le kremlin et le patriarcat pouvoir et orthodoxie dans la

14
SPÉCIALE RUSSIE LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la Russie de Vladimir Poutine . NICOLAS HILETITCH . L | alliance de l'Église orthodoxe et du Kremlin est l'un des piliers de la nouvelle Russie de Poutine. Le processus de rapprochement entre l'Église et l'État avait certes commencé avec la Perestroïka, mais ni Mikhaïl Gorbatchev ni Boris Eltsine n'ont jamais joué la carte orthodoxe comme le fait aujourd'hui l'ancien colonel du KGB Vladimir Poutine. Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine annonce sa démission et confie le pouvoir au Premier ministre Poutine. À la demande de ce dernier, le patriarche de Moscou et de toutes les Russies Alexis II assiste à la passation de pouvoir et bénit le nouveau maître du Kremlin, événement sans précédent depuis la révolution. Quelques mois plus tard, Poutine remporte haut la main l'élection présidentielle. Le 7 mai 2000, il prête serment ; après quoi Alexis II le conduit dans la cathédrale de l'Annonciation au Kremlin pour un service d'action de grâces. Le ton est donné : l'orthodoxie et le Kremlin vont désormais s'appuyer l'un sur l'autre, et l'Église va occuper une place particu- lière dans le projet poutinien de restauration de la grandeur de la Russie et de la puissance de l'État. |]4Si

Upload: others

Post on 19-Jun-2022

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIE

LE KREMLIN ET LE PATRIARCATPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

. NICOLAS HILETITCH .

L| alliance de l'Église orthodoxe et du Kremlin est l'un despiliers de la nouvelle Russie de Poutine. Le processus derapprochement entre l'Église et l'État avait certes commencé

avec la Perestroïka, mais ni Mikhaïl Gorbatchev ni Boris Eltsinen'ont jamais joué la carte orthodoxe comme le fait aujourd'huil'ancien colonel du KGB Vladimir Poutine.

Le 31 décembre 1999, Boris Eltsine annonce sa démission etconfie le pouvoir au Premier ministre Poutine. À la demande de cedernier, le patriarche de Moscou et de toutes les Russies Alexis IIassiste à la passation de pouvoir et bénit le nouveau maître duKremlin, événement sans précédent depuis la révolution.

Quelques mois plus tard, Poutine remporte haut la mainl'élection présidentielle. Le 7 mai 2000, il prête serment ; aprèsquoi Alexis II le conduit dans la cathédrale de l'Annonciation auKremlin pour un service d'action de grâces.

Le ton est donné : l'orthodoxie et le Kremlin vont désormaiss'appuyer l'un sur l'autre, et l'Église va occuper une place particu-lière dans le projet poutinien de restauration de la grandeur de laRussie et de la puissance de l'État.

|]4Si

Page 2: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

Le patriarcat de Moscou a besoin de l'État pour continuer àrécupérer ses églises et ses monastères, obtenir des avantages fis-caux, développer ses œuvres sociales et accroître son influencedans la société, les forces armées, le système éducatif, les prisons,les hôpitaux...

De son côté, l'État entend profiter du prestige moral del'Église, l'une des rares institutions qui inspire encore respect etconfiance aux Russes, et espère gagner en légitimité en s'appuyantsur l'orthodoxie, gardienne des traditions historiques et culturellesde la Russie.

Le Kremlin et le patriarcat partagent d'ailleurs des valeurscommunes : le patriotisme, le rêve d'un retour à un État fort, unecertaine méfiance envers le monde occidental et une probablenostalgie du concept de « Moscou troisième Rome » (1).

Ce rapprochement avec l'État est-il finalement bénéfiquepour l'Église ou dangereux pour son indépendance ? Des voix dis-sidentes, mais bien rares, mettent en garde contre une instrumen-talisation de l'orthodoxie par un Kremlin désireux de combler levide idéologique né de l'effondrement du système marxiste-léniniste.

Avec la crainte de voir se répéter à peu de choses près laconfiguration qui prévalait jusqu'en 1917 dans la Russie tsariste, oùl'Église et l'État étaient unis dans la formule sacrée « Orthodoxie,autocratie, nationalisme ».

Poutine, un président orthodoxe ?

Entré au KGB à l'époque de Brejnev, quand l'Église étaittotalement sous la coupe des autorités et quand les dissidents, ycompris des militants orthodoxes, étaient envoyés dans les camps,Vladimir Poutine, 52 ans, se déclare aujourd'hui croyant.

Dans un livre d'entretiens avec un journaliste, il a indiquéque sa mère l'avait fait baptiser en cachette de son père commu-niste (pratique courante à l'époque soviétique). Interviewé parCNN, Poutine a précisé porter toujours sur lui une croix que samère lui avait donnée.

Page 3: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIELe Kremlin et le patriarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

« Poutine est le premier président orthodoxe de Russie », pasun croyant de circonstance comme d'autres hommes politiques,affirme l'archimandrite Tikhon, souvent présenté comme un pro-che de Poutine, voire son confesseur et père spirituel (2).

Faute de pouvoir pénétrer le secret des âmes, force est dereconnaître que Poutine, ancien chef du FSB (successeur du KGB)et plus de seize ans au total dans les services secrets, manifeste unintérêt marqué pour l'orthodoxie.

Le président n'assiste pas seulement chaque année aux offi-ces de Pâques et de Noël, comme la majorité des hommes poli-tiques russes. Lors de ses déplacements en province, il ne manquejamais de visiter des églises et des monastères et de participer auxoffices.

« Les gens visitent les monastères pour renforcer leur spiri-tualité. Nous ne pouvons que nous réjouir d'avoir un présidentqui accorde de l'importance à ces choses ; commente avec satis-faction monseigneur Kiril, chargé des relations extérieures dupatriarcat.

Vladimir Poutine a été se recueillir à Moscou devant lesreliques de saint André, venues du mont Athos. Il a aussi participéaux cérémonies marquant le centième anniversaire de la canonisa-tion de Seraphim de Sarov, l'un des saints russes les plus vénérés,faisant don à cette occasion d'une cloche de quatre tonnes àl'église de Sarov.

« Père loann, toute la Russie orthodoxe vous connaît et vousaime. C'est en grande partie grâce à des maîtres spirituels commevous que la Russie retrouve aujourd'hui ses racines morales et spi-rituelles », écrit Poutine à l'archimandrite loann Krestyankine,90 ans, une autorité morale de l'Église, à qui il a rendu visite aumonastère de Pskov Petcherski.

Poutine ne manque pas une occasion de souligner l'importancede l'orthodoxie dans l'histoire de la Russie. « L'Église orthodoxe est lagardienne des valeurs morales et spirituelles », déclare-t-il àMoscou à l'occasion de la consécration d'une nouvelle église.

« Sans la foi orthodoxe, il n'y aurait pas eu de Russie.L'Église orthodoxe a joué un rôle particulier dans l'histoire de laRussie, dans l'établissement et le renforcement de l'État », souligne-t-il dans un message de Pâques à ses concitoyens.

Page 4: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patriarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

Peut-on trouver en Europe un pays dont la plus haute auto-rité politique affiche un tel soutien à l'Église ?

Le président Poutine entretient bien sûr de bonnes relationsavec les dirigeants des autres « confessions traditionnelles » (3), maisc'est avec le seul patriarcat de Moscou, qui revendique 80 % d'or-thodoxes en Russie (4). que le rapprochement se fait chaque jourplus étroit. Au point qu'Alexis II a dû exprimer publiquement sonopposition à l'idée de voir l'orthodoxie devenir religion d'état...

La classe politique et l'Étatau service de l'orthodoxie

Le soutien politique à l'Église n'est pas fait seulement dedéclarations élogieuses et de visites dans les lieux saints. Il semanifeste aussi de manière très concrète.

Tout d'abord, l'État poursuit la restitution au patriarcat desbâtiments saisis à l'époque communiste, soit plus de 13 000 égliseset 500 monastères rendus depuis 1998.

En octobre dernier, la Douma (chambre des députés) a enoutre adopté une loi modifiant le Code foncier pour donner auxcommunautés religieuses le droit d'utiliser gratuitement le terrainsur lequel se trouvent leurs biens, églises ou monastères.

Pour les grandes manifestations religieuses, comme cellesqui ont marqué le centenaire de la canonisation de saint Séraphimde Sarov ou le 300e anniversaire de la mort du premier évêque deVoronej, saint Mitrofane, les autorités fédérales ou régionalesapportent une aide financière substantielle.

De même, la restauration ou la construction d'églises estsouvent financée, au moins en partie, par des hommes politiques(le gouverneur de la région d'Orel, Egor Stroev, a donné35 000 dollars pour la reconstruction d'une cathédrale dans sarégion) ou par une dotation du budget local. Les grandes entrepri-ses, privées ou liées à l'état, comme Gazprom et Slavneft, finan-cent elle aussi de nombreux projets liés à l'Église.

Le soutien politique à l'église n'est pas seulement matériel etfinancier. Il se développe de manière spectaculaire dans le domaine

Page 5: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

iPÉÇIAj=E_RUSSlELe Kremlin et le patriarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

de l'enseignement et de la formation dans les écoles, les universi-tés, les unités militaires, les camps et les prisons...

Des discussions se poursuivent actuellement sur la possibilitéde rendre obligatoire à l'école un cours sur les bases de la cultureorthodoxe, une initiative critiquée par ceux qui y voient unemenace pour le maintien du caractère laïc de la société russe (5).

Plusieurs accords de coopération ont été signés avec l'ar-mée, la police, le FSB et le ministère de la Justice afin que « l'édu-cation patriotique » au sein de ces institutions prenne désormais encompte la composante orthodoxe.

Régulièrement, des conférences sont organisées sur le thème« La patrie, l'Église, l'armée » ou « L'orthodoxie et l'armée ». Lesautorités comptent manifestement sur l'Église pour redonner unsens moral à une armée en déroute, minée par la violence, la cor-ruption, les désertions, les suicides d'appelés...

Aujourd'hui, quelque 2 000 prêtres servent au sein des for-ces armées, des cours facultatifs de religion sont donnés dans lesécoles militaires et il existe même une faculté de la culture ortho-doxe au sein de l'Académie des unités de missiles stratégiques !

« On a remplacé les commissaires politiques par des prêt-res », commente sarcastiquement le quotidien Kommersant.

« Notre armée est-elle exclusivement composéed'orthodoxes ? » s'interroge de son côté avec une certaine aigreurle mufti central de Russie, Ravil Gainoutdine, dont la communauténe bénéficie d'aucun traitement de faveur de ce genre.

Certains officiers supérieurs n'hésitent pas à prendre desinitiatives audacieuses : en août 2003, pour la première fois dansl'histoire des forces armées de la Russie post-soviétique, quelque150 nouvelles recrues des troupes de garde-frontières (qui dépen-dent du FSB) ont prêté serment en embrassant la croix et l'Évangile.« Sur une base volontaire », a bien précisé le général MikhailMikhaltchev, un responsable de cette unité.

Dans le cadre de sa coopération avec les institutions gou-vernementales, Alexis II consacre en 2002 une église située dansl'enceinte de la Loubianka, le siège tristement célèbre du KGB.On voit alors cette scène étonnante du patriarche offrant uneicône de saint Nicolas au numéro un du FSB, le général NikolaïPatrouchev.

Page 6: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

De son côté, le ministère des Affaires étrangères a rétabli latradition des prêtres d'ambassade. Des églises ont été ou vont êtreconstruites sur le territoire de missions diplomatiques russes àl'étranger, notamment à Prague, Delhi, Tokyo, Washington, Romeet dans plusieurs pays arabes, ce qui provoque à nouveau descommentaires critiques de la part du mufti Ravil Gainoutdine.

En cas de conflit avec le monde extérieur, le patriarcat deMoscou peut compter sur le soutien de l'appareil d'État et des députés.

Quand en 2002, le Vatican annonce la création de quatrediocèses en Russie, Alexis II proteste et dénonce « le prosélytismecatholique en Russie ». A priori, l'affaire semble strictement reli-gieuse avec pour seule conséquence d'exacerber les relations déjàtendues entre le patriarcat de Moscou et le Saint-Siège.

Le Kremlin ne l'entend pas ainsi ! Aussitôt, le gouvernementrusse exprime ses regrets que le Vatican ne se soit pas mis d'accordavec le patriarcat, et le ministère des Affaires étrangères indiqueavoir tout essayé pour faire renoncer le Vatican à son projet.

« Je suis inquiet de voir notre religion orthodoxe perdre duterrain. Je suis encore plus inquiet de voir la création d'un diocèsecatholique à Saratov », déclare pour sa part le gouverneur de larégion de Saratov, Dmitri Aiatskov.

Un député pro-Kremlin, Viktor Alksnis, présente alors à laDouma un projet de résolution pour interdire l'Église catholiqueen Russie. Le projet n'est pas adopté mais recueille quand même165 voix sur les 226 nécessaires (sur les 450 sièges de la Douma).Et seuls 37 députés ont voté contre...

« La décision du Vatican (concernant les diocèses) est perçuecomme une tentative de créer une cinquième colonne », affirmeGuennadi Raïkov, chef du parti du peuple (pro-Kremlin). Le prési-dent de la commission des Affaires étrangères de la Douma, DmitriRogozine, dénonce « l'expansion catholique qui menace les inté-rêts nationaux de la Russie ».

Rapidement, le Kremlin donne des gages concrets à l'Égliseorthodoxe : en quelques mois cinq prêtres catholiques sont expul-sés ou privés de visa d'entrée en Russie.

Un an plus tôt, quand l'Estonie refuse de reconnaître l'exis-tence d'une Église orthodoxe rattachée au patriarcat de Moscou, laDouma et le gouvernement réagissent avec une même vigueur.

Page 7: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vlad imi r Poutine

La Douma adopte un texte condamnant « la violation desdroits des orthodoxes en Estonie » et le vice-Premier ministre russeViktor Khristenko annonce que la Russie refusera à l'Estonie tousprivilèges commerciaux tant que le problème ne sera pas réglé.Peu après, la représentation du patriarcat de Moscou est officielle-ment enregistrée en Estonie.

Autre victoire, pleine de symbole : le nouvel hymne russeadopté en 2000 sous la présidence de Vladimir Poutine, mentionneDieu, protecteur de la Russie.

À titre plus anecdotique, même si cela reste significatif, pen-dant les périodes de carême, les cantines du Kremlin, du gouverne-ment, du Parlement et de plusieurs grandes administrations offrentdes repas maigres, sans viande, sans poisson, sans graisse animale.La compagnie aérienne Aeroflot propose elle aussi un menu spé-cial pendant les quarante jours de jeûne précédant Pâques.

Suivant l'exemple de Vladimir Poutine, de nombreuxresponsables politiques sont devenus, au moins publiquement, defervents défenseurs de l'Église.

Représentant personnel du président dans la région Centre,Gueorgui Poltavtchenko est l'un des plus engagés dans le soutienà l'orthodoxie.

Il se rend à Jérusalem avec une délégation du patriarcat,préside un comité pour la reconstruction d'un monastère détruit àl'époque soviétique, assiste à la consécration d'une église dédiéeaux nouveaux martyrs de la Russie (victimes des persécutionscommunistes), cite saint Séraphim de Sarov et, interrogé par larevue Delovye Lioudi, déclare : « Tout est entre les mains de Dieu.Ces derniers temps, je ne lis presque rien d'autre que la Bible... »

On en oublierait presque qu'il s'agit d'un ancien général duKGB qui a passé dix ans dans les services secrets soviétiques.

Le soutien à l'orthodoxie n'est cependant pas l'exclusivitédes partis pro-Kremlin. L'un des plus ardents défenseurs de la foiorthodoxe est aujourd'hui le parti communiste !

Son chef, Guennadi Ziouganov, a depuis longtemps fustigéles persécutions religieuses de l'époque soviétique, « une erreurimpardonnable », selon lui. Il se prononce en faveur de l'enseigne-ment de l'orthodoxie à l'école, dénonce « l'expansionnisme catho-lique » et appelle à l'union des communistes et des orthodoxes

Page 8: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPEÇIALEJ^SSIELe Kremlin et le patriarcatPouvoir et orthodoxie dans laRuss ie de Vladimir Poutine

pour sauver la Russie de la mondialisation américaine. « Noussommes unis depuis longtemps avec les orthodoxes, nous sommesavec ceux qui sont pour une Russie puissante », déclare-t-il.

Soutien de l'Église à Poutine

« L'état des relations entre l'Église et l'État est proche del'optimum », estime Alexis II en 2003 dans une interview à l'heb-domadaire moscovite Itogui. Le patriarche, qui a de nombreusesraisons d'être satisfait, ne ménage pas ses éloges et son soutien auprésident Poutine, retrouvant parfois des accents dignes de lagrande époque soviétique pour défendre la politique du Kremlin.

Peu après son accession au pouvoir, Poutine annonce sonintention de créer sept grandes régions en Russie pour mieuxcontrôler les pouvoirs locaux. Le projet est contesté par l'opposi-tion et tous ceux qui craignent un renforcement excessif du pouvoircentral. Alexis II , lui, se félicite : « Tout cela se fait au nom del'unité de la Russie. »

Sur l'un des points les plus sensibles de la politique russe, laguerre en Tchétchénie, la hiérarchie orthodoxe n'a jamais expriméla moindre critique, bien au contraire.

En 2000, Alexis II appelle ouvertement à la poursuite de laguerre : « J'ai la certitude que nous avons affaire au terrorismeinternational. Il faut poursuivre la guerre, sinon, nous ne pourronspas vivre en paix », déclare-t-il à l'issue d'une cérémonie à lamémoire des morts en Tchétchénie au cours de laquelle il décorele chef de Pétat-major, le général Anatoli Kvachnine.

Quelques mois plus tard, quand le Conseil de l'Europecondamne la Russie pour violations des Droits de l'homme enTchétchénie, le patriarche reproche aux Occidentaux d'être injusteenvers Moscou et de pratiquer à son encontre une politique de« deux poids, deux mesures ».

Un an plus tard, il reprend la formule du Kremlin pour qua-lifier d'insensée l'idée de négocier avec les « terroristes » enTchétchénie et, à l'issue de la liturgie pascale, il félicite les forcesrusses pour leur action sur place.

Page 9: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

Les liens étroits qui unissent aujourd'hui le patriarcat àVladimir Poutine, au gouvernement, à l'armée, à la police et au FSBrendent impossibles tout regard critique du patriarcat sur le conflittchétchène aussi bien que sur la très meurtrière opération de libéra-tion des otages du théâtre de la Doubrovka à Moscou ou le massacrede l'école de Beslan dans le Caucase.

Sur tous les grands sujets de politique étrangère des dernièresannées, Alexis II s'est aligné sur les positions du Kremlin : il adénoncé les « actions criminelles de l'Otan » contre la Yougoslavie àl'époque des bombardements, critiqué « l'hégémonie américaine •lors de la guerre en Irak, pris fait et cause pour Viktor lanoukovitch,le candidat pro-russe à la présidentielle ukrainienne en décem-bre 2004...

Pour honorer ceux qui soutiennent l'Église orthodoxe,Alexis II décore régulièrement des personnalités politiques et desmilitaires. Le gouverneur de la région de Tcheliabinsk (Oural), PiotrSoumine, a été ainsi remercié « pour son apport considérable à larenaissance de la spiritualité russe », le général Gueorgui Chpak, chefdes troupes parachutistes, « pour la renaissance des traditions ortho-doxes » dans ses unités, la vice-Premier ministre Valentina Matvienkopour sa contribution à la coopération entre l'Église et l'État.

L'État n'est pas en reste dans ces échanges de décoration,qui gardent un parfum très soviétique. Poutine a décoré Alexis IIen juin dernier de l'ordre du • Mérite envers la patrie » pour « sacontribution éminente à la restauration de l'héritage historique etculturel de la Russie ». Et en décembre dernier, le porte-parole dupatriarcat, le père Vsevolod Tchapline, a reçu un diplôme honori-fique du ministère de l'Intérieur et du FSB pour le soutien apportéaux policiers et agents du FSB engagés en Tchétchénie.

Un rapprochement justifié oucritiquable ?

La recherche d'une harmonie maximum dans les relationsentre l'Église et l'État, dont se réclamait le régime tsariste, avait étédéfinie au VIe siècle par l'empereur Justinien : « Que l'empereur

156

Page 10: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIELe Kremlin et le patriarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

dirige dans un esprit de justice l'État qui lui a été confié et qu'uneentente parfaite règne entre lui et le clergé ».. .

Mais le rapprochement de l'Église et de l'État sous le règnede Vladimir Poutine inquiète certains, dans les milieux orthodoxeset au-delà.

« L'Église n'est toujours pas indépendante en Russie. Les hié-rarques, dont beaucoup étaient liés aux services de sécurité, n'onttoujours pas fait acte de repentance. Cela peut conduire à une gravecrise morale », estimait récemment l'écrivain Vassili Axionov (6).

« La fusion de l'Église et du pouvoir est dangereuse. Lasociété finira par reprocher à l'Église son soutien au pouvoiractuel », avance pour sa part le spécialiste des affaires religieusesNikolaï Chabourov.

Plus surprenant, un dignitaire du patriarcat de Moscou, lemétropolite Chrysostome de Vilnius, partage le même sentiment :« Le fait qu'en Russie, l'Église soit choyée par les plus hauts per-sonnages de l'État ne m'inspire rien d'autre qu'une grande inquié-tude pour l'avenir. » Une opinion partagée par certains prêtresmais, semble-t-il, par aucun autre responsable de l'Église.

Les critiques portent sur deux points : la trop grande proxi-mité avec le pouvoir et le refus de l'Église de regarder en face sonpassé soviétique et d'en tirer les conclusions qui s'imposent.

Le père Gueorgui Tchistiakov, 51 ans, l'un des représentantsde l'aile libérale (et minoritaire) du patriarcat de Moscou, refuse lemélange du politique et du religieux : « La plupart des représen-tants du pouvoir ne savent pas ce que c'est que l'orthodoxie. Ilsne viennent aux offices que pour le protocole, ils ne se confessentpas, ne participent pas à la vie de l'Église. Après la chute du com-munisme, ils ont vu dans l'orthodoxie le meilleur moyen de créerune nouvelle idéologie nationaliste, patriotique, antimoderniste etantioccidentale. Leur idée est que le peuple doit avoir une idéolo-gie, c'est encore un héritage de la pensée communiste. Cela mar-che d'autant mieux que les fidèles ne sont pas conscients de l'ins-trumentalisation de l'orthodoxie par le pouvoir politique, ou qu'ilsn'y voient rien de mal. »

Le père Gueorgui doit reconnaître que la majorité des prêt-res et évêques « pense pouvoir recevoir de l'État sans pour autantdevenir son obligé » et part du principe : « Les autorités nous ont

1=17!

Page 11: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de Vladimir Poutine

persécutés pendant des décennies et ont détruit nos églises, ilsnous aident maintenant, ce n'est que justice. »

« L'Église orthodoxe est en train de devenir un cinquièmepouvoir. Elle essaye d'accroître son influence dans l'éducation,dans la santé publique (en demandant l'interdiction de l'avorte-ment) et dans les médias », s'inquiète Zoia Svetova, journaliste spé-cialiste des affaires religieuses et des droits de l'homme, elle-même fille de deux dissidents orthodoxes exilés en Sibériependant plusieurs années sous Brejnev.

Mais la grande majorité des fidèles rencontrés à Moscousemble ne rien voir de mal ou de dangereux dans le rapproche-ment de l'orthodoxie et de l'État. Le point de vue général pouvantse résumer ainsi : l'Église est aujourd'hui respectée, on lui laisseenfin le droit d'agir dans la société, d'aider les pauvres et d'édu-quer les enfants. Elle seule peut lutter contre la décadence desmœurs, la violence, l'alcoolisme, la crise de la famille.

Quant à s'interroger sur la nécessité d'un examen de cons-cience au sein de l'Église sur les compromissions de l'ère sovié-tique et la collaboration avec le KGB... cela reste la préoccupationd'une minorité. Rien de très étonnant finalement dans un paysdirigé par un vétéran du KGB, où les anciens des services secretssoviétiques sont aujourd'hui un peu partout aux commandes et oùl'appartenance aux services secrets communistes est très largementconsidérée comme un point positif et non pas une flétrissure.

Dans sa très modeste église du Tsar-Martyr-Nicolas-II, situéeà l'intérieur du cimetière de Golovinskoie, dans une lointaine ban-lieue enneigée de Moscou, le père Mikaïl Ardov, 67 ans, ne mâchepas ses mots : « Les communistes pratiquaient la sélection descadres et des prêtres. Ils choisissaient des gens sur lesquels ilspouvaient avoir prise. La direction de l'Église aujourd'hui, ce sontces gens-là. »

Issu d'une famille de l'intelligentsia moscovite, au sein delaquelle la poétesse Anna Akhmatova a vécu plusieurs années, lepère Mikhaïl a rompu en 1993 avec le patriarcat de Moscou pourrejoindre d'autres dissidents au sein d'une Église orthodoxe russeautonome.

« II n'y a même pas eu un début de repentir ! Quand en1992 sont parues dans la presse des informations selon lesquelles

1158

Page 12: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans 1Russie de Vlad imir Poutine

des prêtres et des évêques avaient collaboré avec le KGB, unecommission a été créée par le patriarcat pour étudier la question,mais rien n'en est sorti à ce jour. Il est vrai que nous vivons uneépoque où l'on glorifie les tchékistes », soupire le père Mikhaïl.

Les soupçons ont pesé même sur Alexis II, 75 ans, devenupatriarche en 1990. Le porte-parole du patriarcat, le père VsevolodTchapline, avait vigoureusement démenti en 2000 une informationdu Times de Londres selon laquelle le patriarche avait travaillépour le KGB. Un an plus tard, le père Vsevolod était revenu sur lesujet pour dénoncer le « mythe » selon lequel de nombreuxresponsables orthodoxes auraient collaboré avec le KGB. Il avaitaccusé le père Gleb Iakounine d'être à l'origine de ces allégations.

Le père Gleb, 70 ans, est la mauvaise conscience de l'Égliseorthodoxe. Consacré prêtre en 1963, il est interdit de célébrationdeux ans plus tard pour avoir envoyé au patriarche Alexis I unelettre ouverte demandant des explications sur la participation de lahiérarchie à la campagne antireligieuse de Nikita Khrouchtchevqui avait abouti à la fermeture de 10 000 églises.

Actif dans le mouvement des Droits de l'homme des annéessoixante-dix, cofondateur du Comité chrétien de défense des croyantsen URSS, il dénonce les persécutions des orthodoxes, des uniatesukrainiens, des catholiques lituaniens, des adventistes du 7e jour...

En 1980, il est condamné pour « activités antisoviétiques » àsix ans de camp et cinq ans d'assignation à résidence.

Aucun des actuels hiérarques du patriarcat de Moscou neprend alors sa défense. Et à ce jour, aucun n'a reconnu que lepère Gleb avait raison de dénoncer les persécutions religieuses etque les évêques et métropolites qui assuraient l'Occident de latotale liberté religieuse en Union soviétique mentaient (7).

« L'Église orthodoxe préfère se rapprocher de l'État pourmieux lutter contre les catholiques et les protestants au lieu dechercher à se rapprocher de ses frères et sœurs dans la foi.Comment imaginer qu'Alexis II, ancien collaborateur du KGB,demande pardon aux Ukrainiens pour leurs prêtres fusillés et leurséglise saccagées au profit de l'orthodoxie sous Staline en 1946 ? »,s'indigne le père Gleb.

L'ancien prêtre dissident n'est pas le seul à lancer des accu-sations aussi sévères. Dans les années tumultueuses de la

159

Page 13: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPÉCIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRussie de V lad imi r Poutine

Perestroïka, au cours d'une réunion de l'assemblée épiscopale, lemétropolite Chrysostome de Vilnius a accusé l'un de ses pairs, lemétropolite Metodije, d'être un officier de carrière du KGB, lais-sant entendre que sa consécration comme évêque avait été impo-sée par la police politique.

Dans la belle église de la Nativité-de-Saint-Jean-Baptiste, lepère Boris Mikhaïlov, 63 ans, tient lui un discours apaisant :Alexis II s'est exprimé à l'époque sur le douloureux problème dela collaboration avec le KGB, aujourd'hui ce thème n'est plus vrai-ment d'actualité...

Contrairement à une bonne partie de sa hiérarchie, le pèreBoris a le droit de prôner le pardon et l'oubli des fautes passées :dans les années soixante-dix, Boris Mikhaïlov (qui n'était pasencore prêtre) était actif dans les milieux dissidents à Moscou, sesamis étaient arrêtés et envoyés dans les camps, lui-même était sur-veillé par le KGB...

Devenu croyant à 30 ans, ordonné prêtre en 1987, le pèreVladimir Lapchine fait partie de l'aile « libérale » de l'Église, commele père Gueorgui Tchistiakov. Lui aussi se montre sceptique surl'opportunité d'un mea culpa en bonne et due forme :

« Le repentir est une chose intime, que l'on exprime aucours de la confession. C'est ce qu'ont dû faire ceux qui se sententcoupables. Cela aurait-il été préférable d'organiser un repentir àgrand spectacle après lequel chacun serait resté à sa place ? »

Le père Vladimir préfère parler des paroissiens qui restau-rent son église, un bâtiment situé à dix minutes à pied de la placeRouge, transformé en centrale téléphonique à l'époque soviétique.Dans une annexe de l'église, des SDF viennent se nourrir et sefaire soigner avant de repartir à la rue, par moins dix degrés.

« Nos paroisses sont maintenant actives dans les œuvres decharité, dans l'aide à ceux qui en ont besoin. C'est ce qui redore leblason de l'Église », conclut le père Boris Mikhailov.

Le rapprochement de l'Église et du pouvoir semble avoirtoutes les chances de se maintenir, voire de se poursuivre àmoyen terme.

160

Page 14: LE KREMLIN ET LE PATRIARCAT Pouvoir et orthodoxie dans la

SPECIALE RUSSIELe Kremlin et le patr iarcatPouvoir et orthodoxie dans laRuss ie de Vladimir Poutine

Tout d'abord parce que les voix critiques ou hostiles sontencore rares à l'intérieur comme à l'extérieur de l'orthodoxie et del'appareil d'État. Ensuite et surtout parce que le retour de l'Églisedans la vie sociale et sur la scène politique est perçu comme unélément rassurant par une grande partie de la population, qui a dumal à trouver ses repères dans la nouvelle Russie et revient natu-rellement vers la tradition et la religion.

1. « Deux Rome sont tombées, Moscou la troisième est debout, et il n'y en aurapas de quatrième », écrit vers 1515 au prince de Moscou Vassili le moinePhilothée, du monastère Eléazar de Pskov. La formule, qui fait allusion à la chutede Rome et Byzance, va nourrir un certain messianisme russe.2. Trois Russes sur quatre sont convaincus que les hommes politiques qui assistentaux offices religieux le font pour des raisons politiques plus que religieuses (son-dage de l'institut VTSIOM).3. Selon une loi de 1997, les « religions traditionnelles » en Russie, orthodoxie,islam, judaïsme et bouddhisme, bénéficient d'un statut légal privilégié par rapportaux autres communautés religieuses.4. Les sondages font apparaître une différence importante entre ceux qui se disentorthodoxes et ceux qui vont régulièrement à l'église, observent les jeûnes et seconfessent, soit 7 à 10 % de pratiquants.5. Ces cours sont devenus obligatoires dans les écoles de certaines régions, parexemple Koursk et Belgorod, par décision des autorités locales.6. Le Monde, 15 mars 2004.7. Le père Gleb, exclu du patriarcat de Moscou en 1993, est passé à une branchedissidente de l'Église orthodoxe.

• Né en 1953, ancien directeur de \'AFP à Moscou, Nicolas Miletitch est rédacteuren chef pour l'Europe et l'Afrique à l'Agence France-Presse.

I16H