le bain grec a lombre des thermes romain

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En dépit de nombreux vestiges conservés autour de la Méditerranée, et de la remarquable synthèse que lui a consacrée René Ginouvès en 1962, le bain grec reste mal connu du public et des spécialistes de l’Antiquité. La modestie des édifices balnéaires et le caractère utilitaire, voire prosaïque, du bain face à d’autres monuments jugés plus nobles, l’expliquent en partie. Le raffinement, le nombre et l’ampleur des thermes d’époque romaine contribuent également à ce relatif effacement : l’omniprésence dans le paysage archéologique méditerranéen des ruines imposantes des thermae a longtemps occulté l’originalité des pratiques plus anciennes. Mais c’est bien en Grèce, dès le V e s. av. J.-C., que fut inventé le bain collectif. 56 / Les Dossiers d’Archéologie / n° 342 >> Le bain grec à l’ombre des thermes romains LE BAIN GREC À L’OMBRE DES THERMES ROMAINS Par Thibaud FOURNET >> CNRS, Institut français du Proche-Orient à Damas (Syrie) et Bérangère REDON, >> Membre scientifique, Institut français d’archéologie orientale au Caire (Égypte) Les bains hellénistiques de Karnak, construits sur le quai bordant l’entrée ouest du temple d’Amon. Cliché S. el-Masekh, Cfeetk.

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le bai greco roman

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Page 1: Le Bain Grec a Lombre Des Thermes Romain

En dépit de nombreux vestiges conservés autour de la Méditerranée, et de la remarquable synthèse que lui aconsacrée René Ginouvès en 1962, le bain grec reste mal connu du public et des spécialistes de l’Antiquité. Lamodestie des édifices balnéaires et le caractère utilitaire, voire prosaïque, du bain face à d’autres monuments jugésplus nobles, l’expliquent en partie. Le raffinement, le nombre et l’ampleur des thermes d’époque romainecontribuent également à ce relatif effacement : l’omniprésence dans le paysage archéologique méditerranéen desruines imposantes des thermae a longtemps occulté l’originalité des pratiques plus anciennes. Mais c’est bien enGrèce, dès le Ve s. av. J.-C., que fut inventé le bain collectif.

56 / Les Dossiers d’Archéologie / n°342

>>Le bain grecà l’ombre des thermes romains

LE BAIN GREC À L’OMBRE DES THERMES ROMAINS

Par Thibaud FOURNET

>> CNRS, Institut français du Proche-Orient à Damas (Syrie)

et Bérangère REDON,

>> Membre scientifique, Institut français d’archéologie orientale au Caire (Égypte)

Les bains hellénistiques de Karnak, construits sur le quai bordant l’entrée ouest du temple d’Amon. Cliché S. el-Masekh, Cfeetk.

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profilées, accueillait les baigneurs qui y pratiquaient une

toilette « par affusion », à l’eau chaude. Les bains comp-

taient en moyenne une vingtaine de ces cuves, le plus

souvent réunies en couronne dans une pièce circulaire, la

tholos*. Certains édifices, plus particulièrement en Égypte

ptolémaïque, comptaient deux tholoi, doublant ainsi leur

capacité d’accueil. Une vasque sur pied, le loutérion*, ou

un simple lavabo complétait parfois le dispositif.

À ces cuves plates, dédiées au bain d’hygiène, s’ajou-

tent d’autres équipements qui, peu à peu, augmentent

le confort d’édifices initialement bien sommaires.

n°342 / Les Dossiers d’Archéologie / 57

LA NAISSANCE DU BAIN GRECes Grecs croyaient aux vertus thérapeutiques

de l’eau et aux bienfaits de ses plaisirs, mais

ils ne disposaient que rarement d’installa-

tions sanitaires privées et les bains de gymnase étaient

réservés à une minorité. Ils ont donc développé la pra-

tique du bain – ailleurs privée et intime – dans un cadre

collectif. Les (parfois mauvaises) rencontres qu’il per-

mettait comme le confort qu’il offrait en ont fait le suc-

cès. « Mais quelle raison as-tu de blâmer les bains

chauds ? Parce que c’est une pratique très mauvaise, qui

rend l’homme lâche ». Ce célèbre dialogue entre les rai-

sonnements juste et injuste, tiré des Nuées d’Aristo-

phane (v. 1045), illustre les réticences de ceux qui

voulaient revenir aux joies simples (mais fraîches) de

l’ancienne éducation, au moment même où la jeunesse

dorée de la cité plébiscitait les nouvelles pratiques bal-

néaires. Combat d’arrière garde : les sources écrites et

les vestiges démontrent l’engouement de toutes les

couches sociales pour le bain collectif dès la fin du

Ve/début du IVe s. av. J.-C. Le peuple en a fait construire

de nombreux à son usage, selon le Pseudo-Xénophon,

et Théophraste en fait le cadre régulier des aventures

des héros qu’il croque dans ses Caractères.

LE BAIN GREC, MODE D’EMPLOI Un corpus d’environ 80 édifices mis au jour en

Méditerranée permet de restituer sans ambiguïté le

fonctionnement du bain collectif grec, ou balaneion*. La

cuve plate – pyelos en grec ancien – en est l’équipement

le plus caractéristique. Ce siège individuel, aux courbes

L

La rotonde occidentale des bains de Taposiris Magna en Égypte. En partie creusés dans le rocher, ces bains exceptionnellement bien conservés sont fouillés depuis 2003 par les auteurs de cet article,dans le cadre de la Mission française des fouilles de Taposiris Magna. © Mfftm.

Reconstitution de la construction et du fonctionnementd’une cuve plate. Dessin Th. Fournet.

Vue des bains de Taposiris Magna (Égypte).

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58 / Les Dossiers d’Archéologie / n°342

LE BAIN GREC À L’OMBRE DES THERMES ROMAINS

Étuves, baignoires individuelles ou collectives

permettaient au baigneur, après s’être lavé, de

prolonger le plaisir du bain. Les édifices com-

portaient en outre des vestiaires, des salles

d’attente, et d’autres espaces moins clairement

identifiables sur le terrain, mais destinés à des

opérations que les textes viennent heureuse-

ment éclairer : massages, onctions, etc.

L’iconographie – figures peintes sur des

vases principalement – et les textes précisent

les gestes et les ustensiles du bain, même si le

cadre le plus fréquemment représenté semble

être celui du gymnase ou de la fontaine (à

l’époque archaïque). Jeunes gens, hommes ou

femmes, raclent leur peau à l’aide du strigile,

dont la forme en spatule permettait d’ôter la

crasse mêlée à l’huile. Ils utilisent l’aryballe,

petite fiole contenant des huiles parfumées ou

des détergents à base de potasse. Chez Théo-

phraste, le profiteur éhonté s’approprie l’huile

de son voisin pour s’en oindre ; le répugnant,

velu comme une bête, se frotte avec une huile

rance. Sur certains vases, les jeunes femmes du

vase disposent également de peignes et

d’éponges.

Hommes et femmes étaient strictement sé-parés dans les thermes romains et les hammamsmédiévaux, soit dans le temps (jours d’ouvertureou horaires alternés), soit dans l’espace (avec laconstruction de bains doubles), même si les nom-breux rappels à l’ordre des autorités attestent dunon-respect fréquent de cette séparation.

Les textes antiques indiquent que les deuxsexes fréquentaient les bains grecs ; reste à sa-voir s’ils le faisaient en même temps. La présence,surtout en Égypte, d’édifices à deux rotondes, etla mention, dans certains papyrus égyptiens,d’une « tholos des femmes », semblent indiquerqu’au moins dans certains cas, cette séparationse faisait au sein même des édifices : une partierestait mixte, tandis que l’autre, celle où l’on selavait à proprement parler, séparait hommes etfemmes.

Toutefois certaines questions subsistent :qu’en est-il des édifices, très nombreux, à uneseule rotonde ? Certains espaces, non dédoublés,ont-ils pu être réservés à un seul des deux sexes ?Les espaces dédiés au « bain de délassement »(baignoires collectives ou individuelles, étuves)peuvent-ils vraiment avoir été mixtes ? Est-il pos-sible que seule la toilette dans la cuve plate ait im-pliqué une complète nudité, et qu’ailleurs cettemixité reste possible dans une semi nudité ? Il estprobable que là comme ailleurs les solutions aientété multiples. La notion de nudité en elle-mêmeest fluctuante et devait être perçue différemmenten Égypte ou en Sicile. La nature des installations,laissant plus ou moins de place à la promiscuitédes corps (bassins collectifs versus baignoires indi-viduelles), semble d’ailleurs, à l’époque hellénis-tique, distinguer l’Orient de l’Occident. n

>> La délicate question de la mixité dans les bains

Coupe à figures rouges (début du Ve s. av. J.-C.) figurant une femme vêtue près d’un louterion et tenant un miroir et un unguentarium (vase à parfum ou à huile). Musée du Louvre.Avec l’aimable autorisation de J.-L. Martinez, conservateur en chef du Patrimoine, musée du Louvre.

Plan simplifié des bains de Kiman Faris (Crocodilopolis) dans le Fayoum. C’est l’édifice le plusdéveloppé découvert à ce jour en Égypte (fouillé en 1963 par M. Abd el-Khachab) ; il associeune double rotonde à de nombreuses salles dédiées au bain de délassement dans des baignoires individuelles. Dessin Th. Fournet.

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n°342 / Les Dossiers d’Archéologie / 59

D’ATHÈNES À L’ÉGYPTE : ÉVOLUTION ET DIFFUSION DES MODÈLES

Si certains temples, des palais ou de riches demeures

proche-orientales, égyptiennes et minoennes ont très tôt

pu comporter des installations d’hygiène – douche, cuve,

baignoire – les pratiques y restaient individuelles. Les pre-

mières attestations archéologiques d’un bain réellement

collectif, à Athènes et à Olympie, remontent au Ve s. av.

J.-C. C’est assurément le contexte politique, culturel et

social de la Cité, dans laquelle l’individu se subordonne

à la collectivité, qui explique cette innovation, sans doute

également favorisée par la mentalité grecque et notam-

ment son rapport au corps et à la nudité. Cette dernière

devient la caractéristique du citoyen, du jeune éphèbe

formé dans les gymnases, et même des Grecs face aux

Barbares, pour qui « être nu, même pour un homme, est

source de honte » (Hérodote, Histoires I, 10, 3).

De Grèce continentale, le bain collectif va dès la fin

du IVe siècle se diffuser vers les autres régions peuplées

de Grecs. Ainsi, même la bourgade d’Antandros en Asie

Mineure possédait, au IVe s. av. J.-C., un tel établisse-

ment (Théophraste, Histoire des Plantes V, 6, 1). Mais la

véritable explosion du cadre géographique intervient

après les conquêtes d’Alexandre (334-323). Par la suite,

et à partir du modèle original élaboré en Grèce à

l’époque classique, se développent au cours des IIIe et

IIe s. av. J.-C. trois modèles régionaux en Occident, en

Grèce propre et en Égypte. Le premier, principalement

en Sicile (Morgantina, Syracuse, Mégara Hyblaea, etc.),

développe de manière très homogène des techniques

de chauffage sophistiquées, aujourd’hui bien connues. Il

se démarque par la présence, parallèlement à la tholos et

à ses cuves plates, d’un bassin d’immersion collectif et

d’une étuve, l’un et l’autre chauffés par le sol. Le second,

Carte de répartition des bains de type grec en Méditerranée. Th. Fournet, B. Redon sur un fond de carte MOM, Lyon (O. Barge).

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Page 5: Le Bain Grec a Lombre Des Thermes Romain

en Grèce, suit cette même évolution vers plus de

confort, en particulier thermique, mais cette fois au

profit d’installations individuelles juxtaposées, plutôt

que réellement collectives.

Le troisième, en Égypte, n’est bien connu que de-

puis quelques années : des fouilles récentes, à Taposiris

Magna, Tell el-Herr, Bouto, Karnak, Tell Gomaimah,

ainsi que des travaux de prospections dans le Fayoum,

ont permis d’actualiser le corpus, qui regroupe au-

jourd’hui près de 50 % des édifices de type grec connus

à ce jour, loin devant la Sicile ou la Grèce (l’Asie

Mineure a, pour une raison encore mal expliquée, livré

60 / Les Dossiers d’Archéologie / n°342

LE BAIN GREC À L’OMBRE DES THERMES ROMAINS

Plan simplifié des bains de Mégara Hyblaea et de Morgantina (Sicile). Les premiers ont été fouillés en 1962-1964 par l’École Française de Rome sous la direction de G. Vallet et Fr. Villard ; les seconds ont été mis au jour par H. L. Allen(université de l’Illinois) et sont à nouveau réexaminés par S. Lucore (Tokyo) depuis 2003. Dessin Th. Fournet.

« Au roi Ptolémée, salut de la part de Thamounisd’Hérakléopolis. Je suis lésée par Thôthortaïs, qui est éta-blie à Oxorhyncha dans le nome arsinoïte. La premièreannée [de Ptolémée IV], au mois d’Hathyr, alors que jerésidais à Oxorhyncha et que je m’étais rendue au bain,la susmentionnée arriva, me trouva en train de me baigner dans une cuve plate de la tholos des femmes etchercha à m’en faire sortir. Mais comme je ne sortais pas,me méprisant car je suis étrangère au lieu, elle me rouade coups, me frappant au hasard sur tout le corps ; puiselle arracha la chaîne de mon collier de perles de pierres précieuses ».

Lieux de sociabilité tels qu’ont pu l’être les gymnases,les théâtres ou les agorai, les bains sont le cadre de scènes

de la vie quotidienne, des vols (du manteau aux bijoux)aux violences. Les papyrus conservés en Égypte permet-tent de faire revivre la pratique du bain par le biais de cesincidents. L’on trouve ainsi mention de disputes entrefemmes ou entre clans ; dans un texte, une femme seplaint également d’avoir été ébouillantée (à dessein selonl’accusation…) par un garçon de bain ; dans un autre, unhomme, qui avait refusé d’aider un soldat à se laver, sefait rouer de coups par les esclaves de ce dernier. L’exem-ple cité ci-dessus (Pap. Enteux. 83, daté de 221 av. J.-C.)montre à quel point cette documentation, au delà du pit-toresque des situations décrites, complète ce que l’archéologie ou l’iconographie apporte à la restitutiondes pratiques. n

>> Faits divers aux bains

Papyrus Enteux, 83. © Institut de Papyrologie de la Sorbonne.

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n°342 / Les Dossiers d’Archéologie / 61

Plan simplifié des bains de Gortys d’Arcadie (Grèce).C’est à partir de l’étude de ce bain que R. Ginouvès a entrepris la première synthèse sur les balaneia. Dessin Th. Fournet, d’après le plan publié par R. Ginouvès en 1959.

très peu d’édifices balnéaires pour cette époque.

L’inscription des sacrilèges mentionne pourtant plu-

sieurs balaneis [gérants de bain] à Sardes à l’arrivée

d’Alexandre). Ces découvertes permettent de relativi-

ser le rôle de l’Occident hellénistique dans le processus

d’évolution du modèle ou, plutôt, de lui trouver un

pendant oriental dans l’Égypte des Ptolémées : au lieu

de développer, comme les bains occidentaux, la tech-

nique du chauffage au service du bain collectif (dans

des piscines ou des étuves), les bains égyptiens, tout

aussi sophistiqués, vont conserver une pratique « indi-

viduelle » du bain public. Et même si ce dernier

connaît en Égypte un succès immense – le moindre vil-

lage semble devoir s’offrir son (ou ses) balaneion(a) –,

on s’y baigne toujours seul, les uns à côté des autres. Pa-

radoxalement, et malgré ce succès égyptien, le Proche-

Orient hellénistique semble quant à lui ignorer le bain

collectif, qui ne s’y implantera durablement qu’avec les

conquêtes romaines. Il faut peut-être y voir l’expression,

là encore, d’une réticence des populations locales face

au bain collectif, liée, au moins en Égypte, à des pré-

cautions hygiéniques. L’Égypte ptolémaïque a adapté

le modèle, l’Orient l’a, en l’état actuel de nos connais-

sances, apparemment refusé.

UNE ARCHITECTURE INNOVANTEÉdifice technique, le bain fait office, tout au long

des époques classique puis hellénistique, de lieu d’ex-

périmentation architecturale. Moins figé par la tradi-

tion que d’autres types de constructions – en particulier

l’architecture religieuse –, il développe des solutions

innovantes, qui répondent à un souci de confort de plus

en plus prononcé. La couverture des salles circulaires,

en coupoles ou en dômes coniques, ou des salles

rectangulaires de plus en plus vastes, inaugure des

solutions originales : fuseaux de terre cuite emboîtés à

Morgantina (Sicile), voûte clavée à crossettes à Taposi-

ris Magna (Égypte), voûte nervurée préfabriquée à

Frégelles (Italie), les traces de cette créativité ne man-

quent pas. Mais c’est dans le domaine du chauffage que

les constructeurs ont fait preuve de la plus grande

Les tubes de terre cuite formant la voûte, désormais effondrée, de la tholos des bains de Morgantina. Cliché S. K. Lucore.

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Page 7: Le Bain Grec a Lombre Des Thermes Romain

inventivité. Dès la fin du IVe s. av. J.-C. et surtout aux

IIIe/IIe siècle, des dispositifs de chauffage souterrain sont

ainsi mis en place partout en Méditerranée : à Gortys

d’Arcadie (Grèce), ils prennent la forme de conduits

souterrains ou de couronnes chauffantes ; en Grande

Grèce, on trouve des couloirs profonds en forme de

bouteille, ainsi que des canaux de chauffe ; en Égypte

enfin, sont attestées des couronnes souterraines et des

parois chauffantes, véritables radiateurs muraux. Dans

tous les cas, il s’agit de produire l’eau chaude (dans des

chaudières et réservoirs) destinée aux ablutions prati-

quées dans les cuves plates ou à l’alimentation des bas-

sins d’immersion ; de réchauffer les espaces dans

lesquels évoluaient les baigneurs, mais aussi leurs équi-

pements : bassins collectifs, étuves, baignoires. La géné-

ralisation du chauffage, s’il améliore encore l’efficacité

du nettoyage grâce à la sudation, permet surtout au bai-

gneur de se livrer, après s’être lavé, à un vrai bain de dé-

lassement, qui deviendra par la suite l’une des

caractéristiques majeures du bain romain.

LE BAIN ROMAIN EST-IL GREC ? Comparer le bain grec au bain romain est un exer-

cice facile : l’édifice romain, souvent vaste et lumineux,

est chauffé par un dispositif d’hypocaustes (chauffage

par le sol) associé à des parois chauffantes et à une chau-

dière. Le baigneur est mené, suivant un plan le plus sou-

vent rétrograde, d’une salle tiède à une salle chaude

munie de bassins collectifs et d’un labrum (vasque sur

62 / Les Dossiers d’Archéologie / n°342

LE BAIN GREC À L’OMBRE DES THERMES ROMAINS

Yvon Thébert remarquait en 2003 la grande homogé-néité des pratiques et des édifices de type grec de part etd’autre de la Méditerranée à l’époque hellénistique. Deuxdécouvertes récentes viennent encore illustrer cette remar-quable cohérence :

– Le bain de Karnak (découvert en 2007 par l’équipe duService des Antiquités Égyptiennes menée par MansourBoraik et fouillé par Salah el-Masekh) est situé auxportes du grand temple d’Amon. Il présente toutes lescaractéristiques d’un bain grec classique, organisé au-tour de deux tholoi comportant chacune 16 cuves plates.Il se distingue toutefois des autres exemples égyptienspar une décoration très soignée, perceptible aussi biensur les murs (enduits peints) que sur les sols (mosaïquesfines et variées). Les accoudoirs des cuves plates bordantles accès aux deux tholoi présentent en outre la particu-larité inédite d’être profilés en forme de dauphins plon-geant vers l’intérieur de la salle. Dans un contexte peuhellénisé, le répertoire clairement méditerranéen de ladécoration et le soin apporté à sa réalisation destinentprobablement l’édifice à un public particulier, peut-êtreles officiels (soldats ?) ptolémaïques établis ou en visiteen Thébaïde.– À Marseille, un établissement balnéaire a été mis aujour dans les années 1990. Muni d’un système de chauf-fage similaire aux exemples siciliens, il pouvait accueillirdans son unique tholos jusqu’à 36 baigneurs, ce qui enfait, à ce jour, la rotonde balnéaire la plus vaste de Méditerranée. La décoration est là encore particulière-ment soignée, le sol de mortier de la tholos étant décoréde deux bandes concentriques peintes en rouge. n

>> De Marseille à Karnak…

Les accoudoirs des cuves plates de Karnak présentent la forme de dauphins profilés, plongeant vers l’intérieur des deux tholoi du bain ; les nageoires et le corps du dauphin sont peints en rouge, tandis que les yeux et les dents du dauphin sont faits de stuc rapporté. Cliché S. el-Masekh, Cfeetk.

La salle 7 des bains de Taposiris Magna avec ses deux baignoiresd’immersion individuelles et, en bas du cliché, au premier plan, son dispositif de paroi chauffante. © Mfftm.

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Page 8: Le Bain Grec a Lombre Des Thermes Romain

n°342 / Les Dossiers d’Archéologie / 63

• BOUSSAC (M.-FR.), FOURNET (TH.), REDON (B.) dir. — Le bain collectif en Égypte, Actes du colloque Balnéorient, Alexandrie, 1-4 décembre 2006, Le Caire, 2009.

• BROISE (H.) — La pratique du bain chaud par immersion en Sicileet dans la péninsule italique à l’époque hellénistique, Xenia Antiqua, 3,1994, pp. 17-32.

• GINOUVES (R.) — Balaneutikè, Recherches sur les bains dans l’Antiquité grecque, Paris, 1962.

• MEYER (B.) — BALANEIA, Recherches sur les bains publics en Égypted’après les papyrus, Thèse inédite, université Paris IV, 1982.

• THÉBERT (Y.) — Thermes romains d’Afrique du Nord et leur contexteméditerranéen. Études d’histoire et d’archéologie, Rome, 2003.

>> Bibliographie

pied), avant de retourner vers une salle tiède puis une

salle froide. Le labrum a remplacé la cuve plate, et le bain

chaud et collectif devient l’aboutissement du parcours.

Les travaux récents ont démontré que la pratique

romaine du bain collectif découlait directement de celle

développée par les populations grecques. La transition

de l’une à l’autre, mise en évidence par H. Broise,

s’observe en Italie dès le IIe s. av. J.-C. Les bains de

Frégelles (près de Rome) en donnent une illustration

exemplaire : le premier état de l’édifice suit encore le

schéma grec et compte, outre des cuves plates, un proto-

hypocauste en bouteille, tandis que le second, daté du

dernier tiers du IIe s. av. J.-C., adopte un parcours rétro-

grade et une technologie (hypocauste à pilettes)

typiquement romaine.

Toutefois, quelques avatars du bain grec continuent

d’exister, alors même qu’il est abandonné dans son

foyer d’origine, en Grèce, aux IIe/Ier s. av. J.-C. L’évolu-

tion du bain grec au début de l’époque impériale

donne ainsi naissance en Égypte à un bain original,

hybride, qui combine des éléments grecs (tholos à cuves

plates), romains (latrines, circuit double et rétrograde)

et gréco-égyptiens (parois chauffantes, baignoires

individuelles).

La longévité du modèle gréco-égyptien n’empêchera

pas, toutefois, les thermes romains de finalement s’im-

poser en Égypte, tout d’abord dans les forteresses des

déserts, ensuite dans les grandes villes, sous l’influence

des élites métropolitaines soucieuses d’équiper leurs cités

au mieux. Les bains romains jouent alors, par la surface

qu’ils occupent dans les villes et par leur monumenta-

lité, un rôle essentiel dans tout l’Empire. Ils incarnent et

affichent désormais, pour quelques siècles, la puissance

de l’empereur, de la province ou de la cité. n

Remerciements

Les auteurs remercient P. Ballet (université de

Poitiers), M. Boraik (Conseil Suprême des Antiqui-

tés d’Égypte, co-directeur du Cfeetk), J. Gascou (di-

recteur du centre de Papyrologie de la Sorbonne),

S. K. Lucore (co-directrice de la mission de Mor-

gantina, Sicile) et J.-L. Martinez (directeur du

Département des antiquités grecques, étrusques et

romaines du Musée du Louvre), d’avoir donné leur

autorisation de reproduire dans cet article des

illustrations provenant de leurs archives.

Partie centrale des bains de Bouto (2e phase) : au premier plan, on distingue l’arase d’une baignoired’immersion, caractéristique du bain grec ; à l’arrière-plan, les latrines. La mission française de Bouto,dirigée par P. Ballet (Université de Poitiers) a entrepris l’étude des bains de la ville en 2008, sous laconduite de G. Lecuyot (CNRS) et B. Redon (IFAO). Cliché G. Lecuyot, B. Redon.

Plan simpli é des bains de Tell el-Herr, dans le Delta oriental.L’édi ce juxtapose les éléments du bain grec (tholos,cuveplates) et ceux du bain romain (itinéraire rétrograde,bains doubles, latrines à sièges). Dessin Th. Fournet.

POUR EN SAVOIR PLUS

L’histoire du bain collectif

depuis son origine grecque

est au cœur du programme

« Balnéorient » (Balaneia,

thermes et hammams), dirigé

par M.-F. Boussac (université

de Paris Ouest–Nanterre)

et soutenu par l’Agence

nationale pour la Recherche

(ANR). Voir :

http://balneorient.hypotheses.org

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