le champ du signe - structure de la sacramentalité comme

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1 Université de Fribourg (Suisse) LE CHAMP DU SIGNE Structure de la sacramentalité comme signification chez saint Augustin et saint Thomas d’Aquin Thèse présentée à la Faculté de Théologie pour obtenir le grade de docteur par Daniel Bourgeois Sous la direction du Professeur Barbara Hallensleben Fribourg 2007

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    Universit de Fribourg (Suisse)

    LE CHAMP DU SIGNE

    Structure de la sacramentalit comme signification chez saint Augustin

    et saint Thomas dAquin

    Thse prsente la Facult de Thologie pour obtenir le grade de docteur

    par Daniel Bourgeois

    Sous la direction du Professeur Barbara Hallensleben

    Fribourg 2007

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    Approuv par la Facult de thologie

    sur la proposition des Professeurs

    Barbara Hallensleben (1er rapporteur)

    et Benot-Dominique de la Soujeole (2me rapporteur).

    Fribourg, le 18 juin 2007.

    Professeur Max Kchler, Doyen

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    La moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux JESUS DE NAZARETH (vangile selon saint Matthieu 9, 37) ut, quantum facultas conceditur, quasi alter animus ab animo per quem se indicet proferatur ... SAINT AUGUSTIN (De Fide et Symbolo, III, 4) Verum autem amiciti signum est quod amicus amico suo cordis secreta revelet. Cum enim amicorum sit cor unum et anima una, non videtur amicus extra cor suum ponere quod amico revelat. SAINT THOMAS DAQUIN (Super Evangelium S. Joannis lectura, XV, 3)

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    Introduction

    Signa nostra non vidimus Psaume LXXIII, 9 (Vulgate)

    a constitution dogmatique sur lglise Lumen Gentium dont les pripties de la gense et de la rdaction rvlent chez les Pres conciliaires le souci dapprofondir le mystre de lglise, prit forme de faon dcisive lorsquil fut admis que le chapitre sur la constitution hirarchique de

    lglise (lactuel chapitre III) serait prcd par un chapitre sur le Peuple de Dieu (actuel chapitre II) : cette nouvelle organisation du plan de la constitution fut salue comme un tournant dcisif dans lhistoire de lecclsiologie post-tridentine : non pas tant comme une nouveaut au sujet du mystre de lglise que comme une reprise fondamentale de la conception traditionnelle et ancienne de celle-ci1. Or, le chapitre intitul le Peuple de Dieu qui constitue le point darticulation et de comprhension de toute la constitution, commence par un paragraphe dont nous citons in extenso le premier alina, dans la mesure o il sera dans cette tude comme la basse continue dans une uvre musicale :

    toute poque, la vrit, et en toute nation, Dieu a tenu pour agrable quiconque le craint et pratique la justice (cf. Actes 10, 35). Cependant il a plu Dieu que les hommes ne reoivent pas la sanctification et le salut sparment, hors de tout lien mutuel ; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le connatrait selon la vrit et le servirait dans la saintet. Cest pourquoi il sest choisi le peuple dIsral pour tre son peuple avec qui il a fait alliance et quil a progressivement instruit, se manifestant, lui-mme et son dessein, dans lhistoire de ce peuple et se le consacrant. Tout cela cependant ntait que pour prparer et figurer lAlliance nouvelle et parfaite qui serait conclue dans le Christ, et la rvlation plus totale qui serait apporte par le Verbe de Dieu lui-mme, fait chair. Voici venir des jours, dit le Seigneur, o je conclurai avec

    1 Sur le dtail des pripties historiques qui ont abouti la formulation actuelle de Lumen Gentium, voir par exemple la synthse rapide de Umberto BETTI, Histoire chronologique de la constitution, dans Lglise de Vatican II. tudes autour de la Constitution conciliaire sur lglise, collection Unam Sanctam n 51b, dit par G. BARAUNA et Y. M.-J. CONGAR, Le Cerf, Paris, 1967, pp. 57-83 (cit BETTI, US 51b) ; plus rcente, la synthse historique sous la direction de G. ALBERIGO, Histoire du Concile Vatican II, 1959-1965, 4 vol Cerf/Peeters, Paris /Louvain, trad. fr., 1997-2003. Parmi les moments et les aspects dcisifs, signalons : Les premires interventions dcisives des Cardinaux Suenens et Montini la fin de la premire session au dbut dcembre 1962 (ALBERIGO, vol II, pp. 401 et ssq.). Le miracle de la commission des sept et lacceptation du projet Philips parmi les schmas possibles en janvier-fvrier 1963 avec, comme consquence lviction dfinitive du schma Ottaviani (ALBERIGO, vol II, pp. 467 et ssq.), puis la proposition faite en juillet 1963 de diviser le chapitre III (De Populo Dei et speciatim de laicis) du schma dorigine belge qui traitait des lacs, en deux chapitres dont le premier traiterait du Peuple de Dieu en gnral et le second des lacs en particulier (BETTI, US 51b, p. 64). La discussion de ce mme texte en aula en octobre 1963 (dbut du pontificat de Paul VI) : vote massif pour le nouveau schma propos, le 1er octobre en dbut de la IIme session (ALBERIGO, vol III, pp. 56 et ssq.). Voir galement les remarques et les rfrences donnes par Ch MLLER, Le ferment des ides dans llaboration de la constitution , dans Lglise de Vatican II. tudes ... (US 51b, pp. 101-107).

    L

  • INTRODUCTION

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    la maison dIsral et la maison de Juda une Alliance Nouvelle [...] Je mettrai ma Loi au fond de leur tre et je lcrirai sur leur cur. Alors, je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Tous me connatront du plus petit jusquau plus grand, dit le Seigneur (Jr. 31, 31-34). Cette Alliance Nouvelle, le Christ la institue : cest la Nouvelle Alliance dans son sang (cf. 1 Cor. 12, 25) ; il appelle la foule des hommes de parmi les Juifs et de parmi les Gentils, pour former un tout non selon la chair, mais dans lEsprit et devenir le nouveau Peuple de Dieu. Ceux, en effet, qui croient au Christ, qui sont re-ns non dun germe corruptible mais dun germe incorruptible qui est la parole du Dieu vivant (cf. 1 Pierre 1, 23), non de la chair mais de leau et de lEsprit Saint (cf. Jean 3, 5-6), ceux-l deviennent ainsi finalement une race lue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu sest acquis, ceux qui autrefois ntaient pas un peuple tant maintenant le Peuple de Dieu (1 Pierre 2, 9-10). 2

    A) PEUPLE DE DIEU ET ALLIANCE

    Ce texte a pour but de nous proposer une esquisse gntique de lglise : articul sur des citations-clefs de lAncien et du Nouveau Testaments, il commence par laffirmation du dessein de Dieu sur la cration, lconomie du salut ( il a plu Dieu ; il a voulu ...) et sachve par la notion de Peuple de Dieu , notion qui semble tre le centre de gravit de ce paragraphe et qui sera dveloppe ensuite comme ligne directrice du mystre de lglise3. Lenchanement des citations est en lui-mme riche de signification : la citation de Actes 10, 35 montre la vise fondamentale du dessein de Dieu, la relation personnelle entre Dieu et quiconque le craint et pratique la justice et engage ainsi la description des mdiations ncessaires pour que cette relation personnelle puisse exister vraiment : la sanctification personnelle de chaque croyant doit passer doit passer par un lien mutuel 4, de telle sorte que ces personnes soient constitues en un peuple qui connat Dieu et le sert dans la saintet 5. La mise en uvre de ce dessein de salut inclut dabord llection dIsral6 et son histoire7 puis, dans une tape nouvelle et dfinitive ralise par le Christ, lappel de la foule des hommes de parmi les Juifs et de parmi les Gentils 8 lesquels constituent le peuple de tous ceux qui croient au Christ, [...] re-ns non dun germe corruptible mais du germe incorruptible qui est la

    2 Lumen Gentium, chap. II, 9 ; nous citons la traduction franaise de ldition manuelle bilingue : Concile cumnique Vatican II, Constitutions, Dcrets, Dclarations, Messages, Le Centurion, Paris, 1967, pp. 25-26. 3 On aura bien entendu remarqu que cette notion de Peuple de Dieu nest pas la seule tre mise en uvre pour rendre compte du mystre de lglise, puisque dans le chapitre prcdent, aux paragraphes 6 et 7 ont t dveloppes les autres mtaphores classiques que la tradition thologique a constamment dveloppes : dans le 6, le bercail, le terrain de culture ou le champ de Dieu, la construction de Dieu avec les deux images qui en drivent, la famille et le temple ; enfin les diverses mtaphores nuptiales et eschatologiques : la Jrusalem den haut, la mre et lpouse de lAgneau ; dans le 7, le long dveloppement sur la mtaphore du corps, dans sa formulation devenue classique de corps mystique qui se rattache explicitement lencyclique de PIE XII, Mystici Corporis, 1943. Si la constitution dogmatique sattache traiter part le thme du Peuple de Dieu, cest probablement parce quil permet de rendre compte de certains aspects particuliers du mystre de lglise que les autres mtaphores sont moins aptes suggrer ou quelles impliquent de faon moins explicite et, notamment pour la question du langage et de la signification qui va constituer la toile de fond de cette tude, et qui est insparable de la dimension sociale de lhomme. 4 Le texte conciliaire (Lumen Gentium 9) donne dabord une formulation ngative : placuit tamen Deo homines non singulatim, quamvis mutua connexione seclusa, sanctificare et salvare . 5 Ici, nous avons une formulation positive de lexigence de la mdiation : eos in populum constituere, qui in veritate Ipsum agnosceret et Ipsique sancte serviret (ibidem 9). 6 Plebem igitur israeliticam Sibi in populum elegit, quocum fdus instituit (ibidem 9). 7 Quem (sc. populum) gradatim instruxit, Sese atque propositum voluntatis su in ejus historia manifestando eumque Sibi sanctificando (ibidem 9). 8 ex Judis et gentibus plebem vocans (ibidem 9).

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    parole du Dieu vivant 9 : on aboutit ainsi la citation du texte ecclsiologiquement fondateur de 1 Pierre 2, 9-10 : une race lue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu sest acquis, ceux qui autrefois ntaient pas un peuple tant maintenant le Peuple de Dieu 10.

    LHistoire du salut est un processus dans lequel Dieu se constitue un peuple et donc, du cot des partenaires de Dieu, il sagit dun devenir par lequel et dans lequel ceux qui ntaient pas un peuple deviennent le Peuple de Dieu. Or, la forme de ce processus sappelle dans le vocabulaire de la tradition biblique et thologique lalliance et ce terme revient plusieurs reprises dans le texte que nous commentons :

    Il a choisi le peuple dIsral pour tre son peuple avec qui il a fait alliance .11 Tout cela (sc. lalliance avec Isral) cependant ntait que pour prparer et figurer lAlliance Nouvelle et parfaite qui serait conclue dans le Christ. 12 Voici venir des jours, dit le Seigneur, o je conclurai avec la maison dIsral et la maison de Juda une Alliance Nouvelle [...] Je serai leur Dieu et eux seront mon peuple (Jr. 31, 31-34). 13 Cette Alliance Nouvelle, le Christ la institue : cest la Nouvelle Alliance dans son sang (cf. 1 Cor. 12, 25). 14

    Une telle insistance ne peut pas tre fortuite : il sagit bien de dire que le Peuple de Dieu nat par la mise en uvre dun processus dalliance. Lalliance est donc, pour ainsi dire, la forme a priori qui rend possible lexistence du Peuple de Dieu : elle ne rsulte pas simplement de la coexistence de Dieu et de sa cration, elle est ce qui rend possible la relation de Dieu avec son peuple. En mme temps que Dieu se lie librement, par le dessein de sa volont souveraine, avec des hommes, il les fait exister comme peuple, comme son peuple. Cest ici que nous touchons les limites des mtaphores de lalliance, comme contrat juridique ou politique tel que les hommes le pratiquent entre eux15 : dans la pratique humaine des alliances, les partenaires prexistent lalliance quils vont fonder. Dans le cas des alliances que Dieu tablit avec son peuple, une telle symtrie nexiste pas : lalliance ne rsulte pas dun contrat bilatral entre gaux, la relation entre les partenaires est asymtrique. En mme temps quil tablit lalliance entre lui et son peuple, Dieu lve son peuple la dignit de partenaire, il fait de sorte que le peuple avec qui il se lie soit promu un mode nouveau dexistence : celui qui tait Pas-mon-peuple devient par lalliance Peuple de Dieu . En ce sens, il nest pas faux daffirmer que, dans la perspective de la Rvlation biblique, lexpression Alliance Nouvelle a quelque chose de tautologique, tant il est vrai que toute alliance commencer par la premire, lalliance de la cration , implique toujours la nouveaut radicale dun nouveau mode dtre pour les partenaires et bnficiaires de lalliance divine16. Toutes les alliances que Dieu a scelles avec les hommes au cours de

    9 credentes enim in Christum, renati non ex semine corruptibili sed incorruptibili per Verbum Dei vivi (ibidem 9). 10 Ibidem 9. 11 quocum fdus instituit (ibidem 9). 12 Hc tamen omnia in prparationem et figuram contigerunt fderis illius novi et perfecti, in Christo feriendi (ibidem 9). 13 Ibidem 9. 14 Ibidem 9. 15 Il est important de noter que la notion biblique dalliance nest pas rductible la dimension dun contrat juridique, mais elle relve dun processus qui lie les partenaires en fonction de lvolution des situations. Cest sans doute le fait davoir traduit torah par nomos, puis par loi qui a favoris la comprhension de lalliance comme contrat, mais les thologies classiques de lAncien Testament ont corrig cette erreur de perspective. Celui qui a sans doute le plus profondment contribu cette redcouverte la fois spirituelle est thologique est Martin BUBER, Je et Tu, Aubier Montaigne, Paris, 1969, plus spcialement le chapitre intitul le Toi ternel , pp. 111 et ssq. 16 Cest sans doute la raison pour laquelle il est si difficile de traduire le terme hbreu berth : voir ce sujet, entre autres, larticle Berth de WEINFELD dans Theological Dictionary of the Old Testament, edited by G. J. BOTTERWECK and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, volume I (1977) pp. 253-279. On notera plus spcialement la remarque de la p. 278 : The idea of a covenant between a deity and a people is

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    lhistoire ne sont rien dautre que ces appels ritrs un nouveau mode dexister, chacune des tapes tant spcifie par la mise en place de ce nouveau mode voulu par Dieu et articule au dessein global de salut de lhumanit voulu par le Pre de toute ternit, que le Fils a port sa plnitude, en scellant lalliance nouvelle et ternelle, par son sang vers pour tous, et mene son accomplissement par le don de lEsprit qui conduit la cration sa plnitude.

    En effet, mme si ce texte ne le dveloppe pas thmatiquement, on comprend aisment comment le mystre de lIncarnation est le mystre de lalliance par excellence : dans la mesure o, selon la foi que nous confessons, la rencontre dune humanit vritable et parfaite avec la divinit saccomplit sans sparation ni confusion dans lunique personne du Fils ternel, cest lalliance qui saccomplit ainsi dans sa forme la plus vraie, puisque cest la personne divine du Fils qui devient lalliance entre Dieu et lhomme et que, lhumanit concrte du Fils ntant pas enhypostasie dans un sujet humain, elle ouvre la communion de lalliance toutes les autres humanits concrtes passes, prsentes et venir. Vues dans cette perspective de lalliance, les controverses puis les formulations dogmatiques qua suscites la foi au mystre de lIncarnation dans les crises successives de larianisme, du nestorianisme et du monophysisme, sont avant tout la reconnaissance dogmatique et doxologique des conditions de possibilit du salut de lhomme par Dieu, cest--dire la reconnaissance de ce que doit tre lalliance entre Dieu et lhomme dans lunique personne du Fils incarn : cette alliance nouvelle et ternelle est la condition de possibilit et laccomplissement de toutes les figures qui lont prcde dans lhistoire concrte du monde, mais elle est aussi la condition de possibilit de toutes les alliances venir , cest--dire de chaque rencontre personnelle dun homme avec Dieu. Puisque le Fils est lAlliance en personne, il nest plus dsormais sous le ciel aucun autre Nom donn aux hommes par lequel nous puissions tre sauvs 17. Nous avons affaire ici la ralit de lalliance dans sa forme premire (Urform) et il vaut la peine de remarquer que nous sommes contresens de tout platonisme, puisque cette forme premire na rien dune essence spare et situe dans un quelconque arrire monde. Lalliance dans sa forme parfaite et historiquement accomplie reoit sa ralit ici-bas, sur notre terre, dans le fait que le Verbe de Dieu se lie une humanit concrte et singulire, celle de Jsus de Nazareth. Le texte conciliaire auquel nous nous rfrons, tout orient vers les dveloppements ecclsiologiques de la notion de Peuple de Dieu fonde dans la notion dalliance, na pas jug ncessaire de dvelopper les prsupposs christologiques implicites et sest content dy faire allusion par la citation de la formule de bndiction de la coupe, mais il est cependant important de le souligner, dans la mesure o la notion dalliance dans la plupart des langues modernes porte en elle lambivalence que nous avons mentionne dans la note prcdente propos de la diffrence entre les termes grecs diathk et synthk, et que cette ambivalence a donn naissance durant les dernires dcennies diverses formes de thologie de lalliance dont le moins quon puisse dire est quelles privilgiaient de faon claire la sunthk (lalliance/contrat) au dtriment de la diathk (lalliance/disposition testamentaire).

    unknown to us from other religions and cultures. It is not impossible that some of the other ancient peoples also had covenants with their gods [...] It seems, however, that the covenantal idea was a special feature of the religion of Israel, the only one to demand exclusive loyalty and to preclude the possibility of dual or multiple loyalties such as were permitted in other religions [...] The stipulation in political treaties demanding exclusive fealty to one king corresponds strikingly with the religious belief in one single exclusive deity . Par ailleurs, cest vraisemblablement ce souci de marquer loriginalit et lasymtrie de la relation dans la notion vtrotestamentaire dalliance qui a pouss les traducteurs de la LXX utiliser de faon prfrentielle le substantif diathk, qui signifie dabord les dispositions prises par un homme dans son testament et qui, de ce fait, sont contraignantes et immuables pour les hritiers aprs la mort du testateur, tandis quils utilisent de faon trs rare le substantif synthk qui signifie un trait dans lequel les deux parties traitent pour ainsi dire galit. Sur le choix de traduction par les LXX, voir, entre autres, larticle Covenant de J. GUHRT dans The New International Dictionary of New Testament Theology, edited by C.BROWN, Exeter, Paternoster Press (1980), vol. 1, pp. 365-372, plus spcialement les pages 365-368 ainsi que larticle diathk par G. QUELL, dans Theological Dictionary of the New Testament, edited by G. KITTEL and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, (1978) pp. 106-124 (cet article date en fait de 1935). 17 Actes 4,12.

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    B) PAS DALLIANCE SANS SIGNES DE LALLIANCE

    Mais lintrt de ce texte ne se limite pas simplement au fait quil intgre dans une rflexion dogmatique les apports de la thologie biblique moderne sur lalliance. En choisissant la notion dalliance pour rendre compte de la gense de lglise comme Peuple de Dieu, la constitution dogmatique fondait et intgrait une autre ralit constitutive du mystre de lglise, ralit dailleurs dveloppe dans les paragraphes qui suivent immdiatement et qui concernent dabord le sacerdoce commun des fidles 18 puis lexercice de ce sacerdoce dans les sacrements19. On peut nommer techniquement cette ralit la sacramentalit de lglise.

    En effet, qui dit alliance dit relation entre deux personnes ou deux communauts : dans le cas de lglise, cest particulirement manifeste, puisquil sagit de la relation entre, dune part, la communion des trois personnes de la Trinit et, dautre part, la communaut des croyants. Or, cette relation rejaillit elle-mme en multiples relations soit entre les communauts particulires ou locales qui constituent lunique glise comme communion, soit entre les personnes qui constituent ces communauts particulires. Et qui dit alliance comme relation entre deux personnes ou deux communauts exige ncessairement, au moins dans la mesure o lun des termes de la relation est une ou plusieurs personnes humaines, un systme de signes, un ou des langages au sens le plus large du terme : ce systme de signes a pour fonction de permettre de comprendre, de dterminer et dactualiser le sens, les exigences et la porte de lalliance conclue et donc, den vivre. Cette analyse nous ramne donc une tape pralable : la base de toute alliance, et comme sa condition de possibilit pour quelle soit effective, comprise et accepte librement par les partenaires, il est ncessaire quil y ait un systme de signes qui donne lacte fondateur de lalliance et tous les actes concrets qui en dcouleront, de seffectuer dans et par la libert des partenaires, laquelle nest pas une adhsion aveugle, mais un consentement de la volont selon une certaine comprhension de cette alliance20.

    Il ny a pas dalliance sans signes de lalliance. Telle est la thse qui est la base du prsent travail. En effet, une alliance sans aucune dimension de signification nexiste pas, car cest une alliance

    18 Lumen Gentium, chap. II, 10. 19 Lumen Gentium, chap. II, 11. 20 Mme une certaine conception de lacte de foi sur le type du credo quia absurdum de TERTULLIEN ou sur le mode de Crainte et tremblement de S. KIERKEGAARD ne peuvent avoir leur vritable porte thologique que par rapport un systme pralable de signes qui fonde la validit et le sens mme de lacte libre pos par le croyant (par exemple le sacrifice dIsaac, dans le clbre texte de KIERKEGAARD). Car le geste de sacrifier Isaac prend ou plus exactement : reoit son sens de deux signes pralables : dune part, la symbolique sacrificielle, car le geste dAbraham nest pas rductible un homicide, il sinscrit dans la relation dalliance abrahamique dj signifie par des gestes sacrificiels ; et dautre part, la symbolique de la transcendance divine, car la mort possible dIsaac ne sinscrit pas dans la contingence accidentelle dune mort humaine, mais comme la seule manire de signifier la frontire radicale entre le domaine o lhomme est chez lui et celui, inconnu, o Dieu se manifeste comme Matre de la vie quil accorde aux hommes selon le mode de la bndiction ou du salut (sur ce thme, voir de trs nombreuses allusions intressantes dans la synthse de C. WESTERMANN, Thologie de lAncien Testament, Labor et Fides, Genve, 1985, spcialement les pages 45-48 et 139-140). Ainsi donc, loin de se fier la manire vulgaire didentifier labsurde ce qui na pas de sens, il faut au contraire reconnatre que labsurde peut et doit avoir du sens, tout comme limaginaire, le rve ou le dlire ont du sens alors quapparemment, ils nen ont pas, puisque leur objet nexiste pas. Il est essentiel de remarquer que le domaine du sens ne se limite pas au domaine de ce qui est exprimental, constatable ou dmontrable, mais quil recouvre un ailleurs, un domaine tellement plus vaste, que le comportement religieux en apparence absurde tire en fait son sens de cet ailleurs. Il existe deux manires tout fait diffrentes de considrer le problme du sens : dans le contexte prmoderne (disons, pour donner des repres, avant Kant), le sens dborde la sphre du visible et de lexprience et lhomme cherche dcouvrir ce sens partir de tous les fragments de sens qui se donnent travers ce qui lui est le plus immdiatement accessible : do la position privilgie de lexprience religieuse, comme donatrice de sens et fondement de la structure de signification. En revanche, dans le contexte de la modernit, le sens est comparable une conqute prcaire de lhomme qui se reconnat lui-mme comme source et fondement du sens ; lorigine transcendante du sens reste indcide, do la propension presque invitable considrer comme absurde ce qui dpasse la sphre du sens immdiatement reconnu et nonable et le retrait quasi spontan vis--vis de lexprience religieuse, dans la mesure o celle-ci se fonde tout entire sur lorigine transcendante du sens.

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    qui ne repose sur aucun critre de reconnaissance mutuelle des partenaires. Et pour ne citer quun exemple clbre dans la littrature religieuse polmique du Grand Sicle, tout le discours de Pascal contre les Jsuites dans les Provinciales reste dune porte thologique profondment significative et beaucoup plus actuelle quon ne pourrait le croire, prcisment dans la mesure o Pascal y dfend, avec la gnialit froce quavivait et justifiait le danger des prises de position de ses adversaires, la ncessit absolue des signes dans toute relation dalliance entre lhomme et Dieu, au plan de lagir humain. Et si lon veut se rfrer un registre qui ne soit pas immdiatement thologique mais qui touche un domaine trs important de lexistence humaine, il est vrai daffirmer que, plus une alliance engage radicalement, plus les signes sont importants et marquants. Lalliance quun homme et une femme contractent entre eux par mariage, est sans doute la plus radicale et la plus forte qui se puisse concevoir entre deux personnes humaines ; or, dans cette alliance, le corps des conjoints (cest--dire une ralit qui touche leur identit intime et personnelle) devient pratiquement, comme corps, le signe de leur alliance21.

    a) Dans lancienne Alliance

    Si lon remonte aux racines mmes de la Rvlation biblique, on constatera toujours, aussi loin que lon tudie dans le temps la saisie progressive par les auteurs inspirs de lconomie du dessein de salut de Dieu, que toute alliance est, dans son essence mme, lie des signes et spcifie par eux22. Par exemple, pour ce qui reste le moment central de lhistoire religieuse dIsral, lalliance mosaque, telle quelle a t inlassablement mdite et rinterprte dans lventail des diverses traditions, la caractristique essentielle de cette alliance se rsume dans linterface23 entre alliance et Loi. En effet, dans tout acte dalliance, le niveau signifiant ne se donne pas comme une superstructure de signes qui viendrait sajouter comme des points de repre ou des balises un itinraire routier, mais lacte dalliance se donne dans et par ce systme de signes qui en claire la vrit et lintelligibilit. De telle sorte que la Loi mosaque ne doit pas tre rduite un code surajout lacte par lequel Dieu fait alliance avec Isral au Sina, mais la Loi est ce qui signifie cette alliance dans sa spcificit et sa singularit irrductibles : dsormais, vivre selon la Loi cest pour tout Isralite signifier lalliance de Dieu avec le peuple. On voudra bien remarquer la porte de linterprtation que nous suggrons : les signes de lalliance mosaque ne doivent pas tre rduits aux seuls actes cultuels par lesquels est scelle lalliance (dont lexemple type est donn dans le rituel dExode 24), mais ils stendent toute la Loi comme telle, dans sa totalit. Cest prcisment dans linterface signifi/signifiant qui lie lun lautre lacte dalliance et la Loi mosaque que se donne la totalit de lalliance.

    21 Il y a l un aspect de la ralit humaine du mariage qui mriterait dtre approfondi dans une perspective thologique : ce que lon appelle traditionnellement le bonum conjugale relve dune conception du corps comme signe, tandis que le bonum prolis relve dune conception du corps comme moyen de fcondit, cest--dire plus immdiatement li sa fonctionnalit et son efficience procratrices. Vouloir comparer comme deux valeurs du mme ordre ce qui relve de la fonctionnalit du corps et de son pouvoir de signification, cest davance courir lchec. Ce qui rend si difficile admettre un certain discours de lglise sur le mariage, cest la tendance spontane de lesprit vouloir situer les deux biens sur le mme plan et cela heurte de plein fouet une mentalit moderne qui, sous linfluence latente mais relle de la tradition judo-chrtienne, a russi finir par dcouvrir la sexualit comme langage, ce qui tait loin dtre le cas dans les civilisations paennes en-dehors de la sphre du judo-christianisme. Malheureusement, au lieu daccompagner cette dcouverte de la sexualit comme signification par la modernit (dcouverte qui est finalement porte au compte de la psychanalyse freudienne), et dveiller la conscience des poux chrtiens la spcificit des deux registres, une approche exclusivement normative de la sexualit continue obstinment traiter les deux registres (signification et fonction procratrice) sur le mme niveau. 22 Sur cette question, nous renvoyons quelques synthses rassemblant les donnes du problme, mais tributaires dun arrire-plan philosophique et thologique que nous ne partageons pas ncessairement : dans le Theological Dictionary of the Old Testament, edited by G. J. BOTTERWECK and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, (1977 et ssq.), dans le volume I, larticle th de HELFMEYER, pp. 167-188, et dans le volume II, larticle Berth de WEINFELD dj mentionn (surtout aux pages 262-270). 23 Nous utilisons dans un sens mtaphorique ce terme provenant du vocabulaire de linformatique parce quil est commode pour suggrer la correspondance entre le rel et la signification dans la notion dalliance, et plus gnralement celle de sacramentalit telles que nous essayons de les esquisser dans cette introduction.

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    Cela exclut une conception de type instrumentaliste ou fonctionnaliste de la signification, selon laquelle les signes seraient un ajout surimpos la ralit des choses ou des vnements. Au contraire, est induite une comprhension de larticulation entre ralit signifie (lalliance) et signes signifiants (la Loi) qui sont ne sont pas sparables24. Plus exactement, dans lacte par lequel Dieu accomplit son alliance avec son peuple, il lui donne de pouvoir signifier la ralit mme de celle-ci : cest ce pouvoir signifier qui est lorigine de toute la tradition rdactionnelle de la Torah et donc il faudrait dire la limite que la signification de lalliance mosaque se dploie travers lexistence selon la Loi du peuple dIsral, dans le tissu vnementiel des vicissitudes de son histoire, la Loi vcue dans lobissance englobant et fondant la Loi crite, les deux registres constituant la ralit globale du mystre de lancienne Alliance25. En fait, on nest pas loin de la vrit si lon affirme que lexistence dIsral nest rien dautre que le dploiement historique de la signification de la ralit de lalliance mosaque : pour Isral, entrer dans lalliance ne peut pas se faire autrement que par la mise en uvre de ce pouvoir signifier inclus dans la grce originelle de lalliance.

    Ainsi donc, dans lalliance, linstance de signification est la fois pralable lvnement et contenue en lui titre de potentialit, pratiquement inpuisable : dans cette perspective, la signification de lalliance est quivalente ce que la thologie catholique a labor sous le nom de Tradition. La signification est antrieure lalliance comme le milieu dintelligibilit de cette alliance ; mais elle se prolonge dans le pouvoir signifier qui est donn au peuple, lequel tout au long de son histoire, retrouvera accs au Mystre de lalliance par cette capacit de signifier26 qui lui a t donne par grce.

    24 Cest prcisment ce qui nous parat critiquable dans les articles du TDOT I, dans lesquels les auteurs ont une conception trs instrumentale du signe : pour HELFMEYER par exemple (article th), il sagit dabord de dgager les signes dans leur fonctionnalit (p. 170), do le classement quil donne : epistemic signs (pp. 171-175) ; signs of protection (p. 176) ; faith signs (pp. 176-179) ; mnemonic signs (pp. 179-181) ; covenant signs (pp. 181-183) ; confirmation signs (183-185) ; signs-acts (symbolic acts) (p. 186). Cette classification nest pas trs logique, car tout signe est ncessairement pistmique et, dans la notion quil en donne, les signes de lalliance ne sont rien dautre quune catgorie particulire de mnemonic signs (ainsi quil le reconnat lui-mme la p. 181). Quant aux tudes dtailles qui ont cherch des formes prexistantes la rdaction de la Loi dans les traits de vassalit des Hittites par exemple (les tudes classiques de BALTZER, MCCARTHY, et WEINFELD lui-mme dont les rfrences bibliographiques se trouvent dans son article Berth du TDOT II, pp. 253-254), elles reposent toujours sur une attitude de principe qui est la base de tout comparatisme : on isole la forme littraire et on cherche des parallles antrieurs qui pourraient expliquer de faon partielle ou globale son origine, puis lusage et les transformations quelle a subis par son insertion dans la tradition biblique : une telle dissociation mthodologique entre les formes signifiantes et la ralit signifie souligne de faon radicale le caractre quasi accidentel de la signification et nest gure propice fonder une intelligence thologique de la sacramentalit de lalliance telle que nous cherchons llaborer ici. 25 Tel est dailleurs le principe thologique de base qui permet dintgrer de faon cohrente les diverses thories de lhistoire des traditions et des rdactions qui ont abouti la constitution actuelle du Pentateuque dans sa canonicit. Comme pour tout vnement historique de lhistoire humaine (religieuse ou non), leph hapax de lvnement correspond la multiplicit des niveaux de signification, et les niveaux de signification les plus significatifs ne sont pas ncessairement lis la proximit de lvnement : cest mme souvent le contraire qui est vrai : dans le cas qui nous occupe - et si lon sen tient la vieille thorie des sources aujourdhui conteste -, la relecture deutronomique de lalliance mosaque reprsente sans doute un sommet thologique que les rcits de type plus ancien nont probablement pas atteint. Mais une telle laboration du sens ne serait vraisemblablement pas possible si, dans lvnement originaire, navait pas t donne un peuple la possibilit intrinsque de signifier la ralit dun vnement. 26 Soulignons le fait, notre avis essentiel, que cette instance de signification ne se rduit pas au seul aspect cultuel de la vie dIsral : un tel rtrcissement de linstance de signification au culte est une approche non critique qui risque de fausser lapproche du judasme lui-mme. Si le culte, en effet, tait la seule instance authentique de signification de lalliance mosaque, il faudrait alors considrer la critique du culte au temple par les prophtes, le pharisasme lui-mme et le judasme qui suit la destruction du second temple comme des dviances radicales par rapport la tradition isralite, ce qui nest tout de mme pas le cas. Lorsque WEINFELD, dans larticle Berth du TDOT II, crit (pp. 269-270) : The difference between the Deuteronomic covenant which reflects the treaty patterns of the second millenium, may be clearly seen when one compares the patriarchal covenants, secular and religious alike (Gen. 15 ...), and the Sinaitic covenant (Ex. 24, 11), are validated by sacrifices and holy meals, and the same is true of the covenants of the third and second milleniums B.C. [...] In the Deuteronomic covenant, and in the contemporary

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    b) Dans la nouvelle Alliance

    Quant on aborde dans la mme perspective la nouvelle Alliance dans le Christ, on peut y retrouver la mme structure : la formule de bndiction de la coupe que cite le texte conciliaire ( 9) peut bien sr sentendre de faon classique et typologique : de mme que Mose a scell lalliance du Sina en aspergeant le peuple du sang des taureaux immols, Jsus reprend pour lui-mme la formule dExode 24, 8 et transpose le rite en lappliquant sa mort imminente. Ainsi commente lauteur de Hbreux 9, 18 et ssq. qui sera suivi par toute la tradition de lexgse typologique. Mais ce quon peut appeler le procd typologique repose lui-mme sur la mise en uvre dune nouvelle instance de signification, lie la nouveaut de lalliance : le geste de Jsus, geste fondateur de lalliance dfinitive et ternelle ne repose pas simplement sur le fait quil aurait port son maximum ce qui tait contenu dans lalliance du Sina, mais cette alliance nouvelle est signifie de faon nouvelle, au sens o, dans la mme et unique personne du Verbe de Dieu, lhumanit assume signifie la divinit, le sang vers signifie le don absolument libre et personnel de Dieu ses cratures, la geste de la Pque (mort et rsurrection) signifie lalliance de lIncarnation. Celui qui signifie est aussi personnellement celui qui est signifi : il est ais de retrouver au plan de la structure de la signification lirrductible singularit de lalliance que nous avons brivement suggre ci-dessus27. Ici moins quailleurs encore, il est impossible denvisager linstance de signification comme extrieure lalliance : cest prcisment cette extriorit qu sa manire, le nestorianisme a cru pouvoir exploiter, pour mieux affirmer que Dieu est Dieu. Mais ctait ncessairement nier la nouveaut absolue de lalliance dans le Christ ou encore la rduire un avatar supplmentaire et final de lancienne conomie. On comprend enfin pourquoi, dans ce souci de mettre en vidence la singularit de la signification sacramentelle de cette alliance nouvelle dans le Christ, un Pre de lglise comme saint Augustin sut laborer de faon trs originale et dcisive pour toute la tradition thologique occidentale postrieure une rflexion sur lessence du signe, du langage et par l mme du sacrement28, et comment il en vint considrer le Verbe incarn comme le sacramentum par excellence, puisquil assume en son tre mme, et pas seulement dans la fonction rvlatrice qui en drive, dtre personnellement Celui dont lhumanit est tout entire ontologiquement en acte de signifier ltre de Dieu29.

    c) Dans le mystre de lglise

    Mais cette alliance nouvelle et ternelle ne peut en aucun cas sachever et se clore sur elle-mme dans lhumanit du Christ. Parce quelle a eu lieu pour nous les hommes et pour notre salut , elle ne peut se limiter constituer cette totalit en soi-mme et pour soi-mme que serait le Verbe incarn. Celui-ci, en tant que Dieu et homme, est vraiment lalliance de la divinit et de lhumanit dans la ralit mme de sa personne et cette alliance ne peut en aucun cas tre ferme sur elle-mme. Au contraire, elle a toute sa raison dtre en ce quelle permet lintgration de tout homme en elle, et par lhomme de toute la cration. Si parfaite et si acheve soit-elle, lalliance de Dieu et de lhomme ralise dans le Verbe incarn na pas dautre raison dtre que de trouver son achvement au-del

    Assyrian and Aramaic treaty documents, it is the oath that validates the covenant, and no mention is made of a sacrifice or meal ... , il ne faut pas comprendre que dans les rcits prdeutronomiques dalliance, il y a une instance de signification manifeste par des actes cultuels, tandis que dans les rcits deutronomiques, linstance de signification disparatrait au profit de lexpression du contrat dalliance ; en fait, nous touchons ici la polysmie de lacte dalliance ; la tradition religieuse dIsral a actualis selon plusieurs registres de signification la ralit de lalliance sinatique et la rsultante de toutes ces stratifications de sens a fini par donner la Torah. Dans une telle perspective, la canonicit des critures nest plus tant comprendre comme un principe extrieur qui viendrait clore le texte par une dcision arbitraire, que comme le principe interne la fois rgulateur et moteur du surgissement des diffrentes couches de signification, ce qui permet de garantir lunit du rsultat final : cest bien de la mme et unique alliance quil sagit dun bout lautre de la Torah. 27 Pages 8-9. 28 Nous dvelopperons en dtail dans la premire partie les lments qui nous paraissent dcisifs dans la pense augustinienne au sujet du signe et nous verrons les implications que cela peut avoir pour la mise en uvre dune rflexion thologique sur la sacramentalit. 29 On connat la formule augustinienne : non enim est aliud sacramentum nisi Christus (Epistula 187, XI, 34, P.L. 33, 845).

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    delle-mme, dans la constitution dun Corps qui est le rassemblement concret de tous les hommes unis au Christ comme Tte : lalliance dans le Christ est la condition de possibilit de lalliance acheve, laquelle est le mme Verbe incarn, mort et ressuscit pour nous et devenu Plrme :

    Il [= Dieu] a tout soumis sous ses pieds [= du Christ], et la constitu au sommet de tout, Tte pour lglise, laquelle est son corps, le Plrma de celui qui est rempli, tout en tout 30 [...] en vue de la construction du corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir tous ensemble ne faire plus quun dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et constituer cet homme parfait dans la force de lge, qui ralise le Plrma du Christ. 31

    30 ph. 1, 22-23. 31 ph. 4, 13. La dtermination technique de la notion de plrma est un problme lexicographique assez dlicat : sous langle qui nous intresse, disons schmatiquement quil sagit de savoir si ce terme dsigne lglise comme complment qui vient donner au corps du Christ sa plnitude (sens actif) ou sil dsigne la plnitude qui est donne lglise par le Christ qui contient en lui toute la plnitude des dons divins (sens passif). On peut trouver une mise au point dtaille de cette question dans larticle Plrme de A. FEUILLET, dans le Supplment au Dictionnaire de la Bible, VIII, col. 18-40 et les articles classiques de P. BENOIT, Corps, Tte et Plrme dans les ptres de la captivit , Exgse et Thologie II, Paris, Le Cerf, 1961, pp. 107-153 ; et, du mme : Lglise Corps du Christ , Exgse et Thologie IV, Paris, Le Cerf, 1982, pp. 205-262. La ligne fondamentale qui est propose dans ces tudes nous parat convaincante, mme si on la sent trs conditionne par la crainte que Paul ait pu avoir cette ide dun Christ complt par lglise ou les chrtiens . Il semble que cette notion de Plrme soit lie plusieurs racines traditionnelles de la pense biblique :

    - Tout dabord, ce que suggre la note de la Bible de Jrusalem, propos de Col. 1, 19 : On peut songer [...] lide trs biblique de lunivers rempli par la prsence cratrice de Dieu [...] Pour Paul, lIncarnation, couronne par la Rsurrection, a plac la nature humaine du Christ la tte, non seulement de toute la race humaine, mais encore de tout lunivers cr, intress au salut comme il la t la faute . Le sens du mot plrma ferait donc rfrence au vieux concept biblique de cration comme remplissage (verbe grec plroun) de chacune des zones cres du cosmos : la mer avec les poissons, le ciel avec les oiseaux, la terre avec les animaux et lhomme. Le plrma du Christ est donc ce qui indique la nouvelle cration : au lieu de ce que le ciel, la terre et la mer soient le rceptacle de la plnitude foisonnante de vivants surgissant dans la mouvance de lEsprit crateur, cest le Corps du Christ ressuscit qui devient le rceptacle de tous ceux qui, par lui, peuvent dsormais vivre en lui. Ce serait la dimension cosmique du Plrme, le corps du Christ devenant le monde nouveau, dans lequel toutes les ralits cres se rassemblent, sajustent et trouvent leur plnitude.

    - Insparablement, le terme plrma renvoie au courant sapientiel tel que le dcrit A. Feuillet : reprenant la dfinition de L. Cerfaux, la concentration dans le Christ de la puissance divine sanctificatrice (Le Christ dans la thologie de saint Paul, le Cerf, Paris 1951, pp. 320-321, ici, col. 27), il la dveloppe en corrlation avec certains thmes johanniques (notamment Jn 1, 16 : de sa plnitude nous avons tous reu ) et montre comment dans la perspective de Colossiens, lorigine de cette conception dune plnitude sanctificatrice venant de Dieu se trouve mdiatise par la figure de la Sagesse, dans les crits tardifs de lAncien Testament (col. 28-30) et lie au thme de lhabitation, comme procd mis en uvre par la sagesse pour communiquer aux hommes tous les biens divins quelle porte en elle. Cette explication du plrme sappliquant au Christ nous parat dautant plus intressante quelle articule le processus du salut comme communication des richesses divines celui de la convivialit du Christ au milieu des hommes (thme johannique de lhabitation).

    - La troisime dimension du terme plrma, lie davantage phsiens (cf. texte cit note prcdente), applique le terme lglise, et A. Feuillet interprte ainsi la formule to plrma tou ta panta en pasin plroumenou : Le sens dEph. 1, 23 est donc le suivant : lglise est remplie par le Christ, qui lui-mme est rempli par Dieu de manire constante (col. 37).

    Comme on le voit, lintrt de la notion de plrme nest peut-tre pas tant dans le fait que tout vient de Dieu, seule fin dviter le fait que lglise puisse tre conue comme le complment du Christ (au sens actif). Il nous semble consister plutt dans le fait que les dons accords par le Pre au Christ sont fondamentalement et pleinement communicables, au point que la plnitude (plrma) sapplique tantt au Christ considr pour lui-mme (perspective de Colossiens), tantt lglise en tant que portion de la cration investie par la prsence du Christ : de ce point de vue, la citation de Y. M.-J. Congar la fin de larticle nous parat clairante : Le Christ devient, pour les chrtiens et pour le monde, principe de participation la totalit (c.--d. un nouvel tre-selon-Dieu, qui est un tre filial), une ontologie restaure, une totalit sauve. En tant rempli depuis Dieu par le Christ, on est intgr dans cette totalit quest le monde sauv [...] En sorte que lglise devient, aprs le Christ et depuis lui, le Plrme ; elle devient aprs le

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    On voit comment, dans cette nouvelle alliance, la structure de signification se complexifie par rapport lalliance du Sina et aux diverses formes dalliances vtrotestamentaires et lon pressent pourquoi la structure sacramentelle de lglise comme Corps rassembl pour tre le Plrma du Christ Tte devient dsormais un problme central. En effet,

    1) si dans et par lunion hypostatique, une humanit concrte assume personnellement par le Fils devient sacrement de lAmour trinitaire scell dfinitivement par lacte dalliance que constituent lIncarnation et la Pque, 2) si cette alliance na pas dautre raison dtre que dintgrer toute personne humaine dans cette alliance,

    alors on peut et doit conclure que lintgration des partenaires de cette alliance engendre une modalit originale dtre signes de cette alliance ; il suit donc de l que toute lglise, comme Corps du Christ, reoit du Verbe incarn et de la plnitude par laquelle, dans sa chair, il a signifi lalliance, sa propre capacit en tant quglise corps du Christ de signifier cette mme alliance telle quelle saccomplit pour elle et en elle, en tant quelle devient le Peuple de Dieu. Lessence de lglise comme Corps du Christ et Peuple de Dieu est dordre sacramentel et le mode propre de signifier lalliance et le salut aura pour condition de possibilit et pour mesure la manire dont cette mme alliance a t signifie dans et par lhumanit du Christ. Il faut mme affirmer que, dans la mesure o lhumanit du Christ nest plus prsente sur la terre comme signe plnier de lAlliance nouvelle, cest lglise comme son Corps quest donne par grce la capacit de signifier la vrit de lalliance tout au long de son histoire sur la terre. En consquence, il ny pas dautre moyen pour lglise dtre lglise que de manifester son tre Corps du Christ, cest--dire dexister sacramentellement.

    Car tel est bien lenjeu qui nous a incit mener cette tude : sil ny a pas dalliance sans signes et si lglise est le Peuple de lalliance, alors il faut, pour quelle soit vritablement partenaire de lalliance, la fois comme glise et en chacun de ses membres, quelle soit partenaire signifiant cette alliance. Tel est, en son principe, le constitutif formel de ce quon peut nommer la sacramentalit de lglise. Et tel est, probablement, lenjeu qui a pouss les Pres du Concile Vatican II introduire sa place actuelle le chapitre II sur lglise comme Peuple de Dieu, avec comme point de dpart la notion dalliance pour arriver la proclamation du sacerdoce des baptiss32. Sans quelle sattarde donner une explication thologique, la constitution dogmatique affirme ce point en faisant driver le sacerdoce commun des baptiss du sacerdoce du Christ :

    Le Christ Seigneur, grand prtre pris dentre les hommes (cf. Hb. 5, 1-5) a fait du peuple nouveau un royaume, des prtres pour son Dieu et Pre (cf. Apoc. 1, 6 ; 5, 9-10). Les baptiss, en effet, par la rgnration et lonction du Saint-Esprit, sont consacrs pour tre une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, pour offrir, par toutes les activits du chrtien, autant de sacrifices spirituels et proclamer les

    Christ lui-mme, le corps de la totalit, c.--d. dune existence selon Dieu possible pour toutes choses. Elle lest pour toutes choses, qui, depuis Dieu par le Christ, et depuis le Christ par lglise, peuvent redevenir totalit habite par la Prsence de Dieu, c.--d. rexister filialement, selon Dieu. (Y. M.-J. CONGAR, Jsus-Christ, Paris 1965, pp. 151-152, cit article Plrme , col. 39). 32 Lumen Gentium, chap. II, 10 et 11. Il y a des moments de lhistoire dogmatique de lglise qui invitent se poser la question de savoir sil ny pas un inconscient ecclsial capable de produire des actes dont la signification relle et profonde est autre que la signification apparente et immdiate. Le problme de ce chapitre II en serait alors un bel exemple : il a t souvent peru comme une proclamation dgalit entre tous les membres du Peuple de Dieu, comme un rsonateur des idaux dmocratiques qui traversent les socits modernes, comme un souci de temprer la dimension hirarchique qui fait lobjet du chapitre III. Pourtant, il est fort probable que la raison profonde de cette rorganisation du schma relevait du souci de mettre en vidence la sacramentalit globale de lglise et que la notion de Peuple de Dieu - la diffrence des mtaphores du corps, de la vigne, du troupeau, etc., bref, des mtaphores naturelles -, permet lintroduction dune dimension de signification, le phnomne du langage tant de soi li la ralit sociale dun peuple et le langage tant le signe par excellence dans la tradition philosophique et thologique occidentale.

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    merveilles de celui qui, des tnbres, les a appels son admirable lumire (cf. 1 Pierre 2, 4-10). 33

    Le paragraphe suivant nous montre comment ce sacerdoce commun des fidles qui constitue le caractre sacr et organique de la communaut sacerdotale entre en action par les sacrements et les vertus 34. Cest dire clairement limportance que prend la dimension sacramentelle de lglise comme Peuple de Dieu et comme peuple de lalliance.

    d) Par le sacerdoce royal de tous les baptiss

    Pour que la sacramentalit de lglise comme instance de signification de lalliance puisse effectivement tre mise en uvre, compte tenu du fait que ce pouvoir signifier est donn par grce au Peuple de Dieu, il est donc ncessaire que tout membre participe par la grce de son baptme cette capacit de signifier lalliance fonde dans le Christ unique mdiateur, cest--dire dans son sacerdoce : le sacerdoce commun dont parle la constitution dogmatique ou, comme nous croyons prfrable de le nommer, le sacerdoce baptismal est donc la grce qui est faite tout baptis, de pouvoir dans son humanit concrte signifier lalliance de Dieu et de lhumanit, telle quelle sest accomplie en Jsus-Christ et telle quelle saccomplit en chaque baptis dans laujourdhui de son histoire personnelle et ecclsiale, avec la mme vrit et le mme absolu : le vieil adage patristique Christianus alter Christus35 peut tre lu au plan de la signification, avec toute la rigueur quimpose labsolu de lalliance dans le Christ, dautant plus que cette dernire ne peut tre signifie historiquement que dans le continuum entre lhumanit concrte du Christ Tte et lhumanit concrte de chaque croyant, tout ce tissu dhumanit constituant ensemble lglise, Corps du Christ, sous la mouvance de lEsprit. La sacramentalit envisage ainsi doit tre conue de faon bien plus large que le domaine strictement cultuel, car lamplitude de signification du sacerdoce baptismal concerne tout ce qui relve de lalliance, cest--dire lexistence humaine tout entire, en tant quelle est intgre par grce ce mystre. Le sacerdoce baptismal nest donc rien dautre que cette grce de pouvoir signifier la ralit de lalliance travers toute lexistence humaine.

    e) Lun et lautre sacerdoce

    Si la sacramentalit de lglise se manifeste essentiellement dans la grce du sacerdoce baptismal, comme pouvoir de signifier lalliance, la question se pose alors juste titre de savoir si, du point de vue la signification, il ne suffit pas de considrer que tout baptis est, dans la dynamique mme de la grce de son baptme, apte signifier pleinement la ralit de lalliance et donc de savoir si le sacerdoce baptismal des baptiss suffit rendre compte de la sacramentalit de lglise. Le chapitre II de Lumen Gentium, dans le droit fil de la Tradition catholique, rpond ngativement lorsquil affirme :

    Le sacerdoce commun des fidles et le sacerdoce ministriel ou hirarchique, bien quil y ait entre eux une diffrence essentielle et non seulement de degr, sont cependant ordonns lun lautre : lun et lautre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de lunique sacerdoce du Christ. 36

    L encore, le texte conciliaire se contente de poser une affirmation, sans donner dexplication thologique cette donne fondamentale de lexprience ecclsiale37, mais il importe de cerner au

    33 Lumen Gentium, chap. II, 10. 34 Lumen Gentium, chap. II, 11. 35 On attribue parfois cet adage Tertullien, mais cela ne semble pas exact. 36 Lumen Gentium, chap. II, 10. 37 Il est tout de mme intressant de noter comment, dun strict point de vue historique (il faudrait presque dire : de lactualit !), cette mise en perspective si exacte du sacerdoce baptismal et du sacerdoce ministriel a prcd de peu la crise terrible de ce dernier dans lglise, crise qui a entran ple-mle le mariage dun grand nombre de prtres et la mise en cause du clibat sacerdotal, de forts mouvements contestataires concernant la structure hirarchique de lglise et le bien-fond des interventions du Magistre dans les questions de foi et de murs (cf. laccueil qui fut rserv lencyclique Human vit en 1968), la mise en parallle voire en concurrence de la comptence thologique

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    mieux son contenu et de voir si, dans la question qui nous occupe (la sacramentalit de lglise comme pouvoir de signifier lalliance entre Dieu et lhomme dans le Christ), linstance de signification ne constituerait pas prcisment une clef possible de lexplication de cette donne fondamentale de la vie et de lexprience de lglise. Le problme pourrait alors se formuler dans la question suivante : cette diffrence essentielle et non seulement de degr 38 entre les deux sacerdoces qui, chacun selon son mode propre, participent de lunique sacerdoce du Christ 39, ne relverait-elle pas du mode propre accord par grce lglise de signifier lalliance ? Formul autrement : la sacramentalit premire de lglise ne serait-elle pas chercher ailleurs que dans la simple ritration de gestes institus par le Christ et ne consisterait-elle pas dans la complmentarit ou la polarit de deux modes de signifier la mme ralit mystrique de lAlliance nouvelle ? La question fondamentale est donc de savoir si la vrit ontologique de cette alliance peut tre signifie de faon adquate selon un seul registre de signification, celui que nous avons dcrit comme tant le sacerdoce baptismal ?

    Il y va de la ncessit, de la ralit et du bien-fond du ministre hirarchique dans lglise : si on ne le justifie que par sa ncessit fonctionnelle, le ministre risque trs vite dtre rduit une question de comptence technique : au magistre comme charisma veritatis, on substituera la comptence technique de la thologie universitaire, par exemple ; la prsidence ministrielle de lEucharistie par lvque, on substituera la fonction prsidentielle fonde sur le pouvoir dmocratique et souverain de lassemble qui dlgue ses pouvoirs un ministre ; enfin la mission pastorale dunit et de communion dans la charit, on substituera lefficacit et la coordination de groupes spcialiss ayant galement reu pouvoir de lassemble. On le voit, cette schmatisation du triple munus confi au ministre permet de voir o le bt blesse : la structure de signification rduite la seule sacramentalit du sacerdoce des baptiss risque tout moment dtre perue, aussi bien lintrieur qu lextrieur de lassemble, comme une auto-signification, lglise se signifiant elle-mme. Bien entendu, dans ce cas purement fictif, lglise chercherait se signifier elle-mme comme peuple de lalliance, mais elle se signifierait elle-mme comme partenaire de lalliance, sans signifier lalliance comme telle. Car tel est lenjeu de cette deuxime instance de signification que constitue le sacerdoce ministriel, signifier lalliance dans la transcendance de son principe40.

    universitaire ou de linfluence socio-politique de la presse dune part et de la comptence du magistre dautre part, enfin lapparition dun nouveau mode dappartenance ecclsiale qui ne se dfinit plus que sur un mode radicalement subjectif et individuel de conscience, relguant au second plan toute manifestation objectivement signifiante. Il est difficile de ne pas reconnaitre au texte de Vatican II (LG 9) que nous avons cit et comment une porte prophtique, dans la mesure o il propose un cadre de comprhension dogmatique du mystre de lglise comme Peuple de Dieu et comme peuple de lalliance, sans le grever dune quelconque explication thologique qui risquait finalement den diminuer la porte. 38 Lumen Gentium, chap. II, 10 : licet essentia et non gradu tantum differant . 39 Lumen Gentium, chap. II, 10 : unum et alterum suo peculiari modo de uno Christi sacerdotio participant (avec notes de renvoi PIE XII, alloc. Magnificate Dominum du 2.11.1954 et Encyclique Mediator Dei, du 20.11.1947. 40 On pourrait se demander pourquoi, dans le rgime de lancienne Alliance, il ne semble pas quil y ait eu besoin de cette double instance de signification. De fait, il ne semble pas quen Isral, les figures du Roi-Messie ou du Grand Prtre aient joui dune position privilgie dans lordre de la signification de lalliance. Il semblerait plus exact de dire que les diverses traditions littraires ont progressivement situ linstitution royale ou sacerdotale par rapport la Loi comme systme fondamental de signification dans lequel elles venaient prendre leur place, importante il est vrai, mais pas vraiment irremplaable (Isral a vcu lexil sans roi, sans temple et sans sacerdoce et cest mme grce lindpendance quelle eut vis--vis de ces institutions que la tradition religieuse dIsral survcut la catastrophe de 70 ap. J.-C. En fait, il semble que le constitutif formel de la diffrence entre les deux types de sacramentalit (dune part, celle du judasme et, dautre part, celle du christianisme, du moins dans les diverses traditions qui reconnaissent explicitement la double instance de signification dans la sacramentalit de lglise) puisse sexpliquer ainsi : tant que lalliance nest pas accomplie, les formes concrtes de sa ralisation ont valeur dbauche et de prparatifs (cest, entre autres, le fondement thologique de lexgse typologique qui repose sur le principe de linachvement des structures de signification) : lattente de laccomplissement des Promesses empche le systme de signification de lancienne Alliance de se refermer sur lui-mme et de ne renvoyer quau peuple lui-mme, comme partenaire de lalliance. Quand Isral observe les lois et les coutumes que Dieu lui a donnes au Sina, il signifie le mystre de lalliance mosaque, mais il sait quen vertu de la Promesse, il ne peut considrer ce niveau de signification comme auto suffisant. Le fait que

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    f) La multiplicit des instances de signification

    Simplement partir de cette esquisse, nous voyons comment le mystre de lAlliance nouvelle est lobjet dau moins deux vises significatives, quil est donc apte tre exprim par de multiples systmes de signification. Cela est vrai de toute ralit ; par exemple, une mme fleur peut tre dite selon une pluralit de systmes signifiants : signes relevant du vocabulaire potique, du registre de laffectivit, de la chimie des parfums, de la botanique ou de lquilibre cologique du terrain o elle pousse, sans parler de la particularit propre chaque culture ou tradition des hommes qui cultivent ou contemplent ce type de fleurs. De la mme faon, lAlliance nouvelle a besoin dtre dite selon au moins les deux registres de signification que nous avons dcrits : dune part, celui de lexistence baptismale, par lequel lexistence entire du chrtien devient signe de lalliance, selon le mode de signification rendu possible et mesur par lunion de lhumanit concrte de Jsus la divinit du Fils ; dautre part, celui du ministre qui ne se rduit pas simplement une ncessit dordre fonctionnel, et par lequel est signifie lorigine transcendante et gratuite de lalliance. Ces deux registres de signification ne sont pas simplement juxtaposs lun par rapport lautre comme le discours du botaniste peut se juxtaposer celui du pote ou de lcologiste : ils sont coordonns lun lautre41 puisquils renvoient la mme ralit du Christ prtre de lAlliance nouvelle. Ainsi, la vritable sacramentalit de lglise comme capacit donne par le Seigneur son peuple de signifier lalliance napparat que dans lintime corrlation des deux instances de signification (on pourrait parler dinterface au sens informatique du terme).

    C) CONSQUENCES POUR LA SACRAMENTALIT DE LGLISE

    Ce nest pas le lieu, dans cette introduction, de dvelopper toutes les implications concrtes de cette application de la sacramentalit de lglise au problme du sacerdoce baptismal et des ministres42. Nous voudrions simplement en tirer quelques consquences pour ce qui touche au problme global de la sacramentalit de lglise comme signification. Cela nous permettra de mieux percevoir les enjeux sous-jacents linvestigation qui va tre prsent dans ces pages.

    a) Une loi de complexification

    Plus une ralit est ontologiquement riche, plus elle se prte un dploiement de significations selon des langages diversifis. On le voit aisment dans la vie quotidienne : le plus grand nombre de nos activits qui ne visent qu se nourrir, garder un certain quilibre et une certaine hygine de vie, ne constituent pas des lieux dinspiration potique privilgis : on attend encore le pote qui crira une Ode ma brosse dents ou une pigramme sur ma nouvelle paire de baskets43. Tandis que la vie personnelle dun tre humain est, linstar dun thme musical, sujet dinpuisables variations, selon la diversit des registres de significations que lon emploie. La

    lAlliance nouvelle soit lanticipation de la fin de lhistoire par la prsence personnelle de Dieu au cur de sa cration exige au contraire que soient signifis non seulement lalliance elle-mme, mais encore son caractre transcendant, dpassant toute attente humaine et crant un mode de communion entre Dieu et lhomme qui est dordre proprement divin. Le systme de signification qui authentifie cette nouveaut comme nouveaut, - comme linou de Dieu dont parle Paul aux Corinthiens en 1 Cor. 2, 9, citant Isae 64, 3 et Jrmie 3, 16 - ne peut tre ngatif. L o la Loi signifiait la transcendance de Dieu en termes de sparation, le peuple de la nouvelle Alliance signifie par la complmentarit des deux systmes de signification et la communion (sacerdoce baptismal) et linitiative absolue de grce manifeste par Dieu dans lIncarnation et la Pque du Fils (sacerdoce ministriel). Mais il sagit l videmment, reconnaissons-le, dune relecture dans une perspective spcifiquement chrtienne. 41 Cf. la formule de Lumen Gentium, chap. II, 10 : ad invicem tamen ordinantur. 42 Nous avons dvelopp cette question dans deux ouvrages : Lun et lautre sacerdoce, Paris, Descle, 1991 et La pastorale de lglise, Luxembourg/Paris, Saint-Paul/Cerf, 1999. 43 Cela nexclut pas que des lments de la vie quotidienne soient intgrs dans une uvre romanesque, mais dans ce cas, ils ne sont pas principe dinspiration, mais loccasion de signifier telle dimension de la vie des hros dont laventure psychologique est le vritable principe de lecture signifiante. De mme, lorsquon sextasie devant des godillots peints par Van Gogh, on ne peut mconnatre que la richesse du langage est tout entire dans les couleurs et la palette du peintre et non pas dabord dans la polysmie picturale des chaussures.

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    multiplication des secteurs scientifiques ne relve pas uniquement du morcellement et de la concentration de plus en plus prcise sur tel secteur de la ralit ; elle relve galement de la multiplicit des points de vue quelle peut susciter : une mme ralit peut tre envisage sous langle physique, gologique, chimique, conomique, sociologique, etc.

    Si lon transpose cette approche au plan des mtaphores bibliques et traditionnelles qui ont t appliques au mystre de lglise, on constate que la loi de complexit des registres de signification joue galement ce rle : comparer le mystre de lglise une vigne, une maison, une citadelle, un troupeau de moutons conduit par un pasteur, un corps humain avec la diversit des organes qui le composent, met en jeu chaque fois des registres diffrents de signification. Mais ces registres sont plus ou moins riches dans le pouvoir de donner penser et cest pourquoi le texte de Vatican II rassemblant les mtaphores bibliques sur le mystre de lglise dans le paragraphes 6 et 7 (pour le thme du Corps mystique) de Lumen gentium, implique une diversit de points de vue dont le thme du Corps constitue indubitablement lun des plus riches.

    b) La mtaphore du Peuple de Dieu

    Mais il semble que la mtaphore du peuple semble la plus apte rendre compte dune multiplicit dinstances signifiantes. Car, si le Concile a cru bon de rhabiliter ce registre mtaphorique dorigine biblique vtrotestamentaire, ce nest pas simplement pour honorer la recherche exgtique moderne qui avait remis au premier plan cette notion. Ce nest pas davantage, comme on la parfois suggr, parce que lglise aurait voulu rendre un hommage discret aux formes modernes de gouvernement dmocratique fondes sur la souverainet du peuple : comme si les Pres avaient voulu contrebalancer par des lments dinspiration moderne ce qui, dans le statut de lglise comme societas organis hierarchicis instructa44, pouvait suggrer un certain archasme inspir par des conceptions antiques de la vie politique. Il nous semble, que le choix de la mtaphore du Peuple de Dieu tait justifi pour un autre motif : parce quelle est la seule qui permette de rendre compte de la faon la plus adquate de la nature de lglise comme sacrement. Dans la mesure o elle est compare un peuple ou une cit, la mtaphore utilise est une ralit qui se dploie tout entire la fois selon le plan rel dun tissu de liens entre les individus qui composent le peuple ou la cit et les systmes de signes par lesquels ils communiquent entre eux : de ce point de vue, et mme si on a, dans le cadre de la raction la Rforme, utilis de faon apologtique et polmique le concept dglise/socit, on ne doit pas pour autant refuser cette double dimension insparablement sociale et signifiante qui constitue toute socit. Cette double dimension reste la plus adquate pour situer le mystre de lglise dans sa dimension de communion (lien social) et sacramentel (la diversit des signes qui manifeste et met en uvre cette communion). Ainsi peut-on saisir de faon prcise la spcificit la sacramentalit de lglise.

    Et cest pourquoi peut-tre, comme dinstinct, les Pres conciliaires lont privilgie. En effet, si on prend la mtaphore du corps, elle est apparemment apte rendre compte de la diversit des fonctions : or, la sacramentalit du sacerdoce baptismal et celle des ministres, nous lavons dit, ne se rduisent pas la dimension de fonctionnalit. Malgr cela, limage du corps peut tre utilise pour signifier que chaque membre a sa place et sa signification dans le tout ; mais, tant donn que la place privilgie de la tte revient au Christ, on ne voit pas comment on peut faire intervenir dans cette mtaphore linstance de signification de la transcendance qui revient en propre au sacerdoce ministriel. On le voit bien : le matriau symbolique de limage du corps ne permet pas de rendre compte de faon vraiment adquate de la sacramentalit de lglise. Cest sans doute pour cette raison quil fallut ajouter lpithte de mysticum, elle-mme dplace de son contexte eucharistique originel, comme la montr le Pre H. de Lubac45, pour lui donner une dimension allgorique et platonisante qui fut lorigine de bien des malentendus.

    44 Lumen Gentium, chap. II, 8. 45 H. DE LUBAC, Corpus mysticum, lEucharistie et lglise au Moyen ge, Paris, Aubier-Montaigne, 19592, surtout les pp. 248-253. Nous en reparlerons au chapitre IX.

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    c) Diagnostic dune crise

    En revanche limage du peuple semble plus adquate pour rendre compte de cette double instance de la sacramentalit : car lidentit profonde dun peuple ne peut pas se rduire la fonctionnalit de ses membres : au risque de faire une incursion dans lactualit politique touchant le monde occidental, cest prcisment un des aspects de la crise laquelle doivent faire face les tats modernes. Happes par le tourbillon impitoyable de lactivit, de la rentabilit et de la concurrence conomiques, les socits de type occidental concentrent tous leurs efforts de faon souvent irrflchie sur la fonctionnalit conomique des diffrents organismes et des individus qui les constituent et, du mme coup, le cycle conomique produire-consommer-jouir devient la seule instance de signification de la vie sociale ainsi conue. Or, cest prcisment cet appauvrissement de signification qui provoque des ractions de type identitaire ractions dangereuses dans leur primarit et leur intolrance tout ce qui est tranger lidentit dune nation ou dun peuple, identit conue gnralement en fonction de reprsentations et de clichs caricaturaux. De telles ractions sont rvlatrices en ce quelles mettent en vidence dune part linsuffisance dune mise en uvre exclusivement fonctionnelle tant des socits que des individus qui les composent et, dautre part, limpuissance des tats modernes faire accder un niveau de signification de la vie politique autre que fonctionnel et conomique. Or, cest prcisment ces dimensions mtafonctionnelles et mtaconomiques de la vie en socit que la tradition biblique a vhicules, linstar des peuples du Proche-Orient ancien ou de la cit grecque : le fait quun peuple se dfinisse fondamentalement par son appartenance ses dieux ou, tout le moins, par le service cultuel de ceux-ci ; le fait que les actes, mme les plus ordinaires, de la vie sociale et individuelle soient inscrits dans un systme de signification religieuse ; le fait que les structures de la vie conomique elle-mme soient aussi fondes dans un systme de signification religieuse, comme on peut le lire longueur de pages dans le Pentateuque ou dans les analyses ethnographiques sur les institutions indo-europennes46, etc. Ds lors parler de lglise en terme de Peuple de Dieu manifestait lintention profonde des Pres conciliaires : non pas promouvoir une no-chrtient mdivale par le biais dune restauration no-biblique ; mais donner les points de repres fondamentaux dune vritable sacramentalit de lglise, cest--dire faire ressurgir et actualiser en toute communaut chrtienne et en tout baptis cette capacit de signifier le mystre de lalliance travers la diversit des rites, des actions, des gestes qui scandent lexistence humaine et ecclsiale des communauts chrtiennes et de leurs membres47.

    Car il est fort probable que la crise qui secoue lglise depuis plus de quatre dcennies, dans le sillage de laprs-concile Vatican II, relve en grande partie de cette incapacit mettre en uvre la grce de la sacramentalit qui lui est propre. Notre intention nest pas de nous appesantir sur un constat lourdement ngatif, mais de savoir pourquoi la rforme liturgique voulue et promue par la constitution Sacrosanctum Concilium sest accompagne de tant de maladresses, mme au plus haut niveau, de tant de mdiocrits dans lexpression cultuelle et dun recours souvent dsarmant aux formes dexpression les plus insignifiantes et les plus banales, sans parler de certains retours en arrire qui sont laveu clatant dune hsitation et dune incertitude profondes au sujet du langage et du systme de signes par lesquels lglise se manifeste sacramentellement comme glise. Il convient en effet de se demander pourquoi lglise, au lieu de parler le langage qui lui est propre, prouve si fortement la tentation de se replier sans cesse sur des systmes de signification qui, mesurs laune de

    46 Nous faisons allusion aux travaux bien connus de . BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-europennes, 2 vol., ditions de Minuit, Paris 1969, ou de G. DUMEZIL, par exemple Ides romaines, Gallimard, Paris, 1969. 47 Une autre mtaphore permettrait aussi de dvelopper cette double instance de la signification sacramentelle, cest la mtaphore de lglise-pouse et de la nuptialit entre le Crateur et sa crature : mais il faut avouer quelle se heurte plusieurs obstacles. Obstacle historique dabord : bien que la tradition biblique ait jou un rle de pionnier en ce domaine, les formulations bibliques concernant la sexualit et la relation entre lhomme et la femme ont t trop souvent interprtes dune manire simplificatrice, notamment par mconnaissance de la sexualit comme instance de signification de lalliance entre poux. Obstacle culturel moderne : lide mme dune relation de transcendance signifie diffremment par la masculinit et la fminit doit faire face, dans la sensibilit culturelle actuelle, des problmes de sensibilit trop vif pour quil soit possible den faire le fil conducteur de cette question.

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    ses grands axes de rfrence, ne font pas le poids. Il convient encore de se demander comment certaines publications catchtiques, - et il sagit l dun indice trs rvlateur de laptitude dune socit transmettre aux gnrations venir, par des manuels de synthse ou dinitiation, lintelligence et le got profond dun langage et de ce quil rvle de jeunes esprits48 - comment donc certaines publications catchtiques ont pu choisir un niveau de signification de lexprience chrtienne aussi banal et insignifiant, alors mme que lglise navait jamais dispos dans son histoire de ressources de communication et dexpression aussi performantes49.

    En ce qui concerne la ralit et lexercice des ministres dans lglise elle-mme, un article de B. Sesbo50 a courageusement mis en vidence les distorsions qui existent dans la mise en uvre

    48 Il vaut la peine de remarquer comment dans la population adulte, la publication du Catchisme de lglise catholique a rencontr un si vif succs, commercialement parlant. Le phnomne est intressant : il sagit de gnrations pour qui lessentiel de la signification de la vie religieuse tait cens tenir dans un manuel (un catchisme) ; or, cette gnration a connu la dconstruction du systme des significations religieuses paralllement celle des autres systmes des socits contemporaines ; il est donc probable que laccueil rserv ce ouvrage a t d au fait quil tait cens redonner un langage : plutt quun rflexe scuritaire ou identitaire, ctait plutt le soulagement devant le fait quun pan de signification de lexistence humaine ne stait pas totalement effondr, puisquon pouvait nouveau le formuler dans une synthse classique. Les ractions dfavorables relevaient de motivations du mme ordre : ctait le reproche fait lautorit catholique doser proposer une structuration de la signification de la foi et de la vie chrtienne que lon croyait disqualifie depuis quelques dcennies. On ne peut pas dire quil sagisse l de motifs ou de critiques spcifiquement thologiques, sauf considrer que la question de la signification est devenue elle-mme un problme thologique majeur la fin du XXe sicle. 49 On croit se consoler en constatant que, dans le domaine profane, cest la mme chose, ou pire peut-tre : mais un tel parallle est absurde et dangereux, mme dun strict point de vue historique : car les annes les plus sombres et les plus barbares de lhistoire mdivale occidentale nont jamais manqu de chefs-duvre thologiques, spirituels, artistiques et il faut attendre le dbut du XIXe pour que les registres de signification trs divers (esthtiques, littraires, etc.) entrent dans une priode de dcadence dont nous ne sommes pas encore remis. 50 B. SESBOE, Les animateurs pastoraux lacs. Une prospective thologique , dans tudes, n 3773 (septembre 1992) pp. 253-265. Tout le paragraphe intitul Contradictions entre ecclsiologie thorique et pratique est un constat rigoureux des pratiques ecclsiales actuelles dans les communauts chrtiennes en France : entre la thorie des ministres telle quelle apparat dans les textes de Vatican II et la pratique pastorale actuelle, il souligne un grand nombre de distorsions qui se ramnent pratiquement toutes une dformation de la signification sacramentelle du ministre ordonn dans la communaut par des exigences dordre pratique et des artifices canoniques pour masquer les difficults. En ce domaine, le fait nest pas nouveau dans la tradition ecclsiale occidentale. Mais la solution prospective que semble suggrer B. SESBOE risque galement daller dans le mme sens et de creuser dfinitivement la tombe de la signification sacramentelle : par exemple, en partant du parallle de la crise de la pnitence publique qui fut rsolue par une pratique importe par les moines irlandais et qui devint la forme actuelle du sacrement de rconciliation, lauteur propose de laisser voluer de la mme faon le processus de la crise actuelle des ministres et de le grer au plan existentiel, avant de chercher lui donner la ratification institutionnelle quil peut mriter dans lavenir (p. 265). Apparemment, il sagit dune position ouverte sur lavenir, en attendant une sorte de rquilibrage institutionnel, un jugement de Gamaliel qui se ferait de lui-mme. Mais en fait, nous sommes dans une ecclsiologie qui oppose dune part lexistentiel, le charisme, les exigences pratiques et, de lautre linstitutionnel, le juridique, le constitutif (p. 265). Or nest-ce pas prcisment cette antinomie qui empche radicalement de penser le problme de la signification sacramentelle ? Mme sils sont des signes institus par Jsus Christ (cf. la dfinition du catchisme du Concile de Trente reprise dans le Catchisme de lglise catholique sous le n 1131), les sacrements (et donc les ministres ordonns) ne peuvent tre classs sans plus dans le domaine de linstitutionnel : pas plus que le langage qui a une dimension dinstitution (cf. le problme classique depuis Platon du logothte, celui qui institue les noms), ne peut tre rduit la seule dimension institutionnelle. Si donc on imagine que la pure pratique existentielle devrait rsoudre le problme de la signification sacramentelle des ministres dans lglise, en partant de lhypothse que pendant un certain dlai, on considre, titre provisoire, que cette signification sacramentelle reste indtermine ou doit tre dtermine en fonction des circonstances, cette attitude est comparable un groupe de locuteurs qui, par exemple, dcideraient avant de discuter que, durant les changes quils vont avoir sur le problme des transports, les mots-clefs de la discussion auront (ou pourront avoir) une signification provisoire, mallable, en fonction de la situation concrte de celui qui emploie ces mots : dans certains cas, les mots locomotive ou autobus pourront dsigner en fait une bicyclette, puisque linterlocuteur na quune bicyclette comme moyen actuel de transport ... On se retrouve encore devant cette attitude de principe qui a patiemment rong et dtrior la dimension sacramentelle de la vie ecclsiale en Occident : le droit et le pouvoir instituant peuvent sarroger la capacit de fonder la vrit des signes. Aujourdhui, en raction contre lautoritarisme du pouvoir

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    pratique des ministres dans les communauts chrtiennes aujourdhui. On ne peut se dfaire de limpression parfois pesante que lglise est comme sans voix et que, pour proclamer le mystre de lAlliance nouvelle dont elle est bnficiaire pour toute lhumanit, elle na plus de mots pour le proclamer dans un langage qui soit vraiment le sien. Elle est trop souvent contrainte dutiliser des mots demprunts, ou daffaiblir considrablement la force de son propre langage. On a vraiment envie de redire avec le psalmiste ce cri du cur qui dcrit Jrusalem et le Temple aprs leur destruction de 587 : Signa nostra non vidimus . De nos jours, il ne sagit pas de pleurer sur les fastes dune liturgie perdue ou sur le triomphalisme dune glise trop humainement assure des promesses de la vie ternelle. Les signa dont nous voulons ici parler, cest la totalit de ce qui constitue la sacramentalit authentique de lglise. Cette remarque ne constitue donc pas une invitation aux communauts chrtiennes se limiter au domaine cultuel, mais elle pose la question de savoir comment la sacramentalit de lglise comme telle peut et doit tre mise en uvre dans le prsent de son histoire. Et peut-tre la remarque clbre de Fr. Nietzsche : Bessere Lieder mssten sie mir singen, dass ich an ihren Erlser glauben lerne : erlster mssten mir seine Jnger aussehen ! 51 nous renvoie-t-elle encore cette dimension de la sacramentalit de lglise et de lexistence chrtienne : loin de mettre en cause la conviction subjective des chrtiens (ou de leurs prtres) en tant que croyants, Zarathoustra attendait peut-tre de la vrit mme de la Rsurrection du Christ et du salut qui en dcoule pour lhumanit quelle soit objectivement manifeste et signifie par ceux-l mmes qui en avaient reu la mission et la grce : former ensemble une communaut qui soit le sacrement du Christ ressuscit.

    D) LE CADRE ET LE PROPOS DE LA PRSENTE TUDE

    a) Larrire fond gnral : les trois grandes instances de la sacramentalit chrtienne

    Tel est le cadre dans lequel sinscrit le prsent travail : essayer de retrouver, la lumire de la tradition thologique les diverses instances de signification du mystre de lalliance que Dieu a scelle avec les hommes ds avant la fondation du monde et quil a mene sa perfection dans lIncarnation et la Pque du Fils. Cela implique de rechercher comment, dans le dploiement de lhistoire du salut, Dieu a donn lhumanit de signifier lalliance quil ne cessait daffermir et dapprofondir et quil ne cesse encore tout au long de lhistoire de mettre en uvre dans laujourdhui de la vie des croyants. Pour notre part, et dans ltat actuel de notre rflexion, nous voyons trois articulations fondamentales qui permettent de mieux apprhender la sacramentalit de lalliance, dont voici lesquisse trs sommaire :

    1. La premire instance de signification relve de ce que lon pourrait appeler une thologie de la cration : cest un peu le parent pauvre de la rflexion thologique contemporaine peu soucieuse dune rflexion cosmologique quelle abandonne volontiers au discours des astrophysiciens. Aprs les excs dun discours qui identifiait de faon nave la causalit cratrice et lordre rationnel de la

    instituant, on voudrait que la situation relle (empirique) devienne le principe et la norme de la vrit de la signification. Mais les deux attitudes peuvent tre renvoyes dos--dos : elles sont fondes sur loubli commun du rapport qui existe entre le signe et la ralit, rapport qui nest pas un niveau extrinsque, surajout la vrit, mais qui au contraire le permet et laccomplit. 51 Fr. NIETZSCHE, Also sprach Zarathustra, Einbuch fr alle und Keinen (1883-1885), 2. Teil, Von den Priestern (Nietzsche Werke, kritische Gesamtausgabe, hrsg von Giorgio COLLI und Mazzino MONTINARI, 6. Abt., 1. Band, Walter de Gruyter & C, Berlin, 1968, p. 114). On remarquera que la manifestation du salut dans la vie des disciples telle que Zarathoustra voudrait la voir est lie la qualit de leur chants ( Bessere Lieder mssten sie singen ) et que ces rflexions se situent aprs que Zarathoustra a rencontr des prtres sur son chemin, et a donn un signe ses propres disciples ( Und einstmals gab Zarathustra seinen Jnger ein Zeichen und sprach diese Worte zu Ihnen : Hier sind Priester ... Ibidem, p.113). Dans la traduction franaise, Fr. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre qui est pour tous et qui nest pour personne, (uvres philosophiques compltes, vol. VI, traduction de M. de GANDILLAC) Gallimard, NRF, Paris 1971 : Il leur faudrait chanter de meilleures chansons pour quen leur rdempteur japprisse croire ; que de rachets fissent davantage figure ses disciples ! Comme toute traduction, celle-ci est critiquable : le mot chansons nous parat inexact pour traduire Lieder. Dans le contexte, les prtres ne chantent pas des chansons mais des chants religieux. Quant lexpression faire figure pour traduire aussehen, cest un peu faible : il sagit de lapparatre au sens philosophique du terme.

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    causalit des phnomnes naturels, discours qui, depuis Kant, a perdu toute sa force de conviction, il convient de se demander sil nexiste pas une autre manire de comprendre les vieilles formules psalmiques du style :

    Le ciel proclame la gloire de Dieu et luvre de ses mains, le firmament lannonce. Le jour au jour en publie le rcit et la nuit la nuit en transmet la connaissance Ce nest pas un rcit, ce nest pas un langage ce nest pas une voix quon peut entendre, mais pour toute la terre en ressortent les lignes et les mots jusquaux limites du monde. 52

    Il y a l, nen pas douter, la reconnaissance dune manifestation de lordre de la signification de la prsence et de la gloire de Dieu dans cette alliance premire qui est celle de la cration. Pralable toute mise en forme mtaphysique du type preuve de Dieu, cet ordre de signification est probablement la condition de validit de cette preuve : si le monde ne signifiait pas Dieu, sil ntait pas peru demble comme signifiant, cest--dire comme renvoyant dune faon ou dune autre une altrit, lhomme naurait jamais pu se poser le problme de la transcendance de Dieu. Avant donc de sintresser au Dieu qui vient lide, il peut tre utile de se demander pourquoi le monde se donne lexprience humaine comme un systme de signes qui disent autre chose que le monde, comment penser ce Dieu qui vient au langage. Telle est ce que nous nommerons la sacramentalit du monde ou de la cration.

    2. Le second volet dune tude globale de la sacramentalit de lalliance devrait porter sur la spcificit des diverses instances de signification que Dieu a mises en uvre lorsquil sest manifest : mme si la sacramentalit de la cration doit tre envisage dans lconomie globale de la Rvlation de Dieu, il nempche que les alliances ultrieures, soit dans la premire conomie, soit dans la nouveaut de lIncarnation du Fils et de sa Pque ont instaur un nouveau mode de signification que la sacramentalit de la cration ne comportait pas. Surtout, bien sr, le sacrement par excellence quest le Verbe incarn dont nous avons vu quil est personnellement lAlliance nouvelle, et quil introduit une manire radicalement nouvelle de signifier Dieu et lalliance par et dans lhumanit concrte quil a faite sienne. Le fait de reconnatre la nouveaut de la sacramentalit de lAlliance nouvelle dans le Christ implique que cette alliance ne peut pas se rduire aux prcdentes et exige donc den analyser la spcificit. Pour ce qui touche au problme de la sacramentalit, ce deuxime volet est, pour ainsi dire, une rflexion thologique qui pourrait avoir comme point de dpart la parole de saint Jean :

    Ce qui tait ds le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contempl, ce que nos mains ont touch du Verbe de vie, - car la Vie sest manifeste : nous lavons vue, nous en rendons tmoignage et nous vous annonons cette Vie ternelle qui tait tourne vers le Pre et qui nous est apparue - ce que nous avons vu et entendu, nous vous lannonons. 53

    3. Le troisime volet de la sacramentalit concerne plus spcialement la sacramentalit de lglise comme dploiement de celle du mystre du Christ : il sagit de linstance sacramentelle au sens le plus familier du terme, puisque, lorsquon parle de sacrement, on pense immdiatement au septnaire dfini par le Concile de Trente. Mais, comme nous lavons dj not ci-dessus et comme

    52 Psaume 18 (h. 19), 1-5. 53 1 Jn 1, 1-3a. Traduction de la Bible de Jrusalem, nouvelle dition.

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    nous aurons loccasion dy revenir, il importe ici, en accord avec ce que prsupposent les deux volets prcdents, de ne pas rduire la sacramentalit de lglise sa seule dimension cultuelle, mais plutt de dgager dans la structure de lglise comme peuple les diverses instances de signification qui font delle pour lhumanit tout entire le sacrement du Christ mort et ressuscit pour la vie du monde.

    b) Ncessit dune instance mtaphysique et critique

    Mais cet inventaire de la sacramentalit qui ne fera pas partie de la prsente tude, suppose un pralable indispensable : il doit tre introduit par une rflexion critique concernant le principe sur lequel il repose tout entier. En affirmant que la sacramentalit dans ses multiples modalits se ramne en son essence une instance de signification