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LE CINÉMA EXPLOITÉ

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DU MÊME AUTEUR

La Formation professionnelle continue et l'Analyse économique

Economica, 1978

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RENÉ BONNELL

LE CINÉMA EXPLOITÉ

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI

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ISBN 2-02-004785-3

© ÉDITIONS DU SEUIL, 1978

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction inté- grale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consen- tement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Préface

Le cinéma est sans doute la forme d'art pour laquelle les jeunes mani- festent aujourd'hui l'attirance la plus spontanée. Il existe désormais une « génération du cinéma », la première qui a grandi au sein d'une culture où l'on tient le cinéma pour un art véritable et significatif. Elle a été le témoin et le bénéficiaire du prodigieux développement de la télévision et, plus généralement, de l'audio-visuel sous toutes ses formes. Elle accorde au cinéma parmi les « médias » une place privi- légiée et éprouve à son égard un véritable besoin.

Le cinéma est encore pour la « génération du cinéma » détente, dis- traction, évasion, imaginaire, mais il est aussi — et bien davantage que pour la génération précédente — expression de préoccupations d'ordre culturel où se mêlent la critique sociale, l'accueil de mondes intérieurs capables de remplir le vide de notre univers mécanisé, la passion pour l'expérimentation, la quête nostalgique et ambiguë d'une tradition et la recherche de valeurs « révolutionnaires », le besoin de poésie que permet de satisfaire cette capacité qu'a la caméra de s'atta- cher aux choses les plus simples du monde, de les voir avec humilité ou avec mysticisme et de les célébrer. Derrière un mur banal, Van Gogh envisageait de « peindre l'infini », mais il voulait aussi exprimer dans son œuvre « les terribles passions humaines ». Tout comme le peintre, le cinéaste voit et recrée, prend possession et communique, dénonce et partage; le cinéma n'a plus pour les jeunes de la « génération du cinéma » une fin avouée de divertissement : il ne s'agit pas pour eux de participer à la mythologie euphorisante du plaisir et du loisir dont regorge l'imaginaire filmique embourgeoisé, mais, ainsi que l'a très bien dit Edgar Morin , en allant voir un film « underground », « expérimental », « d'un jeune auteur » ou « d'un grand ancien », d'assumer une prise de position politique et existentielle « minimale ».

La fonction quasi militante ainsi reconnue au cinéma par les jeunes aujourd'hui est tout à la fois refus et adhésion, refus d'intégration à

1. S. Kaufmann, « La génération du cinéma », Dialogue, n° 3, 1971. 2. L'Esprit du temps, Paris, Grasset, 1975, t. II, p. 174.

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une société de servitude et d'acquiescement à une parole qui ment, volonté d'entendre une parole qui ne ment pas et d'édifier une société où l'homme ne détruira pas l'homme en le sacrifiant à des fétiches, l'argent, la puissance, ou la gloire. La nouveauté même du cinéma, continent que nous venons tout juste de découvrir , sa dépendance envers les techniques et la science de ce temps, et donc son adéquation à notre civilisation, l'universalité de son langage, son accessibilité, donnent à la « génération du cinéma » le sentiment que, tout comme les autres « médias », il peut être un instrument de cette re-création à laquelle ils aspirent. René Bonnell a raison : par leur poids dans la « demande » au sens économique du terme et par les exigences qu'ils manifestent, les jeunes « constituent une clientèle décisive pour l'avenir de l'industrie cinématographique ».

Le drame est que, au moment où il redevient pour les jeunes un objet de consommation festive et sociale, ainsi que le véhicule d'espérances incertaines, le cinéma répond de moins en moins, ou répond mal, à leur attente. C'est qu'il y a « crise » économique grave de l'industrie cinéma- tographique et « manipulation marchande de l'objet culturel ».

Au contraire de la « crise » qui frappe les arts du spectacle vivant , la « crise » de l'industrie cinématographique n'est pas une conséquence de la « loi Baumol » selon laquelle la croissance peut être analysée sous l'angle de la disparité croissante entre le secteur moderne défini par une productivité croissante du travail et le secteur archaïque, toujours plus en recul par rapport à lui parce que la productivité du travail y stagne ou ne connaît qu'une très faible croissance. Le « mal Baumol », entendons les difficultés financières chroniques et croissantes dues au décalage entre le mouvement à la hausse des salaires et des coûts induits dans le secteur archaïque par la hausse de la productivité du travail dans le secteur progressif et la stagnation de la productivité qui y règne, ne la frappe pas. Il n'y a pas pour elle de hausse des coûts en travail par unité produite (coût d'une représentation théâtrale, coût d'un concert) d'autant plus rapide que la productivité du travail croît plus vite dans d'autres secteurs sans hausse corrélative des recettes. Il y a crise parce qu'il y a fuite de la demande, contraction des exporta- tions, sous-utilisation du potentiel technique, aggravation du sous-

1. « N'oublions pas qu'il ne s'est écoulé que cinquante ans entre les inventions d'Edison et le Citizen Kane d'Orson Welles; c'est un peu comme si Stravinski avait écrit Petrouchka cinquante ans après la mise au point par Guido d'Arezzo de la notation musicale » (Stanley Kaufmann, loc. cit., p. 6).

2. Cf. D. Leroy, Économie des arts du spectacle vivant. Essai sur la relation entre l'économique et l'esthétique, Université de Paris-I, 1977 (thèse de doctorat d'État ès sciences économiques).

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emploi de la main-d'œuvre et encombrement persistant du marché du travail, concurrence mal supportée, poursuite d'une politique inconsi- dérée de hausse rapide du prix des places réduisant la clientèle des classes populaires, adoption d'une stratégie d'ensemble inadéquate à son objet.

« S'il est vrai — et je le crois, déclarait Orson Welles — que le théâtre, l'opéra et la musique doivent être subventionnés par l'État, cela vaut également pour le cinéma, à vrai dire même plus largement. Car les films ont une plus grande influence sur les masses et concernent plus directement ce moment de l'histoire du monde que nous sommes en train de vivre. La plus grosse subvention devrait être réservée pour le cinéma, car c'est lui qui a le plus besoin d'argent et qui a le plus de choses à dire. » Depuis toujours, ainsi que l'écrit René Bonnell, qui y voit l'une des raisons majeures de sa recherche, le cinéma fran- çais est un secteur « administré » par la puissance publique; il n'est pas pour autant l'objet d'une véritable politique culturelle. La faiblesse des aides financières accordées, la timidité des actions sélectives entre- prises, témoignent bien davantage d'un abandon de l'industrie cinéma- tographique française à la logique du marché, sous couvert de respect de l'initiative culturelle. Le titre que donne René Bonnell à son ouvrage exprime bien la situation d'un art humilié, réduit à l'état de produit commercial vendu à grand renfort de publicité, livré à la société de consommation.

« Le cinéma, écrivait André Bazin , est un art industriel susceptible de s'évanouir corps et âme avec les profits de l'industrie. » L'obligation de se soumettre aux nécessités d'une consommation massive géné- ratrice de gains n'empêche pas l'industrie cinématographique française de produire hors les normes du système, mais aussi parfois en les res- pectant, d'authentiques chefs-d'œuvre, mais elle pèse lourdement sur elle. Naguère, le code de production du cinéma américain imposait aux producteurs certains tabous afin de diminuer les risques sociaux provenant du contenu des films, voilà qu'aujourd'hui les interdits sociaux eux-mêmes deviennent objet de consommation et que l'on rentabilise non la « libération » des mœurs mais leur aliénation. Paie la pornographie, les films pornographiques envahissent les écrans; paie le racisme, l'on programme des films scandaleusement indulgents pour les criminels du III Reich. Au cinéma « vautré » et « digestif »

1. « Un entretien avec Orson Welles, cinéma, art et vie », Dialogue, n° 1, 1972, p. 38.

2. « Cinémascope et cinéma », Esprit, oct.-novembre 1953, p. 679. 3. H. Mercillon, Cinéma et Monopoles. Le cinéma aux États-Unis : étude écono-

mique, Paris, Colin, 1953, p. 60 sq.

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que dénonce Jean-Louis Bory 1 s'ajoute ainsi un cinéma veule et bestial, miroir d'une société tout entière soumise à l'argent, dans laquelle rien ne résiste à la transformation en monnaie, « pas même les os des saints et encore moins les choses sacro-saintes ».

Nous croyons à la dignité humaine, même dans la violence, même dans l'horrible, même dans la déchéance. Depuis ses origines, le cinéma est une recherche de réalisme de l'image; l'abstraction nécessaire à l'art n'est possible pour lui qu'à partir de ce que l'image a de plus concret : il montre avant que d'exprimer, il révèle plutôt qu'il ne signifie. Il touche à sa plénitude, qui est d'être l'art du réel, quand l'artiste le subordonne à ce qu'il a à dire sans se soucier de se conformer à quelque spécificité de la technique ou d'inventer à travers elle, et qu'il nous communique l'expérience et la vérité la plus simple et la plus profonde des personnes. N'est-ce pas ce qu'attend plus ou moins confusé- ment de lui une génération qui ne vit plus ses refus comme des moments troubles et incertains d'une crise de l'adolescence prélude à l'âge adulte, mais comme l'espoir d'un autre mode de vie et d'une autre éthique?

Rien de ce qui relève de près ou de loin du cinéma n'est étranger à René Bonnell. Ce qu'il y a de plus remarquable dans son ouvrage, ce n'est toutefois pas l'érudition sans faille dont il ne cesse de nous donner des preuves, c'est la mise en perspective de l'industrie française du cinéma, c'est l'analyse qu'il en fait en recourant aussi bien aux res- sources de la statistique qu'aux instruments de la théorie économique, et c'est le courage tranquille avec lequel il esquisse une politique consé- quente du cinéma. Sa démarche d'économie appliquée procède d'un point de vue critique non exclusif de jugements de valeur fondés sur le fait que, puisqu'il s'agit d'initiative culturelle, il faut bien faire référence à la culture, et sur cette certitude qu'il n'y a ni art, ni culture, véritables sans une connaturalité avec la vie politique et historique des hommes, comme avec leurs drames sociaux et spirituels. Loin de céder à la tentation facile de proposer une solution qui ne soit viable qu'au prix d'un changement radical de système économique et social, il préconise, dans le cadre actuel de gestion administrée de l'industrie cinématographique, des mesures de sauvegarde propres à éviter l'aggra- vation des déséquilibres qui la menacent, ouvertes sur une transforma- tion des structures et des méthodes de la profession, un réaménagement des interventions de l'État et leur insertion dans une politique générale de l'audio-visuel. Surtout, il oppose à ceux qui plaident pour un cinéma capitaliste de consommation, doté d'un compartiment culturel et prompt

1. Questions au cinéma, Paris, Stock, 1973, p. 51. 2. K. Marx, Le Capital, Paris, Éditions sociales, 1950, livre 1, t. I, p. 137.

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à récupérer pour les diffuser par les grands circuits les films qui y seraient bien accueillis, le projet d'un cinéma devenu besoin d'une population éduquée dans le cadre de la politique d'éducation perma- nente et qui s'efforce de traduire dans l'art, sans que l'on tombe dans la culture dirigée et « politisée », la prise de conscience généralisée et massive « du » politique, c'est-à-dire en définitive de l'histoire, que font les jeunes générations.

Puisse René Bonnell avoir de nombreux lecteurs, puissent ses idées recevoir une large audience critique et constructive, son livre est de ceux, rares, qui provoquent, stimulent, entraînent l'adhésion ou la colère, et doivent être médités parce qu'à travers eux quelqu'un nous parle.

HENRI BARTOLI

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Nous entrions à l'aveuglette dans un siècle sans traditions qui devait trancher sur les autres par ses mauvaises manières et le nouvel art, l'art roturier, préfigurait notre barbarie. Né dans une caverne de voleurs, rangé par l'administration au nombre des divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les per- sonnes sérieuses; c'était le divertissement des femmes et des enfants... Quand nous nous avi- sâmes de son existence, il y avait beau temps qu'il

était devenu notre principal besoin. JEAN-PAUL SARTRE, Les Mots

Gallimard, 1964, p. 97.

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REMERCIEMENTS

Cet ouvrage constitue la version condensée et actualisée d'une thèse de doctorat ès sciences économiques consacrée à l'Initiative culturelle en économie de marché : l'exemple du cinéma français depuis 1945, soutenue en novembre 1976 à l'université de Paris-I devant un jury composé de M et MM. les professeurs Annie Vinokur, Henri Mer- cillon, Jack Lang et de M. Jean-Louis Bory. M. le professeur Henri Bartoli, qui présidait cette instance, avait accepté de diriger ces tra- vaux. Qu'il veuille bien les considérer comme l'occasion de lui exprimer ma reconnaissance mais, mieux encore, comme le témoignage de ma solidarité avec le sens des recherches qu'il poursuit.

La présente édition s'efforce d'éviter au lecteur des développements théoriques trop détaillés et de lui épargner des précisions quantitatives secondaires, tout en respectant l'essentiel du propos dans sa démarche et son contenu.

Ces investigations n'ont pu se passer de la compétence attentive des divers responsables du Centre national de la cinématographie. Je les remercie pour leur aimable concours et, en particulier, M. Phi- lippe D'Hugues et M. Jack Gajos, dont les conseils ont souvent été décisifs dans les orientations de cette recherche. Il va de soi que toutes les opinions, erreurs ou omissions contenues dans ce livre n'engagent que son auteur.

Enfin, sans l'indéfectible soutien et l'aide matérielle efficace de ma femme, cette entreprise n'aurait pu être menée à bien. Elle m'a fait franchir la distance entre produire et fabriquer, écrire et, je l'espère, être lu. En lui dédiant ce travail, je ne fais que le lui restituer en partie.

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L'industrie cinématographique reste le lieu de l'ambiguïté écono- mique par excellence. Née d'une invention artisanale, soumise très tôt à des pratiques marchandes, perpétuellement attirée par un com- portement de monopole 1 elle nourrit cependant d'importantes ambitions culturelles. Le statut de VII art a toujours été contesté au cinéma à cause des importants moyens industriels nécessités par sa mise en œuvre. La rentabilité de cette activité exigeant une consommation de masse de ses produits, le cinéma connut, dès son origine, la tentation de standardiser les contenus des films 2 Cette branche a, de tout temps, hésité entre une fabrication industrialisée de rêves et d'illusion (Traumfabrik) et une création toujours inédite s'efforçant d'imposer le cinéma comme un langage original, animé d'un souci culturel authentique.

Premier « art » à naître d'une initiative industrielle, il en portera la tare face aux conceptions traditionnelles d'une expression artis- tique individualiste et avare de moyens. Touchant pour la première fois dans l'histoire un vaste public et manifestant l'impudence de tenter une synthèse de certains arts classiques (théâtre, musique, danse, chant, etc.), il est, dès sa naissance, classé comme distraction mineure, car populaire et facilement vulgaire 3 Le développement technologique posait le problème de l'art en termes nouveaux, car il transformait ce domaine, jusque-là réservé à l'artisanat, en zone

1. Cf. l'ouvrage de référence dans ce domaine : H. Mercillon, Cinéma et Mono- poles, op. cit. 2. « L'incertitude du rendement a conduit à une tentative d'uniformisation des contenus des films et des goûts du public » (P. Bachlin, Histoire économique du cinéma, Paris, La Nouvelle Édition, 1947, p. 157).

3. « Il débuta comme jouet scientifique, comme amusette de laboratoire. Puis, il fut un phénomène de foire, perfectionnement de la lanterne magique et il avait déjà mauvaise réputation : on lui reprochait d'abîmer la vue. Néanmoins et bientôt, il s'installa en permanence dans les villes pour servir d'amusement aux enfants et aux bonnes » (J. Epstein, Écrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, t. II, p. 344).

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d'échanges marchands très actifs dont le capitalisme allait rapidement s'emparer. Toutefois, nier la vocation culturelle du cinéma serait aussi vain qu'en faire la seule préoccupation de son industrie. Possé- dant une esthétique, une histoire, un langage spécifique, le cinéma est élément et reflet de la culture de la société industrielle. Traduisant par les moyens d'un média technologique des préoccupations sociales, il est à la fois produit de cette société et agent de ses transformations. Cette relation dialectique entre cinéma et société, que nous pourrions appeler sa puissance culturelle, tient au pouvoir de rayonnement inédit du VII art. Une telle caractéristique explique les dimensions de son organisation économique et les rapports étroits qu'il entretient avec les phénomènes de pouvoir.

En effet, le cinéma « distrait », c'est-à-dire qu'il arrache le specta- teur à sa quotidienneté et lui permet de rompre avec l'ordinaire de ses préoccupations. Seul son contenu détermine son intention cultu- relle. Il peut, en exacerbant les réflexes d'identification et en canalisant les aspirations du public vers des satisfactions imaginaires, proposer les voies d'une évasion momentanée de la réalité qu'il rend suppor- table en évitant d'en rendre compte : ce cinéma de « détente », de « distraction », fonctionne comme une soupape et conforte objective- ment les structures sociales et les rapports de pouvoir établis. De là, l'importance de la fréquentation dans le tiers monde et le rôle que le cinéma a joué longtemps dans la classe ouvrière des pays industriels, qui lui a fait un succès immédiat et massif. Il peut au contraire se vouloir subversif et remettre en cause les normes et valeurs véhiculées par l'idéologie dominante de la société.

Une force de persuasion de cette puissance, agissant à l'échelle d'un loisir de masse, ne pouvait laisser indifférent le pouvoir en place. En sortant pour la première fois de son ghetto « élitiste », sinon dans son mode d'élaboration, du moins dans ses techniques de diffusion, en changeant de dimension, l'art transformait la nature de ses rap- ports avec la société. Dans certains régimes, le cinéma est culturelle- ment édifiant : c'était le cas des péplums idéologiques de la période stalinienne en URSS dans les pays capitalistes, il constitue un moyen plus subtil de contrôle s o c i a l

1. « Paradoxalement, le terme de 'réalisme socialiste' a désigné surtout un cinéma fort éloigné du réalisme dans la mesure où il montrait beaucoup plus un type idéal d'homme, l'homme socialiste, l'homme nouveau, doué de qualités exceptionnelles de courage, de dignité et d'humanisme, qu'un homme réel engagé dans la quotidienneté » (Annie Goldmann, Cinéma et Société moderne, Paris, Anthropos, 1971, p. 77).

2. « Les inventions successives du parlant, de la couleur, de la télévision, etc., dans la mesure où elles enrichissaient les possibilités d'expression de désir, ont

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L'économie allait donc s'intéresser doublement au cinéma : en tant que zone de profit et comme élément important d'une stratégie de pouvoir qui nécessitait le contrôle étroit de ses contenus et de leur mode d'écoulement. En matière de cinéma, le modèle du marché a subi, peut-être plus que dans tout autre secteur, la tentation du mono- pole; la domination d'une demande fuyante est en effet indispensable à l'accumulation des profits dans cette industrie. Cette tentative aboutira surtout aux États-Unis et rencontrera des fortunes diverses selon les pays.

Le cinéma connaît, depuis une vingtaine d'années, une crise écono- mique très grave qui l'a plongé dans un profond déclin. Or rien n'indique mieux l'intimité des phénomènes économiques que l'état pathologique. En réagissant à la dépression, l'industrie cinématogra- phique a révélé ses faiblesses, mais aussi ses pratiques, ses motivations et ses objectifs. Elle fournit un champ d'analyse exemplaire de la façon dont l'économie de marché traite du développement culturel, et ceci pour trois raisons.

• L'activité cinématographique en France a été très peu étudiée sous l'angle socio-économique, c'est-à-dire dans une optique d'ana- lyse de ses structures, de la logique de son fonctionnement, de ses finalités, alors qu'existent des recherches intéressantes sur les cinémas étrangers 1 Georges Sadoul, certainement l'un des plus grands histo- riens du VII art, a consacré une partie de ses travaux à la description de l'aspect économique de l'évolution du cinéma, mais cette dimen- sion ne constitue pas l'axe principal de ses écrits. En outre, les pro- blèmes économiques du cinéma français de l'après-guerre y sont rapide- ment traités.

• Depuis 1945, le cinéma français a été un secteur administré par la puissance publique. L'État, conscient de la nature particulière de cette industrie — et souvent à sa propre demande —, est largement intervenu dans la vie économique du VII art pour faire obstacle à l'entropie qui la menace perpétuellement et infléchir les tendances

amené le pouvoir à renforcer son contrôle sur le cinéma et même à s'en servir comme d'un instrument privilégié [...]. Le cinéma commercial n'est pas simple- ment une drogue à bon marché. Son action inconsciente est profonde; peut-être plus que n'importe quel autre moyen d'expression. A son côté, la psychanalyse ne fait pas le poids! » (F. Guattari, « Le divan du pauvre », Communications 23, Psychanalyse et Cinéma, 1975, p. 101.)

1. Sur le cinéma américain, cf. H. Mercillon, op. cit., ,et Th. S. Guback, The International Film Industry, London, Indiana University Press, 1969. Sur le cinéma anglais, cf. J. Spraos, The Decline of the Cinema, Londres, Allen and Unwin, 1962.

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spontanées de l'économie de profit vers des préoccupations non exclu- sivement mercantiles. Dans son désir de ne pas entraver la liberté d'entreprendre, de n'instaurer nul dirigisme culturel et de n'exercer qu'une fonction régulatrice d'un système de production laissé intact dans son fonctionnement et ses motivations, l'action des pouvoirs publics s'est heurtée à la logique récupératrice du marché, et le sens de ses interventions s'en est trouvé infléchi. L'immixtion permanente de l'administration dans la vie du cinéma et dans la répartition de ses ressources pose le problème de l'opportunité et de l'efficacité de l'intervention étatique dans une économie culturelle de marché mue par l'idéologie libérale.

• Le « monde du cinéma » forme un microcosme intéressant qui, se marginalisant volontiers, devient aisé à observer. Cette marginali- sation, que certains regrettent, est une donnée objective : elle trouve en partie son origine dans la manipulation publicitaire du public (star system) et dans le vieil anathème qui frappait le monde du spectacle (cf. infra). La crise même du cinéma est en train de remettre en cause ce phénomène. Cependant, à l'intérieur de ce secteur, la logique capitaliste est l'objet de tiraillements entre les actions, d'inspi- rations idéologiques variées, menées par les différents groupes de pression : patronaux, syndicaux, corporatifs. Seuls les spectateurs- consommateurs demeurent passifs sur ce marché, où la constitution d'un monopole définitif est rendue difficile par la nature même du produit. Le manque d'homogénéité de la marchandise-film n'autorise que des situations de domination passagère, tout au moins au niveau de la production; de là, le sentiment que toute innovation a ses chances et que le marché demeure le modèle le plus adéquat au déve- loppement du cinéma. Dès lors, se pose la question de la configuration des forces qui structurent ces initiatives, des motivations qui les animent et des finalités qu'elles poursuivent. Le problème du pouvoir surgit donc naturellement, dans un domaine, qui, comme le cinéma, touche à l'information.

Les conditions historiques de la formation de l'industrie cinéma- tographique française ont également pesé lourd sur son destin. Dès l'origine, les structures de cette jeune branche présentent une certaine spécificité par rapport au modèle de développement du cinéma à l'étranger, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cette singularité retentira sur le comportement ultérieur du secteur et donnera sa physionomie particulière à la crise. En France, l'impor- tance de la population rurale contribue au maintien d'une exploita- tion dispersée d'origine foraine, qui persistera longtemps sous cette forme. Jamais ne se sont créées les conditions d'une concentration

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de l'exploitation, car, après l'échec du trust Pathé dans les années vingt et la faillite de Gaumont en 1934, le secteur de la production manque du capital et du soutien bancaire nécessaires à la mise en œuvre d'un processus d'intégration verticale sur le modèle d'outre- Atlantique. De plus, la consolidation des Majors américaines sou- tenues par la dimension de leur marché national, les limites d'une consommation interne trop étroites pour permettre l'amortissement de productions de plus en plus chères, obèrent les capacités d'expor- tation du cinéma français; la substitution de la domination mondiale du cinéma américain à celle du cinéma français s'en trouve facilitée dès l'après-Première Guerre mondiale.

Au début des années quarante, l'industrie cinématographique française se présente sous l'aspect suivant :

• une production morcelée, dominée par Pathé et Gaumont, seules entreprises à regrouper des activités de production, de distri- bution et d'exploitation. Leur taille trop modeste les empêche, toute- fois, de contrôler le marché à la manière des Majors américaines;

• une exploitation dispersée d'environ 4 000 salles, dont moins d'une centaine appartiennent à des sociétés intégrées, qui ne dominent que partiellement le marché, en pratiquant les méthodes de l'exclusi- vité;

• un marché intérieur trop étroit pour permettre un amortisse- ment aisé de la production.

Au total, ce secteur relativement artisanal, instable, demeure d'une grande fragilité. Ni les pouvoirs publics ni un capitalisme financier puissant ne sont intervenus pour faciliter la création d'une industrie du cinéma solide, organisée, compétitive sur les marchés étrangers. Cette faiblesse structurelle était due, avant tout, au manque d'enver- gure du capitalisme français, qui a laissé le champ libre au cinéma américain dans sa stratégie de domination mondiale de l'industrie du VII art.

Le cinématographe, invention française, a profité à l'industrie américaine plus qu'à la nôtre. Les banques françaises, à la diffé- rence de leurs homologues américaines, méprisèrent cet « art de sal- timbanque ». Cette caractéristique du capitalisme français, plus conscient de ses droits que de ses devoirs, plus jaloux de ses rentes que désireux d'entreprendre, était particulièrement vérifiée entre les deux guerres. Elle concerne encore de nombreuses activités et conserve une profonde réalité au sein de l'industrie française du cinéma.

Ces remarques rapides sur la formation de l'industrie cinémato- graphique française éclairent, en partie, l'origine de son comporte-

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ment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après une phase de forte expansion, elle connaît, à la fin des années cinquante, l'épreuve d'une chute considérable de la fréquentation. Elle réagit à cette récession comme une activité routinière dont on secoue brusquement le monopole tranquille sur les loisirs de masse et qui ne s'est préparée à aucune mutation, malgré l'expérience antérieure des États-Unis et de la Grande-Bretagne dans ce domaine. Cette industrie n'a pas su profiter du développement et de la diversification des loisirs qui accompagnent les progrès du niveau de vie. Le cinéma français donne à la crise des réponses qui ne sont pas nécessairement adaptées à la légitime satisfaction des besoins culturels de la collectivité. L'inter- vention permanente de l'État dans la vie économique du cinéma depuis 1945 a comporté des effets positifs, sans parvenir à juguler la crise qui frappe le secteur. Une telle expérience fait planer un doute sérieux sur l'efficacité d'un certain type d'interventionnisme en éco- nomie culturelle de marché. Autant de considérations qui détermine- ront les axes de recherche de cet ouvrage.

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1. Situation économique du cinéma et diversification des loisirs

Pendant un demi-siècle, le VII art a régné de manière incontestée sur les distractions de masse, le système économique se montrant fort parcimonieux en matière de loisirs. Il exploitait un besoin d'éva- sion imaginaire, rendue indispensable aux travailleurs par les contraintes de la production. Dispensant un service collectif par la médiation d'un bien non homogène — le film —, l'industrie du cinéma a connu une croissance fort instable, malmenée par les humeurs et les goûts changeants du public, et secouée par l'incohérence de ses structures. Prodigue du superflu, le cinéma aidait à faire oublier l'insuffisance du nécessaire, ce qui explique son succès dans les milieux populaires ou durant les périodes de privation (guerre)

La diversification des loisirs n'a pas profité au VII art et semble même lui nuire. Frappée de plein fouet par la concurrence technolo- gique de la télévision à la fin des années cinquante, l'industrie du cinéma s'est véritablement effondrée, dévoilant sa fragilité économi- que masquée, jusque-là, par l'euphorie de la prospérité. La crise du cinéma se présente, en première analyse, sous la forme d'une fuite de la demande dont il faut prendre la mesure et appréhender l'évolu- tion. Elle se manifeste également par la contraction de certaines activités de la branche (exportations, industries techniques, etc.).

Cependant, cette industrie fournit sa propre explication à la réces- sion qui l'atteint. Son analyse de la situation conditionne sa réaction

1. « Plus péniblement encore la classe ouvrière vit parmi les signes de la consom- mation et en consomme une masse énorme. Sa quotidienneté se compose surtout de contraintes et comporte un minimum d'appropriation. La conscience dans cette situation se porte au niveau de l'imaginaire mais y éprouve vite une déception fondamentale » (H. Lefebvre, La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 175).

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et légitime son attitude face à la désertion des salles obscures. En réalité, son comportement aggrave les torts que lui causent ses « ennemis naturels » (télévision, voiture, vacances) dont il s'agit d'apprécier avec précision le mode d'influence sur la fréquentation.

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CHAPITRE I

La baisse de la fréquentation

L'analyse statistique des résultats de l'activité cinématographique se trouve facilitée par l'existence des divers recensements effectués par le Centre national de la cinématographie (CNC) à partir des déclarations périodiques des exploitants sur la fréquentation à leurs guichets; ces données constituent un précieux sous-produit des opéra- tions de contrôle public destinées à favoriser une répartition sincère et équitable de la recette.

Pour apprécier l'évolution de la fréquentation depuis la Seconde Guerre mondiale, il nous faut dresser un constat du comportement de la « demande de cinéma » sous tous ses aspects, sans prétendre apporter d'explication aux phénomènes observés. Cette précaution méthodologique veut éviter une interférence des hypothèses causales dans la présentation de la situation. Les quelques études partielles sur l'activité cinématographique, généralement d'origine profession- nelle 1 apparaissent parfois surdéterminées par les conclusions qu'elles cherchent à imposer ou les intérêts qu'elles veulent servir. Sans prétendre à une illusoire objectivité, nous allons nous efforcer à une mise à plat du phénomène afin de faciliter notre analyse expli- cative .

1. Cf., par exemple, J.-Ch. Edeline, le Livre blanc de l'exploitation, 1975. 2. « On commettrait d'ailleurs une grave erreur si l'on pensait que la connais-

sance empirique peut demeurer dans le plan de la connaissance rigoureusement assertorique en se cantonnant dans la simple affirmation des faits. Jamais la description ne respecte les règles de la saine platitude », écrit Gaston Bachelard dans la Formation de l'esprit scientifique (Paris, Librairie philosophique Jean-Vrin, 1970, p. 44 [7 éd.]).

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GRAPHIQUE I

ÉVOLUTION DE LA FRÉQUENTATION CINÉMATOGRAPHIQUE

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1. L'EFFACEMENT DE LA FRÉQUENTATION

Le terme « effacement » paraît qualifier correctement une situation d'évanouissement géographique de la fréquentation : phénomène dont la brusquerie n'exclut pas la diversification régionale. La demande semble s'estomper çà et là, en quelques années, tout en procédant à d'apparents déplacements géographiques. L'évolution du nombre d'entrées annuelles révèle le caractère cahotant de la fréquentation. Deux périodes peuvent être distinguées de part et d'autre de l'année 1957 : une sorte « d'âge d'or » du cinéma entre 1945 et cette date, puis une ère de déclin accéléré de la demande dans ce secteur. Ce mouvement s'accompagne, comme dans la plupart des pays industrialisés, d'une urbanisation de la fréquentation (gra- phique I).

A. L'évolution globale L'année 1957 apparaît comme une référence nostalgique dans

les écrits professionnels consacrés à la « crise » : ce fut la période de fréquentation maximale des années cinquante. Elle situe le point de retournement de la demande adressée au VII art.

Après une période de guerre assez favorable, compte tenu de conditions économiques générales de l'époque (300 millions d'entrées en moyenne annuelle), la fréquentation atteint son niveau record en 1947, avec plus de 423 millions d'entrées. Cette année « peut être considérée comme exceptionnelle, à bien des égards : elle coïncidait avec une période d'extrême pénurie des biens de consommation et d'inflation des revenus nominaux; elle succédait aussi à une longue période où l'offre de films, et en particulier de films américains, avait été restreinte 1 ». Durant toute cette période où le cinéma détient une sorte de monopole des loisirs de masse, la fréquentation oscille autour de 380 millions d'entrées par an. Cet âge d'or du cinéma français appelle une remarque essentielle : malgré la forte élévation du niveau de vie constatée durant cette époque de reconstruction de l'économie, en dépit de l'augmentation de la population, notam- ment par la voie de l'immigration, la demande de cinéma plafonne

1. Société d'études et de mathématiques appliquées (SEMA), Situation et Pers- pectives du cinéma en France, Paris, 1965, II partie, « La crise du cinéma », p. 2.

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à un haut niveau (390 millions d'entrées par an en moyenne), après avoir atteint deux sommets à dix ans d'intervalle. Cette croissance « en rideau » traduit une sorte de saturation de la demande qui mani- festerait une relative insensibilité à la progression des revenus à moyen terme. H. Mercillon croit discerner un phénomène identique pour le cinéma américain entre 1929 et 1946 : « Le cinéma américain n'est plus une industrie en expansion 1 »

La demande se contracte ensuite pour se stabiliser à un niveau plus bas (1949-1951); elle accuse une chute brusque en 1952, signe vraisemblable de la sensibilité de la fréquentation à la conjoncture (année de « stabilisation Pinay » marquée par une légère diminution des salaires réels).

Entre 1952 et 1957, l'utilisation des techniques du grand écran, et du cinémascope en particulier, a encouragé la demande qui reprend une nouvelle vigueur pour culminer en 1957 avec plus de 411 millions d'entrées.

En 1958 s'amorce une période de chute très forte de la demande qui ne s'amortit réellement qu'à partir de 1970. Entre 1957 et 1976, la fréquentation a diminué de 58 % au rythme de 3,63 % en moyenne annuelle. Au total, sur la base 100 en 1945, période qui reflète correc- tement la fréquentation moyenne des quatre années d'après-guerre, le nombre d'entrées annuelles s'établit à 43,4 en 1976. Depuis 1970, la demande semble se stabiliser autour de 170 à 180 millions de visites au cinéma par an. Cette chute brutale et continue, dont rien, en dépit d'une récente pause, n'indique l'issue, traduit ce que l'on ne cesse d'appeler depuis près de vingt ans la « crise du cinéma ». Un tel effon- drement ne constitue-t-il qu'une crise passagère d'adaptation ou indique-t-il la voie d'une irrémédiable disparition du VII art, victime du désintérêt croissant de la collectivité à son égard? Avant de tenter de répondre à cette question, il nous appartient de recueillir davantage d'éléments d'observation.

B. L' incidence démographique La chute de la fréquentation apparaît plus sévère encore à la

lumière des données démographiques. Sur la base 100 en 1945, l'indice de la fréquentation par habitant s'établit à 92,2 en 1957 et à 32,8 en 1976. Un tel effondrement statistique noircit un peu la réalité : la forte augmentation de la population depuis 1945 fait baisser arithmétiquement le niveau de consommation par tête sans

1. H. Mercillon, op. cit., p. 72.

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fournir simultanément de véritables amateurs de cinéma 1 Ces der- niers ne se manifestent qu'au moment où pour d'autres raisons la chute de la fréquentation s'amorce (1958-1960). Il demeure cepen- dant qu'en 1976 le Français rend trois fois moins de visites au cinéma qu'à la Libération, avec en moyenne 3,3 entrées dans l'année.

C. Une évolution comparable à l'étranger La baisse continue de la demande de cinéma en France n'est pas

un phénomène isolé; à la même époque, la plupart des pays capita- listes industrialisés ont vu leur cinéma national subir un sort identique (graphique II). L'ensemble des pays concernés connaissent l'apogée de leur fréquentation à une période identique (1955-1958), à l'excep- tion notable de la Grande-Bretagne (1948) et des États-Unis (1946). Chaque pays, à l'exception des nations anglo-saxonnes, connaît une phase de croissance globale de la fréquentation, de 1945 au milieu des années cinquante.

La chute de la fréquentation, par rapport à l'année de pointe, a été d'intensité variable. Fulgurante pour la Grande Bretagne (— 90%), elle demeure relativement modérée pour l'Italie, mais se situe en moyenne entre 50 et 80 % pour les autres pays, ce qui constitue une sévère récession.

Le niveau de consommation moyen par tête n'est pas pour autant identique dans tous les pays. Comparable en 1950 pour la République fédérale allemande, le Japon, la Suède et la France (de 8 à 10 visites par an), il est nettement supérieur pour l'Italie (14,2), et surtout pour les États-Unis (20,5) et la Grande-Bretagne (29). Cette dernière détient une sorte de record absolu, puisque l'Anglais rend à cette époque deux fois plus de visites au cinéma que l'Italien et trois fois plus que l'Allemand, le Japonais ou le Français.

C'est dire si ces pays partent de situations dissemblables pour affronter la crise. Aucun critère quantitatif général ne peut expliquer ces disparités : ni le niveau absolu de population ni le degré de déve- loppement économique globalement comparable, exception faite des États-Unis.

1. Il s'agit des Français nés à partir de 1944 qui n'atteignent l'âge théorique d'autonomie de la fréquentation (15 ans) qu'à partir de 1959. Il ne faut pas non plus omettre l'incidence sur la demande potentielle de cinéma de la population immigrée adulte dont l'augmentation a contribué également à l'expansion démo- graphique du pays. Cf. Population, numéro spécial sur la population française, juin 1974, p. 147-160.

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1950-1955-1965-1973: ÉVOLUTION DU NOMBRE D'ENTRÉE ANNUELLE PAR TÊTE DANS LES PRINCIPAUX PAYS INDUSTRIELS

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Par rapport à son niveau initial, la demande de cinéma a connu dans chacun de ces pays une diminution d'intensité variable. En 1973 les divers taux de fréquentation se classent dans un ordre différent de celui de 1950 : Grande-Bretagne, République fédérale allemande et Japon, victimes des récessions les plus sévères, manifestent, avec un nombre de visites moyen de 2,5, une inclination pour le cinéma moins intense que la France et la Suède (3,3). Les États-Unis, en dépit d'une baisse rapide de la fréquentation par tête depuis la guerre (— 83 %), maintiennent un niveau de consommation moyen, supé- rieur d'environ 25 % à celui de la France et à celui de la Suède et de 80 % à celui de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et du Japon.

Le cas de l'Italie est particulier : ce pays a beaucoup mieux résisté à la baisse que ses voisins. Il a même connu une reprise de la fréquen- tation entre 1970 et 1974 (545 millions d'entrées). La consommation par tête du début des années soixante-dix représente deux à trois fois celle des autres pays. Cependant, la fréquentation globale a fortement baissé à partir de 1975, à la suite de la privatisation partielle de la télévision qui a entraîné un accroissement important de films télé- diffusés 2

D. Les mutations de la répartition géographique de la fréquentation La répartition géographique de la demande s'est toujours opérée

de manière plus ou moins inégalitaire. Les résultats de fréquentation en fonction des zones d'habitation reflètent l'accroissement du désé- quilibre territorial engendré par les transformations structurelles de l'économie française depuis la guerre. L'industrialisation en dépeu- plant les campagnes a réduit la clientèle potentielle du VII art et aggravé l'appauvrissement culturel des régions rurales. De plus, la crise des débouchés a dissuadé l'industrie cinématographique d'ins- taller dans les zones nouvellement peuplées les équipements qu'elle avait abandonnés dans les milieux en déclin. Ce phénomène a renforcé les disparités géographiques de la fréquentation au profit des agglo- mérations urbaines; les déplacements de la demande ont ainsi été

1. L'année 1973 caractérise bien la situation moyenne de la demande cinéma- tographique des années soixante-dix dans les pays concernés.

2. La perte du monopole régional de la RAI a entraîné la multiplication des stations locales de radio et de télévision. La fréquentation s'établirait à 400 millions d'entrées en 1976. La profession explique la longue résistance de la fréquentation par la modération de la RAI en matière de diffusion de films sur le petit écran. Cette explication nous apparaît incomplète (cf. infra).

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GRAPHIQUE III

FRÉQUENTATION ET TAUX DE RURALITÉ (AJUSTEMENT : ANNÉE 1968)

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GRAPHIQUE IV

FRÉQUENTATION ET TAUX DE RURALlTÉ (AJUSTEMENTS)

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accentués par l'apparition de déséquilibres propres à la branche. Sous cette double influence, la fréquentation a évolué de façon spécifique.

1. La fréquentation : un phénomène essentiellement urbain. L'urbanisation de la fréquentation s'apprécie en tentant, d'une

part, de mesurer sa sensibilité aux taux de ruralité, d'autre part, d'apprécier son évolution en fonction de l'importance des agglomé- rations.

Le taux de rura/ité : L'analyse statistique permet de mettre en évi- dence la relation existant entre le taux de ruralité d'un département (pourcentage de la population vivant dans des communes de moins de 2 000 habitants) et la variation de la fréquentation. L'année 1968, ultime année de forte crise de la demande, marque le déclin de la phase aiguë de la récession et constitue donc un bon support à une telle investigation. Une apparente corrélation négative existe entre taux de ruralité et taux de fréquentation (graphique III). Cependant, la dispersion des taux de fréquentation est assez forte (coefficient de variation — écart type/moyenne — de 56,92 %), ce qui affaiblit la corrélation proposée. Les tendances déjà perçues 1 dans les années précédentes s'accentuent (graphique IV); on constate à la fois une baisse du taux de ruralité et une chute de la fréquentation à ruralité constante. Contrairement à la période précédente, la chute de la demande concerne avec la même intensité tous les départements, mais elle se manifeste avec plus d'évidence dans les départements les plus urbanisés. Un nombre non négligeable de départements très peuplés (notamment ceux de la région parisienne) présentent des taux de fréquentation aussi faibles que ceux des régions rurales. Ainsi, les migrations rurales, propices à contracter la demande de cinéma, n'ont pas amélioré globalement la fréquentation dans les villes. Dans sa médiocrité croissante, la fréquentation réserve aux milieux urbains un rôle relatif prépondérant, moins explicable par l'afflux de popu- lation que par l'influence relative de ce type d'environnement sur la capacité de résistance de la demande.

Le rôle de la taille de l'agglomération : Le comportement de la fréquentation dans les grandes villes a connu une évolution relati- vement complexe, les grandes agglomérations urbaines demeurant finalement les apparentes « bénéficiaires » de la crise du cinéma. Il est possible de distinguer trois périodes pour apprécier ce phénomène.

1. Calcul effectué par la SEMA, op. cit., II partie, p. 7.

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De 1945 à 1954, le nombre d'entrées par habitant croît régulièrement avec la taille de l'agglomération. Cette situation s'explique facilement par l'effet entraînant qu'exerce sur la demande une offre de films dense et variée, caractéristique des milieux urbains.

De 1954 à 1961, et surtout à partir de 1957, la crise qui s'amorce frappe plus fortement les grandes agglomérations et les villes moyennes. Entre 1956 et 1962, la chute de la fréquentation par tête est d'autant plus forte que la ville est peuplée (graphique v). Les petites communes améliorent légèrement leur part relative dans la fréquentation totale.

Il s'agit d'une période de fortes migrations rurales en direction des grandes villes (première génération des migrations). L'urbanisa- tion désordonnée qui accueille ces mutants les déporte, notamment les jeunes ménages, vers des banlieues lointaines et mal desservies. Les salles de spectacle, installées au centre et à la périphérie immédiate des villes, sont ainsi éloignées de ces catégories démographiques, potentiellement consommatrices de cinéma en raison de leur âge. Pénalisées par le coût en temps et en fatigue de leur déplacement, ces populations réduisent, souvent à leur corps défendant, leur fré- quentation et acquièrent rapidement des récepteurs de télévision : de là, une baisse de la fréquentation moyenne dans les grandes villes.

Depuis 1962, un mouvement différent s'est progressivement affirmé : la baisse du taux de fréquentation évolue dans le même sens que la densité de peuplement. Entre 1962 et 1974, période reflétant bien la situation moyenne des années soixante-dix, les villes de plus de 60 000 habitants connaissent une baisse de ce taux de l'ordre de 36 %; les agglomérations comprenant de 15 000 à 60 000 habitants enregis- trent une diminution de près de 53 %; elle est de 65 % dans les villes de 8 000 à 15 000 habitants, et même supérieure pour les communes plus petites. Parallèlement, les villes les plus peuplées conquièrent une part croissante du marché : en 1975, elles réunissent 24 % de la population, mais près de 61 % des entrées et 65 % de la recette. Les petites communes de moins de 15 000 habitants semblent condamnées à une « mort cinématographique » lente. En effet, les villes de plus de 15 000 habitants représentent 45 % de la population environ, mais réalisent 82 % des entrées et 86 % des recettes. La fréquentation se concentre dans les zones fortement peuplées offrant un paysage de conurbation : en 1975, les 50 agglomérations de plus de 100 000 habitants sont, avec 42 % de la population, à l'origine de 67,8 % des entrées et de 72,5 % des recettes.

La concentration de la demande en milieu urbain ne doit pas mas- quer la réalité du phénomène de baisse de la fréquentation : les gran-

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1957-1962-1967-1973 : FRÉQUENTATION ANNUELLE MOYENNE

GRAPHIQUE V

PAR L'HABITANT EN FONCTION DE LA TAILLE DES AGGLOMÉRATIONS

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des villes subissent simplement une défaveur moins grande de la part des spectateurs. Le déséquilibre des résultats est essentiellement dû à la disparition progressive des salles en milieu faiblement urbanisé, le déclin relatif de leurs performances ayant entraîné leur fermeture. En 1962, les communes rurales abritaient 17 % des salles contre environ 10 % en 1977. Ce phénomène explique arithmétiquement le succès relatif des villes, qui sont le lieu d'une nouvelle stratégie commerciale de la part de la profession (cf. infra).

En réalité, les spectateurs perdus par les villes entre 1954 et 1963 ne sont pas retrouvés. Par ailleurs, le développement de l'usage de l'automobile et l'amélioration des liaisons routières ont accru la mobilité du public, moins dépendant pour sa consommation cinéma- tographique de la programmation et de l'équipement en salles de son lieu de résidence. Les agglomérations urbaines exercent ainsi, sur ceux qui peuvent se déplacer, un effet d'attraction, au détriment de la fréquentation dans les petites communes.

2. La prépondérance parisienne. Paris a toujours occupé une place privilégiée en matière de cinéma.

Le graphique VI indique clairement l'importance de la fréquentation dans la capitale.

Pendant la période de prospérité du cinéma, les Parisiens rendent en moyenne près de trois fois plus de visites aux salles obscures que l'ensemble des Français. La région parisienne a également un taux de fréquentation moyen nettement supérieur à celui du pays.

La capitale connaît, dès 1958, un vif déclin de la demande, tout en offrant, à partir de 1967 surtout, une plus forte résistance à la crise que le reste du pays; son taux de fréquentation se maintient entre 16 et 17 visites par an depuis une dizaine d'années. Au total, la fréquentation moyenne du Parisien aura chuté d'environ 48 % depuis 1957.

L'écart entre la fréquentation par tête dans la capitale et celle de l'ensemble du pays va ainsi se creuser : en 1976, les Parisiens vont en moyenne six fois plus souvent au cinéma que l'ensemble des Français. Malgré le rapide déclin de la banlieue, la région parisienne réussit à maintenir une sorte de record avec un taux de fréquentation égal au double environ du taux moyen national.

Cette prépondérance se perçoit également à d'autres critères : en 1976, Paris réalise le quart des entrées de l'ensemble du territoire (20 % en 1956) et totalise près de 28 % de la recette, alors que cette ville ne représente que 5 % de la population française. La région pari- sienne procure 34 % des entrées (30 % en 1956) et près de 38 % de

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GRAPHIQUE VI

ÉVOLUTION DU TAUX ANNUEL DE FRÉQUENTATION

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la recette (35 % en 1956) pour une population égale à moins de 20 % de celle du pays.

Paris et la région parisienne n'ont renforcé leur position dans les résultats qu'à partir de 1966-1967 : à cette époque, la programmation commence à privilégier les grandes villes et les premières multisalles apparaissent. Les recettes ont suivi à peu près la même évolution et poursuivent leur progression pour la région parisienne (sauf en 1974); celles de Paris régressent depuis 1970 (32 %). Une telle dégradation est due au rattrapage rapide du prix des places en province par rap- port à ceux de la capitale traditionnellement plus élevés.

La primauté de Paris a de nombreuses origines : • un équipement supérieur à la moyenne nationale : avec 8 %

de l'ensemble des salles, on y compte environ un fauteuil pour 17 habi- tants, au lieu d'un fauteuil pour 32 dans l'ensemble du pays. Certes, cet indicateur demeure grossier, car l'offre de cinéma dépend égale- ment du nombre de séances et de programmes pratiqués par les salles.

L'offre de films est plus intense à Paris : plus de 300 films sont visi- bles chaque semaine dans la capitale. Cette variété de programmes exerce une puissante attraction sur la clientèle de la région parisienne. C'est pourquoi les performances moyennes de la fréquentation dans la capitale ne sont pas dues uniquement aux Parisiens « intra-muros »; les résultats doivent y être considérés moins dans leur valeur absolue que dans leur évolution, afin de tester la permanence de l'attrait pari- sien;

• l'importance commerciale de Paris où se trouve concentré l'essen- tiel des moyens de production et de diffusion n'a nul besoin d'être soulignée. Ce phénomène participe de la centralisation de la vie cultu- relle française dans cette ville, qui fait et défait les fortunes artistiques.

Une attention particulière doit être apportée à la banlieue pari- sienne. L'évolution des taux de fréquentation des départements limi- trophes de Paris reflète bien, jusqu'en 1957, le comportement moyen national : à partir de cette date, s'est produit dans cette région un phénomène de récession plus rapide que dans l'ensemble du pays. En 1976, la fréquentation moyenne de la banlieue parisienne est infé- rieure d'environ un tiers à celle de la collectivité nationale.

Par son sous-équipement culturel, son développement rapide et désordonné, la banlieue parisienne témoigne bien des caractéristiques profondes de la crise du cinéma. Entre 1968 et 1976, le nombre de salles de banlieue a augmenté faiblement après une période de pro- gressive disparition : il est passé de 340 à 372, soit un équipement inférieur à celui de la capitale pour une population quatre fois plus

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importante et une superficie dix fois plus vaste. On y comptait un fauteuil pour 54 habitants en 1976, contre un pour 30 en 1958.

La sous-fréquentation dans cette région n'a donc rien de surprenant. A ces obstacles s'ajoutent les difficultés inhérentes au mode de vie de ses habitants, dont le temps de non-travail est en partie consommé par l'allongement de la durée des transports et les besoins de plus en plus impérieux de récupération. Certes, le suréquipement relatif de la ville de Paris (concernant essentiellement six ou sept quartiers) peut en partie compenser les insuffisances de l'infrastructure de la banlieue et en particulier des agglomérations limitrophes de la capi- tale. Ce point de vue admet le principe d'une sorte de « rente culturelle à la mobilité » et suppose un peu rapidement une pratique aisée de Paris en matière de transport individuel ou collectif; une telle situation ne procure pas, comme le montrera la suite de cette étude, les avantages d'une accessibilité géographique immédiate de l'offre de films, avec ses effets heureux sur la fréquentation.

2. LE DÉSÉQUILIBRE TERRITORIAL

Pour tenter d'apprécier de manière plus fine l'évolution de la demande dans les différents départements, nous avons réalisé un classement des taux moyens de fréquentation hebdomadaire par rapport à l'indice national homologue 1 (tableau I et graphique VII). Les taux moyens de fréquentation par tranche conservent un écart remarquablement constant pour toutes les valeurs inférieures d'au moins 20% à celle de l'indice national. L'idée de changement d'échelle de la demande s'applique donc particulièrement bien à 67 % des départements les plus faibles consommateurs de cinéma. En revanche un cinquième d'entre eux se rapproche des performances moyennes nationales : la fréquentation de ces départements passe de 83 % de l'indice national en 1954 à 90 %, dix-huit années plus tard; de même, la consommation parisienne éloigne les taux des départements les plus performants (indices égaux ou supérieurs à la moyenne) du com- portement moyen national. L'aggravation de l'écart hiérarchique entre les taux de fréquentation semble moins due à l'effondrement

1. Cette méthode d'analyse a été employée pour l'année 1970 par la Société d'études des loisirs de groupe dans l'aménagement du territoire dans le but d'étudier le problème de l'implantation des salles.

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TABLEAU I

ÉVOLUTION DE LA VALEUR MOYENNE ET DE LA DISPERSION RELATIVE DES TAUX DE FRÉQUENTATION DÉPARTEMENTAUX

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Le cinéma, produit culturel né de la technologie, est le seul art à connaître des problèmes économiques à l'échelle de son organisation industrielle. Marqué dès son origine par l'instabilité, le VII art semble vivre une « crise » permanente. On lui prédit souvent que celle qu'il subit est la dernière car il ne lui survivra pas. Vendant du rêve, mani- pulant des ombres, l'activité cinématographique a toujours donné au public l'image de l'opulence et de l'improvisation. Ce masque fabriqué à des fins publicitaires ne correspond plus à la réalité. La chute rapide du nombre de spectateurs depuis 1957 s'apparente à une lente ,agonie. Le rétrécissement des débouchés a favorisé la concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques personnes, placées à la tête d'un très petit nombre de groupements d'exploitations de dimension nationale. L'essentiel de la création cinématographique est soumis au règne du « guichet ». Guetté par la routine, le cinéma français n'est à l'aise que dans les procédés, situation dangereuse pour une activité qui exige un incessant renouvellement de ses contenus. L'intervention à la fois minutieuse et insuffisante de l'Etat a renforcé le caractère corporatiste et l'isolement de l'organisation de la branche. L'activité cinématographique négocie en position de faiblesse tous les change- ments que lui impose le développement de l'audio-visuel. Seule une politique rompant avec la logique autarcique de l'économie du cinéma, c'est-à-dire fondée sur une vigoureuse animation socio- culturelle de la demande, assurera la survie et le renouveau du VII art. « Puisse René Bonnell avoir de nombreux lecteurs, puissent ses idées recevoir une large audience critique et constructive; son livre est de ceux, rares, qui provoquent, stimulent, entraînent l'adhésion ou la colère, et doivent être médités parce qu'à travers eux quelqu'un nous parle » (Henri Bartoli). Pour la première fois, à notre connaissance, un économiste, s'emparant d'un art, lui trace une voie où les artistes devraient mieux respirer.

René Bonnell Né en 1945. Docteur ès sciences économiques, diplômé de l'Institut

d'études politiques, enseigne l'économie de l'information à l'université

de Paris-I.

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