latour - comment trouver un successeur au structuralisme

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Comment trouver un successeur au structuralisme Pourquoi viens-tu si tarde? J'ai toujours cru, je l'avoue, que le réel était rationnel et que les bons auteurs, en fin de compte, finissaient toujours par triompher. La publication récente des oeuvres de Gabriel Tarde, sociologue et métaphysicien, suffit à prouver le contraire. Voilà une tradition scientifique en sociologie disparue aussi sûrement que Jean-Baptiste Lully. Priver les sociologues d'une pareille philosophie, n'est-ce pas aussi grave que d'avoir privé de musique baroque les amateurs d'art ? Qui sait ce que les sciences sociales seraient devenues si elles avaient su conserver les deux héritages de Tarde et de Durkheim ? Comparons d'abord les deux traditions. Tout sociologue, tout anthropologue, tout économiste, tout historien, tout linguiste apprend à reconnaître derrière les conduites individuelles la présence d'une structure plus vaste et plus générale qui peut seule leur donner un sens. Sous le « je », nous sommes dressés depuis le DEUG à déceler le « on ». Que dit Tarde ? Presque exactement l'inverse : « Au fond de on , en cherchant bien, nous ne trouverons jamais qu'un certain nombre de ils et de elles qui se sont brouillés et confondus en se multipliant (1) » (p. 61). Il y a bien des effets de structures, des contextes, des inerties plus pesantes, mais l'enquêteur obstiné peut toujours démêler l'écheveau d'actions individuelles qui les a peu à peu engendrés. En allant du « je » vers le « on », jamais il n'est obligé de passer par la « société », le « contexte global », ou le « moi collectif ». Pourquoi Tarde est-il si sûr de son fait ? A cause de l'histoire des sciences ! En effet, la science est une production collective relativement récente dont la traçabilité, pour parler comme les industriels, est si parfaite que l'on peut suivre en détail comment chaque évidence fut, un jour ou l'autre, le produit d'un laboratoire particulier. « Quant au monument scientifique, le plus grandiose peut-être de tous les monuments humains, il n'y a pas de doute possible. Celui-là s'est édifié à la pleine lumière de l'histoire, et nous suivons son développement à peu près depuis ses débuts jusqu'à nos jours. [...] Tout est là d'origine individuelle, non seulement tous les matériaux, mais les plans, les plans de détail et les plans d'ensemble ; tout, même ce qui est maintenant répandu dans tous les cerveaux cultivés et enseigné à l'école primaire, a débuté par être le secret d'un cerveau solitaire [...] » (p.125). La belle affaire, objectera-t-on, Tarde enfonce une porte ouverte en opposant la psychologie individuelle à la sociologie collective... C'est bien ce que firent croire les durkheimiens et ce qui leur permit de gagner contre Tarde ce fort mauvais procès en

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Latour - Comment Trouver Un Successeur Au Structuralisme

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Page 1: Latour - Comment Trouver Un Successeur Au Structuralisme

Comment trouver un successeur au structuralisme

Pourquoi viens-tu si tarde?J'ai toujours cru, je l'avoue, que le réel était rationnel et que les bons auteurs, en fin de

compte, finissaient toujours par triompher. La publication récente des oeuvres de Gabriel

Tarde, sociologue et métaphysicien, suffit à prouver le contraire. Voilà une tradition

scientifique en sociologie disparue aussi sûrement que Jean-Baptiste Lully. Priver les

sociologues d'une pareille philosophie, n'est-ce pas aussi grave que d'avoir privé de

musique baroque les amateurs d'art ? Qui sait ce que les sciences sociales seraient

devenues si elles avaient su conserver les deux héritages de Tarde et de Durkheim ?

Comparons d'abord les deux traditions. Tout sociologue, tout anthropologue, tout

économiste, tout historien, tout linguiste apprend à reconnaître derrière les conduites

individuelles la présence d'une structure plus vaste et plus générale qui peut seule leur

donner un sens. Sous le « je », nous sommes dressés depuis le DEUG à déceler le « on ».

Que dit Tarde ? Presque exactement l'inverse : « Au fond de on, en cherchant bien, nous

ne trouverons jamais qu'un certain nombre deils et de elles qui se sont brouillés et

confondus en se multipliant (1) » (p. 61). Il y a bien des effets de structures, des contextes,

des inerties plus pesantes, mais l'enquêteur obstiné peut toujours démêler l'écheveau

d'actions individuelles qui les a peu à peu engendrés. En allant du « je » vers le « on »,

jamais il n'est obligé de passer par la « société », le « contexte global », ou le « moi

collectif ».

Pourquoi Tarde est-il si sûr de son fait ? A cause de l'histoire des sciences ! En effet, la

science est une production collective relativement récente dont la traçabilité, pour parler

comme les industriels, est si parfaite que l'on peut suivre en détail comment chaque

évidence fut, un jour ou l'autre, le produit d'un laboratoire particulier. « Quant au monument

scientifique, le plus grandiose peut-être de tous les monuments humains, il n'y a pas de

doute possible. Celui-là s'est édifié à la pleine lumière de l'histoire, et nous suivons son

développement à peu près depuis ses débuts jusqu'à nos jours. [...]

Tout est là d'origine individuelle, non seulement tous les matériaux, mais les plans, les

plans de détail et les plans d'ensemble ; tout, même ce qui est maintenant répandu dans

tous les cerveaux cultivés et enseigné à l'école primaire, a débuté par être le secret d'un

cerveau solitaire [...] » (p.125).

La belle affaire, objectera-t-on, Tarde enfonce une porte ouverte en opposant la

psychologie individuelle à la sociologie collective... C'est bien ce que firent croire les

durkheimiens et ce qui leur permit de gagner contre Tarde ce fort mauvais procès en

psychologie. Or, il ne s'agit à aucun moment de partir de l'individu, mais de suivre le fin

réseau de ce qui lui parvient et de ce qu'il restitue(2). A la psychologie intrapersonnelle

Tarde oppose une psychologie inter-personnelle, bref, une sociologie, mais qui aurait pour

moteur, pour mobile, pour objet, l'influence que chaque individualité exerce sur chacune

des autres. « Ce qu'il faut accorder aux adversaires de la théorie des causes individuelles

en histoire, c'est qu'on l'a faussée en parlant de grands hommes là où il fallait parler de

grandes idées, souvent apparues en de très petits hommes [...] » (p. 127). Ce n'est pas

aux personnes qu'il convient de s'intéresser, mais à ce qui les traverse et qui jamais,

pourtant, n'a la forme d'un moi collectif. Bien avant que Richard Dawkins ne propose son

étrange suggestion des « mêmes » capables, comme les gènes, de se reproduire en

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expliquant la culture(3), Tarde veut centrer l'attention sur le problème, devenu central, de la

coordination des actions à partir des biens, des mots, des lois, des oeuvres d'art, des

théories savantes. En partant d'une société sui generis pour expliquer le comportement, les

durkheimiens prennent le problème pour la solution et ne vont bâtir leur science que sur

une tautologie vide de sens. « En réalité, de telles explications sont illusoires, et leurs

auteurs ne s'aperçoivent pas qu'en postulant de la sorte une force collective, une similitude

de millions d'hommes à la fois sous certains rapports, ils éludent la difficulté majeure, la

question de savoir comment a pu avoir lieu cette assimilation générale » (p. 62). Il faut

obtenir la similitude au lieu de partir d'elle. Les « sociologues du social », décidément,

auraient dû perdre leur procès en diffamation.

Pourtant, même s'il s'agit plutôt d'une ruine majestueuse que d'un programme de

recherche vivant, le structuralisme organise toujours les sciences sociales, de la

linguistique à l'ethnologie. Comme la Russie attend toujours l'économie de marché qu'on

lui a promise, les post-structuralistes ne se lassent pas d'espérer la reprise du grand projet

d'expliquer le « il » par le « on ». Or, un siècle plus tôt, Tarde avait ouvert une alternative

trop vite refermée, qui permettait, sans perdre l'idéal de scientificité, de s'attacher aux

particularités des réseaux plutôt qu'aux généralités des types. « Il y a en général, plus de

logique dans une phrase que dans un discours, dans un discours que dans une suite ou un

groupe de discours (4) » (p. 115). Micro-histoire avant la lettre ? Pas du tout, car celui qui

tient le microscopique tient aussi par surcroît le macroscopique, lequel n'est pas son

explication, mais sa simplification ! Le social global n'est qu'un cas particulier, qu'un

affaiblissement, du social local(5).

Il semble qu'en sciences sociales, comme en art, le temps marche de travers et que nous

retardions parfois sur nos prédécesseurs...

(1)Gabriel Tarde, Les L ois sociales ., Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, réédition.

(2)Voir la préface de Bruno Karsenti, Les lois de l'imitation , Paris, Kimé, 1993, réédition.

(3)On trouvera dans Sperber, La contagion des idées , Paris, Editions Odile Jacob, 1996, une version naturalisée de l'un des arguments de Tarde.

(4)On lira dans le dernier livre de Sylvain Auroux, La Raison, le L angage et les normes , Paris, PUF, 1999, une destruction impitoyable du structuralisme en linguistique et sa reconstruction à partir d'un argument très « tardien » qui oblige à prendre grammaire et grammairiens comme objet d'étude.

(5)Il faut lire pour celaMonadologie et sociologie , Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, réédition, et accepter de faire de la métaphysique pour pouvoir faire de la sociologie, revenant donc sur le préjugé antiphilosophique de Durkheim.