le « club du lait », une secte ? a - grandir autrement · une jeune maman comblée...

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A cte I. Tout à commencé quand j'ai vu l'adaptation cinémato- graphique, par le réalisateur Rémi Bezançon, du roman épo- nyme d'Éliette Abécassis, Un heureux événement. Au cas où vous ne connaîtriez pas, je vous raconte. UN PLUS UN ÉGALENT TROIS C'est l'histoire d'une rencontre entre Barbara et Nico, qui mène à un amour très fort, si fort qu'ils décident de faire un bébé. Dès le début de sa grossesse, Barbara se sent perdue, en partance vers un avenir marqué par l'in- connu. Sa grossesse se déroule entre nausées et petits bonheurs, mal-être et épanouisse- ment, et cette ambivalence se prolonge avec l'arrivée de l'enfant. Elle aime de tout son cœur sa petite Léa, mais ce n'est pas simple de devenir maman sans mode d'emploi à une époque où rien ne nous prépare à ce rôle. Barbara voit sa vie « d'avant » se réduire à néant et peine à trouver ses marques dans son quotidien, son couple, sa nouvelle vie. Ayant « tout pour être heureuse », elle ne s'autorise pas à admettre la dépression post- natale dans laquelle elle s'enfonce. Le film se présente comme une vision sans strass ni paillettes de la grossesse et de la maternité, encore trop souvent figurée par une jeune maman comblée s'occupant avec aisance d'un adorable bébé paisiblement endormi. L'idée est plutôt appréciable : mon- trer que devenir parent n'est pas tout rose, que l'on manque souvent de soutien et que cela bouleverse plus la vie que l’on ne s'y attend. Beaucoup de femmes éprouvent des sentiments difficiles, assortis ou non de dif- ficultés d'attachement avec leur bébé. On peut reprocher à Un heureux événement d'avoir tendance à verser à la fois dans la caricature (y a-t-il beaucoup de femmes enceintes qui sont réellement obligées de se laisser rouler par terre pour se lever de leur lit ?) et dans le conte de fée (on peut notamment s'étonner que ce bel apparte- ment parisien soit financièrement acces- sible à une thésarde et un loueur de DVD). Malgré cela, le parcours de ce jeune couple qui devient parents est intéressant. ALLAITEMENT Le film Un heureux événement assortit des propos virulents à l'encontre du Club du Lait, allusion à peine voilée à La Leche League, à une parodie acerbe. L'association de soutien à l'allaitement serait-elle vraiment une secte extrémiste ? Enquête en trois actes. Le « Club du Lait », une secte ? Mars-Avril 2012 - 46 - Grandir Autrement n° 34 Cet article vous est offert par l'association Grandir Autrement. Il est extrait du numéro 34 du magazine du même nom. Plus d'informations : http://www.grandirautrement.com

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Acte I. Tout à commencé quandj'ai vu l'adaptation cinémato-graphique, par le réalisateurRémi Bezançon, du roman épo-nyme d'Éliette Abécassis, Un

heureux événement. Au cas où vous neconnaîtriez pas, je vous raconte.

UN PLUS UN ÉGALENT TROISC'est l'histoire d'une rencontre entre Barbaraet Nico, qui mène à un amour très fort, si fortqu'ils décident de faire un bébé. Dès le débutde sa grossesse, Barbara se sent perdue, enpartance vers un avenir marqué par l'in-connu. Sa grossesse se déroule entre nauséeset petits bonheurs, mal-être et épanouisse-ment, et cette ambivalence se prolonge avecl'arrivée de l'enfant. Elle aime de tout soncœur sa petite Léa, mais ce n'est pas simplede devenir maman sans mode d'emploi à uneépoque où rien ne nous prépare à ce rôle.Barbara voit sa vie « d'avant » se réduire ànéant et peine à trouver ses marques dansson quotidien, son couple, sa nouvelle vie.Ayant « tout pour être heureuse », elle ne

s'autorise pas à admettre la dépression post-natale dans laquelle elle s'enfonce.Le film se présente comme une vision sansstrass ni paillettes de la grossesse et de lamaternité, encore trop souvent figurée parune jeune maman comblée s'occupant avecaisance d'un adorable bébé paisiblementendormi. L'idée est plutôt appréciable : mon-trer que devenir parent n'est pas tout rose,que l'on manque souvent de soutien et quecela bouleverse plus la vie que l’on ne s'yattend. Beaucoup de femmes éprouvent dessentiments difficiles, assortis ou non de dif-ficultés d'attachement avec leur bébé. Onpeut reprocher à Un heureux événementd'avoir tendance à verser à la fois dans lacaricature (y a-t-il beaucoup de femmesenceintes qui sont réellement obligées dese laisser rouler par terre pour se lever deleur lit ?) et dans le conte de fée (on peutnotamment s'étonner que ce bel apparte-ment parisien soit financièrement acces-sible à une thésarde et un loueur de DVD).Malgré cela, le parcours de ce jeune couplequi devient parents est intéressant.

ALLAITEMENT Le film Un heureux événementassortit des proposvirulents à l'encontre du Club du Lait, allusion à peine voilée à La LecheLeague, à une parodieacerbe. L'association desoutien à l'allaitementserait-elle vraiment une secte extrémiste ? Enquête en trois actes.

Le « Club du Lait », une secte ?

Mars-Avril 2012 - 46 - Grandir Autrement n°34

Cet article vous est o

ffert

par l'association

Grandir Autrement.

Il est extrait du num

éro 34

du magazine du même nom.

Plus d'informations :

http://www.grandira

utrement.com

LE CLUB DU LAITPour son allaitement, Barbara ne reçoitaucun soutien de son entourage. Son par-tenaire ne voit pas l'intérêt de se compli-quer la vie du fait que cela devra de toutefaçon s'arrêter un jour. Sa mère, ex-fémi-niste soixante-huitarde qui a élevé seule sesfilles sous LSD, ne veut même pas entendrel'argument selon lequel l'allaitement estnaturel. Elle enjoint à sa fille d'arrêter deviser la perfection et lui conseille de l'imi-ter en se contentant d'être “une mèremédiocre”. Quant à sa belle-mère, fièred'avoir allaité son fils pendant cinq ans –exploit qui prend des allures presque mal-saines lorsqu'elle en parle – et qui sembleen extase rien qu'au souvenir du “plaisir”qu'elle en éprouvait, elle ne se montre pasd'une plus grande aide. Elle n'a de cesse depousser sa belle-fille à passer au biberon,quitte à tenter de le donner en cachette, delui asséner qu'elle n'est pas capable de nour-rir son enfant et de lui assurer que le seulmoyen de sauver sa poitrine consiste à uti-liser un énorme tire-lait plutôt effrayant.

Barbara, qui ne bénéficie pas de l’apportd'un réseau de mères, se tourne alors versle Club du Lait, qui, malgré son nom fictif,évoque clairement l'association La LecheLeague (qui apparaît d'ailleurs sous sa véri-table appellation dans le roman). Le ton estdonné dès la première mention du Club. Lamère de Barbara s'indigne contre ces “illu-minées” qui “ont dû retourner le cerveau” deCéline Dion, celle-ci se déclarant ravie deson allaitement. Et de prévenir : “Ne comptepas sur moi pour te sortir de cette secte !”L'héroïne se rend malgré tout à une réunion,où elle se retrouve entourée de six femmes,presque toutes le bébé au sein, groupées enun cercle serré, plus oppressant qu'intime.Elle se présente et reçoit en retour un“Bonjour Barbara !” lancé en chœur, qui n'estpas sans rappeler une séance desAlcooliques Anonymes. On lui pose alors desquestions concernant ses pratiques paren-tales, comme pour valider son acceptationparmi les membres du Club. “Au Club duLait, nous menons une croisade en faveur duportage et du cododotage”, explique l'ani-

matrice. Et toutes les mamans d'attendrela réponse de Barbara si intensément quel'on sent la pression, avant de sourire et d'ac-quiescer d'une manière qui pourrait en effetles faire passer pour des « illuminées »quand cette dernière admet dormir avec sonbébé. Au cours d'une seconde réunion,Barbara témoigne de sa joie d'allaiter : “Unplaisir de donner si intense, si fusionnel...”“Orgasmique ?” lui demande l'animatrice.“Oui !”, reconnaît-elle dans un souffle. Et lesapplaudissements éclatent, comme siBarbara s'était ainsi conformée aux attentesdes participantes, en atteignant un certainniveau de « réussite », son allaitement tou-chant désormais à l'extase.De retour chez moi, je m'interroge sur l'im-pact que peut avoir cette représentation desassociations de soutien à l'allaitement dansun film grand public. Je ne vois vraimentpas comment cela pourrait donner envied'aller y chercher de l'aide. Je découvre, surinternet, quelques blogueuses qui en ont

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tiré la même conclusion. Citons : “En sor-tant on a envie de fuir ce Club ! Le film dénonceici les dérives des extrêmes, il n'y a pas debonne manière d'élever ses enfants sans justemilieu !”¹ ou encore : “Les expressions desvisages des actrices lorsqu'elles parlent du por-tage et du cododotage sont à mourir de rire,bravo d'avoir osé dénoncer la pression de lasociété sur les mères qui n'ont plus vraimentde choix.”² Voici de quoi donner des argu-ments à l'un des camps dans les débats surle choix entre le biberon et l'allaitement, sicourants dans les forums pour mamans.J'ai bien envie d'aller vérifier par moi-mêmede quoi il retourne.

UNE « VRAIE » RÉUNIONActe II. C'est donc avec inquiétude que jedécide d'assister à une réunion locale de LaLeche League, dite LLL, afin de me rendrecompte sur place. Est-ce que je cours lerisque de me faire embrigader ? Oserai-jeposer les questions qui me travaillent vrai-ment ou me faudra-t-il, sous la pression,tenter de me montrer aussi parfaite dansmon allaitement que les autres ? Va-t-on medemander un engagement à allaiter desannées, voire me faire signer un pacte avecmon sang... ou mon lait ? Je suis à deuxdoigts de faire demi-tour, mais je rassembletout mon courage et entre dans la salle oùse tient la réunion. Une dizaine de femmessont assemblées. Des bébés et bambins sontprésents, mais ils ne sont pas tous en trainde téter : ils jouent sur le tapis, réclamentleur mère puis s'intéressent de nouveau àleur environnement. L'animatrice sembleêtre une maman comme les autres, on ladistingue surtout parce qu'elle a de quoiprendre des notes. Elle lance la réunion parune petite présentation de l'association. J'yprête attention, mais n'y retrouve aucunedéclaration de croisade. Au contraire, elleinsiste sur le fait que LLL soutient tous lesprojets d'allaitement, quelle que soit leurdurée. Le sevrage sera d'ailleurs traité aucours des discussions du jour. Elle préciseaussi que, dans les thèmes qui seront évo-qués selon les demandes, il est possible quecertaines réponses ne nous conviennentpas, et nous invite à piocher ce qui nousparle tout en laissant le reste. Vient ensuiteun tour de table où chaque participante seprésente et pose ses questions. Certaines

rencontrent des diffi-cultés dans leur allai-tement, d'autres s'in-téressent à des sujetsconnexes, comme lesnuits du bébé. Enfin,plusieurs mamanssemblent être venuessimplement pour leplaisir de rencontrerd'autres mères avec quielles partagent despoints d'intérêt.Tout au long des deux heures de réunion, jene cesse de comparer la réunion fictive duClub du Lait et celle dont je suis témoin.Malgré mes appréhensions, je me détendsdevant la diversité des personnes présenteset la tolérance dont elles font preuve. Oùsont les prêches dogmatiques, les injonc-tions d'allaiter ad vitam æternam et la pres-sion extrémiste ? L'animatrice apporte desréponses sur les points de santé pour les-quels elle a été formée, comme les besoinsnutritionnels de l'enfant, la manière d'évi-ter une crevasse ou celle de relancer uneproduction de lait un peu faible. Elle expliquecomment l'on peut tirer son lait et conti-nuer à allaiter à la reprise du travail. Trèssouvent, elle appelle les autres mamans àpartager leurs expériences et insiste ainsisur la variété des solutions possibles. Quandla conversation dérive vers le sujet descouches lavables, elle précise que l'associa-tion n'a pas de crédo sur ce point, mais pro-pose aux personnes présentes de témoignersi elles le souhaitent. Voilà qui semble plu-tôt ouvert d'esprit, souple et chaleureux.Qu'en pensent les mères qui assistent à ces

réunions ? Pour Myriam, l'expérience esttrès positive : “Enfin, j’ai eu des réponses àmes questions... J’ai été rassurée et je suisrepartie avec une mine d’informations.”Céline ajoute : “LLL nous rend plus fortes, nousdonne confiance en nous, nous permet de réaf-firmer notre choix d'allaiter, longtemps oupas.” Véronique, quant à elle, s'insurge : “Jetrouve complètement ahurissant que l'onpuisse qualifier LLL de secte ou de groupe extré-miste ! Ce sont pour moi les propos de gensqui n'ont pas fouillé leurs sources... ou qui ontun problème avec l'allaitement maternel.” Jeressors de cette réunion avec la convictionque, non, le Club du Lait et La Leche Leaguen'ont pas grand-chose en commun. Et pour-tant, ce n'est pas la première fois que cettedernière se voit interpelée de la mêmemanière. Secte, extrémisme, illuminées... leréalisateur du film n'a pas créé de toutespièces cette réputation, on la retrouve dansles médias et auprès d'une partie du grandpublic. Je décide alors d'essayer de mieuxcomprendre ce phénomène.

LE LIVRE À L'ORIGINE DU FILMActe III. Je contacte Éliette Abécassis pourlui demander de s'exprimer au sujet de l'al-laitement. Son ouvrage est plus doux avecLLL que le film qui en a été tiré. Si l'on yretrouve bien la “croisade en faveur du por-tage et du cododotage”³ et la notion d'unallaitement “qui évolue vers la perfection”4,

En pratique, La Leche League ne s'occupe pas de promouvoir l'allaitement, mais de soutenir les femmes qui font le choix d'allaiter.

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il n'y est pas fait mention de « secte » ou« d'illuminées ». Comment Éliette Abécassisa-t-elle nourri ses enfants ? Autant lui poserla question. “J'ai allaité ma fille pendant huitmois, et mon fils pendant un an et demi, merépond-elle. J'ai beaucoup aimé l'allaitement,qui représente un âge d'or de la maternité. Iln'y a rien de plus beau que de nourrir sonenfant et, en l'allaitant, on lui donne autantde lait que d'amour, d'attachement ; on luimontre ce que c'est qu'aimer : donner, se don-ner, s'adonner à l'autre.” Puisqu'elle semontre en faveur de l'allaitement, je medemande alors ce qu'elle pense de LLL. “J'aibénéficié de leur soutien pour les deux enfants,explique-t-elle. Je les ai appelées, j'ai beau-coup consulté leur site et j'ai suivi leurs recom-mandations. Je suis devenue amie avec ClaudeDidierjean-Jouveau5, dont j'apprécie beaucouples livres, qui sont essentiels lorsqu'on a desenfants et qu'on est un peu perdue.L'association a trouvé sympathique la façondont j'évoquais La Leche League qui, pour moi,protège les enfants et les mères d'une façonessentielle.” Pas un mot dans son discoursn'évoque l'extrémisme ou le caractère sec-taire que l'on retrouve dans le film à proposdu Club du Lait.

LA PAROLE À L'ACCUSÉEJe me tourne alors vers les animatrices deLLL, pour recueillir leurs impressions. FloreMarquis-Diers, animatrice et porte-parolede l'association, compare ainsi le film et l'ou-vrage dont il est tiré : “Le livre décrit des

pseudo-réunions LLL sur un mode humoris-tique, assez tendre, et nous n'avons pas prisces pages comme forcément péjoratives. Lefilm est d'emblée plus incisif, il se place dansla caricature et dans la franche critique. C'estpourquoi nous avons réagi par un communi-qué de presse, réaction qui a rassuré les ani-matrices qui s'étaient senties attaquées dansleur travail bénévole quotidien de soutien auxmères. C'est un travail prenant, où elles se ren-dent disponibles pour aider les mamans quifont appel à elles dans leurs difficultés, et oùelles s'attachent à respecter les mères dansleur projet, leurs choix, à les aider dans uneécoute sans jugement. Voir leur travail ainsibafoué a été très difficile à vivre.”Pense-t-elleque le film aura un impact négatif ? Oui :“Ce genre de caricature renforce les a prioriet donne matière à tout un tas d'idées reçuessur l'association... On attribue à LLL des pro-pos « extrémistes » de prosélytisme qui nesont pas les siens, et on fait des amalgames...En pratique, LLL ne s'occupe pas de promou-voir l'allaitement, mais de soutenir les femmesqui font le choix d'allaiter. Ces caricaturescontinuent à véhiculer une image fausse del'allaitement et à cristalliser sur LLL toutes lesdérives et les excès éventuels…” D'après elle,la source de ces attaques est dans notre his-toire : “Nous étions des pionnières en matièrede soutien à l'allaitement maternel et nousavons beaucoup choqué, il y a trente ans, enFrance, en parlant de six mois d''allaitementexclusif, de diversification menée par l'enfantou de guider avec amour, à une époque où cela

était clairement à contre-courant. Nous avonsdonc eu tout de suite cette étiquette d'extré-mistes. Maintenant, tout le monde pensecomme nous, mais on a oublié de nous enle-ver l'étiquette...” Alors, peut-être ne reste-t-il plus qu'à suggérer à tous les critiques devenir participer à une réunion à leur tour,afin de mener leur propre enquête plutôtque de se contenter de faire circuler de vieuxpréjugés ? n n n

STÉPHANIE BOUDAILLE-LORIN

1 - http://restocine.canalblog.com/archives/2011/09/30/22198425.html2 – http://lesjardinsdhelene.over-blog.com/article-un-heureux-evenement-un-film-de-remi-bezan-on-2011-86236067.html3 – Un heureux événement, Éliette Abécassis,Éditions Albin Michel (2005), page 113.4 – Ibid., page 116.5 – Ancienne présidente de La Leche LeagueFrance, porte-parole de l’association, auteurede nombreux ouvrages autour du maternageet chroniqueuse pour Grandir Autrement.

Danie

lle O

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