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Le Hussard du Général

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JACQUES DAUER

LE HUSSARD DU GÉNÉRAL

Entretiens avec STÉPHANE GIOCANTI

Préface de

JEAN CHARLOT Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris

LA TABLE RONDE 7, rue Corneille

75006 PARIS

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Stéphane Giocanti Mémoires et Souvenirs du comte de Lavalette

Mercure de France (1994)

(en collaboration) Une France vivante dans une Europe libre

Albatros (1991)

© Éditions de La Table Ronde, Paris, 1994. ISBN 2-7103-0618-02.

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PRÉFACE

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n s'interroge aujourd'hui sur l'avenir de l'engage- ment politique. Est-il en déclin? À moins qu'il ne s'agisse d'une simple mutation dans un environ-

nement extraordinairement changeant ? Nul ne semble douter, en tout cas, qu'il soit en crise. Combien de Fran- çais savent, de nos jours, ce qu'être un militant veut dire? Le livre-témoignage de Stéphane Giocanti sur Jacques Dauer, « Le Hussard du Général», vient à point nous rap- peler ce que peut être le militantisme de toute une vie pour un engagé politique volontaire.

Car il s'agit bien d'un portrait de militant doublé d'un éloge du militantisme. «Quelle que soit sa couleur de peau ou de parti - pouvait-on lire en exergue du pre- mier livre de Jacques Dauer- nous nous sentons frère de cet homme qui, la nuit tombée, endosse son vieux veston, négligeant son repos corporel pour celui de sa conscience et part seul à la poursuite de sa petite idée de l'existence ». Il n'y a là nul rigorisme moralisateur, ni prosélytisme encombrant. Simplement l'expression personnelle d'une conception de la vie et d'une mise en pratique dans la joie. Le militant, selon Dauer, est le contraire du profes- sionnel de la politique. D'abord parce qu'il a déjà une profession plus ou moins prenante la gestion d'une entre- prise d'imprimerie dans son cas personnel- et que le temps du militantisme doit être pris sur celui des loisirs. Ensuite et surtout parce qu'il se méfie précisément des profes- sionnels de la politique - parlementaires et ministres - qui

1. Voir les pré-actes du colloque organisé par le Centre d'Études de la Vie Politique Française, au Sénat, les 4-6 mars 1993, sur « L'enga- gement politique : déclin ou mutation ? ». Paris, FNSP, 1993. 2 vol.

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ont trop à perdre pour se permettre d'être tout à fait libres dans leur action. Ce sont aux yeux de ce chrétien les « marchands du temple ». « Je n'avais pas- dit Dauer- une conception électorale de la politique », ne serait-ce que par refus d'être, comme militant au service d'élus, de « la chair à élection ». Il sera heureux au Rassemblement du Peuple Français, et totalement impliqué, après que les élections de juin 1951 auront été perdues et le déclin amorcé : « Le RPF aura été l'âge d'or du gaullisme parce que tout acte y était gratuit. Il y avait une vraie joie et une volonté de militer ». Et lorsqu'il fondera, en 1964, le Front du Progrès, il fera préciser d'emblée que celui-ci n'a pas de « vocation élec- torale », quitte à autoriser d'avance ses membres à cher- cher une investiture dans une autre formation de la galaxie gaulliste. Il est clair que le club politique, groupe de pression politique pour des idées, engagé - à certains moments - dans de grands combats (contre la CED, pour l'autodétermination de l'Algérie, contre Maëstricht) cor- respond davantage que le parti politique à son idéal d'organisation politique.

C'est que ce militant-là est de la race des rebelles, qui sont mal à l'aise dans une grande organisation hiérar- chisée, et des chefs qui aiment se battre à la tête d'une troupe, si réduite soit-elle. « Je n'ai jamais aimé faire comme tout le monde », constate-t-il sans déplaisir. « Je n'admettais pas facilement qu'une autorité puisse s'exercer sur moi. Il fallait m'expliquer. Me montrer une compétence, une raison d'obéir ». Le 30 mai 1968, lors de la grande manifestation de soutien au Général de Gaulle, il est bien là mais défile avec les siens à contre-courant, descendant les Champs-Élysées au lieu de les remonter, distribuant des tracts pour un gouvernement d'union nationale - avec la gauche - autour de De Gaulle... Le militant, rappelle-t-il à juste titre, n'est pas un soldat; c'est un volontaire. Il doit être pleinement conscient et libre de son action et trouver en lui-même ses ressources politiques.

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Engagé il l'est, jusqu'à l'outrance. C'est un polémiste. Il pourfend volontiers les centristes, traitant Alain Poher d'ectoplasme et les démocrates-chrétiens de « MRPouilles ». Il est vrai qu'il vient d'une famille radicale-socialiste et franc-maçonne et n'a jamais oublié la rupture du « parti de la fidélité » avec le Général de Gaulle en 1946-47. Il regrettera, parfois, ses emportements. Il avait vu en Jacques Chaban-Delmas un « florentin »; il fera du père de la Nou- velle Société un «prophète» au même titre que Debré, Capitant et, bien entendu, de Gaulle.

Car ce militant est gaulliste. De ces gaullistes qui pen- saient volontiers qu'avec les communistes ils étaient les seuls véritables militants en France. Dans le gaullisme, au service d'une certaine idée de la France, il trouve l'épa- nouissement d'un militantisme volontaire, libre, fraternel et populaire. « le gaullisme c'est prendre ses responsabi- lités ». « le gaullisme est un homme libre; c'est un homme qui prend ses décisions tout seul. Comme il combat pour la France, il retrouve forcément de Gaulle ». De fait, au moment de la « traversée du désert », quand le RPF est en sommeil et de Gaulle à Colombey, Dauer et sa petite équipe, rassemblés autour du journal qu'ils ont créé- Le Télégramme de Paris (1955-1972) - sont les seuls, avant même Debré et son Courrier de la Colère - à continuer de défendre les idées gaullistes et à mener campagne sur le thème « Appelons de Gaulle ». Le compagnonnage les aide à tenir comme il leur fait surmonter les divisions entre gaullistes. Leur attachement à de Gaulle? « Des liens de vassaux à leur suzerain, Des liens de chevalerie. L'hom- mage lige. La volonté de servir la France passait avant notre ambition personnelle ». Lui demande-t-on, à lui qui défend les idées de participation, la recherche d'une troi- sième voie entre le socialisme « collectiviste » et le capita- lisme « débridé » - s'il est un gaulliste de gauche, il répond : « Je suis gaulliste, un point C 'est tout », pour ajouter aussitôt que l'étiquette de gauche lui convient quand même

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compte tenu de ses racines familiales et du fait qu'il ne se sent pas de droite. Aussi bien « le gaullisme est popu- laire ».

Mais quelle importance, autre qu'individuelle, peut avoir ce militantisme ombrageur et farouche limité à de si maigres troupes ? Les effets produits valaient-ils les efforts consentis? Leur récit valait-il un livre ? Assurément. Pour les intéressés d'abord qui n'ont ni doute ni regret. Il y a eu certes, la frustration des échecs subis et aussi, dans la victoire, celle des bénéfices empochés par les « militants de la 25 heure ». Il reste la satisfaction de pouvoir se dire « J'ai compté, peut-être pas beaucoup, mais j'ai participé, j'ai influencé comme je voulais, sans me faire trop d'illu- sions ». Et la chaude fraternité du compagnonnage mili- tant. Quant aux autres, le fait est que des acteurs de premier plan - Jacques Chirac tout récemment encore - répondent à leurs lettres ouvertes et que beaucoup de spé- cialistes les citent dans leurs travaux scientifiques, leur reconnaissant ainsi une réalité. L'un des intérêts de ce livre-témoignage est de nous suggérer des explications possibles de l'influence que peut avoir une poignée de militants. Ces militants-là ont prouvé qu'avec peu de moyens (une imprimerie), peu d'hommes mais une bonne organisation et un grand enthousiasme on peut pla- carder dans de nombreuses villes de France, par centaines de mille, en une seule nuit, des affiches comme en 1958 l'affiche « Appelons de Gaulle ». On imprime soi- même; on distribue soi-même dans les gares de quelques grandes lignes de chemin de fer à des relais de militants qui achemineront dans leurs voitures personnelles. Et l'on colle... « Faire croire au Français, au gouvernement et à la police que les militants gaullistes étaient très nombreux et répartis un peu partout ». Au-delà de l'exploit de l'orga- nisation groupusculaire, il y a la force potentielle de ceux qui oublient la demande politique pour se consacrer tota- lement et passionnément à leur offre politique. Avec le

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risque de s'imaginer parfois que la demande - l'opinion publique, les électeurs - est vraiment secondaire, alors que l'issue dépend finalement d'elle, dans une démocratie tout au moins. Comme en 1958, à l'aube de la V République. Ou en 1992, au moment de choisir pour ou contre l'Europe de Maëstricht. Les minorités agissantes sont tou- jours menacées de verser dans l'activisme. Jacques Dauer et ses amis n 'en sont pas loin en 1958, pour forcer le retour du Général. Ils nient, avec des arguments sérieux, avoir joué les « barbouzes », comme on les accuse parfois, en 1961-62 contre l'OAS en Algérie. Le mépris de l'électora- lisme n'est pas sans danger. Mais la foi militante est aussi un levain politique. Le Général de Gaulle, leur modèle, tire sa grandeur et sa réussite historique d'avoir su conju- guer l'originalité du message politique et la recherche d'une légitimité électorale.

Jean Charlot Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris

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INTRODUCTION

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J acques Dauer est un homme politique peu connu du grand public. Exemple typique et atypique du militan- tisme, il n'a laissé indifférente aucune des person-

nalités qu'il a pu rencontrer, du cinéaste Henri Calef jusqu'à Pierre Chaunu, Michel Rolant et Huguette Bou- chardeau. Son action réelle, son personnage même méri- taient un portrait exact autant que possible, en tout cas reflétant son itinéraire. Bretteur politique haut en couleur, volontaire et insoumis, il s'est voulu le libre vassal du général de Gaulle, en qui il a vu une incarnation du destin français, une incarnation suffisamment humaine pour qu'elle soit l'objet de critiques sans faiblesse. Ce gaulliste fondamental et picaresque prétend avoir servi son Général sans directive, sachant aussi bien se passer de l'approba- tion des courtisans que de celle des ministres. Ses gas- connades rempliraient à elles seules trois gros volumes, avec un supplément pour en résumer les conséquences sur la carrière qu'il a manquée.

L'action de Jacques Dauer peut se résumer en quelques mots. Lors de la Traversée du désert (1947-1958), il travaille pour le retour du Général en menant d'éner- giques campagnes contre le Système. En pleine guerre d'Algérie, il tente d'assurer la présence du gaullisme sur le sol algérien et lance plusieurs campagnes contre l'OAS (certains ont vu en lui le 007 de Sa Majesté de Gaulle, voire une barbouze - réputation qu'il conteste énergique- ment). Par opposition aux grands appareils de parti, toujours accaparés par les places et disséquant le gaul- lisme selon les besoins du moment, il fonde un mouve- ment, le Front du Progrès, où la logique électorale cède

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le plus souvent à l'esprit militant, car il préfère jouir de sa liberté politique la plus extrême pour défendre ce qu'il considère comme l'orthodoxie gaulliste (la Participation, l'Indépendance de la France...). En mai 68, le très libre vassal du Général est aux côtés des étudiants pour dénoncer le conservatisme du gouvernement et obliger celui-ci à mettre en œuvre la doctrine sociale du gaullisme. L'itinéraire de Jacques Dauer est inimitable, dans tous les sens que l'on voudra.

Ce chevalier blanc du gaullisme, apparemment très en retrait des Grands de son temps, était connu par eux tous. Il n'est pas d'historien du gaullisme qui ne rencontre et ne cite son nom et son action, de Jean Touchard à Odile Rudelle, Jean Charlot et Jean Charbonnel. Dans sa monu- mentale Histoire de la guerre d'Algérie, Yves Courrière consacre plusieurs pages aux activités de Dauer, et Ber- nard Violet le cite abondamment dans son enquête sur l'Affaire Ben Barka (Éd. Fayard). Pourtant, aucun ouvrage ne lui avait été consacré jusqu'à présent.

Son histoire est en définitive celle d'un des principaux gaullistes de gauche. Cette famille politique est largement oubliée du fait de ses éternelles divisions. Individualistes, peu enclins aux compromis, généralement fermes sur le contenu doctrinal du gaullisme, qu'ils n'interprétaient d'ailleurs pas de façon univoque, les gaullistes de gauche ne sont pas parvenus à se réunir en un grand mouvement, et ne se sont pas montrés capables de s'imposer comme l'alternative au gaullisme conservateur et au socialisme. Leur histoire est celle d'une chance perdue. Plusieurs Premiers ministres ont pourtant essayé de mettre un ordre dans ce véritable tonneau à grenouilles. Jacques Chaban- Delmas, en particulier, voyait en eux un appui indispen- sable à son projet de Nouvelle Société. De plus, le souvenir des trois millions de voix de gauche allant à de Gaulle, pour tous les gaullistes, avait fondé une espérance mythique du rassemblement quasi monarchique des Fran- çais. Pour Dauer, « droite » et « gauche » n'étaient que des

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étiquettes et des façades manipulables à volonté. Son discours social sut attirer plus d'un socialiste... Entre 1965 et 1968, René Capitant et Jacques Dauer s'épuisèrent vainement en objurgations auprès d'un pouvoir endormi par la dynamique économique. Quand Mai éclata, le libre vassal du Général ne fut nullement étonné; inquiet, en revanche, sur l'issue de l'aventure.

L'itinéraire de Dauer est avant tout celui d'un militant et d'un homme libre en prise avec le destin de son pays. « Idéaliste » selon un lieu commun, il pense qu'un chef de parti n'est en définitive pas plus engagé, ni plus valeureux, ni plus estimable qu'un simple militant. Qu'un homme fasse de la politique sans rien en attendre, mais en exi- geant tout pour son pays, telle est la loi qui a principale- ment guidé son activité. Le pronom « Je », dans ces Entre- tiens, doit être compris comme un « Nous ». Politiquement formé au RPF (où il est entré dès sa création), Jacques Dauer a su s'entourer de militants ingénieux, énergiques et capables de prendre des initiatives. En 1955, alors que tout le monde enterre de Gaulle, Dauer et son équipe inventent Le Télégramme de Paris, qui sera, avant le Cour- rier de la Colère de Michel Debré, le seul journal d'opinion gaulliste. Quand l'action s'intensifie contre les gouver- nements de la IV République, Dauer ne demande d'ordre à personne pour lancer des campagnes d'opinion de dimension nationale ; tout au plus le feu vert. De même, après avoir fondé le Mouvement pour la Communauté, l'équipe de Dauer n'a été investie d'aucune mission pour mener en Algérie des campagnes d'affichage pour l'auto- détermination et contre la politique meurtrière de l'OAS. L'esprit volontaire de ces militants n'a d'ailleurs pas dédaigné le coup de poing (au sens propre, contre les défenseurs de la CED en 1954), et l'assassinat d'un des leurs par l'OAS (en mars 1961) ne les a pas détournés de la mission qu'ils s'étaient assignée. C'est à cette époque que Jacques Dauer fut qualifié de barbouze, et accusé, par

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certaine presse, d'entretenir des rapports avec la police parallèle qui luttait contre l'OAS.

Dauer n'aura pas seulement été un militant actif. Le Front du Progrès, fondé en 1964, fut un lieu de rencontre en même temps qu'un laboratoire politique. David Rousset, André Astoux, Philippe Dechartre, Michel Rolant, François Perroux participèrent aux Tables Rondes orga- nisées par ce mouvement, dont la dimension et la façon de travailler l'a fait comparer au PSU. L'agriculture, l'Europe, la Participation, le syndicalisme constituaient quelques-uns des thèmes abordés par ce groupe de réflexion, comparable, du côté gaulliste, aux clubs de gauche des années 60 et 70.

Le « Mamelouck » du Général, après un épisode RPR, a quitté l'action politique sans avoir jamais été ministre, ni député, ni sénateur, ni même maire. Tout au plus conseiller municipal dans sa petite ville de Samois-sur- Seine. Apparemment, les services rendus en 58 et au-delà n'ont été récompensés que par une Légion d'Honneur. Mais qu'importe ! Quand on frappe fort sur la table, il ne faut pas craindre les conspirations sourdes et les diffé- rentes déclinaisons de l'hostilité politique. Notre Mame- louck en a connu tous les cas. Cependant, les « barons » du gaullisme, autant que l'on puisse en juger par leurs écrits et leurs propos, respectent Jacques Dauer pour l'intégrité de son action, en dépit des coups de griffe qu'il a pu leur asséner. Jacques Chaban-Delmas, qui n'a jamais dissimulé son amitié pour Dauer (Léon Noël et Louis Joxe non plus), nous a confié : On ne peut mesurer son impor- tance à l'aune des fonctions qu'il n'a pas remplies, mais à l'aune du poids de ses idées - un poids réel. Dauer (associé à Rodet) restera certainement comme l'un des principaux chantres de la Participation (qu'il mit en œuvre dans son entreprise même), dont René Capitant lui avait démontré la nécessité. Mais, au-delà des idées et de l'His- toire, l'exemple du vilain petit canard du gaullisme n'est

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pas sans signification en un temps dominé par le carrié- risme et le calcul politique.

Bien sûr, son itinéraire (une vraie ligne droite !) ne se comprendrait pas sans la fidélité au Prince et le compa- gnonnage, phénomène moderne du bonapartisme. Né au gaullisme pendant la guerre, Jacques Dauer mourra dans la même fidélité. Mais cet attachement viscéral, lié à la formation acquise au RPF, s'est constamment doublé de la volonté de rester un homme libre. Combattre la CED aux côtés de Pierre Boutang et d'un communiste n'est pas pour lui déplaire. Sauver la vie à un légionnaire de l'OAS évadé, venu lui demander protection, est une question d'hon- neur. Confier un poste de responsabilité à un jeune mili- tant de dix-neuf ans, l'envoyer discuter avec le conseiller d'un Premier ministre, cela non plus n'est pas sans signi- fication. Se donner le droit de plaire et de déplaire, savoir interrompre et flanquer une bonne gifle, faire sienne une idée dont un interlocuteur talentueux sait le convaincre, aimer ses militants, traîner dans la boue les « Grands », orga- niser une action en fonction d'un objectif précis, rester insoumis pendant quarante ans aux états-majors à condi- tion de diriger le sien, de la dimension du «foyer» antique, tel aura été le plaisir, un peu fou et très intense, de Jacques Dauer. Son « secret » ? Il n'a rien d'ésotérique : rester fon- damentalement un militant, tout en étant à soi-même son propre état-major. La guerre, l'expérience fondamentale du RPF, la vie politique menée en commun, doublée d'une amitié très vive, tous ces éléments associés expliquent l'extraordinaire fusion de Dauer avec ses militants les plus proches. Les luttes qu'ils ont menées en commun montrent un véritable goût de l'aventure et une ardeur combattante « déraisonnables » selon les bien-pensants. C'est que pour ces frondeurs légitimistes, la politique est une source riche en surprises et en attraits : on lance une action, on croit que c'est inutile, et l'on se rend compte, parfois des années

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après, que cela porte des résultats. En politique, rien ne se perd, tout se gagne, telle est la devise de Jacques Dauer.

Ce Grangousier de la politique, professionnel du ter- rain, fin psychologue, analyste souvent lucide, cumulant l'opiniâtreté de d'Artagnan et le bien-vivre de Porthos, a fait de la politique une question d'amitié. Spontanément, il l'a pratiquée comme les mousquetaires de Dumas ont rempli leur devoir envers le Roi : en sachant, quand il le faut, bavarder autour d'une bonne table, en imaginant des actions improbables à l'aide d'utopies, et en nouant par- dessus tout des amitiés éternelles. En allant interroger les anciens compagnons de politique de Jacques Dauer (d'authentiques militants gaullistes, du RPF, du Mouve- ment Pour la Communauté et du Front du Progrès), je supposais des positions inspirées par le recul du temps : « Nous étions bien jeunes » ; ou bien : « Nous n'avons fait qu'échouer »; ou bien encore : «Nous aurions mieux fait de nous consacrer davantage à nos professions ou à nos études. » Les quinze personnes rencontrées pour le travail préparatoire de ces Entretiens ne regrettent rien. Pour la plupart, l'impression est de n'avoir pas perdu son temps, et d'avoir vécu intensément. Des messieurs d'âge respec- table et apparemment très sages évoquent avec un vrai plaisir les aventures quelque peu turbulentes de leur jeu- nesse, au centre desquelles Dauer était l'animateur joyeux. Certains ne lui cachent pas leur reconnaissance. Tous lui témoignent une amitié indéfectible. Plus important, d'un point de vue politique, la plupart sont restés des gaullistes de gauche. Sans doute regrettent-ils que leur mouvance n'ait pas davantage abouti politiquement. Selon André Figuéras, gaulliste passé en 1958 à un anti-gaullisme vis- céral, Dauer et son équipe auraient pourtant de solides raisons d'être déçus de la politique. Ont-ils été manipulés par les grands partis? Voire, par le Général lui-même, comme le suggère Figuéras? Le parti gaulliste officiel s'est-il servi de ces purs gaullistes (selon l'expression

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de Maurice Clavel) pour prendre des voix à gauche? Quelles que soient leurs réponses à ces questions, les militants que j'ai rencontrés avant ces Entretiens ont avant tout le sentiment que Jacques Dauer a bien été leur porte- voix, et ils l'estiment pour l'intégrité de sa démarche poli- tique.

De ces témoignages on pourrait tirer une « philoso- phie du militant ». À preuve : quand on demande à Dauer et à ses deux compagnons Michel Rodet et Jean-Claude Brouard (un véritable trio) ce qu'ils pensent de leur action, qui a fait leur vie même, la réponse est exactement la même, sans que l'un n'ait rien pu souffler à l'autre : « On n'a peut-être pas réussi, mais on a bien rigolé. » Cette bou- tade met en lumière une vérité profonde du militantisme : derrière la fidélité politique et le sens de l'amitié, c'est au fond une expérience de la vie qui apparaît. Jean Dufour (autre militant), constate avec juste raison la boulimie de vie dont étaient atteints tous ces gaullistes « de base ». La vie, ça se prend à pleines bouchées, et il ne faut surtout pas en laisser pour les autres ! La profession? La famille? Mais la vie est un char à trois chevaux, et cela se conduit généralement très bien.

Ces entretiens se veulent avant tout un portrait poli- tique, bien plus qu'un livre d'histoire. Les partis pris ter- ribles de notre interlocuteur ne manquent pas ; tel est peut- être le revers naturel d'une volonté aussi nettement dessinée et d'un esprit aussi délibérément frondeur. Mais qui oserait soutenir que Cyrano de Bergerac ait eu bon caractère ? Le témoignage de Jacques Dauer n'est en aucun cas un bilan - par haine, sans doute, des enterrements politiques. En un temps où la technocratie limite l'horizon politique, où les affaires et le conformisme déprécient toute forme de combat, le cas Dauer ne saurait passer pour une simple donnée historique. C'est l'action politique même qu'il vient éclairer.

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Méthode et Remerciements

L'action décrite dans Le 13 Mai sans complots et Les Orphelins du gaullisme, encore mal connue, n'est pas sans ren- fermer de nombreuses questions sur la politique de la France entre 1954 et 1962. Ces entretiens pourront compléter partiel- lement ces deux ouvrages. La technique du questionnement exige un effacement auquel j'espère être parvenu. Mon propos n'était pas de servir une image de Jacques Dauer, ni de faire preuve d'aucune complaisance : mes convictions même m'ont permis de conserver une distance nécessaire. Cela n'implique pas que mon interlocuteur ait répondu suffisamment à toutes les questions, et qu'il ait retracé la totalité de son action. Des entretiens ne peuvent prétendre à l'exhaustivité.

Apporter la contradiction, opposer à Jacques Dauer le témoignage d'un tiers, le confronter aux faits et aux jugements sur les événements par des citations de journaux ou de livres, tels ont été mes principes d'investigation. Les documents, archives et témoignages, permettaient en effet de faire resurgir toute une vie politique passée, et de renvoyer mon interlocuteur à sa propre histoire, en ne lui épargnant aucune question « déli- cate ».

Une enquête préalable fut également effectuée auprès d'une vingtaine de témoins et d'anciens militants. Les jugements et les témoignages recueillis m'ont permis de compléter les sources écrites, souvent de façon décisive. En outre, certains ont apporté un éclairage humain, voire psychologique (je pense au docteur Gérard Massé, psychiatre) sans lesquels la vie poli- tique de Jacques Dauer aurait pu sembler abstraite. Ce dernier, au cours des entretiens, ignorait les questions que j'avais posées à toutes ces personnes, de même que leurs réponses. Mon inter- locuteur fut plusieurs fois étonné des jugements que l'on portait sur son action et son itinéraire.

Ces entretiens ont été enregistrés entre les mois de janvier et d'août 1993. Ils comportent évidemment certaines couleurs

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orales, que nous n'avons pas voulu retrancher par respect pour la parole franche et sans détour de Jacques Dauer.

Mes remerciements vont d'abord à Denis Tillinac, qui a eu l'idée de ce livre.

Le travail préparatoire a été facilité par l'accès au Fonds Jacques Dauer, qui était encore inexploré, aux Archives d'His- toire Contemporaine (Fondation Nationale des Sciences Politi- ques). Je remercie Mme Odile Rudelle et M. Pierre Milza, direc- teur du Centre d'Histoire de l'Europe du Vingtième Siècle, d'avoir bien voulu en permettre le classement et l'accès. Que les archivistes, Mlle Odile Gaultier-Voituriez et Mlle Laure Denis- Leballeur, soient également remerciées pour leur considérable travail de classement et la qualité de leur accueil.

Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont bien voulu répondre à mon enquête préalable, que ce soit sous forme écrite ou orale. Les noms des anciens militants de Jacques Dauer sont suivis des noms des mouvements auxquels ils ont appartenu : Georges Aimé. Ancien Président du Syndicat de l'Imprimerie

et de la Communication Graphique de l'Île-de-France (SICOGIF)

Lucien Bitterlin (RPF, TP, MPC) André Bord (TP). Ancien ministre Jean-Claude Brouard (RPF, TP, MPC, FP, UT) Jean Caley (RPF, TP, MPC ; FP, UT) Jacques Chaban-Delmas. Ancien Premier ministre Jean Charbonnel. Ancien ministre Philippe Dechartre (FP). Ancien ministre Bernard Desaleux (RPF, TP, MPC) Jean Dufour (RPF, TP, MPC, FP, UT) André Figuéras (TP) René Hostache (FP). Ancien député Philippe Lévy (FP, UT) Gérard Massé (FP) Pierre Messmer. Ancien Premier ministre Jacques-Élie Picard (FP, UT)

1. RPF : Rassemblement du Peuple Français - TP : Télégramme de Paris - MPC : Mouvement pour la Communauté - FP : Front du Progrès - UT : Union Travailliste.

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Michel Rodet (RPF, TP, MPC, FP, UT) Michel Rolant (syndicaliste CFDT) Étienne Tarride (FP, UT) Raymond Triboulet. Ancien ministre Henri Vinatier (TP, MPC) Alain Vivien. Ancien ministre

Mes remerciements vont évidemment à Jacques Dauer, pour son aide constante dans l'élaboration de ces entretiens, et pour tout le temps qu'il a bien voulu leur consacrer. Que son épouse, Mme Dauer, soit également remerciée pour son parfait accueil et son éclairage critique.

S.G.

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PROLOGUE

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- Si le grand public ne connaît pas votre nom, bien qu 'il soit apparu régulièrement dans les quotidiens pendant une vingtaine d'années, les historiens de la IV et V Répu- bliques l'ont tous cité. Ce qu'aucun ouvrage ne rapporte, ce sont les raisons pour lesquelles vous êtes venu au mili- tantisme. Le but de ce prologue est précisément de recher- cher dans votre passé une explication à ce choix.

Votre entrée en politique dans les années 50 consti- tuait-elle un fait inédit, ou bien faut-il chercher très loin dans votre enfance pour trouver des modèles qui auraient pu vous influencer? - Quand la guerre a éclaté, j'avais treize ans. Je m'inté- ressais à la politique comme on peut s'y intéresser à cet âge. Il faut dire que mon grand-père Léon Dauer a eu une activité politique. Il était question, avant sa mort en 1930, qu'il se présente aux sénatoriales - il était maire d'un gros bourg de la région parisienne, de 10 à 12000 habitants. Mon père Edmond Dauer partageait les mêmes sentiments que Léon : c'était un radical-socialiste, c'est-à-dire un homme de gauche. La gauche de cette époque était d'obé- dience maçonnique. Léon était au Grand Orient, et mon père appartenait à la fois au Grand Orient et à la Grande Loge de France. Je dois dire d'ailleurs que les maçons du Grand Orient et de la Grande Loge étaient des gens pro- fondément loyaux et francs, avec une morale laïque rien moins qu'artificielle : fermes sur les principes, mais tolérants à l'égard d'autrui.

C'est donc au cours de cette enfance que j'ai pu m'accoutumer à une certaine idée politique, mais pas encore à un idéal. Je me souviens des récréations du lycée Voltaire. Les parents des élèves étaient généralement Croix

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de Feu. Comme mon père était à gauche, j'étais à gauche. Mais je l'étais d'autant plus avec les élèves du lycée. Je me suis donc dit communiste. Cela ne mangeait pas de pain, et puis je n'ai jamais aimé faire comme tout le monde.

- Mais vos premiers sentiments politiques ne sont-ils pas marqués par ceux de votre père ? - Bien sûr. Je me souviens très bien de mon père, recevant à la maison Marcel Déat et Louis Vallon. Ils avaient créé ensemble ce que l'on appelait le néo-socialisme. J'ai donc souvent vu Déat chez mes parents, avant 1940 bien sûr. À partir de cette date, il était évidemment hors de question de le fréquenter. Venaient également à la maison des gens comme la tragédienne Véra Korène, l'éditeur Denoel, ou le peintre André Hoffer, Mes Moro de Giafferi et Henry Torrès, René Rambaud, qui avait été l'un des secrétaires de Jaurès. Louis Vallon venait aussi régulièrement ; je me souviens aussi de Vaillant-Couturier, et de nombreuses personnalités, politiques ou non. Tout gosse, j'ai pris mon baptême de l'air avec Détroyat et Delmotte qui étaient des habitués de ces rencontres. Voir le chanoine Pradel, direc- teur de l'École Massillon, s'entretenir avec René Fleury, futur Grand Maître de la Grande Loge de France, pouvait marquer mon adolescence. Le gamin que j'étais, écoutait avec enthousiasme ces personnalités parler de choses nouvelles pour lui, mais passionnantes.

En même temps, il y avait chez moi une culture d'imprimeur. Je me suis toujours souvenu que les Dauer venaient de l'atelier. C'est notre fierté. Mon grand-père était un ouvrier qui avait créé sa propre entreprise, et il est resté profondément lié à ce monde et à ses espérances sociales. Je suis donc un bourgeois, fils de bourgeois, mais je n'oublie pas d'où je viens : de cette aristocratie ouvrière qu'étaient les imprimeurs, où le travail était quasiment sacré, où les gens étaient combatifs en même temps que très ouverts. Il y a une phrase dont je me souviens, et

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qu'André Astoux a reprise dans un de ses livres. Mon père m'a dit un jour (j'avais douze ans) : «- N'oublie jamais qu'un ouvrier entre à quinze ou seize ans dans un tunnel et qu'il n'en sort pas. Le rôle d'un chef d'entreprise, c'est de l'en faire sortir. »

Cela m'avait beaucoup frappé. Maintenant encore, cette phrase me bouleverse, en raison de toute la leçon humaine qu'elle contient.

- Il arrive que dans certaines familles on cherche à dis- suader les adolescents de faire de la politique ; était-ce le cas chez les Dauer ? - ... C'est ce qui s'est passé... beaucoup plus tard ! On ne m'a jamais empêché d'avoir des idées politiques, même pendant la guerre. Bien sûr, mes parents me conseillaient la modération ; on me disait qu'il ne fallait pas crier dans la rue. En même temps, ils pensaient qu'il ne fallait pas admettre certaines choses : l'engagement politique leur paraissait légitime, même pour un adolescent.

- Quand avez-vous estimé que vous étiez fait pour la politique? - Je me demande toujours si je suis fait pour la politique... Je crois que je ne suis pas fait pour elle, ou que la politique n'est pas faite pour moi... C'est pour cela qu'il faut en faire ! - Quels sont les événements dont vous vous souvenez et qui datent d'avant la guerre? - ... J'ai une image précise d'un jour de 1933 ou 1934. Mes parents habitaient boulevard Ménilmontant, près de l'imprimerie. Je me souviens très bien d'un défilé au mur des Fédérés. Devant moi, j'ai vu passer une multitude de gens en train de chanter l'Internationale et portant des drapeaux rouges. Cela ne me choquait pas en raison de mes origines sociales. Ce défilé avait un caractère bon enfant. Je me souviens aussi du 6 février 34. Du haut du 5 e étage, j'ai vu des bagarres entre les groupes d'extrême

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Jacques Dauer fut l'un des principaux gaullistes de gauche. Responsable au RPF, il fonda ensuite Le Télégramme de Paris (1955-1972) qui fut, pendant la traversée du désert, l'un des seuls journaux d'opinion gaulliste. Avec Michel Rodet, il est l'auteur de deux ouvrages retentissants : Le 13 mai sans complots et Les Orphelins du Gaullisme.

Ces entretiens retracent un itinéraire très personnel : Jacques Dauer combattit la CED, dénonça l'OAS en Algérie et critiqua le conservatisme de Georges Pompidou. En mai 68, ce "gaulliste intégral" fut aux côtés des étudiants. Le tout par fidélité au Général. Original ! Homme d'honneur! Ce militant et respon- sable haut en couleurs ne fit de la politique que par idéal, à la tête du Mouvement pour la Communauté et du Front du Progrès. Il n'exerça aucune fonction représentative. Plus qu'un témoignage, ces entretiens se voudraient une contribution à l'histoire du gaullisme et à l'idée d'un libre militantisme.

Musicographe, historien, rédacteur dans plusieurs revues, Stéphane Giocanti a déjà publié "Les Mémoires et Souvenirs du Comte de Lavalette" au Mercure de France et "Une France vivante dans une Europe libre" (en collaboration) aux Éditions Albatros.

Couverture : Claude Chauvry

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