le jeu vidÉo comme maniÈre d’Ê - omnsh | … · 2013-09-02 · socio-anthropologie du...

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Université Paris 1 École doctorale de philosophie CETCOPRA (Centre d’Étude des Techniques, des COnnaissances et des PRAtiques) Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 Discipline : sociologie LE JEU VIDÉO COMME MANIÈRE D’ÊTRE AU MONDE SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE VIDÉOLUDIQUE Présentée et soutenue publiquement par : Raphaël KOSTER Directeurs de thèse : Mme Sylvie CRAIPEAU, professeure de sociologie à l’Institut Mines-Telecom /TEM. M. Alain GRAS, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Composition du jury : M. Vincent AMIEL, professeur en études cinématographiques à l’Université de Caen, rapporteur. M. Jean-Pierre DELCHAMBRE, professeur de sociologie à l’Université Saint-Louis de Bruxelles. Gérard DUBEY, professeur de sociologie à l’Institut Mines-Telecom/TEM. Mme Anne SAUVAGEOT, professeure émérite de sociologie à l’Université Toulouse 2 le Mirail, rapporteur.

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  • Universit Paris 1

    cole doctorale de philosophie

    CETCOPRA (Centre dtude des Techniques, des COnnaissances et des PRAtiques)

    Thse pour lobtention du grade de docteur de lUniversit Paris 1

    Discipline : sociologie

    LE JEU VIDO COMME MANIRE DTRE AU MONDE

    SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LEXPRIENCE VIDOLUDIQUE

    Prsente et soutenue publiquement par :

    Raphal KOSTER

    Directeurs de thse :

    Mme Sylvie CRAIPEAU, professeure de sociologie lInstitut Mines-Telecom /TEM.

    M. Alain GRAS, professeur mrite de sociologie lUniversit Paris I Panthon-Sorbonne.

    Composition du jury :

    M. Vincent AMIEL, professeur en tudes cinmatographiques lUniversit de Caen,

    rapporteur.

    M. Jean-Pierre DELCHAMBRE, professeur de sociologie lUniversit Saint-Louis de

    Bruxelles.

    Grard DUBEY, professeur de sociologie lInstitut Mines-Telecom/TEM.

    Mme Anne SAUVAGEOT, professeure mrite de sociologie lUniversit Toulouse 2 le

    Mirail, rapporteur.

  • 3

    Remerciements

    Travailler sur le plaisir ludique ncessite de prendre soi-mme un minimum de plaisir

    travailler. Cela naurait pas t possible sans la prsence de collgues, de soutiens et damis.

    Merci donc Sylvie Craipeau pour mavoir suivi dans toutes les tapes de mon travail

    et permis daccder des terrains denqute. Merci Alain Gras, dont les travaux

    contriburent beaucoup mon envie de faire de la sociologie. Les cours de Sophie Poirot-

    Delpech furent galement un moteur important de ma formation et je lui suis reconnaissant de

    mavoir amen dcouvrir les plaisirs de lenseignement. Grard Dubey a t un interlocuteur

    privilgi pour dmler certaines des questions suscites par ce travail. Je dois de manire

    gnrale toute lquipe du CETCOPRA (Centre dtude des Techniques, des Connaissances

    et des PRAtiques) de mavoir sensibilis lapproche socio-anthropologique.

    Les quipes des projets JEMTU et PLUG, en particulier Michel Simatic et ric

    Gressier ont eu la gentillesse de mavoir laiss les accompagner dans leurs exprimentations

    technologiques.

    Les changes avec les membres de lOMNSH (Observatoire des Mondes Numriques

    en Sciences Humaines) furent dterminants pour lclosion de ma problmatique. Je suis

    particulirement redevable tienne Armand Amato, Alexis Blanchet, Thomas Gaon, Nicolas

    Rosette et Brice Roy de mavoir donn des occasions de prsenter publiquement mon travail.

    Je noublie pas non plus mes chers collgues de laboratoire et de bibliothque :

    Sbastien Broca et Baptiste Monsaingeon, avec qui nous partagemes au jour le jour les affres

    et les joies de lcriture de thse. Une pense galement pour Ccile Decousu et Alexandre

    Duclos, compagnons de bancs duniversit et premiers interlocuteurs de recherche.

    Merci aux relecteurs de ce travail qui mont rendu limmense service daccompagner

    chaque version de leurs remarques et de leur sagacit : Claire-Sophie Beau, Marianne

    Brunschwig, Thomas Cocano, Myrto Gondicas, Christine Leroy, Fabien Lorch, Judith

    Koster: la mticulosit de leurs corrections ma rendu de grands services et a constitu pour

    moi un vrai soutien aux moments difficiles de la finalisation du travail.

  • 4

    Merci aussi et surtout tous les joueurs rencontrs pour leur confiance et leur

    gnrosit. Et Louis Banchet, pour son impact dcisif sur ma perception du terrain.

    Comment ne pas remercier enfin mon ami Daniel Touati, fidle et vaillant lecteur

    depuis les tout premiers textes ? Et Aurlie Thuez, ma compagne, pour sa patience hroque et

    son soutien de chaque instant ? Leurs relectures et leurs remarques furent une aide prcieuse

    et une constante source dinspiration : ce travail leur doit beaucoup.

    Je ddie ce travail mon fils Gabriel que je souhaite voir grandir dans le plaisir dcrit

    au fil de ces pages.

  • 5

    Il y a jeu ds quun sujet adopte lgard de lui-mme, des autres, de ce quil fait, de ce

    quil est, de ce qui est, une certaine attitude attitude quil sagit de saisir et de dcrire en

    donnant au mot le sens prcis que lui attribue lanthropologie moderne1.

    Ltre-au-monde est un concept parfaitement adapt un type de rflexion et danalyse

    qui tente de restaurer les composantes de prsence dans notre relation aux choses du

    monde2.

    1 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,

    p.74.

    2 GUMBRECHT Hans Ulrich, loge de la prsence. Ce qui chappe la signification, Paris, Libella-Maren Sell

    ditions, 2010, p.108.

  • 6

  • 7

    TABLE DES MATIRES

    INTRODUCTION. LE JEU VIDO PAR LE PRISME DE LANTHROPOLOGIE

    SYMBOLIQUE ...................................................................................................................... 11

    Le jeu vido comme objet de recherche ................................................................................... 13

    Le plaisir ludique ...................................................................................................................... 16

    Le plaisir symbolique ............................................................................................................... 21

    Socio-anthropologie du symbolique ......................................................................................... 24

    Annonce du plan ....................................................................................................................... 29

    PREMIRE PARTIE. SOCIO-ANTHROPOLOGIE DU PLAISIR LUDIQUE ........... 33

    CHAPITRE 1. LE JEU VIDO COMME MANIRE DTRE AU MONDE ........................ 35

    I - Le jeu vido, un objet controvers ....................................................................................... 40

    II Cadre thorique : le jeu vido comme fait social .............................................................. 44

    III Lesprit ludique ................................................................................................................ 52

    IV - Lexprience vidoludique ............................................................................................... 56

    V - Un rapport affectif au social ............................................................................................... 61

    CHAPITRE 2. DES GAME STUDIES AUX PLAY STUDIES : VERS UNE PRISE EN

    COMPTE DE LA PORTE SOCIO-CULTURELLE DES JEUX VIDO ............................. 65

    I tat de lart des Game Studies : pour la constitution du jeu vido comme objet de

    recherche scientifique ....................................................................................................... 67

    Exprimentations et simulation ..................................................................................... 67

    Une industrie culturelle ................................................................................................. 74

    II tat de lart des Play Studies : pour une prise en compte de la porte socio-culturelle

    des pratiques de jeux vido ............................................................................................... 81

    CHAPITRE 3. POUR UNE SOCIO-ANTHROPOLOGIE DES EXPRIENCES

    VIDOLUDIQUES ................................................................................................................. 89

    I - Les entretiens : penser le rapport lautre dans les reprsentations sociales ...................... 94

    II - Les terrains : mthode ethnographique de la socio-anthropologie ................................... 102

    DEUXIME PARTIE. LEXPRIENCE VIDOLUDIQUE ......................................... 111

    CHAPITRE 1. SOCIT TECHNICIENNE, INDUSTRIE DU LOISIR ET CULTURE DE

    LINDIVIDUALISME ........................................................................................................... 113

    I - Une socit technicienne : emprise et usages de lobjet technique ................................... 116

    II - Une industrie du loisir : anthropologie historique de la culture foraine ........................... 123

    III - Une culture de lindividualisme ...................................................................................... 131

  • 8

    CHAPITRE 2. VASION, MATRISE DE SOI ET ANOMIE .............................................. 135

    I - Lvasion : une pratique individualiste ............................................................................. 138

    Un rapport elliptique au monde : le jeu sur tlphone portable ................................. 140

    Le spectre de laddiction ............................................................................................. 145

    II Matrise de soi : jeu vido et sport moderne ..................................................................... 151

    III- Lanomie : entre dpression et crativit ......................................................................... 161

    CHAPITRE 3. LIMMERSION COMME MANIRE DTRE AU MONDE ..................... 169

    I - Limmersion : modalits de la prsence dans les pratiques de jeux en rseau .................. 180

    II Des sociabilits narcissiques ? ......................................................................................... 185

    III Lavatar : exprimentations sociales de lidentit .......................................................... 190

    Vie sociale et vie intrieure ......................................................................................... 191

    Une qute dauthenticit ............................................................................................. 194

    Des sociabilits individualistes ................................................................................... 196

    TROISIME PARTIE. INSTITUTIONNALISATION DE LEXPRIENCE

    VIDOLUDIQUE ................................................................................................................ 203

    CHAPITRE 1. LE JEU VIDO, MDIATION CULTURELLE DE LA NOUVELLE

    MUSOLOGIE ...................................................................................................................... 205

    I Anthropologie historique de la notion de patrimoine dans les institutions culturelles

    franaises ......................................................................................................................... 210

    II Le jeu vido, outil de mdiation culturelle ...................................................................... 217

    III Enqute de terrain : lexprimentation du jeu PLUG au muse des Arts et Mtiers ..... 224

    De linformation la communication sociale : deux thories de la rception ........... 230

    Jeu vido et muse : deux pratiques inconciliables ? ................................................. 233

    Lexprience PLUG ..................................................................................................... 237

    Des sociabilits ludiques ............................................................................................. 244

    Un rapport ludique linstitution musale ................................................................. 252

    Conclusion ................................................................................................................... 257

    CHAPITRE 2. JEU VIDO ET CINMA : UN ENGAGEMENT DE SPECTATEUR ........ 261

    I En qute de ralits ........................................................................................................... 266

    Une ralit ontologique ............................................................................................... 268

    Une ralit sensorielle ................................................................................................ 271

    II Des images haptiques ...................................................................................................... 274

    III Le spectateur impuissant ................................................................................................ 279

    IV La mise en scne de lintime .......................................................................................... 283

    V Linteracteur .................................................................................................................... 285

    CONCLUSION. LE PLAISIR LUDIQUE COMME SENTIMENT DADHESION .... 299

  • 9

    BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 307

    ANNEXES ............................................................................................................................. 347

    ANNEXE 1 - LISTE DES ENTRETIENS ............................................................................ 349

    ANNEXE 2 - ENTRETIENS ................................................................................................ 359

    2.1 Raphal, 18 ans, lycen, joueur sur console Playstation 2 (GTA, Tony Hawk) et

    tlphone portable Nokia 3310 (2006 Real Football 3D, Snake) ................................... 359

    2.2 - Sylvain, 26 ans, journaliste dentreprise, joueur sur console Playstation 2 (Ico, Shadow of

    the Colossus) et sur PC. .................................................................................................. 377

    2.3 - Jean-Baptiste, 30 ans, joueur du MMOFPS Counter-strike et du jeu de rle Shadowrun.

    Coach dune quipe fminine professionnelle de-sport pour le jeu en rseau Counter-

    strike, qui a gagn la Coupe du Monde des jeux vido ESWC le 2 juillet 2006 au Palais

    Omnisport de Bercy Paris. ........................................................................................... 389

    ANNEXE 3 PLUG ............................................................................................................. 415

    3.1 Observations de lexprimentation du jeu vido PLUG dans le cadre de la manifestation

    Futurs en Seine, du 28 mai au 7 juin 2009, au muse des Arts et Mtiers Paris. ......... 415

    3.2 Rgles du jeu PLUG ...................................................................................................... 525

  • 10

  • 11

    INTRODUCTION

    LE JEU VIDO PAR LE PRISME

    DE LANTHROPOLOGIE SYMBOLIQUE

    VIDEO GAME AS SEEN THROUGH THE PRISM OF SYMBOLIC ANTHROPOLOGY

    Ici, permettez-moi, moi, qui, dans la mesure o je dpasse les cercles troits de

    ma science, ne prtends tre quun historien ou anthropologue, et, de temps

    autre, psychologue, de dire plus prcisment ce quil faut entendre par ceci : que

    la sociologie est exclusivement anthropologique3.

    Depuis la fin des annes 1990, la recherche scientifique en Game Studies sintresse

    au caractre ludique des jeux vido dans des perspectives socio-culturelles et socio-techniques

    qui interrogent les sentiments de plaisir prouvs par les joueurs (Malaby, 2007 ; Triclot,

    2011 a ; Zabban, 2012 a). Contre lide dun dterminisme technique dans lequel le joueur ne

    serait que le sujet passif de stimulations mises par le dispositif de jeu, il sagit souvent de

    penser la pratique de jeu comme une exprience au cours de laquelle le joueur se

    constituerait un imaginaire et une identit dans un processus dapprentissage (Piaget, 1988 ;

    Berry, 2009), de crativit (Henriot, 1989 ; Boutet, 2012), de construction de soi (Winnicott,

    1975 ; Stora, 2007) ou dintriorisation des rgles sociales (Delchambre, 2009 b; Koster,

    2011 a). En dautres termes, le jeu tel que nous lentendons, loin dtre assimilable un type

    particulier daction, doit tre regard comme une dimension ou une modalit de lexprience

    3 MAUSS Marcel, Rapports rels et pratiques de la psychologie et de la sociologie (1924), Sociologie et

    anthropologie, Presses universitaires de France, coll. Quadrige , 1999, p.285.

  • 12

    que lon peut qualifier de transversale ou diffuse par rapport aux multiples spcifications et

    actualisations de nos formes de vie4.

    Cet intrt port au plaisir du joueur trouve sa lgitimit dans la dfinition mme du

    jeu : le caractre amusant dun jeu est en effet ce qui en fait une pratique ludique et ce qui

    permet den saisir les valeurs culturelles. Mais la volont de saisir le plaisir de jouer pour

    accder aux significations sociales de la pratique de jeu pose pourtant un problme

    sociologique : celui dassimiler le plaisir personnel du joueur des modes dadhsion

    des rgles sociales. Or, la sociologie sest institue ds ses fondements durkheimiens en

    raction contre un tel amalgame entre subjectivit personnelle et extriorit des contraintes

    sociales. Luvre de Durkheim insiste particulirement sur la distinction morale tablir

    entre la soumission des plaisirs personnels immdiats, mus par des sollicitations sensorielles

    (il remarque dj la fin du XIXme

    sicle que les attractions du consumrisme peuvent

    susciter chez lindividu la souffrance dtre livr ses propres pulsions, sous lemprise de ses

    dsirs) et ladhsion des rgles extrieures dont le caractre contraignant est nanmoins

    ressenti par lindividu comme lgitime parce qumanant du social. Durkheim met ainsi

    beaucoup deffort, dans son souci dobjectivit, sparer la sociologie de ce quil appelle le

    psycho-sociologisme , cest--dire la prise en compte des psychologies individuelles et des

    perceptions personnelles : Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la socit a tout

    intrt ce que ces fonctions sexercent rgulirement. Si donc ces faits taient sociaux, la

    sociologie naurait pas dobjet qui lui ft propre, et son domaine se confondrait avec celui de

    la biologie et de la psychologie5. Durkheim crit en effet une poque o les premires

    tudes prtendant parler de socit taient fortement empreintes de psychologie et de

    philosophie. Cest pourquoi de nombreuses reprises tout au long de son livre, il sen prend

    Auguste Comte et Herbert Spencer6. Il reproche ces deux auteurs de trop mettre lindividu

    au centre de leurs explications. Le sociologue doit, selon lui, adopter par rapport aux

    phnomnes quil tudie une posture neutre, distancie, dpassionne, et viser une

    objectivit proche de celle des sciences de la nature dans leur tude du monde physique.

    4 DELCHAMBRE Jean-Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et

    anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.4, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.

    5 DURKHEIM mile, Les Rgles de la mthode sociologique (1895), Paris, Presses universitaires de France,

    coll. Quadrige , 1999, p. 3.

    6 Le sociologue Franois Dubet, dans sa prface la nouvelle dition Quadrige , parue aux Puf en 2007 parle

    mme de manifeste , in DURKHEIM mile, Les Rgles de la mthode sociologique (1895), Paris, Presses

    universitaires de France, coll. Quadrige , 2007, p.2.

    http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012

  • 13

    Penser le plaisir ludique comme une composante de la porte socio-culturelle du jeu

    sinscrit ds lors dans une sociologie pragmatique qui constitue une relecture de la sociologie

    durkheimienne laune dune sensibilit individualiste (Martuccelli, Singly, 2009).

    Autrement dit, cela suppose de prter aux impressions subjectives des individus une valeur

    culturelle, en partant du principe que lindividu demeure une production sociale et que

    mme ses dsirs physiologiques sont motivs par des facteurs sociaux. (Lasch, 1979 ; Sennett,

    1979 ; Dumont, 1983; Lipovetsky, 1983; Elias, 1991 ; Donnat, 1994 ; Taylor, 1994 ;

    Ehrenberg, 1995 ; Kaufmann, 2001 ; Lahire, 2004; Singly, 2005 ). Le bouleversement des

    frontires entre lespace intime et lespace public apparat donc comme un phnomne

    culturel qui invite repenser les formes dextriorit du social donnant sens aux plaisirs

    personnels. Ltude des pratiques de jeux vido permet ainsi dobserver les parts que prennent

    sensations de plaisir et sentiments dadhsion dans une pratique sociale caractrise avant tout

    par sa dimension ludique.

    Le jeu vido comme objet de recherche

    Le risque dun tel renversement de lexplication sociologique, partant des expriences

    sensibles pour penser les modes de rgulation sociale peut-tre de perdre de vue les

    spcificits techniques de la pratique ludique, pour ne prendre en compte quune manire

    dtre au monde relativiste o le jeu serait prsent dans toutes les activits sociales. Le jeu

    comme objet de recherche se dfinit en effet par son caractre spar (Huizinga, 1938 ;

    Caillois, 1958) : il doit dabord communiquer son statut de jeu (Genvo, 2011) pour quun

    contrat ludique (Duflo, 1997) puisse stablir avec le joueur. Nier ce caractre fondateur

    de la rgle revient mettre sur le mme plan le jeu et le srieux : tout devient jeu, donc plus

    rien ne lest. De ce point de vue, il nest possible denvisager des pratiques ludiques qu

    partir du moment o le joueur est parfaitement conscient du fait quil sadonne un jeu

    (Bartsch, 1987). Colas Duflo remarque ainsi que le jeu se dfinit dabord par sa lgalit :

    ce sont ses rgles qui dterminent ce qui en fait un jeu ou non. Dans un second temps

    seulement intervient, selon lui, la libert qui caractrise le plaisir de jouer : Ce quil faut

    bien saisir pour ne pas sgarer cest que la libert ici ne doit pas tre comprise comme un

  • 14

    principe mtaphysique, mais bien plutt, comme un effet du systme form par la lgalit

    ludique7.

    Cette prvalence donne au caractre spar du jeu dans la spcificit de ses rgles

    conduit cependant trop souvent lcueil de considrer le jeu comme une activit srieuse.

    Chez les dtracteurs du jeu vido, cest par exemple la hantise de laddiction, sur laquelle

    nous reviendrons, qui voit dans le temps pass jouer une frontire rsolument hermtique

    lespace social. Le jeu vido est alors considr essentiellement comme un dispositif

    technique dont lefficacit exercerait une emprise physique sur les joueurs, contraints de se

    soumettre des comportements alinants, une perte de contrle de soi, qui est la dfinition-

    mme de laddiction (Craipeau, Dubey a, Koster, 2008). Plus encore que le jeu de rle ou le

    jeu de socit dont on pourrait considrer que les rgles comportent une part de ngociabilit,

    le jeu vido simposerait comme un systme confrontant le joueur dans un rapport

    contraignant de soumission la machine (Craipeau b, Koster, 2009).

    Lorsque la pratique ludique se dfinit ainsi par son cadre rgulateur, elle est donc mise

    en concurrence avec les autres activits du quotidien, gouvernes par dautres modes de

    rgulation. Cette ide est conforte par les joueurs eux-mmes, via le mythe de lvasion :

    on jouerait pour viter les responsabilits, les dsagrments de la vie quotidienne, dans un

    espace de pur plaisir utopique (Craipeau, 2011 a) dans lequel il serait possible de sinvestir

    totalement : Jai test pour vous, la vraie vie. Trs honntement, cest pas terrible8.

    Le jeu peut ds lors se prsenter comme une forme de seconde chance : une

    rorganisation des modes de rgulation du quotidien, dans une qute de renchantement

    du monde (Craipeau, 2011 a), dans un espace o les rgles sociales apparaissent

    simplifies, peut-tre plus faciles matriser. Il tire dans ce cas davantage sa lgitimit de sa

    finalit que de la gratuit ludique. Pour certains joueurs, le jeu vido passe ainsi pour un

    moyen de dvelopper des comptences professionnelles. Mathieu, joueur du jeu en rseau

    World of Warcraft, (Blizzard entertainment, 20049) adopte par exemple le discours-type dun

    7 DUFLO Colas, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques ,

    1997, p.77.

    8 YC. crit dun joueur. Gagnant au concours, Micromania.fr/special/wow. Cit jn CRAIPEAU Sylvie, La

    Socit en jeu(x). Le laboratoire social des jeux en ligne, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p.145.

    9 World of Warcraft est un MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Playing Game) dvelopp par la

    socit Blizzard Entertainment pour Vivendi Games en 2004. Ce jeu a t longtemps lun des plus populaires en

    termes de pratique, avec plus de 12 millions de joueurs dans le monde en 2011.

  • 15

    manager ou dun chef dentreprise, lorsquil rapporte les faons dont les joueurs de son quipe

    (sa Guilde ) connects sur Internet, sorganisent pour jouer ensemble et rpondre le plus

    efficacement possible aux enjeux de la partie10

    . Des passerelles existent en effet, surtout dans

    le jeu en rseau monde persistant de type MMORPG11

    , entre la pratique vidoludique et le

    monde professionnel ; lexprience vidoludique pouvant alors parfois, par exemple,

    permettre dobtenir un emploi12

    . Le jeu vido passe ainsi pour un outil servant acqurir des

    comptences utiles la vie quotidienne ou la construction de soi. Le renchantement du

    monde promis par les jeux en rseau renvoie finalement un renforcement des sentiments

    dadhsion aux rgles institues (Craipeau, 2011 a).

    De manire plus gnrale, Vincent Berry (2012 a) parle de modes d apprentissage

    pour caractriser la porte sociale du jeu vido : en tant que pratique culturelle, il diffuse des

    savoir-faire, des comptences permettant de se situer socialement. Le jeu vido en solitaire

    nest donc pas en reste de ces rapports de rciprocit entre pratique ludique et pratique

    sociale. Pour les jeux de type arcade13

    , mobilisant des valeurs de matrise et de

    performance dans la confrontation du joueur la machine et aux injonctions du programme

    10

    Cest une question de leadership, l, pour le coup () Les meilleurs joueurs que vous avez recruts, vous

    devez les garder. Cest souvent un peu difficile. Vous avez les gens qui peuvent partir : la limite, vous nen

    avez un peu rien faire. Et vous avez des gens : faut pas quils partent. Donc, vous tes dans une relation, mme

    sil y a thoriquement une hirarchie, parce que mme lditeur fait en sorte quil y ait une hirarchie : vous

    tes dans une Guilde, il y a des grades que vous pouvez rgler en tant que Matre de Guilde, avec diffrentes

    permissions Il y a tout un systme fait pour tre hirarchique, mais en fait dans la ralit, cest comme un bon

    lment dans une entreprise : cest difficile Il y a des gens qui peuvent partir, a vous empchera pas de

    dormir, et puis il y en a dautres, vous vous dites : Merde, comment je vais faire ? Il faut que je le garde.

    Entretien avec Mathieu, 29 ans, joueur de World of Warcraft, consultant informatique, men par Sylvie Craipeau

    et Raphal Koster, Nantes, 05/11/ 2008.

    11 Massively Multiplayer Online Role Playing Game (jeux de rle massivement multijoueurs) : ce sont des jeux

    en rseau sur Internet constituant des mondes persistant (qui continuent vivre mme lorsque le joueur se

    deconnecte) et dans lesquels le joueur commande un ou plusieurs avatars quil doit faire progresser en

    accompagnant des qutes, en explorant les environnements numriques rgulirement remis jour par les

    diteurs de jeu, ou en socialisant avec dautres joueurs en rseau.

    12 Les champions de WoW (World of Warcraft) monnayent dsormais leur savoir-faire dans le monde bien

    concret de l'entreprise. Yahoo! a embauch Stephen Gillett pour son charisme virtuel. Ses talents de chef de

    Guilde lui ont valu rien de moins qu'un poste de manager senior en ingnierie. Le japonais Joy Ito menait lui

    aussi une guilde de 400 personnes dans le monde entier, comprenant des mdecins, des PDG, des mres de

    famille, des tudiants et assure : Motiver des dizaines de personnes travailler ensemble sur un long terme, cela

    revient conduire un projet, comme le lancement d'une socit. : GABIZON Ccilia, Le monde selon World

    of Warcraft, Lefigaro.fr, 02 novembre 2009, (en ligne) http://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-

    20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.php. Consult le 23/09/2012.

    13 Vincent Berry propose cette dfinition de la borne darcade : machine ddie lapplication dun jeu vido

    et mise la disposition du public dans des bars ou des salles de jeux. Il sagit le plus souvent, comme pour les

    flippers, dun systme lectronique et/ou informatique insr dans un coffre en bois auquel un monnayeur est

    ajout : BERRY Vincent, De Pong World of Warcraft : construction et circulation de la culture (vido)

    ludique in BROUGRE Gilles (dir.), La Ronde des jeux et des jouets. Harry, Pikachu, Superman et les autres,

    Paris, ditions Autrement, coll. Mutations , 2008, p. 27.

    http://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.phphttp://www.lefigaro.fr/web/2009/11/02/01022-20091102ARTFIG00465-le-monde-selon-world-of-warcraft-.php

  • 16

    informatique rpondre le plus rapidement possible aux vnements de la partie, certains

    joueurs disent dvelopper des comptences psychomotrices accrues, grce aux rflexes requis

    par le jeu14

    .

    Linsistance sur ce que le jeu vido peut apporter au joueur comme bnfice dans un

    discours de lgitimation des pratiques, ou sur ce dont il peut le priver dans un discours

    critique sur les risques sanitaires et sociaux, ne suffit cependant pas comprendre les valeurs

    symboliques qui donnent sens au plaisir de jouer. Mme si le jeu se dfinit objectivement par

    ses rgles, ce qui en fait la signification culturelle passe par la reconnaissance de leur

    lgitimit, travers les sentiments dadhsion qui y sont attachs. Les exemples que nous

    venons de citer mettent quelque peu de ct cette question du plaisir, pour faire valoir

    limportance sociale que recouvre la pratique ludique. Mais sans prendre en compte la part de

    gratuit inhrente au ludique, on introduit un biais considrable dans le discours sur le jeu : on

    en fait une pratique purement rationnelle, oriente vers une fin. On labore une reprsentation

    du jeu dtache du fait de samuser, ce qui revient donc paradoxalement parler du jeu en

    tant que non-jeu, activit srieuse, utile.

    Le plaisir ludique

    La socit est ludique lorsquelle est apprhende dans une disposition desprit qui

    tend lui confrer cette valeur : Jouer, cest dabord poser que lon joue15

    . Ce caractre

    phnomnologique de la pratique de jeu pose des problmes pistmologiques : comment

    14

    Jean-Baptiste, joueur professionnel du jeu en rseau Counter-strike (Valve software, Sierra, 2000), jeu de

    combat en arne relevant en partie du jeu darcade par la courte dure de ses parties (cinq minutes maximum) et

    la concentration quil requiert pour ragir aux mouvements des autres joueurs, explique : Javais eu quand

    jtais tout petit un accident crbral. Jai t opr. Et jai eu des squelles pendant des annes : des retards

    psychomoteurs au niveau des extrmits. Cest--dire un manque dagilit, de dextrit au niveau notamment

    des membres suprieurs, des mains. Je pouvais faire mes lacets ou manger moi-mme, mais ctait pnible.

    Quand il sagissait de courir lcole, en sport, javais toujours une longueur de retard sur tout le monde.

    Javais deux annes de retard. En 3me

    , javais les performances dun lve de 5me

    . Je faisais empot, mou,

    maladroit. Et ma femme ma dit quau bout de deux ou trois annes intensives dans le jeu Counter-strike, a a

    stimul mes capacits motrices indirectement : en stimulant lactivit crbrale qui soccupe de la

    reprsentation spatiale. Ce quelle a observ, cest quen stimulant mon cerveau, ce jeu ma permis de combler

    le retard psychomoteur que javais acquis. Alors moi, cest vrai que je le sens un petit peu. Je vois quil y a des

    choses que jarrive faire que je ne faisais pas avant. Mais elle, elle ma dit que ctait spectaculaire, que jai

    combl le foss qui me sparait dun homme normal en matire de mobilit et de dextrit. : Entretien avec

    Jean-Baptiste, 30 ans, joueur de Counter-strike, coach sportif de jeu vido professionnel, Paris, 17/07/2006.

    15 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,

    p.78.

  • 17

    rendre compte du plaisir de jouer, sil est par dfinition dordre sensible et sil ressort, de

    plus, dimpressions personnelles ?

    Si le jeu, en tant que pratique rgule est une activit sociale, il nen est peut-tre pas

    de mme lorsquon sintresse sa dimension ludique. Nous entrons alors dans la relativit

    des reprsentations personnelles que chacun se fait de son activit : amusante pour certains,

    srieuse pour dautres Il sagit donc de rechercher la porte culturelle des pratiques

    vidoludiques en questionnant les reprsentations sociales des joueurs pour y trouver des

    valeurs symboliques partages. Lorsque Jacques Henriot crit : Avant dtre structure, le jeu

    est ide16

    . , il ouvre la voie pour une approche comprhensive weberienne des motifs

    culturels17

    invoqus par les joueurs pour caractriser leurs pratiques. Ainsi, dans le jeu, se

    marque un primat du sens sur la structure. Ce nest pas la structure qui engendre le sens, mais

    le sens qui fait tre la structure18

    . Nul besoin dsormais dessentialiser les pratiques de jeux

    vido par leurs cadres rgulateurs ou leurs dispositifs techniques : cest lusage, chez le

    joueur, que surgissent ses significations culturelles.

    Les manires de jouer nen demeurent pas moins dtermines socialement : et pour

    quun jeu apparaisse comme plaisant, il faut dj que lon reconnaisse en lui, de manire

    intuitive, des valeurs auxquelles la socit a permis dadhrer dans un premier temps.

    Questionner la porte socio-culturelle du plaisir ludique dans les pratiques de jeux vido,

    comme nous proposons de le faire dans cette thse, na cependant rien dune tentative de

    gnraliser le plaisir ludique une vision irnique du social qui relativiserait toute frontire

    entre jeu et srieux. Il sagit plutt de chercher percevoir les modes de rgulation sociale et

    les valeurs culturelles qui font que le joueur de jeu vido, en prenant plaisir jouer son jeu,

    manifeste des sentiments dadhsion caractristiques de manires dtre au monde spcifiques

    de diffrents rgimes dexpriences et diffrents types de pratiques. un premier niveau,

    nous devrons considrer dun point de vue objectif qui sera celui dune anthropologie, cest-

    -dire conjointement dune psychologie du comportement et dune sociologie des institutions

    16

    HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,

    p.17.

    17 Soulignons que nous nous revendiquons, par lemprunt de cette expression, de la mthodologie de Max Weber

    qui, dans Lthique protestante et lesprit du capitalisme (1920), propose de faire une Histoire des ides pour

    montrer la prennit de certaines valeurs culturelles au fil des civilisations : WEBER Max, Lthique protestante

    et lesprit du capitalisme (1920), Paris, Flammarion, coll. Champs , 2000.

    18 HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,

    p.48.

  • 18

    -, le jeu comme structure constitue19

    . Le plaisir ludique est ainsi comprendre au pluriel,

    travers la diversit des valeurs qui le caractrisent et renvoient des structures

    institutionnelles.

    Lenjeu de cette thse est de retrouver des significations sociales partages qui

    tablissent ce qui fait jeu dans une pratique vidoludique, et qui ne ressortent pas uniquement

    de linstabilit dimpressions personnelles. Ce sont donc dans les reprsentations sociales

    quil nous faut retrouver des valeurs symboliques partages caractrisant les expriences

    personnelles des joueurs isols dans leurs sensations. Il ne sagit pas de remettre en cause la

    frontire entre jeu et srieux, mais de rester attentif leurs mouvements, leurs dynamiques,

    qui refltent les variabilits des sentiments dadhsion collectifs attachs des structures

    sociales : Cest que les rapports du jeu et du srieux sont imprvisibles, en perptuelle

    mutation, au point que leur dfinition rciproque ne semble pouvoir tre que provisoire et

    locale20

    . Car le jeu, mme considr dans ses spcificits rgulatrices et techniques nest pas

    seulement un cercle magique spar des autres activits sociales (Huinzinga, 1938)21

    : il

    est galement une attitude ludique, une disposition desprit, dpendant de la subjectivit de

    lindividu. Rappelons-le : le jeu napparat quau moment o quelquun adopte une attitude

    ludique lgard de la situation dans laquelle il se trouve22

    .

    Le jeu vido est donc une manire dtre au monde (Durkheim, 1895 ; Mauss,

    1901) si on le considre travers les significations culturelles qui y sont rattaches et les

    faons dont sy expriment diffrentes formes de plaisir ludique :

    19

    HENRIOT Jacques, Le Jeu, Paris, Presses universitaires de France, coll. Initiation philosophique , 1969,

    p.16.

    20 DUYCKAERTS ric, Pour un point de vue fragmentaire sur le jeu , Quaderni, n2, automne 1987, p.12.

    21 Ce concept de cercle magique chez Huizinga fit lobjet de nombreuses critiques dans le champ des Game

    Studies (Zabban, 2012 a), mais luvre de Huinzinga tudie avec plus dattention offre pourtant dj en elle-

    mme une analyse beaucoup plus subtile du phnomne ludique que ce que la traduction franaise a pu en laisser

    penser. Dans un commentaire trs document de la premire dition du livre Homo Ludens (1938), Jacques

    Dewitte nous apprend que le sous-titre original de cette uvre ntait pas Essai sur la fonction sociale du jeu,

    comme la traduction franaise le publia en 1951, mais Essai dune dtermination de llment ludique de la

    culture , ce qui rejoint une conception beaucoup plus large de la pratique ludique comme phnomne culturel :

    DEWITTE Jacques, L'lment ludique de la culture. propos de Homo Ludens de Johan Huizinga , in La

    Manifestation de soi. lments d'une critique philosophique de l'utilitarisme, Paris, La Dcouverte, coll. textes

    lappui , srie bibliothque du m.a.u.s.s., 2010, p.173.

    22 GENVO Sbastien, Penser les phnomnes de ludicisation du numrique : pour une thorie de la

    jouabilit , Revue des Sciences Sociales, n45, mars 2011, p.69.

  • 19

    Ce qui est au cur de notre problmatique, ce ne sont pas les jeux particuliers,

    cest--dire les pratiques et les dispositifs ludiques dfinis de faon

    conventionnelle et le plus souvent localiss dans des espace-temps prvus cet

    effet, mais bien plutt le jeu, en tant que notion permettant de cerner une

    composante de nos expriences ou de nos investissements dont on dira quelle

    joue un rle important, voire constitutif dans le cadre des formes de vie

    humaines23

    .

    En ce sens, lexprience vidoludique nest pas une exprimentation (Mead, 1963 ;

    Craipeau, 2009 c) : elle est un ressenti, participant davantage dune construction de la

    sensibilit culturelle que de lidentit sociale24

    . Elle se pense moins en termes de pratiques

    dinteractivit, que de mode de rception ; lusage de lobjet technique devenant la mdiation

    par laquelle se diffusent les reprsentations sociales. Pour le dire autrement, le caractre

    ludique du jeu vido nous oblige considrer la dimension perceptive de ses pratiques,

    comme constitutive de leurs valeurs sociologiques : Lmergence de nouveaux espaces

    perceptifs implique ainsi de nouvelles apprhensions du monde sactualisant dans des

    formes guidant et informant le regard dont lenjeu nest pas alors seulement sensoriel ou

    cognitif, mais plus profondment social et culturel. Sociologie sensorielle et sociologie de la

    connaissance uvrent ainsi conjointement la comprhension des paradigmes et des idaux

    qui contribuent lorganisation du social25

    .

    Car lorsque lobjet est pens dans son opacit et ses spcificits techniques, il nest

    plus possible de distinguer les rgles contraignantes qui le structurent, des rgles qui

    emportent ladhsion de lusager. Or, la dimension ludique de lobjet nintervient que lorsque

    ses rgles sont acceptes. Elles peuvent ltre sous leffet de procds techniques, et nous

    23

    DELCHAMBRE Jean-Pierre, Le Jeu cratif comme modalit de lexprience dans une perspective

    pragmatique largie , Recherches sociologiques et anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.16, (en ligne)

    http://rsa.revues.org/290. Consult le 23/08/2012.

    24 La crativit du joueur ne se comprend ds lors plus tant dans la pratique comme une modalit daction,

    que comme une modalit de choix entre plusieurs reprsentations sociales pour donner sens son action. Plus

    prcisment, et sur ce plan il convient dengager le dbat avec quelques courants de la sociologie pragmatique

    actuelle, nous ne caractrisons pas la crativit dabord comme une capacit (individuelle ou collective, et

    principalement cognitive) de trouver des solutions des problmes pratiques qui se posent ou qui surgissent,

    mais plutt comme la capacit dentrer dans des dispositions qui permettent de se prendre au jeu et davoir

    accs lintressement, en de (ou ct) des justifications de sens ou de valeurs. : DELCHAMBRE Jean-

    Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et anthropologiques, vol.40,

    n1, 2009, pp.8-9, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.

    25 SAUVAGEOT Anne, Voirs et savoirs. Esquisse dune sociologie du regard, Paris, Presses universitaires de

    France, coll. Sociologie daujourdhui , 1994, p.11.

    http://rsa.revues.org/290http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012

  • 20

    verrons que la conception des jeux vido se fonde beaucoup sur les thories de la psychologie

    cognitive visant obtenir chez lindividu des ractions de plaisir, nes de stimulations

    sensorielles (Solinski, 2012). Mais elles le sont aussi, en tous les cas, dans des usages qui,

    dune manire ou dune autre, trouvent leur lgitimit dans des reprsentations sociales et des

    valeurs symboliques : le plaisir ludique a une porte culturelle partir du moment o il est

    porteur de signification.

    Le plaisir que les joueurs prennent leurs pratiques de jeu pourrait ainsi constituer une

    rponse la crise de lillusio (Delchambre, 2005) qui caractrise le nouvel esprit du

    capitalisme 26

    (Boltanski, Chiapello, 1999) et dans lequel il serait de plus en plus difficile de

    se prendre au jeu et dadhrer des injonctions toujours plus contraignantes de

    valorisation de soi dans des contextes comptitifs. Cette rponse est corrlative des sentiments

    de souffrance et de frustration qui accompagnent les injonctions tre soi dans la socit

    individualiste (Ehrenberg, 1998). Le jeu vido, en tant que pratique ludique semble ainsi

    favoriser lintriorisation de rgles sociales et de leurs valeurs culturelles : il restitue du

    symbole signifiant des contraintes qui, sans cela, seraient subies sans plaisir. Le jeu vido

    restaure des sentiments dadhsion des reprsentations collectives et des modes de

    rgulation sociale, sous couvert de son caractre ludique.

    Les traditions de la thorie critique qui veulent dissiper les illusions du jeu pour faire

    valoir les ralits sociales quelles dissimulent dans leurs mcanismes de domination

    politiques (Feenberg, Grimes, 2009) ne suffisent donc pas comprendre les valeurs

    culturelles en vertu desquelles ces modes de domination apparaissent lgitimes dans les

    reprsentations sociales. Si la tche du sociologue est de remettre en contexte les pratiques de

    jeux vido pour donner voir les structures sociales dans lesquelles elles sinscrivent, elle est

    aussi, pensons-nous, de chercher comprendre les dynamiques sociales dans les discours, les

    croyances, les reprsentations diffuses qui permettent de caractriser ladhsion aux rgles

    imposes : Nous avons besoin dune qualit primordiale dillusion pour pouvoir nous

    prendre au jeu de la vie (illusio) 27

    .

    26

    Nous entendons ici capitalisme au sens quen donne Max Weber (1920 ; 1922) dans son idal-type du

    capitalisme moderne : cest--dire un ensemble de structures sociales organises selon les principes de la

    rationalit en finalit et de la domination lgale au moyen de hirarchies administratives et bureaucratiques. Le

    capitalisme moderne apparat ainsi comme le modle culturel indpassable des socits modernes et peut

    mme caractriser les rgimes politiques conomie non capitaliste, tant que ceux-ci possdent une

    administration bureaucratique et obissent aux mmes croyances en la lgitimit du type de domination lgale.

    27 DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.15.

  • 21

    Lenjeu de notre approche socio-anthropologique est dobserver les faons dont

    ladhsion aux rgles imposes - mme si elle est sollicite par des procds techniques qui

    instrumentalisent lindividu son insu - peut constituer des dynamiques sociales portes par

    des valeurs symboliques. Nous retenons ici la dfinition du jeu que donne Jean-Pierre

    Delchambre : une dimension fondamentale de lexistence humaine, qui imprime sa marque,

    donne des couleurs, fait entendre sa tonalit dans une multiplicit de situations de la vie

    quotidienne () un de ses principaux accomplissements () est de procurer le sentiment que

    les choses sont intressantes , quelles valent la peine, que lon y tient (au double sens du

    terme : elles reprsentent une valeur / elles nous soutiennent)28

    . Cette dfinition rejoint le

    projet dun point de vue fragmentaire sur le jeu propos par ric Duyckaerts en 198729

    . Il

    sagit de comprendre la place que prend le jeu dans lensemble de nos activits sociales. Les

    valeurs spcifiques du jeu vido comme objet technique sont ainsi interroges dans leurs

    fondements culturels et mises en rapport avec dautres pratiques sociales.

    Le plaisir symbolique

    Notre travail veut ainsi retenir de lexprience vidoludique une dfinition axe sur le

    plaisir symbolique que le joueur entretient dans son rapport la socit. Nous rejoignons le

    cadre thorique de lanthropologie maussienne, dans laquelle la subjectivit individuelle se

    fait le reflet de reprsentations collectives. Nous utilisons donc la pense de Marcel Mauss

    dans la perspective dune sociologie pragmatique sinscrivant dans la continuit de luvre de

    Durkheim, partir de sa notion de reprsentation sociale . Ce nest donc pas le Mauss des

    Techniques du corps (1934) que nous retenons ici, mais plutt celui de La Sociologie,

    objet et mthode (1901) o se dveloppe une conception dynamique de la sociologie dans

    ses caractres danthropologie symbolique30

    . La nuance est dimportance concernant ltude

    des pratiques de jeux car elle suppose dtudier le jeu non pas comme un rituel (Henricks,

    2006) dont les techniques du corps seraient les outils, mais plutt comme un rapport sensible

    au monde, pouvant se penser en termes de reprsentation sociale.

    28

    DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.14.

    29 DUYCKAERTS ric, Pour un point de vue fragmentaire sur le jeu , Quaderni, n2, automne 1987, p.12.

    30 On appellera anthropologie symbolique lapproche sociologique consistant sintresser aux

    reprsentations sociales et aux valeurs symboliques qui les constituent.

  • 22

    Le symbolique, chez Mauss (Karsenti, 1997 ; Tarot, 1999) renvoie en effet la

    pluralit des significations culturelles attaches une pratique :

    Mauss nen est pas faire la thorie du symbolisme, car il est convaincu que, si

    tout fait sens dans le monde humain, cest parce que tout fait immdiatement

    plusieurs sens. La nature premire des symbolismes concrets, vivants, tels quils

    soffrent lobservation, cest lopacit dune sorte de clair-obscur qui contient

    une polysmie congnitale. Il ne sagit donc pas de polariser le regard sur une

    ligne de sens et doublier les autres, mais au contraire douvrir pour laisser

    paratre cette pluralit donne mais implicite dans le chatoiement et la mobilit du

    phnomne31

    .

    Le ludique se situe prcisment dans cette indtermination du rapport symbolique

    la pratique : Le plaisir dun jeu est toujours impur, toujours multiforme, toujours plusieurs.

    Il est toujours un ensemble des plaisirs du jeu32

    . Cette pluralit des formes de plaisir

    correspond la pluralit des reprsentations sociales pouvant donner sens un mme

    phnomne.

    Penser la porte symbolique des pratiques de jeu laune du plaisir quelles gnrent,

    revient donc, selon ce cadre thorique, sintresser aux modes de perception par lesquels

    celles-ci prennent sens. Nous tenons donc ds prsent critiquer la traditionnelle opposition

    entre sens et signification, entre expriences sensorielles et interprtations symboliques33

    .

    Lorsque Hans Ulrich Gumbrecht porte en sous-titre de son ouvrage loge de la prsence

    (2010) : ce qui chappe la signification , il omet de souligner que toute rflexion sur la

    31

    TAROT Camille, De Durkheim Mauss : linvention du symbolique. Sociologie et sciences des religions,

    Paris, La Dcouverte, MAUSS, coll. Recherches , srie Bibliothque du m.a.u.s.s. , 1999, pp.616-617.

    32 DUFLO Colas, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques ,

    1997, p.248.

    33 Nous rejoignons ici, par exemple, la position de Vincent Amiel, lorsquil met en garde contre la rationalisation

    excessive danalyses portes sur le symbolique : Pour la perception comme pour lanalyse, toute uvre dart

    est au-del de sa matire, et il nest pas question de nier la ncessit dun passage lordre symbolique. Mais il

    faut, je crois, que lanalyse ne se dtache prcisment pas de la perception, afin que luvre soit encore prsente

    dans linterprtation quon peut en donner. Cest ce qui chappe malheureusement lutilisation forcene dune

    grille de lecture symboliste, qui consiste transposer purement et simplement le registre du sensible vers celui de

    lintelligible, en abandonnant au passage ce qui en fait le corps. : AMIEL Vincent, Kieslowski, Paris, Rivages,

    coll. Rivages cinma , 1995, p.18.

    Nous proposons, pour notre part, dtendre la conception du symbolique une perspective touchant au

    phnomnologique, parce quelle intgre les modes de perception dans llaboration des significations

    culturelles.

  • 23

    prsence et sur le sensible sinscrit ncessairement dans un discours34

    et que, sans tomber

    ncessairement dans les cueils dune grille dinterprtation rationnalisante, lexprience reste

    indissociable de significations culturelles dont la porte symbolique ne survient quau travers

    de sentiments dadhsion (ce qui est prcisment le contraire dune dmarche rationaliste qui

    chercherait objectiver et intellectualiser les impressions sensibles par des motifs culturels

    spars des contextes anthropologiques qui les ont fait natre).

    Cette thse propose donc de partir de ltude des pratiques de jeux vido pour observer

    les caractres ludiques et les motifs culturels qui y sont associs. Les pratiques de jeux vido

    prennent ainsi la valeur symbolique dun rapport plus gnral au social, travers la

    disposition desprit propre au plaisir, et permettent en mme temps dinterroger les

    dterminations sociales de cette prvalence porte laffect dans les activits sociales. Jean-

    Pierre Delchambre rsume trs bien notre position :

    Il ny a pas choisir entre une sociologie de lexprience ordinaire et une

    sociologie critique, () la tche qui se recommande nous est bien plutt de

    concilier et darticuler ces deux perspectives. En effet, il sagit non seulement de

    raffirmer limportance des illusions comme condition de lillusio (point de vue

    dune sociologie de lexprience ordinaire), mais aussi denvisager le sort qui est

    rserv aux illusions et partant, lillusio dans les conditions actuelles dune

    conomie largie des biens symboliques, en relation avec lextension du

    capitalisme toutes les sphres de lexistence (point de vue dune sociologie

    critique)35

    .

    34

    Citons, la suite de Jrme Game dans son introduction au livre GAME Jrme (dir.), Images des corps /

    corps des images au cinma, Lyon, ENS ditions, coll. Signes , 2010, p.8, lavertissement de Michel Bernard,

    in BERNARD Michel, Le Corps, Paris, Le Seuil, coll. Points. Essais , 1995, p.163 : Quon le veuille ou

    non, en effet, toute interrogation du corps sopre toujours, directement ou indirectement, lintrieur du

    discours, tout comme ce discours lui-mme ne slabore que sur et par la rsolution des processus matriels de la

    dynamique nergtique de nos pulsions et de leur projection fantasmatique. Il ne faut jamais perdre de vue que

    tout questionnement sur la ralit et la valeur du corps implique la reconnaissance en mme temps que dun

    certain statut corporel de ce questionnement lui-mme, la discursivit invitable du corps senti, conu et

    interrog. Questionnement, par consquent, essentiellement inconfortable et prilleux dans la mesure o il ne

    faut jamais cder au mirage de la transcendance quasi immatrielle et neutre de lomnipotence dune parole

    scientifique matrisant un objet corporel, ni lillusion tout aussi sduisante de limmanence matrielle dun

    corps pulsionnel, rfractaire ou impermable toute verbalisation et donc toute objectivation.

    35 DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, p.15.

  • 24

    Lesprit ludique, dans ce quil rvle d illusio , cest--dire de croyances en des

    valeurs culturelles, demeure dtermin par des structures sociales, commencer par celles

    accordant une prvalence laffect, aux sensations, aux motions, dans toute activit. Il ne

    sagit donc pas de faire uvre dirnisme en limitant lanalyse sociologique aux subjectivits

    individuelles, mais plutt de questionner la porte sociale de lexprience personnelle, et ses

    incidences sur les reprsentations collectives.

    Nous voulons ainsi questionner dans quelle mesure la pratique ludique, mme dans

    ses caractres subjectifs et sensibles, peut prsenter une porte sociale plus gnrale propre

    rvler des valeurs anthropologiques partages et caractriser des modes de rgulation

    sociale : Sous langle de la formation du sujet, laccs au jeu et laccs au symbolique sont

    entremls, non dissociables36

    .

    Cela suppose de proposer une analyse sensiblement diffrente des thories qui tendent

    penser le jeu vido comme un media37

    : car ce nest pas tant ce que le jeu vido

    communique a priori travers ses contenus ou sa politique ditoriale qui va, selon nous,

    dterminer le sens anthropologique des pratiques de jeux, que ce quil transmet a

    posteriori de significations symboliques lusager. Autrement dit, la SAJ (Socio-

    Anthropologie du Jeu) sintresse de faon privilgie ce qui se passe lorsque nous nous

    mettons en jeu et que nous sommes pris par le jeu. Par-l, elle se distingue de la plupart des

    approches du jeu dans le domaine des sciences sociales, lesquelles se trouvent tre des tudes

    spcialises des jeux en tant quactivits ou dispositifs particuliers38

    .

    Socio-anthropologie du symbolique

    Nous arrivons alors la problmatique pistmologique de nos recherches. Car le

    jeu vido est avant tout une pratique : les significations attaches son exprience sont

    36

    DELCHAMBRE Jean-Pierre, La Peur de mal tomber , Carnets de bord, n9, septembre 2005, note 44,

    p.14.

    37 Pour un aperu de cette approche dans la littrature scientifique francophone, se rfrer LAFRANCE Jean-

    Paul, OLIVERI Nicolas (dir.), Les Jeux vido. Quand jouer cest communiquer , Herms, n 62, avril 2012.

    38 DELCHAMBRE Jean-Pierre, Trois cls pour la socio-anthropologie du jeu , Recherches sociologiques et

    anthropologiques, vol.40, n1, 2009, p.4, (en ligne) http://rsa.revues.org/287. Consult le 23/08/2012.

    http://rsa.revues.org/287.%20Consult%20le%2023/08/2012

  • 25

    essentiellement perues dans linteraction au dispositif technique. Mathieu Triclot le formule

    bien dans une table ronde sur la dimension politique du jeu vido :

    Il y a une diffrence fondamentale entre regarder un jeu et y jouer. On ne pratique

    pas du tout le mme dcodage quand on regarde un Call of Duty39

    dans des walkthrough40

    -

    a mest arriv pour viter davoir y jouer, pour savoir ce quil y avait dedans et quand

    on le joue. Par exemple, quand je vais jouer un Call of Duty, je suis occup toute une

    srie de tches qui sont balances par le jeu et je me rends compte quand je regarde le

    walkthrough aprs que jai rat une bonne partie des messages.

    Donc, a me semble extrmement intressant. Les jeux vido produisent des messages.

    Et je suis oblig de dire que malheureusement, dans leur immense majorit, je suis

    profondment en dsaccord politiquement avec les messages que les jeux me proposent. Mais

    en un certain sens, heureusement que a ne fonctionne pas au niveau de lacte ludique. Cest-

    -dire que si je regarde une vido comme un Call of Duty, je vomis ou je me dis mince, cest

    pas possible un truc pareil !. Mais si jy joue, je suis occup autre chose. Je suis occup

    dceler des signaux41

    .

    Autrement dit, lexprience vidoludique mobilise lessentiel de ses significations

    ludiques dans linstant mme de la pratique. Le plaisir de jouer se manifeste alors dans des

    rapports aux rgles qui circonscrivent en mme temps lattention du joueur des

    considrations pratiques ou des sensations fugaces prises dans le feu de laction.

    Comprendre comment ces plaisirs de jeu peuvent constituer une adhsion des

    reprsentations sociales suppose donc de sarracher de la stricte observation des pratiques,

    pour les renvoyer des significations culturelles plus gnrales qui ne peuvent pourtant pas

    apparatre la conscience du joueur au moment mme o il joue : jusqu une date trs

    rcente, celui qui, par got ou par mtier, posait des questions ses semblables savait que rien

    39

    Call of Duty (abrg CoD) est un jeu vido de tir subjectif se droulant pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Dvelopp par le studio Infinity Ward et dit par Activision, il est sorti sur ordinateurs Windows et Mac OS X

    en 2003. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Call_of_Duty. Consult le 06/08/2012.

    40 Le walkthrough peut dsigner une installation foraine dans laquelle le visiteur se dplace pied dans un

    parcours scnique. Il renvoie aussi, et cest le sens employ ici, des vidos de parties de jeux vido le plus

    souvent consultables sur Internet qui permettent au joueur de visualiser les contenus dun jeu sans y jouer.

    41 TRICLOT Mathieu, Les Jeux vido ont-ils une couleur politique ? , table ronde du Stunfest Festival,

    Rennes, 13 avril 2012, (captation vido en ligne) http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-

    politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/. Consult le 06/08/2012. Citation retranscrite du

    segment : 16mn 44 17mn 50 de la vido.

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Call_of_Duty.%20Consult%20le%2006/08/2012http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/http://www.nesblog.com/NESBlog/les-jv-ont-ils-une-couleur-politique-conference-stunfest-2012-avec-mathieu-triclot/

  • 26

    nest moins facilement communicable quune exprience. Cest mme cette difficult quon

    reconnat quil sagit dune exprience42

    .

    Cest la question de la rflexivit des activits sociales qui est pose ici telle quelle

    est traite dans le champ de la thorie de laction : on naccde pas aux mmes significations

    culturelles selon que lon agit ou que lon rflchit son action. Ainsi, si la pratique

    vidoludique mobilise beaucoup de sensations, suscitant des ractions immdiates des

    stimuli, elle peut galement avec le recul constituer des ressentis aux significations culturelles

    plus profondes :

    La ncessit dtablir une distinction entre le sentir et les sensations se dessine.

    Le sentir apparat comme le mode privilgi de lexprience, fondamentalement

    diffrent du connatre et du percevoir. Il constitue une exprience sympathique,

    une exploration du monde de lintrieur qui existe avant toute thmatisation ()

    Alors que la sensation, indispensable lorientation efficace de laction, est en

    mme temps dtermine par la qualit du rsultat obtenu. Le bateau gagne de la

    vitesse ou il en perd, le rendement du geste augmente ou diminue. Leffet justifie

    la valeur de lacte et fonde la pertinence des sensations localises qui

    conditionnent son efficacit43

    .

    La mthode de lentretien sociologique que nous avons adopte offre la possibilit

    daccder une dimension socioculturelle dans les significations que les individus attachent

    leur pratique, qui ne peut se rvler de la mme manire via lobservation participante ou

    ltude de la pratique en action. Nous avons men 149 entretiens qualitatifs auprs de joueurs

    de toutes pratiques dans une vise comparative (voir notre partie I, chapitre 3) pour accder

    lexpression de sensibilits ludiques dans les significations culturelles que les joueurs

    attachent leurs pratiques. Les discours que les joueurs portent sur leurs pratiques ne sont

    peut-tre pas le moyen le plus direct de connatre le jeu vido en tant que tel dans lefficacit

    de ses mcanismes de stimulation sensorielle, la spcificit de ses contenus ou de ses cadres

    rgulateurs. Mais ils nous permettent de comprendre la place que prend le jeu dans des

    univers de symbolisation, des champs de rfrence culturels qui traduisent les dynamiques

    42

    DANEY Serge, March de lindividu et disparition de lexprience (1992), Trafic, n82, t 2012, p.91.

    43 GRIFFET Jean, La Dimension sensible de la culture , Communications, n86, 2010, pp.49-50.

  • 27

    sociales des reprsentations collectives, des sentiments et des croyances ncessaires pour

    adhrer ces cadres :

    La logique affective, considre sous langle de son laboration sociale, rvle

    une cohrence, une force, une prcision et une objectivit que le point de vue

    individualiste ne pouvait souponner ou, plutt, quil pouvait seulement

    souponner, nen relevant que les rsidus partiellement dposs dans chaque

    conscience, et se montrant incapable de remonter leur source44

    .

    Lenjeu est ainsi de faire valoir la porte socioculturelle des jeux vido par une

    approche comprhensive dinspiration wbrienne pour sintresser aux significations

    mobilises dans les reprsentations que les joueurs se font de leurs pratiques. Ceci pos, la

    mthode comprhensive prsente cependant des limites qui sont celles de la sociologie

    pragmatique de Boltanski et Thevenot (Corcuff, 1995) : le risque de ramener le discours de

    lindividu des modes de rationalit, et de livrer ainsi une lecture utilitariste de lactivit

    sociale (Delchambre 2009 b). Il nous faut donc insister sur le caractre indispensable des

    observations ethnographiques pour complter les entretiens. Nous avons ainsi investi

    plusieurs terrains, pendant nos cinq annes denqute, que nous dtaillerons galement dans

    notre partie I chapitre 3, consacre notre mthodologie. Notre mthode est ici emprunte

    Pierre Clastres, lorsquil prconise le dploiement de la sensibilit de lanthropologue dans

    son rapport au terrain :

    Rien ici ne saurait se substituer lobservation directe : ni questionnaire si

    prcis ft-il, ni rcit dinformateur quelle quen soit la fidlit. Car cest souvent

    sous linnocence dun geste demi esquiss, dune parole vite dite que se

    dissimule la singularit fugitive du sens, que sabrite la lumire o prend vie tout

    le reste45

    .

    Au risque denfoncer une porte ouverte, soulignons quun entretien ne se comprend

    pas de la mme manire, selon que lon se contente den lire la retranscription, ou si lon va

    44

    KARSENTI Bruno, L'Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris,

    Presses universitaires de France, coll. Pratiques thoriques , 1997, p.32.

    45 CLASTRES Pierre, Chronique des indiens Guayaki. Ce que savent les Ach, chasseurs nomades du Paraguay,

    Paris, Plon, coll. Terre humaine , 1972, p.12.

  • 28

    soi-mme le recueillir sur le terrain. La diffrence tient en ce que lon peut ressentir de lautre,

    ce que lon peut comprendre partir des expressions du visage, des gestes et mille autres

    petits signaux pris dans le contexte qui ne sont jamais explicits dans la discussion. Il en va

    de toute faon toujours ainsi, quand bien mme le sociologue, lafft de dterminants

    sociaux, ne voudrait pas le reconnatre. Ce dont nous parlent les individus, lorsquon prend le

    temps de les couter, cest avant tout de ce qui les touche directement, de ce quils prouvent,

    ressentent et sont en mesure dexprimer46

    . Ces rencontres fondent le vritable soubassement

    de notre problmatique : la question du plaisir chez les joueurs est en effet relativement

    rarement aborde explicitement dans les entretiens. Lorsque certains joueurs nous ont dit tre

    passionns, il sagissait le plus souvent de discours de lgitimation de leurs pratiques pour

    infirmer les prjugs sur laddiction ou lalination. Mais ce qui caractrise le plaisir de jouer

    reste gnralement de lordre de lindicible : le mettre en mot serait dj lobjectiver et donc

    perdre une part de ce qui fait son essence. Nous naurions probablement jamais song poser

    la question des formes sociales et des valeurs culturelles qui constituent le plaisir

    vidoludique, si nous navions pas rencontr ces joueurs et ressenti que, quel que soit le

    caractre parfois minemment technique et rationnel de leurs discours, ils taient

    ncessairement ms par des formes dadhsion quil nous fallait interroger.

    La question qui se pose et qui ne peut recevoir de rponse dlimite et dfinitive mais

    ouvrir plutt sur des pistes de recherches, des terrains dobservation anthropologiques est

    donc la suivante : quelles valeurs, quels motifs culturels lexprience affective du jeu vido

    permet-elle daccder ? Partant du postulat quil nexiste pas dactivit sociale alinante

    totalement dpourvue de signification symbolique (Guibet Lafaye, 201247

    ), nous chercherons

    mettre en vidence les liens qui rattachent une pratique vidoludique des manires de

    penser, de sentir et dagir collectives.

    46

    JAURGUIBERRY Francis, Les Branchs du portable, Paris, Presses universitaires de France, coll.

    Sociologie daujourdhui , 2003, p.134. 47

    Et nous verrons, dans notre Partie II, chapitre 2, que les phnomnes daddiction aux jeux vido renvoient eux

    aussi des reprsentations symboliques particulires qui ont trait lanomie durkheimienne : cest--dire le

    ressenti dune absence de cadre rgulateur qui met en scne une scission entre lindividu et la socit.

  • 29

    Annonce du plan

    Ce travail propose donc de confronter les valeurs symboliques de lexprience

    vidoludique avec ses dterminations sociales. La premire partie Socio-anthropologie du

    plaisir ludique pose les cadres thoriques et la mthodologie que nous avons choisis pour

    tudier la dimension ludique des pratiques de jeux vido. Le chapitre 1 dveloppe la question

    du fait social chez Durkheim en montrant limportance quy tiennent les sentiments

    dadhsion aux rgles collectives. Dans cette lgitimit de la rgle se trouve la source du

    plaisir ludique, au sens dillusion ncessaire lindividu pour intrioriser les contraintes de

    son activit. La prvalence de la notion dexprience dans les discours sur les pratiques de

    jeux vido peut ds lors tre rattache limportance que tiennent les sensations et les

    motions individuelles dans les reprsentations sociales dune activit.

    Le chapitre 2 dmontre la fertilit dune telle approche anthropologique symbolique

    pour la recherche sur les jeux vido. En tirant lanalyse des pratiques de jeux du ct de leur

    dimension ludique, nous pouvons accder la comprhension des valeurs culturelles des

    socits qui les produisent. Nous proposons donc de mettre en perspective ltat de lart de la

    recherche en Game Studies depuis les annes 1970 avec une anthropologie historique des jeux

    vido pour faire valoir comment les thories scientifiques sur le jeu correspondent aux valeurs

    culturelles des pratiques qui leur sont contemporaines. Lenjeu de ce chapitre est double.

    Dune part, il sagit de rompre avec la tradition des Histoires volutionnistes du jeu vido

    axe sur un progrs technique dans la succession des dispositifs leur servant de support, pour

    envisager au contraire le caractre discontinu de cette Histoire (Gras, 1980) travers les

    diffrentes dynamiques sociales qui en ont rythm le dveloppement (les collectifs de

    Hacker , lArme, lIndustrie). Dautre part, il sagit de contribuer une mise en ordre

    de la littrature en Game Studies qui, surtout dans le champ francophone, est encore en cours

    de constitution et souffre toujours dun manque dunit (Rufat, Ter Minassian, 2011 ; Boutet,

    2011 a), en insistant sur les spcificits dune approche anthropologique portant sur les

    valeurs symboliques de la pratique de jeu, et en se positionnant par rapport aux approches

    objectivantes ramenant le jeu sa structure et son cadre rgulateur.

    Le chapitre 3 pose les principes dune approche socio-anthropologique tenant la fois

    de la sociologie comprhensive de Weber, de la mthode ethnographique sur le terrain et de

  • 30

    lanalyse maussienne du fait social, pour observer de manire tangible des manifestations

    subjectives de plaisir ludique et les rapporter des motifs culturels et des cadres rgulateurs

    plus gnraux . Penser scientifiquement le plaisir ludique reste une gageure pistmologique

    dont la difficult explique probablement le peu de travaux consacrs en sciences humaines

    cette question. Mais par les allers-retours entre observations empiriques, entretiens qualitatifs

    et analyses macro-sociologiques, les valeurs symboliques de la pratique peuvent tre

    envisages aussi bien dans leur dimension subjective, quau travers de leurs dterminations

    sociales.

    La seconde partie : LExprience vidoludique , questionne les fondements

    sociologiques de la notion dexprience et en analyse les valeurs symboliques. Le chapitre 1

    revient sur les structures sociales organisant lindustrie vidoludique. Le caractre

    illusoire du plaisir ludique se trouve ainsi clair par les idologies de la socit

    technicienne, attachant des valeurs magiques lusage de lobjet qui rassurent en fait une

    emprise et un contrle social sur lindividu. Lconomie capitaliste se fonde sur de tels modes

    de rgulation technique, en ce quils favorisent une sollicitation des pulsions libidinales du

    consommateur (Bernays, 1928). Le dtour par une anthropologie historique de la culture

    foraine permet dobserver les modes dorganisation sociale de lindividualisation des

    pratiques culturelles, par des modes de rgulation spcifiques lexprience spatio-temporelle

    du consommateur. Le parallle avec lexprience vidoludique nen est que plus vident,

    celle-ci procdant dune industrie culturelle obissant aux mmes objectifs de rentabilit et

    aux mmes valeurs symboliques. Socit technicienne et industrie du loisir dterminent ainsi

    les tenants de la socit individualiste , dans les modes dindividuation des pratiques

    sociales et les valeurs culturelles attachant une prvalence aux sensations, aux motions, et

    aux sentiments dadhsion de lindividu. La socit individualiste ne peut cependant pas tre

    rduite aux logiques rationnelles dune socit de masse : elle produit galement des valeurs

    symboliques qui, mme si elles ne sont que des illusions au regard de leurs dterminations

    sociales, nen ont pas moins une porte culturelle.

    Le chapitre 2 propose donc de questionner les valeurs symboliques de lexprience

    vidoludique. Le plaisir de jeu est le plus souvent motiv chez les joueurs par une recherche

    dvasion. Lanalyse anthropologique de ce phnomne rvle en fait des valeurs de matrise

    dont les pratiques de jeux vido sur tlphone portable se font le relais. Le joueur se trouve

    dans un rapport dautonomie face aux modes de rgulation sociale et accde la possibilit de

  • 31

    choisir ceux auxquels il souhaite adhrer, par un rapport elliptique au monde , passant du

    cadre du jeu au cadre de lespace social environnant. La matrise apparat ici comme un

    rgime dexprience dterminant de la pratique vidoludique ; le jeu vido se dfinissant

    comme une pratique, une action que le joueur adopte conformment un cadre rgulateur

    dont il doit intrioriser et domestiquer les contraintes pour en dgager du plaisir ludique. Le

    jeu sur borne darcade est historiquement le premier rgime dexprience de matrise

    vidoludique (Triclot, 2011 a). Il met en scne une confrontation des rflexes du joueur aux

    stimulations sensorielles rptes et acclres du programme informatique. Les valeurs de

    performance et de comptitivit corrlatives de ces pratiques trouvent leur point culminant

    dans le dveloppement de pratiques professionnelles de jeux vido organises sur le

    modle du sport moderne. Lexprience de matrise trouve ici ses limites, dans linjonction

    la valorisation de comptences personnelles qui assimilent la pratique de jeu un travail, et

    qui amnent le joueur rechercher de nouvelles activits pouvant lui dispenser davantage de

    plaisir ludique.

    Le chapitre 3 examine alors les manifestations dun autre rgime dexprience

    vidoludique souvent voqu dans les entretiens : limmersion, dont lune des fonctions

    sociales semble dinscrire les pratiques de matrise dans une perspective culturelle plus large,

    axe sur le plaisir sensoriel, le dploiement de limaginaire et lavnement de nouvelles

    formes de sociabilit. Les valeurs symboliques attaches lexprience de limmersion

    permettent ainsi de caractriser le plaisir ludique qui donne sens aux pratiques de matrise

    vidoludique et donc de rattacher les sensations personnelles du joueur des reprsentations

    sociales partages. Lespace vidoludique se comprend ds lors comme un territoire

    dexploration et dexprimentation des possibles qui caractrisent ltre au monde de

    lindividu dans la socit individualiste, travers son rapport au corps, au savoir, et lautre.

    La troisime partie de notre rflexion sintresse la porte instituante des

    expriences vidoludiques : comment les valeurs symboliques du plaisir prouv par les

    joueurs de jeu vido sinscrivent dans des processus de redfinition du patrimoine et de la

    reprsentation culturelle. Le chapitre 1 rend compte dune enqute de terrain mene pendant

    deux ans, lors de lexprimentation dun jeu vido sur tlphone portable au muse des Arts et

    Mtiers de Paris. Cette innovation renvoie aux bouleversements anthropologiques dans les

    valeurs attaches la notion de patrimoine dans linstitution musale. Une anthropologie

    historique de cette notion depuis la Rvolution franaise de 1789 permet de mieux percevoir

  • 32

    ce qui oppose les valeurs relatives au conservatisme acadmique celles que charrie

    lexprience vidoludique dans la visite dun muse. Le plaisir ludique semble ici susciter des

    sentiments nouveaux dadhsion au muse chez les visiteurs ayant expriment le jeu ; mais il

    sagit alors dun muse peru par lentremise des sensations de jeux, dans une remise en cause

    de ses repres spatiaux et de lordre traditionnel allou par les conservateurs lexposition des

    objets. Lexprience vidoludique fonde en ce sens de nouvelles valeurs normatives

    participant du mouvement de la nouvelle musologie , lorsquil cherche adapter les

    modes de rgulation de linstitution musale aux sensibilits individuelles.

    Dans le chapitre 2, le dtour par les tudes cinmatographiques offre un terrain

    dobservation privilgi pour tudier les formes que prend le jeu vido dans les

    reprsentations sociales et linfluence culturelle quy exercent les valeurs de lexprience

    vidoludique48

    . Lanthropologie historique des valeurs de ralit attaches limage

    cinmatographique rvle un processus de subjectivation allant dune posture contemplative

    o ce qui est reprsent est considr dans son objectivit, une qute de sensations pour

    atteindre limage dans sa matrialit et avoir prise sur elle, comme le permet dj lexprience

    vidoludique.

    Se dessine au terme de ces recherches, une dfinition de la culture vidoludique

    constitue de reprsentations sociales diffuses circulant entre les populations et les pratiques

    culturelles, partir de valeurs symboliques et de dynamiques sociales mouvantes. Le plaisir

    ludique y apparat comme lexpression de croyances et de sentiments dadhsion des centres

    dintrt partags. Il donne une porte symbolique aux sensations personnelles des joueurs.

    Ce qui permet de penser les rgimes dexprience vidoludique comme des formes

    dengagement social.

    48

    Mme si, dun point de vue smiologique, limage du jeu vido peut tre considre comme un composite

    proprement intellectuel ; pass au crible dune codification numrique (AMIEL Vincent, Le Corps au cinma :

    Keaton, Bresson, Cassavetes, Paris, Presses universitaires de France, coll. Perspectives critiques , 1998,

    p.122), il nen demeure pas moins que dans les usages , lexprience vidoludique mobilise des modes de

    perception qui peuvent sassimiler une exprience du corps, en termes physiologiques. Notre travail consiste ensuite rechercher la porte culturelle de ces expriences physiologiques du corps chez le joueur de jeu vido.

  • 33

    PREMIRE PARTIE

    SOCIO-ANTHROPOLOGIE

    DU PLAISIR LUDIQUE

    PART ONE

    SOCIO-ANTHROPOLOGY

    OF GAMING ENJOYMENT

  • 34

  • 35

    CHAPITRE 1

    LE JEU VIDO COMME

    MANIRE DTRE AU MONDE

    This is the moment when we realize that everybody can be a video gameplayer49

    .

    Rsum : Ce chapitre propose de poser notre problmatique, savoir : dfinir la culture

    vidoludique par le prisme du plaisir ludique et des valeurs symboliques qui le caractrisent

    dans les reprsentations sociales des joueurs. Le cadre thorique durkheimien du fait social,

    revu par Mauss la lumire dune anthropologie porte sur la dimension sensible des

    manires dtre au monde se prte particulirement bien une dfinition du jeu vido

    comme disposition desprit (Henriot, 1969). Le concept d exprience vidoludique

    nous permet alors de penser la pratique de jeu vido comme un ensemble de manires de

    penser, de sentir et dagir renvoyant aux spcificits socio-techniques de ses dispositifs.

    CHAPTER ONE : VIDEO GAMING AS A PRESENCE TO THE WORLD

    Summary : This chapter sets our question, which is : how can we define videogaming culture

    with the help of the videogaming enjoyment prism and the symbolic values that characterises

    them in the players social representations. The theoretical durkheimian framework of the

    social fact, reworked by Mauss in the perspective of an anthropology focused on the sensitive

    dimension of the ways of being present to the world, is here particularly appropriate for a

    definition of video game as disposition of the mind (Henriot, 1969). The concept of

    videogaming experience allows us to think of videogaming as a set of ways of thinking,

    feeling, and doing, with reference to the socio-technical specificities of its devices.

    49

    Cest le moment o nous nous rendons compte que nimporte qui peut tre joueur de jeu vido : traduction

    personnelle de JUUL Jesper, A Casual Revolution: Reinventing Video Games and Their Players, Cambridge

    (tats-Unis), MIT Press, 2009, p.2

  • 36

    La prsence du jeu vido est si massive dans le paysage conomique et social que la

    question de limaginaire et de la culture vidoludique se pose comme un enjeu de socit.

    Lide que le jeu est un espace part, un cercle magique (Huizinga, 1938) fait depuis la

    fin des annes 2000 lobjet de critiques par les thoriciens du jeu vido (Lammes, 2008 ;

    Blackshaw, Crawford, 2009 ; Bonenfant, 2009)50

    .

    Les frontires entre lespace du jeu et lespace social se brouillent (Craipeau, 2011 a).

    Les tudes rcentes sur les pratiques numriques dans les familles nous informent que de plus

    en plus dadultes sadonnent aux jeux vido51

    . En France, une tude de mars 2012 rvle que

    38% des Franais de 15 ans et plus sont des joueurs de jeux vido52

    . Au Canada, en 2011,

    96% des foyers sont quips dun ordinateur, et 47% possdent une console de jeu vido53

    .

    Cette industrie connat en effet depuis le dbut des annes 2000 une croissance

    ininterrompue54

    . Pierre Bruno et Laurent Trmel avancent que les usages de linformatique en

    50

    Nous dvelopperons ce point dans notre partie I, chapitre 2, sur ltait de lart de la littrature scientifique

    consacre aux jeux vido.

    51 La moyenne dge des pratiques aux tats-Unis est de 30 ans en 2012 selon ltude Ipsos Media CT,

    Essential Facts about the Computer and Video Game Industry , Entertainment Software Association, 2012 (en

    ligne) http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2012.pdf. Consult le 01/11/2012.

    Selon une autre source, elle serait de 33 ans, en 2008 : CAPLAN Scott E., WILLIAMS Dmitri, YEE

    Nick, Who Plays, How Much, and Why? Debunking the Stereotypical Gamer Profile , Journal of Computer-

    Mediated Communication, n13, 2008, pp.993-1018.

    Et de 33 ans galement au Canada, en 2011 : Secor Consulting Group, Faits essentiels 2011 sur le

    secteur canadien des jeux vido et informatiques , Association canadienne du Logiciel de Divertissement, 2011,

    (en ligne) http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Faits-Essentiels-2011.pdf. Consult le 25/10/2012,

    p.13.

    Mme si ces donnes demandent tre corrobores par une tude plus approfondie, nous pouvons

    dores et dj faire le constat gnral, partag par Sylvie Craipeau (2011 a) dune entre de la gnration des

    joueurs de jeux vido dans la vie active.

    52 SIMM-TGI, Video Gamers , Kantar Media, mars 2012, (rsum en ligne) http://www.kantarmedia-

    tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.php. Consult le 02/11/2012.

    Vincent Berry souligne cependant que la plupart des tudes tablissant une moyenne dge leve des

    joueurs de jeux vido oublient dinterroger les enfants, ce qui constitue bien sr un biais important : BERRY

    Vincent, Barbie + Metallica = World of Warcraft. Penser relationnellement le jeu vido , secondes journes

    dtudes Game Studies ? la franaise ! 2012 : Les jeuX vido au pluriel. Quelle diversit ? Industrie,

    mtiers, interfaces, rgles, publics, pratiques, circonstances, expriences, mmoires , OMNSH, IRI, Paris, 16

    juin 2012.

    53 NPD, Essential Facts about the Canadian Computer and Video Game Industry , Entertainment Software

    Association of Canada, 2011, (en ligne) http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Essential-Facts-

    2011.pdf. Consult le 01/11/2012. Ltude donne galement le chiffre de 33 ans, pour lge moyen du joueur

    canadien.

    54 BOGDANOWICZ Marta, FEIJO Claudio, NEPELSKI Daniel, PRATO Giuditta de, SIMON Jean-Paul,

    Born Digital / Grown Digital : Assessing the Future Competitiveness of the EU Video Games Software

    Industry, JRC Scientific and Technical Reports, European Communities, 2010, (en ligne)

    http://ipts.jrc.ec.europa.eu/publications/pub.cfm?id=3759. Consult le 04/11/2012. Cette tude relve par

    exemple les chiffres de 43,460 milliards de dollars en 2007 ; 51,390 milliards de dollars en 2008 ; 55,089

    milliards de dollars en 2009 et 58,383 milliards de dollars en 2010, pour le chiffre daffaires mondial de

    lindustrie du jeu vido : p. 2. La mme tude donne quelques prcisions supplmentaires, en rapportant

    diffrentes sources : For the US market alone, the combined computer games and video games sales in 2007

    accounted for US$9.5 billion, an increase of 28% against 2006 (ESA, 2008). Similarly, the OECD (2004)

    http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2012.pdf.%20Consult%20le%2001/11/2012http://www.theesa.ca/wp-content/uploads/2011/10/Faits-Essentiels-2011.pdfhttp://www.kantarmedia-tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.phphttp://www.kantarmedia-tgifr.com/news/205/Video-Gamers-:-Nouvelle-analyse.phphttp://www.theesa.ca/wp-content/