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le cahier du management L’interview E & C : Pourquoi le titre de votre ouvrage (1) est-il interrogatif : Faut-il libérer l’entreprise ? Gilles Verrier : Parce que c’est une enquête qui vise à répondre sans a priori à trois questions successives. Au vu des enjeux auxquels elle doit faire face, l’entreprise doit-elle transformer en profondeur son management des hommes et des organisations ? La démarche “en- treprise libérée” est-elle la réponse pertinente ? Comment aller plus loin dans cette démarche ? Les réflexions et les expérimentations innovantes ont été nombreuses ces dernières décennies concernant le management des hommes et des organisations, du principe de subsidiarité à la pyramide inversée, de Michel Crozier à Frédéric Laloux. Plus qu’innover en la matière, les promoteurs de l’entreprise libérée ont le mérite de relancer une réflexion initiée il y a plus de vingt ans. Ces auteurs estiment nécessaire de libérer les collaborateurs du mode de management “command and control”, avec une démarche portée par un “leader libérateur”, en supprimant les corps intermédiaires que sont les managers et les fonctions support. Nous partageons leur diagnostic – qui affirme que le modèle néotaylorien n’est plus adapté – mais pas tous les remèdes qu’ils préconisent. Lesquels de ces remèdes estimez-vous critiquables ? D’abord, “le leader libérateur”, qui dirige en l’absence de corps in- termédiaires, porte un risque de dérive vers une configuration au- tocratique. Être centré sur l’individu et ses déterminants psycholo- giques, considérer que l’homme est bon, affirmer que l’entreprise est en charge du bonheur, concentrer entre les mains d’un seul homme le pouvoir de libérer son organisation : ces idées comportent de forts risques de dérive lorsqu’un tel équilibre des pouvoirs s’établit dans une organisation humaine. En outre, dans l’entreprise libérée, les salariés autonomes endossent plus de responsabilités, ce qui peut être anxiogène s’ils ne sont pas accompagnés. Il est indispensable de soutenir leur montée en compétences en s’appuyant sur les ma- nagers, repositionnés comme ressources au service de leurs colla- GILLES VERRIER ENSEIGNANT ET AUTEUR Parcours > Gilles Verrier est professeur alié à l’ESCP Europe, où il codirige l’executive mastère spécialisé RH. Il a dirigé jusqu’en 2015 l’executive master RH de Sciences Po, qu’il avait créé en 2009. En 2004, il a fondé le cabinet de conseil Identité RH. > Dans la première partie de sa carrière, il a exercé des responsabilités RH de haut niveau chez Philips, Elf, Unilever, Pierre Fabre et Décathlon. > Il a publié Réinventer les RH (Dunod, prix de l’ANDRH du livre de l’année en 2008), puis Stratégie et ressources humaines : l’équation gagnante (Dunod, 2012). Il est coauteur, avec Nicolas Bourgeois, de Faut-il libérer l’entreprise ? (voir note). Lectures > #RHreconnect, Patrick Bouvard, éditions EMS, 2015. > À quoi ressemblera le travail demain ?, Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Dunod, 2013. > L’Entreprise à l’écoute, Michel Crozier, Interéditions, 1989. « POUR SE LIBÉRER, L’ENTREPRISE DOIT CONSTRUIRE DES RÉPONSES SUR MESURE » Les promoteurs de l’entreprise libérée estiment nécessaire de sortir les salariés de l’organisation néotaylorienne, notamment en substituant au manager un “leader libérateur”. Or ce modèle comporte des risques de dérive et il doit pouvoir s’adapter aux enjeux de chaque entreprise, sans modèle préconçu. 38 - Entreprise & Carrières - n° 1273 du 26 janvier au 1 er février 2016 Photos © Frédéric Brillet

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Page 1: le cahier du management L’intervie · L’ENTREPRISE DOIT CONSTRUIRE DES RÉPONSES SUR MESURE » Les promoteurs de l’entreprise libérée estiment nécessaire de sortir les salariés

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E & C : Pourquoi le titre de votre ouvrage (1) est-il interrogatif : Faut-il libérer l’entreprise ?Gilles Verrier : Parce que c’est une enquête qui vise à répondre sansa priori à trois questions successives. Au vu des enjeux auxquels elledoit faire face, l’entreprise doit-elle transformer en profondeur sonmanagement des hommes et des organisations ? La démarche “en-treprise libérée” est-elle la réponse pertinente ? Comment aller plusloin dans cette démarche ?Les réflexions et les expérimentations innovantes ont été nombreusesces dernières décennies concernant le management des hommes etdes organisations, du principe de subsidiarité à la pyramide inversée,de Michel Crozier à Frédéric Laloux. Plus qu’innover en la matière,les promoteurs de l’entreprise libérée ont le mérite de relancer uneréflexion initiée il y a plus de vingt ans. Ces auteurs estiment nécessairede libérer les collaborateurs du mode de management “command

and control”, avec une démarche portée par un “leader libérateur”,en supprimant les corps intermédiaires que sont les managers et les

fonctions support. Nous partageons leur diagnostic –�qui affirme quele modèle néotaylorien n’est plus adapté – mais pas tous les remèdesqu’ils préconisent.

Lesquels de ces remèdes estimez-vous critiquables ?D’abord, “le leader libérateur”, qui dirige en l’absence de corps in-termédiaires, porte un risque de dérive vers une configuration au-tocratique. Être centré sur l’individu et ses déterminants psycholo-giques, considérer que l’homme est bon, affirmer que l’entrepriseest en charge du bonheur, concentrer entre les mains d’un seulhomme le pouvoir de libérer son organisation : ces idées comportentde forts risques de dérive lorsqu’un tel équilibre des pouvoirs s’établitdans une organisation humaine. En outre, dans l’entreprise libérée,les salariés autonomes endossent plus de responsabilités, ce qui peutêtre anxiogène s’ils ne sont pas accompagnés. Il est indispensablede soutenir leur montée en compétences en s’appuyant sur les ma-nagers, repositionnés comme ressources au service de leurs colla-

GILLES VERRIERENSEIGNANT

ET AUTEUR

Parcours> Gilles Verrier est professeur

a�lié à l’ESCP Europe, où ilcodirige l’executive mastère

spécialisé RH. Il a dirigéjusqu’en 2015 l’executive

master RH de Sciences Po,qu’il avait créé en 2009.

En 2004, il a fondé le cabinetde conseil Identité RH.

> Dans la première partie de sa carrière, il a exercé des responsabilités RH

de haut niveau chez Philips,Elf, Unilever, Pierre Fabre

et Décathlon.

> Il a publié Réinventer les RH(Dunod, prix de l’ANDRH

du livre de l’année en 2008),puis Stratégie et ressources

humaines : l’équationgagnante (Dunod, 2012). Il est

coauteur, avec NicolasBourgeois, de Faut-il libérer

l’entreprise ? (voir note).

Lectures> #RHreconnect, Patrick

Bouvard, éditions EMS, 2015.

> À quoi ressemblera le travaildemain ?, Sandra Enlart et Olivier Charbonnier,

Dunod, 2013.

> L’Entreprise à l’écoute,Michel Crozier, Interéditions,

1989.

«POUR SE LIBÉRER,L’ENTREPRISE

DOIT CONSTRUIRE DES RÉPONSES

SUR MESURE»Les promoteurs de l’entreprise libérée estiment nécessaire de sortir les salariés

de l’organisation néotaylorienne, notamment en substituant au manager un“leader libérateur”. Or ce modèle comporte des risques de dérive et il doitpouvoir s’adapter aux enjeux de chaque entreprise, sans modèle préconçu.

38 - Entreprise & Carrières - n° 1273 du 26 janvier au 1er février 2016

Photos © Frédéric Brillet

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Page 2: le cahier du management L’intervie · L’ENTREPRISE DOIT CONSTRUIRE DES RÉPONSES SUR MESURE » Les promoteurs de l’entreprise libérée estiment nécessaire de sortir les salariés

borateurs. Enfin, les promoteurs de l’entreprise libérée négligent ànos yeux la nécessité de réguler les interactions entre les salariés etles processus de décision et d’arbitrage. Faute de modalités de ré-gulation, des hiérarchies effectives mais officieuses se créent, desstructures d’allégeance se mettent en place, les jeux politiques internesprennent le dessus.

Que retirez-vous alors de ces thèses ?Nous mettons au crédit des promoteurs de l’entreprise libérée d’avoirrelancé le débat. Mais ce débat doit vivre. Il doit s’appuyer notammentsur les transformations majeures engagées par de nombreuses en-treprises, comme celles qui témoignent dans notre ouvrage. Ungroupe comme Michelin a ainsi engagé toute une série d’expérimen-tations sociales très riches, en organisant l’autonomie de ses équipesà partir de modalités diverses. Il ne peut en effet y avoir de modèleunique préformaté, imposé. Au contraire : l’entreprise doit construiredes réponses sur mesure, répondant à ses enjeux humains et orga-nisationnels spécifiques. De ce point de vue, nous nous inspirons del’école de la contingence : Alfred Chandler et Henry Mintzberg mettenten évidence qu’il n’est pas en soi de bonne organisation, cette dernièredevant s’adapter à la stratégie.

En quoi l’ancien modèle d’organisation n’est-il plusadapté ?Nous sommes au 21e siècle : le modèle ancien fondé sur le contrôle,la défiance, la distinction entre décideurs et exécutants génère beau-coup d’inconvénients. Les entreprises prennent conscience qu’ellesdoivent redonner des marges de liberté à leurs collaborateurs pourqu’ils puissent s’adapter et réagir aux situations non prévues par lesnormes et processus. Pour un vendeur, par exemple, ne pas pouvoirrépondre aux demandes de ses clients en recourant à l’intelligencedes situations est frustrant. Disposant de plus de liberté dans leurvie personnelle, des salariés souffrent de n’être que des exécutantsdans leur vie professionnelle.Le paradoxe, cependant, est que les logiques néotayloriennes retrou-vent de la vigueur en période de crise, car les entreprises veulent ré-duire les risques. Les technologies de l’information permettent jus-tement de contrôler plus efficacement, y compris à distance, lesfaits, gestes et modes opératoires des collaborateurs. Dans la banque,le durcissement de la réglementation et la montée en puissance del’impératif de conformité réduisent les risques, certes, mais également

les marges de manœuvre des collaborateurs. C’est contradictoireavec le fait que ces derniers ont besoin de faire preuve d’intelligencesituationnelle pour retisser un lien de proximité avec les clients.

Les entreprises libérées présentent-elles des caractéristiques communes ?Les entreprises labellisées comme telles sont essentiellement detaille limitée, en Europe du Nord et aux États-Unis. Fort heureusement,les firmes engagées dans un mouvement de transformation profondeet qui réinventent leur modèle organisationnel et managérial sontbeaucoup plus nombreuses ! Qu’ont en commun le groupe Kiabi, quise transforme en profondeur, et l’agence de communication M & CSaatchi GAD, dont les dirigeants témoignent dans notre ouvrage,sinon la volonté d’adopter des modes de fonctionnement qui répondentaux enjeux de notre société du 21e siècle ?

Pourquoi les entreprises libérées ne sont-elles pas plusnombreuses ?Le maintien d’un modèle organisationnel dépassé peut pour partieêtre expliqué par une contradiction. La profondeur des transformationsnécessaires suppose d’adopter des logiques sur le moyen et le longtermes, que ce soit pour les concevoir avec l’ensemble des intéressésou pour les déployer dans la durée et en profondeur. Or la plupartdes entreprises se positionnent dans un cadre de court terme.

Comment les organisations peuvent-elles êtreaccompagnées dans cette transformation ?Les modèles préconçus ne sont pas adaptés à la diversité des enjeuxauxquels les entreprises sont confrontées. Les solutions doiventrelever du sur-mesure. Pour autant, l’entreprise sera inévitablementconfrontée à plusieurs enjeux : élaboration d’une stratégie construiteet portée par tous, accompagnement de la montée en responsabilitéet en compétence, régulation des interactions, repositionnement desmanagers, recentrage des fonctions support sur la création de valeur,réflexion sur le rôle et la posture du dirigeant…Propos recueillis par Frédéric Brillet

« “le leader

libérateur”,

qui dirige en

l’absence de corps

intermédiaires,

porte un risque

de dérive vers

une configuration

autocratique. »

D Faut-il libérer l’entreprise ?, coécritavec Nicolas Bourgeois, directeur as-socié d’Identité RH, Dunod, janv. 2016.

n° 1273 du 26 janvier au 1er février 2016 - Entreprise & Carrières - 39

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