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Le conventionnel CHASLES

et ses idées démocratiques

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Claude PICHOIS Chargé d'enseignement à la Faculté des Lettres d'Aix

et Jean DAUTRY Agrégé de l'Université

Le conventionnel CHASLES

et ses idées démocratiques

PUBLICATION DES ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES A I X - E N - P R O V E N C E

Nouvelle Série, N° 20 — 1958 ÉDITIONS OPHRYS

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INTRODUCTION

L'historiographie révolutionnaire a fait une assez mauvaise répu- tation au conventionnel régicide d'Eure-et-Loir, Pierre-Jacques-Michel Chasles (1), père du critique Philarète Chasles et oncle de Michel Chasles, le grand géomètre, plus célèbre par la mésaventure que lui va- lut la rencontre de Vrain-Lucas.

Aulard lui a consacré une notice courte et dépourvue d'entousias- me dens la Grande Encyclopédie. Kuscinski ne le ménage pas dans son Dictionnaire des Conventionnels, citant complaisamment les attaques de ses ennemis, sans mentionner toujours ses réponses. L'un et l'autre ne pouvaient d'ailleurs guère puiser que dans la collection du Moniteur et dans les rares plaquettes qui portent le nom du conventionnel.

Nous avons, bien entendu, utilisé ces sources élémentaires. Mais de nombreux renseignements, plus importants parfois, nous ont été appor- tés par des recherches menées aux Archives Nationales, au Service Historique de l'Armée, à la Grande Chancellerie de la Légion d'Honneur, à la Maison Nationale des Invalides, à la Préfecture de Police, au Fonds Maçonnique de la Bibliothèque Nationale, aux Archives Départemen- tales de l'Eure-et-Loir, du Nord et des Ardennes, ainsi que dans diffé- rents dépôts d'archives et bibliothèques à Tours, Angers, Dreux, Châ- teaudun et Nogent-le-Rotrou. Et surtout de précieuses correspondances ont été mises à notre disposition : les lettres adressées par Chasles aux membres de la Société patriotique de Nogent-le-Rotrou, de 1792 à 1794, qui sont actuellement en la possession de Mlle Guyénet, de Toulon (2) ;

(1) L'orthographe de son patronyme — que l'on trouve dans son acte de baptême — est Chasles. Il n'a adopté la graphie « Châles » que pendant la période révolutionnaire.

(2) Mlle Guyénet tient cette correspondance, — que nous avons retrouvée grâce à l'extrême obligeance de M. l'abbé de la Martinière, — de son arrière grand-père, M. Bussard, syndic des huissiers à Chartres. M. Bussard la tenait lui-même d'un avoué de cette ville, M. Lesage, qui était un ami de Chasles.

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les quelques lettres écrites par Chasles à sa femme, d'Angleterre où il s'était réfugié en 1814, et celles, très nombreuses, que reçut de lui son fils (1), lorsque Philarète se trouvait à Londres (1817-1818) : elles font partie des Archives Chasles qui nous ont été généreusement ouvertes.

Toutes les particularités de ces manuscrits ont été respectées. Il faut en finir avec ces procédés de modernisation de l'orthographe et de la ponctuation qui ne sont ni plus ni moins que du « tripatouillage » de texte, pour employer l'argot des érudits. Les graphies propres à un in- dividu sont aussi représentatives de son idiosyncrasie (et souvent de son époque) que ses verrues, ses tics ou ses paralogismes. Et ce n'est pas en écrivant hiver pour hyver et père pour pere, qu'on gagnera des lecteurs à l'histoire sérieuse. Ce qu'on appelle le grand public, et qui va se rétrécissant chaque année comme une peau de chagrin, préférera toujours les facéties de Jules Bertaut ou d'André Maurois à des études qui se refusent les prestiges frelatés du romanesque.

Nous avons à cœur de dire notre gratitude à ceux qui ont bien voulu faciliter nos recherches ou suivre le progrès de notre travail. Non seule- ment à M. Jean Ozanne, descendant du conventionnel et qui s'intéresse vivement à l'histoire de sa famille, — non seulement à Mlle Guyénet, — mais aussi à M. Jean Waquet, archiviste en chef de l'Eure-et-Loir, à M. Piétresson de Saint-Aubin, archiviste en chef du Nord, et à M. Marius Dargaud, sous-archiviste, — à M Faroux et à M Demortreux, notaires à Paris. A Chartres, le chanoine Chevauché et M. Maurice Jusselin ont également apporté une aide dont nous leur sommes reconnaissants, — ainsi que le regretté chanoine Sevrin, dont la mémoire est respectée de quiconque s'occupe d'histoire religieuse et à qui bien des hagiographes impénitents n'ont pas encore pardonné son honnêteté intransigeante.

M. Georges Lefebvre avait accepté de lire cette étude en manuscrit et nous a fait bénéficier de sa science. Nous devons également des pré- cisions à M. R.C. Cobb, le dernier des Parisiens de 1794, et à M. Roger

(1) Ce dernier recueil, qui renferme également des lettres de Mme Chasles à son fils et quelques lettres écrites par l'ex-conventionnel à Philarète en 1815, a fait l'objet, vu son mauvais état de conservation, d'une dactylographie à laquelle il est renvoyé par le sigle LC, suivi de la page de la copie et de l'indication de la date.

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Lecotté qui a guidé nos pas dans le temple maçonnique. Qu'ils en soient remerciés, ainsi que M. Vovelle, assistant à l'E.N.S. de Saint-Cloud.

Au seuil d'un livre né d'une collaboration, le lecteur s'attend or- dinairement à recevoir quelques explications sur la part de chacun des auteurs. Nous lui déclarerons ici que nous sommes fort en peine de con- tenter sa curiosité. Peut-être Jean Dautry s'est-il occupé plus spécia- lement de l'histoire sociale et Claude Pichois de l'histoire religieuse et littéraire, mais ils n'en sont plus très sûrs... Leur commune entreprise est l'aboutissement de deux recherches qui furent d'abord parallèles — ce qui en dit long sur l'organisation du travail; M. Georges Lefebvre, ayant eu connaissance de ce risque de double emploi, voulut bien faire converger ces efforts. Par extraordinaire, les deux chercheurs étaient parvenus, par des voies un peu différentes, à cette même conviction qu'autour de Chasles s'étaient cristallisées des pensées révolutionnaires qui, pour ne rien devoir à Babeuf, n'en témoignaient pas moins, au sein d'un petit groupe de la Convention, d'aspirations vers un bonheur com- mun dans l'égalité sociale.

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CHAPITRE I

PRÊTRE, PROFESSEUR ET CHANOINE

Pierre-Jacques-Michel Chasles appartenait à une famille modeste, très anciennement établie en Eure-et-Loir, puisque l'on trouve un Jac- ques Chasles, ascendant direct du nôtre, à Sours-Génerville (10 km S.-E. de Chartres) vers 1600. Un autre Jacques Chasles (1684-1728), arrière- petit-fils du précédent, fut le grand-père du conventionnel. Les actes d'état civil le désignent soit comme tailleur de pierre (1724 et 1726), soit comme maçon (1727) ou même comme maître maçon (1728). Comprenons que, sans appartenir à cette sorte de bourgeoisie terrienne que constituent les « laboureurs », il exerce un artisanat qui le rapproche des « mar- chands » (1) et procure aux siens une certaine aisance.

Mais sa mort tôt survenue mit en péril le fruit des efforts de plu- sieurs générations. Michel Chasles, le cinquième de ses enfants, né à Génerville en 1722, n'avait que six ans alors et il dut être riche surtout de l'éducation que lui donna sa mère, puisque le conventionnel nous apprendra qu'il avait « débuté par zéro » (2).

j'ai souvent ouï dire à mon excellent pere, créateur de sa fortune totale, — écrivait aussi P.-J.-M. Chasles —, que le 1 sac de 1.000 f. était celui qui lui avait le plus coûté à gagner, et que les autres lui étaient venus presqu'en dormant (3).

Etabli dès 1742-1743 à Chartres (paroisse Saint-Saturnin), il épousa, en 1749, Henriette-Catherine-Légère Guerrier (1729-1780), fille d'un maî- tre menuisier. Michel Chasles exerçait lui-même à cette date la profession

(1) Le parrain d'une de ses filles est un marchand peigneur de laine et parmi ses alliés apparaissent aussi des marchands de bois et des fabricants de bas.

(2) LC 132, 3 juin 1817. (3) LC 310, 14 septembre 1817.

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de maître menuisier; plus tard il joignit à cet artisanat un commerce de bois(1). Dès son mariage, il était en possession d'une situation sociale enviable, comme en témoignent les qualités de ceux qui assistèrent à la cérémonie : Estienne Simon le Blanc, assesseur criminel au Bailliage de Chartres, Janvier, conseiller du roi en l'Election de Chartres, Janvier fils, avocat au Parlement, et Davignon, receveur de l'octroi de Chartres (2).

Des onze enfants d'Henriette Guerrier et de Michel Chasles, six mou- rurent en bas âge. Parmi les cinq autres, deux filles menèrent une vie sans histoire. Les trois garçons: Pierre-Jacques-Michel, né le 9 juin 1753 (3), Pierre-Claude (1759-1827) et Charles-Henri (1772-1853), dit « le petit frè- re », furent élevés avec sévérité, si l'on en croit l'aîné (4). C'est leur mère qui se chargea de leur première éducation : son visage presque hideux des traces qu'y avait laissées la « petite vérole » était d'un aspect farou- che. Femme de tête, douée des « qualités les plus solides du cœur et de l'esprit », elle avait « un caractère, une activité, un courage, un fonds de ressources et d'expédients en elle-même » qui « la rendaient la première femme du pays », — n'ajoutons pas avec son fils : « je dirai presque de son temps », — encore que cette addition soit permise à la piété filiale (5)

Sans doute Pierre-Jacques-Michel et Pierre-Claude commencèrent-ils leurs études au collège Pocquet de Chartres. L'aîné les poursuivit, à Paris, au collège du Plessis pour lequel il aurait obtenu une bourse au concours. Sur les études qu'on y faisait, nous sommes renseignés par Mgr Clausel de Montals qui y fut élève un peu après Chasles :

Nous récitions des passages des Oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, des morceaux de l'histoire de France et quelques lambeaux de Salluste, de Virgile et auteurs semblables. On écri- vait ensuite les devoirs qui n'étaient point payens, mais qui ren- fermaient le plus souvent des traits de vertu pris dans des auteurs chrétiens ou antiques, ou qui étaient l'ouvrage du professeur lui- même. Enfin venait l'explication effroyable de quelques auteurs

(1) Dans un certificat délivré à un compagnon menuisier, en 1772, Michel Chasles se qualifie « Maitre Menuisier et marchand de bois à Chartres » (Bi- bliothèque de Châteaudun, Collection Louvancour, ms. 372, carton 3 cote 8 2e p.).

(2) Le contrat est aux archives départementales d'Eure-et-Loir, Registres paroissiaux de Saint-Saturnin de Chartres.

(3) Acte de baptême (10 juin) dans les archives départementales d'Eure-et- Loir, Registres paroissiaux de Saint-Aignan de Chartres.

(4) LC 691, 18 août 1817, ainsi que les citations suivantes. (5) En comparaison, Michel Chasles apparaissait falot et bénin au conven-

tionnel vieilli. Disons que lui manqua le brio dont son fils aîné eut à revendre. Michel prouva qu'il s'entendait fort bien aux affaires, nous le verrons plus loin.

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payens corrigés par des mains chrétiennes et savantes, et qui excitent pourtant une terreur si risible (1).

L'évêque de Chartres traite de « pure fable », inventée depuis la Révolution, le prétendu républicanisme des étudiants de ce temps-là (à l'exception de ceux de Louis-le-Grand), sous l'influence des idées de la Grèce et de Rome. Pourtant ces « traits de vertu pris dans des auteurs chrétiens ou antiques » étaient susceptibles d'une interprétation républi- caine : le glissement de sens pouvait rester inaperçu du jeune Clausel de Montais, dont la foi était robuste; il n'en devait pas être moins réel pour d'autres, pour Pierre-Jacques-Michel Chasles en particulier.

Sujet brillant, « couronné plusieurs fois à l'Université, surtout dans les hautes classes » (2), celui-ci fut chargé par ses supérieurs « de l'éducation de quelques élèves, avant même qu'il eût fini ses cours d'études » (3). De

(1) Motifs de l'adhésion donnée au dernier Mandement de Mgr Dupanloup sur les auteurs classiques, p. 5, brochure datée du 25 juillet 1852 ; texte cité par le chanoine Ernest Sevrin dans Un évêque militant et gallican au XIX siècle — Mgr Clausel de Montals, évêque de Chartres (1769-1857), Vrin, 1955, t. II, p. 658. Sur le collège du Plessis-Sorbonne qui était limitrophe du collège de Clermont (Louis-le-Grand), mais n'appartenait pas aux Jésuites, on peut aussi consulter le Recueil de Plusieurs des Ouvrages de Monsieur le Président Rolland (Paris, Simon et Nyon, 1783, p. 255-259), et de Berty, Tisserand et Platon, l'Histoire générale de Paris (Topographie historique du vieux Paris — Région centrale de l'Université, Paris, 1897, p. 268-269).

(2) Il y a lieu de rabattre un peu de ces affirmations. D'après les palmarès de l'Université de Paris (1747-1793), imprimés en latin et formant un volume in-folio (Bibl. Hist. de la Ville de Paris ; cote : F° 10452), Chasles a reçu, en 1769 (il était alors « in quarto ordine »), le 4 accessit de thème latin et, en 1771 (« in secundo ordine »), le 1er accessit de vers latins, et surtout le 1er prix de version latine, fondé par Charles Coffin (recteur de l'Université sous la Régence), tandis que Hérault de Séchelles, du collège d'Harcourt, rem- portait le deuxième prix. Cette même année, Jean-François Collin (d'Harle- ville), alors « in tertio ordine », emportait le 1er prix de thème latin, illustrant lui aussi le pays chartrain.

(3) Mémoires de Ph. Chasles, 2 éd., t. I, 1876, p. 26-27, note 3. Comme l'a remarqué Eug. Welvert, dans un article déjà ancien (« Un prêtre régicide. Le Conventionnel Chasles », Revue des Questions historiques, t. LVI, 1894, p. 548-554), repris, très légèrement modifié, dans Lendemains révolutionnaires — Les Régicides (Calmann-Lévy, [1907], p. 19-31), les p. 26-30 (texte et notes) au t. I des Mémoires de Philarète sont en réalité du conventionnel. Il faut toutefois s'en méfier ; un détail : P.-J.-M. Chasles, dans ce texte, se fait naître en 1752. — La Biographie des Hommes vivants veut que Chasles ait, après ou pendant ses études, été quelque temps précepteur des enfants du comte d'Estaing. Le veulent également (pour une raison bien simple : ils écrivent plus tard), Weiss (notice Chasles de la Biographie Michaud), J. Du- moulin (auteur de l'article Chasles dans Les Hommes illustres de l'Orléanais de Brainne, Debarbouiller et Lapierre) et Kuscinski. Pourtant d'Estaing n'a eu qu'un fils, et encore était-ce un bâtard ; voir marquis Calmon-Maison, L'Amiral d'Estaing ( 1729-1794), 1910, p. 410-411.

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retour à Chartres, il fit ses études ecclésiastiques, fut ordonné prêtre, vers 1780 (1), et nommé, cette année-là, professeur de rhétorique au collège Pocquet (2).

Le sien et celui de son fils exceptés (3), on ne possède pas de témoi- gnage intéressant sur son enseignement (4). Mais il est bien possible que « sa manière d'enseigner, neuve et hardie pour le temps » ait fait impres- sion sur de jeunes esprits. Chasles se reconnaît aussi, — et il faut lui en donner acte, — le talent de « communiquer à ses élèves la chaleur d'âme qui lui est naturelle ». Ce Romain du XVIII siècle expirant ne sacrifiait pas aux mignardises de la décadence latine ou française : il rêvait « le Sénat, Tite-Live, Cicéron, les Gracques », en attendant de rêver Brutus et Philo- pœmen. Peu de goût pour la Grèce, d'ailleurs, malgré Philopœmen, — malgré, de plus, une tendance marquée à la casuistique et aux spécula- tions de la grammaire générale. Esprit ferme et ardent plutôt que fin et délicat, ses vers latins (5) avaient dans leur facture, nous dit son fils, « quelque chose de plus sévère » que « les poëmes ovidiens de l'école jé- suitique; une solidité grave, plus voisine de Lucrèce et de son génie énergique que du père Rapin et du père Vanière ». Vigueur un peu tyran- nique et passion sourde, tels devaient être les caractères de l'enseigne- ment dispensé par l'abbé Chasles. Tels sont aussi les traits les plus sail-

(1) Les Archives de l'évêché de Chartres ont brûlé en partie et ne contien- nent plus les registres des ordinations pour ces années. Mais dans un des docu- ments authentiques qui se rapportent à la période de Tours, Chasles est quali- fié « prêtre du diocèse de Chartres ». Il ne nia du reste jamais avoir reçu les ordres, et crut bon d'envoyer à la Convention un acte de « déprêtrisation ».

(2) Dans la notice biographique recueillie dans les Mémoires de Philarète (I, 27), P.-J.-M. Chasles déclare qu'il fut nommé « non par l'évêque, qui venait de mourir subitement, mais par les administrateurs et le corps municipal ». Ce renseignement permet de préciser la date de sa nomination : Mgr de Fleury est mort le 13 janvier 1780 et Mgr de Lubersac prit possession du siège épisco- pal de Chartres le 8 août (voir Lucien Merlet, Bibliothèque chartraine anté- rieure au XIX siècle, Orléans, 1882, articles Fleury et Lubersac).

(3) Mémoires de Ph. Chasles, I, 27, 35 et 254. (4) Des souvenirs de Louis-Ange Pitou, le chansonnier royaliste, qui fut

l'élève de l'abbé Chasles en 1783-1784 et qui l'entendit prêcher le triomphe de la religion dans la chaire de la cathédrale, on retiendra seulement que ce pro- fesseur de rhétorique fut un puriste et que : « S'il n'avoit eu que la douce ambition de cultiver les lettres avec honneur, il auroit autant illustré Chartres que le fameux Regnier... ». (Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques, et chez les antropophages [sic], Paris, an XIII-1805, 2 vol., t. I, p. 14-15). — Marcel- Robillard et J.-Marcel-Cotet (Au vieux pays de Beauce : les Ecrivains beauce- rons..., Chartres, 1927, p. 211) ont beau multiplier les traits d'union, ils ne feront pas que Brissot, né six mois après Chasles, ait été son élève.

(5) On en trouvera un exemple infra, p. 111, n. 3.

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lants de son tempérament. En lisant ses lettres familières, on pourrait ignorer qu'il fut prêtre; on ne peut pas ne point deviner qu'il fut profes- seur. Sa véritable ordination, ce fut sa nomination à la chaire de rhétori- que : Tu es magister in aeternum !

Non pas que nous ayons des raisons de soupçonner qu'il ait été un mauvais prêtre : son entrée dans les ordres s'explique aisément par l'attrait qu'exerçaient sur les sujets brillants de la « classe intermédiaire » les positions honorables que leur offrait l'Eglise de l'ancien régime finis- sant. Aussi ne conserva-t-il pas l'empreinte que tant d'autres, qui se trou- vèrent dans des situations analogues à la sienne, portent indélébile, inscrite jusque dans leurs gestes. Il continuera d'imiter Cicéron et les rhéteurs, groupant ses termes trois par trois et cherchant la belle clausule; jamais on ne surprend en lui un réflexe de prêtre. Celui-ci, l'humaniste et le professeur l'avaient tué, à moins que l'absence de vocation ne l'eût em- pêché de naître.

P.-J.-M. Chasles en a donné lui-même la preuve dans son unique écrit pré-révolutionnaire, Timante, ou Portrait fidelle de la plupart des écrivains du XVIII siècle qui lui a été imputé par les thermidoriens de la droite et du centre à crime de lèse-philosophie (1). Imputation qui lui valut d'être surnommé Timante-Chasles pendant les six premiers mois de l'an III (2). Imputation dont apparaît la perfidie dès que l'on prend connaissance de l'opuscule.

Timante était le prologue d'un exercice littéraire soutenu par les rhétoriciens du collège de Chartres, le 11 août 1785, « en présence, est-il dit, d'un grand nombre de citoyens assemblés ». Une sorte de discours de distribution des prix, où, pastichant La Bruyère, Chasles dénonçait la vanité de son personnage imaginaire, « l'un des travailleurs de l'Encyclo- pédie » (p. 17), et commentait longuement le vers de Boileau :

Avant donc que d'écrire, apprenez à penser,

pour qu'en fissent leur profit tout particulièrement, il y insiste, ses élèves destinés à la magistrature ou à la prêtrise. Le style était d'un ecclésiasti-

(1) Chartres, F. Labalte impr., 1785, in-8°, 38 pages. (2) Par exemple, dans un pamphet de Louvet de Couvrai, Quelques mots

pour deux calomniateurs subalternes, recueilli par Aulard à la suite des Mé- moires (éd. de 1889, t. II, p. 271).

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que du XVIII siècle, honnêtement teinté de cette philosophie qu'il parais- sait réprouver; les pointes contre la philosophie n'étaient pas meurtriè- res; aucune foi catholique chaleureuse n'animait sa condamnation de l'impiété (p. 31). Il plaidait même pour la libre diffusion des écrits philo- sophiques, lorsque, à propos des réimpressions « magnifiques » des œuvres de Voltaire et de Jean-Jacques, il exprimait le vœu que « grâce à la sa- gesse du gouvernement, le cours en [fût] peut-être moins contagieux » (p. 30, note). Quel thermidorien de droite ou du centre n'aurait pas eu à rougir davantage, si l'on avait exhumé ses élucubrations de 1785 (1) ? Chasles eut donc raison, plus tard, d'écrire au sujet de son professorat, qu'alors, « tout en respectant la religion, il servait déjà la philosophie moderne » (2).

Ce banal discours, qui prenait fin sur l'exaltation des bons maîtres (Bossuet et Fénelon, Bourdaloue, Massillon et Fléchier, Nicole, Racine et Boileau), trouva grâce aux yeux de Fréron qui en rendit compte dans L'Année littéraire (3). Il valut aussi à Chasles, dit-on (Kuscinski v.g.), d'être remarqué par Mgr de Conzié, archevêque de Tours (4). Ce prélat joséphiste, familier de Chanteloup, ne pouvait voir que d'un bon œil un prêtre qui réduisait l'Evangile aux dimensions d'un traité de morale et qui, aux Encyclopédistes, à Voltaire et à Rousseau, semblait reprocher plus d'écrire contre les canons de la Logique que contre ceux de l'Eglise. Il s'attacha l'abbé Chasles comme secrétaire particulier vers la fin de

(1) Il est tentant de supposer que si l'on connaissait en 1794-1795 l'obscur Timante, ce pouvait être un mauvais tour joué à Chasles par Sieyès. Il est en effet probable qu'ils se sont rencontrés à Chartres où le second fut nommé par Mgr de Lubersac, à la fin de l'été de 1780, l'un des six grands vicaires (P. Bastid, Sieyès et sa pensée, p. 39). Et même il semble qu'il y eut entre eux un certain commerce intellectuel : dans le n° 11 de L'Ami du Peuple (22 brumaire an III), Chasles fait l'éloge de Qu'est-ce que le Tiers-Etat ? (« cette brochure apprit à la nation le secret de sa puissance ») sur un ton qui implique d'anciennes rela- tions. On trouvera dans un article de René Boislaigue (« Un matin de Pâques : Sieyès, Pétion, Chasles », Revue politique et littéraire — Revue bleue, 19 avril 1930, p. 242-244) le récit imaginaire d'un colloque qui, en 1786, aurait réuni ces trois grands hommes de Chartres.

(2) Mémoires de Philarète, I, 27. (3) 1785, t. VII, p. 346-349. (4) Sur Joachim-Mamert-François de Conzié (1738-1795), qu'il ne faut

pas confondre avec son frère, Louis-François-Marc-Hilaire, évêque d'Arras (dont il est question dans Taine, Origines de la France Contemporaine, I, 235, note), voir Ernest Audard, « Essai bibliographique sur les actes épiscopaux de Mgr de Conzié archevêque de Tours (1774-1795) », extrait du Bulletin de la Société archéologique de Touraine (t. XIX). Tours, 1914.

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1785 (1), le nomma, en 1786, chanoine prébendé de Saint-Gatien de Tours et bénéficiaire de la chapellenie de Taboureau, et le pourvut, en 1788, d'une autre chapellenie, celle de Ponçay (2). Cette période fut, mondai - nement, la plus brillante de la vie de Chasles : il jouissait « d'une fortune assez considérable » et se trouvant « à la source des bénéfices, des dignités et du crédit », il était même « courtisé » (3). Il apprit à connaître les Grands, se plut à leur fréquentation et conserva de ces contacts, avec de certaines protections qui lui auraient été utiles plus tard, un ton de poli- tesse et des manières accueillantes (4). Pierre-Jacques-Michel était le grand homme de la famille : on pouvait espérer de sa situation actuelle qu'elle le mènerait un jour sinon à l'épiscopat, du moins, comme le cha- noine Sieyès, au vicariat général.

Cependant le chanoine Chasles, — s'il avait appris de son archevêque une religion aimable, fort éloignée de la mystique (et son tempérament s'y prêtait assez), s'il tenait de Mgr de Conzié son aversion pour les

(1) Philarète (Mémoires, I, 4) prétend que son père devint « secrétaire d'un ministre, Loménie de Brienne » et qu'il subit avec douleur les humilia- tions qui lui imposaient sa situation et son avancement. Il a donc mal lu la notice qu'a rédigée le conventionnel et qu'il a insérée dans les Mémoires (I, 27) : il y est dit en toutes lettres que c'était « pour les seconder dans leurs travaux ecclésiastiques et non dans le gouvernement de leurs diocèses » que MM. de Conzié avaient appelé auprès d'eux l'abbé Chasles dont ils furent les « bienfaiteurs ». Mais Philarète a une excuse sur le premier point : Joachim de Conzié fut attaché, dans sa jeunesse, à Loménie de Brienne, qu'il aida à « réformer » les ordres religieux et qui le fit nommer au siège métropolitain de Tours (Audard, op. cit., p. 3-4). Autre preuve de la fonction que remplissait Chasles auprès de Mgr de Conzié : dans un libelle que le futur conventionnel Jacob Dupont lança contre le Grand Conseil de l'archevêque, au début de la Révolution, il est vertement reproché à son familier d'avoir « déserté le secré- tariat intime de sa Grandeur pour devenir patriote ». (La B.N. ne possède pas ce libelle qui, d'ailleurs, n'est pas mentionné par Martin et Walter dans leur bibliographie de la Révolution).

(2) Nous tenons ces renseignements de M. l'abbé Préteseille, archiviste de l'archevêché de Tours. Pour la chapellenie de Ponçay (paroisse réunie vers 1820 à la commune de Marigny-Marmande, arrondissement de Chinon), dont le revenu, en 1790, était de 250 livres, voir J.-X. Carré de Busserolle, Diction- naire géographique, historique et biographique d'Indre-et Loire..., t. V, p. III. Taboureau est sur la commune de Lignières.

(3) Arch. Nat., C. 353, dos. 1838, plaq. III, pièce 23 et lettre de P.-J.-M. Chasles à Philarète (29 mai 1815).

(4) LC 362 (18 octobre 1817) : « n'imagine pas, — écrit-il à son fils qui vient de déclamer contre eux, — que le contact des grands soit tellement conta- gieux, que le mérite et la vertu doivent fuir à leur approche. J'ai vécu avec eux, et à un âge où toutes les séductions, qui m'enveloppaient, auraient pu me faire oublier mes devoirs. [...] je t'assure que ma cohabitation avec les grands m'a convaincu que le plus mauvais d'entr'eux serait disposé à faire le bien, s'il avait un homme de bien à ses côtés ».

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ordres religieux, — dut lui être associé aussi dans l'œuvre de réforme sociale qui fut entreprise à partir de 1785 : ordonnances pour augmenter les portions congrues des curés de campagne, mandement en faveur des pauvres, organisation de bureaux et d'ateliers de charité, ces mesures conformes aux principes du despotisme éclairé se succédèrent vainement au diocèse de Tours jusqu'en 1789. Voilà comment sous l'Ancien Régime un futur démocrate faisait ses classes à l'école d'un prélat qui se voulait surtout administrateur avisé.

La préparation des Etats Généraux ne s'accomplit pas sans heurts : malgré son attention aux humbles, Mgr de Conzié, trop autoritaire, vit, aux assemblées préliminaires du bailliage, curés et moines se liguer contre lui, et le 28 mars 1789, il ne fut élu qu'en quatrième position. Mais il eut encore assez de crédit pour faire élire le chanoine « secrétaire de l'assem- blée de l'ordre du Clergé des bailliages de Touraine » : c'est en cette qua- lité que Chasles signa le procès-verbal (1).

L'archevêque de Tours gagna Paris pour siéger aux Etats Généraux et se jeter immédiatement dans l'opposition de droite. On ne sait ce que fit son secrétaire particulier qui semble n'avoir pas rompu immédiate- ment, malgré ses dires, avec son protecteur (2). Dans le courant de 1790, il regagna Chartres où son père l'accueillit et où il retrouva Pierre-Claude qui était premier vicaire à Saint-Aignan, après avoir accepté un emploi sans traitement à Saint-Maurice, afin de ne pas quitter sa ville natale.

(1) H. Faye, Cahiers du Clergé de Touraine aux Etats Généraux de 1789 (Tours, 1899), p. 14, et Arch. Nat., B. III, 150 (Extrait du Procès-verbal de l'assemblée de l'Ordre du Clergé des Bailliages de Touraine, copie), p. 386.

(2) « Ayant, dès 89, rompu tout commerce avec ce qui s'appelloit Grands, prêtres, nobles et privilégiés, je me suis retiré à Chartres chez mon père. je n'avois que sa maison pour asyle et ses bontés pour ressource. » (Arch. Nat., C. 353, dos. 1839, plaq. III, pièce 23). Avouons que nous ne savons rien de Chasles d'avril 1789 à mars 1790. Weiss, dans la Biographie Michaud, ayant rapporté que, d'après Clauzel (Moniteur du 16 janvier 1795, séance du 24 nivôse: « [...] un ancien chanoine, qui regrette ses 12.000 livres de rentes, qui a long- temps travaillé à la feuille de l'abbé Royou »), Chasles aurait collaboré à L'Ami du Roi, Merlet et Kuscinski s'emparent de cet argument de basse polémique pour le transformer en fait; Dumoulin est un peu plus prudent. Chasles eût été bien empêché de collaborer à L'Ami du Roi : quand parut ce journal, l'oc- cupait tout entier la rédaction du Correspondant.

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