le depassement du correspondantisme.do-libre

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 Le dŽpassement du correspondantisme. De Brentano ˆ Husserl en passant par Kant Ë lÕinvitation de la SociŽtŽ viennoise de philosophie, Brentano fit, le 27 mars 1889, une confŽrence intitulŽe †ber den Begriff der Wahrheit . Si elle vaut trs certainement quÕon sÕy attarde, cÕest quÕelle constitue un coup sans pareil portŽ ˆ la conception de la vŽritŽ-correspondance, parfois appelŽe aussi la thse correspondantiste. Celle-ci peut tre considŽrŽe comme la thse la plus forte du rŽalisme externaliste. Son pendant est la thse indŽpendantiste selon laquelle le monde serait fait dÕun ensemble dÕentitŽs indŽpendantes de lÕesprit. Mais, comme les philosophes rŽalistes le reconnaissent eux-mmes, il ne sÕagit lˆ que dÕune version faible du rŽalisme, a fig-leaf realism 1 . Ce qui lui donne vŽritablement consistance est de soutenir que la vŽritŽ de nos jugements serait conditionnŽe par leur adŽquation aux entitŽs dont est fait le monde. Ce qui revient ˆ faire de la rŽalitŽ un ensemble dÕobjets donnŽs ou de ready-made  auxquels nos jugements auraient ˆ se conformer pour tre vrais. Telle est la version la plus forte du rŽalisme externaliste. Du coup, elle donne toute sa portŽe ˆ la critique de Brentano. Je voudrais pourtant montrer ici que cette critique nÕaboutira ˆ rien de concluant et nÕaura donc ŽtŽ quÕun coup dÕŽpŽe dans lÕeau, faute sans doute dÕavoir compris la le•on de Kant. Je voudrais montrer ensuite comment, tout en dŽpassant Kant et Brentano, Husserl a proposŽ une alternative intŽressante au correspondantisme, mais sans lÕavoir lui-mme exploitŽe comme il aurait fallu. 1. La confŽrence de 1889 Au dŽpart de la confŽrence en question, Brentano concde ˆ Aristote le mŽrite dÕavoir dŽbarrassŽ la logique de certaines ambigutŽs, ˆ commencer par celles qui touchent ˆ lÕusage des termes Ç vrai È et Ç faux È. Ë Aristote revient, en tout cas, dÕavoir Žtabli que, si grande soit la multiplicitŽ des choses auxquelles nous appliquons ces deux termes, ils ne sÕy appliquent que dans les jugements. CÕest donc en eux quÕil y a lieu de chercher ce quÕil en est de la vŽritŽ et la faussetŽ 2 . Mais, ˆ lire Brentano, il semble aussi que, sur la question, le mŽrite dÕAristote se soit ˆ peu prs arrtŽ lˆ. Car, lorsquÕil t‰che ensuite dÕŽtablir un critre permettant de dire quand le jugement est vrai et quand il est f aux, Aristote nÕa dÕautre recours que la correspondance avec le rŽel, et consacre ainsi la thse que le jugement est vrai lorsquÕil correspond aux choses et quÕil est faux dans le cas contraire. Certes, rappelle Brentano, Aristote a trouvŽ en cela des prŽcurseurs chez les premiers sceptiques grecs. Nier que la vŽritŽ soit ˆ notre portŽe ou, plus raisonnablement, soutenir quÕelle sera toujours plurielle, car dŽmultipliŽe ˆ raison des croyances diffŽrentes de chacun, cÕest estimer impossible la correspondance entre nos reprŽsentations et ce qui se trouve au dehors. Ce qui a donc prŽvalu dans les diffŽrentes versions originaires du relativisme, cÕest que, si elle devait tre ˆ notre portŽe, la vŽritŽ serait de toute fa•on liŽe ˆ la concordance de nos pensŽes avec le rŽel, et cÕest prŽcisŽment ce qui a suscitŽ le scepticisme. Ainsi, Aristote nÕa fait que sauver du scepticisme lÕidŽe correspondantiste de la vŽritŽ pour la conserver telle quelle. Comme le constate Brentano, cette mme idŽe restera en vigueur dans toute la tradition philosophique qui, sur ce plan au moins, est donc ŽtŽ totalement tributaire dÕAristote. On la retrouve au moyen-‰ge sous la forme de lÕ adequatio rei et intellectus et, cÕest sous cette forme quÕen hŽritera la modernitŽ o, ˆ en croire Brentano, on la retrouve inchangŽe aussi bien chez 1  M. Devitt,  Realism and Tru th, Princeton, Princeton University Press, 1997, p . 23. 2  F. Brentano, †ber den Begriff der Wahrheit  ¤ 10, in Wahrheit und Evidenz , Hamburg, Felix Meiner, 1958, p. 6 ; Le concept  de vŽritŽ, in LÕorigin e de la conscience morale suivi de La do ctrine du jugement correct , trad. M. de Launay et J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003, p. 96.

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  • Le dpassement du correspondantisme.

    De Brentano Husserl en passant par Kant

    linvitation de la Socit viennoise de philosophie, Brentano fit, le 27 mars 1889, une confrence intitule

    ber den Begriff der Wahrheit. Si elle vaut trs certainement quon sy attarde, cest quelle constitue un coup

    sans pareil port la conception de la vrit-correspondance, parfois appele aussi la thse correspondantiste.

    Celle-ci peut tre considre comme la thse la plus forte du ralisme externaliste. Son pendant est la thse

    indpendantiste selon laquelle le monde serait fait dun ensemble dentits indpendantes de lesprit. Mais,

    comme les philosophes ralistes le reconnaissent eux-mmes, il ne sagit l que dune version faible du ralisme,

    a fig-leaf realism1. Ce qui lui donne vritablement consistance est de soutenir que la vrit de nos jugements

    serait conditionne par leur adquation aux entits dont est fait le monde. Ce qui revient faire de la ralit un

    ensemble dobjets donns ou de ready-made auxquels nos jugements auraient se conformer pour tre vrais.

    Telle est la version la plus forte du ralisme externaliste. Du coup, elle donne toute sa porte la critique de

    Brentano. Je voudrais pourtant montrer ici que cette critique naboutira rien de concluant et naura donc t

    quun coup dpe dans leau, faute sans doute davoir compris la leon de Kant. Je voudrais montrer ensuite

    comment, tout en dpassant Kant et Brentano, Husserl a propos une alternative intressante au

    correspondantisme, mais sans lavoir lui-mme exploite comme il aurait fallu.

    1. La confrence de 1889

    Au dpart de la confrence en question, Brentano concde Aristote le mrite davoir dbarrass la logique de

    certaines ambiguts, commencer par celles qui touchent lusage des termes vrai et faux . Aristote

    revient, en tout cas, davoir tabli que, si grande soit la multiplicit des choses auxquelles nous appliquons ces

    deux termes, ils ne sy appliquent que dans les jugements. Cest donc en eux quil y a lieu de chercher ce quil en

    est de la vrit et la fausset2. Mais, lire Brentano, il semble aussi que, sur la question, le mrite dAristote se

    soit peu prs arrt l. Car, lorsquil tche ensuite dtablir un critre permettant de dire quand le jugement est

    vrai et quand il est faux, Aristote na dautre recours que la correspondance avec le rel, et consacre ainsi la thse

    que le jugement est vrai lorsquil correspond aux choses et quil est faux dans le cas contraire. Certes, rappelle

    Brentano, Aristote a trouv en cela des prcurseurs chez les premiers sceptiques grecs. Nier que la vrit soit

    notre porte ou, plus raisonnablement, soutenir quelle sera toujours plurielle, car dmultiplie raison des

    croyances diffrentes de chacun, cest estimer impossible la correspondance entre nos reprsentations et ce qui

    se trouve au dehors. Ce qui a donc prvalu dans les diffrentes versions originaires du relativisme, cest que, si

    elle devait tre notre porte, la vrit serait de toute faon lie la concordance de nos penses avec le rel, et

    cest prcisment ce qui a suscit le scepticisme. Ainsi, Aristote na fait que sauver du scepticisme lide

    correspondantiste de la vrit pour la conserver telle quelle. Comme le constate Brentano, cette mme ide

    restera en vigueur dans toute la tradition philosophique qui, sur ce plan au moins, est donc t totalement

    tributaire dAristote. On la retrouve au moyen-ge sous la forme de ladequatio rei et intellectus et, cest sous

    cette forme quen hritera la modernit o, en croire Brentano, on la retrouve inchange aussi bien chez

    1 M. Devitt, Realism and Truth, Princeton, Princeton University Press, 1997, p . 23. 2 F. Brentano, ber den Begriff der Wahrheit 10, in Wahrheit und Evidenz, Hamburg, Felix Meiner, 1958, p. 6 ; Le concept de vrit, in Lorigine de la conscience morale suivi de La doctrine du jugement correct, trad. M. de Launay et J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003, p. 96.

  • 2

    Descartes que chez Kant (je reviendrai plus loin sur le cas de ce dernier). Or quelles sont les raisons de sopposer

    cette tradition ? Pourquoi est-il vain de chercher tablir la vrit dun jugement daprs son accord avec la

    ralit ? Pourquoi, au bout du compte, navons-nous nul besoin de la thorie de la correspondance pour statuer

    de ce qutre vrai veut dire ? Bref, quelle est en substance la critique du correspondantisme dans la confrence de

    1889 ?

    Brentano sy rfre dabord la thse bien connue du livre de la Mtaphysique selon laquelle un jugement est

    vrai, lorsquil tient pour li ou spar ce qui se trouve effectivement li ou spar dans la ralit. Comme le dit

    Brentano, quil y ait l dj matire redire, sclaire propos du simple jugement dexistence. Dire que

    quelque chose existe, est-ce dire que le jugement est vrai, parce que lui correspond, dans la ralit, la liaison de

    quelque chose la proprit tout aussi relle dexister ? Que lexistence soit ainsi considre comme un prdicat

    rel ne semble pas heurter le sens commun, mais cette ide devient immdiatement problmatique lorsque le

    jugement prend une tournure ngative. Dire dune chose quelle nexiste pas, est-ce dire que cette proposition est

    vraie, parce quelle correspond la liaison dune chose avec le prdicat rel de la non-existence ? On voit tout de

    suite le problme quil y a parler de la non-existence comme de quelque chose qui serait rel, tant cela parat

    contradictoire. Mais si dire quune chose nexiste pas, cest dire forcment quelque chose de diffrent de ce qui

    est rellement, on ne voit plus trs bien en quoi dire a contrario que cette chose existe correspondrait la ralit.

    Cest la mme chose dont on peut juger quelle existe ou nexiste pas et, si dire quelle nexiste pas, cest dire

    quelque chose de diffrent de la ralit, dire quelle existe, cest forcment ncessairement dire aussi quelque

    chose de diffrent de la ralit.

    En rgle gnrale, le jugement ngatif est, selon Brentano, un indicateur intransigeant des incohrences de la

    dfinition correspondantiste de la vrit. Peut-on dire de la proposition il ny a pas de dragon quelle soit en

    accord avec la ralit ? supposer quon le soutienne, quel serait lobjet en question ? Certainement pas le

    dragon, puisque, comme le dit prcisment le jugement, il ny en a pas. Si ce nest donc pas avec le dragon que

    ce jugement vrai se trouve en correspondance, alors avec quoi lest-il ? Serait-ce avec un dfaut de dragon dans

    le monde objectif ? Mais justement ce dfaut ou ce manque montre bien que la correspondance ne concerne rien

    de rel ou dobjectif.

    Les difficults auxquelles est confront le correspondantisme propos des jugements dexistence ngatifs restent

    identiques dans le cas des jugements prdicatifs de mme qualit. Toujours suivre la thse correspondantiste, il

    faudrait dire que le jugement tout homme nest pas noir nest vrai que si lui correspond rellement le dfaut

    de la proprit noir chez certains hommes. Mais, encore une fois, comment raisonnablement prtendre

    quune qualit ngative du genre non noir puisse tre tenue comme une proprit rellement donne comme

    telle ? Aussi Brentano peut-il conclure :

    Tous les jugements ngatifs vrais sont les premiers rvler (et de la manire la plus indniable lorsque ces jugements sont de simples ngations) que cette relation de concordance entre jugement et ralit, qui serait prtendument le propre de tout jugement vrai, nexiste pas 3.

    3 ber den Begriff der Wahrheit 43, p. 22 ; trad., p. 109-110.

  • 3

    Or lincohrence de la thse correspondantiste en ce qui concerne la vrit des jugements ngatifs nest pas

    moins grande en ce qui concerne les jugements affirmatifs, examiner lentiret du domaine o sexerce leur

    fonction. Certes, on pourrait admettre que laccord avec le rel ne fait pas problme pour la vrit des jugements

    consistant simplement attribuer une chose une dtermination relle. Pourtant, nous lavons vu, mme dans ce

    cas, le problme pos par la version ngative de tels jugements rejaillit immdiatement sur leur version

    affirmative. Si la correspondance au rel devient incomprhensible pour statuer de la vrit du jugement ngatif

    sur la chose, pourquoi serait-elle transparente pour la vrit du mme jugement quand il est affirmatif ? Mais l

    o devient plus aigu encore le problme de la correspondance, cest bien sr lorsque se prsente le cas o la

    vrit du jugement affirmatif a pour objet non plus une chose, mais une collection de choses, une partie de

    chose, la limite de telle chose ou encore une chose qui nest pas prsente, soit quelle nappartient plus quau

    pass, soit quelle se situe dans un avenir proche ou lointain. De nouveau, on serait bien en peine dinvoquer la

    correspondance au rel pour justifier la vrit des tels jugements, tout autant dailleurs, que pour justifier la

    vrit des jugements o lon dit dune chose quelle manque, quelle est impossible ou encore des jugements qui

    portent sur des vrits mathmatiques. moins de faire appel une ontologie fantasmagorique, selon laquelle

    les entits abstraites, les idalits de toute sorte et mme les dfauts ou les impossibilits dtre, se mettraient

    exister (ce que ne tolre pas Brentano qui, sur ce point, entrera souvent en conflit avec certains membres de sa

    propre cole plutt enclins lexubrance ontologique), tous les cas de jugement qui viennent dtre voqus le

    mnent la conclusion que la thorie correspondantiste est non seulement inutile, mais franchement errone

    pour rendre compte de la vrit des jugements. Au bout du compte, la conception de ladequatio rei et

    intellectus seffondre ici compltement 4

    2. La rforme brentanienne du correspondantisme

    Contre toute attente, Brentano nentend pas pour autant rejeter purement et simplement lide de

    correspondance, comme si elle tait unilatralement fausse. Ce qui est faux, cest linterprtation classique quon

    lui donne en disant que la vrit implique une relation identitaire entre le jugement et le rel. Mais, peut-tre,

    nest-il pas impossible de comprendre autrement lide de correspondance, pour tenter de rendre compte de

    faon plus approprie ce qui fait la vrit dun jugement ? En tout cas, entre loption pour labandon ou pour la

    rforme, cest clairement en faveur de la seconde que se prononce Brentano. Reste alors la question : comment

    mener bien la rforme du concept de correspondance ?

    Manifestement, la voie de cette rforme semble ouverte par la thorie de lintentionnalit, du moins dans les

    proportions psychologiques o la conue Brentano, et certainement pas dans les proportions ontologiques que

    lui a fait prendre un certain brentanisme. Dans ce dernier cas, il ne sagirait que dajouter ce qui est ltre

    purement abstrait ou idal de certains objets, ltre fictif de certains autres, et jusqu mme ltre manquant,

    voire impossible, de certaines dterminations objectives, pour esprer ainsi rgler le problme de la vrit au prix

    fort dune ontologie pour le moins dispendieuse. Mais la perte serait sche, sil devait savrer que lopration ne

    parvient pas nous sortir de lide de la vrit-correspondance. Or tel est bien le cas, puisque cest prcisment

    afin de se conformer cette ide quon a consenti tendre dmesurment le champ ontologique.

    4 Ibid., 45, p. 23 ; trad., p. 110.

  • 4

    Par contre, dans la version psychologique de la thorie de lintentionnalit, il nest question que du contenu de

    reprsentation, cest--dire de lobjet intentionnel, et nullement de ce qui est extrieur au psychique. Or, ctait

    une thse fondamentale de la Psychologie de 1874 que, si tous les actes psychiques sont fondamentalement

    conscience dun objet, ils sont aussi conscience de soi comme rapport lobjet. Selon Brentano, il ny a donc pas

    dactes psychiques inconscients qui tiennent ; tous au contraire saccompagnent d une conscience

    corrlative 5, tous sassortissent d une connaissance interne concomitante 6. Nous nous reprsentons, nous

    pensons ou nous dsirons quelque chose et nous savons en mme temps que nous nous reprsentons, que nous

    pensons ou que nous dsirons ce quelque chose. Outre lobjet auquel il se rapporte, le phnomne psychique

    contient donc aussi un second objet qui nest autre que lacte tel quil se donne lui-mme comme objet dune

    perception interne. Celle-ci, au demeurant, nest pas un acte second qui se surajoute lacte psychique primaire,

    car lacte psychique gale sa perception interne. Aussi navons-nous pas justifier la confiance que nous

    accordons la perception interne. Parce quelle est solidaire du phnomne psychique, la perception interne est

    dote de l vidence immdiate de lacte lui-mme. Dailleurs, se demande Brentano, dfaut de cette

    connaissance obvie, de quelle base disposerions-nous pour fonder une psychologie ? La perception interne dit

    donc au mieux ce que veut dire en gnral une perception ou une Wahrnehmung : il sagit toujours dun tenir

    pour vrai, dun Frwahrnehmen7. Autrement dit, il sagit dune croyance dont linfaillibilit est telle que jamais

    elle ne cde au doute que ce qui est reprsent puisse tre autre chose que ce qui est reprsent.

    Ce qui doit ici retenir lattention est que la perception interne, dont sassortit tout acte psychique, en fait

    ncessairement un jugement avant la lettre. Se reprsenter, penser ou dsirer quelque chose, cest dj juger

    lacte en le tenant simplement pour vrai. Cest, du reste, ce qui incite aussi Brentano remettre en question la

    dfinition classique du jugement comme liaison du prdicat un sujet. La connaissance ou la perception interne

    qui accompagne tout acte psychique rend vident que, au sens premier du terme, juger consiste plutt dans la

    simple reconnaissance que le phnomne psychique existe8.

    Or la perception immanente ou le jugement dont senrobe tout acte se rpercute forcment sur lobjet

    intentionnel qui appartient au phnomne psychique. Avoir la conscience vidente dun acte, cest aussi avoir

    celle de lobjet avec lequel cet acte est en relation. Considrons, par exemple, la reprsentation que, dans sa

    classification des actes psychiques, Brentano place en premire position, puisque cest dabord moyennant lacte

    de reprsentation quun objet apparat avant mme que dtre jug ou dtre dsir. Bien sr, tout acte de

    reprsentation nquivaut pas une perception, puisquon peut toujours se reprsenter de limperceptible,

    comme dans le cas o la reprsentation concernerait une racine cubique, une culture, une espce, voire mme un

    cercle carr. Nanmoins, si toute reprsentation nest donc pas une perception, il nest pas de reprsentation sans

    la perception que quand je me reprsente tel objet, cest assurment lui et pas autre chose que je vise, cest son

    phnomne que je tiens pour vrai. Toutefois, le tenir pour vrai de lobjet intentionnel qui accompagne sa

    reprsentation contient sans aucun doute bien plus que le fait davoir lvidence de son phnomne. Comme le

    5 Psychologie vom empirischen Standpunkt, Hamburg, Meiner, 1973, I, p. 195 ; Psychologie dun point de vue empirique, trad. J.-F. Courtine, Paris Vrin, 2008, p.151. 6 Ibid., p. 196, trad., p. 152. 7 Ibid., II, p. 50 ; trad., p. 229. 8 Ibid., I, p. 201 ; trad., p.155.

  • 5

    dit Brentano, le tenir pour vrai ne va jamais sans son terme oppos 9, cest--dire le tenir pour faux ,

    tant et si bien que cest toujours lun ou lautre qui entre dans lvidence de la reprsentation de lobjet.

    Comment, par suite, considrer lacte de juger qui se rapporte lobjet dabord offert par une reprsentation ?

    On dira, tout dabord, quil faut bien que le jugement soit diffrent de la reprsentation, dans la mesure o lun et

    lautre constituent deux manires radicalement diffrentes dtre en relation lobjet. Dans la reprsentation, la

    relation de lacte son objet consiste dans le fait que lobjet se manifeste ; dans le jugement, par contre, la

    relation tient dans le fait que cet objet est, prsent, explicitement affirm comme vrai ou dni comme faux. En

    un certain sens, les reprsentations ne sont jamais vraies ou fausses10, bien que lobjet y soit dj tenu pour vrai

    ou tenu pour faux. Tout se passe alors comme si ctait prcisment au jugement de ratifier la sorte dvaluation

    dont sassortit la reprsentation. Cest donc sur la vrit pr-judicative dj contenue dans la reprsentation que

    se fonde le jugement proprement dit, soit pour simplement laffirmer ou lassumer, soit pour la nier ou la rejeter.

    Ce qui est contenu dans un jugement nest donc autre chose que ce qui est vu dans la reprsentation, mais cette

    fois agrment de lindice dapprobation apport par le mot est , ou lindice de dngation par le mot nest

    pas . Aussi, si le jugement diffre de la reprsentation, ce nest que par la nature de sa relation lobjet : plutt

    que dtre simplement reprsent, cet objet est maintenant soit accept soit refus. Par l, lvidence qui dj

    faisait la teneur pr-judicative de la reprsentation est bel et bien maintenue, mais elle est dsormais

    explicitement reconnue comme vraie, ou rejete comme fausse. Pour Brentano, il nexiste donc dautre caractre

    distinctif du jugement que celui qui consiste en cette acceptation ou ce refus11. Vouloir envisager la spcificit du

    jugement par rapport la reprsentation sur une autre base que la relation de lacte lobjet aboutirait fatalement

    la thse que leur diffrence devrait aussi affecter leur contenu, cest--dire lobjet lui-mme. Cest justement ce

    que Brentano refuse dadmettre. A ses yeux, reprsentations et jugements ne prsentent aucune diffrence de

    contenu 12, et souscrire la thse inverse reviendrait dnaturer le jugement, tout autant dailleurs que la

    reprsentation.

    Ici se trouvent videmment les prliminaires de largumentaire brentanien en faveur du caractre

    fondamentalement thtique ou existentiel du jugement, ce que Brentano appellera lui-mme sa rforme de la

    logique . Sil sy agit de soutenir que nimporte quel jugement de la forme S est p est toujours rductible

    la forme il existe un Sp , cest que seule cette forme existentielle permet de traduire au mieux que le jugement

    consiste seulement confirmer ce qui dans la reprsentation est dj contenu titre de jugement premier ou, si

    lon prfre, titre de pr-jugement, et qui ce qui sy trouvait tenu pour vrai lest de fait. Arrtons l ces

    considrations concernant la dtermination psychologique du jugement dans la Psychologie de 1874 et voyons

    en quoi elles ouvrent clairement la voie la rforme du concept de correspondance tente dans la confrence

    de 1889.

    9 Ibid., p. 35 ; trad., p. 218. 10 Ibid., p. 67 : trad., p. 240. 11 Ibid., p. 34 ; trad., p. 217. 12 Ibid., p. 63 ; trad., p. 237.

  • 6

    Le mieux est sans soute de partir de lanalogie qutablit Brentano avec la sphre des tats affectifs ou des

    sentiments13. Comme dans le cas des jugements, nous y trouvons un couple dopposs identifiables lattrait et

    la rpulsion, lamour et la haine. Ainsi, nimporte quel phnomne de reprsentation peut aussi faire lobjet de

    lun ou lautre de ces deux sentiments qui constituent donc les modalits essentielles dune classe bien

    spcifique dactes intentionnels. Dans la confrence qui nous occupe, ce quil importe surtout Brentano de

    souligner, cest que, quelle que soit la chose vers laquelle ces deux sentiments se portent, on peut toujours dire

    que lun est appropri, tandis que lautre ne lest pas. Mais en vertu de quoi peut-on dire que lattirance pour une

    chose est approprie ou inapproprie, et donc en dire autant pour la rpulsion quelle nous inspire ? Rponse :

    seulement parce que cette chose justifie que lon soit attir par elle ou quon ne le soit pas. Il sensuit, dit

    Brentano, que tout ce qui est pensable se laisse rpartir en deux catgories: lune que lon peut assimiler au bien

    et justifie donc quon lui tmoigne du dsir, lautre que lon peut assimiler au mal et justifie quon lui voue de la

    rpulsion. Comment pouvons-nous, par suite, dclarer juste lattirance ou laversion que nous avons pour

    quelque chose, si ce nest en raison de la conformit de notre sentiment la valeur de la chose en question ?

    Quelle soit bonne permet de dire quil est cohrent dtre attir par cette chose, mais quelle soit mauvaise

    justifie de dire, au contraire, qutre attir par elle trahit lincohrence de notre sentiment. Ce qui, bien sr, ne

    signifie absolument pas que lobjet soit dot dune valeur en soi ; il en prend, parce que la conscience de sa

    reprsentation saccompagne du sentiment de son aspect bon ou mauvais. On ne dira donc pas quun sentiment

    dattirance est justifi parce quil gale ou ressemble son objet, mais lon dira plutt quil est justifi parce

    quil est ajust lapprciation qui sattache sa reprsentation.

    Ce qui vaut pour les sentiments vaut donc aussi pour les jugements, car ce qui est pensable se prte toujours

    aussi une bipartition entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Dun jugement, on dira donc quil est vrai sil est

    appropri son objet et cest seulement de cet accord avec lobjet vrai que devient dicible la vrit du jugement

    lui-mme. De mme, dira-t-on que le jugement est appropri ou cohrent, sil consiste nier lobjet qui nest pas

    vrai et, en cela seulement, consiste la vrit du jugement ngatif. Cest donc, en regard de la vrit de lobjet,

    que le jugement qui la ratifie, peut tre dit cohrent, appropri, concordant et donc vrai. nouveau, la vrit de

    lobjet nest nullement prendre comme une proprit qui lui serait intrinsque. Quel sens, du reste y aurait-il

    dire que les objets sont vrais ou non en dehors du fait que nous les tenons pour tels ? Or tenir un objet pour vrai

    veut seulement dire que sa reprsentation saccompagne dj de la conviction de lexistence de lobjet, sans que

    cette existence ne doive ncessairement rimer avec quelque chose de rel. Il en va exactement de mme de

    lobjet faux : cest celui que nous tenons pour tel, car sa reprsentation sassortit de la conviction tout aussi

    ferme quil nexiste pas, et cela pour dautres raison que sa non existence relle. La reprsentation dun objet

    purement idal comme le triangle rectangle nest pas la reprsentation de quelque chose de rel, mais elle

    saccompagne pourtant de la croyance en lexistence de cet objet. Inversement, la reprsentation dun triangle

    quatre cts est immdiatement tenue pour fausse, exactement de la mme faon quelle est tenue pour non

    existante. Ainsi, crit Brentano :

    Le domaine au sein duquel le jugement affirmatif est appropri, nous lappelons le domaine de lexistant ; concept qui doit, bien sr, tre distingu des concepts tels que chosal, affect dtre, rel. Le domaine o le jugement ngatif est appropri, nous lappelons le domaine du non-existant 14.

    13 ber den Begriff der Wahrheit, 53, p. 25 ; trad., p. 111-112 14 Ibid., 50, p. 24 ; trad., p. 111.

  • 7

    Demandera-t-on ds lors quel est le sens de la correspondance que veut seulement retenir Brentano et qui doit

    finalement tenir lieu de rforme par rapport son acception traditionnelle ? Lui-mme lexprime de la faon

    suivante :

    Correspondre ne signifie pas ici tre identique ou semblable, mais rpondre , tre appropri, convenir, saccorder, sharmoniser ou toute autre expression quivalente quon pourrait ici appliquer 15.

    De la correspondance entre un jugement vrai et son objet ne peut donc rsulter que cette dfinition :

    Un jugement est vrai sil juge un objet de manire pertinente, cest--dire sil affirme que lobjet existe quand cest le cas, et nexiste pas quand ce nest pas le cas Juger vrai et juger de manire pertinente semblent constituer une simple tautologie, et le reste semble ntre quune explication qui mobilise des expressions corollaires 16.

    3. Le cohrentisme de Brentano

    Peut-tre cette solution au problme de la vrit paratra-t-elle dcevante, car tout compte fait triviale ou

    tautologique, comme Brentano lui-mme le concde. Il nen reste pas moins convaincu que la trivialit apparente

    de sa dfinition du jugement vrai provient de navoir pas cherch ltablir en faisant appel plus que ce qui y

    est donn en ralit 17. Or cest bien cet excs qui rend illgitime la thse correspondantiste classique. Pour

    reprendre une expression plus contemporaine, celle-ci ne parvient jamais se dpartir dune thorie magique

    de la rfrence 18 selon laquelle, entre le rel et les concepts dun jugement, il y aurait un rapport faisant que ce

    qui li ou spar dun ct doit ltre de lautre ct aussi, et que cela serait condition de la vrit. Ce quil y a

    deffectivement magique l-dedans, cest la relation de correspondance par laquelle nos concepts auraient le

    pouvoir de se porter jusquau cur dune ralit qui, de son ct, ne manquerait pas de confirmer (sans que lon

    puisse comprendre comment) que le coeur a bien t atteint. Tel est le mythe pistmologique dont Brentano est

    sans doute le premier avoir entrepris la destruction, et cela par le seul ct o il tait possible de lentamer,

    savoir le jugement. Il lui a suffi pour cela de montrer que tout ce qui entre dans les jugements titre de contenu

    spcifique ne saurait entrer dans lobjet au sens rel du terme, mais seulement dans la reprsentation que nous en

    avons.

    cet gard, on peut dire que, en dmontrant clairement limpermabilit du rel aux jugements, la

    dconstruction brentanienne du correspondantisme est assurment convaincante. Mais peut-on dire la mme

    chose de ce qui alors la remplace, puisque manifestement Brentano ne renonce pas pour autant associer son

    concept de vrit une certaine ide de la correspondance, celle selon laquelle la vrit du jugement ne tient

    qu sa correction :

    Cela revient au mme de dire que quelquun juge correctement et de dire que ce quil juge est vrai 19.

    mieux y regarder, derrire ce qui pourrait nouveau ressembler un truisme, se profile une certaine forme de

    cohrentisme qui, finalement, rsume au mieux le sens pris par la rforme brentanienne. Certes, il ne sagit pas

    15 ber den Begriff der Wahrheit, 52, p. 25 ; trad., p. 111 (lgrement modifie). 16 Ibid., 57, p. 27 ; trad., p. 113. 17 Ibid., 58, p. 27 ; trad., p. 113. 18 H. Putnam, Reason, Truth and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 15 ; Raison, vrit et histoire, trad. A. Gerschenfeld, Paris, d. de Minuit, 1984, p. 26. 19 Warhrheit und Evidenz, p. 131 ; trad., p. 160.

  • 8

    encore de cette forme de cohrentisme contemporain, et plus spcifiquement davidsonien, qui consiste soutenir

    que la justification dune croyance ou dun jugement (ce qui le rend vrai) ne peut provenir que de sa cohrence

    par rapport dautres croyances ou dautres jugements20. Nayant pas de conception holiste des jugements,

    Brentano ne peut chercher leur justification que dans la cohrence avec lobjet de reprsentation, puisque juger

    comme il convient, cest juger comme lobjet nous dit de le faire dans la reprsentation quon en a : le juger

    existant par la forme affirmative, quand il existe ; le juger inexistant par la forme ngative, quand il nexiste pas.

    La correction ou la vrit du jugement dit donc bien sa subordination lobjet reprsent, puisquelle est

    fonction de la manire approprie ou non dont nous rpondons linjonction de le reconnatre tel que nous le

    tenons pour vrai ou faux dans la reprsentation. Mais, si diffrent soit-il donc du cohrentisme contemporain, le

    cohrentisme de Brentano partage au moins avec le premier une mme faiblesse qui les mine lun comme

    lautre.

    En ce qui concerne le cohrentisme brentanien, le problme me semble pouvoir tre formul de la sorte : dans

    lespace immanent du phnomne psychique, avons-nous toujours les moyens de faire la part des choses entre

    lobjet qui existe et celui qui nexiste pas ? On invoquera bien sr lvidence qui accompagne la perception

    interne. Mais joue-t-elle plein dans tous les cas ? Il y a plus dune raison den douter. Certes, elle paratra tenir

    assez bien son rle quand le contenu reprsent corrobore ce que, par ailleurs, nous apprhendons comme du

    rel, mais mme dans ce cas, quelle garantie avons-nous que notre vidence de lobjet intentionnel est

    rationnellement justifie par lexprience ? On peut sans doute tre assur que lobjet intentionnel carr rond

    que nous pouvons nous reprsenter nexiste pas, mais la mme assurance devient trs vite problmatique ds

    quil sagit de lexistence que nous sommes naturellement ports concder des objets de reprsentation, mais

    dont, au demeurant, nous savons trs bien aussi quil sagit dillusions. Du reste, comment miser sur une

    quelconque efficacit de lvidence, lorsquil sagit de statuer sur lexistence dobjets idaux assez sophistiqus

    comme la quasi totalit des objets de la physique : les quarks , les hadrons, les gluons etc, ou dautres bien moins

    sophistiqus comme le bonheur absolu , la paix mondiale , la mentalit nord-amricaine , lme

    humaine , le bleu le plus clair , linconscient ou le langage animal . Enfin, nous tions avertis par les

    exemples de Brentano que les dragons nexistent pas est un jugement ngatif vrai. Pour le mme prix, est

    sans doute aussi vrai le jugement Sherlock Holmes nexiste pas . Mais comment justifier alors que

    laffirmation Sherlock Holmes habite au 221b Bakerstreet , elle, est vraie et que, par consquent, laffirmation

    Sherlock Holmes habite au 162 Bondstreet est fausse ?

    On sen aperoit, la conception cohrentiste de la conformit lobjet reprsent est, dans tous ces cas-ci,

    clairement impuissante justifier la vrit ou la fausset de ce quavancent les jugements. dire les choses

    comme elles sont, le dfaut manifeste du cohrentisme brentanien est celui de toute autre forme de cohrentisme

    : il consiste rpudier lexprience qui, par sa contrainte, seule peut apporter une justification rationnelle nos

    croyances comme nos jugements. Mais, bien sr, le tout est alors de sentendre sur la notion dexprience, car,

    la prendre au pied de la lettre, cest--dire de faon purement empirique, nos noncs sur Sherlock Holmes,

    20 Cf. D. Davidson, A Coherence Theory of Truth and Knowledge in, Subjective, Intersubjective, Objective, Oxford, Clarendon Press, 2001, p. 141; Une thorie cohrentiste de la vrit et de la connaissance, trad. V. Acouturier, in Philosophie du langage. Signification, vrit et ralit, Paris, Vrin, 2009, p. 316.

  • 9

    comme quantits dautres, resteraient indcidables (bien que nous nayons aucun doute concernant leur valeur de

    vrit).

    Parvenu, la fin de son itinraire, Brentano lui-mme sapercevra des difficults insurmontables du

    cohrentisme impliqu par une thorie de la vrit indexe sur la seule reprsentation de lobjet intentionnel

    immanent. Mais, mon sens, son issue de secours sera la plus mauvaise qui soit. Elle consistera dans ce que lon

    appelle le risme , cest--dire cette thorie selon laquelle lacte de reprsentation sextrait de son immanence

    pour se porter au seul objet intentionnel encore admissible, savoir la chose relle et individuelle concrte.

    Toutes les autres reprsentations portant sur des ficta ou des abstracta seront ds lors relgues au rgime

    purement conceptuel dans lequel la conscience mne sa vie intrieure propre, mais sans que lon puisse encore

    parler l dune vritable activit intentionnelle, puisque celle-ci na plus pour seul et unique rfrent que les

    realia. Au fond, comme souvent les cohrentistes repentants, Brentano trouvera ainsi refuge dans une forme de

    ralisme externaliste assez prononc, cest--dire dans le reflux vers un prtendu donn extrieur, indpendant de

    lesprit qui le vise.

    4. Kant et lerreur de Brentano

    Ce nest pas ce risme (somme toute fort peu intressant de mon point de vue) qui constitue ce que jappelle ici

    lerreur de Brentano, mais plutt son apprciation de Kant. Dans la confrence de 1889, en effet, Brentano

    associe Kant la tradition de la vrit-correspondance et dclare ne rien y trouver qui changerait quoi que ce soit

    celle-ci21. Cest ce jugement qui, mon sens, est erron. Ce qui mne aussi penser que, si Brentano avait t

    meilleur lecteur de Kant, il aurait sans doute pu spargner les garements de sa propre rforme du

    correspondantisme.

    On peut toutefois concder Brentano que, dans la Critique de la raison pure, les propos de Kant ont de quoi

    induire en erreur. Non seulement, nulle part il ne dit se dsolidariser de la thorie correspondantiste, mais semble

    mme y souscrire, comme en ce passage du tout dbut de la Dialectique transcendantale o il est dit que :

    Cest uniquement dans le rapport de lobjet notre entendement, quil faut placer la vrit aussi bien que lerreur 22.

    Le mme son de cloche semble dj donn dans lintroduction la Logique transcendantale :

    Quest-ce que la vrit ? La dfinition nominale de la vrit qui en fait laccord de la connaissance avec son objet est ici admise et prsuppose 23.

    Mais cela veut-il dire, comme le pense Brentano, que, par rapport la tradition correspondantiste, il ny ait rien

    de fondamentalement nouveau apprendre de Kant en matire de vrit ?

    Hilary Putnam nous a appris depuis reconsidrer totalement la chose :

    Pour voir si la position de Kant est la thorie de la vrit-correspondance du ralisme mtaphysique, il faut dterminer si Kant dfend une position raliste de ce quil nomme lobjet dun jugement

    21 ber den Begriff der Wahrheit, 23, p. 15 ; trad., p. 103. 22 I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, B 350 ; Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 1971, p. 251. 23 Ibid., A 58 ; trad., p. 80.

  • 10

    empirique 24.

    Or on sait quil nen est rien : les objets empiriques kantiens ne sont pas les choses-en-soi ; ce sont des objets

    constitus selon les propres conditions de notre reprsentation empirique. Ces conditions de lexprience sont

    dordre conceptuel et dpendent donc des capacits de notre entendement. Cest ce que rsume parfaitement la

    formule emblmatique: les intuitions sans concept sont aveugles . Par l, il ne sagit certainement pas de nier

    quil existe une ralit en dehors de nous, ni mme de faire de cette existence une hypothse probable. Les

    sensations sont la preuve du monde extrieur, mais les sensations elles-mmes ne tombent pas en dehors de notre

    capacit conceptuelle. Cest parce que les sensations sont toujours des sensations subsumes sous un concept

    permettant de les identifier comme sensations de rouge de froid ou de lourd , quelle peuvent nous

    apparatre comme le donn empirique qui nous affecte. Mais ce donn nest pas celui des choses extrieures, ni

    de certaines de leurs proprits intrinsques. Ce qui nous affecte nest jamais autrement descriptible que comme

    leffet que cela a pour nous, et rien ne permet de dire que cet effet est une copie de certaines qualits quauraient

    les choses indpendamment de nous. Une ralit indpendante de notre esprit est sans aucun doute pensable,

    mais nous ne pouvons justement que la penser ; cest pourquoi, comme le dit Kant, elle est purement noumnale.

    Des objets noumnaux et de leurs qualits noumnales nous ne pouvons avoir aucune reprsentation, pas mme

    une reprsentation empirique. Prtendre linverse serait soutenir une thorie de la similitude , selon laquelle la

    description des objets empiriques ne serait pas seulement une description des choses telles quelles nous

    apparaissent, mais aussi une description des choses-en-soi. Cest justement la thorie laquelle Kant na cesse

    de sopposer. Selon lui, la reconnaissance dun principe de ralit et donc la rfutation de lidalisme,

    nimpliquent pas quil existe une quelconque isomorphie entre nos reprsentations empiriques et la ralit, ou

    quon puisse tablir une relation bi-univoque entre les choses telles quelles nous apparaissent et les choses-en-

    soi. Cest parce que Kant carte radicalement une telle ide quil ny a dcidment aucun sens vouloir en faire

    un partisan de la thorie de la vrit-correspondance.

    Il nen reste pas moins que Kant continue de parler de la vrit du jugement comme dune affaire de

    correspondance son objet, et il sagit donc de comprendre ce quil entend exactement par l. Mais, comme le

    fait remarquer Putnam, Kant lindique lui-mme en disant ne donner quune dfinition nominale de la vrit

    (Namenerklrung der Wahrheit). Par dfinition, un jugement vrai dit laccord du jugement son objet, mais

    cette dfinition nest pas encore celle de la vrit-correspondance, car il reste justement sentendre sur ce qui

    est ici appel objet. Sagit-il dun objet constitu par la reprsentation ou sagit-il dun objet extrieur dj

    constitu en soi ? Sagit-il dun objet pris au sens gnral du transcendantal (entendons un objet dtermin par

    les conditions de notre exprience) ou sagit-il dun objet transcendant pr-dtermin, dun ready-made ? Pour le

    formuler la Putnam, sagit-il de lobjet considr de notre point de vue ou sagit-il de lobjet considr du point

    de vue de Dieu ? En montrant limpossibilit du second point de vue, Kant a, lui aussi, entam une rforme du

    correspondantisme. Cest justement ce que Brentano na pas vu. Mais, en outre, la voie sur laquelle Kant a men

    cette rforme ne pouvait simplement saccommoder de la version cohrentiste que finit par lui donner Brentano.

    Cest aussi ce qui fait que, en matire de vrit, il y a sans doute bien plus apprendre du premier que du second.

    24 H. Putnam, Reason, Truth and History, p. 63 ; trad., p. 75.

  • 11

    En effet, lexigence de justification rationnelle des jugements qui fait cruellement dfaut Brentano, est

    justement ce que Kant na cess de maintenir en point de mire dans la Critique de la raison pure. Selon Kant,

    cette exigence de justification ne peut tre satisfaite par une quelconque vidence interne, pas plus que par les

    normes rationnelles qui rglent llaboration des jugements. Parce que nos liaisons de concepts dans les

    jugements concernent le monde et que donc la plupart de ces jugements ont un usage empirique, leur

    lgitimation ne saurait se passer dune contrainte extrieure. Le besoin dune relation contraignante au monde du

    dehors est ncessaire lassurance que nos jugements empiriques aient bien une valeur cognitive relative ce

    monde. En termes plus kantiens, cela revient dire que le droit quont les jugements de sappliquer au monde

    dpend de la relation que la spontanit de la pense entretient avec la rceptivit de la perception. Mais cela

    nimplique pas que cette rceptivit soit celle dun donn brut qui surviendrait du dehors et simposerait, sous la

    forme dimpressions ou de sensations, comme un ensemble dinformations sur la faon dont les choses

    extrieures sont faites. Cela est exclu. Sil existe donc un donn dexprience qui exerce sa contrainte sur le

    pouvoir judicatif de la pense, il ne peut donc sagir que dun donn dj travaill par les concepts, sans quoi

    rien ne serait recevable. La rceptivit mobilise donc dj notre activit conceptuelle, de telle faon que

    lexprience, dont la pense attend sa propre justification, est celle des choses telles quon se les reprsente et

    certainement pas celle des choses telles quelles se prsenteraient par elles-mmes. John McDowell expose, on

    ne peut mieux, tout ceci en crivant :

    Les capacits conceptuelles qui entrent passivement en jeu dans lexprience relvent du rseau de capacits dont dispose une pense activeSi nous croyons pouvoir nous appuyer sur la passivit de lexprience en niant que la spontanit stende jusquau contenu de lexprience, nous retombons dans une formulation fallacieuse dune certaine version du Mythe du Donn 25.

    Ou encore :

    Le fait que lexprience soit passive, quelle soit luvre de la rceptivit, devrait nous assurer que nous disposons dautant de contrainte externe quil nous est raisonnable dexiger. La contrainte vient de lextrieur du penser, mais elle ne vient pas de lextrieur du pensable 26.

    Au manque de justification des jugements dont souffre la rforme brentanienne du correspondantisme, Kant

    avait donc dj apport le remde tout en rformant lui-mme le correspondantisme (ce dont Brentano ne semble

    pas stre avis). On le constate, cette solution tait de maintenir le donn dexprience comme une instance de

    lgitimation extrieure lactivit du penser, mais en abandonnant lide que ce donn doive pour autant tre

    non-conceptuel. Au fond, cest par sa comprhension non empiriste du donn empirique que Kant rompt avec la

    notion classique de la vrit-correspondance.

    Il reste toutefois que la conception kantienne du donn dexprience se limite au cadre des objets empiriques au

    sens troit du terme et, de ce fait, nest pas en mesure dtendre son principe de lgitimation la sphre entire

    des jugements. Or lun des acquis de la notion dobjet intentionnel chez Brentano (en tout cas celui davant le

    risme) est de montrer que notre armoire ontologique contient beaucoup plus de tiroirs que ceux contenant les

    seuls objets physiques de reprsentation. Nos reprsentations peuvent aussi se rapporter des objets abstraits,

    25 J. McDowell, Mind and World, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 12-13 ; Lesprit et le monde, trad. Ch. Alsaleh, Paris, Vrin, 2007, p. 45-46. 26 Ibid., p. 28; trad., p. 62.

  • 12

    fictifs, voire absurdes, et cest donc propos des jugements ports sur eux que doit galement se poser la

    question de la justification ou de la vrit. Cest me semble-t-il une question qui na pas chapp du tout

    Husserl.

    5. La thorie husserlienne des assomptions

    Un des principaux amendements apports par Husserl la thorie de lintentionnalit fut de rarticuler le rapport

    entre reprsentation et jugement, pour montrer, linverse de Brentano, que leur contenu tait, en fait, fort

    diffrent. Ainsi, ds les annes 1893-94, Husserl met en place un dispositif explicatif de la vie psychique

    consistant articuler ce qui lui parat constituer deux modalits fondamentales de lintentionnalit. Selon un

    registre dj utilis dans la Philosophie de larithmtique de 1891, Husserl distingue, dune part, les

    reprsentations au sens propre, cest--dire celles qui ont directement leur objet lesprit, et, dautre part, celles

    pour lesquelles ce nest pas le cas. Les premires correspondent aux actes de perception et les secondes aux actes

    judicatifs. Les perceptions ont pour contenu un objet qui, travers elles, se donne en personne ; les jugements,

    au contraire, ne font que viser un objet par le truchement de significations qui constituent leur seul et unique

    contenu. En rsulte donc une thorie de lintentionnalit essentiellement marque par une coupure radicale entre

    deux rgimes de la vie intentionnelle: le perceptif et le significationnel. Cette coupure opre de bonne heure

    sera maintenue, dans les Recherches logiques, comme une division cardinale de lintentionnalit. Ainsi, mme

    dans le cas dun simple jugement se rattachant une perception, Husserl exclut absolument toute intrusion de la

    signification dans la perception:

    Il ne faut pas seulement, en gnral, distinguer entre perception et signification de lnonc dune perception, mais reconnatre quil ne se trouve mme aucune partie de cette signification dans la perception elle-mme. La perception qui donne lobjet et lnonc qui le pense et lexprime au moyen du jugement ou plutt au moyen des actes de pense combins en lunit du jugement, doivent totalement tre distingus 27.

    Toutefois, dans les crits de 1893-94 comme dans les Recherches logiques, il apparat clairement que cette

    distinction des deux rgimes intentionnels sert surtout concilier la thorie de lintentionnalit avec lexigence

    logique dtre partout en mesure de statuer de la vrit des actes signitifs. Par dfinition, ceux-ci fonctionnent

    vide, cest--dire en labsence de lobjet de rfrence ; de ce fait, ils sont toujours aussi en attente dune donation

    dobjet qui puisse ventuellement combler leur vide. Telle est prcisment la fonction des actes perceptifs, qui,

    eux, procurent l'objet, et peuvent ainsi remplir le jugement, cest--dire corroborer son contenu smantique pour

    le rendre vrai. Autrement dit, la comptence spcifique de la perception consiste dans la prsentation dun donn

    susceptible de confirmer, ou non, la reprsentation conceptuelle qui fait le contenu des actes judicatifs ou

    propositionnels.

    Quest ce donc quun jugement vrai pour le Husserl des Recherches logiques? Le problme est ramen au

    problme de la synthse par laquelle une perception peut compltement recouper lensemble des significations

    contenues dans un jugement : aussi bien les significations matrielles, qui sont exprimes par le sujet et le

    prdicat dun jugement prdicatif, que les significations formelles ou catgoriales, comme la copule, dans le

    mme jugement. Bref, pour Husserl, la question de la vrit semble trouver sa solution dans la synthse dite de

    27 Hua XIX/2, p. 556 ; Recherches logiques t.3. Elements dune lucidation phnomnologique de la connaissance (Recherche VI), trad. H. ELIE et alii, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 36.

  • 13

    remplissement qui avre la concidence du contenu dune perception avec le contenu de signification dun

    jugement et qui, le cas chant, rend ce jugement vrai. Ce que Husserl exprime notamment de la faon suivante:

    Le remplissement [] rside toujours dans une perception correspondante (ce qui suppose bien entendu une extension ncessaire du concept de perception au-del des limites de la sensibilit). La synthse de remplissement, dans ce cas, est lvidence ou la connaissance au sens prgnant du mot. Cest ici que se ralise ltre au sens de la vrit, de la concordance bien comprise, de ladequatio rei ac intellectus 28.

    Il nest donc pas difficile de le constater, lide de synthse de remplissement est tellement peu originale en

    soi quelle nest quune version plus ou moins sophistique de la conception classique de la vrit-

    correspondance. En somme, cest une conception toute faite de la vrit, celle du correspondantisme classique,

    qui commande la csure du signitif et du perceptif, comme sil fallait dabord commencer par les sparer pour

    que, avec leur recoupement, puisse ensuite se dcider lmergence des actes du connatre, cest--dire des

    jugements vrais.

    Il semblerait donc quil y ait tellement peu apprendre de la thorie de la vrit du premier Husserl quelle

    marque une rgression assez navrante par rapport Brentano. Mais, lire certains textes moins connus, il

    apparat toutefois que le ralisme husserlien, clairement soutenu par une thorie forte de la perception comme

    apprhension directe du donn objectif, na pas empch que se pose la question de savoir si, dfaut de

    perception, il ne pouvait malgr tout y avoir remplissement pour combler la vise de certains objets aussi peu

    existants que ne lest, par exemple Cerbre . Autrement dit, pour Husserl, une place de rflexion restait

    envisageable pour examiner si une identit objective, qui pourtant nest vhicule par aucune perception, ne

    pouvait aussi combler certaines reprsentations par significations dans les jugements portant sur des objets

    totalement fantasms ou sur des ficta.

    Mais comment prcisment identifier de tels objets, comment en quelque sorte se les rendre prsents en

    personne, comme sils existaient, bien que ce ne puisse tre selon le critre standard de la perception? Cest afin

    denvisager cette possibilit que, dans un manuscrit de 1894 sur les Objets intentionnels, Husserl introduit la

    notion dassomption quil comprend comme le fait de placer lidentit de lobjet sous une hypothse 29

    En la matire, sa thse est la suivante. Dans le cas o lobjet que lon identifie existe effectivement, son identit

    est toujours tablie par la perception de faon absolue et inconditionnelle. L o ce nest pas le cas, lidentit

    peut tre pose, mais la condition expresse dune certaine hypothse ou dune assomption. Il sagit donc en

    quelque sorte de sauver une existence pour les objets intentionnels qui ne sont que simplement viss, cest--

    dire ceux pour lesquels nous navons que des reprsentations par signification. Parce que ces reprsentations

    visent un mme objet, ce quelque chose didentique peut tre prsum possder une identit ou une existence.

    Compare lexistence au sens propre des objets rels ou effectifs, cette existence prsume est bien sr celle

    dun objet potentiel . Mais, nonobstant son caractre impropre, elle peut fonctionner comme la rfrence du

    sens colport par des reprsentations non-intuitives. Elle est lobjet qui est nomm par un nom ou une

    description dans les reprsentations en question. Certes, les objets viss par de telles reprsentations nont pas de

    28 Ibid., p. 540 ; trad., p. 15. 29 Hua XXII, p. 316 ; Sur les objets intentionnels, trad. J. English, Paris, Vrin, 1993, p. 294.

  • 14

    position effective, mais lassomption consiste justement leur accorder malgr tout une position rfrentielle,

    comme sils existaient.

    Au demeurant, le but et la fonction de cette prsomption de rfrence sont assez clairs au vu de son utilit

    pratique, puisque les positions dexistence sous assomption rendent partout aux jugements les mmes services

    que lorsque ceux-ci sont remplis par une position dexistence effective. Que la rfrence soit prsume ou

    quelle soit effective, dans un cas comme dans lautre, elle permet de faire le dpart entre des reprsentations

    valides et dautres qui ne le sont pas. Pour reprendre lexemple donn par Husserl, les reprsentations Zeus et

    le roi de lOlympe visent le mme objet intentionnel dont il est toujours loisible dassumer lidentit comme

    une pseudo-existence qui viendra combler ou remplir une somme de jugements le concernant.

    dire vrai, Husserl ne va pas tarder le montrer, ce qui se trouve assumer, en pareils cas, ce nest pas tellement

    une identit dobjet, mais cest surtout le monde auquel il appartient, tant il est vrai quun objet, quel quil soit,

    ne saurait tre identifiable en dehors du monde au sein duquel il sinsre. Dans lexemple de Husserl, en effet, ce

    qui est tout dabord assumer, cest lexistence du monde de la mythologie grecque et cest seulement sous cette

    assomption que le jugement Zeus est le roi de lOlympe trouve avec lidentit objective vise un

    remplissement qui rend ce jugement vrai. Il nest pas tonnant que Husserl nclaire vritablement cette ide

    qu lendroit o il convoque les mathmatiques pour illustrer sa thorie des assomptions. Mais il sagit bien

    plus que dune simple illustration, car, dans lconomie gnrale du texte sur les Objets intentionnels, la thorie

    des assomptions nest introduite quafin de statuer des reprsentations mathmatiques. Pour Husserl, cette

    thorie ne sert pas tant rsoudre le problme de la vrit des propositions portant sur des ficta ; elle sert surtout

    rsoudre le problme de la vrit des propositions portant sur des generalia ou des abstracta dun certain type,

    en loccurrence ceux purement formels des mathmatiques.

    6. Les mathmatiques comme paradigme assomptif

    En 1894, lhorizon de pense de Husserl est brentanien et absolument pas bolzanien. Ce nest que deux plus tard,

    en dcouvrant la Wissenschaftslehre de Bolzano, et dornavant totalement guid par elle, que Husserl adoptera

    une forme de ralisme en matire de propositions logico-mathmatiques. Ce qui, dans les Recherches logiques,

    le mnera dailleurs adopter des positions fort proches de Frege. Par contre, dans le manuscrit de 1894 qui nous

    intresse, Husserl sen tient encore la psychologie brentanienne des reprsentations ; encore que, nous lavons

    vu, il a entrepris trs tt de distinguer les reprsentations propres ou perceptives par rapport aux reprsentations

    impropres ou significationnelles. Parce que les mathmatiques lui semblent clairement relever du second type de

    reprsentations, la question de la vrit des jugements mathmatiques en appelle forcment une tout autre

    procdure que celle du remplissement perceptif, qui est ici manifestement impossible. Si, ds 1893-94, Husserl a

    dj emprunt la voie du ralisme, celui-ci reste donc limit la primaut des donnes de perception. Autrement

    dit, Husserl na pas encore risqu dtendre son externalisme jusqu la thse dune existence absolue des objets

    mathmatiques. Cest pourquoi il les envisage (et mon sens de faon bien plus convaincante) comme des

    existences sous assomption. Examinons cela dun peu plus prs.

  • 15

    Le problme soulev au 7 du manuscrit sur les Objets intentionnels, concerne le passage des reprsentations

    singulires aux reprsentations gnrales . Comme Husserl le soutient, si les assomptions servent prserver un

    statut dexistence pour les objets de reprsentation singulire autre que la perception, elles doivent a fortiori

    fonctionner en un mme sens pour les objets de reprsentation gnrale que lon rencontre partout en logique. En

    ce domaine, en effet, les objets auxquels ont affaire les reprsentations sont des classes ou des ensembles. Ce

    sont donc toujours des extensions dobjets que ces reprsentations visent moyennant leurs significations ou leurs

    concepts gnraux. Ainsi, la reprsentation consiste soit subsumer un objet particulier sous une classe (Socrate

    est un homme), soit prdiquer quelque chose dune partie de la classe (Certains hommes sont) ou de la classe

    toute entire (Tous les hommes sont). Le problme de lidentit objective ou de lexistence de telles

    extensions se pose donc de faon analogue celui de la rfrence de toute reprsentation par signification.

    moins de prsupposer quil existe au sens propre quelque chose comme des classes, mais alors au prix fort dune

    mtaphysique trs spculative, nous sommes forcs dadmettre que les reprsentations gnrales ont, elles aussi,

    un objet pour ainsi dire frapp de lindice de dficience simplement intentionnel . Aussi, la question de la

    vrit des jugements ncessite ici de sortir ces objets de lindcision o ils demeurent, de telle faon que soit

    vrifiable des noncs du genre il y a une classe A , la classe a la proprit x la classe A est en relation

    la classe B, etc. Pour cela, leffort produire nexcde pas le fait de reconnatre lassomption par laquelle une

    proposition dexistence devient explicite sous la forme hypothtique suivante : supposer que A existe, alors il

    vrai que . Exprime de la sorte, lassomption implicite du jugement constitue la mesure de lexistence de A,

    laquelle procure une valeur vrit au jugement, comme, du reste, nimporte quel autre jugement concernant les

    proprits que nous pouvons avoir de lextension de A. Mais ce nest que, dans le cas plus spcifique des

    mathmatiques, que sclaire ce quimpliquent de telles assomptions qui, comme le remarque Husserl, sont en

    gnral totalement ignores, sans que cela ne porte atteinte la vrit des jugements.

    Pour comprendre comment des assomptions sont partout requises en mathmatiques, il faut dabord renoncer

    la conception selon laquelle les mathmatiques seraient relles, car de toute part adosses lintuition. Contre

    cette conception, Husserl rappelle le caractre essentiellement formel des mathmatiques30, lequel donc les

    dtache de toute intuition et les intgre du mme coup dans le champ des reprsentations purement

    conceptuelles. nouveau, simpose donc ici de sauver pour les objets intentionnels, au moins dans le domaine

    de la possibilit, une sorte dexistence 31. Si, dans la perspective de ce sauvetage ncessaire la vrit des

    propositions mathmatiques, des assomptions sont donc requises, alors quelles sont-elles exactement ? Husserl

    donne ici lexemple de la gomtrie, Bien sr, on pourrait tre tent de considrer ce domaine des

    mathmatiques comme ayant encore partie lie la reprsentation intuitive et que donc lexemple nest pas le

    bon. Mais justement Husserl sest employ montrer que tel ntait pas le cas, et cela dans une srie de textes

    prparatoires la rdaction dun livre sur lespace, qui sont contemporains du manuscrit sur les Objets

    intentionnels32. Si la forme gomtrique est une forme pense et non pas une forme intuitionne, alors elle na

    pas dexistence vritable qui serait garantie par lintuition. Aussi, tout ce que lon peut dire de lexistence dune

    forme gomtrique est quelle est seulement garantie par la dductibilit de ses dterminations propres, partir

    30 Hua XXII, p. 325 ; trad., p. 303-304. 31 Ibid., p. 326 ; trad., p. 304. 32 Sur ce point, je renvoie mon article Les premires articulations du fonctionnement intentionnel : le projet dun Raumbuch chez Husserl entre 1892 et 1894, in Philosophiques, vol. 34 n2, 2007, p. 259-272.

  • 16

    de lensemble des axiomes qui sous-tendent sa formation. Bref, lexistence dune forme gomtrique nest

    obtenue que par la dduction pure faite partir de ses fondements axiomatiques ; son existence ne procde

    que d une dmonstration dexistence 33. Ds lors, que peut-on dire de lassomption dont dpend lexistence

    ou la non-existence des objets gomtriques ? En fait, cette assomption ne porte que sur les axiomes qui

    dterminent le systme dans lequel deviennent dcidables cette existence ou cette non-existence et, dans le cas

    de lexistence, dcidables aussi les lois qui sy rattachent. Mme si cela nest jamais explicit comme tel en

    gomtrie, ds que nous avons affaire lun de ses objets, se trouve dj assume lhypothse quil existe une

    multiplicit que nous nommons plan ou espace, dont les lments sont ce que nous appelons des points, ainsi que

    quelques-unes de leurs proprits fondamentales, telles que deux points sont relis par une droite, deux droites se

    coupent en un seul point, etc. Ce nest que sur la base de cette assomption tacite que sont assures toutes les

    propositions de la gomtrie, quelles soient existentielles ou nomologiques. De cette faon, la gomtrie toute

    entire apparat comme le systme des consquences pures que lon peut tirer de lassomption ou de

    lhypothse des soubassements axiomatiques dudit systme. Par exemple, cest lassomption de ces

    soubassements qui permet de dire quune formation gomtrique comme un triangle isocle existe, et qui permet

    aussi de dire quun carr rond nexiste pas. Sur le plan nomologique, la mme assomption permet de dire que la

    proposition les trois bissectrices dun triangle quelconque se croisent en un seul point est vraie, et fausse la

    proposition qui affirmerait linverse. Husserl peut donc conclure :

    Toutes les propositions de la gomtrie, les existentielles comme les nomologiques, se tiennent sous une assomption gnrale, qui nest jamais exprime, puisquelle se comprend delle-mme : supposer quil y ait un espace, une multiplicit de tel ou tel genre dtermin (dfini exactement dans les soubassements), il existe alors en elle telles et telles formations, pour celles-ci sont valables telles et telles propositions, et ainsi de suite 34.

    Dans un bref appendice joint plus tard au manuscrit de 1894, Husserl fera remarquer que cette faon quont les

    existences gomtriques dtre toujours places sous lhypothse des axiomes de base du systme, o elles

    apparaissent comme autant de consquences dductibles, est au fond le lot commun de toute existence en

    mathmatiques.

    La situation est donc, en gomtrie, exactement la mme que dans les algbres formelles, ainsi que dans la thorie des multiplicits 35.

    cette nuance prs pourtant que, mme si lintuition ny compte pour rien, les hypothses axiomatiques de la

    gomtrie restent tributaires dune idalisation opre partir de certaines caractristiques du monde spatial

    empirique, un peu la faon dont les couleurs empiriques dterminent la gamme des idalisations rouge pur

    bleu pur , etc36. Lanalyse mathmatique, elle, ne connat pas cette contrainte. Aussi lui est-il loisible

    dassumer peu prs nimporte quel soubassement axiomatique, qui, la condition dune compatibilit entre ses

    propositions fondamentales, permet de dfinir un nombre illimit de multiplicits et de dterminer de la mme

    faon leurs lois algbriques propres. Mais cette diffrence nous intresse dautant moins quil y aurait sans doute

    beaucoup redire concernant la prvalence de leuclidisme qui dtermine encore la conception pr-riemannienne

    33 Hua XXII, p. 327 ; trad., p. 305. 34 Ibid., p. 328 ; trad., p. 306. 35 Ibid., p. 430 ; trad., p. 334. 36 Ibid., p. 430 ; trad., p. 334.

  • 17

    de la gomtrie chez Husserl, et minimise du mme coup tout son potentiel assomptif par rapport aux algbres

    formelles.

    En tout cas, ceci natteint en rien lide centrale que, pour toute reprsentation mathmatique, un objet

    intentionnel est un objet vritable, propos duquel peuvent tre formuls des jugements vrifiables, car cet

    objet est attribuable une existence, mais seulement sous assomption. Ce qui, du reste, ne diminue pas non plus le

    degr dexistence des objets en question comme si, sous prtexte qu cette existence ne correspond rien de rel,

    on devait parler ici dune pseudo-existence de lobjet. Non, aussi vrai quil existe des chaises ou des nuages, il

    existe des polygones irrguliers ou des cardinaux densemble. Dire des seconds quils nexistent que sous

    assomption, natteint pas leur existence en ce quelle a de propre. Au juste, ce qui est hypothtique ici nest pas

    tant cette existence elle-mme, mais plutt les soubassements axiomatiques que lon pose et qui, une fois poss,

    assurent fermement lexistence des entits objectives que lon peut en dduire. Comme finit donc par le dire

    Husserl, ce ne sont pas les objets mathmatiques qui sont hypothtiques, mais seulement les axiomes qui les

    sous-tendent. Aussi on ne parlera d existences impropres qu propos de ces hypothses, mais non pas

    propos des identits objectives qui sont dduites titre dexistences sous assomptions37.

    7. Lautocensure raliste de Husserl

    Lassomption ne porte pas tant sur les objets que sur lhorizon qui leur garantit une existence : pour un bref

    moment, telle fut lide lumineuse de Husserl, avant quil nen limite presque aussitt la porte, pour finir par

    labandonner dfinitivement sous la pression du ralisme.

    Lumineuse, cette ide me semble ltre surtout, parce quelle permet dclairer la nature de tout notre

    engagement ontologique. En dautres mots, elle peut raisonnablement rendre compte de la faon dont partout

    nous admettons lexistence dobjets et de proprits objectives que nous jugeons vrais. Cest dailleurs la voie

    dans laquelle sengage partiellement Husserl, en tendant le mode assomptif des objets mathmatiques aux

    objets fictifs. Certes, dans ce dernier cas, les hypothses de base ne portent pas sur des axiomes proprement

    parler. Cest pourquoi la dtermination hypothtico-dductive des existences nest plus de mise comme en

    mathmatiques. Ce sur quoi portent dsormais les hypothses sont des mondes imaginaires, comme tantt celui

    de la mythologie grecque, tantt celui de la littrature anglaise, tantt celui des religions monothistes, tantt

    celui de Walt Disney, etc. Sous lassomption de chacun de ses mondes, sont en quelques sortes smantiquement

    dductibles des identits objectives, dont lexistence et les dterminations ne sont pas moins bien assures que ne

    le sont celles des objets mathmatiques, quand bien mme la logique ny est dsormais plus daucun secours.

    Sous lhypothse du monde de la mythologie grecque, les centaures, Herms et les nymphes existent, mais

    Quetzalcoatl comme Isaac Newton sont des non-existences. Et pour reprendre mon nigme de tout lheure,

    sous lhypothse du monde romanesque dArthur Conan Doyle, Sherlock Holmes existe et nombre de jugements

    le concernant prennent une valeur de vrit parfaitement vrifiable.

    Jusque-l, nous avons donc quelques bonnes raisons de soutenir que, notre engagement ontologique ou ce que

    nous sommes prts admettre titre dobjets existants , stend aussi loin que peuvent stendre nos

    37 Ibid., p. 328 ; trad., p. 306.

  • 18

    assomptions de mondes, quil sagisse du monde mathmatique ou dautres mondes du genre de ceux qui

    viennent dtre voqus. Cette thse, le jeune Husserl de 1894 est donc trs certainement dispos y souscrire.

    Mais est-il pour autant prt souscrire cette autre qui gnralise la premire pour soutenir quil ny a

    dengagement ontologique quen rgime assomptif, ou que la reconnaissance de nimporte quelle existence

    dobjet ne se fait que sous hypothse ? Cest prcisment cette thse laquelle Husserl met immdiatement le

    hol au nom du privilge raliste de la perception. Cette opposition tombe soudainement au 9 des Objets

    intentionnels, lendroit o Husserl se dfend de toute confusion possible entre sa conception des mondes

    dassomption et la thorie de De Morgan suivant laquelle lexistence ou la non-existence dun objet ne

    dpendrait que de lunivers des choses dont on parle, de luniverse of discourse. Contre quoi, Husserl objecte

    ceci :

    Le monde du mythe, le monde de la posie, le monde de la gomtrie, le monde effectif, ce sont l des mondes qui ne sont pas gaux en droits (nicht gleichberechtigte Welten). Il ny a quune vrit et quun monde, mais de manires diverses des reprsentations, des convictions religieuses ou mythiques, des hypothses, des fictions 38.

    Quest-ce qui peut donc justifier cette disparit des droits entre mondes diffrents, et faire quen dfinitive quil

    ny en ait quun seul qui mrite de ce nom et, qui plus est, emporte en sa propre unicit celle de la vrit ?

    Voici lexplication quen donne Husserl. Si lon considre les jugements existentiels ou prdicatifs en

    mathmatiques, on saperoit en gnral quils sont ports comme sils taient inconditionns. Ce nest qu

    lexamen quils apparaissent comme hypothtiques ou conditionns par une hypothse. Doivent donc tre taxs

    dhypothtiques tous les jugements dont lanalyse rend vident que leurs noncs se tiennent sous lassomption

    gnrale dun monde qui, ou bien est simplement fantasm, comme par exemple le monde du mythe, ou bien

    logiquement construit comme le monde mathmatique. Si lassomption en question devient explicite, alors

    apparat aussi que ces jugements ne sont valables quen tant quils sont conditionns ou formuls sous condition.

    Dans ce cas, mme si les propositions dexistence se donnent lallure dtre absolues, elle ne le sont pas de droit.

    la question maintenant de savoir quelle sorte de jugements revient lexclusivit du droit de sriger en

    propositions dexistence absolues, la rponse coulera de source : selon Husserl, il ne peut sagir que des

    jugements qui ne seraient conditionns par aucune hypothse, car ils portent sur le monde rel. La validit de tels

    jugements tient donc au fait quune perception vient les remplir. Quil ny ait quun monde et quune seule vrit

    est donc bien, pour Husserl, une question de droit. Le langage a certes les ressources smantiques pour disposer

    de mondes diffrents en fonction desquels se distribuent la valeur dexistence ou de non-existence des objets,

    ainsi donc que la valeur de vrit des jugements que lon porte sur eux. Mais ces mondes smantiques trs

    diversifis ne seront jamais gaux en droit au monde rel, parce que les vrits sous condition des propositions

    se rapportant aux objets des premiers ne feront jamais le poids par rapport la vrit inconditionne des

    propositions se rapportant aux objets du second. En dfinitive, cest donc la perception qui fait toute la

    diffrence, en octroyant certains jugements ce quoi dautres, inscrits dans la seule dimension smantique, ne

    pourront jamais prtendre : le fameux contact avec la ralit.

    8. Vers une autre ontologie

    38 Ibid., p. 329 ; trad., p. 307 (traduction lgrement modifie).

  • 19

    Je voudrais, pour terminer, toucher un mot sur les bonnes raisons que nous avons de considrer la thorie

    husserlienne des assomptions comme une dcouverte majeure, mais aussi den toucher un autre sur les raisons

    pour lesquelles il y a lieu de mitiger cette apprciation, en regard des motifs pour lesquels Husserl a lui-mme

    rpudi sa propre dcouverte .

    On le sait, parmi les anciens lves de Brentano, Husserl ne fut pas le seul sintresser la thorie des

    assomptions, laquelle noccupe apparemment quune place trs phmre dans son itinraire philosophique. Par

    contre, elle constitue un des leitmotive de la thorie des objets propose par Alexius Meinong. Cest donc bien

    naturellement celle-ci que lhistoire a retenue et certainement pas celle brivement chafaude par Husserl en

    1894, puisquelle nest reste qu ltat dbauche manuscrite, dont il faudra attendre ldition du tome XXII de

    Husserliana en 1979 pour en prendre connaissance. A linverse, celle de Meinong fit lobjet de plusieurs

    publications, principalement le volumineux ber Annahmen de 1902, dont la longue tude critique quen fit

    Russell, deux ans plus tard dans la revue Mind, compte certainement pour beaucoup dans la renomme de

    louvrage, ainsi que dans leffet par raction quil eut sur les dbuts de la philosophie analytique.

    Un tude comparative entre la thse de Meinong et celle de Husserl concernant les assomptions reste un travail

    accomplir, et quil nest pas question dentamer ici. Afin de mesurer immdiatement la diffrence dontologie

    qui en dcoule, je me permettrai simplement davancer ce qui suit. La thorie de Meinong revient finalement

    prendre au mot une ide du Sophiste de Platon pour soutenir que si lon parle, ou si lon juge, de quelque chose,

    alors ce quelque chose doit exister. Le problme de cette conception des assomptions ontologiques nest certes

    pas quelle dborde trs largement la ralit, mais bien quelle oblige tenir les objets impossibles et les non-

    existences pour existantes, puisque nous en parlons et faisons des jugements sur elles. Cest ce point qui

    soulvera la dsapprobation trs svre de Russell et motivera, en grande partie, les positions prises dans le

    fameux On denoting. De manire fort diffrente, la thse Husserl serait plutt de soutenir quune chose nexiste

    que si le monde dont on parle requiert lexistence de cette chose. Comme nous lavons vu, le dfaut de cette

    conception de lassomption ontologique est dexclure de son champ dapplication les noncs qui trouvent un

    remplissement perceptif dans la ralit suppose unique. Nanmoins, sa justesse se mesure son extraordinaire

    anticipation de la bonne faon de rgler la question ontologique, si du moins lon refuse den laisser le soin au

    ralisme mtaphysique ou externaliste. En effet, si limite soit-elle comme nous venons de le voir, la thorie du

    jeune Husserl ne sert plus dire ce qui est, mais montrer comment les affirmations dexistence sont partout

    fonction de linvestissement assomptif du jugement. En dautres termes, lexistence ne se dit qu propos des

    objets et des proprits dobjets auxquels un langage souscrit selon lhypothse du monde quil assume, et la

    vrit des jugements nest conditionne que par cela. Aussi, changer dhypothse, ce nest pas seulement

    changer de langage, cest eo ipso changer ce que nous tenons pour existant ou non, et jugeons en consquence.

    Est-il possible dentrevoir en cela quelque chose comme une anticipation de la thse de Quine relative

    lontological commitment ? premire vue, la sentence bien connue tre, cest tre la valeur dune variable

    lie , qui sert Quine de critre pour traduire nos assomptions ontologiques, semble trs loigne de ce que dit

    Husserl. Mais, nous le savons, transposer de la sorte nimporte quel nonc dans le langage formel de la logique

    des prdicats a pour seul but de montrer ce sur quoi porte une affirmation dexistence dans nimporte quelle

  • 20

    thorie. En dautres mots, il sagit de dgager les entits dont une thorie assume lexistence, suivant lide que

    ces entits sont seulement celles-l que les variables lies dune thorie doivent avoir comme rfrences

    possibles pour que les affirmations faites dans la thorie soient vraies 39. Limportant est justement que cette

    procdure ne sert aucunement dire ce qui est, mais montrer comment le langage est ontologiquement engag.

    Il sagit donc seulement de dire ce que telle ou telle thorie dit exister ou ne pas exister. Comme du reste,

    lontologie ne dpend, de la sorte, que du contexte thorique ou linguistique dans lequel sont assumes certaines

    existences, le critre sert identiquement montrer comment tout changement de langage peut, par principe,

    impliquer un changement dontologie. Dans On what there is, Quine prcise sa stratgie de rduction au calcul

    des prdicats en crivant :

    Nous recherchons les variables lies, quand il est question dontologie, non pour savoir ce quil y a, mais pour savoir ce quune remarque ou une doctrine donne, la ntre ou celle dautrui, dit quil y a ; et cest l un problme qui concerne proprement le langage 40.

    Vu de la sorte, sans doute, le rapprochement avec la thorie husserlienne des assomptions ne manque-t-il pas de

    plausibilit.

    Mais il reste que, si le jeune Husserl a donc pu, pour un moment, se rapprocher dune telle conception

    ontologique et de ses implications en matire de vrit, il ne la bien sr jamais soutenue ouvertement, et ne

    pouvait le faire en raison du privilge attribu la perception, sous prtexte quelle, et elle seule, nous met en

    prsence du monde rel. Aussi, en croire Husserl, partout o la perception se joint aux jugements dexistence

    ou aux jugements prdicatifs, ceux-ci seraient dots dun caractre inconditionnel et donc dune validit absolue.

    Cest au fond cette thorie l, et seulement celle-l, qui sera retenue dans les Recherches logiques. Dans cet

    ouvrage, Husserl maintiendra une thse galitariste en matire dobjets : tous sont, au mme titre, des objets

    intentionnels, dans la mesure o tous peuvent identiquement faire lobjet dune reprsentation. Mais cest en

    regard de la vrit que ltau se resserre considrablement, puisque, la diffrence des objets rels procurs par

    la perception, mais aussi des objets idaux dordre mathmatique procurs par une intuition intellectuelle

    spcifique, plus rien nest dsormais assur pour tous les autres.

    Quelque chose de nouveau, cest en effet produit. Nous lavons dit, en 1894, Husserl avait introduit sa thorie

    des assomptions pour, comme il le disait alors, sauver une existence pour les objets mathmatiques et de

    pourvoir ainsi un remplissement des jugements les concernant, l o aucune perception ne peut sen acquitter.

    La dcouverte, deux ans plus tard, des notions de vrits en soi , de reprsentations en soi et de

    propositions en soi , dans la Wissenschaftslehre de Bolzano, allait trs vite avoir raison de la thse qui

    linclinait quelque temps auparavant considrer les propositions mathmatiques comme des jugements

    hypothtiques conditionns par une assomption axiomatique. Linfluence dsormais irrsistible de la solution

    raliste de Bolzano rendait la thorie des assomptions parfaitement inutile, et elle mnera Husserl faire

    basculer les existences logico-mathmatiques dans le domaine de cette ralit unique dont une fameuse dose

    dintuitionnisme le poussait dj entretenir le mythe. Au mythe de la conformit la ralit matrielle va

    39 W.V.O. Quine, From a Logical Point of View, Cambridge, Harvard University Press, 1964, p. 13-14 ; Du point de vue logique, trad. J. Vidal-Rosset et alii, Paris, Vrin, 2003, p. 41. 40 Ibid., p. 16-17 ; trad., p. 43.

  • 21

    dsormais se joindre celui de la conformit la ralit idale, pour dterminer la vrit des jugements sur le seul

    modle du remplissement intuitif. Mais comme Husserl le dit dans la seconde Recherche logique:

    Il nest pas dans notre intention de placer ltre de lidal sur le mme plan que ltre-pens du fictif ou du contresens. Ce dernier nexiste absolument pas [] Les objets idaux, par contre, existent vraiment 41.

    Les ficta sont donc mis dsormais sur le mme pied que les impossibilia : ce ne seront jamais que des

    reprsentations sans objet de rfrence, cest--dire des reprsentations vide pour lesquelles est annule toute

    possibilit dun remplissement intuitif quelconque ; ce qui du coup empche dfinitivement toute attribution de

    vrit aux noncs et aux jugements qui les concernent. Selon Husserl, la vrit dune proposition ne se produit

    que l o il y a concidence entre lacte judicatif de simple signification et lacte intuitif travers lequel le

    rfrent se fait prsent. Cest donc encore et toujours la prgnance dun ralisme proportionn lintuition qui

    surdtermine lide que lon se fait ici de la rfrence. Mme lorsque celle-ci sapparente un objet idal, les

    conditions dune vritable relation cognitive cet objet restent ncessairement les mmes que celles de la

    relation aux objets sensibles. Ainsi, aprs avoir nomm actes catgoriaux ceux par lesquels se forme la

    conscience de gnralits comme lide du rouge ou lide du triangle, Husserl crit :

    Nous appelons ces actes nouveaux intuitions parce quils possdent tous les proprits essentielles des intuitions ; de mme quils savrent aussi aptes des fonctions de remplissement essentiellement les mmes 42.

    Dans tous les cas, on le voit, le modle du remplissement par la rfrence, donc le standard de la proposition

    vraie, demeure, tout au long de la sixime Recherche, celui des propositions purement observationnelles du

    genre ce papier est blanc , celles donc qui nappellent la rescousse que la simple perception pour que le

    jugement reoive, avec celle-ci, la justification directe de sa vrit.

    Je lai dj dit, cette conception de la vrit nest autre que celle du correspondantisme classique. Or la thse de

    la vrit-correspondance ne serait gure tenable sans son pendant ontologique: la thse de l'indpendance des

    objets par rapport aux productions de l'esprit. Comment en effet soutenir que la vrit des jugements dpendrait

    de leur adquation au rel, sans dfendre aussi lide que nous navons pas constituer les objets, car nous

    sommes plus ou moins bien avertis de la faon dont ils sont dj fait? Cette supposition exige tout le moins que

    ceux-ci nous soient donns; ce qui suppose son tour quexistent des actes qui relvent de la pure et simple

    facult de rceptivit et qui, tant totalement indpendants de lactivit conceptuelle de lesprit, fonctionnent

    comme simple vhicule de la donation du monde rel. Indpendantisme et correspondantisme sont donc deux

    dogmes du ralisme qui vont de pair et, sans doute ne faut-il pas chercher ailleurs lexplication du dispositif

    intentionnel tel que mis en place dans les Recherches logiques, sous la forme dune csure radicale entre la

    signification et la perception.

    Que faut-il opposer cette thorie ? Au fond deux chose dont sapercevra Husserl lui-mme par la suite et qui,

    mon sens, dcideront du tournant de la phnomnologie. Premire chose : il ny a pas de perception pour

    41. Hua XIX/I, p. 128 ; Recherches logiques t. 2/1. Recherches pour la phnomnologie et la thorie de la connaissance (Recherches I et II), trad. H. Elie et al., Paris, Presses universitaires de France, 196, p. 146. 42 Hua XIX/II, p. 694-695 ; trad., p. 200-201.

  • 22

    laquelle la situation serait aussi simple et directe quelle pourrait se produire sans lintervention de significations

    ou de concepts. Ce qui bien sr ne revient pas nier que la perception nous assure dun certain contact avec le

    rel ; mais ce qui revient affirmer, par contre, que ce contact nest jamais exonr du sens, et que cest donc

    dj de faon smantique quil se produit. Deuxime chose qui, chez Husserl, finira par dcouler de la premire :

    toutes nos propositions existentielles ou prdicatives relatives au monde rel se font, elles aussi, sous

    hypothses. Toutes fonctionnent en rgime assomptif et donc, pour aucune dentre elles, nous ne pourrions

    revendiquer un droit quelconque labsoluit ou linconditionnalit. Tels seraient donc les ingrdients

    ncessaires, mais sans doute non suffisants, pour aboutir une thorie des remplissements sous assomption qui

    vaille comme alternative satisfaisante la thorie dogmatique de la vrit produite dans les Recherches logiques.

    Sans doute, la recette de cet ouvrage en matire de remplissement nest-elle pas aussi simple quelle peut en

    avoir lair. Husserl sen aperut, ds la premire Recherche, en observant quil y a comme une homognit

    requise par le remplissement : ce qui remplit doit en quelque sorte sadapter lui-mme que ce quil remplit.

    Autrement dit, soutenir quun objet rel puisse, comme tel, remplir des significations na pas beaucoup de sens.

    Seule de la signification peut remplir ou confirmer de la signification, plus exactement, seul un contenu

    smantique de perception peut remplir le contenu smantique dun jugement. Ctait une faon dj pour Husserl

    danticiper une thse majeure de la suite de son uvre : il y en quelque sorte dj de la signification dans la

    perception. Celle-ci aurait donc un contenu distinct de lobjet peru lui-mme et cest, proprement parler, ce

    contenu intuitionn qui, en cas de remplissement, recouvrirait le contenu de signification dans lacte de vise

    signitive43. Cest pourquoi Husserl parle de sens remplissant qui nest pas un double de lobjet, mais, en cas

    de remplissement, pour ainsi dire, la modulation de lobjet en fonction de la signification par laquelle nous

    lavons vis dans le jugement.

    Cette premire intrusion du sens dans la perception ne semble pourtant pas avoir perturb le cours serein de la

    sixime Recherche logique sur la voie raliste de ladequatio rei et intellectus. Ce qui, bien sr, ne pouvait plus

    tre le cas ds lors que, partir de 1908, Husserl se rendra compte du caractre par trop triqu de son usage

    antrieur de la notion de signification44, puis en viendra ensuite gnraliser la notion de sens ou de nome

    tous les actes, y compris donc aux actes de perception. Comme il le formule au 135 des Ideen I :

    Tout vcu intentionnel a un nome et, dans ce nome, un sens (Sinn) au moyen duquel il se rapporte un objet 45.

    Sur le plan de la perception, cela revient dire que nous sommes toujours dirigs vers quelque chose de peru

    pour autant que nous informions le donn sensoriel par le truchement dune signification que lon nommera ici le

    nome perceptif. Aussi la perception elle-mme apparat comme un acte donateur de sens, grce auquel le

    rfrent se constitue comme une objet dterminable et identifiable. Au fond, si Husserl peut dsormais appliquer

    la notion de sens ou de nome la perception, cest que, dune faon qui le rapproche intensment de Kant, il

    reconnat lindtermination ou lopacit de la rfrence. Le donn hyltique oriente certes nos noses, cest--

    dire nos applications de sens, mais ce donn ne suffit pas la dtermination dun objet. Pour cela, il faut

    43 Cf. Hua XIX, p. 56-57 ; trad. RL I, p, 58. 44 Hua XXVI, p. 35; Sur la thorie de la signification, trad. J. English, Paris, Vrin, 1995, p. 58-59. 45 Hua III, p. 329 ; Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pure, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 452.

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    justement lapplication de sens. Lide est donc bien prsent quil ny a de perception dobjet quen rgime

    smantique ou, dans le jargon de Husserl, en rgime nomatique.

    Si le nome perceptuel est une structure de dtermination de lobjet, il est identiquement une structure

    danticipation par laquelle nous nous attendons aussi voir ceci ou cela, tant donn le sens qui structure notre

    perception. Lexprience est entirement construite par cette structure nomatique densemble, en fonction de

    laquelle nous allons quotidiennement au devant des choses avec une certaine assurance de ce quelles sont, et de

    ce quon peut en attendre. Comme le thmatisera Husserl, cette assurance nest pas de lordre dun jugement

    confirm ; elle est plutt doxique, car elle tient davantage de la croyance ou lacceptation que les choses sont

    telles ou telles, avec telles ou telles proprits. Nous ninterrogeons pas nos nomes, nous ne revenons jamais sur

    ce que veulent dire toutes ces significations comme table et chaise, chien et chat, chaud et froid, bleu et blanc,

    grce auxquelles nous informons les sensations et constituons les objets. Dune certaine faon, le sens, lui aussi

    nous est opaque, mais simplement parce que nous ne le remettons pas en question. Il est opaque, parce quil est

    obvie. Nos significations, et donc nos identits dobjet avec leurs diverses proprits, vont de soi, et cest

    lensemble de ce que nous tenons pour tel lensemble de ces acceptations lmentaires qui constituent le

    monde de notre exprience perceptive la plus immdiate. Comme on peut ds lors le comprendre, ce monde que

    Husserl nommera finalement la Lebenswelt est donc un monde essentiellement vcu sur le mode de lAnnahme,

    Cest un monde dassomption. Mais cette ide pouvait-elle suffire pour que Husserl en revienne sa thorie des

    remplissements sous assomption de manire revoir la disqualification dont il lavait lui-mme frappe en 1894

    au nom des droits du rel ?

    Dagfinn Fllesdal a soutenu que si le monde de la vie nest constitu que dun ensemble dacceptations

    (acceptances) ou dassomptions, qui nont jamais t vrifies et ne pourraient dailleurs ltre, alors toute

    prtention la vrit ou la validit de nos jugements concernant le monde relve seulement de la doxa. Dans

    un grand lan de gnrosit interprtative, Fllesdal ajoutait que, en ce sens, il y a quelque chose de trs

    goodmanien chez Husserl, et qui transparat dans lide que la justification de toutes nos infrences dductives

    ne procde que de leur ajustement aux infrences que