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    DOSSIER

    Un tournant performatif ?Retour sur ce que font

    les mots et les choses

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    PRENDRE LE PLI DES TECHNIQUES

    Bruno LATOUR

    DOI: 10.3917/res.163.0013

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    MODE DEXISTENCE ET INSTAURATION

    Il existe, dans le voisinage du pragmatisme de James et de la philosophie sp-culative de Whitehead, une tradition qui porte sur les prpositions dniescomme desmodes dexistence. On trouve ce terme, dans le livre assez bienconnu, mme sil na gure trouv de continuateurs, de Gilbert Simondon sur le cas particulier de la technique. Du mode dexistence des objets techniques est un livre de philosophie qui sait compter au-del du sujet, de lobjet et deleur combinaison. Il va mme, comme on le sait, jusqu sept, enchanant lesmodes dexistence dans une sorte de gnalogie quil appelle gntique largement mythique mais qui a limmense avantage de ne pas rduire deux(ou trois) les solutions possibles : pour Simondon, la saisie du monde nexige pas que lon commence par partager les ralits en objet et sujet. Une citationsufra pour dessiner la trajectoire quil sefforce de capter : Nous supposonsque la technicit rsulte dun dphasage dun mode unique, central et originel dtre au monde, le mode magique ; la phase qui quilibre la technicit est lemode dtre religieux. Au point neutre entre technique et religion, apparat aumoment du ddoublement de lunit magique primitive la pense esthtique :elle nest pas une phase mais un rappel permanent de la rupture de lunit dumode dtre magique et une recherche dunit future (p. 160).

    En dehors de lintrt quil y a pour lui rhabiliter la magie, faire de la

    technique le pendant du religieux, et, plus tard, extraire lthique de la tech-nique, la science du religieux et, enn, la philosophie de lesthtique, cestla notion mme dune pluralit de modes dexistence dont chacun doit trerespect pour lui-mme, qui fait toute loriginalit de cette trange aventureintellectuelle. Bien quelle soit reste sans lendemain (la philosophie destechniques continuant prendre les gots et dgots de Heidegger pour une profonde pense (Simondon, 1989), Simondon a saisi que la question onto-logique pouvait sextraire de la recherche dune substance, de la fascination pour la seule connaissance, de lobsession pour la bifurcation entre sujet etobjet, et se poser plutt en termes devecteurs. Pour lui, sujet et objet, loindtre au dbut de la rexion comme les deux crochets indispensables aux-quels il convient dattacher le hamac o va pouvoir somnoler le philosophe,

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    ne sont que des effets assez tardifs dune vritable histoire des modes dexis-tence : Ce dphasage de la mdiation en caractres guraux et caract -res de fond traduit lapparition dune distance entre lhomme et le monde ;la mdiation elle-mme, au lieu dtre une simple structuration de lunivers, prend une certaine densit ; elle sobjective dans la technique et se subjectivedans la religion, faisant apparatre dans lobjet technique le premier objet et dans la divinit le premier sujet, alors quil ny avait auparavant quune unitdu vivant et de son milieu : lobjectivit et la subjectivit apparaissent entre levivant et son milieu, entre lhomme et le monde, un moment o le monde na pas encore un complet statut dobjet ni lhomme un complet statut de sujet

    (p. 168).Simondon, pourtant, demeure classique, obsd quil est par lunit originelleet lunit future, dduisant ses modes les uns dans les autres, dune manirequi pourrait en fait rappeler plutt Hegel. Il naurait compt jusqu sept que pour mener, en n de compte, jusqu lun Le multiralisme ne serait aufond quun long dtour pour revenir la philosophie de ltre, le septime desmodes dont il a trac lesquisse.

    Cest vers un autre livre, celui-l tout fait oubli, dun philosophe qui namme pas connu le respect poli quon accorde quand mme Simondon, quilfaut se tourner. Quand tienne Souriau publie cet apax Les diffrents modesdexistence, en 1943, en pleine guerre, ce nest pas pour parler de gopolitique, pour chercher les causes de la dfaite ou pour remonter le moral des troupes(Souriau, 1943). Non, cest pour explorer, avec une audace inoue, une inven-tion mtaphysique toute frache ainsi quune stupante libert dexpression,la question du multiralisme : de combien de faons diffrentes peut-on direque ltre existe ? Si lon pouvait faire nouveau retentir cette expression si banale, on pourrait suggrer que Souriau sintresse auxmanires dtre, en prenant certes trs au srieux le mot tre , mais en conservant aussi lidedemanire, dtiquette, de protocole, comme si le philosophe voulait inventer enn, aprs plusieurs sicles de bifurcation (Whitehead, 1920), une politesserespectueuse desbonnes maniresde se comporter avec les tres.

    Pour comprendre ce quil dnit explicitement comme une enqute empiri-que et systmatique, il convient de sarmer de deux notions essentielles. La

    premire nous est dj familire, puisque Souriau rattache directement son projet une citation de James dans laquellecelui-ci dnissait lempirismecomme un respect de lexprience donne par les prpositions : On sait

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    quelle importance W. James attachait, dans la description du courant de laconscience, ce quil appelait un sentiment de ou, un sentiment de car. Nous serions ici dans un monde o les ou bien, ou les cause de, les pour et avant tout les et alors, et ensuite, seraient les vritables existences. () Ce serait une sorte de grammaire de lexistence que nous dchiffrerions ainsi,lment par lment (p. 108).

    Le point capital, cest que cette ontologie des prpositions nous loignedemble du type denqutes si frquentes jusquici dans les philosophies deltre : la prposition ne dsigne pas un domaine ontologique, une rgion,

    un territoire, une sphre, une substance. Il ny a pas de rgion du si ou duet. Mais, comme son nom lindique parfaitement, la prposition prpare la positionquil va falloir donner ce qui suit , offrant la recherche du sensune inexion dcisive qui va permettre de juger de sa direction, de son vec-teur. Comme la prposition, le rgime dnonciation prpare ce qui suit, sansempiter en rien sur ce qui est effectivement nonc. la faon des partitionsen musique, le rgime indique seulement dans quelle tonalit, dans quelclef ,il va falloir se prparer jouer ce qui suit. Il ne sagit donc pas de rechercher ce qui subsiste sousles noncs, leurs conditions de possibilit, ou leur fonde-ment, mais, chose la fois dcisive et lgre, leur mode dexistence. What to do next ?, comme le dirait Austin dont la notion de force illocutoirepour-rait dailleurs servir dutile synonyme (Austin, 1970). La force illocutoire, onsen souvient, ne dit rien de lnonc mais elle annoncecomment lon doitaccueillir ses conditions de flicit an dviter les erreurs de catgorie et ne pas prendre par exemple pour une description, ce qui est un rcit de ction, ou pour une interdiction ce qui est une demande. Quil sagisse de prposition,de rgime dnonciation, de mode dexistence ou de force illocutoire, la vec-tion est la mme : peut-on enquter de faon srieuse sur les relations commeon la fait si longtemps sur les sensations, sans les obliger saligner aussittdans la seule et unique direction davoir mener soit vers lobjet (en sloi-gnant du sujet) soit vers le sujet (en sloignant alors de lobjet) ?

    Toutefois, en prenant comme synonymes de mode dexistence des termes pro-ches de la smiotique ou de la linguistique (mtaphores que Souriau utilisedailleurs aussi), je risque de faire draper le projet avant mme quil ait reprisla bonne direction : nous sommes en effet habitus poser soit des ques-

    tions de langue soit des questions dontologie habitude qui est videmmentla consquence de cette bifurcation laquelle nous souhaitons mettre n enapprenant compter sur nos doigts au-del de deux ou de trois. Il faut donc

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    ajouter une prcaution : nous devons non seulement diffrencier la recherchedes prpositions de celle des substances ou des fondements, mais aussi cher-cher un terme qui autorise joindre les questions de langue et celle dtre, etcela malgr linterdit qui oblige les distinguer.

    Cest l linnovation philosophique la plus importante de Souriau celle quil dsigne du beau mot dinstauration. Comment saisir luvre faire en vi-tant de devoir choisir entre ce qui vient de lartiste et ce qui vient de luvre,voil ce qui lintresse avant tout (Souriau, 1956). Pour comprendre lobses- sion de Souriau, prenons une des nombreuses descriptions quil fait de lactede cration : Un tas de glaise sur la sellette du sculpteur. Existence rique1 indiscutable, totale, accomplie. Mais existence nulle de ltre esthtique. Cha-que pression des mains, des pouces, chaque action de lbauchoir accomplitluvre. Ne regardez pas lbauchoir, regardez la statue. chaque action dudmiurge, la statue peu peu sort de ses limites. Elle va vers lexistence verscette existence qui la n clatera de prsence actuelle, intense et accomplie.Cest seulement en tant que la masse de terre est dvoue tre cette uvrequelle est statue. Dabord faiblement existante, par son rapport lointain aveclobjet nal qui lui donne son me, la statue peu peu se dgage, se forme,

    existe. Le sculpteur dabord la pressent seulement, peu peu laccomplit par chacune de ces dterminatons quil donne la glaise. Quand sera-t-elle ache-ve ? Quand la convergence sera complte, quand la ralit physique de cettechose matrielle et la ralit spirituelle de luvre faire se seront rejointeset coincideront parfaitement ; si bien qu la fois dans lexistence physiqueet dans lexistence spirituelle, elle communiera intimement avec elle-mme,lun tant le miroir lucide de lautre (p. 107-108)

    Lerreur dinterprtation serait videmment de croire que Souriau dcrit ici le passage dune forme une matire, lidal de la forme passant progressive-ment la ralit, comme une potentialit qui deviendrait simplement relle travers le truchement de lartiste plus ou moins inspir2. Il sagit au contrairedune instauration, dun risque pris, dune dcouverte, dune invention totale : Mais cette existence croissante est faite, comme on voit, dune modalitdouble enn coincidente, dans lunit dun seul tre progressivement invent

    1. Rique est un nologisme pour parler de la chose phnomnale dabord puis objectiveensuite.2. Opposition classique introduite par Deleuze entre le couple potentiel/rel et le couple vir-tuel/actuel. Cest le second qui intresse Souriau, ce qui explique dailleurs lintrt que lui porte Deleuze.

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    au cours de ce labeur. Souvent nulle prvision : luvre terminale est toujours jusqu un certain point une nouveaut, une dcouverte, une surprise. Cest donc cela que je cherchais, que jtais destin faire ! (p. 109).

    Ce qui fascine Souriau dans lart (comme ce qui me fascine dans le labora-toire), cest le faire faire, cest le faire exister , cest--dire la rplication, laredondance, le rebondissement de laction par lartiste (ou par le chercheur) etle recueil de luvre (ou lautonomie du fait). Instaurer et construire sont vi-demment synonymes, mais linstauration a linsigne avantage de ne pasruti-liser tout le bagage mtaphorique du constructivisme qui serait pourtant dunemploi facile et presque automatique dans le cas de luvre si videmment construite par lartiste. Parler d instauration , cest prparer lesprit engager la question de la modalit lenvers exact du constructivisme. Dire, par exemple, quun fait est construit , cest invitablement (et je suis bien pay pour le savoir) dsigner lorigine du vecteur le savant, selon le modledu Dieu potier. Mais linverse, dire dune uvre dart quelle est instau-re , cest se prparer faire du potier celui qui accueille, recueille, prpare,explore, invente comme on invente un trsor la forme de luvre.

    Prenons bien garde : malgr le style si dat, il ne sagit en rien dun retour lIdal du Beau dont luvre serait le creuset. Dans les deux cas, aucun doutel-dessus, aucune hsitation chez Souriau : sans activit, sans inquitude, sansmain-duvre, pas duvre, pas dtre. Il sagit donc bien dune modalitactive. Mais laccent rsonne tout autrement dans le cas du constructivismeet dans celui de linstauration : lappel au constructivisme sonne toujours cri-tique parce quon croit entendre derrire la dsignation du constructeur ceDieu capable de crer ex nihilo. Il y a donc toujours du nihilisme dans le Dieu potier : si les faits sont construits, alors le savant les construitde rien; ils nesont eux-mmes que de la boue saisie par le soufe divin. Mais sils sontins-taurspar le savant ou par lartiste, alors les faits comme les uvres tiennent,rsistent, obligent et les humains, leurs auteurs, doivent sedvouer pour eux, ce qui ne veut pourtant pas dire quils leur servent de simple conduit.

    DU MODE DEXISTENCE TECHNIQUE

    Lun des plus tonnants traits des Modernes, cest le peu de place quils accor-

    dent ce qui les dnit le plus nettement aux yeux de tous les autres depuis ledbut des grandes dcouvertes : lart et la manire de dployer latechnique. Ceux qui se vantent dtre de solides matrialistes , nont pas donn deux

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    penses la solidit des matriaux. Quon mprise la religion, cette gurequi na pas su tenir son rang ontologique devant la comptition des sciences, je veux bien ; que lon se me des tripatouillages de la psychologie, je lecomprends sans peine : ils contaminent toujours assez dangereusement ceuxqui les manipulent. Mais les outils ? les automates ? les machines ? le paysagemme que lon na cess de retourner et de labourer depuis des centaines demilliers dannes, les inventions qui dans les trois derniers sicles ont boule-vers nos vies plus que toutes les autres passions ? Pour mille ouvrages sur les bienfaits de la connaissance objective et les risques mortels que ferait courir sa mise en cause , il ny en a pas dix sur les techniques et pas trois pour signaler le danger mortel que lon courrait ne pas lesaimer . Je veux pour preuve de cet abaissement que, dans le mot dpistmologie, nous entendionstoujours une connaissance sur la connaissance, alors que dans le mot de tech-nologie, malgr les efforts dAndr Leroi-Gourhan et de ses disciples, nous ne parvenons plus nous souvenir que gt emprisonne une rexion quelconque sur cette technique. Nous nhsitons pas dire de la plus humble machine pleine de puces quelle est une technologie , mais nous nattendons delleaucune leon ; un technologue nous demandons seulement quil viennerparer ladite machine mais pas quil nous en offre une connaissance. Quen

    ferions-nous ? Il ny a rien penser dans la technique. Ce nest quun tas demoyens compliqus. Tout le monde le sait.

    Mme la philosophie politique, pourtant si peu prolixe, peut se atter davoir engendr plus douvrages que la philosophie des techniques, on peinerait lescompter sur ses dix doigts. Cest que lon sest servi de ce que jappelle lin-formation double-clic (le dplacement sans transformation) pour talonner unemanire dtre pour laquelle elle est aussi peu faite que pour juger du chemi-nement des faits, des dmons, des anges ou des moyens de droit. Mais comme

    toujours, au lieu de rejeter un talon si manifestement inadquat, on a choisi defaire rentrer la technique aussi dans ce lit de Procuste. Alors que toute lexp-rience sinsurgeait contre une telle mutilation, on a fait comme si la technique,elle aussi, transportait sans dformation de simples informations. Il est vraique les ingnieurs nont pas protest, se donnant tout le mal du monde pour ressembler limage de savants buts quon voulait donner deux !

    On dira que l, vraiment, cest impossible, que jexagre, que je suis victimedoccidentalisme, que tout dans la pratique des artisans, des ingnieurs, destechnologues, des bricoleurs mme, manifeste au contraire la multiplicit destransformations, lhtrognit des combinaisons, la prolifration des astu-ces, le montage dlicat des savoir-faire fragiles. Si lon peut hsiter sur le

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    mode dexistence de la reproduction ( cause de la persistance qui en rsulte)(Latour, 2007)3, hsiter encore sur celui des chanes de rfrence (comme onaccde bien aux lointains, on peut omettre la n les instruments qui ont per -mis cet accs), on ne peut pas douter que la technique merge dune longuesrie de transformations risques. Par cette objection, le lecteur prouverait quel point il a mal compris la capacit des Modernes saveugler grce leur obsession pour le transport didentit identit par une identit. Si lonveut mesurer labme quils sont capables de creuser entre la pratique et lathorie de la pratique, ce nest pas seulement dans lpistmologie, dans la psychologie ou dans la thologie quil faut aller, mais aussi dans la technolo-gie (jutiliserai toujours le terme dans son sens de rexion sur la technique).Mme quand ils parlent de construction , les Modernes sont parvenus cetexploit vraiment admirable de ne pas tre constructivistes ! Pour ne rien direde linstauration.

    Comment pourrait-on imposer un transport sans transformation dans lactetechnique quand tout indique le contraire ? cest trs simple : il suft dyajouter lutilit, lefcacit ou, dun mot plus savant,lustensilit. Lefcacitest la technique comme lobjectivit la rfrence : le moyen davoir le

    beurre et largent du beurre, le rsultat sans le moyen, je veux dire sans lechemin de mdiations appropries (il en est dailleurs de mme avecla ren-tabilit, troisime Grce de cette archaque mythologie). Tous les tourbillonset les trublions des transformations techniques peuvent tre oublis, si vousdites quon ne fait que transporter par lobjet technique la fonctionquil doit

    dlement remplir. Si vous parvenez voir dans toute technique un trans- port defcacit travers un outil parfaitement matris , et si, en plus,vous lui accolez un fabricateur qui possde dans sa tte une forme pralablequil applique une matire inerte et informe, alors vous allez pouvoir, par ungeste de prestidigitation, faire disparatre le monde matriel tout en donnantlimpression de le peupler dobjets dont la matrialit aura le mme caractrefantomatique que la nature ! La voiture ? Elle correspond exactementau besoin de dplacement et chacune de ses formes dcoule de ses besoins. Lordinateur ? Il remplit efcacement la fonction pour laquelle ila t conu. Le marteau ? Lui aussi provient dune rexion sur la meilleurefaon de balancer le bras, le levier, le bois et lacier. Donnez-moi des besoinset des concepts : la forme en sortira et la matire suivra. La technique ? De

    3. Jappelle ici reproduction le mode dexistence qui assure la continuit dans ltre des phno-mnes (mode entirement distinct de celui de la rfrence).

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    la pense applique de la matire elle-mme conue comme forme, si bienque, nouveau, forme et pense se rptent lune lautre. Entre en scne del Homo faber qui moule ses besoins travers des outils par une action ef-cace sur la matire (lexpression est malheureusement de Leroi-Gourhan),cinq mots aussi parfaitement innocents que parfaitement inadquats.

    Le mpris dans lequel on tient les techniques vient de ce quon les traite sur le mme modle que celui qui a dj servi mcomprendre le travail de larfrence scientique (Latour, 2001). De mme quil existe en pistmologieune thorie de lobjectivit comme correspondance entre carte et territoire par le truchement de la forme, il y a en technologie une thorie de lefcacitcommecorrespondanceentre la forme et la fonction. On croit que la techni-que est une action venue de lhomme mle dailleurs le plus souvent et qui porte ensuite sur une matire conue elle-mme par confusion de la go-mtrie et de la persistance. La technique devient alors une application duneconception elle-mme errone de la science !

    Comme on le voit, il ny a pas que les anges qui souffrent dtre incompris :les techniciens non plus nont pas de chance, on les prend pour des savantssimplement de rang infrieur en se trompant sur eux aprs stre trompsur les savants Ce nest pas la technique qui est vide, cest le regard du philosophe : dans le plus beau barrage sur le Rhin, Heidegger ne parvient rien voir doriginal quant ltre. Il se contente de redoubler le mouvementuniversel doccultation de la chose savante en le prolongeant un coup plusloin : la Science nest quun avatar de la Technique, aprs que celle-ci ait t pralablement mcomprise commeGestell . Magistrale mprise sur la ma-trise. Beau cas doubli de ltre en tant que technique. Manque de gnrositontologique ! Sil est vrai que le lent dluge de lares extensaa submerg la

    Vierge et les saints, elle a noy beaucoup plus obscurment encore le modedexistence de lobjet technique . Simondon aussi stait indign quun ph-nomne aussi massif puisse chapper la conscience lettre. Jy vois une preuve supplmentaire du manque de abilit des modernistes sur leur proprecivilisation : comment ont-ils pu rater ltranget, lubiquit, lhumanit destechniques ! Rater leur somptueuse opacit ! Mais surtout, ce qui ma toujoursstup, manquer leur transcendance. Dcidment, cest de la technique et pas de la nature quil faut dire quelle aime se cacher .

    On dira que tous les modes dexistence sont transcendants puisquil y a tou- jours un saut, une faille, un dcalage, un risque, une diffrence entre une tapeet la suivante, une mdiation et la suivante, n et n + 1 le long dun chemin

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    daltrations ce que la notion dinstauration cherche justement cerner. Lacontinuit manque toujours. Rien de plus transcendant, par exemple, que lesrepres godsiques par rapport aux relevs inscrits sur le carnet du gomtrearpenteur ; rien de plus transcendant que la question dune seule ligne poseau jury dun procs par rapport aux milliers de pages dun lourd dossier roulgrce un diable jusquau greffe du tribunal ; rien de plus transcendant quele rapport entre la tideur dune prire rabche et le saisissement den avoir compris le sens comme pour la premire fois ; rien de plus transcendant que lerapport entre la scne de carton pte et lenvol des personnages de thtre quisemblent en sortir. Les transcendances abondent puisque entre deux continui-ts il y a toujours une discontinuit dont elle forme, en quelque sorte, le prix,le chemin et le salut, bref ltre-en-tant-quautre.

    Ce qui manque le plus, cest limmanence. Faut-il rappeler quil ny a pas deuxmondes, le premier immanent et pleinau-dessuset au-delduquel il faudraiten ajouter un autre le surnaturel eten deduquel, pour faire bonne mesureet loger les reprsentations, il faudrait en creuser un autre lintriorit ? Il nya que des tres sous-naturels nature comprise ! (Stengers, 2002) touslg-rement transcendants par rapport ltape prcdente le long de leur chemin

    particulier. Ils forment rseau et ces rseaux signorent le plus souvent sauf quand ils se croisent et doivent composer les uns avec les autres en vitantautant que possible les erreurs de catgorie. Le monde est donc plein de, ou plutt non, le monde est constammentvidpar des circulations de transcen-dances qui le creusent tout au long par un n pointilllaiss par les sauts et lesseuils quil faut franchir de proche en proche pour exister quelque peu davan-tage. Une course dobstacles, en somme.

    LE TYPE DE TRANSCENDANCE DE LACTE TECHNIQUESi la technique est transcendante comme tous les autres modes, par cons-quent, ce doit tre sa faon. Mais laquelle ? Comment comparer les tresavec pour seul outillage des objets et des sujets ? Tout bricoleur sait bien queson habilet saccrot sil dispose, au lieu de quelques outils rudimentaires,dune panoplie de tournevis et de clefs anglaises, de scies et de pinces. Cest legnie de Simondon davoir vu quon ne pouvait prciser le mode dexistencede lobjet technique quen letitrant grce ceux de la magie, de la religion,

    de la science, de la philosophie. Cest le seul usage rationnel quil faut don-ner, daprs moi, au proverbial rasoir dOccam. On sen sert maladroitementsi lon se met couper tort et travers pour limiter arbitrairement le nom-

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    bre dtres. Je crois au contraire quil convient den faire usage comme dunncessaire de scalpels de tailles et de formes diverses luxueusement logs sur un lit de satin dans un coffret de bois verni pour dcouper selon les articula-tions mme de lanimaltousles modes dexistence, sans accepter de romprele cou daucun

    Quelle est donc labalit propre au mode dexistence technique pour emprunter Souriau lun de ces beaux vocables quil oppose la seule recher-che delidentit? Pas de doute, il sagit bien dun saut, dune faille, dunecassure mme, dune rupture dans le cours des choses, ce quon appelle uneinventionhumble ou gniale peu importe. Il suft pour sen convaincre deregarder autour de soi et de commencer prendre la mesure de ce que la tech-nique a fait subir aux tres quelle se donne comme point de dpart.

    Les pierres de votre maison gisaient dans une carrire fort loin dici ; le boisde votre meuble en tek allait son chemin quelque part en Indonsie ; le sablede votre vase en cristal dormait au fond dune valle de la Somme ; et ainsi desuite. Mais nest-ce pas aussi le mode daltration des mtamorphoses, cettestupante habilit changer de forme ? Cest en effet quil y a de lamagie

    dans la technique tous les mythes le disent et Simondon la saisi mieuxque personne. Regardez de nouveau autour de vous : vous ne pourrez tablir aucune continuit entre la carrire, la fort tropicale, la sablire et les for-mes quelle ont su suggrer leurs fabricants en devenant quelques-unes descomposantes de votre demeure. Il y a donc bien eumtamorphose, et ce nest pas par hasard si lon parle, propos de la technique, de ruse, dhabilet, dedtour, demtis. On sent bien des harmoniques entre la subtilit ncessaire pour djouer les piges des dmons et celle quil faut mettre en uvre pour trouver le truc . En tout cas, les deuxbiaisent parce que, selon ladmirableexpression populaire, il y a toujours le moyen de moyenner . Si Ulysse est plein de ruses , si Vulcain boite, cest parce que, lapproche de ltre tech-nique, rien ne va droit, tout se fait de biais et mme parfoistout va de travers. Mais en mme temps, ma table, les murs de ma maison, mon vase de cristaldemeurent. Contrairement aux tres de la mtamorphose, et donc de la magie,une fois radicalement transforms, les tres de la technique imitent ceux de lareproduction par leur persistance, leur obstination, leur conatus. Cest commesi la technique avait arrach la reproduction comme aux mtamorphoses une

    partie de leurs secrets en croisant les deux espces. Pas tonnant quon ait vudans le feu de Promthe ce qui uidie toutes choses et, en mme temps,ce qui leur procure une dure, une duret, une consistance nouvelle. Pas une

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    archologue digne de ce nom qui ne smeuve devant les poteries quelledterre et qui, mme fracasses, dureront autant que notre Terre.

    Si le mode dexistence de lobjet technique nest quun mlange astucieux dedeux autres modes, naurait-il rien en propre ? Aucun doute quil soit dif-cile saisir, encore plus labile, peut-tre, que les tres de la magie suivis par Simondon. Cest en effet quil estrare et que le terme d objet techniquerisque de nous garer. Ni le mur, ni la table, ni le vase ni la voiture, ni letrain, ni lordinateur, ni lanimal domestiqu ne sont techniques une foislaisss eux-mmes. Ce quil y a dobjet en eux dpend de la prsence descomposs dont chacun a t arrach par des mtamorphoses la persistancedes tres choisis comme point de dpart inertes ou vivants dont chacun prte certaines de ses vertus, bien sr, mais sans quon puisse le plus souventdurablement proter de leur initiative et de leur autonomie. Les ingrdientsde ces mlanges demeurent trangers les uns aux autres. Ils acceptent dtretraduits, dtourns, disposs, agencs, mais ils nen restent pas moins sur leur quant soi , prts lcher la moindre occasion. Si lon ny veille pas,le mur scroule, le bois taraud par les vers tombe en poussire, le cristalsopacie ou se brise la voiture tombe en panne, le train draille, le chevalredevient sauvage ; quant lordinateur, je prfre ne pas en parler tant ilest fragile (le mien vient de tomber en panne au retour de vacances, par unesorte de dpression malque). Cest des techniques bien plus que des tex-tes quil faut diretraduttore, traditore.On ne trouvera donc jamais le modedexistence techniquedans lobjet lui-mmepuisquil laisse partout deshia-tus : dabord, entre lui-mme et le mystrieux mouvement dont il nest que lesillage ; ensuite, lintrieur de lui-mme entre chacun des ingrdients dont ilnest que lassemblage momentan4. Il ny a jamais en technique de solutionde continuit; a ne fait jamais raccord .

    Lpreuve est facile mener : il suft de se retrouver les bras ballants devantun machin , un truc dont le sens vous chappe totalement, peut-treun cadeau quon vous aura fait, ou un dispositif dont le mode demploi estopaque, ou encore un caillou du Chtelperronien dont les tailleurs ont dis- paru depuis quarante mille annes : tout est l, et pourtant rien ny est visible.Comme si lobjet ntait quune partie seulement dune trace, dun trac, dunmouvement dont le sens vous chappe. On prche dans les glises que la let-tre des critures reste inerte sans lEsprit qui soufe o il veut ; cest bien plus

    vrai encore des os blanchis de lobjet technique, qui attendent que lesprit de

    4. Cest ce que je me suis efforc de suivre dans Aramis, ou Lamour des techniques(1992).

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    la technique vienne les soulever, les recouvrir de chair, les agencer nouveau,les transgurer, le mot nest pas trop fort : les ressusciter.

    Lobjet technique a ceci dopaque et, pour tout dire, dincomprhensible, quonne peut le comprendre qu la condition de lui ajouter lesinvisiblesqui le fontexister dabord, puis qui lentretiennent, le soutiennent et parfois lignorentet labandonnent. Encore des invisibles ? Nest-ce pas trop fort, comme si javais un penchant obsessionnel pour ajouter de lirrationalit mme au cur de lefcacit la plus matrielle et la plus rationnelle ! Mais non, sans lesinvisibles pas un objet ne tiendrait et surtout pas un automate ne parviendrait ce prodige delautomation. De mme que lon oublie dajouter la connais-sance objective les chemins de la rfrence, on omet toujours dajouter auxobjets techniques ce qui les instaure sous prtexte, ce qui est vrai aussi, quilsse tiennent tout seulsune fois lancs, sauf quils ne peuvent jamais demeurer seuls et sans soin ce qui est vrai aussi. Dcidment, la technique est mieuxcache que la fameusealetheia.

    Ah, vous voulez dire quil y a des techniciens, des ingnieurs, des inspecteurs,des surveillants, des quipes dintervention, des rparateurs, des rgleurs,autour eten plusdes objets matriels ? Bref, des humains et mme un contextesocial ? Mais non, je nai rien dit de tel et pour la bonne raison que les techni-ques prcdent les humains par des centaines de milliers dannes et que, detoutes faons, je ne sais rien de ce quest lhumain ; par quoi vous voulezdire, je le subodore, le sujet qui matriserait la matire , cet Homo faber de la mythologie moderniste laquelle ne respecte mme pas dans ce quelleclbre le sens du courbe, du biais, du dhanch, la marche en crabe de latechnique. Si la pornographie tue lrotisme, le hype, comme disent lesAmricains, tue le dsir dobjet technique encore plus srement. Si lon necomprend rien la cure en se donnant un sujet angoiss, si lon ne comprendrien la connaissance en se donnant uncogito, on ne comprendrait rien aumode dexistence technique en supposant quun fabricant serait aux comman-des. Il y a bien plus dans les fabrications et les artices quun fabricateur et unarticier. En ajoutant un constructeur aux constructions on ne comprendraitrien de plus, puisque cest le (d)constructivisme mme qui manque de sens.Les tres techniques viennent au technicien et non linverse. Mais comment ?

    SAVOIR PRENDRE LE PLI DES TECHNIQUES

    Au lieu de changer les connotations dun vocable, mieux vaut en changer. Cestde nouveau au beau terme dinstaurationquil faut recourir. Lartiste, nous a

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    dit Souriau, nest jamais le crateur, mais toujours linstaurateur dune uvrequi vient lui mais qui, sans lui, ne viendrait jamais lexistence. Sil y a unequestion que ne se pose jamais le sculpteur, cest la question critique : Est-cemoi ou est-ce la statue qui est lauteur de la statue ? . Si je parle dinvisibles,cest pour suivre rationnellement le l de ce labyrinthe, je veux dire du vrailabyrinthe : celui que larchitecte Ddale a construit pour le roi Minos. Si riendans la technique ne va droit, cest parce que le cheminement logique celuidelpistem est toujours interrompu, dvi, modi et quon va de dplace-ments en dviations rappelons-nous que ledaedalion, en grec, cest le dtour astucieux hors de la voie droite. Cest ce quon veut dire, fort banalement,

    quand on afrme quil y a l un problme technique , un obstacle, un os ,un bogue ; ce que lon dsigne en disant de quelquun quil est le seultechniquement capable de rsoudre cette difcult : il a le coup de main ,le knack . Technique nest pas un substantif mais un adjectif : a cesttechnique ; un adverbe : cest techniquement faisable ; soit enn mais plus rarement un verbe : techniciser . Autrement dit, technique ne dsi-gne pas un objet mais une diffrence, une exploration toute nouvelle de ltre-en-tant-quautre, une nouvelle dclinaison de laltrit, uneabalit propre.Simondon lui aussi se moquait du substantialisme qui, l encore, l commetoujours, manquait ltre technique.

    Rien faire, demeurer dle ce genre dexistence, cest accepter sa raret,sa fulgurante invisibilit, sa profonde et constitutionnelle opacit. Rien de plus courant, de plus quotidien, de plus exprimental : vous alliez au bureauen montant dans votre voiture, et soudain, sans avoir bien compris, vous vousretrouvez dans un garage, cherchant obscurment saisir ce que marmonneun technicien en bleu de travail, accroupi sous le chssis, qui semble dsigner de sa main noircie par lhuile de vidange une pice dont le nom et la fonctionvous chappe tout fait sauf que (vous commencez le deviner) de la dispo-nibilit de cette pice de rechange et de lhabilet de ce garagiste, vous vousmettez attendre des miracles , sachant quil faudra y passer si vousvoulez retrouver le chemin de votre bureau et quen plus vous allez le sen-tir passer . Voil, le soufe de la technique a pass sur vous quelque temps jusqu ce que le ronronnement sous le capot vous fasse aussitt tout oublier.Les tres techniques seraient-ils donc, eux aussi, occultations ? Aucun doutel-dessus,loubliquil laisse derrire eux fait partie intgrante de leur cahier

    des charges. La technique aime se faire oublier. On a autant de peine lasaisir en plein vol que les oiseaux migrateurs, il y faut de bonnes jumelles etun bon guide.

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    Jai eu la chance, pendant les vingt-cinq ans passs au CSI, de photographier bien des foislclair des innovations techniques. Grce dimprvisiblesdtours, des tres totalement loigns dans lordre de la reproduction devien-nent la pice manquante dun puzzle dont on ne savait pas quil demandaittant dintelligence. Par une longue srie de dtournements, tous plus ing-nieux et imprvisibles les uns que les autres, voil que la physique atomi-que se retrouve au service dun hpital pour y soigner le cancer. Par un autredtournement, le bois et lacier simpliquent lun lautre dans la balance dunmarteau. Par un autre dtournement, les couches successives dun programme,dun compilateur, dune puce parviennent se compliquer et saligner au

    point de remplacer cette vieille machine crire IBM dont la boule pourtantme paraissait si nouvelle quand elle a fait son apparition dans les annes 1960 on pouvait mme faire des gras et des italiques condition de la changer par un petit clic !

    Et ce nest souvent pas la peine daller trs loin dans les gniales innovationstechniques, pour en saisir le dtour, la totale originalit. On retrouve cette ful-gurance dans lhumble geste du bricoleur qui trouve une cale pour empcher une porte de se refermer trop vite. Trouver le truc , tout est l. Quel modeva plus loin danslaltrationque celui-ci ? Le risque de la reproduction estadmirable bien sr, mais jamais les tres de la reproduction ne sautent danslexistence de faon aussi vertigineuse que les composants de la plus humbletechnique. Toutes les galaxies peuvent tourner les unes sur les autres, ellesne feront pas tourner la roue dun char buf sur son moyeu ; vous pouvezmimpressionner dans la Galerie dhistoire naturelle par la profusion des tresvivants, oui, mais moi cest la srie des bicyclettes dans le Muse du Conser-vatoire des Arts et Mtiers, ou lentre dune locomotive lectrique glissantsans bruit le long de ses rails clatants jusquau quai de la gare, qui mmeu-vent. Par la technique, ltre-en-tant-quautre apprend quil peut tre encore plus innimentaltr quil ne le croyait jusque-l.

    Sil y a une chose vraiment que le matrialisme na jamais su clbrer, cestla multiplicit des matires, cette altration innie des puissances caches quelastuce seule va y chercher. Comme on la comprend mal en prtendant fairedes techniques les simples applications de la Science et la seule domina-tion de la Nature . Lide que lon pourraitdduiretous les tours et dtours

    du gnie technique par des principes a priori a toujours bien fait rire les ing-nieurs. Isabelle Stengers avait imagin de rduire, par une exprience de pen-se radicale, toutes les inventions techniques aux seuls principes de base

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    reconnus par les savants et dont on enseigne dans les coles quils forment leur indiscutable fondement : rduites au cycle de Carnot, les locomotives sar-rtaient aussitt ; limits la physique de la portance, les avions scrasaientau sol ; ramene au dogme central de la biologie, lindustrie biotechnologiquetout entire suspendait ses cultures de cellules. En senvolant, les invisiblesde la technique dtour, ddale, astuces, trouvailles auraient rduit nantleffort des sciences. Plus dinvisibles, plus de domination. Cataclysme uni-versel aux effets bien plus effroyables que la chute de quelques gratte-ciel.Vulcain le boiteux se moque bien de la prtention dAthna lui dicter seslois. Tout dans la matire est esprit pour lingniosit. Comment a-t-on perdu

    ce contraste au prot dun rve de matrise et de domination ? Commenta-t-on pu ignorer cettematriologiequa honore pourtant tout un courantassez cach de la philosophie franaise de Diderot Franois Dagognet en passant par Bergson et bien sr Simondon (Dagognet, 1989 ; Bensaude-Vin-cent, 1998) ? Perte aussi effarante que celle du religieux. Inversion tout aussitragique, puisque les techniques vont si peu droit quelles laissent dans leur sillage bien dautres invisibles : les consquences inattendues, les surprises,les dchets, tout un nouveau labyrinthe ouvert sous nos pas et dont lexistencemme continue tre nie par ceux qui pensent pouvoir aller dun coup, sansmdiation, sans le pril daucun long dtour, droit au but (Beck, 2003). The magic bullet , the technical x , il faut bien parler amricain pour comprendre cette trange ccit de Modernes sur la source la plus prcieusede toutes les beauts, de tous les conforts, de toutes les efciences. Quellemanque de politesse pour notre propre gnie. Il est bien tard pour parler enndes prcautionsquil faudrait prendre pour apprendre les aimer avec toutela dlicatesse requise.

    Comment nommer ce mode dexistence que lon manquerait tout fait si lonfaisait lerreur de le limiter aux objets laisss dans son sillage sans en repro-duire le mouvement si particulier ? Je lappellerai tout simplementle pliagetechnique. Ce terme nous vitera la bvue de parler de la technique de faonirrvrencieuse comme dune masse dobjets. La technique, cest toujours pli sur pli , implication, complication, explication. Il y aura pliage tech-nique chaque fois que lon pourra mettre en vidence cette transcendancede deuxime niveau qui vient interrompre, courber, dtourner, dtourer lesautres modes dexistence en introduisant ainsi, par une astuce, undiffren-

    tiel de matriau, de rsistance, quel que soit par ailleurs le type de matriau.On pourra parler de pliage technique pour le montage si dlicat dhabitudesmusculaires qui font de nous, par apprentissage, des tres comptents dous

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    dun n savoir-faire, aussi bien que pour parler de la fonte en fusion qui sortdes hauts fourneaux de Mittal, ou encore pour dsigner la distinction entre unlogiciel et son compilateur, ou enn pour clbrer la technique juridiquequi permet de relier un texte un peu plus durable avec un dossier qui le seramoins. L ou est le diffrentiel de rsistance, l aussi est la technique. Cestdailleurs cette ubiquit qui explique probablement son opacit : elle est par-tout, dans toutes les chanes et rseaux, chaque fois quil y a ce dtour, ce pliage, ce gradient et ce maintien des assemblages htrognes. De mme quela technique se plie dans les tres de la reproduction et de la mtamorphose,tous les autres modes vont se loger, se lover, sabriter, sappuyer dans les

    dispositifs que lastuce technique va laisser derrire elle en disparaissantmodestement.

    On dira quen parlant du mode dexistence technique, jai omis de prendre encompte ce qui devrait sauter le plus aux yeux : les techniciens, les ingnieurs,les humains qui la fabriquent. Or cest volontairement que jai parl des tech-niques et peu des humains auxquels elles sont advenues. Je ne voulais pasquon se prcipite pour partir des humains en allant ensuite vers leurs objets.Sur ce point de prsance, nous bncions dailleurs du tmoignage de la palontologie : sans ces techniques invisibles et opaques, ce sont les humainsqui seraient demeurs invisibles sur la surface de la terre ; la trace de leurs paset t plus discrte encore que celle des lphants ou des chimpanzs sans parler des vers de terre. Disons, au contraire, quil est arriv quelque chose ceux qui ont aviv le contraste de la technique. Tout se passe comme si leshumains avaient t instaurs par les techniques (Sloterdijk, 2005). Lhuma-nit, cest le choc en retour des techniques. Homo fabricatus: nous sommes bien les ls de nos uvres.

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