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Le jaseur boréal

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Le jaseur boréal

Guy Féquant

roman

la manufacture

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© LA MANUFACTURE, 1989, 13, rue de la Bombarde, 69005 Lyon. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

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« Quelle que soit l'opinion ou la foi professée par les hommes, ce qui les distingue avant tout c'est la présence ou l'absence, dans leur pensée et leur personne, de cet au-delà, et le sentiment d'habiter un monde achevé et épuisé en lui-même, ou bien incomplet et ouvert sur l'ailleurs. Le voyage est peut-être toujours un achemi- nement vers ces lointains resplendissants, rouges et vio- lets dans le ciel du soir, au-delà de la ligne des mers et des monts, dans ces pays où se lève le soleil qui chez nous se couche. Le pèlerin avance dans le soir, chacun de ses pas le rapproche du couchant et le mène au-delà de la ligne de feu en train de s'éteindre. »

Claudio Magris, Danube.

« L'histoire est l'empreinte que l'homme libre appose sur le destin. »

Ernest Jünger, Traité du rebelle.

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Première partie

La nuit de Worms

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J'avais six ou sept ans. Peut-être huit. Immobile et dis- tendu, le temps de l'enfance ne ressemble en rien aux années de l'âge adulte, cette spirale folle qui s'accélère jusqu'à l'étourdissement — ou l'éblouissement ? — ultime. Ma date de naissance n'est pas fixée avec certi- tude. Mes parents, sujets miséreux du comte Sigismond de Sandenberg, avaient autre chose à faire qu'à tenir le registre familial des entrées et des départs. La vie des enfants en bas âge tenait à un fil si ténu qu'on ne s'atta- chait guère à eux avant qu'ils perdissent leurs dents de lait. J ' en ai tant vu que la mort, un beau matin, avait changés en une poupée de porcelaine froide et roide, que maintenant encore je ne puis caresser un minois blond sans ressentir un haut-le-cœur. Pauvres anges que le bleu céleste illumine aujourd'hui et que la tourbe noire, peut-être, engloutira demain !

Au-dessus du comte Sigismond régnait le duc de Saxe, qui était aussi roi de Germanie. Henri l'Oiseleur, le pre- mier, porta les deux titres. Il réussit à rassembler sous

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son autorité non seulement les chefs saxons, ce qui rele- vait déjà de l'impossible, mais aussi les trois autres grands duchés allemands : la Souabe, la Bavière et la Lorraine. Sa femme, la duchesse Mathilde, descendait de l'intrépide guerrier Widukind, adversaire coriace de Charlemagne. Widukind et ses soldats finirent pourtant par se rendre. Ils abjurèrent la religion de Wotan et reçurent le baptême du Christ. Cela se passa au bord de la rivière d'Aisne, à Attigny, là où le grand empe- reur possédait une villa somptueuse d'où il partait chas- ser l'ours et l'aurochs entre deux campagnes militaires sur la Weser ou le Danube.

Otton le Grand, fils d'Henri l'Oiseleur, accrut encore la puissance de la dynastie saxonne. Intronisé roi de Ger- manie en 936, il écrasa la révolte des ducs, défit les Hon- grois et devint roi d'Italie. L'an 962, le jour de la Chan- deleur, le pape Jean XII le reconnut digne successeur de Charlemagne : Otton fut couronné empereur d'Occi- dent.

La même année, ou à peu près, un pauvre colon du domaine de Sandenberg, Teutgrimm, épousa Haimora, venue des terres de l'abbaye d'Eichenrand, à une lieue de là. Teutgrimm était surnommé Opilio par la chan- cellerie comtale parce que ses ancêtres avaient jadis gardé les bêtes à laine sur les hauteurs de la Weser et

qu'Opilio — je l'ai su plus tard — signifie berger dans la langue des Romains.

Je naquis de l'union de Teutgrimm et de Haimora, après deux ou trois frères qui ne vécurent qu'une sai- son et une sœur, baptisée Bertille, qui se perdit un soir d'hiver dans la pinède enneigée de Sandenberg et que sans doute les fauves dévorèrent. Manfred Opilio, tel est le nom qu'on me donna bien vite dans mon hameau

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natal pour me distinguer de tous les Manfred et autres Fredmann qui pullulaient entre Sandenberg et Eichen- rand. D'après les souvenirs vagues de ma mère, on par- lait beaucoup quand je vis le jour de la maladie de l'empereur Otton et du mariage de son fils, le futur Otton II avec une princesse venue d'un pays légendaire où l'or et les pierreries couvraient les murs des églises et des palais. C'était Théophano la Byzantine, belle à faire se cabrer un eunuque, fille probable des amours du basileus Romain II et d'une tenancière de cabaret qui s'appelait elle-même Théophano. De celle-ci, la chronique retint qu'elle sut s'entourer de tueurs à gages efficaces : elle fit successivement assassiner son beau- père, son premier et son second mari, et elle ourdissait un complot contre un autre amant quand celui-ci, devenu empereur à son tour, jugea bon de l'exiler. Heureusement pour la Germanie, Théophano la Jeune se révéla aussi sage et pondérée que sa mère avait été fourbe et ravageuse. Les guets-apens firent place aux récollections ; on troqua les dagues pour les encensoirs et les obituaires. Quand Otton II trépassa, la belle Byzantine exerça la régence avec cette sérénité teintée de demi-deuil perpétuel qui sied aux veuves conscien- tes de leur devoir. Grâce à elle, Otton III ouvrait son règne sous les meilleurs auspices. Théophano put quit- ter la scène l'âme en paix. Elle mourut à Nimègue en 991.

Ce cortège de princesses, de rois et d'empereurs, il a fallu des années pour que mon esprit en dessinât les con- tours, en soulignât les pourpres et les dorures, en sertît d'escarboucles les fibules et les couronnes, en dénudât les instincts sauvages rencognés dans des bas-ventres aussi velus que ceux des vilains, sous les tuniques de soie et les manteaux ourlés de zibeline.

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« Quand tu ploies sous un faix de bois mort et que le comte de Sandenberg, passant à cheval, te lance une injure ou t'éclabousse de purin, imagine-le accroupi sur le trou des latrines, expulsant par jets sonores une diar- rhée nauséabonde. Dis-toi aussi que trois jours après sa mort, raidi et noircissant dans son sarcophage de porphyre, il puera comme un blaireau crevé au fond de son trou. Si c'est la femme du comte que tu croises, la trop célèbre Ursula, rappelle-toi ce que la rumeur publique colporte à son sujet : elle recherche moins les prétendants titrés que les amants qui savent varier les ébats. Sous eux, elle halète comme une ânesse en rut. Plus rien alors ne la différencie d'une fille de village embrasée par ses sens. La noblesse d'Ursula, dis-toi bien cela, démissionne sur sa descente de lit ! » Ces fortes paroles sont de mon père Teutgrimm Opi- lio, qui me les répéta souvent dès que le duvet ombra mes joues. Mais j'avoue avoir eu du mal à suivre, dans ce domaine du moins, les conseils paternels. On pré- fère toujours la fascination à la lucidité, parce que la première distribue immédiatement ses largesses sucrées tandis que la seconde n'octroie qu'avec parcimonie des plaisirs éphémères et un peu acides. Il n'est pas sûr du reste que beaucoup d'hommes puissent longtemps vivre en dehors des sentiers tracés par des millénaires de sou- mission. Chassez l'ordre ancien ; un autre à peine dif- férent surgit au galop. Les tentures seules changent de couleurs.

L'idole de ma prime enfance, ce fut Charlemagne. La renommée du Grand Empereur, mort depuis bientôt deux cents ans, restait vivace dans le petit peuple lotha- ringien et saxon. Les baptêmes forcés et les massacres consécutifs à la révolte de Widukind avaient été oubliés. Demeurait le souverain d'enluminure, dont l'image se

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superposait peu ou prou à celle d'Otton II et du comte Sigismond de Sandenberg. Si, à la faveur des fêtes de Noël ou de Pâques, une bouffée de piété venait le temps d'une messe nous gonfler l'âme, alors le mirage impé- rial s'enrichissait du manteau brun de saint Joseph ou du nimbe rayonnant du Christ ressuscité. Le jour de l'Epiphanie, c'était à l'empereur autant qu'au nouveau- né de Bethléem que les trois mages guidés par l'étoile venaient faire allégeance en offrant leurs trésors respec- tifs : l'or, l'encens, la myrrhe. La Vierge, alors, pre- nait le visage de Théophano et les bergers timides, reje- tés dans l'obscurité au fond de l'étable, parmi les bot- tes de foin et les croisillons de poutres, se scandalisaient de l'aboi des chiens et du bêlement grêle des agneaux. Les effluves chauds du fumier n'ôtaient rien à la solen-

nité du moment. Quand les mages ressortaient, réajus- tant leur toque comme des évêques leur mitre, nous nous prosternions à notre tour sur une neige gelée qui n'avait rien d'oriental. Nous étions devant la chapelle de San- denberg ou bien sur le parvis d'Eichenrand. La bise soufflait de Poméranie. La Grande Ourse tournait au-

dessus de la pinède pétrifiée en colonnes d'onyx. Les hulottes s'invectivaient par des trémolos de mauvais augure. Bien vite, à la queue leu leu derrière le porteur de lanterne, nous rentrions dans nos hameaux. Ma mère ranimait le feu avec des pignes récoltées à l'arrière- saison. On installait ma paillasse à droite de la chemi- née tandis que mes parents couchaient à gauche, sur un grabat qui leur venait d'une vieille cousine que la peste avait emportée avec sa fille, son gendre et leurs trois enfants. De cette famille disparue en une semaine, nous avions hérité aussi une poêle à omelette, deux paniers d'osier et un demi-jambon que nous n'osâmes consommer par crainte de la contagion. La flambée

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pétillait. Teutgrimm Opilio et Haimora tendaient vers elle, avant de se coucher à leur tour, leurs grosses mains noueuses et quasi difformes. Je savais que je n'avais rien à craindre du froid avant les dernières heures de la nuit.

Je m'endormais en me demandant ce que pouvait être la myrrhe — pour l'or et l'encens, je savais à peu près. Charlemagne m'apparaissait encore à l'orée du som- meil, soit qu'en tenue de chasseur il chevauchât un éta- lon rouan, soit qu'assis sur son trône d'Aix-la-Chapelle, entouré des grands de l'empire, il me reçût comme un ambassadeur et m'invitât à prendre place parmi ses leudes.

J'avais donc sept ou huit ans et mon esprit se plaisait aux longues rêveries solitaires. Parmi les paysans du comté, je faisais un peu figure de canard dans une cou- vée de poulets. J'aimais ce qu'ils n'aimaient pas : la balade nonchalante, le recueillement au clair de lune, la compagnie des vagabonds, l'évocation de mondes lointains où les kobolds espiègles font des farces aux sor- cières ; et je n'aimais pas ce qu'ils aimaient : les réjouis- sances grégaires, les attitudes convenues, le parler pour ne rien dire, l'indécrottable méfiance du cul-terreux vis- à-vis de tout ce qui vient d'ailleurs, la résignation éri- gée en vertu cardinale, l'ivrognerie présentée comme brevet de virilité et gage de longue vie. Depuis le règne d'Otton le Grand, les Allemands avaient entrepris la colonisation de vastes territoires à l'est. Il s'agissait de refouler le plus loin possible nos ennemis ancestraux, les Slaves et les Hongrois. Des margraves étaient placés par l'empereur à la tête de ces nouveaux territoires, immenses et presque vides, où les ours, les aurochs et les bisons résistaient encore à l'avance iné- luctable des fils d'Adam. Marche des Billung, Nord- mark, Marche de Meissen, Ostmark, Marche de Carin-

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thie, Bohême, Carniole, Istrie : ces mots faisaient flam- ber mon imagination jusqu'à empourprer mes oreilles et mes joues. Quand je n'étais pas Charlemagne parmi ses leudes, j'étais margrave au sommet d'un burg, guet- tant avec l'impassibilité de l'aigle le surgissement pous- siéreux de la cavalerie magyare. Malheur à ces sauva- ges s'ils paraissaient à découvert ! Aussitôt nos archers les transformaient en passoires. Il ne nous restait plus qu'à capturer les chevaux indemnes, à nous replier dans nos murs et à observer les milans de la steppe se repaî- tre de ces vils cadavres. Si Dieu le voulait, nous nous rendrions maîtres du Danube comme nous l'étions de l'Elbe et de la Weser. Nous lancerions nos filets dans

cette Mer Orientale dont on dit qu'elle est plus pois- sonneuse encore que les viviers d'Eichenrand. Nous ramènerions vers l'ouest, par convois entiers, des mon- ceaux d'or et de rubis extraits de gisements inépuisa- bles. Au crépuscule, après avoir installé le camp et fait boire les chevaux, nous reprendrions en chœur les hymnes à la gloire de Charles le Grand. La scintilla- tion claire des étoiles s'accorderait à notre chant :

« Le jour s'en va, la nuit s'assombrit ; S'inclinent les étendards !

Charles dort, le puissant empereur. La nuit s'en va et paraît l'aube ; L'empereur s'est levé. Messe et matines il a écoutées ; Sur l'herbe verte il est debout devant sa tente. S'avancent les étendards ! »

Un jour, je me rendis avec mon père à Eichenrand, afin d'y livrer la brebis, l'agneau, les trois gélines et les quinze œufs que nous devions fournir à l'abbaye au titre de tenanciers de quelques parcelles situées sur les essarts monastiques. Cette livraison se faisait obligatoirement

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entre la Saint-Gall et la Saint-Othmar, autrement dit entre le 16 octobre et le 16 novembre. Saint Gall, ori- ginaire d'Irlande, était venu évangéliser le continent avec saint Colomban. A l'invitation du roi Theudebert, ils avaient prêché la religion du Christ autour du lac de Constance que nous appelons dans notre langue Bodensee. Mais tandis que saint Colomban avait pour- suivi sa route jusque chez les Lombards, saint Gall était resté chez les Alamans pour y fonder l'abbaye qui porte aujourd'hui son nom et qui est la plus célèbre de toute la Germanie. Un siècle plus tard, saint Othmar avait introduit la règle bénédictine à saint Gall, où régnait précédemment la règle de saint Colomban. Le réforma- teur avait eu à défendre les droits de son abbaye contre les empiètements de voisins rapaces, nous apprennent les vieilles chroniques. Il était mort en captivité dans l'île de Werd, sur le Rhin. Parti de la Souabe, le culte des deux saints avait rayonné dans l'Europe entière. Les moines bénédictins l'avaient encouragé de la Marche de Vérone jusqu'au Danemark. Tout cela, lu solennel- lement dans les longs réfectoires sur des tons appropriés, à l'heure du repas de midi, était grandiose et édifiant. Mais pour les pauvres bouseux plus ou moins faméli- ques que nous étions, la Saint-Gall et la Saint-Othmar n'évoquaient que les prémices des grandes froidures et la rigueur incontournable de l'impôt.

Nous cheminions donc, mon père et moi, en poussant avec un rameau de noisetier mal effeuillé la brebis et l'agneau qui représentaient à eux seuls le cinquième de notre cheptel. Les poules caquetaient dans la hotte d'osier que Teutgrimm portait sur son dos. Les œufs, nous les avions répartis dans nos poches respectives, de manière à limiter les dégâts en cas de chute de l'un ou de l'autre. J 'a i appris longtemps après que les Francs

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attribuaient aux Normands installés à l'initiative du duc de Rollon et du roi Charles le Simple l'expression « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Les Germains quant à eux l'imputent aux Souabes, dont la sagesse est censée avoir l'épaisseur du lard sur le cochon gras, mens obesa sicut lardum suis. Ainsi les nations voisines ou parentes s'entre-nuisent-elles de leur fiel et de leur aiguillon, comme les villageois le font de clo- cher à clocher, quand ce n'est pas de masure à masure ou de champ à champ.

Nous arrivâmes à la porterie de l'abbaye crottés jusqu'à la ceinture. L'automne humide avait transformé les che-

mins en ravines boueuses qui aspiraient nos pieds avec un bruit de succion inquiétant. Plusieurs fois, mon père avait préféré emprunter des sous-bois. Là au moins, nous ne risquions pas de nous enliser. Nos moutons se joignirent au troupeau des animaux livrés les jours pré- cédents par les colons des environs. Le frère greffier enregistra du fond de sa moue consciencieuse notre con- tribution forcée à la prospérité du monastère.

L'abbatiale primitive, qui datait du règne du duc Liu- dolf, grand-père d'Henri l'Oiseleur, disparaissait main- tenant au milieu d'un ensemble de constructions neu-

ves, en belles pierres de taille. A l'est, dans le prolon- gement du chœur s'étendait une crypte surmontée d'une chapelle voûtée en berceau. A l'ouest, c'était un por- che monumental à deux étages, avec oratoires et tribu- nes, où trois ou quatre messes pouvaient se célébrer simultanément. Le rez-de-chaussée servait de vestibule.

D'énormes colonnes avec chapiteaux dans le goût anti- que soutenaient des voûtes qui s'épaulaient l'une l'autre et qui, lorsqu'on ouvrait le grand portail, paraissaient s'épanouir et s'animer à la lumière de l'extérieur. Sur

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le côté, un vaste cloître commençait à sortir de terre. Des fascines épineuses interdisaient l'accès du chantier.

« Les poules et les œufs, me dit mon père, il faut les porter là-bas, derrière l'église. C'est ce qu'ils appellent la grange des vivres. Dépêchons-nous. J 'ai hâte de ren- trer. Nous avons une bonne heure de marche et voilà la pluie qui redouble. La nuit tombera vite.

— Et les loups, dis-je. Y penses-tu ? »

Teutgrimm Opilio, raviné et déjà tout gris de cheveux, esquissa ce sourire en coin où il se livrait tout entier. La bonté et l'ironie se lisaient dans ses yeux pâles comme les cailloux dans un ruisseau clair.

« Les loups ? Jamais avant les grands froids, mon fils. D'ici là, nous avons moins à craindre d'eux que des col- lecteurs d'impôts. Hâtons-nous, te dis-je. A l'heure qu'il est, ta mère se fait déjà un mauvais sang du diable. Je suis sûr qu'elle pense aux loups aussi, elle. Quand nous étions jeunes et que nous folâtrions à l'orée des bois, il fallait lever le camp à quatre heures de l'après-midi ! Ne parlons pas des dimanches neigeux, où il n'était pas question de s'aventurer au-delà des dernières mai- sons ! »

Au vrai, j'étais un peu pressé de quitter Eichenrand. Mes regards ne se lassaient pas de courir le long des por- tiques et sur le faîte hautain des toitures. Par la pensée, j'entrais dans la salle capitulaire, j'accompagnais de la cithare et du tympanon la voix de religieux bizarres, portant comme les guerriers molletières, cotte de mail- les et tunique courte. Au milieu de nous trônait bien sûr Charles le Grand. De la dextre, il tenait le sceptre impérial, surmonté d'un épervier de vermeil ; de la sénestre, il présentait au peuple une croix d'argent où s'enchâssaient grenats et émeraudes. Arrivait un roi

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mage, à dos de chameau. Les grands de l'empire s'écar- taient pour le laisser passer. Toute une valetaille mau- resque l'aidait à descendre de sa monture. L'empereur alors remettait son sceptre et sa croix à un prélat qui ne pouvait être que l'archevêque de Cologne ou de Mayence. On s'agenouillait. Le mage posait sur le chef impérial la couronne à six faces, scintillante d'émaux et de pierreries ; il lui passait autour du cou un talis- man d'ambre baltique. On se relevait. L'archevêque rendait à l'empereur son sceptre et sa croix. Alors une mélopée grave s'élevait, dont les ondes faisaient vibrer la nef avant d'aller se perdre au fond des bois.

Une main qui n'avait rien d'épiscopal ni d'impérial tomba lourdement sur mon épaule. « Eh bien, Manfred. Te voilà encore dans la lune ! Pen- dant que tu bayais aux corneilles, j 'ai trouvé le temps d'aller enrichir le poulailler des pères frocards. Quand nous aurons fini la corvée des labours d'hiver et fait les trois charretées de bois et les deux charretées de litière que nous leur devons avant la Noël, nous serons quit- tes pour cette année, mais l'année expirera aussitôt et à la prochaine Chandeleur la sinécure recommencera : labours de printemps, corvées de fenaison et de mois- son, réfection des clôtures. Encore heureux si, d'ici la prochaine Saint-Othmar, le tournis épargne nos mou- tons et le putois notre basse-cour ! »

Une pluie diluvienne nous contraignit à différer notre départ. Nous nous réfugiâmes sous un appentis de chaume accolé à la grange des vivres. Mais bien vite il apparut qu'il y pleuvait comme dehors. Cette frêle bâtisse n'offrait aucune protection contre les douches obliques que chaque rafale de vent nous envoyait. En quelques minutes, nous fûmes trempés jusqu'aux os. Mon père s'enhardit.

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« Rentrons là, me dit-il en me tirant par la manche. Si nous sommes chassés, ce ne sera qu'une rebuffade de plus. »

Il y avait à droite de la grange une pièce dont on devi- nait d'après la hauteur des fenêtres qu'elle devait être vaste et claire. Les douze signes du zodiaque, regrou- pés deux par deux, ornaient des écussons nouvellement posés sous la corniche de la toiture. La porte était entrouverte. Nous nous précipitâmes.

Ce fut comme s'il nous était donné de pénétrer dans un vaisseau mystérieux qui eût vogué bien au-dessus de toutes les misères de ce bas monde. Une lumière vert

tilleul baignait l'enfilade des travées que séparaient de puissants arcs doubleaux. Des pupitres de bois s'ali- gnaient, sur lesquels les moines copistes s'affairaient de la plume et du pinceau. Un seul nous remarqua, celui qui était le plus proche de l'entrée et qui travaillait sur une table horizontale. Il m'apparut jeune et émacié, flot- tant dans une bure brune dont il remontait sans cesse les manches et la ceinture de chanvre. Ses cheveux très

noirs, coupés à coups de ciseaux hâtifs, contrastaient avec la pâleur de son visage. Son regard croisa le mien. Un réflexe de crainte s'empara de moi. Mon père, déjà, m'incitait à faire demi-tour. Mais le jeune moine, au lieu de me reprocher mon incursion dans le scriptorium, semblait m'appeler vers lui. Il avait ce sourire figé et insistant qu'arborent certaines figurines d'ivoire qui, selon les colporteurs varègues et byzantins, proviennent du Pays de la Soie, à l'extrême-orient du monde. « Ne crains rien, murmura-t-il avec un fort accent fri- son. Il tombe des cordes. Personne ne vous reprochera de vous être abrités ici. Du reste, la Sainte Règle nous fait devoir d'hospitalité. Approche ! J 'a i des merveilles à te montrer. »

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Puis, sans doute par mécanisme mental plutôt que par le clair désir de se faire comprendre du petit paysan illet- tré que j'étais alors, il reprit en latin : « Noli timere ! Noli timere ! Torrentis modo effunditur imber... »

La suite m'échappa.

Je m'avançai. Teutgrimm Opilio était retourné à la porte. Après un instant d'hésitation, et sans lui-même bouger d'un pas, il me fit signe de répondre à l'appel. Avait-il compris, par une intuition fulgurante, que mon avenir se jouait alors et que j'allais échapper à la glèbe ? Je le crois. Il est mort sans m'apporter sur ce point aucune précision. Le jeune copiste feuilleta devant moi quelques-uns des livres précieux sur quoi il travaillait. Les somptueuses reliures d'or, d'argent et de cuivre repoussés, avec motifs en bas reliefs et semis de perles, donnaient à ces volumes des formes de grands coffrets à bijoux. Longtemps après, je sus ce que frère Dona- tien — car c'est ainsi qu'il s'appelait — m'avait mon- tré ce jour-là : l'évangéliaire dit des Dames Nobles de Lindau, le sacramentaire de la duchesse Mathilde, épouse d'Henri l'Oiseleur, le commentaire du Canti- que des Cantiques, en provenance de Reichenau, enfin l'évangéliaire de saint Gauzelin, évêque de Toul. Nous nous arrêtâmes sur la page entièrement enluminée d'un ultime livre. Un souverain en tunique pourpre et chlamyde verte siégeait parmi officiers et évêques.

« Charlemagne ! m'écriai-je.

— Non, rectifia frère Donatien. Ce n'est pas Charle- magne, mais notre empereur Otton le Grand, décédé il y a peu d'années. A sa droite, c'est son frère Bruno, qui fut archevêque de Cologne. A sa gauche, voici son autre frère, Henri, qui devint duc de Bavière. »

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J'insistai : « Mais où est donc Charlemagne ? » Frère Donatien, c'était évident, ne voulait point me décevoir. Il alla fouiller dans une des trois armoires-

bibliothèques qu'on voyait au fond de la salle et en revint avec un volume qui semblait beaucoup moins précieux que ceux qu'il venait de me montrer. Au bas de l'avant- dernière page se trouvait une curieuse figure géométri- que aux traits peu assurés. « Tu ne sais pas lire, me dit-il, mais j'épelle pour toi : K, R, L, S. En ajoutant les voyelles, cela donne Karo- lus. Tu as ici le monogramme, autrement dit la signa- ture de Charlemagne. Haec est Karoli Magni Imperatoris vera subscriptio ! Répète ! » Je bafouillai quelques syllabes informes. « Est-ce la vraie ? demandai-je. — Vera subscriptio ! Ce qui signifie l'authentique signa- ture. Ce recueil, dans notre jargon, s'appelle un capi- tulaire. L'empereur Charles le Grand y a apposé son monogramme et son sceau après avoir pacifié la Dal- matie l'an 810 de l'Incarnation du Seigneur, soit qua- tre ans avant sa mort.

— A quel âge est mort Charlemagne ? » Frère Donatien ferma les yeux pour se donner des airs d'érudition.

« Soixante-douze ans, ce qui fait douze fois la moitié de douze : un nombre parfait comme est parfait le carré de douze, cent quarante-quatre. A Aix-la-Chapelle, tou- tes les dimensions de l'église palatine sont des multiples de douze pieds. Son périmètre est de cent quarante- quatre pieds. Une longue inscription qui se déroule à l'intérieur affirme : "Lorsque les pierres vivantes sont assemblées harmonieusement, alors nombres et mesu-

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res concordent en tous points et l'œuvre du Seigneur qui a construit ce monument brille de tout son éclat." De même, saint Jean affirme dans le Livre de l'Apo- calypse que le pourtour de la Jérusalem céleste est de cent quarante-quatre aunes. » Je ne comprenais pas grand-chose à cet exposé sur le symbolisme des nombres, mais l'enthousiasme de frère Donatien compensait largement mon mutisme éberlué. « Puis-je toucher la signature de Charlemagne ? demandai-je innocemment quand cessa l'avalanche des douze, des soixante-douze et des cent quarante-quatre. — Non, dit frère Donatien. Il n'est pas permis de poser le doigt sur la signature de Charlemagne. » Puis se ravisant après avoir vérifié que les autres moi- nes ne le surveillaient pas : « Touche vite ! Avec l'index droit qui est le doigt de la Connaissance et du Souverain Bien. Voilà ! Et sur- tout n'appuie pas ! Nous devons garder tous les livres qui sont ici jusqu'à la fin du monde. — Et après ? » Ma question le dérouta. « Après ? Il n'y aura plus de livres qu'en esprit et d'hommes qu'en corps ressuscités. Tu apprendras tout cela un jour, si tu viens à l'école monastique. — Et si la fin du monde arrive ce soir ? »

Frère Donatien fit le signe de croix. « Alors toi et moi nous passerons la nuit ensemble, blot- tis sur le cœur de Dieu. »

Il me caressa la nuque. « Sur le cœur de Dieu, reprit-il pensivement. Corps res- suscités sur le cœur de Dieu, au milieu des cent quarante-quatre aunes de l'enceinte de la Jérusalem céleste... »

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Je voulus rejoindre mon père. Frère Donatien me retint. « Ne pars pas si vite. Tu n'as même pas donné ton nom — Manfred, dis-je. Manfred Opilio. » Sa main fiévreuse enserrait toujours l'arrière de mon cou.

« Eh bien, Manfred Opilio, tu auras bientôt des nou- velles de moi. Désires-tu par exemple apprendre à lire, à écrire, à chanter les psaumes, à décliner le latin, à copier en minuscules et en majuscules ? — Oui, dis-je. — Alors, à bientôt ! »

D'un regard circulaire, il s'assura à nouveau qu'on ne nous lorgnait pas. Il déposa sur mon front un baiser fer- vent. Dehors, la pluie avait cessé. Un vague soleil cui- vrait la lande et la faisait fumer par endroits. C'est ainsi que je fis la connaissance de frère Donatien, novice à l'abbaye d'Eichenrand et gardien de la signature de Charlemagne. Peu de temps après, j'entrai à l'école monastique. Mes parents n'émirent aucune réserve, si ce n'est la crainte que ma modeste origine n'attirât les brimades et les moqueries des enfants de haut lignage. En fait, il n'en fut rien. Les élèves plus ou moins apparentés à la famille de Sandenberg, s'ils étaient nombreux, n'étaient pas majoritaires. Ils côtoyaient les fils de marchands et de régisseurs, quelques petits paysans comme moi, et même deux enfants trouvés dont le prieur avait décidé d'assu- rer l'éducation avec l'espoir déclaré d'en faire de bons bénédictins.

Le régime n'avait rien de bien contraignant. Les cours commençaient après la messe conventuelle, à laquelle nous étions tenus d'assister. Ils s'interrompaient pour le repas de midi que nous prenions dans un local spé-

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cial avec les quelques frères lais qui travaillaient pour les moines. Les vêpres clôturaient la journée. Au total, cela faisait six heures de cours par jour en été, moins de quatre en hiver. J'avais obtenu l'autorisation de ren- trer chez moi chaque samedi et pour toutes les fêtes chô- mées : dans l'année, il y en avait autant que de diman- ches ! Les vacances d'été duraient de la Saint-Jean à la Sainte-Croix, soit du 24 juin au 14 septembre. Si, en cas d'année humide, la moisson du seigle et de l'épeautre n'était pas terminée à cette date, le congé sco- laire se prolongeait. Nous rouvrions à la mi-octobre, voire à la Toussaint, des cahiers et des codex imprégnés de ce remugle humide, d'une fadeur fongique, qui est aussi celui des feuilles mortes quand le pied les soulève, mettant à nu entre deux ornières d'eau croupissante l'humus et la litière pourrie.

Mon univers était transfiguré. Dois-je le dire ? J 'a i connu alors, entre ma huitième et ma quinzième année, l'époque la plus heureuse et la plus paisible de ma vie. Ce qui ne cessait de m'émerveiller, c'était que les por- tes d'or du savoir se fussent ouvertes pour moi comme par enchantement, sans qu'en plus rien ne m'eût con- traint à l'exil géographique. Mes études auraient pu m'appeler à Corvey, à Hersfeld, à Ratisbonne peut-être. Mais non : Eichenrand suffit à ma première instruction. Les versets des psaumes et les hexamètres de Virgile déployèrent leur belle marée sonore sur les pacages verts et les couchants embrasés que j'avais toujours connus. Le hêtre sous lequel somnolait Tityre, il ombrageait nos propres moutons ; quand je rentrais chez moi à la nuit close, ce qui était fréquent en hiver malgré les inquié- tudes de ma mère Haimora, il m'arrivait d'oublier la menace des loups pour chanter comme le roi David l'éternelle jubilation de l'homme qui chemine sous les

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étoiles avec le sentiment de participer à leur limpidité, à leur sérénité : « Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament publie l'œuvre de ses mains. » Frère Donatien, bien sûr, fit tout pour me garder... Il apparaissait à l'évidence que, parmi les écoliers de l'abbaye, j'étais son préféré. Tantôt moite et tantôt gla- cée, sa longue main me cherchait sans cesse, m'effleu- rait, s'agrippait parfois à mon bras ou à mon genou avec une espèce de rage incontrôlable. J'avais mal scandé un vers ou bien j'avais fait une tache au milieu de ma page ; j'avais confondu deux déclinaisons ou j'avais écorné un vélin. Le scandale était d'autant plus grave que, venant de moi, le jeune maître n'attendait rien moins que la perfection. Et bien sûr, il me le martelait en latin, de sa voix qu'il voulait douce et qui s'éraillait sur les voyel- les finales : Nihil aliud nisi perfectio ! Nihil aliud nisi per- fectio ! Je sentais sur mon bras un pincement qui me fai- sait grimacer. Aussitôt frère Donatien, pris de remords, me lâchait, reculait de deux pas, pâlissait. Une quinte de toux cassait sa silhouette longiligne. Il s'appuyait à un pupitre, sortait de sa manche un mouchoir de batiste. Un jour, nous vîmes la grande pièce d'étoffe devenir écarlate : frère Donatien vomit un caillot de sang de la taille d'une noix.

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2

J 'a i encore peu parlé du pays qui m'a vu naître et sans doute eussé-je dû commencer par là. Je suis de ces gens que les paysages obsèdent et investissent jusqu'à la moelle des os. La canicule m'écrase ; le vent qui éche- velle la cime des grands peupliers me gonfle et m'emporte ; le gel aiguise mon regard sur les lointains, et si je rentre trop vite en moi-même, alors je hurle sous la brûlure du froid comme si je laissais dans ses griffes, en même temps qu'une parcelle nécrosée de ma peau, les lambeaux vifs de mon âme.

Et que dire de ces pluies huileuses et tièdes, inépuisa- bles cataractes alliées à l'empire jaune et gris de la boue dans lequel, à l'heure crépusculaire, toutes les formes finissent par se dissoudre plus vite encore que sous trois coudées de neige ? Il m'arrive d'avoir envie de pleurer pour cette seule raison : la boue. Le chemin de boue, les pieds de boue, les mains de boue crispées sur la bêche de boue et, à la fin de ce périple boueux, le cadavre enchiffonné qu'on pousse au fond de la boue.

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J 'a i confié un jour à frère Donatien ma méditation sur la boue.

« Vous ne croyez donc pas à la résurrection de la chair que nous proclamons à la fin du Credo ? m'a-t-il dit, interloqué. »

J'avais déjà alors plusieurs années d'enseignement sco- lastique derrière moi.

« Ne me demandez pas de croire, cher frère, lui ai-je répondu. Demandez-moi seulement de réciter vos croyances. Elles sont pleines de poésie. Toute la philo- sophie nous enseigne que les mots portent leur propre vérité, leur propre justification. Ainsi, comme vous savez, des rites de la sainte liturgie. Vous pouvez par exemple ondoyer un nouveau-né à l'article de la mort en pensant aux fèves que vous allez semer. Le geste et la formule se suffisent à eux-mêmes. Avec les évangé- listes et avec saint Paul, avec l'Apocalypse de saint Jean et avec tous les saints, je proclame qu'au dernier jour et au son des trompettes angéliques, l'humanité entière ressuscitera. Je suis aussi sensible à cette vision qu'à une aurore d'été sur la lande saxonne. Les élus, tels les brins de bruyère que la rosée emperle, resplendissent et s'éten- dent à l'infini. Nul ne peut dénombrer cette foule. Que vous dire de plus ?

« Que nos corps, authentiquement, ressusciteront. Le vôtre et le mien, dans une jeunesse et un velouté éternels. »

Frère Donatien me prit la main et, pour la première fois, appuya son front au creux de mon épaule. Gêné d'abord, je le laissai s'abandonner au bien-être de ma propre chaleur. Par l'échancrure de ma chemise, son haleine saccadée coulait sur ma poitrine et jusqu'au creux de mon estomac. Je fis sur lui ce qu'il avait déjà

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fait cent fois sur moi, je caressai sa nuque, rendue râpeuse par les rasages répétés. « Votre cœur bat beaucoup plus lentement que le mien, me dit-il sur le ton de la confidence résignée. Vous vivrez vieux. Vous parcourerez la terre entière ; vous visite- rez d'innombrables villes ; votre souffle assuré se mêlera à d'autres souffles d'hommes et de femmes comme vous jeunes et beaux... Votre science se sustentera de la lec- ture des historiens, des philosophes, des poètes antiques et chrétiens... Oui, vous vivrez vieux et moi je mour- rai bientôt... Mon cœur s'emballe... Mon souffle s'ame-

nuise... Mes poumons pourrissent... Ma trachée brû- lante les expulse morceau par morceau... Au fond, vous avez raison : c'est bien triste, le retour inéluctable à l'état glaiseux. » J'étais bouleversé. Frère Donatien se redressa. Une sueur froide ruisselait sur ses tempes. Ce soir-là, je l'accompagnai à l'infirmerie, où il se rendait trois fois par jour pour prendre la potion infecte que le frère apo- thicaire lui préparait. Sous mes yeux passablement dégoûtés il ingurgita aussi deux limaces vivantes dont les sécrétions visqueuses adhéraient à ses doigts comme une glu tenace. Après qu'il se fut lavé les mains et rincé la bouche à l'infusion de menthe, il m'avoua qu'il avait été abandonné par sa mère dès sa naissance, à la porte- rie de l'abbaye de Corvey. Le prieur d'Eichenrand, qui séjournait là par hasard, et qui était alors jeune profès, l'avait recueilli puis mis en nourrice dans une famille de charbonniers du Harz. Il avait connu les solennités païennes de la nuit de Walpurgis avant les dévotions chrétiennes. A dix ans, il était entré à l'école épiscopale de Cologne, puis au noviciat d'Eichenrand. A cause de sa patience et de sa parfaite connaissance des règles de la rhétorique, le prieur qui l'avait sauvé lui avait con-

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fié l'instruction des enfants du comté. Mais la phtisie de frère Donatien progressait de manière si alarmante qu'on pensait le libérer bientôt de cette charge et limi- ter son travail à la calligraphie et à l'art de l'enlumi- nure, où il excellait non moins que dans la philologie latine. Ses efforts pour sauver du naufrage barbare les textes de Salluste, de Suétone et surtout de Tacite l'avaient conduit à parcourir toute la Rhénanie et même une partie des royaumes de France et de Bourgogne. Il se désolait que tant de fragments lui échappassent encore mais il ne se résignait pas à leur perte définitive. Il rêvait d'inspecter les bibliothèques d'Espagne, de Pro- vence, d'Italie, de Byzance. Son plus grand bonheur eût été de retrouver les livres cinq à douze des Histoires de Tacite, les livres sept à dix des Annales, les premières pages de la Vie de César de Suétone. Il connaissait mieux que personne les bibliothèques et les fonds d'archives d'Aix-la-Chapelle, de Worms, de Corvey, de Mayence, de Fulda, de Ratisbonne. Pour l'heure, la plupart des grands livres antiques ressemblaient à ces frises de mar- bre dont la charrue qui laboure la glèbe sale ne remonte que des rinceaux mutilés. Le devoir de collecter un maximum de pièces manquantes procédait chez frère Donatien d'une double urgence, c'est-à-dire d'une dou- ble brûlure : le temps qui s'abrégeait pour lui amenait aussi les siècles à leur terme. L'an mil de l'Incarnation ne passerait sans doute pas sans que s'abolît l'histoire humaine et que dans la conflagration universelle le Christ-Dieu revînt vêtu de son manteau de gloire. Il con- venait que tout fût en ordre pour ces retrouvailles : nos âmes et nos corps immaculés, nos basiliques achevées, nos livres complets et bien classés, du Pentateuque de Moïse jusqu'aux pages sublimes de l'Irlandais Scot Eri- gène, lequel n'hésitait pas à affirmer l'identité absolue

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de la philosophie et de la religion ainsi que la déifica- tion du cosmos au soir du dernier jour. Le monde pas- serait sans transition du couchant au matin éternel. C'en serait fini pour toujours de la nuit et de ses hydres ram- pantes, de ses insoutenables étouffements et de ses lima- ces à avaler vives.

Il ne faut pas que tant de villes, tant d'écoles, tant de monastères fassent illusion : nous vivions en des temps où les forêts sauvages l'emportaient encore de beaucoup sur les clairières cultivées. A l'est du Rhin, le voyageur pouvait marcher des jours et des jours sans rencontrer nul clocher, nulle cheminée qui fume. La souveraineté réelle sur la Germanie appartenait moins au jeune empe- reur Otton III qu'à l'invincible armée des chênes et des sapins, puissamment défendue par tout un cortège de marais et de montagnes sur quoi l'effort des colons s'enlisait et se brisait. Ni la hache des défricheurs, ni la science de frère Donatien ne parvenaient à faire recu- ler la marée des forces antérieures à l'homme, drapées dans leurs ouragans ou tapies dans leurs eaux stagnan- tes et glauques. Les scènes antiques, avec leurs forums populeux et leurs acropoles ensoleillées, nous semblaient des mirages dont la Germanie serait à jamais privée. Même le génie civilisateur de Charlemagne avait échoué dans son projet de faire renaître en Occident les lumiè- res de l'Empire Romain. A un jet de caillou des rem- parts d'Aix-la-Chapelle commençaient des frondaisons sombres qui, disait-on, ne relâchaient leur emprise qu'aux remparts de Constantinople. Notre territoire quotidien, c'étaient les deux essarts de Sandenberg et d'Eichenrand, séparés par une lande sablonneuse où les genévriers dressaient leurs fuseaux féériques comme autant de sentinelles crépusculaires et impassibles, à l'heure où le brouillard tendait sa grande

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nappe et où, entre chien et loup, les hiboux des marais partaient en chasse. L'expression « entre chien et loup » était du reste on ne peut plus appropriée, et ce pour diverses raisons. Il arrivait qu'un quidam, se croyant suivi par son chien familier reconnût soudain la queue pendante et les yeux obliques du fauve ; l'homme alors accélérait le pas, allumait sa lanterne, récitait des for- mules magiques. Quand il arrivait chez lui et qu'il osait enfin se retourner, il constatait que c'était bien son chien qui l'accompagnait. L'animal filait à sa niche comme si de rien n'était. A la nuit close, le marcheur, qui n'avait rien dit à son entourage de crainte qu'on le répu- tât fou, voulait en avoir le cœur net. Il chaussait ses sabots, rallumait sa lanterne, retournait vers la niche : un loup menaçant, toutes dents dehors, avait bel et bien pris la place du chien ! L'homme rentrait à toutes jam- bes, reclaquait sa porte, se recouchait après avoir ranimé son feu. Il ne dormait pas de la nuit. Au lever du jour, il retrouvait son chien mort. Encore heureux si la camarde, qui volontiers fauchait large quand elle s'aco- quinait aux mauvais génies de la lande, n'emportait pas d 'un seul élan le maître avec le chien !

Mais il arrivait aussi que les loups rendissent des servi- ces aux hommes. Si un berger ou un chasseur rêvait d 'un chien infaillible, à la fois puissant et docile, racé et toujours en alerte, il attachait une chienne en état d'être fécondée à un genévrier, par nuit de pleine lune. Aux premières lueurs, le loup apparaissait. Il couvrait la chienne. L'animal issu de ce croisement, chien par la fidélité et loup par toutes les autres qualités, faisait merveille dans son travail sans même qu'il fût besoin de le dresser. Quand d'aventure une jeune fille nubile conduisait la chienne, elle n'évitait pas toujours l'étreinte d 'un des mâles de la meute. L'enfant qu'elle mettait

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au monde, d'abord semblable à n'importe quel nouveau-né humain, prenait progressivement les carac- tères d'un Werwolf, d'un loup-garou. Ses canines s'allon- geaient, un pelage fauve couvrait sa poitrine et son dos ; ses pupilles, la nuit, devenaient phosphorescentes. De son seul regard, il soumettait à sa volonté tous les ani- maux qui peuplaient les bois. A son tour, il séduisait aussi bien les femmes que les louves. Il animait de ses hurlements lugubres les sabbats de sorcières et ne dédai- gnait pas de se nourrir de la chair potelée des enfants.

Notre géographie ne s'arrêtait pas là. La maison de mes parents se trouvait à l'extrémité du hameau de Sanden- berg, là où les jardins, les vergers et les chenevières cédaient la place aux premiers moutonnements grèges de la lande. Un peu plus au nord commençait la grande pinède dont j 'ai déjà parlé et où ma sœur Bertille avait si malencontreusement disparu. Le comte Sigismond y chassait à courre le cerf, le chevreuil, le sanglier. Pour surprendre l'aurochs et le lynx, il fallait marcher une bonne demi-journée, traverser complètement la pinède, franchir à gué deux ou trois affluents de la Weser qui n'avaient pas encore de nom. On entrait alors dans l'Urwald, la Forêt Inviolée, qui était peut-être la plus touffue et la plus luxuriante de toute la Germanie. Les hêtres et les érables avaient des troncs dont une ving- taine d'hommes n'eussent pu faire le tour en se don- nant la main ; certains, disait-on, étaient si hauts que la coque des nuages s'y déchirait dans un fracas de fin du monde. Au printemps, le parfum des jacinthes du sous-bois rendait ivre l'homme qui le respirait et qui finissait par se perdre. Après avoir titubé jusqu'à l'épui- sement, le malheureux mourait étendu les bras en croix sur le tapis de fleurs fatales. Les loups-garous faisaient office de nécrophages.

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Ces histoires irritaient mon père, mais ma mère s'y com- plaisait, sans du reste y croire vraiment. Le petit peu- ple exprimait à travers elles sa crainte de ce qu'on pour- rait appeler le lointain mystérieux, plus ou moins con- fondu avec le rivage des expériences ultimes : l'accou- plement qui donne la vie et la défaillance organique qui la supprime. Nous sommes tous des acrobates qui vire- voltons entre deux soupirs ou deux râles brefs. L'inter- valle, c'est la vie, cette danse plus ou moins longue, plus ou moins chanceuse, sur la corde raide tendue de la cou- che parentale au lit mortuaire. Le charme puissant des lieux familiers — rougeoiement des braises derrière les vieux lantiers ou babil de la fontaine au cœur du

village — provient de ce qu'ils enferment dans la cel- lule étroite du traintrain quotidien les mille vertiges sus- ceptibles d'étourdir l'homme des bois. Longtemps, je n'ai pu pénétrer sous un dense couvert d'arbres sans que surgisse en moi la crainte de voir apparaître ma sœur Bertille, que du reste je n'avais pas connue. Tan- tôt c'était un lutin pimpant, tout de rouge vêtu, qui jouait à cache-cache avec moi, escaladait le tronc lisse des hêtres, sautait de branche en branche avec l'agilité d 'un écureuil, et finalement me criait son nom de très loin :

« Bertille ! Bertille ! Je suis ta sœur, la petite Bertille ! Va dire à papa Teutgrimm et à maman Haimora que la neige ne m'a pas engloutie, que le froid ne m'a pas raidie, que les loups ne m'ont pas dévorée. Je vis sim- plement d'une vie plus aérienne que la vôtre. Je suis feu follet et écureuil, huppe chamarrée et gélinotte timide, source limpide et rayon de soleil. Bertille ! Ber- tille ! Je suis ta sœur, la petite Bertille ! » Je m'arrêtais. Je tendais l'oreille. Etait-ce bien la voix de Bertille ou tout simplement la mienne que me ren-

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voyait du monde des limbes l'écho des futaies immen- ses ?

Tantôt je marchais dans un layon familier. Mon pied heurtait un obstacle vaguement rond que je prenais pour un gros caillou. J'écartais la mousse. Horrifié je décou- vrais le crâne de Bertille, blanc et presque translucide comme sont au printemps les têtes de mésanges mortes de froid en hiver. Mais le réflexe de peur ne durait que le temps d'étouffer un sanglot. Je soufflais dans les orbi- tes oculaires et dans les cloisons nasales pour en chas- ser les impuretés. Bertille alors reprenait vie entre mes mains : ce n'était plus une enfant au teint frais ; c'était une vieille sorcière édentée et ricanante. Je lâchais ma trouvaille et m'enfuyais à toutes jambes. Le crâne déva- lait un chaos de pierres et allait se fracasser au fond du ravin.

« Bertille ! Bertille ! » criais-je jusqu'à perdre haleine.

Et cette fois nul écho ne me répondait. Autour de moi régnait ce silence hyalin et rugueux qui est celui des soli- tudes hivernales de la Germanie — silence troublé seu-

lement par l'effondrement d'un pont de glace, le tam- bourinement d'un pic noir ou la déchirure d 'un meri- sier centenaire que le gel, soudain, ouvre en deux de haut en bas. En vérité, nous étions bien seuls, bien iso- lés, bien démunis au pays des aurochs et des loups !

Je vouais un attachement plus serein au lac d'Eichen- rand, si vaste qu'il occupait toute la partie sud de la clai- rière, depuis l'enceinte de l'abbaye jusqu'aux palissa- des frustes de notre hameau. Au temps du duc Liudolf, qui avait peut-être connu Charlemagne, les ancêtres du comte Sigismond avaient, moyennant des terrassements énormes, prolongé un des bras naturels du lac vers leur château. Ainsi, celui-ci, juché sur sa motte herbeuse,

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paraîssait-il trôner sur une île naturelle, ourlée de rose- lières et d'inextricables fourrés d'aulnes. Au-delà régnait la plus vaste étendue d'eau douce de tout le duché de Saxe. La rive opposée était si éloignée qu'elle ne se voyait que par temps clair, simple liseré d'émeraude sur l'horizon d'opale. A en croire le prieur, mauvais lati- niste mais géographe respectable, le lac d'Eichenrand avait une superficie qui avoisinait celle du lac de Cons- tance. Il conférait à notre pays, quand on le découvrait en venant de Bavière au lieu d'y entrer par la Frise ou la Lorraine, des airs de Danemark ou de Poméranie : même omniprésence du ciel, même embu des matins et des soirs, même froissement ample des champs de phragmites quand le vent s'y lovait ou que les sarcelles s'y anuitaient par nuées successives. Dès la fin de l'hiver, deux ou trois couples d'aigles pêcheurs s'installaient sur les vieux chênes des rives les moins visitées. A leur plon- geon imparable, toutes serres dehors, succédait la majes- tueuse remontée vers le nid avec le poisson capturé dont la queue s'agitait encore.

« Il l'a eu ! Il l'a eu ! s'exclamait Teutgrimm. Ça doit être un brocheton qui somnolait au soleil, juste sous la surface de l'eau. A moins que ce ne soit une carpe. Il y a des bancs énormes ces temps-ci. Brocheton ou carpe, voilà un poisson que les moines ne mettront point dans leur friture au prochain carême ! »

Et il trépignait d'aise, le brave Teutgrimm, à la pensée que les oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent bafouent aussi sans vergogne les lois et les règlements interdisant aux manants la chasse, la pêche et même, en certains lieux, la cueillette des nèfles.

« Dommage, me disait-il sur le chemin du retour, que les aigles pêcheurs n'aient point de temps en temps des

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Opilio rencontre ont réellement existé. Les luttes et les enjeux politiques dont il est question sont ceux de l'Europe septentrio- nale aux approches de l 'an mil. La découverte de l'Amérique par les Vikings rallie aujourd'hui tous les avis autorisés, sur- tout après les fouilles effectuées entre 1960 et 1968 sur le site désormais célèbre de l'Anse aux Meadows, au nord de Terre- Neuve.

Relèvent de la pure fiction, outre le héros, les moines et autres ecclésiastiques, les personnages issus du peuple et de la petite noblesse, la bataille d'Elsenholm et le Pays de la Rosée Sucrée (mais cette rosée mystérieuse est mentionnée dans les sagas). J ' a i parfois donné aux personnages fictifs les noms des paysans qui vivaient à l'époque carolingienne sur le domaine de Ger- son, tout près de mon village. Ces noms nous sont connus grâce au polyptyque de l 'abbaye Saint-Rémy de Reims.

J e pense souvent à ces hommes et à ces femmes qui, voici plus de mille ans, ont pataugé dans la même glèbe que moi. Les soirs d'hiver, je les sens fraternellement à mes côtés. C'est la forme archaïque de ce que les théologiens appellent la Com- munion des Saints. Les siècles s'abolissent par la méditation — j'allais dire la rumination — du passé terrien le plus ancien, le plus apparemment enfoui. Surgissent de manière identique Manfred Opilio, Gersende de Sandenberg, Rodolphe Asgrimsson et tous les autres. Le cor- tège des ombres qui s'animent n 'en finit pas : danse de la mort, danse de l 'amour, poème sans cesse recommencé où l 'homme s'épanouit, se dépasse, puis révulse son visage au seuil de la dernière porte. Voici quelques ouvrages dont je me suis servi : Boyer (Régis), Sagas islandaises, Bibliothèque de la Pléiade, 1987. Boyer (Régis), Les Religions de l'Europe du Nord, Fayard, 1974. Brondsted (Johannes), The Vikings, Penguin Books, 1965. Cohat (Yves), Les Vikings, rois des mers, Découvertes, Gallimard, 1987.

Durand (Frédéric), Les Vikings, Que sais-je ?, P.U.F. , 1965. Durliat (Marcel), Des Barbares à l'an mil, Mazenod, 1985. Oxenstierna (Eric), Les Vikings, Petite Bibliothèque Payot, 1976.

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Plumet (Patrick), Les Vikings en Amérique, La Recherche, octo- bre 1987.

Le jaseur boréal, Bombycilla garrulus, est un oiseau de la taïga sibérienne qui hiverne d'ordinaire en Europe centrale. Certai- nes années, on assiste à une poussée migratrice jusqu'à la Médi- terranée et l'Atlantique. C'étaient ces invasions qui autrefois étaient considérées comme annonciatrices de grands malheurs. Les jaseurs, par exemple, déferlèrent sur la France en janvier 1914...