le film pour mémoire - sur h story - - marie françoise grange

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Le Film Pour Mémoire - Sur H Story - - Marie Françoise Grange

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  • Le film pour mmoire : sur H Story (Nobuhiro Suwa, 2000)

    Marie-Franoise Grange

    RSUMH Story (Nobuhiro Suwa, 2000) propose, dune part, le tournagedun remake de Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) et,dautre part, met en scne limpossibilit dune telle ralisation.Cette tentative dimitation, dun film par un autre, incapabledaboutir, drive alors de variations en rcriture du film source.Le film japonais creuse une sorte despace intermdiaire danslequel entrent en rsonance lcho des formes, des mots, descadres, lcho des critures de deux films distincts appartenant des poques diffrentes. Cest donc par la mise en perspective dufilm de Resnais, devenu son modle et son rfrent, que le filmde Suwa questionne sa propre contemporanit ainsi que lhri-tage reu de lhistoire du cinma et, ce faisant, questionne la res-ponsabilit quil porte face lHistoire.

    For English abstract, see end of article

    Cest bien connu, les images de cinma se remplacent lunelautre dans le dfilement du film, la spcificit du medium cinmatographique en a dcid ainsi. Les images de cinma disparaissent, mais senclavent dans nos esprits et continuent desimmiscer au fond de nos penses, de nos histoires, de nos lienscommunautaires. Cest de ce paradoxe, trs simple en appa-rence, dont je voudrais partir pour suivre le trajet des imagescinmatographiques entre perte et mmoire, entre oubli etrmanence, entre effacement et empreinte, trajet dimages cin-matographiques dans lequel se construit la relation notre passcommun, notre Histoire.

    Un film particulier me servira de fil conducteur pour suivrece cheminement : H Story (Nobuhiro Suwa, 2000). Commentce film slabore-t-il dans lhommage, la reprise du filmHiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959) ? Comment glisse-t-il du remake lcriture par le biais de la rcriture ? Comment

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  • ce film japonais construit-il (et se construit-il sur) la mmoirespectatorielle dun film plus ancien ? Comment active-t-il lacapacit du spectateur, travers la rsurgence dun autre film, prendre place, faire communaut, faire Histoire ?

    H StoryLe film de Nobuhiro Suwa rend hommage au film dAlain

    Resnais Hiroshima mon amour. Et cest ds le carton douverturedu film japonais que seffectue la rfrence au film franais 1, rf-rence qui sera rebaptise, au cours de H Story, remake 2 . Le filmde Resnais est au cur du film de Suwa tout comme il en est lepoint de mire. Il en est en quelque sorte louverture et la vise.

    Louverture : si la rfrence directe au film de Resnais sert deporte dentre, au sens propre du terme, H Story, lentretienentre Nobuhiro Suwa et lcrivain Machida Kou, plac lint-rieur du film, insiste sur la fonction de Hiroshima mon amour dansle projet de Suwa. Le ralisateur japonais y dclare en effet que lefilm franais lui a servi daccs la ville de Hiroshima et son his-toire. Cette dclaration est tonnante, car Suwa affirme galementtre n Hiroshima et y avoir demeur une partie de sa vie.

    La vise : le projet de film du ralisateur japonais sur sa villenatale est remplac par celui du remake, par la mise en scne delimpossibilit de celui-ci, par une variation sur le film deResnais, voire par une rcriture de ce dernier.

    Ce nest donc pas travers son propre vcu, mais travers sammoire cinphilique que seffectue la relation de Suwa la villede Hiroshima et son pass. Ce nest donc pas dans lhistoirepersonnelle du ralisateur, mais dans sa relation lart cinmato-graphique que Hiroshima prend sens. Or cette mdiation dufilm de Resnais entre Suwa et sa ville constitue une voie daccset une voie de barrage ce lieu inscrit dans le temps delHistoire.

    Voie daccs et voie de barrage. Si le projet de Suwa est dclarrelever du remake, H Story mettra en scne limpossibilit de ra-liser ce remake. La comdienne, Batrice Dalle, a de la difficult apprendre le texte de Marguerite Duras, le dire. Elle se montreprofondment agace davoir redonner un texte, mot mot,davoir excuter les mmes gestes que ceux dEmmanuelle Riva

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  • dans son interprtation de Hiroshima mon amour. NobuhiroSuwa exprimera ses difficults, ses hsitations, ses doutes et, fina-lement, dcidera, dans une des dernires squences du film,dabandonner le projet et den arrter le tournage. Quant H Story, le film ralis, il prsentera non pas le remake mais letournage du remake. H Story est un film sur la fabrication dunfilm qui refait un film tourn quarante annes plus tt.

    La prsence de lquipe sur le plateau, les entretiens sur leprojet du ralisateur, la mise en scne de la direction dacteurs,les claps, les surexpositions en fin de prise de vue : autant demarques construisant le film dans le film, la ralisation dunfilm dans le film ralis. La structure est dautant plus complexeque cet embotement (tournage du remake dans le film ralis)est doubl dune sorte de bifidation interne.

    H Story propose, bien que fortement intriqus lun dans lautre,deux arguments digtiques : le tournage du remake dans lequeljoue Batrice Dalle et la vie, hors plateau, de la comdienne Hiroshima. Ces deux arguments digtiques sintercalent dans lecours filmique. Aux vues prises sur le plateau se mlent la ren-contre de la comdienne avec lcrivain M. Kou, son errance dansla ville, la dambulation amoureuse du couple dans la nuit deHiroshima jusqu la sparation finale, au petit matin. Deux argu-ments digtiques dont les personnages sont interprts par lesmmes comdiens 3, deux morceaux cinmatographiques auximbrications narratives 4 fort ambigus, interfrant sans arrt lesunes avec les autres.

    Or cette bifidationnarrative nest-elle pas trs fortementbranle par le traitement en forme de work in progress communaux deux arguments digtiques ? La coupure ne relve-t-elle pasplus de la dualit que de la dichotomie ?

    Nous retrouvons, dans la partie hors plateau, les claps.Lenchanement des plans y relve parfois davantage du montagede rushes que dun montage final et les surexpositions ou obstruc-tions de cadre en fin de prise de vue ne manquent pas dafficher,par le biais de ces marques nonciatives, la dimension dexpriencefilme, dessai, voire de making of dj prsente dans le reste dufilm. La totalit de H Story est soumise des consignes de lectureparfois divergentes, jamais fermement tablies : incitation une

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  • lecture documentarisante contrarie, mise en doute par linscrip-tion de consignes fictionnalisantes. B. Dalle se trompe-t-elle vrai-ment sur le texte de Duras ou joue-t-elle se tromper 5 ?Comment se fait-il que la fugue de la comdienne hors du plateausoit filme, tandis que lquipe de tournage est sa recherche ? Onle voit, lambigut est entretenue, finement tisse, jouant de dn-gations successives. Sil importe peu de savoir ce quil en est vrai-ment, il importe, en revanche, de montrer combien cette structureaux aspects de double langage plane sur lensemble du film, com-bien, donc, les frontires entre les deux objets filmiques, quoiquereprables 6, restent labiles et se dlitent dans le traitement tant for-mel (le work in progress) que narratif (documentaire/fiction) dufilm. Y a-t-il scission ou csure ? Y a-t-il bifidation ou articulation ?Rupture ou effet mtrique dans lequel sengagent dplacement,rsonance ? Y a-t-il interruption ou cadence ?

    H Story sarticule tout autour de Hiroshima mon amour, len-cercle et le dtoure. Il linscrit dans la csure, l o se scandentlcriture et la rcriture. HStory tourne autour dun autre filmqui saffirme et se drobe, se pose et sestompe, se marque et sedissipe.

    Remake, variation, rcritureLa relation quentretient le film de Suwa avec celui de Resnais

    circule sur plusieurs niveaux, car si le projet est de refaire, il nesinscrira pourtant dans le film que sous la forme dune bauche.Aucun montage des plans du remake tourns ne sera montr.Seules quelques prises de vues senchaneront les unes la suitedes autres, comme matire brute non finalise. H Story est aussiune variation sur le film de Resnais par la mise en scne de larelation amoureuse entre B. Dalle et M. Kou.

    Pour Raphalle Moine (2007, p. 7), la pratique du remake

    montre que le rapport entre un remake et son film source estextrmement variable []. Certains remakes refont plan par planun film, dautres exploitent en fait un scnario dj film quilsrcrivent au pralable en y introduisant au moins une variante,dautres encore reprennent de faon plus lche une histoire,dautres enfin sinspirent simplement dune ide dj filme.

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  • H Story ralise son projet de remake la fois dans sa tentatived imitation et dans une proposition de variation (p.7). Letournage du remake opte pour la ressemblance du film raliseravec celui de Resnais. Le texte de Duras est rcit mot mot ; lescadrages du film de Resnais y ressurgissent par intermittence,parfois avec une certaine insistance. En revanche, lorsque noussuivons B. Dalle hors plateau, le remake prend des allures devariations plus ou moins lches par rapport au film de rfrence.Dune part, acharnement refaire qui ne produira que lbauchedu remake imitatif ; dautre part, reconnaissance de limpossibi-lit de refaire et drive dune balade dans Hiroshima, la ville, etdans Hiroshima, le film, tout la fois variation potique et cin-matographique 7.

    La ncessit de coller au modle alterne avec un processus dereprise, de transposition, de modulation o le Hiroshima desannes 2000, dans lequel arrivent encore des rencontres entreun homme et une femme, devient lointain cho de celui desannes 1960, o la confusion des amours prsentes et passesperturbe lquilibre mental de lhrone.

    Les scnes se rejouent : relation amoureuse entre une Fran -aise et un Japonais ; errance dans la ville ; rencontre avec desmusiciens 8. La nuit Hiroshima raffirme quarante ans plustard son activit incessante, les corps se font face, se rappro-chent, les regards se posent et se dtournent. Le droulement dela balade dans le Hiroshima contemporain devient un prsentcharg dune mmoire, en loccurrence cinphilique. Et ce pr-sent est capable dactiver un trajet mmoriel laiss la charge duspectateur. Non pas simple retour du pass dans le prsent maisprojection de lun dans lautre du pass dans le prsent, duprsent dans le pass , cette projection activant, sous lopra-tion de vision, le regard spectatoriel. En ce sens, H Story devientrcriture, au sens derridien du terme, dans laquelle le jeu diff-rantiel des figures parcourt, dans un aller et retour incessantentre couches temporelles, les effets spculaires quun filmcontemporain entretient, construit avec les formes cinmatogra-phiques qui le prcdent.

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  • Retour dimagesLe but de H Story nest pas de substituer un film un autre,

    deffacer le modle au profit de sa copie plus ou moins fidle nide sacraliser un film plus ancien. Son but est de proposer, aumoyen de ses effets miroir , engendrs par lesquisse dimita-tion ou par variations, une manire de tramer, en soubassement,la rencontre dun visible avec un invisible, de faire place, de faireface, une altrit, lautre rdant tout autour. La prsenceenfouie, tout au fond de H Story, dun film que lon ne voit pas(Hiroshima mon amour), est ici mode douverture limage ou la reprsentation 9, devenue sans fond.

    Aucun extrait du film de Resnais ne nous est prsent. Justetrois photos tires de scnes du film franais apparaissent pleincadre dans le film japonais 10. Elles deviennent ttes de chapitrede trois squences du film de Suwa. Il faut insister : ces extraitsdu film franais ne sont pas filmiques mais photographiques.Leur fonction de citation 11 ainsi que le surgissement de leur noiret blanc dans un film tourn en couleurs soulignent leffetdmarcatif de leur importation. Ainsi, la rfrence Hiroshimamon amour est accroche en ligne de mire. De sa place immo-bile, en plein cran, elle cadence et structure le film qui la reoit.Mais de sa place immobile, en plein cran, elle inscrit aussi, aucur du film citant, labsence filmique du film cit. Ce nest pasle film qui apparat, mais la reproduction fige dun de ses pho-togrammes : le photographique comme substitut du filmiquemarque la place de labsent. Et cest du lieu de cette absence,matrialise dans larrt sur photogramme, que le film source,devenu vise, affirme et affiche son rle matriciel, initiateur dercriture, donc dcriture.

    H Story se donne pour mission non pas de refaire, mais ded-faire, de mettre distance pour pouvoir mieux observer,mieux montrer, et ce, afin davoir la possibilit de faire par lui-mme et sa manire. Le film japonais, en portant en creux lesimages qui lont nourri et mis au monde, mange et consommeHiroshima mon amour ; ainsi lui rend-il hommage. Si cet hom-mage revendique, certes, une continuit et une filiation, ilreconnat l, surtout, une antriorit, une autorit quil saitlavoir guid et conduit sa propre pense. Car derrire la

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  • question qui est ici pose, relative lopration mme de fairedu cinma aujourdhui, en loccurrence en 2000 (date de ralisa-tion du film de Suwa), se profile la ncessit de continuer pen-ser par lintermdiaire du cinma. Quel sujet pour un film ?Quelle reprsentation audiovisuelle ? Quelle histoire ? Mais ga-lement dans quelle Histoire ?

    Quest-ce que la bombe de Hiroshima, aujourdhui ? Quest-cequun film daujourdhui sur la bombe de Hiroshima ? Que rali-ser sur un tel sujet aprs Resnais ? Sesquisse, derrire lHistoire,lhistoire du cinma. Que faire du cinma et de son pass ?H Story rpond trs simplement, travers ses doutes et ses hsita-tions, et ce, peut-tre, au plus prs dune ralit actuelle. PourH Story, il reste des plans, des fictions, des chasss- croissdimages qui ont parcouru nos ttes et ont, quelque part, enfouileur empreinte dans nos inconscients et peut-tre nos incons-ciences. Ce quil reste de Hiroshima est un film, Hiroshima monamour, une organisation signifiante dimages et de sons, quicontinue, par la force des projections, courirnos imaginaires, porter et construire nos ides du pass.

    Le cinma avec H Story est non pas ce qui reconstituelHistoire, mais fait lien avec lHistoire. Cette ide trs godar-dienne 12, prsente notamment dans Histoire(s) du cinma(Godard, 1988-1998), semble ractive par la rponse de Suwa.Que ce lien lHistoire soit tiss travers la rfrence du film deResnais laisse entendre combien la leon de Hiroshima monamour a t perue : reconstituer lvnement historique, mettreen scne la bombe, la destruction massive, les horreurs de laguerre, fait prendre le risque de la spectacularisation, de la pr-sence trop pleine, paisse et tautologique (Nancy 2003,p.68), prendre le risque de la prsentation qui peut entraner lecinma de la reconstitution au fond de labme 13.

    Hiroshima mon amour confronte des consciences, celles despersonnages de la Franaise et du Japonais, la ncessit et limpossibilit de la mmoire, lacte mme de mmoire danslequel est tapi loubli. Faire porter le poids de lvnement histo-rique des personnages perdus dans les strates de leur proprevcu est un moyen non pas de fuir lhorreur, mais de la livrer auplus profond delle-mme. Et lHistoire se construit travers la

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  • conscience/inconscience des hommes et des femmes qui sedbattent avec eux-mmes.

    Dans Hiroshima mon amour, la bombe atomique est devenueatomisation de la structure filmique (Ropars 1983) 14. Le film deResnais construit, au cur de ses reprsentations, une place cen-trale limpossibilit de reconstituer. Oui, cette reprsentation,habite de ses spectres et de son refus de tout montrer (de seconstituer en Tout), est mme de tmoigner. Le film, en pro-duisant latomisation de la construction textuelle en lieu et placede celle provoque par la bombe, est en mesure dentraner lechoc des fulgurances mmorielles et des oublis catastrophiques,le glissement des couches temporelles prises entre souvenir etanamnse, entre enregistrement et traverse (Grange 1994) 15.

    H Story a entendu Hiroshima mon amour, a peru cetteconstruction filmique dans laquelle un monde en filigrane passeet surgit par clairs et clats dans la rencontre momentane desons et dimages. Comme Hiroshima mon amour, le film japo-nais refuse de reproduire, de scnariser lvnement historique.En travaillant ses propres scnes, en chos et rsonances, la foissi fidles et si dforms, des plans mis en scne par Resnais, lefilm de Suwa cherche tracer son propre chemin. Par linterm-diaire de limpossible remake-imitation, par la variation et larcriture, il cherche un moyen de porter souterrainement cequi fut dj fait dans ce qui doit encore et toujours saccomplir :tmoigner, regarder, prendre part.

    Pour produire et transmettre, il faut ncessairement se chargerde lexprience de lautre, se charger de cette exprience audio -visuelle prcdente sans forcment la reproduire ni la sclroser.Quant cette exprience de lHistoire et de ses modalits detransmission par le biais du cinma et de sa propre histoire, elledevient lenjeu central de H Story. Le film japonais trouve place,de cette manire, dans sa propre contemporanit par la mdia-tion dun film plus ancien et oblige ainsi son spectateur prendre, occuper et dterminer la sienne.

    Entre deux filmsH Story, dans sa relation au film de Resnais, effeuille un film

    par un autre, une organisation audiovisuelle par une autre, une

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  • image par une autre. Dans ce creusement, voire cet videment, segreffent non seulement une forme de reconnaissance (dolhommage rendu Hiroshima mon amour comme uvre de lartcinmatographique), mais encore une ouverture la possibilitde sens, de regard, dimaginaire et de pense de lHistoire. Celaaurait pu sengendrer autrement, par un autre biais, mais il setrouve que les choix oprs par la construction discursive de HStory nous ramnent avec insistance cette stratification parlaquelle la reprsentation du film japonais cherche sa lgitimitet, plus encore, sa propre vise de lart. Car le film de Resnais, endevenant, la place de Hiroshima (la ville et lvnement histo-rique), la rfrence de H Story, en devenant lobjet du film deSuwa, prend une part active au processus mme de reprsenta-tion du film japonais dsormais habit dune mmoire (de lart,de lhistoire de lart cinmatographique et de lHistoire). Et,peut-tre, plus quun simple procd douverture, faudrait-il voirdans cette composition la faon dont H Story dporte son imagesur une ligne de fuite. Ce trac en continuit, en ressemblance/dissemblance, donne quelques chances limage filmiquecontemporaine de retenir le pass , de le faire surgir par clairsou den maintenir, par -coups, la lueur disparaissante.

    Walter Benjamin (2000, p. 430) crivait dans un texte de1940 :

    Limage vraie du pass passe en un clair. On ne peut retenir lepass que dans une image qui surgit pour toujours linstantmme o elle soffre la connaissance. [] cest une image irrcuprable du pass qui risque de svanouir avec chaque pr-sent qui ne sest pas reconnu vis par elle.

    H Story se penche sur le pass historique travers la mmoirequen a transmise Hiroshima mon amour. Il garde mmoire dunemmoire filmique antrieure ou, plus encore que de la garder, ilsimprgne de cette mmoire filmique antrieure afin dengagersa responsabilit duvre contemporaine vis--vis du pass. Lignede fuite, filiation en retrait, structure de renvoi, dploiement dersonances : il revient limage de lart cinmatographique desauver le pass et daffirmer, par ce cheminement, sa contempo-ranit. Car sauver le pass est aussi sauver le prsent.

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  • Dans cette ligne de fuite se dtermine aussi une positionspectatorielle particulire. La relation lautre film Hiroshima mon amour phagocyt par H Story comme par sonautre stratifie les images proposes. Par la mise en retrait dufilm franais, elle oblige le spectateur se situer vis--vis du filmjaponais et, en un effet inverse et simultan, par la mise enretrait du film japonais, elle oblige le spectateur se situer vis--vis du film franais. Le non-recouvrement dun film par unautre, le lien que chacun tisse avec son autre tend et distendlentre-deux-films dans lequel H Story installe son spectateurface la ncessit (la possibilit ?) de produire un regard, unepense, en loccurrence, un regard et une pense sur lHistoire,ou, pour le dire sous un autre angle, face la ncessit (la possi-bilit ?) de sinscrire, son tour, dans un processus mmoriel.

    Dans H Story, les dialogues sont souvent couverts, embrumspar les bruits environnants, et lobscurit baigne de nombreusesprises de vue. Il nest pas utile dentendre distinctement et decomprendre parfaitement les phrases, pas utile de dmarquer lescorps et de reprer les fonds, il suffit daccrocher, sous les motsprononcs et les formes traces, les accents et figures dune autrehistoire, dj raconte, entre un homme japonais et une femmevenue de France. Ne suffit-il pas, plus que dentendre la conti-nuit dialogue, de percevoir dans le tremblement du noir et lemurmure indistinct, le jeu dune comdienne daujourdhui quirefuse, accepte, refuse et accepte dtre instrumentalise au profit dune comdienne plus ancienne ? Le spectateur ne peutque prendre cette rsistance au pied de la lettre et veiller ce quelimage filmique, habite de ce qui nest pas l, monte en sur-face, surgisse dune histoire de cinma dans laquelle est dposecelle de notre monde.

    ConclusionEn tant quhommage, H Story ne se pose plus frontalement la

    question du point de vue sur le monde, mais du point de vue surun film qui sest charg, bien avant lui, de celui-ci. Entre lvne-ment historique et le film de Suwa, il y a dj une uvre,Hiroshima mon amour, ce qui nous oblige penser le lieu partirduquel nous percevons et mesurons lvnement. Si Hiroshima

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  • mon amour a refus, en son temps, la reconstitution, le film japo-nais pose, entre lui et le monde, le lieu de lautre, le lieu de laconstruction audiovisuelle dun autre, obligeant son spectateur dambuler et prendre acte, au cur mme de cette dambula-tion interfilmique, de la place place que lui-mme se doit dedterminer partir de laquelle il regarde, ce qui revient dire, prendre acte de la question de son point de vue.

    LHistoire qui nous habite est images des films devenus, au fildu temps, origine et fondation du cinma daujourdhui. Il sem-blerait, suivre H Story, que ce soit par lintermdiaire despetites histoires de cinma et de nos mmoires cinphiliques queseffectue la confrontation lHistoire et son partage.

    Universit de Saint-tienne

    NOTES1. Le carton est formul ainsi : With reference to the motion picture Hiroshima

    mon amour produced by Argos film, directed by Alain Resnais based uponMarguerite Durass screenplay and dialogue published by ditions Gallimard .

    2. Lors de la squence de H Story consacre lentretien entre lcrivain MachidaKou et le ralisateur Nobuhiro Suwa.

    3. B. Dalle interprte B. Dalle sur le plateau et hors plateau ; M. Kou, quant lui,interprte M. Kou hors plateau, de mme quil a un rle secondaire dans le tournagedu remake.

    4. On pourrait considrer le tournage du remake comme un film second (Metz1991, p. 93-111) et voir dans la partie consacre B. Dalle hors plateau un film pre-mier. Or une telle dcoupe entre les niveaux narratifs nest pas aussi claire. La partieconsacre B. Dalle hors plateau est soumise, au mme titre que le tournage duremake, des marques (surexposition en fin de prise de vue, claps, etc.) inscrivant ga-lement le film dans le film.

    5. Dans un entretien pour les Cahiers du cinma de Nobuhiro Suwa avec CharlesTesson (no 561, octobre 2001, p.70-72) propos de H Story, le ralisateur affirme quela squence est prarrange. Mais il prcise que si B. Dalle joue se tromper, elle finitpar tre totalement habite, dans son corps mme, par cette impossibilit de dire letexte. Quoi quil en soit, du point de vue de la rception spectatorielle du film, lavaleur documentaire ou fictionnelle de la squence en question est totalement indci-dable. Les personnages portent les mmes noms que les personnes, les comdiens inter-prtent des rles correspondant leur fonction dans la vie : autant de consignes docu-mentarisantes contrecarrant les consignes fictionnalisantes comme, par exemple, leseffets esthtisants (entre autres les coupures son la Godard) ou la fugue, suivie par lacamra, de B. Dalle hors plateau tandis que lquipe de tournage est sa recherche.

    6. Par exemple : la lumire, hormis notamment une squence filme dans la galeriecommerciale o le couple rencontre un chien vagabond, est beaucoup plus tranchedans les squences consacres B. Dalle Hiroshima. Les corps sy dcoupent plusdistinctement et se dtachent de faon plus affirme du dcor environnant.

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  • 7. Cette variation cinmatographique intervient et dans la mise en scne en formede work in progress, et dans la rinterprtation de Hiroshima mon amour par H Story.

    8. Le surgissement de plans darchives dans les squences consacres B. Dalle Hiroshima renvoie galement, de faon on ne peut plus directe, au film de Resnais,qui accorde aux archives (photos et films) une place importante au dbut de son film.

    9. [] il y a toujours eu pour enjeu, avec la production des images (visuelles,sonores), tout le contraire dune fabrication des idoles et tout le contraire dun appau-vrissement du sensible : non pas une prsence paisse et tautologique devant laquellese prosterner, mais la prsentation dune absence ouverte dans la donne mme sensible de luvre dite d art . Et cette prsentation sest appele, en franais,reprsentation. La reprsentation nest pas un simulacre : elle nest pas le remplacementde la chose originale en fait, elle na pas trait une chose : elle est la prsentation dece qui ne se rsume pas une prsence, donne et acheve (ou donne tout acheve),ou bien elle est la mise en prsence dune ralit (ou forme) intelligible par la mdia-tion formelle dune ralit sensible (Nancy 2003, p. 68).10. Une dentre elles rapparat en petit format sur une tagre, au fond du champ,lors de lentretien entre N.Suwa et M. Kou.11. La prsence du photographique tablit une marque distinctive sur llment citau mme titre que les guillemets, dans un texte littraire, dtachent le texte cit dutexte citant.12. Je me contenterai de citer, titre dexemple, ces quelques remarques de Jean-Luc Godard : La seule faon de faire de lhistoire, voil ce que je dirais. Mon ide,cest que ctait la seule faon de rendre compte que moi jai une histoire en tant quemoi, mais que sil ny avait pas le cinma, je ne saurais pas que jai une histoire en tantque moi. [] La grande histoire, cest lhistoire du cinma. [] Quand Langlois pro-jette Nosferatu, tu vois dj les ruines de Berlin en 1944, il y a une projection. Doncbtement, je dis cest la grande histoire parce quelle peut se projeter. Les autres his-toires ne peuvent que se rduire (Godard 1998, p.161). Parmi les nombreuses rf-rences possibles, voir les remarques de Didi-Huberman (2003).13. Je ne dis pas pour autant que toute forme de reconstitution de lvnement his-torique au cinma abolit forcment la dimension dimage de lart. Je me contentede pointer du doigt les modalits discursives de Hiroshima mon amour et, sa suite,de H Story.14. Voir lanalyse du dbut de Hiroshima mon amour cartel entre documentaire etfiction, entre points de vue narratifs, entre bande-son et bande-image (Ropars 1983).15. Voir lanalyse dun des retours en arrire du film de Resnais (Grange 1994).

    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUESBenjamin 2000 : Walter Benjamin, Sur le concept dhistoire [1940], traductionpar Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, uvres III, Paris, Gallimard, 2000,p. 427-443.Cahiers du Cinma 2001 : Collectif, Le cinma rattrap par lhistoire , Cahiers ducinma, no 561, 2001.Didi-Huberman 1990 : Georges Didi-Huberman, Devant limage, Paris, Minuit,1990.Didi-Huberman 2003 : Georges Didi-Huberman, Images malgr tout, Paris, Minuit,2003.Genette 1982 : Grard Genette, Palimpsestes : la littrature au second degr, Paris,Seuil, 1982.

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  • Godard 1998 : Jean-Luc Godard, J.-L. Godard par J.-L. Godard, tome 2 ( 1984-1998 ), Paris, Cahiers du cinma, 1998.Grange 1994 : Marie-Franoise Grange, Paysage resnaisien ou variations autour dela mise en espace du temps , Cinmas, vol.5, nos 1-2, 1994, p. 135-146.Lindeperg 2007 : Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard : un film dans lhistoire, Paris,Odile Jacob, 2007.Metz 1991 : Christian Metz, Lnonciation impersonnelle ou le site du film, Paris,Mridiens Klincksieck, 1991.Moine 2007 : Raphalle Moine, Remakes : les films franais Hollywood, Paris, CNRSditions, 2007.Mondzain 2007 : Marie-Jos Mondzain, Homo spectator, Paris, Bayard, 2007.Nancy 2003 : Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galile, 2003.Rancire 1997 : Jacques Rancire, Linoubliable , dans Jean-Louis Comolli etJacques Rancire, Arrt sur histoire, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997, p.47-70.Ricur 2000 : Paul Ricur, La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000.Ropars 1983 : Marie-Claire Ropars, Le film lecteur du texte , Hors cadre : analec-tures, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1983, p. 70-93.Schefer 1997 : Jean-Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images, Paris,Cahiers du cinma, 1997.Traverso 2005 : Enzo Traverso, Le pass, modes demploi : histoire, mmoire, politique,Paris, La Fabrique, 2005.

    ABSTRACT

    The Film for Memory: On H Story(Nobuhiro Suwa, 2000)Marie-Franoise GrangeNobuhiro Suwas H Story (2000) depicts, on the one hand, theshooting of a remake of the film Hiroshima mon amour (AlainResnais, 1959), and on the other reveals the impossibility ofsuch a thing. This attempt by one film to imitate another, whichit is incapable of doing, thus derives from variations in re-writ-ing the source film. Suwas film carves out a kind of intermediatespace in which resonate the echo of forms, words, compositionsand the echo of the writings in these two films from differenteras. H Story, by putting its model and referent, Resnais film,into perspective, thus examines its own contemporaneousnessand the heritage it has received from film history. In doing so, itconsiders its responsibility towards history.

    183(Nobuhiro Suwa, 2000)Le film pour mmoire : sur H Story

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