le jeu vidÉo comme maniÈre d’Ê - omnsh | … · 2013-09-02 · socio-anthropologie du...
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Universit Paris 1
cole doctorale de philosophie
CETCOPRA (Centre dtude des Techniques, des COnnaissances et des PRAtiques)
Thse pour lobtention du grade de docteur de lUniversit Paris 1
Discipline : sociologie
LE JEU VIDO COMME MANIRE DTRE AU MONDE
SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LEXPRIENCE VIDOLUDIQUE
Prsente et soutenue publiquement par :
Raphal KOSTER
Directeurs de thse :
Mme Sylvie CRAIPEAU, professeure de sociologie lInstitut Mines-Telecom /TEM.
M. Alain GRAS, professeur mrite de sociologie lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne.
Composition du jury :
M. Vincent AMIEL, professeur en tudes cinmatographiques lUniversit de Caen,
rapporteur.
M. Jean-Pierre DELCHAMBRE, professeur de sociologie lUniversit Saint-Louis de
Bruxelles.
Grard DUBEY, professeur de sociologie lInstitut Mines-Telecom/TEM.
Mme Anne SAUVAGEOT, professeure mrite de sociologie lUniversit Toulouse 2 le
Mirail, rapporteur.
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Remerciements
Travailler sur le plaisir ludique ncessite de prendre soi-mme un minimum de plaisir
travailler. Cela naurait pas t possible sans la prsence de collgues, de soutiens et damis.
Merci donc Sylvie Craipeau pour mavoir suivi dans toutes les tapes de mon travail
et permis daccder des terrains denqute. Merci Alain Gras, dont les travaux
contriburent beaucoup mon envie de faire de la sociologie. Les cours de Sophie Poirot-
Delpech furent galement un moteur important de ma formation et je lui suis reconnaissant de
mavoir amen dcouvrir les plaisirs de lenseignement. Grard Dubey a t un interlocuteur
privilgi pour dmler certaines des questions suscites par ce travail. Je dois de manire
gnrale toute lquipe du CETCOPRA (Centre dtude des Techniques, des Connaissances
et des PRAtiques) de mavoir sensibilis lapproche socio-anthropologique.
Les quipes des projets JEMTU et PLUG, en particulier Michel Simatic et ric
Gressier ont eu la gentillesse de mavoir laiss les accompagner dans leurs exprimentations
technologiques.
Les changes avec les membres de lOMNSH (Observatoire des Mondes Numriques
en Sciences Humaines) furent dterminants pour lclosion de ma problmatique. Je suis
particulirement redevable tienne Armand Amato, Alexis Blanchet, Thomas Gaon, Nicolas
Rosette et Brice Roy de mavoir donn des occasions de prsenter publiquement mon travail.
Je noublie pas non plus mes chers collgues de laboratoire et de bibliothque :
Sbastien Broca et Baptiste Monsaingeon, avec qui nous partagemes au jour le jour les affres
et les joies de lcriture de thse. Une pense galement pour Ccile Decousu et Alexandre
Duclos, compagnons de bancs duniversit et premiers interlocuteurs de recherche.
Merci aux relecteurs de ce travail qui mont rendu limmense service daccompagner
chaque version de leurs remarques et de leur sagacit : Claire-Sophie Beau, Marianne
Brunschwig, Thomas Cocano, Myrto Gondicas, Christine Leroy, Fabien Lorch, Judith
Koster: la mticulosit de leurs corrections ma rendu de grands services et a constitu pour
moi un vrai soutien aux moments difficiles de la finalisation du travail.
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Merci aussi et surtout tous les joueurs rencontrs pour leur confiance et leur
gnrosit. Et Louis Banchet, pour son impact dcisif sur ma perception du terrain.
Comment ne pas remercier enfin mon ami Daniel Touati, fidle et vaillant lecteur
depuis les tout premiers textes ? Et Aurlie Thuez, ma compagne, pour sa patience hroque et
son soutien de chaque instant ? Leurs relectures et leurs remarques furent une aide prcieuse
et une constante source dinspiration : ce travail leur doit beaucoup.
Je ddie ce travail mon fils Gabriel que je souhaite voir grandir dans le plaisir dcrit
au fil de ces pages.
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Il y a jeu ds quun sujet adopte lgard de lui-mme, des autres, de ce quil fait, de ce
quil est, de ce qui est, une certaine attitude attitude quil sagit de saisir et de dcrire en
donnant au mot le sens prcis que lui attribue lanthropologie moderne1.
Ltre-au-monde est un concept parfaitement adapt un type de rflexion et danalyse
qui tente de restaurer les composantes de prsence dans notre relation aux choses du
monde2.
1 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,
p.74.
2 GUMBRECHT Hans Ulrich, loge de la prsence. Ce qui chappe la signification, Paris, Libella-Maren Sell
ditions, 2010, p.108.
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TABLE DES MATIRES
INTRODUCTION. LE JEU VIDO PAR LE PRISME DE LANTHROPOLOGIE
SYMBOLIQUE ...................................................................................................................... 11
Le jeu vido comme objet de recherche ................................................................................... 13
Le plaisir ludique ...................................................................................................................... 16
Le plaisir symbolique ............................................................................................................... 21
Socio-anthropologie du symbolique ......................................................................................... 24
Annonce du plan ....................................................................................................................... 29
PREMIRE PARTIE. SOCIO-ANTHROPOLOGIE DU PLAISIR LUDIQUE ........... 33
CHAPITRE 1. LE JEU VIDO COMME MANIRE DTRE AU MONDE ........................ 35
I - Le jeu vido, un objet controvers ....................................................................................... 40
II Cadre thorique : le jeu vido comme fait social .............................................................. 44
III Lesprit ludique ................................................................................................................ 52
IV - Lexprience vidoludique ............................................................................................... 56
V - Un rapport affectif au social ............................................................................................... 61
CHAPITRE 2. DES GAME STUDIES AUX PLAY STUDIES : VERS UNE PRISE EN
COMPTE DE LA PORTE SOCIO-CULTURELLE DES JEUX VIDO ............................. 65
I tat de lart des Game Studies : pour la constitution du jeu vido comme objet de
recherche scientifique ....................................................................................................... 67
Exprimentations et simulation ..................................................................................... 67
Une industrie culturelle ................................................................................................. 74
II tat de lart des Play Studies : pour une prise en compte de la porte socio-culturelle
des pratiques de jeux vido ............................................................................................... 81
CHAPITRE 3. POUR UNE SOCIO-ANTHROPOLOGIE DES EXPRIENCES
VIDOLUDIQUES ................................................................................................................. 89
I - Les entretiens : penser le rapport lautre dans les reprsentations sociales ...................... 94
II - Les terrains : mthode ethnographique de la socio-anthropologie ................................... 102
DEUXIME PARTIE. LEXPRIENCE VIDOLUDIQUE ......................................... 111
CHAPITRE 1. SOCIT TECHNICIENNE, INDUSTRIE DU LOISIR ET CULTURE DE
LINDIVIDUALISME ........................................................................................................... 113
I - Une socit technicienne : emprise et usages de lobjet technique ................................... 116
II - Une industrie du loisir : anthropologie historique de la culture foraine ........................... 123
III - Une culture de lindividualisme ...................................................................................... 131
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CHAPITRE 2. VASION, MATRISE DE SOI ET ANOMIE .............................................. 135
I - Lvasion : une pratique individualiste ............................................................................. 138
Un rapport elliptique au monde : le jeu sur tlphone portable ................................. 140
Le spectre de laddiction ............................................................................................. 145
II Matrise de soi : jeu vido et sport moderne ..................................................................... 151
III- Lanomie : entre dpression et crativit ......................................................................... 161
CHAPITRE 3. LIMMERSION COMME MANIRE DTRE AU MONDE ..................... 169
I - Limmersion : modalits de la prsence dans les pratiques de jeux en rseau .................. 180
II Des sociabilits narcissiques ? ......................................................................................... 185
III Lavatar : exprimentations sociales de lidentit .......................................................... 190
Vie sociale et vie intrieure ......................................................................................... 191
Une qute dauthenticit ............................................................................................. 194
Des sociabilits individualistes ................................................................................... 196
TROISIME PARTIE. INSTITUTIONNALISATION DE LEXPRIENCE
VIDOLUDIQUE ................................................................................................................ 203
CHAPITRE 1. LE JEU VIDO, MDIATION CULTURELLE DE LA NOUVELLE
MUSOLOGIE ...................................................................................................................... 205
I Anthropologie historique de la notion de patrimoine dans les institutions culturelles
franaises ......................................................................................................................... 210
II Le jeu vido, outil de mdiation culturelle ...................................................................... 217
III Enqute de terrain : lexprimentation du jeu PLUG au muse des Arts et Mtiers ..... 224
De linformation la communication sociale : deux thories de la rception ........... 230
Jeu vido et muse : deux pratiques inconciliables ? ................................................. 233
Lexprience PLUG ..................................................................................................... 237
Des sociabilits ludiques ............................................................................................. 244
Un rapport ludique linstitution musale ................................................................. 252
Conclusion ................................................................................................................... 257
CHAPITRE 2. JEU VIDO ET CINMA : UN ENGAGEMENT DE SPECTATEUR ........ 261
I En qute de ralits ........................................................................................................... 266
Une ralit ontologique ............................................................................................... 268
Une ralit sensorielle ................................................................................................ 271
II Des images haptiques ...................................................................................................... 274
III Le spectateur impuissant ................................................................................................ 279
IV La mise en scne de lintime .......................................................................................... 283
V Linteracteur .................................................................................................................... 285
CONCLUSION. LE PLAISIR LUDIQUE COMME SENTIMENT DADHESION .... 299
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BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 307
ANNEXES ............................................................................................................................. 347
ANNEXE 1 - LISTE DES ENTRETIENS ............................................................................ 349
ANNEXE 2 - ENTRETIENS ................................................................................................ 359
2.1 Raphal, 18 ans, lycen, joueur sur console Playstation 2 (GTA, Tony Hawk) et
tlphone portable Nokia 3310 (2006 Real Football 3D, Snake) ................................... 359
2.2 - Sylvain, 26 ans, journaliste dentreprise, joueur sur console Playstation 2 (Ico, Shadow of
the Colossus) et sur PC. .................................................................................................. 377
2.3 - Jean-Baptiste, 30 ans, joueur du MMOFPS Counter-strike et du jeu de rle Shadowrun.
Coach dune quipe fminine professionnelle de-sport pour le jeu en rseau Counter-
strike, qui a gagn la Coupe du Monde des jeux vido ESWC le 2 juillet 2006 au Palais
Omnisport de Bercy Paris. ........................................................................................... 389
ANNEXE 3 PLUG ............................................................................................................. 415
3.1 Observations de lexprimentation du jeu vido PLUG dans le cadre de la manifestation
Futurs en Seine, du 28 mai au 7 juin 2009, au muse des Arts et Mtiers Paris. ......... 415
3.2 Rgles du jeu PLUG ...................................................................................................... 525
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INTRODUCTION
LE JEU VIDO PAR LE PRISME
DE LANTHROPOLOGIE SYMBOLIQUE
VIDEO GAME AS SEEN THROUGH THE PRISM OF SYMBOLIC ANTHROPOLOGY
Ici, permettez-moi, moi, qui, dans la mesure o je dpasse les cercles troits de
ma science, ne prtends tre quun historien ou anthropologue, et, de temps
autre, psychologue, de dire plus prcisment ce quil faut entendre par ceci : que
la sociologie est exclusivement anthropologique3.
Depuis la fin des annes 1990, la recherche scientifique en Game Studies sintresse
au caractre ludique des jeux vido dans des perspectives socio-culturelles et socio-techniques
qui interrogent les sentiments de plaisir prouvs par les joueurs (Malaby, 2007 ; Triclot,
2011 a ; Zabban, 2012 a). Contre lide dun dterminisme technique dans lequel le joueur ne
serait que le sujet passif de stimulations mises par le dispositif de jeu, il sagit souvent de
penser la pratique de jeu comme une exprience au cours de laquelle le joueur se
constituerait un imaginaire et une identit dans un processus dapprentissage (Piaget, 1988 ;
Berry, 2009), de crativit (Henriot, 1989 ; Boutet, 2012), de construction de soi (Winnicott,
1975 ; Stora, 2007) ou dintriorisation des rgles sociales (Delchambre, 2009 b; Koster,
2011 a). En dautres termes, le jeu tel que nous lentendons, loin dtre assimilable un type
particulier daction, doit tre regard comme une dimension ou une modalit de lexprience
3 MAUSS Marcel, Rapports rels et pratiques de la psychologie et de la sociologie (1924), Sociologie et
anthropologie, Presses universitaires de France, coll. Quadrige , 1999, p.285.
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que lon peut qualifier de transversale ou diffuse par rapport aux multiples spcifications et
actualisations de nos formes de vie4.
Cet intrt port au plaisir du joueur trouve sa lgitimit dans la dfinition mme du
jeu : le caractre amusant dun jeu est en effet ce qui en fait une pratique ludique et ce qui
permet den saisir les valeurs culturelles. Mais la volont de saisir le plaisir de jouer pour
accder aux significations sociales de la pratique de jeu pose pourtant un problme
sociologique : celui dassimiler le plaisir personnel du joueur des modes dadhsion
des rgles sociales. Or, la sociologie sest institue ds ses fondements durkheimiens en
raction contre un tel amalgame entre subjectivit personnelle et extriorit des contraintes
sociales. Luvre de Durkheim insiste particulirement sur la distinction morale tablir
entre la soumission des plaisirs personnels immdiats, mus par des sollicitations sensorielles
(il remarque dj la fin du XIXme
sicle que les attractions du consumrisme peuvent
susciter chez lindividu la souffrance dtre livr ses propres pulsions, sous lemprise de ses
dsirs) et ladhsion des rgles extrieures dont le caractre contraignant est nanmoins
ressenti par lindividu comme lgitime parce qumanant du social. Durkheim met ainsi
beaucoup deffort, dans son souci dobjectivit, sparer la sociologie de ce quil appelle le
psycho-sociologisme , cest--dire la prise en compte des psychologies individuelles et des
perceptions personnelles : Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la socit a tout
intrt ce que ces fonctions sexercent rgulirement. Si donc ces faits taient sociaux, la
sociologie naurait pas dobjet qui lui ft propre, et son domaine se confondrait avec celui de
la biologie et de la psychologie5. Durkheim crit en effet une poque o les premires
tudes prtendant parler de socit taient fortement empreintes de psychologie et de
philosophie. Cest pourquoi de nombreuses reprises tout au long de son livre, il sen prend
Auguste Comte et Herbert Spencer6. Il reproche ces deux auteurs de trop mettre lindividu
au centre de leurs explications. Le sociologue doit, selon lui, adopter par rapport aux
phnomnes quil tudie une posture neutre, distancie, dpassionne, et viser une
objectivit proche de celle des sciences de la nature dans leur tude du monde physique.
4 DELCHAMBRE Jean-Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et
anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.4, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.
5 DURKHEIM mile, Les Rgles de la mthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France,
coll. Quadrige , 1999, p. 3.
6 Le sociologue Franois Dubet, dans sa prface la nouvelle dition Quadrige , parue aux Puf en 2007 parle
mme de manifeste , in DURKHEIM mile, Les Rgles de la mthode sociologique (1895), Paris, Presses
universitaires de France, coll. Quadrige , 2007, p.2.
http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012
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Penser le plaisir ludique comme une composante de la porte socio-culturelle du jeu
sinscrit ds lors dans une sociologie pragmatique qui constitue une relecture de la sociologie
durkheimienne laune dune sensibilit individualiste (Martuccelli, Singly, 2009).
Autrement dit, cela suppose de prter aux impressions subjectives des individus une valeur
culturelle, en partant du principe que lindividu demeure une production sociale et que
mme ses dsirs physiologiques sont motivs par des facteurs sociaux. (Lasch, 1979 ; Sennett,
1979 ; Dumont, 1983; Lipovetsky, 1983; Elias, 1991 ; Donnat, 1994 ; Taylor, 1994 ;
Ehrenberg, 1995 ; Kaufmann, 2001 ; Lahire, 2004; Singly, 2005 ). Le bouleversement des
frontires entre lespace intime et lespace public apparat donc comme un phnomne
culturel qui invite repenser les formes dextriorit du social donnant sens aux plaisirs
personnels. Ltude des pratiques de jeux vido permet ainsi dobserver les parts que prennent
sensations de plaisir et sentiments dadhsion dans une pratique sociale caractrise avant tout
par sa dimension ludique.
Le jeu vido comme objet de recherche
Le risque dun tel renversement de lexplication sociologique, partant des expriences
sensibles pour penser les modes de rgulation sociale peut-tre de perdre de vue les
spcificits techniques de la pratique ludique, pour ne prendre en compte quune manire
dtre au monde relativiste o le jeu serait prsent dans toutes les activits sociales. Le jeu
comme objet de recherche se dfinit en effet par son caractre spar (Huizinga, 1938 ;
Caillois, 1958) : il doit dabord communiquer son statut de jeu (Genvo, 2011) pour quun
contrat ludique (Duflo, 1997) puisse stablir avec le joueur. Nier ce caractre fondateur
de la rgle revient mettre sur le mme plan le jeu et le srieux : tout devient jeu, donc plus
rien ne lest. De ce point de vue, il nest possible denvisager des pratiques ludiques qu
partir du moment o le joueur est parfaitement conscient du fait quil sadonne un jeu
(Bartsch, 1987). Colas Duflo remarque ainsi que le jeu se dfinit dabord par sa lgalit :
ce sont ses rgles qui dterminent ce qui en fait un jeu ou non. Dans un second temps
seulement intervient, selon lui, la libert qui caractrise le plaisir de jouer : Ce quil faut
bien saisir pour ne pas sgarer cest que la libert ici ne doit pas tre comprise comme un
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principe mtaphysique, mais bien plutt, comme un effet du systme form par la lgalit
ludique7.
Cette prvalence donne au caractre spar du jeu dans la spcificit de ses rgles
conduit cependant trop souvent lcueil de considrer le jeu comme une activit srieuse.
Chez les dtracteurs du jeu vido, cest par exemple la hantise de laddiction, sur laquelle
nous reviendrons, qui voit dans le temps pass jouer une frontire rsolument hermtique
lespace social. Le jeu vido est alors considr essentiellement comme un dispositif
technique dont lefficacit exercerait une emprise physique sur les joueurs, contraints de se
soumettre des comportements alinants, une perte de contrle de soi, qui est la dfinition-
mme de laddiction (Craipeau, Dubey a, Koster, 2008). Plus encore que le jeu de rle ou le
jeu de socit dont on pourrait considrer que les rgles comportent une part de ngociabilit,
le jeu vido simposerait comme un systme confrontant le joueur dans un rapport
contraignant de soumission la machine (Craipeau b, Koster, 2009).
Lorsque la pratique ludique se dfinit ainsi par son cadre rgulateur, elle est donc mise
en concurrence avec les autres activits du quotidien, gouvernes par dautres modes de
rgulation. Cette ide est conforte par les joueurs eux-mmes, via le mythe de lvasion :
on jouerait pour viter les responsabilits, les dsagrments de la vie quotidienne, dans un
espace de pur plaisir utopique (Craipeau, 2011 a) dans lequel il serait possible de sinvestir
totalement : Jai test pour vous, la vraie vie. Trs honntement, cest pas terrible8.
Le jeu peut ds lors se prsenter comme une forme de seconde chance : une
rorganisation des modes de rgulation du quotidien, dans une qute de renchantement
du monde (Craipeau, 2011 a), dans un espace o les rgles sociales apparaissent
simplifies, peut-tre plus faciles matriser. Il tire dans ce cas davantage sa lgitimit de sa
finalit que de la gratuit ludique. Pour certains joueurs, le jeu vido passe ainsi pour un
moyen de dvelopper des comptences professionnelles. Mathieu, joueur du jeu en rseau
World of Warcraft, (Blizzard entertainment, 20049) adopte par exemple le discours-type dun
7 DUFLO Colas, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques ,
1997, p.77.
8 YC. crit dun joueur. Gagnant au concours, Micromania.fr/special/wow. Cit jn CRAIPEAU Sylvie, La
Socit en jeu(x). Le laboratoire social des jeux en ligne, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p.145.
9 World of Warcraft est un MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Playing Game) dvelopp par la
socit Blizzard Entertainment pour Vivendi Games en 2004. Ce jeu a t longtemps lun des plus populaires en
termes de pratique, avec plus de 12 millions de joueurs dans le monde en 2011.
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manager ou dun chef dentreprise, lorsquil rapporte les faons dont les joueurs de son quipe
(sa Guilde ) connects sur Internet, sorganisent pour jouer ensemble et rpondre le plus
efficacement possible aux enjeux de la partie10
. Des passerelles existent en effet, surtout dans
le jeu en rseau monde persistant de type MMORPG11
, entre la pratique vidoludique et le
monde professionnel ; lexprience vidoludique pouvant alors parfois, par exemple,
permettre dobtenir un emploi12
. Le jeu vido passe ainsi pour un outil servant acqurir des
comptences utiles la vie quotidienne ou la construction de soi. Le renchantement du
monde promis par les jeux en rseau renvoie finalement un renforcement des sentiments
dadhsion aux rgles institues (Craipeau, 2011 a).
De manire plus gnrale, Vincent Berry (2012 a) parle de modes d apprentissage
pour caractriser la porte sociale du jeu vido : en tant que pratique culturelle, il diffuse des
savoir-faire, des comptences permettant de se situer socialement. Le jeu vido en solitaire
nest donc pas en reste de ces rapports de rciprocit entre pratique ludique et pratique
sociale. Pour les jeux de type arcade13
, mobilisant des valeurs de matrise et de
performance dans la confrontation du joueur la machine et aux injonctions du programme
10
Cest une question de leadership, l, pour le coup () Les meilleurs joueurs que vous avez recruts, vous
devez les garder. Cest souvent un peu difficile. Vous avez les gens qui peuvent partir : la limite, vous nen
avez un peu rien faire. Et vous avez des gens : faut pas quils partent. Donc, vous tes dans une relation, mme
sil y a thoriquement une hirarchie, parce que mme lditeur fait en sorte quil y ait une hirarchie : vous
tes dans une Guilde, il y a des grades que vous pouvez rgler en tant que Matre de Guilde, avec diffrentes
permissions Il y a tout un systme fait pour tre hirarchique, mais en fait dans la ralit, cest comme un bon
lment dans une entreprise : cest difficile Il y a des gens qui peuvent partir, a vous empchera pas de
dormir, et puis il y en a dautres, vous vous dites : Merde, comment je vais faire ? Il faut que je le garde.
Entretien avec Mathieu, 29 ans, joueur de World of Warcraft, consultant informatique, men par Sylvie Craipeau
et Raphal Koster, Nantes, 05/11/ 2008.
11 Massively Multiplayer Online Role Playing Game (jeux de rle massivement multijoueurs) : ce sont des jeux
en rseau sur Internet constituant des mondes persistant (qui continuent vivre mme lorsque le joueur se
deconnecte) et dans lesquels le joueur commande un ou plusieurs avatars quil doit faire progresser en
accompagnant des qutes, en explorant les environnements numriques rgulirement remis jour par les
diteurs de jeu, ou en socialisant avec dautres joueurs en rseau.
12 Les champions de WoW (World of Warcraft) monnayent dsormais leur savoir-faire dans le monde bien
concret de l'entreprise. Yahoo! a embauch Stephen Gillett pour son charisme virtuel. Ses talents de chef de
Guilde lui ont valu rien de moins qu'un poste de manager senior en ingnierie. Le japonais Joy Ito menait lui
aussi une guilde de 400 personnes dans le monde entier, comprenant des mdecins, des PDG, des mres de
famille, des tudiants et assure : Motiver des dizaines de personnes travailler ensemble sur un long terme, cela
revient conduire un projet, comme le lancement d'une socit. : GABIZON Ccilia, Le monde selon World
of Warcraft, Lefigaro.fr, 02 novembre 2009, (en ligne) http://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-
20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.php. Consult le 23/09/2012.
13 Vincent Berry propose cette dfinition de la borne darcade : machine ddie lapplication dun jeu vido
et mise la disposition du public dans des bars ou des salles de jeux. Il sagit le plus souvent, comme pour les
flippers, dun systme lectronique et/ou informatique insr dans un coffre en bois auquel un monnayeur est
ajout : BERRY Vincent, De Pong World of Warcraft : construction et circulation de la culture (vido)
ludique in BROUGRE Gilles (dir.), La Ronde des jeux et des jouets. Harry, Pikachu, Superman et les autres,
Paris, ditions Autrement, coll. Mutations , 2008, p. 27.
http://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.phphttp://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.php
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informatique rpondre le plus rapidement possible aux vnements de la partie, certains
joueurs disent dvelopper des comptences psychomotrices accrues, grce aux rflexes requis
par le jeu14
.
Linsistance sur ce que le jeu vido peut apporter au joueur comme bnfice dans un
discours de lgitimation des pratiques, ou sur ce dont il peut le priver dans un discours
critique sur les risques sanitaires et sociaux, ne suffit cependant pas comprendre les valeurs
symboliques qui donnent sens au plaisir de jouer. Mme si le jeu se dfinit objectivement par
ses rgles, ce qui en fait la signification culturelle passe par la reconnaissance de leur
lgitimit, travers les sentiments dadhsion qui y sont attachs. Les exemples que nous
venons de citer mettent quelque peu de ct cette question du plaisir, pour faire valoir
limportance sociale que recouvre la pratique ludique. Mais sans prendre en compte la part de
gratuit inhrente au ludique, on introduit un biais considrable dans le discours sur le jeu : on
en fait une pratique purement rationnelle, oriente vers une fin. On labore une reprsentation
du jeu dtache du fait de samuser, ce qui revient donc paradoxalement parler du jeu en
tant que non-jeu, activit srieuse, utile.
Le plaisir ludique
La socit est ludique lorsquelle est apprhende dans une disposition desprit qui
tend lui confrer cette valeur : Jouer, cest dabord poser que lon joue15
. Ce caractre
phnomnologique de la pratique de jeu pose des problmes pistmologiques : comment
14
Jean-Baptiste, joueur professionnel du jeu en rseau Counter-strike (Valve software, Sierra, 2000), jeu de
combat en arne relevant en partie du jeu darcade par la courte dure de ses parties (cinq minutes maximum) et
la concentration quil requiert pour ragir aux mouvements des autres joueurs, explique : Javais eu quand
jtais tout petit un accident crbral. Jai t opr. Et jai eu des squelles pendant des annes : des retards
psychomoteurs au niveau des extrmits. Cest--dire un manque dagilit, de dextrit au niveau notamment
des membres suprieurs, des mains. Je pouvais faire mes lacets ou manger moi-mme, mais ctait pnible.
Quand il sagissait de courir lcole, en sport, javais toujours une longueur de retard sur tout le monde.
Javais deux annes de retard. En 3me
, javais les performances dun lve de 5me
. Je faisais empot, mou,
maladroit. Et ma femme ma dit quau bout de deux ou trois annes intensives dans le jeu Counter-strike, a a
stimul mes capacits motrices indirectement : en stimulant lactivit crbrale qui soccupe de la
reprsentation spatiale. Ce quelle a observ, cest quen stimulant mon cerveau, ce jeu ma permis de combler
le retard psychomoteur que javais acquis. Alors moi, cest vrai que je le sens un petit peu. Je vois quil y a des
choses que jarrive faire que je ne faisais pas avant. Mais elle, elle ma dit que ctait spectaculaire, que jai
combl le foss qui me sparait dun homme normal en matire de mobilit et de dextrit. : Entretien avec
Jean-Baptiste, 30 ans, joueur de Counter-strike, coach sportif de jeu vido professionnel, Paris, 17/07/2006.
15 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,
p.78.
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rendre compte du plaisir de jouer, sil est par dfinition dordre sensible et sil ressort, de
plus, dimpressions personnelles ?
Si le jeu, en tant que pratique rgule est une activit sociale, il nen est peut-tre pas
de mme lorsquon sintresse sa dimension ludique. Nous entrons alors dans la relativit
des reprsentations personnelles que chacun se fait de son activit : amusante pour certains,
srieuse pour dautres Il sagit donc de rechercher la porte culturelle des pratiques
vidoludiques en questionnant les reprsentations sociales des joueurs pour y trouver des
valeurs symboliques partages. Lorsque Jacques Henriot crit : Avant dtre structure, le jeu
est ide16
. , il ouvre la voie pour une approche comprhensive weberienne des motifs
culturels17
invoqus par les joueurs pour caractriser leurs pratiques. Ainsi, dans le jeu, se
marque un primat du sens sur la structure. Ce nest pas la structure qui engendre le sens, mais
le sens qui fait tre la structure18
. Nul besoin dsormais dessentialiser les pratiques de jeux
vido par leurs cadres rgulateurs ou leurs dispositifs techniques : cest lusage, chez le
joueur, que surgissent ses significations culturelles.
Les manires de jouer nen demeurent pas moins dtermines socialement : et pour
quun jeu apparaisse comme plaisant, il faut dj que lon reconnaisse en lui, de manire
intuitive, des valeurs auxquelles la socit a permis dadhrer dans un premier temps.
Questionner la porte socio-culturelle du plaisir ludique dans les pratiques de jeux vido,
comme nous proposons de le faire dans cette thse, na cependant rien dune tentative de
gnraliser le plaisir ludique une vision irnique du social qui relativiserait toute frontire
entre jeu et srieux. Il sagit plutt de chercher percevoir les modes de rgulation sociale et
les valeurs culturelles qui font que le joueur de jeu vido, en prenant plaisir jouer son jeu,
manifeste des sentiments dadhsion caractristiques de manires dtre au monde spcifiques
de diffrents rgimes dexpriences et diffrents types de pratiques. un premier niveau,
nous devrons considrer dun point de vue objectif qui sera celui dune anthropologie, cest-
-dire conjointement dune psychologie du comportement et dune sociologie des institutions
16
HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,
p.17.
17 Soulignons que nous nous revendiquons, par lemprunt de cette expression, de la mthodologie de Max Weber
qui, dans Lthique protestante et lesprit du capitalisme (1920), propose de faire une Histoire des ides pour
montrer la prennit de certaines valeurs culturelles au fil des civilisations : WEBER Max, Lthique protestante
et lesprit du capitalisme (1920), Paris, Flammarion, coll. Champs , 2000.
18 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,
p.48.
-
18
-, le jeu comme structure constitue19
. Le plaisir ludique est ainsi comprendre au pluriel,
travers la diversit des valeurs qui le caractrisent et renvoient des structures
institutionnelles.
Lenjeu de cette thse est de retrouver des significations sociales partages qui
tablissent ce qui fait jeu dans une pratique vidoludique, et qui ne ressortent pas uniquement
de linstabilit dimpressions personnelles. Ce sont donc dans les reprsentations sociales
quil nous faut retrouver des valeurs symboliques partages caractrisant les expriences
personnelles des joueurs isols dans leurs sensations. Il ne sagit pas de remettre en cause la
frontire entre jeu et srieux, mais de rester attentif leurs mouvements, leurs dynamiques,
qui refltent les variabilits des sentiments dadhsion collectifs attachs des structures
sociales : Cest que les rapports du jeu et du srieux sont imprvisibles, en perptuelle
mutation, au point que leur dfinition rciproque ne semble pouvoir tre que provisoire et
locale20
. Car le jeu, mme considr dans ses spcificits rgulatrices et techniques nest pas
seulement un cercle magique spar des autres activits sociales (Huinzinga, 1938)21
: il
est galement une attitude ludique, une disposition desprit, dpendant de la subjectivit de
lindividu. Rappelons-le : le jeu napparat quau moment o quelquun adopte une attitude
ludique lgard de la situation dans laquelle il se trouve22
.
Le jeu vido est donc une manire dtre au monde (Durkheim, 1895 ; Mauss,
1901) si on le considre travers les significations culturelles qui y sont rattaches et les
faons dont sy expriment diffrentes formes de plaisir ludique :
19
HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,
p.16.
20 DUYCKAERTS ric, Pour un point de vue fragmentaire sur le jeu , Quaderni, n2, automne 1987, p.12.
21 Ce concept de cercle magique chez Huizinga fit lobjet de nombreuses critiques dans le champ des Game
Studies (Zabban, 2012 a), mais luvre de Huinzinga tudie avec plus dattention offre pourtant dj en elle-
mme une analyse beaucoup plus subtile du phnomne ludique que ce que la traduction franaise a pu en laisser
penser. Dans un commentaire trs document de la premire dition du livre Homo Ludens (1938), Jacques
Dewitte nous apprend que le sous-titre original de cette uvre ntait pas Essai sur la fonction sociale du jeu,
comme la traduction franaise le publia en 1951, mais Essai dune dtermination de llment ludique de la
culture , ce qui rejoint une conception beaucoup plus large de la pratique ludique comme phnomne culturel :
DEWITTE Jacques, L'lment ludique de la culture. propos de Homo Ludens de Johan Huizinga , in La
Manifestation de soi. lments d'une critique philosophique de l'utilitarisme, Paris, La Dcouverte, coll. textes
lappui , srie bibliothque du m.a.u.s.s., 2010, p.173.
22 GENVO Sbastien, Penser les phnomnes de ludicisation du numrique : pour une thorie de la
jouabilit , Revue des Sciences Sociales, n45, mars 2011, p.69.
-
19
Ce qui est au cur de notre problmatique, ce ne sont pas les jeux particuliers,
cest--dire les pratiques et les dispositifs ludiques dfinis de faon
conventionnelle et le plus souvent localiss dans des espace-temps prvus cet
effet, mais bien plutt le jeu, en tant que notion permettant de cerner une
composante de nos expriences ou de nos investissements dont on dira quelle
joue un rle important, voire constitutif dans le cadre des formes de vie
humaines23
.
En ce sens, lexprience vidoludique nest pas une exprimentation (Mead, 1963 ;
Craipeau, 2009 c) : elle est un ressenti, participant davantage dune construction de la
sensibilit culturelle que de lidentit sociale24
. Elle se pense moins en termes de pratiques
dinteractivit, que de mode de rception ; lusage de lobjet technique devenant la mdiation
par laquelle se diffusent les reprsentations sociales. Pour le dire autrement, le caractre
ludique du jeu vido nous oblige considrer la dimension perceptive de ses pratiques,
comme constitutive de leurs valeurs sociologiques : Lmergence de nouveaux espaces
perceptifs implique ainsi de nouvelles apprhensions du monde sactualisant dans des
formes guidant et informant le regard dont lenjeu nest pas alors seulement sensoriel ou
cognitif, mais plus profondment social et culturel. Sociologie sensorielle et sociologie de la
connaissance uvrent ainsi conjointement la comprhension des paradigmes et des idaux
qui contribuent lorganisation du social25
.
Car lorsque lobjet est pens dans son opacit et ses spcificits techniques, il nest
plus possible de distinguer les rgles contraignantes qui le structurent, des rgles qui
emportent ladhsion de lusager. Or, la dimension ludique de lobjet nintervient que lorsque
ses rgles sont acceptes. Elles peuvent ltre sous leffet de procds techniques, et nous
23
DELCHAMBRE Jean-Pierre, Le Jeu cratif comme modalit de lexprience dans une perspective
pragmatique largie , Recherches sociologiques et anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.16, (en ligne)
http://rsa.revues.org/290. Consult le 23/08/2012.
24 La crativit du joueur ne se comprend ds lors plus tant dans la pratique comme une modalit daction,
que comme une modalit de choix entre plusieurs reprsentations sociales pour donner sens son action. Plus
prcisment, et sur ce plan il convient dengager le dbat avec quelques courants de la sociologie pragmatique
actuelle, nous ne caractrisons pas la crativit dabord comme une capacit (individuelle ou collective, et
principalement cognitive) de trouver des solutions des problmes pratiques qui se posent ou qui surgissent,
mais plutt comme la capacit dentrer dans des dispositions qui permettent de se prendre au jeu et davoir
accs lintressement, en de (ou ct) des justifications de sens ou de valeurs. : DELCHAMBRE Jean-
Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et anthropologiques, vol.40,
n1, 2009, pp.8-9, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.
25 SAUVAGEOT Anne, Voirs et savoirs. Esquisse dune sociologie du regard, Paris, Presses universitaires de
France, coll. Sociologie daujourdhui , 1994, p.11.
http://rsa.revues.org/290http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012
-
20
verrons que la conception des jeux vido se fonde beaucoup sur les thories de la psychologie
cognitive visant obtenir chez lindividu des ractions de plaisir, nes de stimulations
sensorielles (Solinski, 2012). Mais elles le sont aussi, en tous les cas, dans des usages qui,
dune manire ou dune autre, trouvent leur lgitimit dans des reprsentations sociales et des
valeurs symboliques : le plaisir ludique a une porte culturelle partir du moment o il est
porteur de signification.
Le plaisir que les joueurs prennent leurs pratiques de jeu pourrait ainsi constituer une
rponse la crise de lillusio (Delchambre, 2005) qui caractrise le nouvel esprit du
capitalisme 26
(Boltanski, Chiapello, 1999) et dans lequel il serait de plus en plus difficile de
se prendre au jeu et dadhrer des injonctions toujours plus contraignantes de
valorisation de soi dans des contextes comptitifs. Cette rponse est corrlative des sentiments
de souffrance et de frustration qui accompagnent les injonctions tre soi dans la socit
individualiste (Ehrenberg, 1998). Le jeu vido, en tant que pratique ludique semble ainsi
favoriser lintriorisation de rgles sociales et de leurs valeurs culturelles : il restitue du
symbole signifiant des contraintes qui, sans cela, seraient subies sans plaisir. Le jeu vido
restaure des sentiments dadhsion des reprsentations collectives et des modes de
rgulation sociale, sous couvert de son caractre ludique.
Les traditions de la thorie critique qui veulent dissiper les illusions du jeu pour faire
valoir les ralits sociales quelles dissimulent dans leurs mcanismes de domination
politiques (Feenberg, Grimes, 2009) ne suffisent donc pas comprendre les valeurs
culturelles en vertu desquelles ces modes de domination apparaissent lgitimes dans les
reprsentations sociales. Si la tche du sociologue est de remettre en contexte les pratiques de
jeux vido pour donner voir les structures sociales dans lesquelles elles sinscrivent, elle est
aussi, pensons-nous, de chercher comprendre les dynamiques sociales dans les discours, les
croyances, les reprsentations diffuses qui permettent de caractriser ladhsion aux rgles
imposes : Nous avons besoin dune qualit primordiale dillusion pour pouvoir nous
prendre au jeu de la vie (illusio) 27
.
26
Nous entendons ici capitalisme au sens quen donne Max Weber (1920 ; 1922) dans son idal-type du
capitalisme moderne : cest--dire un ensemble de structures sociales organises selon les principes de la
rationalit en finalit et de la domination lgale au moyen de hirarchies administratives et bureaucratiques. Le
capitalisme moderne apparat ainsi comme le modle culturel indpassable des socits modernes et peut
mme caractriser les rgimes politiques conomie non capitaliste, tant que ceux-ci possdent une
administration bureaucratique et obissent aux mmes croyances en la lgitimit du type de domination lgale.
27 DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.15.
-
21
Lenjeu de notre approche socio-anthropologique est dobserver les faons dont
ladhsion aux rgles imposes - mme si elle est sollicite par des procds techniques qui
instrumentalisent lindividu son insu - peut constituer des dynamiques sociales portes par
des valeurs symboliques. Nous retenons ici la dfinition du jeu que donne Jean-Pierre
Delchambre : une dimension fondamentale de lexistence humaine, qui imprime sa marque,
donne des couleurs, fait entendre sa tonalit dans une multiplicit de situations de la vie
quotidienne () un de ses principaux accomplissements () est de procurer le sentiment que
les choses sont intressantes , quelles valent la peine, que lon y tient (au double sens du
terme : elles reprsentent une valeur / elles nous soutiennent)28
. Cette dfinition rejoint le
projet dun point de vue fragmentaire sur le jeu propos par ric Duyckaerts en 198729
. Il
sagit de comprendre la place que prend le jeu dans lensemble de nos activits sociales. Les
valeurs spcifiques du jeu vido comme objet technique sont ainsi interroges dans leurs
fondements culturels et mises en rapport avec dautres pratiques sociales.
Le plaisir symbolique
Notre travail veut ainsi retenir de lexprience vidoludique une dfinition axe sur le
plaisir symbolique que le joueur entretient dans son rapport la socit. Nous rejoignons le
cadre thorique de lanthropologie maussienne, dans laquelle la subjectivit individuelle se
fait le reflet de reprsentations collectives. Nous utilisons donc la pense de Marcel Mauss
dans la perspective dune sociologie pragmatique sinscrivant dans la continuit de luvre de
Durkheim, partir de sa notion de reprsentation sociale . Ce nest donc pas le Mauss des
Techniques du corps (1934) que nous retenons ici, mais plutt celui de La Sociologie,
objet et mthode (1901) o se dveloppe une conception dynamique de la sociologie dans
ses caractres danthropologie symbolique30
. La nuance est dimportance concernant ltude
des pratiques de jeux car elle suppose dtudier le jeu non pas comme un rituel (Henricks,
2006) dont les techniques du corps seraient les outils, mais plutt comme un rapport sensible
au monde, pouvant se penser en termes de reprsentation sociale.
28
DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.14.
29 DUYCKAERTS ric, Pour un point de vue fragmentaire sur le jeu , Quaderni, n2, automne 1987, p.12.
30 On appellera anthropologie symbolique lapproche sociologique consistant sintresser aux
reprsentations sociales et aux valeurs symboliques qui les constituent.
-
22
Le symbolique, chez Mauss (Karsenti, 1997 ; Tarot, 1999) renvoie en effet la
pluralit des significations culturelles attaches une pratique :
Mauss nen est pas faire la thorie du symbolisme, car il est convaincu que, si
tout fait sens dans le monde humain, cest parce que tout fait immdiatement
plusieurs sens. La nature premire des symbolismes concrets, vivants, tels quils
soffrent lobservation, cest lopacit dune sorte de clair-obscur qui contient
une polysmie congnitale. Il ne sagit donc pas de polariser le regard sur une
ligne de sens et doublier les autres, mais au contraire douvrir pour laisser
paratre cette pluralit donne mais implicite dans le chatoiement et la mobilit du
phnomne31
.
Le ludique se situe prcisment dans cette indtermination du rapport symbolique
la pratique : Le plaisir dun jeu est toujours impur, toujours multiforme, toujours plusieurs.
Il est toujours un ensemble des plaisirs du jeu32
. Cette pluralit des formes de plaisir
correspond la pluralit des reprsentations sociales pouvant donner sens un mme
phnomne.
Penser la porte symbolique des pratiques de jeu laune du plaisir quelles gnrent,
revient donc, selon ce cadre thorique, sintresser aux modes de perception par lesquels
celles-ci prennent sens. Nous tenons donc ds prsent critiquer la traditionnelle opposition
entre sens et signification, entre expriences sensorielles et interprtations symboliques33
.
Lorsque Hans Ulrich Gumbrecht porte en sous-titre de son ouvrage loge de la prsence
(2010) : ce qui chappe la signification , il omet de souligner que toute rflexion sur la
31
TAROT Camille, De Durkheim Mauss : linvention du symbolique. Sociologie et sciences des religions,
Paris, La Dcouverte, MAUSS, coll. Recherches , srie Bibliothque du m.a.u.s.s. , 1999, pp.616-617.
32 DUFLO Colas, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques ,
1997, p.248.
33 Nous rejoignons ici, par exemple, la position de Vincent Amiel, lorsquil met en garde contre la rationalisation
excessive danalyses portes sur le symbolique : Pour la perception comme pour lanalyse, toute uvre dart
est au-del de sa matire, et il nest pas question de nier la ncessit dun passage lordre symbolique. Mais il
faut, je crois, que lanalyse ne se dtache prcisment pas de la perception, afin que luvre soit encore prsente
dans linterprtation quon peut en donner. Cest ce qui chappe malheureusement lutilisation forcene dune
grille de lecture symboliste, qui consiste transposer purement et simplement le registre du sensible vers celui de
lintelligible, en abandonnant au passage ce qui en fait le corps. : AMIEL Vincent, Kieslowski, Paris, Rivages,
coll. Rivages cinma , 1995, p.18.
Nous proposons, pour notre part, dtendre la conception du symbolique une perspective touchant au
phnomnologique, parce quelle intgre les modes de perception dans llaboration des significations
culturelles.
-
23
prsence et sur le sensible sinscrit ncessairement dans un discours34
et que, sans tomber
ncessairement dans les cueils dune grille dinterprtation rationnalisante, lexprience reste
indissociable de significations culturelles dont la porte symbolique ne survient quau travers
de sentiments dadhsion (ce qui est prcisment le contraire dune dmarche rationaliste qui
chercherait objectiver et intellectualiser les impressions sensibles par des motifs culturels
spars des contextes anthropologiques qui les ont fait natre).
Cette thse propose donc de partir de ltude des pratiques de jeux vido pour observer
les caractres ludiques et les motifs culturels qui y sont associs. Les pratiques de jeux vido
prennent ainsi la valeur symbolique dun rapport plus gnral au social, travers la
disposition desprit propre au plaisir, et permettent en mme temps dinterroger les
dterminations sociales de cette prvalence porte laffect dans les activits sociales. Jean-
Pierre Delchambre rsume trs bien notre position :
Il ny a pas choisir entre une sociologie de lexprience ordinaire et une
sociologie critique, () la tche qui se recommande nous est bien plutt de
concilier et darticuler ces deux perspectives. En effet, il sagit non seulement de
raffirmer limportance des illusions comme condition de lillusio (point de vue
dune sociologie de lexprience ordinaire), mais aussi denvisager le sort qui est
rserv aux illusions et partant, lillusio dans les conditions actuelles dune
conomie largie des biens symboliques, en relation avec lextension du
capitalisme toutes les sphres de lexistence (point de vue dune sociologie
critique)35
.
34
Citons, la suite de Jrme Game dans son introduction au livre GAME Jrme (dir.), Images des corps /
corps des images au cinma, Lyon, ENS ditions, coll. Signes , 2010, p.8, lavertissement de Michel Bernard,
in BERNARD Michel, Le Corps, Paris, Le Seuil, coll. Points. Essais , 1995, p.163 : Quon le veuille ou
non, en effet, toute interrogation du corps sopre toujours, directement ou indirectement, lintrieur du
discours, tout comme ce discours lui-mme ne slabore que sur et par la rsolution des processus matriels de la
dynamique nergtique de nos pulsions et de leur projection fantasmatique. Il ne faut jamais perdre de vue que
tout questionnement sur la ralit et la valeur du corps implique la reconnaissance en mme temps que dun
certain statut corporel de ce questionnement lui-mme, la discursivit invitable du corps senti, conu et
interrog. Questionnement, par consquent, essentiellement inconfortable et prilleux dans la mesure o il ne
faut jamais cder au mirage de la transcendance quasi immatrielle et neutre de lomnipotence dune parole
scientifique matrisant un objet corporel, ni lillusion tout aussi sduisante de limmanence matrielle dun
corps pulsionnel, rfractaire ou impermable toute verbalisation et donc toute objectivation.
35 DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.15.
-
24
Lesprit ludique, dans ce quil rvle d illusio , cest--dire de croyances en des
valeurs culturelles, demeure dtermin par des structures sociales, commencer par celles
accordant une prvalence laffect, aux sensations, aux motions, dans toute activit. Il ne
sagit donc pas de faire uvre dirnisme en limitant lanalyse sociologique aux subjectivits
individuelles, mais plutt de questionner la porte sociale de lexprience personnelle, et ses
incidences sur les reprsentations collectives.
Nous voulons ainsi questionner dans quelle mesure la pratique ludique, mme dans
ses caractres subjectifs et sensibles, peut prsenter une porte sociale plus gnrale propre
rvler des valeurs anthropologiques partages et caractriser des modes de rgulation
sociale : Sous langle de la formation du sujet, laccs au jeu et laccs au symbolique sont
entremls, non dissociables36
.
Cela suppose de proposer une analyse sensiblement diffrente des thories qui tendent
penser le jeu vido comme un media37
: car ce nest pas tant ce que le jeu vido
communique a priori travers ses contenus ou sa politique ditoriale qui va, selon nous,
dterminer le sens anthropologique des pratiques de jeux, que ce quil transmet a
posteriori de significations symboliques lusager. Autrement dit, la SAJ (Socio-
Anthropologie du Jeu) sintresse de faon privilgie ce qui se passe lorsque nous nous
mettons en jeu et que nous sommes pris par le jeu. Par-l, elle se distingue de la plupart des
approches du jeu dans le domaine des sciences sociales, lesquelles se trouvent tre des tudes
spcialises des jeux en tant quactivits ou dispositifs particuliers38
.
Socio-anthropologie du symbolique
Nous arrivons alors la problmatique pistmologique de nos recherches. Car le
jeu vido est avant tout une pratique : les significations attaches son exprience sont
36
DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, note 44,
p.14.
37 Pour un aperu de cette approche dans la littrature scientifique francophone, se rfrer LAFRANCE Jean-
Paul, OLIVERI Nicolas (dir.), Les Jeux vido. Quand jouer cest communiquer , Herms, n 62, avril 2012.
38 DELCHAMBRE Jean-Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et
anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.4, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.
http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012
-
25
essentiellement perues dans linteraction au dispositif technique. Mathieu Triclot le formule
bien dans une table ronde sur la dimension politique du jeu vido :
Il y a une diffrence fondamentale entre regarder un jeu et y jouer. On ne pratique
pas du tout le mme dcodage quand on regarde un Call of Duty39
dans des walkthrough40
-
a mest arriv pour viter davoir y jouer, pour savoir ce quil y avait dedans et quand
on le joue. Par exemple, quand je vais jouer un Call of Duty, je suis occup toute une
srie de tches qui sont balances par le jeu et je me rends compte quand je regarde le
walkthrough aprs que jai rat une bonne partie des messages.
Donc, a me semble extrmement intressant. Les jeux vido produisent des messages.
Et je suis oblig de dire que malheureusement, dans leur immense majorit, je suis
profondment en dsaccord politiquement avec les messages que les jeux me proposent. Mais
en un certain sens, heureusement que a ne fonctionne pas au niveau de lacte ludique. Cest-
-dire que si je regarde une vido comme un Call of Duty, je vomis ou je me dis mince, cest
pas possible un truc pareil !. Mais si jy joue, je suis occup autre chose. Je suis occup
dceler des signaux41
.
Autrement dit, lexprience vidoludique mobilise lessentiel de ses significations
ludiques dans linstant mme de la pratique. Le plaisir de jouer se manifeste alors dans des
rapports aux rgles qui circonscrivent en mme temps lattention du joueur des
considrations pratiques ou des sensations fugaces prises dans le feu de laction.
Comprendre comment ces plaisirs de jeu peuvent constituer une adhsion des
reprsentations sociales suppose donc de sarracher de la stricte observation des pratiques,
pour les renvoyer des significations culturelles plus gnrales qui ne peuvent pourtant pas
apparatre la conscience du joueur au moment mme o il joue : jusqu une date trs
rcente, celui qui, par got ou par mtier, posait des questions ses semblables savait que rien
39
Call of Duty (abrg CoD) est un jeu vido de tir subjectif se droulant pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dvelopp par le studio Infinity Ward et dit par Activision, il est sorti sur ordinateurs Windows et Mac OS X
en 2003. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Call_of_Duty. Consult le 06/08/2012.
40 Le walkthrough peut dsigner une installation foraine dans laquelle le visiteur se dplace pied dans un
parcours scnique. Il renvoie aussi, et cest le sens employ ici, des vidos de parties de jeux vido le plus
souvent consultables sur Internet qui permettent au joueur de visualiser les contenus dun jeu sans y jouer.
41 TRICLOT Mathieu, Les Jeux vido ont-ils une couleur politique ? , table ronde du Stunfest Festival,
Rennes, 13 avril 2012, (captation vido en ligne) http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-
politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/. Consult le 06/08/2012. Citation retranscrite du
segment : 16mn 44 17mn 50 de la vido.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Call_of_Duty.%20Consult%20le%2006/08/2012http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/
-
26
nest moins facilement communicable quune exprience. Cest mme cette difficult quon
reconnat quil sagit dune exprience42
.
Cest la question de la rflexivit des activits sociales qui est pose ici telle quelle
est traite dans le champ de la thorie de laction : on naccde pas aux mmes significations
culturelles selon que lon agit ou que lon rflchit son action. Ainsi, si la pratique
vidoludique mobilise beaucoup de sensations, suscitant des ractions immdiates des
stimuli, elle peut galement avec le recul constituer des ressentis aux significations culturelles
plus profondes :
La ncessit dtablir une distinction entre le sentir et les sensations se dessine.
Le sentir apparat comme le mode privilgi de lexprience, fondamentalement
diffrent du connatre et du percevoir. Il constitue une exprience sympathique,
une exploration du monde de lintrieur qui existe avant toute thmatisation ()
Alors que la sensation, indispensable lorientation efficace de laction, est en
mme temps dtermine par la qualit du rsultat obtenu. Le bateau gagne de la
vitesse ou il en perd, le rendement du geste augmente ou diminue. Leffet justifie
la valeur de lacte et fonde la pertinence des sensations localises qui
conditionnent son efficacit43
.
La mthode de lentretien sociologique que nous avons adopte offre la possibilit
daccder une dimension socioculturelle dans les significations que les individus attachent
leur pratique, qui ne peut se rvler de la mme manire via lobservation participante ou
ltude de la pratique en action. Nous avons men 149 entretiens qualitatifs auprs de joueurs
de toutes pratiques dans une vise comparative (voir notre partie I, chapitre 3) pour accder
lexpression de sensibilits ludiques dans les significations culturelles que les joueurs
attachent leurs pratiques. Les discours que les joueurs portent sur leurs pratiques ne sont
peut-tre pas le moyen le plus direct de connatre le jeu vido en tant que tel dans lefficacit
de ses mcanismes de stimulation sensorielle, la spcificit de ses contenus ou de ses cadres
rgulateurs. Mais ils nous permettent de comprendre la place que prend le jeu dans des
univers de symbolisation, des champs de rfrence culturels qui traduisent les dynamiques
42
DANEY Serge, March de lindividu et disparition de lexprience (1992), Trafic, n82, t 2012, p.91.
43 GRIFFET Jean, La Dimension sensible de la culture , Communications, n86, 2010, pp.49-50.
-
27
sociales des reprsentations collectives, des sentiments et des croyances ncessaires pour
adhrer ces cadres :
La logique affective, considre sous langle de son laboration sociale, rvle
une cohrence, une force, une prcision et une objectivit que le point de vue
individualiste ne pouvait souponner ou, plutt, quil pouvait seulement
souponner, nen relevant que les rsidus partiellement dposs dans chaque
conscience, et se montrant incapable de remonter leur source44
.
Lenjeu est ainsi de faire valoir la porte socioculturelle des jeux vido par une
approche comprhensive dinspiration wbrienne pour sintresser aux significations
mobilises dans les reprsentations que les joueurs se font de leurs pratiques. Ceci pos, la
mthode comprhensive prsente cependant des limites qui sont celles de la sociologie
pragmatique de Boltanski et Thevenot (Corcuff, 1995) : le risque de ramener le discours de
lindividu des modes de rationalit, et de livrer ainsi une lecture utilitariste de lactivit
sociale (Delchambre 2009 b). Il nous faut donc insister sur le caractre indispensable des
observations ethnographiques pour complter les entretiens. Nous avons ainsi investi
plusieurs terrains, pendant nos cinq annes denqute, que nous dtaillerons galement dans
notre partie I chapitre 3, consacre notre mthodologie. Notre mthode est ici emprunte
Pierre Clastres, lorsquil prconise le dploiement de la sensibilit de lanthropologue dans
son rapport au terrain :
Rien ici ne saurait se substituer lobservation directe : ni questionnaire si
prcis ft-il, ni rcit dinformateur quelle quen soit la fidlit. Car cest souvent
sous linnocence dun geste demi esquiss, dune parole vite dite que se
dissimule la singularit fugitive du sens, que sabrite la lumire o prend vie tout
le reste45
.
Au risque denfoncer une porte ouverte, soulignons quun entretien ne se comprend
pas de la mme manire, selon que lon se contente den lire la retranscription, ou si lon va
44
KARSENTI Bruno, L'Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris,
Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques , 1997, p.32.
45 CLASTRES Pierre, Chronique des indiens Guayaki. Ce que savent les Ach, chasseurs nomades du Paraguay,
Paris, Plon, coll. Terre humaine , 1972, p.12.
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soi-mme le recueillir sur le terrain. La diffrence tient en ce que lon peut ressentir de lautre,
ce que lon peut comprendre partir des expressions du visage, des gestes et mille autres
petits signaux pris dans le contexte qui ne sont jamais explicits dans la discussion. Il en va
de toute faon toujours ainsi, quand bien mme le sociologue, lafft de dterminants
sociaux, ne voudrait pas le reconnatre. Ce dont nous parlent les individus, lorsquon prend le
temps de les couter, cest avant tout de ce qui les touche directement, de ce quils prouvent,
ressentent et sont en mesure dexprimer46
. Ces rencontres fondent le vritable soubassement
de notre problmatique : la question du plaisir chez les joueurs est en effet relativement
rarement aborde explicitement dans les entretiens. Lorsque certains joueurs nous ont dit tre
passionns, il sagissait le plus souvent de discours de lgitimation de leurs pratiques pour
infirmer les prjugs sur laddiction ou lalination. Mais ce qui caractrise le plaisir de jouer
reste gnralement de lordre de lindicible : le mettre en mot serait dj lobjectiver et donc
perdre une part de ce qui fait son essence. Nous naurions probablement jamais song poser
la question des formes sociales et des valeurs culturelles qui constituent le plaisir
vidoludique, si nous navions pas rencontr ces joueurs et ressenti que, quel que soit le
caractre parfois minemment technique et rationnel de leurs discours, ils taient
ncessairement ms par des formes dadhsion quil nous fallait interroger.
La question qui se pose et qui ne peut recevoir de rponse dlimite et dfinitive mais
ouvrir plutt sur des pistes de recherches, des terrains dobservation anthropologiques est
donc la suivante : quelles valeurs, quels motifs culturels lexprience affective du jeu vido
permet-elle daccder ? Partant du postulat quil nexiste pas dactivit sociale alinante
totalement dpourvue de signification symbolique (Guibet Lafaye, 201247
), nous chercherons
mettre en vidence les liens qui rattachent une pratique vidoludique des manires de
penser, de sentir et dagir collectives.
46
JAURGUIBERRY Francis, Les Branchs du portable, Paris, Presses universitaires de France, coll.
Sociologie daujourdhui , 2003, p.134. 47
Et nous verrons, dans notre Partie II, chapitre 2, que les phnomnes daddiction aux jeux vido renvoient eux
aussi des reprsentations symboliques particulires qui ont trait lanomie durkheimienne : cest--dire le
ressenti dune absence de cadre rgulateur qui met en scne une scission entre lindividu et la socit.
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Annonce du plan
Ce travail propose donc de confronter les valeurs symboliques de lexprience
vidoludique avec ses dterminations sociales. La premire partie Socio-anthropologie du
plaisir ludique pose les cadres thoriques et la mthodologie que nous avons choisis pour
tudier la dimension ludique des pratiques de jeux vido. Le chapitre 1 dveloppe la question
du fait social chez Durkheim en montrant limportance quy tiennent les sentiments
dadhsion aux rgles collectives. Dans cette lgitimit de la rgle se trouve la source du
plaisir ludique, au sens dillusion ncessaire lindividu pour intrioriser les contraintes de
son activit. La prvalence de la notion dexprience dans les discours sur les pratiques de
jeux vido peut ds lors tre rattache limportance que tiennent les sensations et les
motions individuelles dans les reprsentations sociales dune activit.
Le chapitre 2 dmontre la fertilit dune telle approche anthropologique symbolique
pour la recherche sur les jeux vido. En tirant lanalyse des pratiques de jeux du ct de leur
dimension ludique, nous pouvons accder la comprhension des valeurs culturelles des
socits qui les produisent. Nous proposons donc de mettre en perspective ltat de lart de la
recherche en Game Studies depuis les annes 1970 avec une anthropologie historique des jeux
vido pour faire valoir comment les thories scientifiques sur le jeu correspondent aux valeurs
culturelles des pratiques qui leur sont contemporaines. Lenjeu de ce chapitre est double.
Dune part, il sagit de rompre avec la tradition des Histoires volutionnistes du jeu vido
axe sur un progrs technique dans la succession des dispositifs leur servant de support, pour
envisager au contraire le caractre discontinu de cette Histoire (Gras, 1980) travers les
diffrentes dynamiques sociales qui en ont rythm le dveloppement (les collectifs de
Hacker , lArme, lIndustrie). Dautre part, il sagit de contribuer une mise en ordre
de la littrature en Game Studies qui, surtout dans le champ francophone, est encore en cours
de constitution et souffre toujours dun manque dunit (Rufat, Ter Minassian, 2011 ; Boutet,
2011 a), en insistant sur les spcificits dune approche anthropologique portant sur les
valeurs symboliques de la pratique de jeu, et en se positionnant par rapport aux approches
objectivantes ramenant le jeu sa structure et son cadre rgulateur.
Le chapitre 3 pose les principes dune approche socio-anthropologique tenant la fois
de la sociologie comprhensive de Weber, de la mthode ethnographique sur le terrain et de
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lanalyse maussienne du fait social, pour observer de manire tangible des manifestations
subjectives de plaisir ludique et les rapporter des motifs culturels et des cadres rgulateurs
plus gnraux . Penser scientifiquement le plaisir ludique reste une gageure pistmologique
dont la difficult explique probablement le peu de travaux consacrs en sciences humaines
cette question. Mais par les allers-retours entre observations empiriques, entretiens qualitatifs
et analyses macro-sociologiques, les valeurs symboliques de la pratique peuvent tre
envisages aussi bien dans leur dimension subjective, quau travers de leurs dterminations
sociales.
La seconde partie : LExprience vidoludique , questionne les fondements
sociologiques de la notion dexprience et en analyse les valeurs symboliques. Le chapitre 1
revient sur les structures sociales organisant lindustrie vidoludique. Le caractre
illusoire du plaisir ludique se trouve ainsi clair par les idologies de la socit
technicienne, attachant des valeurs magiques lusage de lobjet qui rassurent en fait une
emprise et un contrle social sur lindividu. Lconomie capitaliste se fonde sur de tels modes
de rgulation technique, en ce quils favorisent une sollicitation des pulsions libidinales du
consommateur (Bernays, 1928). Le dtour par une anthropologie historique de la culture
foraine permet dobserver les modes dorganisation sociale de lindividualisation des
pratiques culturelles, par des modes de rgulation spcifiques lexprience spatio-temporelle
du consommateur. Le parallle avec lexprience vidoludique nen est que plus vident,
celle-ci procdant dune industrie culturelle obissant aux mmes objectifs de rentabilit et
aux mmes valeurs symboliques. Socit technicienne et industrie du loisir dterminent ainsi
les tenants de la socit individualiste , dans les modes dindividuation des pratiques
sociales et les valeurs culturelles attachant une prvalence aux sensations, aux motions, et
aux sentiments dadhsion de lindividu. La socit individualiste ne peut cependant pas tre
rduite aux logiques rationnelles dune socit de masse : elle produit galement des valeurs
symboliques qui, mme si elles ne sont que des illusions au regard de leurs dterminations
sociales, nen ont pas moins une porte culturelle.
Le chapitre 2 propose donc de questionner les valeurs symboliques de lexprience
vidoludique. Le plaisir de jeu est le plus souvent motiv chez les joueurs par une recherche
dvasion. Lanalyse anthropologique de ce phnomne rvle en fait des valeurs de matrise
dont les pratiques de jeux vido sur tlphone portable se font le relais. Le joueur se trouve
dans un rapport dautonomie face aux modes de rgulation sociale et accde la possibilit de
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choisir ceux auxquels il souhaite adhrer, par un rapport elliptique au monde , passant du
cadre du jeu au cadre de lespace social environnant. La matrise apparat ici comme un
rgime dexprience dterminant de la pratique vidoludique ; le jeu vido se dfinissant
comme une pratique, une action que le joueur adopte conformment un cadre rgulateur
dont il doit intrioriser et domestiquer les contraintes pour en dgager du plaisir ludique. Le
jeu sur borne darcade est historiquement le premier rgime dexprience de matrise
vidoludique (Triclot, 2011 a). Il met en scne une confrontation des rflexes du joueur aux
stimulations sensorielles rptes et acclres du programme informatique. Les valeurs de
performance et de comptitivit corrlatives de ces pratiques trouvent leur point culminant
dans le dveloppement de pratiques professionnelles de jeux vido organises sur le
modle du sport moderne. Lexprience de matrise trouve ici ses limites, dans linjonction
la valorisation de comptences personnelles qui assimilent la pratique de jeu un travail, et
qui amnent le joueur rechercher de nouvelles activits pouvant lui dispenser davantage de
plaisir ludique.
Le chapitre 3 examine alors les manifestations dun autre rgime dexprience
vidoludique souvent voqu dans les entretiens : limmersion, dont lune des fonctions
sociales semble dinscrire les pratiques de matrise dans une perspective culturelle plus large,
axe sur le plaisir sensoriel, le dploiement de limaginaire et lavnement de nouvelles
formes de sociabilit. Les valeurs symboliques attaches lexprience de limmersion
permettent ainsi de caractriser le plaisir ludique qui donne sens aux pratiques de matrise
vidoludique et donc de rattacher les sensations personnelles du joueur des reprsentations
sociales partages. Lespace vidoludique se comprend ds lors comme un territoire
dexploration et dexprimentation des possibles qui caractrisent ltre au monde de
lindividu dans la socit individualiste, travers son rapport au corps, au savoir, et lautre.
La troisime partie de notre rflexion sintresse la porte instituante des
expriences vidoludiques : comment les valeurs symboliques du plaisir prouv par les
joueurs de jeu vido sinscrivent dans des processus de redfinition du patrimoine et de la
reprsentation culturelle. Le chapitre 1 rend compte dune enqute de terrain mene pendant
deux ans, lors de lexprimentation dun jeu vido sur tlphone portable au muse des Arts et
Mtiers de Paris. Cette innovation renvoie aux bouleversements anthropologiques dans les
valeurs attaches la notion de patrimoine dans linstitution musale. Une anthropologie
historique de cette notion depuis la Rvolution franaise de 1789 permet de mieux percevoir
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ce qui oppose les valeurs relatives au conservatisme acadmique celles que charrie
lexprience vidoludique dans la visite dun muse. Le plaisir ludique semble ici susciter des
sentiments nouveaux dadhsion au muse chez les visiteurs ayant expriment le jeu ; mais il
sagit alors dun muse peru par lentremise des sensations de jeux, dans une remise en cause
de ses repres spatiaux et de lordre traditionnel allou par les conservateurs lexposition des
objets. Lexprience vidoludique fonde en ce sens de nouvelles valeurs normatives
participant du mouvement de la nouvelle musologie , lorsquil cherche adapter les
modes de rgulation de linstitution musale aux sensibilits individuelles.
Dans le chapitre 2, le dtour par les tudes cinmatographiques offre un terrain
dobservation privilgi pour tudier les formes que prend le jeu vido dans les
reprsentations sociales et linfluence culturelle quy exercent les valeurs de lexprience
vidoludique48
. Lanthropologie historique des valeurs de ralit attaches limage
cinmatographique rvle un processus de subjectivation allant dune posture contemplative
o ce qui est reprsent est considr dans son objectivit, une qute de sensations pour
atteindre limage dans sa matrialit et avoir prise sur elle, comme le permet dj lexprience
vidoludique.
Se dessine au terme de ces recherches, une dfinition de la culture vidoludique
constitue de reprsentations sociales diffuses circulant entre les populations et les pratiques
culturelles, partir de valeurs symboliques et de dynamiques sociales mouvantes. Le plaisir
ludique y apparat comme lexpression de croyances et de sentiments dadhsion des centres
dintrt partags. Il donne une porte symbolique aux sensations personnelles des joueurs.
Ce qui permet de penser les rgimes dexprience vidoludique comme des formes
dengagement social.
48
Mme si, dun point de vue smiologique, limage du jeu vido peut tre considre comme un composite
proprement intellectuel ; pass au crible dune codification numrique (AMIEL Vincent, Le Corps au cinma :
Keaton, Bresson, Cassavetes, Paris, Presses universitaires de France, coll. Perspectives critiques , 1998,
p.122), il nen demeure pas moins que dans les usages , lexprience vidoludique mobilise des modes de
perception qui peuvent sassimiler une exprience du corps, en termes physiologiques. Notre travail consiste ensuite rechercher la porte culturelle de ces expriences physiologiques du corps chez le joueur de jeu vido.
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PREMIRE PARTIE
SOCIO-ANTHROPOLOGIE
DU PLAISIR LUDIQUE
PART ONE
SOCIO-ANTHROPOLOGY
OF GAMING ENJOYMENT
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34
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CHAPITRE 1
LE JEU VIDO COMME
MANIRE DTRE AU MONDE
This is the moment when we realize that everybody can be a video gameplayer49
.
Rsum : Ce chapitre propose de poser notre problmatique, savoir : dfinir la culture
vidoludique par le prisme du plaisir ludique et des valeurs symboliques qui le caractrisent
dans les reprsentations sociales des joueurs. Le cadre thorique durkheimien du fait social,
revu par Mauss la lumire dune anthropologie porte sur la dimension sensible des
manires dtre au monde se prte particulirement bien une dfinition du jeu vido
comme disposition desprit (Henriot, 1969). Le concept d exprience vidoludique
nous permet alors de penser la pratique de jeu vido comme un ensemble de manires de
penser, de sentir et dagir renvoyant aux spcificits socio-techniques de ses dispositifs.
CHAPTER ONE : VIDEO GAMING AS A PRESENCE TO THE WORLD
Summary : This chapter sets our question, which is : how can we define videogaming culture
with the help of the videogaming enjoyment prism and the symbolic values that characterises
them in the players social representations. The theoretical durkheimian framework of the
social fact, reworked by Mauss in the perspective of an anthropology focused on the sensitive
dimension of the ways of being present to the world, is here particularly appropriate for a
definition of video game as disposition of the mind (Henriot, 1969). The concept of
videogaming experience allows us to think of videogaming as a set of ways of thinking,
feeling, and doing, with reference to the socio-technical specificities of its devices.
49
Cest le moment o nous nous rendons compte que nimporte qui peut tre joueur de jeu vido : traduction
personnelle de JUUL Jesper, A Casual Revolution: Reinventing Video Games and Their Players, Cambridge
(tats-Unis), MIT Press, 2009, p.2
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La prsence du jeu vido est si massive dans le paysage conomique et social que la
question de limaginaire et de la culture vidoludique se pose comme un enjeu de socit.
Lide que le jeu est un espace part, un cercle magique (Huizinga, 1938) fait depuis la
fin des annes 2000 lobjet de critiques par les thoriciens du jeu vido (Lammes, 2008 ;
Blackshaw, Crawford, 2009 ; Bonenfant, 2009)50
.
Les frontires entre lespace du jeu et lespace social se brouillent (Craipeau, 2011 a).
Les tudes rcentes sur les pratiques numriques dans les familles nous informent que de plus
en plus dadultes sadonnent aux jeux vido51
. En France, une tude de mars 2012 rvle que
38% des Franais de 15 ans et plus sont des joueurs de jeux vido52
. Au Canada, en 2011,
96% des foyers sont quips dun ordinateur, et 47% possdent une console de jeu vido53
.
Cette industrie connat en effet depuis le dbut des annes 2000 une croissance
ininterrompue54
. Pierre Bruno et Laurent Trmel avancent que les usages de linformatique en
50
Nous dvelopperons ce point dans notre partie I, chapitre 2, sur ltait de lart de la littrature scientifique
consacre aux jeux vido.
51 La moyenne dge des pratiques aux tats-Unis est de 30 ans en 2012 selon ltude Ipsos Media CT,
Essential Facts about the Computer and Video Game Industry , Entertainment Software Association, 2012 (en
ligne) http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2012.pdf. Consult le 01/11/2012.
Selon une autre source, elle serait de 33 ans, en 2008 : CAPLAN Scott E., WILLIAMS Dmitri, YEE
Nick, Who Plays, How Much, and Why? Debunking the Stereotypical Gamer Profile , Journal of Computer-
Mediated Communication, n13, 2008, pp.993-1018.
Et de 33 ans galement au Canada, en 2011 : Secor Consulting Group, Faits essentiels 2011 sur le
secteur canadien des jeux vido et informatiques , Association canadienne du Logiciel de Divertissement, 2011,
(en ligne) http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Faits-Essentiels-2011.pdf. Consult le 25/10/2012,
p.13.
Mme si ces donnes demandent tre corrobores par une tude plus approfondie, nous pouvons
dores et dj faire le constat gnral, partag par Sylvie Craipeau (2011 a) dune entre de la gnration des
joueurs de jeux vido dans la vie active.
52 SIMM-TGI, Video Gamers , Kantar Media, mars 2012, (rsum en ligne) http://www.kantarmedia-
tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.php. Consult le 02/11/2012.
Vincent Berry souligne cependant que la plupart des tudes tablissant une moyenne dge leve des
joueurs de jeux vido oublient dinterroger les enfants, ce qui constitue bien sr un biais important : BERRY
Vincent, Barbie + Metallica = World of Warcraft. Penser relationnellement le jeu vido , secondes journes
dtudes Game Studies ? la franaise ! 2012 : Les jeuX vido au pluriel. Quelle diversit ? Industrie,
mtiers, interfaces, rgles, publics, pratiques, circonstances, expriences, mmoires , OMNSH, IRI, Paris, 16
juin 2012.
53 NPD, Essential Facts about the Canadian Computer and Video Game Industry , Entertainment Software
Association of Canada, 2011, (en ligne) http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Essential-Facts-
2011.pdf. Consult le 01/11/2012. Ltude donne galement le chiffre de 33 ans, pour lge moyen du joueur
canadien.
54 BOGDANOWICZ Marta, FEIJO Claudio, NEPELSKI Daniel, PRATO Giuditta de, SIMON Jean-Paul,
Born Digital / Grown Digital : Assessing the Future Competitiveness of the EU Video Games Software
Industry, JRC Scientific and Technical Reports, European Communities, 2010, (en ligne)
http://ipts.jrc.ec.europa.eu/publications/pub.cfm?id=3759. Consult le 04/11/2012. Cette tude relve par
exemple les chiffres de 43,460 milliards de dollars en 2007 ; 51,390 milliards de dollars en 2008 ; 55,089
milliards de dollars en 2009 et 58,383 milliards de dollars en 2010, pour le chiffre daffaires mondial de
lindustrie du jeu vido : p. 2. La mme tude donne quelques prcisions supplmentaires, en rapportant
diffrentes sources : For the US market alone, the combined computer games and video games sales in 2007
accounted for US$9.5 billion, an increase of 28% against 2006 (ESA, 2008). Similarly, the OECD (2004)
http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2012.pdf.%20Consult%20le%2001/11/2012http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Faits-Essentiels-2011.pdfhttp://www.kantarmedia-tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.phphttp://www.kantarmedia-tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.phphttp://www.theesa.ca/wp-content/