C O L E T T E H O L S T E I N - B R U N S W I C Avocat à la Cour de Paris

LE DROIT ET L'AMOUR

FLAMMARION, ÉDITEUR 26, rue Racine, Paris

© FLAMMARION, 1970. Pr in ted in France.

I N T R O D U C T I O N

Ce livre n'est pas un livre de technique juri- dique, mais de réflexions sur la vie, sur une des manières de la conduire au mieux de nos intérêts, de nos besoins. Et pourtant, à tous les détours de ces pages, nous allons trouver le droit. Mais quoi d'étonnant à cela ? De la naissance à la mort, chacun de nous baigne, inconsciemment, mais sans discontinuer, qu'il le veuille ou non, dans un entrelacs complexe et serré de règles juri- diques.

La vie n'est-elle point faite de l'affrontement ininterrompu des exigences fondamentales des hommes ? Celle de la liberté n'est pas des moins puissantes ; elle se traduit peu ou prou dans nom- bre de nos institutions privées : liberté de s'unir en mariage, de se donner des enfants, liberté de contracter, de disposer de ses biens, etc. Or, cette liberté — nous l'apprenons dès le plus jeune âge

dans nos luttes autour d'un jouet, dans nos conflits avec nos parents — trouve ses limites dans celle des autres, qu'il s'agisse d'une liberté individuelle ou d'une liberté structurée en une institution sociale, économique ou politique.

Il a donc fallu, au cours des millénaires, orga- niser, aménager, réglementer ces libertés, au moyen de dispositions sans arrêt corrigées, réfor- mées, renouvelées, à mesure que l'individu se développait et que les groupes s'organisaient : ce fut et c'est le rôle du droit, du droit qui contraint, certes, mais aussi protège, libère l'homme qui le connaît et sait l'utiliser.

En effet, nos actes les plus apparemment éloi- gnés du droit sont, en réalité, chargés d'effet juri- dique. Il en est même ainsi des choix les plus innocents effectués au cours de la vie quotidienne : l'enfant qui enfourche une bicyclette, cultive des haricots sur la fenêtre, ou joue à saute-mouton dans la cour de l'école, le droit ne l'ignore pas plus qu'il n'ignore nos rapports avec les tiers — que nous louions un appartement pour y vivre, prenions un emploi, prêtions de l'argent à un ami. Notre vie privée tout entière est elle-même pro- fondément conditionnée et soumise aux règles de droit. Nous voulons l'ignorer lorsque nous pre- nons notre premier amour dans nos bras, élevons nos enfants ou nous apprêtons à vieillir; pour- tant, toujours et partout, le droit est là qui nous enserre de ses interdits et de ses permissions.

Et que dire du monde des affaires ou du com- merce, où tout, de la production et de la distri- bution, est inscrit dans les lois ? Que ce soit le droit de la propriété, le droit rural, le droit du travail, le droit social, le droit des sociétés com- merciales, le droit des transports, des contrats, de la responsabilité, des assurances, le droit fiscal, les législations spécialisées de la propriété industrielle et commerciale, de la propriété littéraire et artis- tique, des brevets, etc.

S'il en est ainsi, pourquoi l'immense majorité des hommes attend-elle, pour faire l'apprentissage du droit dans la vie, de le faire douloureusement à ses dépens ? « L'obscur, brûlant et horrifique » papier bleu qui va, de juges en tribunaux, les conduire impitoyablement par les chemins ingrats de la procédure, concrétise leur douleur. Le rôle du droit, science de vie, ne devrait pas être ainsi d'apporter, vaille que vaille, tantôt un remède de cheval, et tantôt un constat d'accident, à des situations toutes faites, alors que, par sa nature, il est d'abord de prévoir les faits qui conduisent à ces situations et, ensuite, de mettre en place les mesures propres à les é v i t e r

Ce rôle préventif, les juristes, aux prises avec la société en perpétuelle évolution, ne l'ont jamais négligé : ils se sont efforcés de dégager ces règles juridiques, ces mesures faites de droits et de

1. Cf. SAVATIER, Le droit, l 'amour et la liberté.

d e v o i r s m é l a n g é s , d e s t i n é e s à o r g a n i s e r e t à s t r u c - t u r e r l e s l i b e r t é s i n d i v i d u e l l e s e t c o l l e c t i v e s .

M a l h e u r e u s e m e n t , l e s j u r i s t e s s e s o n t r é v é l é s

s o u v e n t i m p u i s s a n t s d a n s c e r ô l e p r o t e c t e u r , e t

c e l a p a r c e q u ' i l s s o n t p r e s q u e s e u l s c o n s c i e n t s

e t a c t i f s a u m i l i e u d ' h o m m e s e t d e f e m m e s i g n o -

r a n t s e t p a s s i f s : i g n o r a n t s d u m o n d e j u r i d i q u e

d a n s l e q u e l i l s s e m e u v e n t , i l s n e p e u v e n t o u n e

s a v e n t s e s e r v i r d e s r è g l e s d e p r o t e c t i o n m i s e s e n

p l a c e à l e u r i n t e n t i o n , q u a n d i l s n e r e f u s e n t p a s

d e l e s u t i l i s e r , c o n s c i e m m e n t , p a r d é f i a n c e e t h o s - t i l i t é .

P o u r q u o i c e t t e i g n o r a n c e ? P o u r q u o i c e t t e d é - f i a n c e ?

P e n d a n t h u i t a n s a u m o i n s , e t v i n g t a n s s o u v e n t ,

l a j e u n e s s e e s t i n f o r m é e , n o u r r i e , e n v e l o p p é e ,

s t r u c t u r é e e n d e m u l t i p l e s d o m a i n e s : a u m o m e n t

o ù l ' a d o l e s c e n t e s t p r o j e t é d a n s l a v i e , i l s e s i t u e

( à p e u p r è s ) g é o g r a p h i q u e m e n t , h i s t o r i q u e m e n t ,

s c i e n t i f i q u e m e n t , c u l t u r e l l e m e n t ; i l n ' i g n o r e p a s

g r a n d - c h o s e d e s p r i n c i p a l e s v i l l e s d e l a M a n d c h o u -

r i e e x t é r i e u r e e t d e s b a t a i l l e s p r i n c i p a l e s d e l a

g u e r r e d e C e n t A n s . I l r ê v e s u r l e s a v e n t u r e s

d ' U l y s s e , s a i t c e q u ' e s t u n l a s e r e t c o n n a î t à p e u

p r è s l e f o n c t i o n n e m e n t d e s p r i n c i p a u x o r g a n e s d e

s o n c o r p s .

M a i s i l i g n o r e a b s o l u m e n t t o u t d e s r è g l e s j u r i -

d i q u e s q u i r é g i s s e n t l e m o n d e d a n s l e q u e l i l e s t

p r é c i p i t é à l a s o r t i e d e l ' é c o l e o u d e l ' u n i v e r s i t é .

T o u t , n o n , c a r i l a u n a p e r ç u d e l a c o m p o s i t i o n

et du fonctionnement des institutions politiques et civiques ; mais la jungle où il va devoir marcher toute sa vie, où va s'organiser sa vie intime, per- sonnelle, professionnelle, sociale, il ne sait pas quelles règles la gouvernent, il ne sait donc pas qu'il dispose de moyens de l'aborder et de la tra- verser intelligemment, au lieu d'en être le jouet aveugle aujourd'hui et, demain, peut-être, lui et sa famille, les victimes.

Il est un domaine exemplaire où apparais- sent avec éclat les conséquences de cette étrange carence : celui des relations familiales. Le nombre de drames obscurs, de conflits larvés, de conflits éclatés, de procès auxquels donnent lieu les rela- tions privées, est considérable.

Ignorant tout des règles qui régissent les rap- ports privés et familiaux, du droit de la respon- sabilité, du droit des conventions, hommes et femmes se placent dans des situations explosives, ou, à tout le moins, grosses de conflits pour demain, de ruptures pour après-demain.

Au lieu d'assouplir les arêtes de la vie familiale, et aussi de la protéger dans ses relations difficiles avec l'extérieur, en utilisant les règles mises par le droit à leur disposition, le fils et la fille de l'homme avancent à tâtons, guidés par leurs seules impulsions affectives, si mal informés qu'ils ne songent même pas qu'ils peuvent s'informer, quand ils ne craignent pas de le faire, inhibés, conditionnés par les murs épais de brouillard et

de calomnie élevés pendant des siècles entre eux, le droit et les praticiens du droit.

Qui n'a présents à la mémoire les pamphlets contre les avocats qui, de Molière au cinéma moderne, présentent les juristes comme des pra- ticiens incapables, plus ou moins malhonnêtes, mais à coup sûr pernicieux. Ce n'est pas la lecture de certains ouvrages actuels consacrés aux diffi- ciles et graves problèmes de la famille qui les fera oublier. On y met trop souvent en exergue à la fois l'inutilité ou la malfaisance du droit et la négligence ou l'incurie d'un avocat. Nous relevons ce fait pour ce qu'il a de toxique, car il ne peut que détourner hommes et femmes de leur seul appui. Cette volontaire cécité devant le protecteur si puissant que peut être le droit n'a rien qui étonne: provoquée par la défiance et l'hostilité à un monde ignoré ou défiguré, ressenti pour cela comme dangereux, elle rappelle étrangement celle qui, pendant plusieurs décennies, a dressé un obstacle quasi infranchissable devant la médecine préventive, le dépistage, les vaccinations. Il a fallu que des lois en imposent la pratique, en même temps que la littérature de vulgarisation médicale faisait partiellement sortir la science médicale du mystère dont elle s'enveloppait complaisamment.

Mais, pour peu étonnant que soit ce refus de regarder le droit pour ce qu'il est, et de le prati- quer pour ce qu'il peut, il n'en est pas moins dangereux.

La nécessité de démasquer à son tour la science juridique apparaît aujourd'hui. Les juristes qui pensent les lois, les législateurs qui les font, les juges qui s'y réfèrent, se sont appliqués à offrir des réponses adéquates aux problèmes qui sur- gissent de la vie même : d'une part, ils ont élaboré des techniques destinées à prévenir les situations difficiles ou dangereuses; d'autre part, ils pro- posent, pour les dénouer, dans l'intérêt des uns et des autres, des solutions acceptables.

Ces textes, ces techniques, ces solutions, notre intention n'est pas de les faire connaître en théo- ricienne qui, de page en page, les alignerait, les exposerait, les disséquerait, ajoutant ainsi une pierre de plus à la pyramide d'ennui, de défiance, d'hostilité, qui enferme le droit dans sa gangue; elle est, en praticienne, d'essayer de soulever le voile opaque qui s'interpose entre la connaissance du droit et la pratique de la vie familiale. Nous voudrions faire entrevoir cet univers turbulent, le monde du droit, qui bouillonne, que l'homme le veuille ou non, dès l'instant où il refuse la solitude de l'île déserte. Nous verrons ensemble à quel point cet univers peut être protecteur ou destruc- teur, selon qu'on le connaît ou qu'on l'ignore; qu'il n'est pas une accumulation de dispositions anarchiques incohérentes, voire hostiles et dange- reuses, auxquelles on peut échapper en les traitant par le mépris (pas plus qu'on n'échappe aux lois de la médecine en adhérant aux Témoins du

Christ); qu'il est, au contraire, un ensemble de règles élaborées, praticables, souvent fort effi- caces, qui ne trahissent que ceux qui les ignorent.

Que va-t-il advenir des jeunes gens sortis du cocon de la dépendance familiale, au moment où ils s'ouvrent au monde extérieur, à la liberté, chère liberté arrachée de force à la volonté pro- tectrice des parents ? Cette liberté de mordre aux fruits de la vie est certes une condition nécessaire à l'adaptation au monde, mais elle n'est pas suffi- sante, car ce monde où les jeunes gens se préci- pitent la tête la première, sous la pression de leurs instincts recèle mille pièges enfouis çà et là sous leurs pas pressés, placés là pour protéger les autres contre leurs jeunes appétits, mais aussi les protéger eux-mêmes.

Parmi les forces qui font agir l'homme, nous avons choisi d'en étudier une que nous suivrons pas à pas : l'amour. Nous l'avons choisie d'abord parce qu'elle nous colle à la peau durant notre vie entière, ensuite parce qu'elle est exemplaire dans cet univers — que nous voudrions démystifier — des rapports de la vie de l'homme et du droit. Exemplaire, parce qu'en amour chacun se veut libre, se croit libre, et refuse plus ou moins consciemment, plus ou moins honteusement, plus ou moins librement, de vivre les yeux ouverts.

L'amour, n'est-ce pas lui qui conduit les jeunes gens à la réalisation du premier désir ou du pre- mier sentiment, lui encore qui conduit aux fian- çailles, au mariage, à la procréation, et peut-être demain au mensonge, à la rupture, à l'abandon ? Vécu, comme il l'est si souvent, les yeux bandés, il est source de beaucoup de plaisir, voire de bonheur, mais aussi porteur d'innombrables con- flits, de drames trop nombreux, pour qu'il n'appa- raisse pas nécessaire de montrer qu'il pourrait être vécu les yeux ouverts, pour le plus grand bien de tous.

Certes, le droit n'est pas créateur de miracles : il est même fort imparfait, et les règles juridiques n'empêchent point les conflits d'intérêts, ni les conflits du cœur; il n'en demeure pas moins que sa connaissance permettrait aux hommes et aux femmes d'aborder et de vivre leur vie privée en adultes, et non en enfants livrés aux seuls ins- tincts, à l'affolement, au désespoir. Les chapitres qui composent ce court volume sont destinés à mettre sous leurs yeux les situations qu'ils devront affronter dès le sortir de l'enfance et au long de leur vie par le jeu naturel de leurs sentiments amoureux. Ils leur feront toucher du doigt que la connaissance du droit ne peut que les aider à franchir ces étapes au mieux de leurs intérêts, heureusement conjugués avec ceux de leur parte- naire, à éviter les conflits, ou à tout le moins à les résoudre décemment.

Nous adopterons un plan calqué sur la vie, avec le souci d'éclairer les rapports constants du droit et de l'amour.

Nous nous pencherons d'abord sur les relations amoureuses hors mariage, aventure d'un soir ou liaison, aventure sans lendemain ou prolongée par la naissance d'un enfant.

Nous nous attarderons ensuite sur le mariage — sans en oublier le prélude que sont les fian- çailles — et parmi ses conséquences, sur celles qui concernent à la fois les relations personnelles et pécuniaires des époux, et celles qu'ils nouent avec leurs enfants.

Nous continuerons avec les maladies dont cet amour conjugal peut être atteint: adultère, ces- sation de la vie commune.

Et nous terminerons avec la fin judiciaire de l'amour: séparation de corps et divorce.

Titre Premier

L'AMOUR SANS LE MARIAGE

On considère généralement que le mariage est l 'unique source de rapports juridiques privés entre un homme et une femme. C'est chose bien ancrée dans la pensée de chacun : le mariage crée seul des droits et des devoirs au profit et au débit des trois acteurs principaux au théâtre de l 'amour: l 'homme, la femme, l 'enfant; le tabou du concubinage est là tout puissant: chacun est persuadé que, reposant sur des rapports « immo- raux», l 'union libre ne peut créer de droits au profit des amants et encore moins de devoirs, que la liberté des amoureux y est miraculeusement préservée. Les deux partenaires ignorent qu'ils acquièrent malgré eux des droits l 'un sur l 'autre et que le monde extérieur en acquiert sur eux. Certes, l 'union libre n'est qu'un fait, et un fait qui n'est ni consacré, ni admis par la société; mais ce fait, vécu à deux ou à trois personnages,

n'a jamais laissé le droit insensible. Confrontés avec une situation aussi répandue, et si chargée de risques humains et sociaux, les lois et les tri- bunaux ont été amenés à élaborer tout un faisceau de règles protectrices.

L'union libre met en scène divers personnages. D'abord, les deux amants. Et nous allons voir que le droit ne se désintéresse ni de leurs rapports personnels, ni de leurs rapports pécuniaires ; chacun est à la fois plus protégé qu'il ne pense, et moins qu'il ne le souhaiterait selon la situation, le conflit ou le drame qui se joue.

Ensuite, il est d'autres personnages: tous les autres, tous ceux qui ont pu nouer avec le couple des rapports personnels ou d'argent.

Enfin, il y a l 'enfant: celui dont le législateur et la jurisprudence se sont le plus inquiétés: le tissu des règles de droit s'épaissit autour de lui. Certes, personne n'ignore que les relations hors mariage risquent d'entraîner des conséquences personnelles, sociales, juridiques, si elles sont fécondes. Mais les connaissances en ce domaine sont rudiment aires, superficielles, confuses, et le plus souvent inexactes.

On se rencontre, on s'aime, on se quitte. Quoi de plus simple, de plus commun, de plus apparem- ment sans conséquences, de moins apte à prêter le flanc à une réglementation juridique ? Ceux qui croient cela — et ils sont trop nombreux — ont tort. Rien de tout cela n'est vrai si l'on s'est aimé

longtemps, ou si l'on s'est aimé imprudemment. Alors, les règles juridiques auxquelles on a voulu échapper jaillissent en pleine lumière. Persuadé que seul le mariage enchaîne l 'amour, que l 'amour libre est vraiment libre, l'on s'est enchaîné, et l 'on s'est enfermé plus étroitement encore que dans le mariage.

C'est ce que nous allons voir dans les deux cha- pitres qui suivent.

CHAPITRE PREMIER

LA LIAISON

A celui ou à celle qui, un soir, une semaine, un mois, aura été aimé, et puis aura lassé, le droit ne s'intéresse pas; la rupture n'affecte que le cœur ou l 'amour-propre des deux amants. Mais que la liaison se prolonge quelque peu, les pro- blèmes humains, sociaux qui apparaissent alors ne pouvaient laisser les juristes indifférents. Dans le conflit qui oppose ceux qui nient l'existence juri- dique du concubinage et ceux qui y voient une forme nouvelle du mariage, les seconds ont gagné quelques combats au nom de l 'humanité ou de l'utilité, mais leurs victoires sont encore très frag- mentaires.

Une longue liaison crée entre un homme et une femme des liens du cœur et de l'argent, par- fois aussi serrés que le mariage. Fallait-il inter- dire aux amants de se secourir au delà de la rup- ture ou de la mort ? Fallait-il les empêcher de partager équitablement leurs biens longtemps

confondus? Et pour les autres, tous ceux qui avaient gravité autour d'eux, cette longue vie commune devait-elle rester sans conséquences ? Les tribunaux ont répondu à ces questions, et nous tâcherons de trouver dans ces réponses matière à d'utiles conseils.

Les rapports personnels entre amants

L'un des deux amants est-il en droit d'exiger de son compagnon aide et secours au delà de la mort ou de la rupture ? C'est la question la plus grave à laquelle les tribunaux ont dû répondre, car la loi ne donne aucun droit à celui qui reste seul : il ne peut demander à l 'autre, ou à ses héri- tiers, le moindre secours. Les juges ont estimé que seule la volonté clairement manifestée par un des amants d'aider son compagnon aurait pour eux force de loi. Et ici s'est refermée la porte: le droit ne pénètre pas plus avant dans les rap- ports personnels entre amants; ils avaient voulu une situation sans chaînes, à laquelle ils puissent mettre fin à tout instant. A eux d'en accepter les conséquences et de faire face seuls.

Ceci explique que les droits d'une maîtresse abandonnée soient très limités. Son sort dépend entièrement de la bonne volonté de son amant ; au jour de l 'abandon, elle risque de se voir rejetée sans secours, alors même qu'elle aurait vécu avec

un compagnon de longues années et n 'aurait pu, se consacrant à la maison et à l 'éducation de leurs enfants, acquérir de métier. Bien plus, au jour du décès de son compagnon, ses héritiers viendront peut-être réclamer la restitution des dons et des legs qu'il lui avait faits pour assurer son avenir.

En effet, les tribunaux ne rendent définitifs ces dons et legs que s'ils remplissent deux condi- tions :

1° Ils doivent avoir été faits, non pas dans l'in- tention de raffermir le lien illégitime (le don est alors considéré comme immoral et annulé), mais dans celle de compenser le préjudice subi par celui que la rupture ou la mort de son compagnon laisse seul ;

2° Ils doivent avoir déjà été remis ou avoir été volontairement promis.

Toutefois, les juges se montrent souples dans l 'appréciation des faits, car dans leur ensemble ils considèrent qu 'un devoir d 'honneur et de délica- tesse s'impose à l 'homme, à l'égard de celle dont il a égoïstement contribué à troubler la vie et à détruire la s é c u r i t é

Aussi, en cas de promesse, interviennent-ils pour faire respecter par l 'amant volage l'engagement pris d'assurer, après son abandon, la sécurité matérielle de sa compagne.

La première décision dans ce sens remonte à

1. Cass. civ., 16 octobre 1956, J.C.P., 56, II, 9645.

1904 1 A p r è s v i n g t a n s d e c o n c u b i n a g e , u n e f e m m e a v a i t a c c e p t é d e q u i t t e r l a v i l l e o ù e l l e h a b i t a i t .

S o n a m a n t , m é d e c i n , a v a i t p r o m i s d e l u i v e r s e r u n e p e n s i o n d e d e u x m i l l e f r a n c s p a r a n , p o u r p r i x d e s o n d é p a r t e t p o u r l ' a i d e r à v i v r e . D è s q u ' e l l e e u t q u i t t é l a vi l le , le m é d e c i n a r r ê t a s e s v e r s e m e n t s , m a i s l a C o u r d ' a p p e l d e R e n n e s le c o n d a m n a à p a y e r l a p e n s i o n p r o m i s e .

P l u s r é c e m m e n t , l e s t r i b u n a u x o n t r e f u s é d ' a n - n u l e r u n e r e c o n n a i s s a n c e d e d e t t e d e d e u x mi l -

l i o n s d ' a n c i e n s f r a n c s , c o n s e n t i e p a r u n a m a n t à l a m a î t r e s s e q u ' i l se d i s p o s a i t à q u i t t e r , e t à l a q u e l l e il n e v o u l a i t p l u s r i e n p a y e r

S i c ' e s t p a r u n l egs c o n t e n u d a n s s o n t e s t a m e n t q u ' u n a m a n t a v o u l u a p p o r t e r a i d e e t s e c o u r s à s a c o m p a g n e , h é r i t i e r s e t m a î t r e s s e s e r e t r o u v e n t

a u p r o c è s f a c e à f a c e . L e s p l a i d e u r s o n t c h a n g é , m a i s p a s l e s j u g e m e n t s : i l s s ' i n s p i r e n t d e s m ê m e s p r i n c i p e s ; l e s l e g s f a i t s , n o n p a s d a n s le b u t d e m a i n t e n i r o u d e v o i r r e p r e n d r e le l i e n s e x u e l , m a i s d e s ' a c q u i t t e r d ' u n e d e t t e d e r e c o n n a i s s a n c e , n e s o n t p a s a n n u l é s L a C o u r d e c a s s a t i o n , p a r e x e m - p le , a r e j e t é la d e m a n d e e n a n n u l a t i o n d u l egs f a i t à u n e f e m m e q u i a v a i t s o i g n é s o n a m a n t m a l a d e d a n s d e s c o n d i t i o n s p é n i b l e s e t a v e c u n g r a n d d é v o u e m e n t .

I l n e f a u d r a i t p a s c r o i r e c e p e n d a n t q u e les

1. Rennes, 7 mars 1904, Dalloz, 1905, 305. 2. Cass., 6 octobre 1959, J.C.P., II, 11.305. 3. Cass., 14 novembre 1961, Revue trim., 1962, 374.

tribunaux accordent ou refusent capricieusement aux plaideurs ce qu'ils demandent, par référence à des principes moraux ou utilitaires. Ils doivent trouver dans l'arsenal des lois ou des principes juridiques la justification de leurs décisions.

Ils l'ont trouvée en l'occurrence dans une notion bien connue des juristes, celle d'obligation natu- relle. Chaque fois qu'un devoir de conscience a poussé une personne à verser à une autre une somme d'argent sans qu'une loi l'y ait obligé, on peut parler d'obligation naturelle. Et, juridique- ment, la conséquence est d'importance : si cette personne a déjà payé, elle ne peut demander le remboursement; si elle a seulement promis le paiement, elle doit s'exécuter.

Or, les tribunaux ont estimé qu'en s'apportant une aide ou en promettant de le faire, les amants ne faisaient que contracter l'obligation naturelle de réparer le préjudice causé à leur compagnon par la rupture ou la mort.

Le recours à cette notion juridique d'obligation naturelle est d'ailleurs à la fois utile et dange- reux, selon que l'on se place du côté des amants ou du côté de la famille légitime. En effet, les héri- tiers réservataires (enfants ou parents) ne pour- ront se faire rembourser partie du don ou rame- ner le legs au montant de la quotité disponible1 ;

1. Partie de l'héritage dont peut en toutes circonstances dis- poser chaque individu, et qui varie selon la qualité et le nombre des héritiers.