le bot, jean-michel - par delà nature et culture la dialectique

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  • Par-del nature et culture : la dialectique ?Une lecture mdiationniste du livre de

    Philippe Descolaversion 1.0

    Jean-Michel Le Bot

    13 mai 2006

    La distinction entre nature et culture est centrale dans la thorie de lamdiation. Se dmarquant de tout volutionisme, elle insiste en effet, pluspeut-tre que toute autre thorie anthropologique, sur lexistence dun seuilde lhumain, sorte de saut qualitatif sparant lhomme de lanimal, fut-il ungrand singe. En de du seuil, la nature. Au-del, la culture, identifie auspcifiquement humain.

    Cest du moins lune des lectures qui peut-tre faite de ce que nous atransmis Jean Gagnepain. Lecture un peu simpliste sans doute tant il estvrai que si le mme Gagnepain assigne la biologie ltude des phnomnesde nature (en dea du seuil donc), il confie une anthropobiologie ltude desphnomnes de culture (au-del du seuil). Il y a donc bien biologie de part etdautre de ce fameux seuil, mme si avec son franchissement, cette biologiequi santhropise doit intgrer au moins deux concepts tout fait trangers la biologie vgtale ou mme animale : le concept de ngativit (donc ausside structure et dimmanence) et le concept de dialectique. Car si nature etculture sont bien spares par ce seuil, dont il convient dailleurs dattestercliniquement lexistence, elles ne perdent pas pour autant tout rapport. Aucontraire, cest de leur relation qualifie de dialectique que sinstaurent lesperformances humaines tant verbales que techniques, sociales ou morales.

    Solution lgante pour sortir tant dun monisme rductionniste qui nevoudrait voir finalement quune nature (monisme dont participe aussi bien

    Sociologue, Matre de confrences, Universit Rennes 2

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  • lvolutionnisme que le behaviorisme) que dun dualisme radical la Des-cartes, le recours la dialectique nen inscrit pas moins la thorie de lamdiation dans ce que lanthropologue Philippe Descola dsigne comme uneontologie typique de la pense occidentale, ontologie quil appelle naturalisteen ce quelle passe par lidentification dune nature laquelle vient ou nonsopposer une culture.

    Pour le dire autrement, aussi diffrente soit-elle de lvolutionnisme, dubehaviorisme, du cognitivisme, mais aussi de toute la tradition humanistesattachant dcrire des phnomnes culturels penss comme sans liens au-cuns avec une quelconque nature et Dieu sait si Jean Gagnepain a lui-mmeexpos son modle en se dmarquant explicitement et soigneusement tant desuns que des autres la thorie de la mdiation nen participerait pas moins,comme eux, dune ontologie naturaliste caractristique de la tradition occi-dentale.

    Cest en tous cas la conclusion que lon peut tirer de la lecture de lou-vrage rcent de Philippe Descola, intitul Par-del nature et culture (2005).Rien de bien intressant ni de bien original dans cette conclusion pourra-t-onme faire remarquer. La thorie de la mdiation est un thorie occidentale !La belle affaire ! On sen serait dout. Lenjeu ne serait pas dassocier ainsila thorie de la mdiation dautres thories concurrentes pour les relati-viser (culturellement !) ensemble, mais bien dinsister sur ce qui distingue leparadigme dialectique de la mdiation tant du paradigme rductionniste dunaturalisme moniste (qui seul mriterait quon le qualifie de naturaliste) quedun paradigme humaniste confinant volontiers lirrationnalisme.

    Car encore une fois, cest bien ainsi que Jean Gagnepain nous a prsentles choses, nous indiquant du mme coup une dmarche suivre. Pour autant,je pense quil y a plus tirer de la lecture de Descola quun simple relativismeculturel. Et cest ce quoi je vais consacrer le prsent texte. Je commenceraipar rsumer ce que nous apporte Descola 1 avant de discuter de cet apportdu point de vue de la thorie de la mdiation, mais aussi pour cette thorie.

    1Un autre rsum du livre de Philippe Descola d Dominique Boullier est paru dansle numro 11 de la revue Cosmopolitiques (http ://www.cosmopolitiques.com).

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  • 1 Pluralit des ontologies, pluralit des rela-tions

    La distinction entre nature et culture nest pas une distinction univer-selle. Tel est le point de dpart de Descola. En effet, elle ne se retrouve pasdans de trs nombreuses langues et socits. Et dans lunivers occidentallui-mme, elle est dapparition relativement rcente. Elle nest jamais quunemanire de classer les existants , humains et non-humains. Une ontologieou une cosmologie particulire, au sein dune multitude dautres ontologiesou cosmologies possibles. Pour lontologie occidentale moderne, celle qui dis-tingue et spare nature et culture, les existants se rangent dans luneou lautre de ces catgories. La plante et lanimal appartiennent la nature,de mme que les nuages, les astres ou la capacit gestaltique de perception.La musique, les rgles de lalliance et de la parent, les rgimes politiques,la facult de signe, les tres humains eux-mmes, en tous cas en tant qutresociaux, capables de langage, appartiennent la culture. Mais ce classementne possde aucun sens pour de trs nombreux peuples rpartis sur toute laplante. Pour les Achuars par exemple, qui vivent de part et dautre de lafrontire entre lquateur et le Prou, la plupart des plantes et des animauxsont inclus dans la mme catgorie que les humains, avec lesquels ils sontrputs partager en totalit ou de faon partielle la qualit de personnes ainsi que des rgles de comportement telles que les rgles matrimoniales.Et les Achuars sont loin de reprsenter une exception : comme eux, de trsnombreux peuples ne font aucune distinction ontologique tranche entre leshumains dune part et les espces animales et vgtales de lautre. Pour tousces peuples, la plupart des entits qui peuplent le monde sont relies lesunes aux autres dans un vaste continuum anim par des principes unitaireset gouverns par un identique rgime de sociabilit (Descola, 2005, p. 27).

    Mais sil ny a rien duniversel dans la distinction entre nature et culture,sil est possible de trouver de trs nombreuses cosmologies dans lesquellescette distinction ne joue aucun rle, peut-on en rester l ? Ce serait, encoreune fois, se limiter une sorte de relativisme, insistant sur larbitraire desvisions du monde. Or Descola va plus loin. Il ne se contente pas denregistrerlextrme diversit des cosmologies. Il essaie dy oprer une certaine classifi-cation, manire dy trouver une intelligibilit. Pour cela, il part la recherchede quelques schmes gnraux gouvernant lobjectivation du monde et dau-trui (p. 13). Parmi ces schmes lmentaires de la pratique , modalits

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  • fondamentales de structuration de lexprience, deux selon lui suffisent rendre compte des principes de base de la plupart des ontologies et cosmo-logies connues (p. 166). Ces deux schmes sont lidentification et la relation.Lidentification consiste tablir des diffrences et de ressemblances, des ana-logies ou des contrastes, entre les existants, humains et non-humains, tantdans leurs apparences, leurs comportements, que les proprits. Cest sur labase de cette identification des existants que peuvent stablir les relationsentre eux. Certes, lidentification est dj, dune certaine manire, relation.Mais la diffrence entre identification et relation garde sa pertinence dansla mesure o diffrentes relations sont possibles, sur la base dune mmeidentification.

    1.1 Les identificationsReprage de diffrences et de ressemblances, de continuits et de discon-

    tinuits entre les existants, lidentification se fait partir de lexprience desoi de ltre humain. Or cette exprience, selon Descola, est celle dune in-triorit associe une physicalit . Car si la distinction de lesprit etdu corps nest pas plus universelle que la distinction de la nature et de laculture, la distinction dune intriorit et dune physicalit serait, elle,universelle. Lexprience de lintriorit est lexprience dune certaine indi-vidualit, dune certaine permanence et dune certaine autonomie de ltre,dot de surcrot dune certaine intentionalit. Par contraste, la physicalitdsigne non seulement la matrialit des tres ou des entits, y compris cellede ltre humain, mais aussi lensemble des expressions visibles et tangiblesque prennent les dispositions propres une entit quelconque lorsque celles-cisont rputes rsulter des caractristiques morphologiques et physiologiquesintrinsques cette entit (p. 169). La distinction occidentale de la psychet du soma, de lesprit et du corps, ne serait finalement quune variante localedun systme de contrastes plus lmentaires, reposant sur le fait que touthumain se peroit comme une unit mixte dintriorit et de physicalit.

    Sur la base de cette perception de soi, ltre humain va pouvoir recon-natre ou dnier autrui (humain ou non) la mme intriorit ou la mmephysicalit. Partout prsente, cette dualit de lintriorit et de la physica-lit va autoriser un nombre trs rduit de combinaisons : face un autruiquelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit quil possde deslments de physicalit et dintriorit identiques aux miens, soit que sa phy-sicalit et son intriorit sont distinctes des miennes, soit encore que nous

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  • avons des intriorits similaires et des physicalits htrognes, soit enfin quenos intriorits sont diffrentes et nos physicalits analogues (p. 176).

    Avec cette distinction de lintriorit et de la physicalit, Philippe Des-cola dtient le principe lui permettant dintroduire un certain ordre parmi lamultitude dontologies ou de cosmologies connues. Le premier cas (ressem-blance des intriorits et des physicalits) est celui du totmisme ; le second(diffrence des intriorits et des physicalits) est celui de lanalogisme ; letroisime (similitude des intriorits, htrognt des physicalits) carac-trise lanimisme ; et le quatrime (diffrence des intriorits, analogie desphysicalits) caractrise le naturalisme (tableau 1).

    intrioritsressemblance diffrence

    physicalits ressemblance totmisme naturalismediffrence animisme analogisme

    Tab. 1 Les quatres ontologies

    Philippe Descola consacre de longs dveloppement la prsentation dechacune de ces grandes ontologies, partir dexemples pris sur les diffrentscontinents, diffrentes poques. Il convient ici de caractriser brivementchacune de ces ontologies.

    1.1.1 Animisme

    Lanimisme, selon la dfinition quen donne Philippe Descola, cest lim-putation par les humains des non-humains dune intriorit identique laleur (p. 183). Lanimisme humanise les plantes et les animaux en les do-tant dune me (anima) qui leur permet de se comporter selon les normessociales et les prceptes thiques des humains, mais aussi dtablir avec cesderniers aussi bien quentre eux des relations de communication. Pour autant,lhumanisation nest pas complte, car tout en possdant la mme intrioritque les humains, les plantes et les animaux se distinguent des hommes parleurs vtures de plumes, de poils, dcailles ou dcorce, autrement dit parleur physicalit (ibid.). Cette diffrence des physicalits est dailleurs plusde forme que de substance. Pour les Indiens de la cte nord-ouest du Canada,par exemple, les animaux sont faits de la mme substance que les hommes ;leur forme animale distincte leur vient de la peau.

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  • Cette ontologie animiste est particulirement prsente chez les peuplesamrindiens (mme si tous les Amrindiens ne sont pas animistes). Et laplupart des mythes des Indiens dAmrique racontent lmergence de discon-tinuits de formes partir dun continuum originaire au sein duquel humainset non-humains ntaient pas clairement distingus. Mais cela naboutit pas la distinction dune nature et dune culture puisque si les planteset les animaux ont dsormais des physicalits diffrentes de celles des hu-mains et donc des murs qui correspondent loutillage biologique propre chaque espce , ils ont aussi pour la plupart conserv jusqu prsentles facults intrieures dont ils jouissaient avant leur spciation : subjecti-vit, conscience rflexive, intentionnalit, aptitude communiquer dans unlangage universel, etc. (p. 187). Les mythes ne parlent dailleurs pas seule-ment des origines. Ils racontent aussi les mtamorphoses toujours possibles,lies lidentit des intriorits : un tre humain prend la forme dun animalou dune plante, un animal celle dun autre animal... Rien de plus normalque cette interchangeabilit des formes chez tous ceux qui possdent la mmeintriorit.

    Dans cette ontologie, les animaux sont rputs vivre une vie analogue celle des humains. Ainsi, les Wari prtendent que le pcari fait de la bire demas alors que le jaguar ramne sa proie la maison pour que son pouse lacuisine. Ce nest pas que les Indiens ignorent la vritable vie animale : ilssavent bien que le jaguar dvore sa proie toute crue et que le pcari dvasteles plantations de mas plutt que de le cultiver (p. 188). Mais ils expliquentque le jaguar et le pcari se voient eux-mmes comme accomplissant desgestes identiques ceux des humains (ibid.).

    1.1.2 Totmisme

    La question du totmisme a certainement t lune des plus dbattues detoute la littrature ethnologique. Pour Lvi-Strauss, cette fixation de lan-thropologie sociale et culturelle sur le problme du totmisme rsultait duneconfusion entre deux questions : celle de lidentification frquente dtres hu-mains des plantes ou des animaux dune part et celle de lutilisation de vo-cables vgtaux ou animaux pour dsigner des groupes de parent de lautre.Lvi-Strauss privilgiait la seconde piste en dfinissant le totmisme commeun systme classificatoire reposant sur une homologie dcarts diffrentielsentre une srie culturelle, les groupes de parent, et une srie naturelle, lesespces ponymes. Le clan 1 diffre du clan 2 comme laigle diffre de lours,

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  • telle serait le prototype des classifications totmistes.Sans rejeter lexistence de tels systmes classificatoires bass sur une ho-

    mologie de rapports, Descola privilgie la premire piste, quelque peu dlais-se par Lvi-Strauss. Cette premire piste est celle dune vritable identifi-cation entre humains et non-humains. Il ne sagit plus dune homologie derapports, mais dune homologie de termes : la clan 1 est comme laigle, leclan 2 est comme lours. Le totmisme devient alors un mode didentificationparticulier, au sens de Descola. Et cest vers lAustralie que ce dernier cetourne pour en trouver de nombreux exemples.

    En dpit de trs grandes diffrences entre les peuples aborignes dAus-tralie, tant sur le plan de lorganisation sociale que sur le plan linguistique,une impression dunit se dgage lorsque lon sintresse leurs principesgnraux de classification et daffiliation sociale, ainsi qu leurs conceptionsde la personne et de lenvironnement. Lunivers australien se caractrise parlimportance donne ce que les ethnologues ont appel le Rve (the Drea-ming). En premire approximation, le Rve renvoie aux premiers temps dumonde, quand les tres originaires surgirent des profondeurs de la terre endes sites prcisment identifis, avant de se lancer pour certains dans desprgrinations dont les trajets et les haltes sont toujours lisibles dans la ma-trialit du monde daujourdhui (roches, points deau, bosquets...), puis dedisparatre en laissant derrire eux une partie des existants actuels (hommes,plantes, animaux) ainsi que leurs affiliations totmiques respectives et lesnoms qui les dsignent, sans oublier les rites et les objets cultuels ou encoreles lments organiques ou inorganiques du paysage.

    Mais le Rve, ce nest pas seulement avant, lorigine. Car llan crateuret ordonnateur donn par les tres du Rve continue sactualiser dans desentits diverses. La relation des tres du Rve avec les existants daujourdhui,humain et non-humains, nest pas une relation de filiation, de gnration engnration, mais un rapport direct de duplication, de prsentification et demise en forme. Cest dans le monde du Rve que se trouve le principe, toutautant que lorigine, des identits totmiques.

    Les membres dun groupe totmique, humains et non-humains, sont rpu-ts possder en commun un ensemble dattribus. Lappartenance totmique,autrement dit, signifie que chacun des membres de la classe, humain et nonhumain, possde les mmes caractristiques intrinsques dfinissant son iden-tit despce. Le nom totmique, le plus souvent un nom danimal ou deplante, mais parfois aussi un nom renvoyant lanatomie ou la physiologie(garon, cadavre, sein, clitoris, prpuce, toux), un article ouvrag (boome-

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  • rang, rhombe, pirogue) ou lenvironnement physique (nuage, grlon, rivire,clair), est celui dune sorte de prototype, dun type idal , possdant aupremier chef les attribus propre la classe. Cette identit est aussi bien dudomaine de la physicalit (y compris le temprament et le caractre), quedu domaine de lintriorit, lme tant ici un principe producteur didentit,garantissant en quelque sorte une conformit au principe ontologique ternelinstitu jadis par un tre du Rve.

    1.1.3 Analogisme

    Autant le totmisme pose une double continuit, des intriorits et desphysicalits, entre les membres dune mme classe totmique, autant lanalo-gisme tend multiplier les diffrences, parfois minimes, entre lensemble desexistants. Cette multiplication des diffrences fait prolifrer les intrioritscomme les physicalits. Et cest dans un second temps, pour chapper enquelque sorte au vertige de la diffrence et rtablir une certaine continuitdans la prolifration des formes autant que des substances que lontologieanalogique va tenter de retisser un rseau de ressemblances reliant les pro-prits intrinsques des entits distingues.

    Trs prsente en Europe au Moyen ge et plus encore la Renaissance,lontologie analogique et sa grande chane de ltre est loin davoir dis-paru de la socit contemporaine o elle aeure tant dans les mdecinesparallles que dans lastrologie ou la numrologie. Lanthroposophie et lagri-culture biodynamique de Rudolf Steiner en sont dautres illustrations, ainsique la pense chinoise, tudie par Marcel Granet. Toutefois, ce nest passur ces exemples europens et chinois que stend Philippe Descola. Il prfredvelopper une variante amrindienne (celle des Nahuas du plateau centraldu Mexique) ainsi que les variantes dAfrique occidentale (Bambara, Samo,Dogon).

    Lune des caractristiques de lanalogisme est la recherche frquente dunecorrespondance entre le microcosme (lhumain) et le macrocosme (lunivers).Cest que dans une ontologie qui fragmente linfini lintriorit autant quela physicalit des tres, engendrant un flux continu de singularits, le corpshumain semble offrir un modle rduit, donc matrisable, des rapports et pro-cessus rgissant lunivers. Lanalogisme use de lanalogie afin de cimenterun monde rendu friable par la multiplicit de ses parties, et il le fait avecune systmaticit admirable (p. 315). Cette systmaticit sera celle de cor-respondances entre un microcosme et un macrocosme, mais aussi celle des

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  • calendriers. Ce sera encore celle des hirarchies, de castes, de classes ou defonctions, hirarchies que lon retrouve encore dans les rapports entre divi-nits, les civilisations analogiques tant aussi celles des grands polythismes(Inde, Aztques...). Enfin, constatant que le sacrifice est prsent dans les r-gions o domine lontologie analogique (Inde brahmanique, Chine ancienne,Andes, Mexique prcolombien, Afrique de lOuest), tandis quil est inconnude lAustralie totmique autant que des zones animiques par excellence quesont lAmazonie et lAmrique du Nord, Descola fait lhypothse que la vic-time sacrificielle, paquet composite de proprits diverses , les unes iden-tiques celles du sacrifiant, les autres celles de la divinit, joue le rle dunconnecteur entre des entits autrement spares.

    1.1.4 Naturalisme

    Associant continuit des physicalits et discontinuit des intriorits, lenaturalisme inverse la formule de lanimisme, dautant plus quil tend aussi en renverser la hirarchie, les lois rputes universelles de la matire et de lavie constituant une rfrence par rapport laquelle se dfinissent larbitraritet la diversit des expressions culturelles de lhumanit. Mme si les prmicesdu naturalisme peuvent tre identifies (a posteriori) chez les penseurs de laGrce antique, ce nest qu partir du XVIIe sicle que la cosmologie natu-raliste prend rellement toute sa porte : une Nature apparaissant commedomaine ontologique autonome, champ denqute et dinvestigation scienti-fique autant quobjet exploiter (on rappellera la formule mille fois cite deDescartes dans la 6e et dernire partie du Discours de la mthode sur lac-quisition de connaissances qui soient fort utiles la vie et par lesquellesnous pourrions nous rendre comme matres et possesseurs de la Nature ),viendra sopposer une conscience, puis une socit et enfin une culture, dont ilsagira, avec Radcliffe-Brown, puis Lvi-Strauss, mais aussi Jean Gagnepain,de retrouver lunit derrire la multiplicit des manifestations singulires.

    Le dualisme est dsormais install : systme de mdiation avec la Na-ture que lhumanit a su inventer, [...] attribut distinctif dHomo sapiens ointerviennent lhabilet technique, le langage, lactivit symbolique et la ca-pacit de sorganiser dans des collectivits en partie affranchie des continuitsbiologiques (p. 118), la culture (ou les cultures), objet de lanthropologie,se dfinit en effet en se distinguant de toutes faons de lobjet des sciencesde la nature (et la thorie de la mdiation ne fait pas exception la rgle surce point). Si la physicalit biologique de lhomme le situe dans la continuit

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  • des autres tres vivants ou mme du monde inorganique (puisquaprs toutles constituants de la matire organique sont bien les mmes que ceux de lamatire inorganique), le dualisme pose aussi lexistence dune intriorit hu-maine distincte, irrductible aux lois de la matire et du vivant, dont traiteprcisment lanthropologie.

    Il ny a rien dtonnant ce que cette ontologie dualiste conduise les uns un naturalisme moniste, les autres un culturalisme exacerb. Consid-rant avant tout la continuit des physicalits, les premiers ne veulent voirquune diffrence de degr entre les facults de lanimal et celles de lhomme.En voulant contester toute continuit entre lanimal et lhomme, pour sint-resser avant tout la discontinuit des intriorits, les seconds, sociologues,ethnologues ou encore psychanalystes, tombent bien souvent dans lautredogme du naturalisme, celui de labsolue singularit de lhumanit, qui lesconduit refuser par avance toute rfrence la biologie dans lexplicationdes phnomnes psychiques ou culturels .

    Toutefois, le doute sinstaure dans les certitudes du naturalisme. Dunepart, les observateurs in situ des populations de grands singes montrent quedes comportements nouveaux peuvent apparatre chez certains individus etsimplanter de faon durable dans un groupe qui se distingue ainsi des groupesplus loigns. Si la culture reste dfinie comme une sorte de bagage trans-mis par la socialisation, ne faut-il pas conclure alors que les grands singessont des animaux culturels ? Mais la culture nest peut-tre pas seulementune affaire dapprentissage et de transmission. Et Descola montre bien quela plupart de ces travaux, de mme que tous les travaux sur le langage animal, bien loin de prouver que lanimal possderait une intriorit cultu-relle analogue celle de lhomme, sont plutt des variantes du monismenaturalisme qui narrivent concder la facult de langage aux animauxquau prix de la rduction des facults humaines leur physicalit (celle desneurones, du gnome ou des organes phonatoires ).

    Une autre contestation possible de lontologie naturaliste vient de cer-tains philosophes, aux tats-Unis, en Australie, en Allemagne et dans lespays scandinaves principalement, qui vont reconnatre des existants na-turels (animaux, voire arbres) la qualit de sujets de droit. Pour autant,ces tentatives de dplacement catgoriels de la part des philosophes de lenvi-ronnement nont pas encore vritablement mis en pril lagencement typiquede lontologie naturaliste.

    Descola nexclut pas, cependant, que ce schme naturaliste nait com-menc muter. En effet, si lontologie naturaliste a effectivement donn aux

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  • Occidentaux une puissance par ailleurs ingale qui a pu sembler combler levu cartsien dun homme se faisant matre et possesseur de la Nature,on mesure aujourdhui le prix quil a fallu payer. Sans attribuer forcment lenvironnement une intriorit analogue celle de lhomme, le droit consi-dre nanmoins de plus en plus que des composantes de lenvironnement, commencer par les animaux domestiques, ne sont pas tout fait des choses,dont on pourrait user et abuser isolment. Et cela nest pas sans lien aveclapparition dune science cologique insistant sur la complexit et lamultitude des interactions aux seins des cosytmes qui amne peu ouprou repenser la sparation sur laquelle stait construite la Modernit.

    1.2 Les relationsSi les identifications impliquent dj une certaine forme de relation avec

    les existants, Philippe Descola insiste pour distinguer un schme relationneldu schme de lidentification. Il remarque en effet que plusieurs relations sontpossibles pour un mme ontologie. Les Jivaros, les Tukanos et les Campas,trois peuples vivants quelques centaines de kilomtres les uns des autres, enhaute Amazonie, ont, comme beaucoup de peuples amrindiens, une ontologieanimiste. Mais chez les premiers, cest la prdation qui domine comme schmede relation, alors que les seconds privilgient lchange et les troisimes le don.

    Ce sont ces diffrents schmes relationnels distingus par Descola quenous allons maintenant prsenter.

    Pour Philippe Descola, les modes de relation se ramnent en dfinitive six types fondamentaux, rpartis en deux groupes : les relations potentielle-ments rversibles entre termes quivalents dune part (change, prdation etdon), les relations irrversibles entre termes non substituables car hirarchissde lautre (production, protection, transmission). Ces six types fondamentauxsont prsents dans le tableau 2 (reproduit de Descola, 2005, p. 456).

    1.3 Relations rversibles entre termes quivalentsIl convient ce stade de revenir quelque peu un texte fondateur de

    la sociologie, qui a eu une influence sur la conception lvi-straussienne delchange. Il sagit de lEssai sur le don de Marcel Mauss (Mauss, 1950). Onsait que Mauss y dfinit le don comme un systme de prestations totales caractris par les trois obligations de donner, recevoir et rendre. Le don se

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  • Relation de similitude entretermes quivalents

    Relation de connexit entretermes non quivalents

    Symtrie change Production Connexit gn-tique

    Asymtrie nga-tive

    Prdation Protection Connexit spa-tiale

    Asymtrie posi-tive

    Don Transmission Connexit tem-porelle

    Tab. 2 Distribution des relations selon le type de rapports entre les termes

    voit donc assimil lchange. Cest faire peu de cas de lobservation empi-rique qui oblige distinguer ces deux formes de relations ou dattachement.En effet, la diffrence de lchange, le don est avant tout un geste sensunique qui consiste abandonner quelque chose quelquun sans anticiper decompensation autre que la reconnaissance ventuelle du destinataire. Car leretour du bienfait nest jamais garanti dans le don, si lon veut bien prendrecette notion dans son sens littral : cest une possibilit que lon peut certescaresser, sous la forme dun souhait tacite ou dun calcul, mais dont la ralisa-tion demeure indpendante de lacte de donner lui-mme, lequel perdrait ipsofacto sa signification sil tait conditionn par limpratif dobtenir quelquechose en compensation (Descola, 2005, p. 429).

    Il est vrai que le don oblige dun certain manire son destinataire.Mais cette obligation na pas la valeur contraignante de celle qui rsultedun contrat ou dun responsabilit, dont la non-excution rend ventuelle-ment passible dune sanction. Ne pas rendre un cadeau danniversaireen noffrant pas de cadeau en retour peut nous faire passer pour pingre ouindlicat. Mais le donateur ne peut envisager aucun recours lui permettantdobtenir une contrepartie la chose quil a librement donne. Pas de reldbiteur donc, en matire de don, encore moins de surendettement.

    Cest en cela que le don diffre profondment de lchange qui place,lui, le crancier en position dexiger la contrepartie au service rendu ou la chose transmise. Lchange seul, autrement dit, comporte lobligation derendre. Lchange seul transforme les partenaires en dbiteur et crancier.Lchange seul met le second en position dexiger du premier la contrepartieconvenue en dclenchant au besoin les procdures de contrainte. Cette forme

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  • gnrale dattachement ou de relation sociale quest lchange est observabledans notre socit dans ces cas particuliers que sont les changes marchands,quil sagisse de la vente, de la location, du prt (accompagn ou non dint-rts) ou encore du contrat de travail. Mais la forme se retrouve ailleurs dansdautres changes qui nont rien de marchand (ils ne font pas intervenir lamonnaie). Cest le cas par exemple des changes de femmes entre clans exo-games dans les relations dalliance tudies par Lvi-Strauss (le clan A quidonne une femme au clan B est en droit dexiger son tour une femme dece dernier). Cest le cas encore dans certains cas de vendetta qui consistenten un change de morts, dans une application la lettre de la formule ilpour il, dent pour dent . Quant aux Tukanos de lAmazonie colombienne,il font preuve dun souci particulirement pointilleux du respect de la rci-procit de lchange, tant dailleurs lgard des humains qu lgard desnon-humains qui composent leur environnement. Chez eux comme chez lespeuples chasseurs de la fort sibrienne, lautrui humain et non humain esttrait comme un alter ego avec lequel on ne peut cohabiter en bonne intelli-gence que grce un rapport dchange galitaire scrupuleusement observ (Descola, 2005, p. 480).

    Enfin, ct de lchange et du don, Descola distingue une troisimeforme dattachement ou de relation sociale qui est la prdation. Il sagit cettefois dune prise qui nentrane pas plus dobligation pour celui qui sy livreque le don nentrane dobligation pour celui qui en bnficie. On peut parlerde vol, de capture ou dappropriation indue si lon souhaite mettre laccentsur laspect gnralement illicite et rprouv de lopration (Descola, 2005,p. 435). Mais la prdation qui senracine dans un mcanisme central de laprservation du vivant (la relation prdateur/proie) est suffisamment rpan-due toutes les poques et sous toutes les latitudes pour que lon y voit uneforme de relation sociale en tant que telle. Certains peuples, tels les Jivaros,les Yanomami ou encore les Sioux des plaines en ont (avaient) dailleurs faitune norme de comportement 2.

    1.4 Relations irrversibles entre termes non substituablesDans le cas de la production, la relation est clairement irrversible dans la

    mesure o lantcdence gntique du producteur sur son produit ne permetpas celui-ci de produire en retour son producteur (mme sil peut contribuer

    2Voir aussi la pratique des razzia chez les Bdouins ou certains peuples caucasiens.

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  • lentretenir), le plaant ainsi dans une situation de dpendance vis--vis delentit qui il doit son existence, au moins au titre de condition initiale (Descola, 2005, p. 439). Cest Marx que Descola se rfre alors avant de sedemander si la relation de production, facilement conue dans notre socitcomme la voie principale permettant aux humains de transformer la natureet, ce faisant, de se transformer eux-mmes, possde une telle prminencedans dautres socits que les socits occidentales. Mme si lon fabriquepartout, la fabrication est-elle ncessairement apprhende sur le modle dela production ? Le terme de production, par un effet dethnocentrisme li laprdominance de la pense conomique dans les sciences sociales, ne vient-ilpas qualifier des relations aux existants en ralit trs diffrentes ?

    Descola tend rpondre positivement cette dernire question, en rappe-lant par exemple que lide de production nest gure adquate pour dfinirde faon gnrale la manire dont bien des chasseurs-cueilleurs conoiventleurs techniques de subsistance (p. 441). Cest pourquoi certains ethno-logues prfrent parler dans ce cas d obtention (procurement). Mais lanotion de production est tout aussi inadquate pour rendre compte de lafaon dont certaines grandes civilisations ont conceptualis la faon dont leschoses sont engendres (Chine ancienne). La production, conclut Descola, nadonc rien duniversel. Parler de production de la personne, du lien social,du sujet ou de la diffrence des sexes hors du contexte occidental, o cettenotion recouvre depuis plusieurs millnaires un type de relation tout faitsingulier, nest au mieux, et dans la plupart des cas, quun abus de langageconduisant des parallles trompeurs (p. 445).

    Le prototype de la relation de protection, telle que la dfinit PhilippeDescola est la relation entre le parent et lenfant. Sans jamais tre rciproque,cette relation peut nanmoins sinverser avec le temps, quand les enfantsdevenus adultes, par exemple, prennent soin de leur parents devenus vieux.Dans tous les cas, la relation est ingale car loffre dassurance et de scuritpar quoi elle se manifeste revient celui qui est en mesure de laccorder.

    Cette relation de protection peut senchaner, lorsque le protecteur estprotg son tour par plus puissant que lui (Descola ne lvoque pas, maison peut penser au systme fodal). Si le prototype est la relation entre leparent et lenfant, la protection peut se retrouver aussi dans la relation ducitoyen ltat ou dans celle de telle espce protge (panda ou, en Bretagne,busard saint-martin, narcisse des Glnan...) avec ses dfenseurs cologistes.

    Mais lexemple dvelopp par Descola est celui du pastoralisme de lAfriqueoccidental, dcrit notamment par Evans-Pritchard dans le cas des Nuers.

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  • La relation leur btail de ces pasteurs nomades, relation faite dattentionconstante, de contrle individualis et de contrainte bienveillante, relve eneffet beaucoup plus de la protection que dune quelconque production. Ainsiprotg et survaloris, le btail devient mdiateur de lensemble des rapportssociaux. Mais si la relation de protection caractrise ici le rapport aux non-humains, elle ne se retrouve pas dans les rapports entre humains qui sontplutt penss sur le modle des rapports entre les bovins. Cest seulementdans les anciennes civilisations mditerranennes que Descola croit trouverune sorte de pastoralisme gnralis, dont le monde romain offre un bonexemple : nul, mieux que Virgile, na su brosser le tableau idal de cetteArcadie agricole dans laquelle le laboureur diligent, par une sage gestionde ses dpendants, nourrit sa patrie, et sa jeune postrit, et ses trou-peaux de bufs, et ses jeunes taureaux qui lont bien mrit (Virgile, LesGorgiques) (Descola, 2005, p. 448). Mme si Descola nen parle pas ex-plicitement, on pensera videmment aussi aux Hbreux et aux mtaphorespastorales trs prsentes tant dans lAncien que le Nouveau Testament ( lebon pasteur , Jean, 10,11).

    Enfin, la relation de transmission est celle qui permet lemprise desmorts sur les vivants par lentremise de la filiation (Descola, 2005, p. 450).Cest toute la question de lhritage : biens, prrogatives, indpendance poli-tique, caractres physiques ou mentaux... On pensera ici, dans le cas occiden-tal, aux monuments aux morts ou la vieille formule juridique selon laquelle le mort saisit le vif . Si lhritage existe dune certaine manire partout,quand bien mme le patrimoine transmis puisse tre trs variable, ce nest que dans certaines circonstances que ce processus de cession acquiert la formedune vritable dette des vivants lgard des morts, les premiers se consid-rant comme les dbiteurs des seconds pour peu prs tout ce qui concernelexistence (Descola, 2005, p. 450). Si cette dette lgard des morts pren-dra un moment toute sa force en France dans un contexte nationaliste (quelon pense la confrence de Maurice Barrs sur la terre et les morts, maisaussi la formule de Comte selon laquelle lhumanit se compose de plusde morts que de vivants ), cest dans le culte des anctres de lAfrique delOuest que Descola va chercher un exemple typique de socit dans lequeldomine ce schme de la transmission. La dette encourue par les vivants setransmet donc inexorablement de gnration en gnration, mesure que lesmembres dbiteurs du collectif deviennent des membres cranciers en rejoi-gnant la foule des trpasss ; ils peuvent alors faire payer leurs descendantsce quils ont d acquitter eux-mmes : le droit lexistence et tout ce qui

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  • le rend possible en change dune obissance sans faille au pouvoir quils d-tiennent, prcieuse garantie pour eux dune forme de survie (Descola, 2005,453).

    2 Quelle lecture pour la mdiation ?Aprs avoir brivement rsum ce qui mapparat comme lapport essentiel

    du livre de Philippe Descola, il me reste comme prvu discuter de cet apportdu point de vue de la thorie de la mdiation, ainsi quen tirer dventuellesconsquences pour la conception mme de notre modle.

    Il me semble que lon peut assez logiquement dgager deux points dediscussion : lun sur les schmes didentification, lautre sur les schmes derelation.

    Dans ltat actuel de ma rflexion, les points dvelopps ci-dessous ne sontque des pistes proposes aux mdiationnistes en esprant quils ouvrentvraiment une discussion.

    2.1 Discussion sur lidentificationLa distinction entre nature et culture est centrale dans la thorie de la

    mdiation, mme si le concept de dialectique vite justement une totale s-paration entre ces deux univers.

    Ds lors, linsistance de Descola sur le fait que cette distinction na rienduniversel peut sembler au premier abord remettre en cause lun des fonde-ments de lanthropologie clinique, comme dailleurs de toute anthropologie.

    Il nen est rien cependant. Rappeler que la thorie de la mdiation sinscritfinalement dans une ontologie particulire, propre la civilisation occidentale,ne remet pas en cause le modle.

    Il est plus intressant de sinterroger sur les principes qui informent lesdiffrentes ontologies distingues par Descola.

    Dans la mesure o ces ontologies sont conues (par lanthropologue quiles tudie mais aussi par les peuples quelles caractrisent), on y retrouve vi-demment les proprits du signe, qui l comme ailleurs, procde par diffren-ciation et sparation. Cest glossologiquement que chaque ontologie conoitun monde fait dexistants analogues ou diffrents, conjoints ou spars. Cettediversit et cette pluralit des existants ne prexiste donc pas, justement, auxconceptions que lon sen fait. Ce qui fait que pour rester dans le paradigme

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  • naturaliste la baleine, longtemps assimile aux poissons en soit aujourdhuidistingue en tant que mammifre.

    Mais le signe nest pas seul au principe de ces ontologies. Si la thoriede la mdiation a raison de distinguer dans la condition humaine ce qui faitde lhomme personne et ce qui le fait individu et sujet, et cela de maniregnrale, ne peut-on pas trouver l la raison de cette distinction, universelleselon Descola, entre une intriorit et une physicalit ? Nest-ce pas la per-sonne qui permet aux humains, toujours et partout, de percevoir unecertaine intriorit , irrductible leur physicalit , qui transcende enquelque sorte les ges de la vie, qui assure une permanence de ltre par delles situations et qui permet mme de penser une vie aprs la mort ? Djdans sa thse sur La psychose paranoaque dans ses rapports avec la person-nalit, Lacan voque le fait que la personnalit est dabord le fait duneexprience psychologique nave. A chacun de nous, elle apparat comme tantllment de synthse de notre exprience intrieure. Elle naffirme pas seule-ment notre unit, mais encore elle la ralise (Lacan, 1932, p. 32). Nest-cepas la personne, telle que la conue Gagnepain, qui affirme et ralise cette unit et rend compte de cette exprience psychologique nave ? Etnest-ce pas partir de cette exprience nave que vont se construire lesidentifications et les ontologies dont nous parle Descola : soit que lon prteau moins certains autres existants, y compris non humains, cette mmeexprience (animisme et totmisme), par projection diraient peut-treles psychanalystes, soit quon la leur refuse (naturalisme) ?

    Voil en tous cas une piste pour la rflexion.

    2.2 Discussion sur la relationLes six schmes de relation distingus par Descola me semblent galement

    pouvoir se lire voire trouver une explication partir du modle de la personne,cela dautant mieux que Descola les regroupe trois par trois pour en identifierdeux types diffrents.

    Les relations de similitude entre termes quivalents (change, don,prdation) ne sont-elles pas des variantes de la relation de parit, rsultantdu ct de linstituant de l acculturation de la sexualit ? La relationdchange nest-elle pas la relation paritaire par excellence, partir de laquelledon et prdation se construisent, introduisant un certain dsquilibre entreles partenaires ?

    Cela nous obligerait une correction de la lecture mdiationniste habi-

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  • tuelle du don et contre-don de Mauss, confondu avec lchange dune part ettrait comme une question de responsabilit de lautre.

    Quant aux relations de connexit entre termes non quivalents (pro-duction, protection, transmission) ne sont-elles pas des variantes de la rela-tion de paternit, rsultant du ct de linstitu de l acculturation de lagnitalit ? Ici Descola nous met directement sur la piste en voyant dans lerelation parent-enfant le prototype de la relation de protection. Mais la pro-duction na-t-elle pas non plus un rapport avec la gnitalit et la parent ? Leproducteur nest-il pas en quelque sorte le pre de son produit ? Il fautalors, comme nous avons commenc le faire ci-dessus, distinguer la produc-tion de la fabrication. Si la fabrication est un processus technique, relevantde loutil, la production serait une relation (sociale) relevant de la personne.Et lon pourrait, comme le suggre dailleurs Descola partir dexemplesethnographiques, tre fabriquant dun ouvrage quelconque sans pourtant seplacer dans une relation de production vis--vis de cet ouvrage. La transmis-sion, enfin, nous place clairement, comme la protection, dans une relationdhritage, de filiation et de dette, qui engage la paternit.

    Voil donc une autre piste de rflexion qui peut, croyons-nous, aider prciser et faire voluer le modle.

    2.3 La dialectique : une mutation de lontologie natu-raliste

    Enfin, je voudrais revenir sur la distinction entre nature et culture, maissurtout sur la dialectique qui, dans le modle de la mdiation, assure unecomplmentarit entre nature et culture. Si la thorie de la mdiation sinscritbien dans la continuit de lontologie naturaliste occidentale, elle me semble,de par limportance quy prend la dialectique, emprunter malgr tout unevoie originale.

    Cette voie, cest dabord celle dune anthropobiologie, insistant sur leconditionnement cortical des facults humaines. Ce seul vocable d anthro-pobiologie et cette seule rfrence au cortex montre bien que la thorie dela mdiation ne sinscrit plus dans un dualisme radical sparant totalementl esprit du corps . Mais pour autant, et Gagnepain a fortement insistsur ce point, elle rcuse galement tout rductionnisme, quil soit volution-niste ou neuronal . Lontologie de la thorie de la mdiation reste doncbien naturaliste, au sens de Descola, mais cest un naturalisme dialectique,

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  • si lon peut dire.En cela, la thorie de la mdiation participe peut-tre de cette mutation

    du naturalisme engage par ailleurs par lcologie, la recherche, comme onla dit, de la complexit et des interactions multiples au sein des co-systmes . De mme en effet que lcologie cherchera penser les relationsde dpendance entre lanthroposphre et la biosphre (pas dhumains sanseau !), mais aussi les effets de lanthropisation sur lensemble des cosystmes(lhypothse de plus en plus vraisemblable dun rchauffement climatiquedorigine anthropique tant lune des meilleures illustration de ces effets), re-liant sa manire nature et culture , la thorie de la mdiation penseaussi sa manire dialectique ces liens : pas de concept sans signe certes,mais pas de concept non plus sans perception ; pas douvrage sans outil, maispas douvrage non plus sans matire analyser...

    La complexit dialectique des interactions est dailleurs la solution propo-se par un juriste, Franois Ost, pour tenter de dpasser, en matire de droitde lenvironnement cette fois, lopposition, typiquement naturaliste, dunenature-objet et dune nature-sujet (Ost, 2003).

    RfrencesPhilippe Descola, Par-del nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothquedes Sciences humaines, 2005.

    Jacques Lacan, De la psychose paranoaque dans ses rapports la personna-lit, Paris, ditions du Seuil, Points, 1932.

    Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de lchange dans lessocits archaques , in Sociologie et anthropologie, pages 143279, Paris,Presses universitaires de France, Quadrige, 1950.

    Franois Ost, La nature hors la loi. Lcologie lpreuve du droit, Paris, LaDcouverte, 2003.

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    Pluralit des ontologies, pluralit des relationsLes identificationsAnimismeTotmismeAnalogismeNaturalisme

    Les relationsRelations rversibles entre termes quivalentsRelations irrversibles entre termes non substituables

    Quelle lecture pour la mdiation ?Discussion sur l'identificationDiscussion sur la relationLa dialectique : une mutation de l'ontologie naturaliste