est pas seulement une violation de l’étiquette, c’est plus que cela : c’est commettre un acte social non-éthique et offenser le partenaire. Ici, nous sommes face à un interdit qui n’est plus seulement sémantique mais, aussi pragmatique.

Traduit du russe par Françoise Daucé

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