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L’état et les possibilités de promotion de la figure féminine dans le roman Celles qui attendent de Fatou Diome Mémoire Stéphanie Leclerc-Audet Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Stéphanie Leclerc-Audet, 2013

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L’état et les possibilités de promotion de la figure féminine dans le

roman Celles qui attendent de Fatou Diome

Mémoire

Stéphanie Leclerc-Audet

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Stéphanie Leclerc-Audet, 2013

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iii

RÉSUMÉ

Nous proposons, dans ce mémoire, d’analyser l’état et les possibilités de promotion du

personnage féminin dans le roman Celles qui attendent de Fatou Diome (2010) à travers les

individualités de quatre protagonistes, Arame, Bougna, Coumba et Daba. Les contraintes et

restrictions inhérentes à l’environnement social textuel ainsi que l’île sénégalaise de Niodior

influent directement sur l’état de la figure féminine dans le roman. Dans cette optique, les

pratiques sociales de la polygamie et de l’union matrimoniale orchestrée par les aînés sont deux

vecteurs désignés comme tributaires de l’insatisfaction des héroïnes. En réaction directe aux

pressions de leur société, laquelle prône pour la femme un travail acharné pour sa survie et un

mutisme quant au mécontentement ressenti face à sa condition, la femme désire accéder à une

élévation. Tandis qu’Arame, Bougna, Coumba et Daba sont secouées par les revers de

l’existence, nous constatons que leurs possibilités de promotion s’organisent à l’encontre des

règles établies par la tradition. La meilleure stratégie d’élévation, pour les héroïnes du roman

Celles qui attendent, s’avère la conquête d’une plus grande liberté d’action et d’opinion pour le

sujet féminin, au risque de bouleverser l’ordre socialement établi.

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v

AVANT-PROPOS

Tout naturellement, mes premiers remerciements s’adressent à ma directrice de mémoire,

Madame Olga Hél-Bongo. Elle a été pour moi, par son attitude joviale et sa rigueur

professionnelle, un guide tout au long de ce processus. Je m’estime honorée d’avoir été son élève.

C’est dans un élan respectueux que j’exprime ma reconnaissance à Monsieur Justin Bisanswa,

titulaire de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie. Il

représente pour moi un professeur et un mentor mémorable. De près ou de loin, il a toujours

conservé un œil averti sur mes états et, bien entendu, sur mes possibilités de promotion.

Je lance un salut résolument amical à mes camarades et collègues de la Chaire de recherche en

littératures africaines et de la Francophonie, qui m’ont accueillie et accompagnée durant mes

deux années d’études à la maîtrise. Ils ont ponctué, de leur présence active et sympathique, mon

quotidien et mes recherches. Je ne manquerai pas de revenir aux sources que je partage avec eux,

le temps d’une autre discussion d’un grand intérêt.

Quelques personnes ont été des figures particulièrement marquantes durant ce parcours. Je cite,

entre autres, Mbaye Diouf, que je remercie pour son soutien, ses encouragements, et de

nombreux moments passés en sa compagnie à m’imprégner du Sénégal et de la recherche

littéraire, au fil de mille questions. Un grand merci au professeur Benoît Doyon-Gosselin, pour

ses enseignements, son soutien, et ses corrections judicieuses et appréciées. Je souhaite également

manifester ma gratitude à Monsieur Fernando Lambert qui, par l’acceptation de mon projet de

mémoire, m’a permis de me lancer dans cette singulière traversée. Merci pour la bienveillance

dont vous avez fait preuve à mon égard.

Enfin, je remercie le département des littératures de l’Université Laval, pour les bourses et

contrats de soutien qu’il m’a permis d’obtenir, sous la bannière du Fonds d’Assistanat à la

Maîtrise (FAM).

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vii

DÉDICACE

À mes parents, tout d’abord. Peu importe les années qui passent, à chaque pas que je fais vers

l’avant, mes yeux vous cherchent derrière pour m’assurer de votre présence. Si grandir c’est

partir, je ne serai jamais bien loin.

À mes deux frères, qui rythment, de près ou de loin, le fil de mes journées.

À mon adorable filleul. Si je persiste à vouloir avancer, même à l’aveuglette, parfois, c’est

toujours dans l’espoir que tu places tes bottines dans les traces de mes souliers.

À ma grand-mère, Évangéline Michaud.

À celui qui arrive…et à celles qui ont toujours été là.

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ix

Jusqu’au bout du souffle, je veux chercher,

comment être sans mal-être.

Je cherche, entre chaînes et poignées,

entre amours et désamours,

entre confiance et méfiance,

entre soif et ivresse,

entre fixité et mouvement,

entre transhumance et errance,

entre anxiété et sérénité,

je veux trouver la ligne d’équilibre.

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies

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xi

TABLE DES MATIÈRES

Introduction .................................................................................................................................... 1

1. Résumé ................................................................................................................................ 1

2. Problématique et hypothèses de recherche ......................................................................... 2

3. État de la question et intérêt du sujet .................................................................................... 4

4. Approches théoriques et méthodologiques .......................................................................... 6

5. Grandes articulations du travail ............................................................................................ 8

PREMIÈRE PARTIE .................................................................................................................. 11

1. Itinéraire de l’écrivaine Fatou Diome ............................................................................... 14

1.1.Origines familiales ...................................................................................................... 14

1.2.Formation ..................................................................................................................... 15

1.3.Entrée en littérature ...................................................................................................... 15

1.4.Diffusion et légitimation de l’écrivaine ........................................................................ 18

DEUXIÈME PARTIE .................................................................................................................. 21

Chapitre 1 : L’État des personnages féminins dans le roman Celles qui attendent ................ 21

1. Position de la figure féminine au sein du roman : travail et silence ............................... 21

2. Les articulations et particularités du corps social dans le roman ................................... 32

3. Deux vecteurs de l’état de la figure féminine dans le roman ........................................ 38

3.1. La polygamie ................................................................................................... 39

3.2. Le mariage arrangé .......................................................................................... 44

Chapitre 2 : Les possibilités de promotion des personnages féminins .................................... 50

1. Élévation des personnages féminins .............................................................................. 53

1.1. La revanche d’Arame ...................................................................................... 53

1.2. La déception de Bougna .................................................................................. 56

1.3. La résignation de Coumba ............................................................................... 59

1.4. L’ascension de Daba ........................................................................................ 63

2. L’accès à l’éducation et la scolarisation des personnages féminins ............................... 73

Conclusion ..................................................................................................................................... 82

Bibliographie ................................................................................................................................. 89

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INTRODUCTION

Rien de ce qui a été n’est perdu,

tant qu’il y aura des livres pour consigner la vie

Fatou Diome, Le vieil homme sur la barque

1. Résumé

La condition de la femme africaine dans les romans africains contemporains se révèle

aujourd’hui en pleine mutation : entre les traditions, qui la désirent confinée aux sphères

intérieure et familiale, et une émancipation de son statut favorisant l’extérioration de son

potentiel. Elle oscille, en fait, entre « la sauvegarde du passé traditionnel et l’avant-garde de

l’évolution1 ». C’est dans cette lignée que s’inscrit l’écrivaine franco-sénégalaise Fatou Diome,

dont la plume se positionne en instance de dénonciation et de révolution de tout état restreint,

diminué ou même soumis de la figure féminine. Par le biais de ses romans, Diome effectue un

portrait, mais s’avance parfois au-delà de la représentation vers une entreprise, parfois

triomphante, d’élévation du personnage féminin. Figures conservatrices des mœurs, les femmes

telles que décrites dans les premiers romans africains2 sont porteuses de la pérennité des

traditions. Les protagonistes féminins diomiens, conscientes de cette réalité, la contemplent tout

en ressentant l’urgence d’un changement. Salie, protagoniste du Ventre de l’Atlantique3, ressent

fortement que la volonté d’émancipation qui l’anime scelle une différence idéologique l’isolant

des autres femmes de son village : « Menhirs sur le socle de la tradition, le tourbillon du brassage

culturel qui me faisait vaciller les laissait indemnes. Elles suivaient leur ligne, je cherchais la

mienne vers une autre direction; nous n’avions rien à nous dire » (VA, 60-61).

Le roman Celles qui attendent4, publié en 2010, présente quatre personnages principaux

féminins – Arame, Bougna, Coumba et Daba – respectivement les mères et épouses de deux

hommes – Lamine et Issa – partis en exil. La position statique d’attente et d’intense solitude de

1 Arlette Chemain-Degrange, Émancipation féminine et roman africain, Dakar-Abidjan-Lomé, Les Nouvelles

Éditions Africaines, 1980, p. 15. 2 À titre d’exemples : Paul Hazoumé, Doguicimi, Éditions G. P. Maisonneuve et Larose, 1978; Sembène Ousmane,

L’Harmattan, Paris, Éditions Présence Africaine, 1964; Camara Laye, L’Enfant noir, Paris, Éditions Plon, 1967. 3 Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrère, 2003. Dorénavant, les références à cet

ouvrage seront mentionnées sous le sigle VA entre parenthèses dans le corps du texte, suivi du numéro de page. 4 Fatou Diome, Celles qui attendent, Paris, Éditions Flammarion, 2010. Dorénavant, les références à cet ouvrage

seront mentionnées sous le sigle CQA entre parenthèses dans le corps du texte, suivi du numéro de page.

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ces femmes force une reconsidération de leur statut. Leurs possibilités d’élévation passent par

une réappropriation de leur être au prix, notamment, d’une défiance des règles socialement

instituées : à ce titre, Michel Zéraffa énonce l’éventualité que dans la fiction romanesque, «

l’individu […] regarde la société à laquelle il appartient comme un objet qui lui impose une

forme « inacceptable »5 ».

Effectivement, dans Celles qui attendent, un pouvoir gérontocratique, c'est-à-dire exercé par

les aînés de la société, influe fortement sur les quatre personnages féminins qui désirent

davantage d’émancipation de leur condition. Elles sont confinées aux limites géographiques

d’une petite île, Niodior, qui fait primer le pouvoir décisionnel accordé aux anciens par-delà les

désirs personnels de chacun. Ainsi que l’affirme le théoricien Léo Bersani, « dans le roman

réaliste, le conflit le plus fréquent est un conflit qui oppose une société et un héros refusant les

limites que cette société voudrait imposer à ses devoirs et ses satisfactions6 ». Dans le roman à

notre étude, un entrelacement de destinées humaines expose des héroïnes en réaction directe

contre leur destinée façonnée par les traditions qui régissent leur ordre social.

2. Problématique et hypothèses de recherche

Le projet de ce mémoire s’attachera à démontrer comment, dans le roman Celles qui

attendent, l’écriture diomienne présente le constat d’un rôle limité de la femme par l’influence de

l’environnement social traditionnel et de quelle manière les quatre personnages féminins –

Arame, Bougna, Coumba et Daba – désirent être reconnus comme piliers des structures familiale

et sociale, mais également dans toute la valeur et la liberté de leur individualité. Comment se

présente l’état du personnage féminin diomien, et de quelle manière s’organisent ses possibilités

d’élévation personnelle dans le roman? Telles seront les questions auxquelles nous tenterons de

répondre.

À première vue, les deux mères – Arame et Bougna – ont reçu une éducation traditionnelle.

Élevées selon le principe qu’elles doivent s’accommoder de leur existence, elles résolvent

5 Michel Zéraffa, Roman et société, Paris, Presses Universitaires de France, 1971, p. 25.

6 Leo Bersani, « Le réalisme et la peur du désir », dans Littérature et réalité, Paris, Éditions du Seuil, p. 65.

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l’équation de leur existence dans la résignation: « Tu es une femme, les choses sont comme elles

sont, ce n’est pas à toi de les changer » (CQA, 164). Ces deux mères expriment néanmoins une

certaine reconnaissance des restrictions engendrées par leur état de femmes illettrées et d’épouses

au sein de ménages polygames ou arrangés. Pour leur part, les deux épouses – Coumba et Daba –,

du fait de leur jeunesse, se découvrent révoltées face aux limites imparties à leur condition de

femmes. Elles deviennent même, dans certains cas, instigatrices d’un changement, poussées par

un « [accès] d’adrénaline ou [une] tentative de dérobade à [leur] léthargie » (CQA, 227).

L’objet de ce mémoire consistera à montrer l’état et l’élévation du personnage féminin dans

le roman. Trois paramètres semblent déterminer son état : une condition restreinte par un pouvoir

traditionnel gérontocratique; une assise de la cellule familiale; un statut de mandataire, de

manière sous-jacente mais non officiellement reconnue, de la survie des siens. Nous soutenons

que les possibilités de promotion et d’émancipation du personnage féminin s’organisent à

l’encontre de l’ordre socialement établi. Pour accéder à une réappropriation, même partielle, de

son être, de ses libertés d’opinion et d’action, le sujet féminin diomien doit se positionner en

désaccord avec ce que le corps social admet et accepte comme inhérent à la position féminine. Il

s’agit donc, pour les femmes du roman, de se distancier de l’image traditionnelle de la femme

confinée et opprimée par la sphère familiale et d’acquérir davantage d’autonomie quant aux

tournants décisifs que constituent la prise d’un époux, la maternité ou l’entrée en polygamie.

Le prix à payer pour une telle confrontation des valeurs et idéaux socialement établis s’avère

souvent lourd pour les personnages féminins. La trahison, le rejet, voire l’ostracisation liés un tel

positionnement est-il plus enviable pour les personnages féminins que l’acceptation de leur

condition? Comme l’exprime Michel Zéraffa, l’écrivain analyse une réalité sociale en descendant

« profondément dans une individualité »7. Fatou Diome, dans Celles qui attendent, examine par

le biais de quatre individualités, celles d’Arame, Bougna, Coumba et Daba, la position féminine

au sein d’un corps social fortement hiérarchisé, duquel les héroïnes tentent de se détacher. Celles

qui attendent est le point culminant, dans la trajectoire bibliographique de l’écrivaine, d’une

7 Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 27.

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écriture moderne, centrée sur l’idée lopésienne de « conquérir l’idée neuve de la femme

africaine8 ».

Arame, Bougna, Coumba et Daba sont plongées dans une réalité spécifique qui dévoile un

pan de leur statut et quotidien : la polygamie, le manque de pouvoir, l’extrême dénuement. Elles

sont continuellement marquées par les pressions des corps sociaux et familiaux. Chacune, dans

ses actions comme dans ses relations interpersonnelles, effectue le constat de sa position

diminuée, par exemple par des traditions maritales qui manquent de considération pour les

opinions de la femme. Certaines figures féminines du roman de Diome deviennent, au fil du

texte, porteuses d’une volonté de changement dans le but d’atteindre une élévation, par la

conquête, notamment, d’un plus grand pouvoir décisionnel.

3. État de la question et intérêt du sujet

Jacques Chevrier observe que l’« on ne compte plus ni les mémoires de maîtrise ni les thèses

qui abordent [le sujet] des femmes dans la littérature africaine9 ». Pourtant, nous remarquons que

l’œuvre de Fatou Diome n’accuse qu’un nombre relativement restreint d’études et d’articles

critiques consacrés à son œuvre. La plupart présentent une analyse des portées et empreintes de la

thématique de l’exil dans l’écriture diomienne. Tel est le cas de Papa Samba Diop10

, Lila Azam

Zanganeth11

, Helga Rabenstein12

, Catherine Mazauric13

, Ioana-Maria Putan14

, Nadia Bongo15

,

Jacques Chevrier16

, Wandia Mwende Njoya17

, Xavier Garnier18

et Mbaye Diouf19

. Laurence

8 Henri Lopès, « Préface » dans Arlette Chemain-Degrange, Émancipation féminine et roman africain, op. cit., p. 14.

9 Jacques Chevrier, « Une écriture féminine » dans La littérature nègre, Paris, Éditions Armand Colin, 1999, p. 156.

10 Papa Samba Diop, « Astres et désastres dans l’écriture romanesque de Fatou Diome » dans Ponti-Ponts, n° 4,

2004, p. 249-256. 11

Lila Azam Zanganeth, « Essay : Out of Africa » dans New York Times Book Review, [En ligne.]

http://www.nytimes.com/2005/06/12/books/review/12ZANGANE.html?pagewanted=all&_r=0. 12

Helga Rabenstein, « Littérature-monde et morale », dans Les moralistes modernes, [En ligne.]

http://www.fabula.org/colloques/document1343.php. 13

Catherine Mazauric, « Fictions de soi dans la maison de l’autre (Aminata Sow Fall, Ken Bugul, Fatou Diome) »

dans Dalhousie French Studies, vol. 74-75, 2006, p. 237-252. 14

Ioana-Maria Putan, « L'image de la jeune fille dans la littérature féminine de l'immigration » dans Communication

interculturelle et littérature, vol. I, n° 4, 2010. 15

Nadia Bongo, « Représentations de l'exil chez Milan Kundera et Fatou Diome », dans Inter-

Lignes :"Représentations de l'Exil", Institut catholique de Toulouse, 2010. p. 77. 16

Jacques Chevrier, « Fatou Diome, une écriture entre deux rives » dans Revue des littératures d'Afrique, des

Caraïbes et de l'océan Indien, n° 166, 2007, p. 35-38.

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Boudreault20

et Samuel Zadi21

ont respectivement étudié le corps social présenté dans le texte

romanesque diomien et les liens de l’écriture de l’auteure avec une solidarité communautaire

africaine. Béatrice Didier22

et Irène Assiba D’Almeida23

ont toutes deux réalisé une monographie

et un article sur la question de l’écriture féminine, thématique que Jacques Chevrier24

aborde dans

son article critique sur Fatou Diome. Un mémoire de maîtrise réalisé par Yienou Mfossi25

traite

des enjeux de reconstructions identitaires à travers l’écriture de l’immigration chez Fatou Diome,

tandis qu’un second mémoire écrit par Michelle Dagenais-Pérusse26

étudie la parole et le

parcours d’individuation du protagoniste du Ventre de l’Atlantique. Parmi le foisonnement des

recherches scientifiques effectuées sur la littérature féminine, deux thèses de doctorat ayant

abordé la littérature africaine avec une spécificité féminine ont retenu notre attention:

« L’énonciation de l’exil et de la mémoire dans le roman féminin francophone : Anne Hébert,

Aminata Sow Fall, Marguerite Duras » de Mbaye Diouf27

, se veut un lieu de rencontre entre le

texte africain et le texte occidental sous la bannière féminine, et « De la littérature au féminin à la

littérature : sujets du discours et écriture dans le roman francophone au féminin (Québec/Afrique

sub-saharienne) » de Bernadette K. Kassi28

qui met en relation un corpus d’écrivaines

québécoises et originaires d’Afrique sub-saharienne afin de « caractériser leurs pratiques

scripturales et de déterminer la pertinence ou non d’une spécificité purement féminine de

l’écriture29

».

17

Wandia Mwende Njoya, In search of El Dorado: the experience of migration to France in contemporary African

novels, Pennsylvanie,Pennsylvania State University, 2007. 18

Xavier Garnier, « L’exil lettré de Fatou Diome » dans Notre Librairie, n° 155-156, 2004, pp. 30-35. 19

Mbaye Diouf, « Écriture de l'immigration et traversée des discours dans Le Ventre de l'Atlantique de Fatou

Diome » dans Francofonia n° 58 (Exilées, expatriées, nomades...), 2010. 20

Laurence Boudreault, « Faire texte avec le social : Fatou Diome et Ken Bugul » dans Recherches Francophones (La

pression du social dans le roman francophone), CIDEF-AFI, 2007, p. 15-21. 21

Samuel Zadi, « La ―Solidarité africaine‖ dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome », dans Nouvelles études

francophones, vol. 25, n° 1, 2010, p. 171-188. 22

Béatrice Didier, L’écriture-femme, Paris, Presses Universitaires de France, 1981. 23

Irène Assiba D’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone : le temps du miroir »

dans Fernando Lambert [dir.], Études littéraires, Québec, vol. 24, n° 2, 1991, p. 41-50. 24

Jacques Chevrier, « Fatou Diome, une écriture entre deux rives », op. cit., p. 35-38. 25

Yienou Mfossi, « Enjeux et reconstructions identitaires dans l’écriture de l’immigration de Fatou Diome »,

Mémoire de maîtrise, Bibliothèque et Archives Canada, Université de Calgary, 2008. 26

Michelle Dagenais-Pérusse, « Figures de la parole et parcours d’individuation dans Le Ventre de l’Atlantique de

Fatou Diome », Mémoire de maîtrise en Études littéraires, Québec, Université Laval, 2010. 27

Mbaye Diouf, « L’énonciation de l’exil et de la mémoire dans le roman féminin francophone : Anne Hébert,

Aminata Sow Fall, Marguerite Duras », Thèse de doctorat en Études littéraires, Québec, Université Laval, 2009. 28

Bernadette K. Kassi, « De la littérature au féminin à la littérature : sujets du discours et écriture dans le roman

francophone au féminin (Québec/Afrique sub-saharienne) », Thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2003. 29

Ibid., p. i.

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Un article de Mbaye Diouf30

a traité de la position et de l’évolution de la femme africaine

relativement à son accession au savoir. L’étude de Diouf porte sur le cloisonnement de la position

féminine africaine, sa volonté d’affranchissement et la mise en marche d’un principe d’opposition

par la littérature. Son analyse traite également de la notion du corps social restreignant la figure

féminine en nommant ses particularismes négatifs.

En somme, le peu d’études et d’articles critiques sur l’œuvre de Fatou Diome est

proportionnel à la jeunesse de l’existence de l’écrivaine dans le champ littéraire. Le roman Celles

qui attendent, fait imputable à sa toute récente parution, n’a pas fait jusqu’ici l’objet de

monographies, de travaux de mémoires ou de thèses. Nous proposons ainsi l’apport d’une étude

nouvelle sur l’un des aspects incontournables du roman : la position de la figure féminine et ses

possibilités d’élévation personnelle et sociale. Nous croyons que ce regard particulier constitue le

caractère original de notre étude, qui analyse la thématique féminine dans sa dimension sociale.

Notre contribution à l’ensemble des études à propos de l’écriture et de l’œuvre de Fatou Diome

pourra également s’inscrire dans le contexte plus global de la position du personnage féminin

dans les romans africains contemporains.

4. Approches théoriques et méthodologiques

Le roman Celles qui attendent représente fidèlement la réalité sociale des personnages

féminins du roman. Fatou Diome illustre l’état d’une collectivité, en l’occurrence le groupe social

de l’univers textuel, en se centrant sur quatre expériences et parcours individuels. Considérant

cela, une analyse de type sociocritique favorisera, à notre sens, une étude pertinente et

approfondie de l’importance et de l’influence du social et de ses idéologies dans le texte. Nous

suivrons les indications de Claude Duchet qui affirme que « [pour] une démarche sociocritique, il

[s’agit] d’interroger les pratiques romanesques en tant que productrices d’un espace social, [qu’il

propose] d’appeler société du roman31

». Enrichie des études d’Edmond Cros32

et de Claude

30

Mbaye Diouf « Le savoir : enjeu d’écriture, enjeu de développement dans la littérature féminine africaine », dans La pression du social dans le roman francophone (Recherches Francophones), CIDEF-AFI, 2007, p. 23-39. 31

Claude Duchet, « Une écriture de la socialité » dans Poétique, n° 16, 1973, p. 448. 32

Edmond Cros, La sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2003.

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Duchet33

, tous deux précurseurs de ce type d’analyse, des travaux sur le roman de Mikhaïl

Bakhtine34

et sur l’effet-personnage de Vincent Jouve35

, de même que guidée par le Manuel de

sociocritique36

de Pierre Zima, nous serons à même, comme le souligne Pierre Popovic, «de

considérer ―le dedans du texte‖ (Duchet) et de faire voir […] comment l’écriture du texte est

branchée sur des langages sociaux37

», des discours et des représentations et ce, « dans l’état de

société38

» considéré. Puisque « le roman est l’étude de l’homme social39

», il convient d’apporter

un regard incisif à cette « société du roman40

» qui, dans sa fonction matricielle, détient les clés

des possibles pour ceux qui vivent en son sein.

Dans le cadre de ce mémoire, nous n’entendons pas souligner une opposition entre les sexes

dans une perspective de condamnation de la suprématie du masculin, mais plutôt porter un regard

sur un texte qui présente une société où les rôles sont distribués et acceptés, et où celui de la

femme semble se résumer à constituer l’assise de la famille. Étudiant la femme dans le cadre

romanesque, notre attention se centrera sur elle du fait qu’elle constitue un axe central. Il en

ressort une étude sur les possibilités et stratégies d’émancipation dans la divulgation d’«un

puissant humanisme41

». Malgré la prédominance du sujet féminin dans le corps de notre étude, il

ne saurait être question de mener une analyse à caractère féministe, approche en accord avec la

position de Fatou Diome elle-même qui

s’identifie clairement comme féminine. Son point de vue de femme influence certaines

prises de positions, notamment en ce qui a trait à la place des femmes dans la société […].

Elle assume sa féminité et la met en avant comme l’une des caractéristiques essentielles de

sa personne42

.

33

Claude Duchet, « Une écriture de la socialité » dans Poétique, op. cit. 34

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978. 35

Vincent Jouve, Poétique du roman, Paris, Éditions Armand Colin, 2007. 36

Pierre Zima, Manuel de sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2000. 37

Pierre Popovic, « La sociocritique : présupposés, visées, cadre heuristique—L’École de Montréal » dans Le roman

parle du monde, Lille, Presses de l’Université Charles de Gaulle, 2010, p. 15. 38

Ibid., p. 15. 39

Étienne de Jouy, « Préface » dans Cécile et les passions, Paris, 1827. 40

Claude Duchet, « Une écriture de la socialité » dans Poétique, op. cit., p. 448. 41

Mbaye Diouf, « Le savoir : enjeu d’écriture, enjeu de développement dans la littérature féminine africaine », op.

cit, p. 38. 42

Michelle Dagenais-Pérusse, « Figures de la parole et parcours d’individuation dans Le Ventre de l’Atlantique de

Fatou Diome », op. cit., p. 19.

Page 20: L’état et les possibilités de promotion de la figure féminine dans le … · 2020. 7. 30. · L’Harmattan, Paris, Éditions Présence Africaine, 1964; Camara Laye, L’Enfant

« [À] l’opposé de l’idée qu’on se fait d’une littérature féministe, dite de combat, qui unifierait

sa représentation du féminin pour mieux prendre appui sur ce modèle unique43

», il est à notre

avis inutile de prêter à l’écriture de Fatou Diome une telle intention : ses textes sont en eux-

mêmes revendicateurs, et ne nécessitent l’apport d’aucune interprétation critique pour palpiter

d’un désir d’amélioration des conditions de l’existence du sujet féminin. À ces considérations

s’ajoute un autre piège que notre analyse entend éviter, celui de confondre les notions de société

réelle et de société textuelle. Nous considérons que le réel en littérature ne représente pas la

réalité; nous observons plutôt sa représentation, sa médiation par la littérature qui tente d’en

produire l’illusion la plus fidèle possible. Cette illusion réaliste posée par le théoricien Claude

Duchet « se caractérise donc par un jeu incessant entre le référent et sa référence, par quoi se

constitue la réalité textuelle de l’espace social du roman44

». Nous comptons conduire notre

analyse tout en conservant à l’esprit sa recommandation selon laquelle le réel est « [matière] du

texte et non contenu, prenons-y garde45

». Ainsi, l’indéniable habileté de Diome à définir les

contours d’un univers romanesque réaliste par rapport à sa « société de référence » ne saurait

nous distraire du caractère éminemment fictif de son œuvre.

5. Grandes articulations du travail

Tel qu’exposé précédemment, notre examen de la figure féminine dans le roman s’organisera

à travers l’étude des quatre personnages principaux qui occupent une position essentielle dans la

diégèse. Le premier chapitre s’appliquera à présenter l’état des héroïnes dans le roman Celles qui

attendent, tandis qu’elles sont sous l’emprise d’un travail quotidien harassant, pour lequel le

personnage d’Arame est élevé au rang de véritable emblème. À cela s’ajoute le peu de

reconnaissance octroyée par la collectivité pour l’accomplissement de ces tâches. Dans cette

optique, nous effectuerons un bref examen du contexte social qui contribue, selon nous, à

l’enfermement de la figure féminine dans ce roman. Nous nous attarderons sur certaines de ses

particularités, telles l’angle insulaire, la pression du devoir communautaire et l’amalgame des

traditions et coutumes qui constituent la société de l’île de Niodior comme un ensemble

gérontocratique entièrement défini par ses ramifications généalogiques. Ce faisant, nous

43

Denise Brahimi, « La place des Africaines dans l’écriture féminine », dans Palabres (Femmes et création

littéraire), Vol. III, n° 1 & 2, p. 163. 44

Claude Duchet, « Une écriture de la socialité » dans Poétique, op. cit., p. 452. 45

Ibid., p. 448.

Page 21: L’état et les possibilités de promotion de la figure féminine dans le … · 2020. 7. 30. · L’Harmattan, Paris, Éditions Présence Africaine, 1964; Camara Laye, L’Enfant

montrerons que l’état des personnages féminins se trouve commandé par les exigences de ce vase

clos que constitue la société du roman en matière de droits et de positions de la femme.

Nous avons choisi d’orienter notre analyse selon deux vecteurs issus de la trame romanesque;

la polygamie, en premier lieu, est présente tout au long du roman sous la forme d’une critique

véhiculée par le personnage de Bougna. L’insatisfaction de sa situation de deuxième femme de

son mari Wagane la maintient dans un état de jalousie et de concurrence constante avec sa

coépouse. La jeune Coumba, mise devant le fait du remariage de son mari Issa plus tard dans le

roman, entre également dans cette catégorie de femmes en ménages polygames pour laquelle elle

ne peut opposer qu’une détresse résignée. Le mariage arrangé est notre deuxième sujet d’étude, à

travers un examen des conditions du personnage d’Arame, dont les parents ont jadis orchestré

son mariage avec le vieux Korômak qu’elle en vient à détester, puis par celui du cas de la jeune

Daba, qui se voit poussée à s’unir avec Lamine, du fait des machinations d’Arame pour la marier

avec son fils déjà parti en exil. Dans ce chapitre, nous comptons dévoiler l’ampleur de

l’insatisfaction de la figure féminine quant à son état et poser les rouages du mouvement qui

amènera, plus tard dans le roman, ces personnages (et plus particulièrement Arame et Daba) à

tenter d’améliorer leurs conditions d’existence.

Le deuxième chapitre s’attachera à examiner les possibilités d’élévation des protagonistes à

travers deux avenues : le corps social, où le bonheur et l’épanouissement peuvent, en certaines

situations, être conjugués aux traditions qui le construisent, et la situation personnelle. Les

jugements sévères et la violente condamnation de Daba suite à l’adultère qu’elle commet et à la

conception de l’enfant qui en découle la poussent à s’imposer en tant que femme et mère, malgré

son écart de conduite auquel son mariage de convenance l’a poussée. Coumba, pour sa part, doit

reconstruire un nouveau type de bonheur personnel passant par la gratification des soins portés à

son fils, son mari Issa définitivement installé en France avec sa seconde épouse européenne.

Quant à Arame, elle vit la mort de son mari Koromâk comme une délivrance qu’elle n’attendait

plus, et avoue qu’il n’était pas le véritable géniteur de ses fils. Au sortir de son veuvage, elle

endosse, dans un mouvement controversé, le manteau de la polygamie afin de se remarier à son

amour de jeunesse duquel elle avait été séparée. Enfin, nous nous pencherons brièvement sur la

question de l’éducation et de la scolarisation des femmes comme un désir d’accomplissement

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personnel maintes fois exprimé dans le roman qui permettrait, du reste, une élévation des

personnages féminins de Celles qui attendent. Nous comptons montrer que les possibilités de

promotion s’ouvrent à quelques-uns des personnages féminins de Fatou Diome, mais viennent

parfois alourdies d’un prix à payer.

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11

PREMIÈRE PARTIE

Écrire, oui, se cramponner à son stylo,

comme à une béquille,

c’est tout ce qu’elle pouvait faire.

Écrire le drame, fixer les peurs, les chagrins,

les révoltes et les colères sur des mots pylônes,

afin qu’ils ne soient jamais engloutis par le temps,

oubliés.

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies

Si dans l’édition de 1974 de Littérature nègre46

, Jacques Chevrier annonçait qu’il était

peut-être « encore trop tôt pour parler d’écriture féminine47

» concernant le travail des

romancières africaines, ce n’est certes plus le cas de nos jours. De la première publication de

Rencontres essentielles48

en 1969 à celle, plus récente, de Fatou Diome en 2010, la littérature

féminine africaine existe à présent de manière indéniable comme un ensemble de textes reconnus

et comme une discipline spécifique sur laquelle un nombre croissant de critiques littéraires

choisissent de se pencher.

Considérée dans les premiers temps comme un corps de textes « naï[f] » et

« épidermique »49

, cette littérature s’est en effet développée à mesure que des romancières de

talent et de renom sont venues grossir ses rangs. Encore en 1980, la critique Arlette Chemain-

Degrange affirmait qu’« [il] n’existe pas de femme, à l’heure actuelle, qui ait pensé sa propre

condition et donné à sa réflexion la forme d’une fiction romanesque ou poétique50

». Plus de

trente ans plus tard, Mariama Bâ, Ken Bugul, Calixthe Beyala et Animata Sow Fall, ne

constituent que quelques exemples de femmes qui se sont illustrées dans une prise de parole

émergente. Auparavant,

les écrivains africains masculins parlaient [de la femme africaine] par le biais de leurs

personnages féminins. En dehors de quelques exceptions, ils ont forgé une image de la

femme africaine qui la cantonnait dans son rôle traditionnel de fille, épouse, mère. Les

46

Jacques Chevrier, Littérature nègre, op. cit. 47

Jacques Chevrier, « Une écriture féminine » dans Littérature nègre, op. cit., p. 157. 48

Thérèse Kuoh Moukoury, Rencontres essentielles, Paris, L’Harmattan, 1995 (pour la seconde édition). 49

Mbaye Diouf, « Le savoir : enjeu d’écriture, enjeu de développement dans la littérature féminine africaine » dans

Recherches francophones (La pression du social dans le roman francophone), op. cit., p. 24. 50

Arlette Chemain-Degrange, Émancipation féminine et roman africain, op. cit., p. 23.

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femmes [écrivaines] ont ouvert l’horizon de la femme africaine en introduisant la notion

d’épanouissement personnel51

.

Bien qu’encore largement dépendante des instances de publication françaises pour sa

diffusion et sa commercialisation, la littérature féminine africaine a néanmoins évolué

indépendamment des textes de ses homologues masculins et jouit à présent d’un plus grand

rayonnement (le roman Rosie Carpe de la franco-sénégalaise Marie Ndiaye s’est vu attribué le

prix Fémina en 2001 et Trois Femmes puissantes, le prix Goncourt en 2009; Fatou Diome elle-

même s’est vue décerner le titre de Chevalier de l’ordre national des Arts et des Lettres de France

en 2009). Et si, pour certains textes, la qualité littéraire fait encore défaut au profit de

l’établissement du propos, nous croyons qu’en ces termes les œuvres de l’écrivaine d’origine

sénégalaise Fatou Diome n’effectuent aucun compromis.

La littérature africaine, notamment au temps de la Négritude, a loué la femme sous les

visages de l’amante et de la mère, la réduisant à l’état d’objet utilisé pour promouvoir les mérites

d’une Afrique charnelle et nourricière52

. Pour les écrivaines africaines, il s’agit à présent de

reconsidérer leur statut pour valoriser le personnage littéraire féminin en faisant usage d’une

sensibilité permettant de cerner les problématiques de la figure féminine dans ses moindres

complexités. À la formulation « écriture féminine » s’accole souvent un certain enfermement, de

pair avec une minimisation de l’apport des textes féminins intégrés au corpus littéraire sous la

seule bannière du genre; aborder spécifiquement les textes africains de plume féminine contribue

à cristalliser cette mise en périphérie. Pour des romancières telles que Fatou Diome, écrire, en

tant que femme, des textes portant sur des thématiques féminines apporte un degré de

marginalisation du propos. Ce dernier diffère en termes de thématiques de celui des auteurs

masculins, et entraîne une inévitable étiquette de « femmes traitant de sujets de femmes »,

s’adressant uniquement à un public féminin.

Les caractères particuliers de la littérature féminine africaine semblent relever de

l’africanité plus que de la féminité […] Reste alors à voir, au sein de cette africanité, en

quoi les femmes écrivains se distinguent de leurs confrères, s’agissant de thématiques

qu’on croirait spécifiquement féminines mais qui pourtant leur sont communes. […] Ce

51

Christiane Rolland Hasler et Daniel Delort, « Une sorte d’urgence vitale », entretien avec Fatou Diome dans

Brèves, actualité de la nouvelle : Fatou Diome, n° 66, 2002, p. 135-136. 52

Nous désignons, par exemple, le célèbre poème « Femme noire » de Léopold Sédar Senghor dans Chants d’ombre,

poèmes, Paris, Éditions du Seuil, 1945.

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qu’elles apportent, par rapport à la littérature des hommes, n’est d’ailleurs pas

nécessairement en rupture avec celle-ci. Il s’agit plutôt d’un déplacement et d’une

accentuation différente; et dans certains cas d’une audace plus grande, ou exprimée plus

directement53

.

Devant l’impossibilité manifeste de « dissoudre l’identité sexuelle »54

de l’écriture pour

faire corroborer parfaitement les discours littéraires de l’homme et de la femme, l’idéal serait,

pour les romancières africaines, d’obtenir un statut égal à celui de leur homologue masculin

« tout en préservant les qualités spécifiques de la féminité55

». Certains sujets convoqués par les

textes féminins de ce point de vue (pensons à la polygamie, au mariage infantile, à l’excision ou à

l’infibulation) choquent ou offensent. Comme l’énonce Rangira Béatrice Gallimore, « celles qui

choisissent de donner priorité aux droits de la femme en dénonçant les méfaits de certaines

pratiques culturelles acceptées et défendues par la société traditionnelle africaine sont souvent

obligées d’affronter le regard mécontent du critique africain56

». Comment, en effet, dénoncer

certaines de ces pratiques « sans porter atteinte au fondement culturel même de la société

africaine? Tel est le dilemme auquel doivent faire face l’écrivaine africaine et le critique de

littérature africaine féminine aujourd’hui57

».

Denise Brahimi58

, dans son étude de l’écriture féminine en Afrique59

, distingue trois types

spécifiques : les femmes qui écrivent pour proposer une manière d’exister au féminin; celles qui

écrivent contre l’injustice et l’horreur dans un dessein de dénonciation; et enfin celles qui

écrivent sur le sujet féminin afin de dévoiler « les contradictions et les ambigüités auxquelles il

est voué60

». Les œuvres de l’écrivaine franco-sénégalaise Fatou Diome illustrent selon nous ces

trois facteurs. Diome elle fait sienne « une perspective féminocentrique »61

» unique qui constitue,

croyons-nous, un aspect incontournable de sa distinction et de son originalité.

53

Denise Brahimi, « La place des Africaines dans l’écriture féminine », op. cit, p .161. 54

Rangira Béatrice Gallimore, « Écriture féministe? Écriture féminine? Les écrivaines francophones de l’Afrique

subsaharienne face au regard du lecteur critique » dans Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 92. 55

Léontine Gueyes-Troh, « Notes de lectures, Désordres amoureux » dans Notre Librairie, n° 172, 2009, p. 160. 56

Rangira Béatrice Gallimore, « Écriture féministe? Écriture féminine? Les écrivaines francophones de l’Afrique

subsaharienne face au regard du lecteur critique », op. cit., p. 97. 57

Ibid., p. 98. 58

Denise Brahimi, « La place des Africaines dans l’écriture féminine », op. cit., p. 161-170. 59

Mme

Brahimi se concentre, pour cette étude, sur les écrivaines africaines Lydie Dooh-Bunya, Calixthe Beyala,

Mariam Bâ, Werewere Linking, Bessie Head et Aminata Sow Fall. 60

Denise Brahimi, « La place des Africaines dans l’écriture féminine », op. cit., p. 166. 61

Irène Assiba d’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone » dans Études

littéraires, vol. 24, n° 2, 1991, p. 46.

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1. Itinéraire de l’écrivaine Fatou Diome

1.1. Origines familiales

Fatou Diome est originaire de Niodior, « dans les Îles du Saloum, au sud de la ville de

Mbour, sur la Petite Côte62

», au Sénégal. Née en 1968, elle est conçue hors mariage de parents

originaires de villages différents. Cela s’avère lourdement problématique, puisqu’au fait des

règles socialement établies au sein de sa communauté insulaire, chaque individu est pressé de

chercher un partenaire au sein même de sa collectivité. Le problème de la naissance de Diome

réside dans le fait que son père, provenant d’un village différent de celui de sa mère, revêt ainsi

les traits d’un « étranger ». Cette situation plonge la collectivité dans les méandres d’un drame

tissé par la controverse et la réprobation :

Il faut comprendre, dans cette société musulmane, j’étais l’enfant du péché,

complètement illégitime, faite pour les Enfers. Mes parents étaient jugés coupables. Les

deux familles se déchiraient, j’étais l’erreur vivante! Mon père, on ne le voyait plus parce

que les gens du village de ma mère voulaient lui faire la peau […] Cette situation faisait

que je portais un nom, –Diome– qui n’existe pas à Niodior. Chez nous, ce sont les noms

de famille, les liens du sang qui font la géographie des quartiers du village. Je suis la

seule et l’unique à m’appeler Diome à Niodior et quand on s’appelle Diome, (qui veut

dire « fierté, dignité ») alors qu’on vous considère comme l’enfant de la honte, ce n’est

pas facile63

.

Délaissée par ses parents qui tentent de se détourner de leur faute, Fatou Diome est

recueillie et élevée par ses grands-parents maternels. Elle conserve un attachement inconditionnel

envers sa grand-mère, à laquelle elle dédie par ailleurs le roman Celles qui attendent. Nous

constatons que la honte de sa conception (contrastant avec la dignité rattachée au nom de

« Diome ») est un écho récurrent dans la fiction de l’auteure. Ce thème est présent dans la

nouvelle « Les loups de l’Atlantique64

», laquelle raconte la fuite d’un jeune homme pris en

chasse par les habitants d’un village pour y avoir entretenu des relations avec l’élue de son cœur.

De nombreuses similitudes évoquent le récit biographique de Diome sur la manière dont son

père, étranger au village de sa mère, s’est retrouvé violemment rejeté par les habitants dans une

course scellant son départ définitif. Salie, protagoniste du Ventre de l’Atlantique, expose aussi les

conditions déshonorantes de sa naissance illégitime et la manière dont ses parents, issus de

villages différents, se sont détournés d’elle en espérant annihiler leur faute. C’est la grand-mère

62

Christiane Rolland Hasler et Daniel Delort, « Une sorte d’urgence vitale » (entretien), op. cit., p. 124. 63

Ibid., p. 128-129. 64

Fatou Diome, « Les loups de l’Atlantique » dans Nouvelles voix d’Afrique, Paris, Éditions Hoëbeke, 2002, p. 87-

102.

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de Salie qui insiste pour que sa petite-fille porte le nom de son père, parce que « ce n’est pas une

algue ramassée à la plage, ce n’est pas de l’eau qu’on trouve dans ses veines, mais du sang, et ce

sang charrie son propre nom » (VA, 74). Salie (tout comme Diome) est recueillie et élevée par son

aïeule comme seule figure parentale. Ce thème de la conception honteuse est également repris

comme élément central dans le roman Impossible de grandir65

, qui se présente comme la suite du

Ventre de l’Atlantique.

1.2. Formation

Fatou Diome est animée, dès son jeune âge, d’une grande soif de connaissances; elle entame

la vingtaine tandis qu’elle effectue des études universitaires dans la ville de Dakar. Elle y fait la

connaissance, à l’âge de 22 ans, d’un Français venu pour y travailler. Ils se marient et Diome le

suit à son retour en France en 1994. Arrivée en Alsace, elle se heurte au racisme immédiat de sa

belle-famille à son égard. Conséquemment à cette situation, son union prend fin après deux ans.

Demeurant en Alsace, Fatou Diome comprend à travers sa solitude qu’elle ne peut compter que

sur elle-même pour sa subsistance. Déterminée à poursuivre ses études, elle combine les emplois

de femme de ménage et de bonne à tout faire au sein de familles françaises qui ne voient en elle

guère davantage qu’«un paquet de muscles pour accomplir des tâches difficiles66

» et surtout pas

un être doué de pensées et de raison. Conjuguant des études en littérature la nuit et des journées

entières consacrées à un travail manuel acharné, Fatou Diome écrit des textes, pour la plupart à

saveur fortement autobiographiques.

1.3. Entrée en littérature

C’est par le biais de son entrée en littérature que Diome, auparavant dépréciée dans son

occupation de femme de ménage, affirme l’étendue de ses capacités littéraires. Sa première

publication est un fracassant recueil de nouvelles, La Préférence Nationale67

. Composé de six

nouvelles, « La mendiante et l’écolière », «Mariage volé », « Le visage de l’emploi », « La

Préférence Nationale », « Cunégonde à la bibliothèque » et « Le dîner du professeur », le recueil

65

Fatou Diome, Impossible de grandir, Paris, Éditions Flammarion, 2013. 66

Christiane Rolland Hasler et Daniel Delort, « Une sorte d’urgence vitale » (entretien), op. cit., p. 132. 67

Fatou Diome, La Préférence Nationale, Paris, Éditions Présence Africaine, 2001, 123 pages. Dorénavant, les

références à cet ouvrage seront mentionnées sous le sigle PN entre parenthèses dans le corps du texte, suivi du

numéro de page.

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est immédiatement remarqué en France dès sa sortie en 2001. Fatou Diome est décrite dans la

préface de l’œuvre comme « une femme qui émerge à une liberté affirmée après un itinéraire

douloureux68

», ce à quoi Diome rétorque : «Je ne sais pas si j’ai tout assumé mais j’essaie en

tous cas de tenir tête, car, pour moi, il a toujours fallu tenir, et s’inventer des raisons de ne pas se

laisser couler. Vivre, c’est un sacré boulot!69

». Par l’usage des mots, elle organise cette

résistance aux dédales de son existence, avec une prise de parole énergique et dénonciatrice qui

observe d’un œil incisif les sociétés africaine et française.

La Préférence Nationale, tout d’abord, présente au fil des nouvelles qui constituent le recueil

plusieurs personnages féminins en diverses situations : la narratrice de « La mendiante et

l’écolière » est hébergée par une famille polygame dont le patriarche lui vole 2000 francs

durement gagnés. Pour renverser cette perte, il propose de les lui rendre au compte-goutte

moyennant l’échange de ses faveurs sexuelles. Dans « Mariage volé », le jour de la noce est mis

en parallèle avec celui de l’épreuve du bac en français de la narratrice, qui incarne la mariée. Son

drame se joue à travers le coup de foudre ressenti envers le professeur lui ayant fait passer

l’examen, qui se retrouve en simple spectateur au fond de la salle le jour du mariage. Dans la

nouvelle « Le Visage de l’emploi », la narratrice est une nounou africaine au sein d’une famille

française qui la dévalue en lui supposant une éducation inexistante, compte tenu de son emploi

dévalorisant. Le personnage féminin prend sa revanche en renversant le cliché selon lequel

« africain est synonyme d’ignorance et de soumission » (PN, 70). Corrigeant une erreur de

citation dans le discours de sa patronne européenne, elle réplique à la surprise générale : « j’ai eu

ma licence de lettres il y a deux mois. Chère Madame, les enfants de monsieur Banania sont

aujourd’hui lettrés » (PN, 76). La nouvelle « La Préférence Nationale », qui donne son titre au

recueil, expose dans un contexte européen la recherche d’emploi d’une narratrice scolarisée mais

pénalisée par la couleur noire de sa peau. Dans la même veine, « Cunégonde à la bibliothèque »

relate la situation d’une jeune bonne africaine au service d’une famille française. Cette dernière,

sous-estimant son niveau d’éducation, s’empêtre dans des lieux communs en considérant la

narratrice non pas pour ce qu’elle est mais de la manière cloisonnée dont elle la perçoit.

Enfin, dans la nouvelle « Le dîner du professeur », la narratrice est reçue chez un professeur qui,

68

Madior Diouf, « Itinéraire de femme », préface dans Fatou Diome, La Préférence Nationale, op. cit., p. 1. 69

Christiane Rolland Hasler et Daniel Delort, « Une sorte d’urgence vitale » (entretien), op. cit., p. 130.

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après un repas dégusté en sa compagnie, entreprend de la dominer idéologiquement (sous le

couvert de son éducation, supérieure à la sienne) et physiquement (par le biais d’une relation

sexuelle au plaisir non-partagé).

Après La Préférence Nationale, Diome enchaîne les publications avec les romans Le Ventre

de l’Atlantique en 2003, lequel est sans doute son œuvre la plus mondialement lue et reconnue,

Kétala70

en 2006, Inassouvies, nos vies71

en 2008, Le vieil homme sur la barque72

et Mauve73

en

2010 et enfin, Celles qui attendent la même année. Cela n’est pas sans compter d’autres

nouvelles, telles « L’Eau multiple74

», publiée en 2001 et « Les Loups de l’Atlantique »,

également publiée en 2001, ainsi que des poèmes réunis sous le titre « Le Tableau Invisible,

Chant d’Hiver75

», parus dans la Revue Alsacienne de Littérature.

Le roman Le Ventre de l’Atlantique est aussi conduit par un narrateur féminin (prénommée

Salie), qui tente de conjuguer les multiplicités identitaires engendrées par sa situation d’exilée en

France. Assaillie par les demandes d’assistance de ses pairs restés en Afrique, elle tente de

convaincre son frère Madické que venir la rejoindre en Europe ne constitue pas, ni pour lui ni

pour personne, la clé de l’amélioration de son quotidien. Le roman Kétala retrace par la voix de

divers objets le parcours du personnage de Mémoria, laquelle est mariée par ses parents à un

homme dissimulant son homosexualité par crainte du jugement public. Déterminée à s’investir

malgré tout dans son union, Mémoria suit son mari de l’Afrique jusqu’en Europe avant que,

délaissée par lui, la quête de la survie ne la fasse sombrer dans les affres de la prostitution. De

retour au Sénégal, Mémoria meurt en laissant derrière elle quantité de possessions matérielles qui

seront livrées à la coutume musulmane du partage des biens, le kétala. Enfin, dans le roman

Inassouvies, nos vies, la protagoniste est Betty, jeune femme esseulée dont la principale

occupation consiste à épier les faits et gestes de ses voisins depuis les fenêtres de son logis. À

mesure qu’elle quitte son repère pour nouer contact avec les sujets de ses observations, Betty

70

Fatou Diome, Kétala, Paris, Éditions Flammarion, 2006. 71

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies, Paris, Éditions Flammarion, 2008. 72

Fatou Diome, Le vieil homme sur la barque, Paris, Éditions Naïve, 2010. 73

Fatou Diome, Mauve, Paris, Éditions Arthaud, 2010. 74

Fatou Diome, « L’Eau multiple » dans Revue Présence Africaine, n° 161-162. 75

Fatou Diome, « Le Tableau Invisible, Chant d’Hiver » dans Revue Alsacienne de Littérature, n° 75-200.

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s’imprègne du manque, de la solitude, de la quête de sens et de la nécessité du lien qui meublent

la vie de ces êtres humains.

Ce rapide résumé de quelques-unes des publications de Fatou Diome est éloquent quant au

terme « féminocentrique » évoqué par les critiques Irène Assiba d’Almeida et Sion Hamou, les

protagonistes étant toujours féminins. De plus, nous remarquons que malgré son exil depuis le

Sénégal jusqu’en France, Diome maintient, à travers ses univers fictionnels, un contact avec sa

terre d’origine. Installée à Strasbourg, elle utilise Niodior, son village natal, comme lieu

diégétique pour un grand nombre de ses écrits. Entre l’Occident et l’Afrique, l’écriture de cette

auteure alterne, mais opère toujours une centralisation du personnage féminin. L’écriture, pour

Diome, se présente à notre sens comme une arme de « réhabilitation du féminin76

». Bien

entendu, il y a toujours une distance à mesurer entre les prises de positions de l’écrivaine et les

inflexions de sa prose; ainsi que le souligne Mbaye Diouf, « c’est dire qu’entre l’opinion

personnelle sur une question donnée et le passage à la fiction, il existe un hiatus, un espace des

possibles que l’écriture investit et explore77

». Narratrices ou protagonistes, les femmes qui

peuplent les œuvres diomiennes renversent des clichés, revendiquent le développement de leur

éducation et tentent de percer la cuirasse d’un corps social aveuglé par son idée du rôle qu’elles

doivent assumer et les fausses représentations concernant le potentiel qu’elles détiennent.

1.4. Diffusion et légitimation de l’écrivaine

Un écrivain au sein du continent africain doit souvent composer avec certaines restrictions

engendrées par son milieu. Outre le nombre réduit d’organes de presse amenuisant les possibilités

de publication, il faut également transiger avec un lectorat réduit par un accès encore difficile à la

scolarisation pour certaines régions ou catégories de la population. Il faut dire que le milieu

littéraire africain se situe indéniablement en périphérie du centre consacré que constitue Paris au

sein de ce Pascale Casanova appelle la « République Mondiale des Lettres78

». En s’installant en

Alsace, Fatou Diome accède ainsi sans l’avoir planifié à des instances de publication et de

76

Mbaye Diouf, « L’énonciation de l’exil et de la mémoire dans le roman féminin francophone : Anne Hébert,

Aminata Sow Fall, Marguerite Duras », op. cit., p. 61. 77

Ibid., p. 12. 78

Pascale Casanova, La République Mondiale des Lettres, Paris, Éditions du Seuil, 2008.

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diffusion primordiales pour son parcours littéraire en devenir. Après avoir publié au sein des

éditions Présence Africaine (pour La Préférence Nationale) et Anne Carrère (pour Le Ventre de

l’Atlantique), Diome s’associe à la maison d’édition française Flammarion, qui jouit d’une

grande renommée. L’envergure de cette dernière assure aux œuvres de Diome une grande

visibilité et un accès sûr à un lectorat scolarisé.

La reconnaissance accordée aux textes de Diome par le public est vaste, du fait de la largeur

de leur axe de distribution comprenant l’Europe, l’Afrique, et le continent américain. Mais la

légitimation accordée par le milieu littéraire est aussi des plus favorables : en 2003, Fatou Diome

obtient le prix des Hémisphères Chantal Lapicque pour Le Ventre de l’Atlantique. En 2005,

toujours pour ce titre, elle se voit décerner le prix LiBeraturpreis « parallèlement à la Foire du

livre de Francfort79

». En 2009, tel que mentionné précédemment, elle reçoit du ministre français

de la culture le titre de Chevalier de l’ordre national des Arts et des Lettres de France80

. Enfin,

l’organisme Harmonies Mutuelles81

accorde à Fatou Diome le Prix Solidarité 2012 pour son

roman Celles qui attendent, soutenant que ce dernier constitue une « illustration poignante des

valeurs d’entraide et de solidarité » qui lui sont chères. Les dernières réalisations de Fatou Diome

incluent, au moment de nos recherches (de 2011 à 2013), l’obtention d’un doctorat en Lettres

Modernes portant sur « Le voyage, les échanges et la formation dans l'œuvre littéraire et

cinématographique de Sembène Ousmane » à l’Université de Strasbourg et la publication

imminente d’Impossible de grandir, suite du roman Le Ventre de l’Atlantique.

Dans un article couvrant la parution de Celles qui attendent, la journaliste Marie-Claude

Girard souligne que « [dans] tous ses livres, Fatou Diome questionne les apparences82

». Par-delà

cette allégation, les sujets de son écriture se centrent principalement, au fil des thématiques

abordées, sur la question et la condition du féminin. En effet, cette « perspective

féminocentrique » que nous avons posée précédemment en tant que pratique textuelle de

79

Cituru Batumike, « Prix Littéraires : 22 femmes à la une » dans Amina, nº478, 2010, p. 2-3. 80

Christine Albanel, Nomination ou promotion dans l'ordre des Arts et des Lettres (janvier 2009). République

Française, Ministère de la Culture et de la Communication, [En ligne.]

http://www.culture.gouv.fr/culture/artsetlettres/janvier2009.html. 81

« Fatou Diome remporte le prix Solidarité 2012 », Harmonies Mutuelles, [En ligne.]

http://www.prevadies.fr/fatou-diome-remporte-le-prix-solidarite-2012-@/article.jspz?id=41279&categ=154. 82

Marie-Claude Girard, « Fatou Diome : en attendant l’amour » dans La Presse, 13 février 2011, [En ligne.]

http://www.lapresse.ca/arts/livres/201102/13/01-4369840-fatou-diome-en-attendant-lamour.php.

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l’auteure s’affirme dans plusieurs entretiens de Fatou Diome avec la critique (Mbaye Diouf 83

;

Christine Rolland Hastler et Daniel Delort84

; Marie-Claude Girard85

), les médias africains

(Africultures 86

), ou des magazines féminins africains (Amina87

). Tous ces médias font état de son

positionnement quant à la situation cloisonnée de la femme africaine et de sa résistance par le

biais de l’écriture.

83

Mbaye Diouf, « J’écris pour apprendre à vivre » dans Stichproben. Wiener Zeitschrift für kritishe Afrikastudien, n°

17, 2009, p. 137-151. 84

Christiane Rolland Hastler et Daniel Delort, « Une sorte d’urgence vitale » (entretien), op. cit., p. 123-140. 85

Marie-Claude Girard, « Fatou Diome : en attendant l’amour » dans La Presse, op. cit. 86

Taina Tervonen, « Partir pour vivre libre » dans Africultures. [En ligne].

http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=3227. 87

Firmin Luemba, « Fatou Diome, écrivaine : L’Europe a des leçons à recevoir de l’Afrique » dans Amina, n° 463,

2008, p. 54-55; Firmin Luemba, « Fatou Diome ―La Polygamie est un recul pour la cause de la femme‖ » dans

Amina, n° 487, 2010, p. 46-47.

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21

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre 1

L’état des personnages féminins dans le roman Celles qui attendent

Inassouvi, le besoin de moduler

la courbe de la vie qui n’en fait qu’à sa tête

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies

À quoi sert-il de battre des ailes

dans un tunnel?

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies

1. Position de la figure féminine au sein du roman : travail et silence

Le roman Celles qui attendent, tel que nous l’avons antérieurement introduit, présente des

protagonistes féminins plongés dans un quotidien ardu. Ce fait se matérialise en premier lieu par

les personnages d’Arame et de Bougna. Arame a été détournée de l’homme qu’elle aimait et

contrainte d’épouser, durant sa jeunesse, un ami de son père du nom de Koromâk. Quelques

décennies plus tard, alors que son époux beaucoup plus âgé est cloué au lit par la maladie, elle se

retrouve seule devant la tâche de mener la maisonnée. Son fils aîné, qui exerçait la profession de

pêcheur, est mort en mer en laissant derrière lui ses femmes et une large progéniture. Abandonnés

par leurs mères, qui ont plié bagage, les enfants sont à la charge d’Arame, qui s’évertue à les

nourrir en dépit de l’extrême pauvreté de ses moyens. Bougna, quant à elle, est devenue la

seconde femme de son mari Wagane après que celui-ci ait connu des revers de fortune. De nature

combative, Bougna accepte fort mal sa condition polygame, allant jusqu’à déclencher de

fréquentes altercations contre sa coépouse qui attirent l’attention de tout le village. Aussi affligée

d’un grand dénuement, elle caresse toutefois le rêve que ses enfants accèdent à la réussite afin de

supplanter les réalisations des fils de sa rivale, et d’asseoir par le même fait son autorité au sein

de leur famille.

Dès les premières pages, le roman énonce l’apanage des traditions structurant sa société qui

suggère le silence comme la réaction la plus appropriée à la souffrance. Toute protestation est

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reléguée à l’usage des faibles. Cette loi trouve une application particulière auprès des tourments

vécus par les quatre figures féminines protagonistes du roman :

Les mères et épouses de clandestins ne se confiaient pas, pas facilement, pas à n’importe

qui. Elles étaient silencieuses, comme des sources taries; il fallait creuser, longtemps

creuser, ou attendre qu’un motif improbable fende leur carapace et fasse jaillir la parole.

Alors, échappées d’elles-mêmes, elles parlaient, ruminaient, discouraient et ne s’arrêtaient

plus, car leur inquiétude était infinie et plus impétueuse qu’une crue d’hivernage (CQA,

211).

Arame, que nous étudierons en premier lieu, est d’emblée dépeinte comme détenant la

force nécessaire au maintien du silence et ce, en dépit d’un désir pressant d’extérioriser les

violentes émotions concernant ses insatisfactions quotidiennes. Bougna, quant à elle, semble

animée d’une volonté de lutte constante contre son état polygamique en multipliant les

escarmouches avec sa coépouse. Pourtant, nous remarquons que par-delà le tumulte qu’elle

cause, Bougna observe aussi la règle du silence lorsqu’il s’agit de s’acquitter des tâches

quotidiennes. Ce mutisme caractérise l’état des figures féminines dès les premières lignes du

roman.

Celles qui attendent se construit, en effet, selon la thèse qu’« il n’est plus possible qu’une

société continue à étouffer les aspirations de la moitié de ses membres88

», surtout si cette moitié

en question en représente les piliers. Les cinq premiers chapitres, qui assurent un portrait des

personnages du roman aliénés par leur quotidien, offrent un regard sur la condition féminine par

le principe de deux oppositions : les notions homme/femme sont illustrées par les antagonistes

statisme/action. Le texte oppose, par le biais des personnages, la fixité, voire même la passivité

des hommes versus l’action de la femme sans cesse en mouvement, en complète antithèse avec

l’affirmation patriarcale selon laquelle « la fonction du mâle est productive, dominante, première.

L’homme est celui qui crée, capitalise et pérennise. La femme au contraire ne produit pas

mais « reproduit », elle duplique et ne crée pas […]89

».

Arame, tout d’abord, « n’avait eu que deux fils mais elle n’en était pas moins écrasée par

le poids de la famille : son aîné, qui était pêcheur, avait péri trentenaire dans une tempête, lui

88

Benoîte Groulx, « Préface » dans Awa Thiam, La parole aux négresses, Paris, Éditions Denoël, 1978, p. VIII. 89

Irène Assiba D’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone : le temps du miroir »

dans Études littéraires, op. cit., p. 48.

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laissant une nombreuse descendance sur les bras » (CQA, 15). La mort immobilise

irrémédiablement son fils, seule source de revenus de la famille qui se retrouve plongée dans une

stagnation économique. Le deuxième fils d’Arame, Lamine, n’est guère plus générateur de

mouvement. Devenu, à la mort de son frère, l’aîné de son clan élargi, il n’arrive guère davantage

à opérer l’impulsion nécessaire à se lancer dans la vie et soutenir sa famille : « Lamine, le seul

fils qui lui restait, avait raté plusieurs fois son bac et traînait maintenant à Dakar à la recherche

d’un improbable emploi. Tous les espoirs de la famille reposaient sur lui (…) » (CQA, 66);

« Arame était certaine que l’amélioration de ses conditions de vie et la paix de son ménage

dépendaient de l’avenir de son fils » (CQA, 67).

Lamine offre, plutôt que l’image masculine responsable et débrouillarde veillant à

l’amélioration des conditions de vie des siens, celle d’un étudiant déchu dont les efforts

académiques, tombés à plat, l’ont laissé prisonnier de la recherche incessante d’emploi dans une

société qui n’a guère d’opportunités à offrir. Ainsi, aucun des deux fils d’Arame n’est en mesure

d’apporter l’aide nécessaire à la survie du foyer. Ce manque flagrant de leadership masculin au

sein de cette famille est attribuable à son patriarche. En effet, Koromâk, en dépit de sa position de

chef de la famille, est lui-même doublement inefficace lorsqu’il s’agit de contribuer à la survie

des siens : souffrant et grabataire, il est contraint par son arthrose de constamment garder le lit :

« la maladie de Koromâk était ancienne et connue de tous. Même ceux qui ignoraient de quoi il

souffrait le savaient en très mauvaise santé et mettaient son état sur le compte de la vieillesse »

(CQA, 279). Le vieil homme est dans une totale incapacité à participer à la ronde des tâches

sustentrices. Mais plus encore, c’est son caractère acrimonieux qui paralyse son entourage: « faire

avaler ses injustices aux autres était devenu sa seule manière de jauger son autorité. […]

Koromâk agissait comme s’il voulait donner aux autres la mort qui lui bouchait l’horizon »

(CQA, 33). De sa bouche, les insultes se joignent aux ordres sèchement énoncés, et celui que le

texte définit comme un « tortionnaire » (CQA, 35) réduit à constamment « geindre dans sa

chambre » (CQA, 33) ne fait qu’ajouter au fardeau déjà très lourd d’un quotidien qui entrave les

mouvements d’Arame. Ici encore, le silence demeure l’arme utilisée pour outrepasser celui qui

s’évertue à tester la figure féminine : « Le silence, c’était le bouclier qu’elle opposait aux flèches

empoisonnées de son assaillant » (CQA, 34).

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Au su de ce manque d’aide de la part des hommes qui l’entourent, il n’est guère surprenant

qu’Arame soit décrite comme littéralement « écrasée par le poids de [sa] famille » (CQA, 15). Et

à l’encontre de cette immobilité ambiante, elle est présentée comme celle qui s’échine jusqu’à

l’épuisement afin de garder son entourage en vie : « Vivre, elle n’en pouvait plus, mais

l’impossibilité d’abandonner ceux qui vivaient grâce à elle la tenait en alerte permanente et

requérait toutes ses forces. La survie des autres, c’était son sacerdoce » (CQA, 16). La lessive, la

cuisine, l’entretien de la maison, les visites au marché, le ramassage de fruits de mer meublent

son quotidien comme une suite de tâches à recommencer sitôt accomplies. Arame ne disposant

pas de belles-filles pour l’aider, cette besogne est exécutée dans une pesante solitude, si ce n’est

de la compagnie de son amie Bougna, elle-même dans une situation cruellement similaire.

Issue d’un foyer polygame, Bougna ne se révèle pas davantage en position de compter sur

une aide masculine pour alléger son quotidien. Contrairement à la première épouse de la maison,

elle ne dispose que d’une descendance mâle réduite :

Malheureusement, à vingt ans, Issa, son fils aîné, qui avait quitté l’école avant le brevet,

n’avait pas trouvé d’emploi plus rentable que la pêche artisanale. Comme beaucoup de

jeunes dans son cas, il passait ses journées à abîmer ses rêves en mer. À part le poisson

qu’il rapportait à la maison, il ne gagnait presque rien. Pourtant, Bougna ne pouvait

compter que sur lui pour améliorer son sort (CQA, 59).

À l’instar de Lamine, Issa accuse une défaite académique le laissant enchaîné à un emploi à la

mesure des pauvres moyens du village. Sans plus de perspective d’accomplissement

professionnel, il est aussi dans l’incapacité de soutenir sa mère dans les besoins financiers

quotidiens et représente paradoxalement, comme Lamine pour Arame, son seul espoir de salut.

Issa ne bénéficie pas non plus d’un modèle masculin apte à l’inciter à prendre en main ses

maigres chances de contribuer au bien-être de sa famille : comme Koromâk, Wagane, le mari de

Bougna, se distingue dans le texte par son inaction.

Tandis que Bougna, comme les autres femmes et mères de familles, trime tout le jour

durant pour élever les enfants et accomplir les tâches ménagères, Wagane est, dès le début du

roman, présenté comme un joueur dans une partie de cartes se déroulant en plein milieu de la

journée. C’est Arame qui interrompt le jeu des hommes pour quémander une fois de plus à

l’épicier Abdou de quoi nourrir sa famille pour le repas de midi. Tandis que Wagane et ses

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acolytes sont tranquillement assis sous un fromager, les femmes supportent en silence l’ardeur

des « jour[s] de carence, jour[s] de désarroi, jour[s] de crédit, jour[s] de honte » (CQA, 17).

Patriarche d’une famille polygame, Wagane met Bougna en situation désavantageuse en la

prenant pour seconde épouse après un important revers de sa situation financière qui les avait

obligés, avec sa première épouse et leurs enfants, à quitter la ville pour le village de Niodior

englué dans une grande pauvreté. Forts d’une éducation de qualité reçue durant les jours

meilleurs, les enfants de la première épouse font la fierté de leur mère en assurant en grande

partie le support financier de la grande famille, ce qui rend Bougna et ses propres enfants

entièrement dépendants d’eux, comme de Wagane qui tient les cordons de leur maigre bourse.

Poussés par le manque de revenus, les deux personnages féminins manigancent afin

d’envoyer clandestinement Lamine et Issa en Europe afin d’y gagner davantage d’argent. Arame

et Bougna sont motivées par l’appât d’une fortune conquise par leurs fils en Occident : en dépit

des efforts déployés par les forces féminines, elles croient que c’est de l’initiative masculine que

naîtront leurs meilleures chances de salut. Lamine et Issa quittent Niodior en s’embarquant sur

des pirogues clandestines à destination de l’Espagne. Cependant, malgré le départ des deux

jeunes hommes, ce n’est que des années plus tard que leurs gestes parviennent à modifier le cours

de la pauvreté qui assaille leurs familles. Dans l’attente de la réussite des fils, ce sont les mères et

les épouses restées au foyer qui toujours assurent concrètement la survie des leurs.

C’est mues par un sentiment naturel d’élégance qu’elles répétaient à l’unisson qu’un

homme n’est jamais insignifiant dans une demeure, car c’était bien elles qui portaient les

demeures en question sur leurs épaules. Les hommes partaient, revenaient ou non et ceux

qui revenaient laissaient souvent derrière eux ceux qu’on attendait. […] les femmes ne se

contentaient pas de patienter, elles remplissaient la gamelle des petits de leur courage,

tissaient les joies et les peines pour jeter un pont vers l’avenir, qu’elles souhaitaient

radieux pour leurs enfants (CQA, 327).

Durant l’absence des deux jeunes hommes, la lutte se poursuit pour les femmes. Arame et

Bougna triment sans relâche mais ne peuvent pas davantage compter sur l’aide de leurs époux.

Koromâk, trépasse des suites de sa maladie en libérant certes Arame du fardeau d’un « mari

grabataire qui ne lui était plus d’aucun secours » (CQA, 70), mais en la laissant définitivement

seule devant « la pauvreté qu’elle combattait tous les jours » (CQA, 70). Pour sa part, Wagane, le

mari de Bougna, ne contribue pas davantage au maintien du foyer. Emporté par une largesse

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polygamique, il « s’enticha d’une jeune veuve qu’il s’empressa d’épouser » (CQA, 242) en dépit

de la précarité de ses ménages préexistants.

Pendant ce temps, Lamine et Issa, installés à l’étranger, tentent d’apporter leur contribution

à la survie des leurs, contrebalançant le manque d’investissement paternel. Après leur départ à

bord de pirogues clandestines, les deux garçons accostent en Espagne, où ils sont recueillis par la

Croix-Rouge qui leur fournit quelques vivres et objets. Par la suite, errant dans la ville de

Barcelone à la recherche d’un logis et d’un emploi, ils se heurtent à la dure réalité énoncée de la

bouche d’un compatriote qui leur confie :

Sans papiers, vous n’aurez pas d’emploi déclaré et sans emploi déclaré, vous ne pourrez

jamais prendre un logement dans ce pays. Alors, soyez malins : évite[z] les flics, bossez

au noir pour la gamelle, continuez à vous battre pour la paperasse, mais si vous le pouvez,

trouvez-vous des copines pour vous héberger […] surtout si vous réussissez à leur passer

la bague au doigt, vous serez sauvés… (CQA, 234)

Convaincus qu’ils tiennent là leur chance de survie, Lamine et Issa réalisent qu’ils disposent des

atouts et des charmes de leur jeunesse dans leur entreprise d’intégration en cette terre étrangère :

Ils avaient l’habitude de soigner leur apparence, mais n’avaient jamais usé de leur corps

comme d’un appât. Pourtant, une fois leur objectif fixé, ils se mirent à cultiver toutes les

attitudes qui les rendaient naturellement séduisants. […] Ils constatèrent très vite que les

clichés colportés à travers l’Europe depuis des siècles, au sujet de la virilité noire, les

rendaient irrésistibles auprès de la gent féminine (CQA, 235).

Ainsi s’organise la subsistance des deux garçons à l’étranger; elle est à nouveau tributaire de la

figure féminine. À l’image des actions de leurs mères, Arame et Bougna, lorsqu’ils étaient à

Niodior, le salut de Lamine et Issa en Occident dépend de la faculté féminine à les retirer de la

misère, à les prendre sous leur aile, à les aimer. Issa précise à cet effet, à propos de la femme

française qu’il finira par épouser : « Elle l’avait extrait des tristes foyers pour travailleurs

immigrés, sa reconnaissance était, depuis, sans borne » (CQA, 271).

Après quelques années, les mandats monétaires qu’ils font parvenir à leurs familles se

raréfient en même temps que leurs appels pour transmettre de leurs nouvelles; secrètement, leurs

mères et épouses en viennent à douter qu’ils reviendront. Puis, suite à une régulation massive de

la situation des immigrants qui leur confère enfin leurs papiers, les jeunes hommes rentrent au

pays. Au terme d’un exil de plus de sept ans, Issa revient vers les siens accompagné d’une épouse

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française et de leurs trois enfants. Il trouve dans son union avec elle le support financier

nécessaire au parrainage de siens restés au Sénégal. Lamine, de son côté, utilise à la fin du roman

les revenus amassés lors de son séjour en Europe pour améliorer considérablement les conditions

de vie de sa famille. Tandis qu’Issa repartira en Europe en compagnie de sa deuxième famille, le

retour de Lamine à Niodior sera définitif.

Durant l’absence de Lamine et d’Issa, Arame et Bougna se distinguent par leur incessant

labeur. Le roman détaille parfois un tableau masculin certes désavantageux, mais pour mieux

souligner en contrepartie l’ampleur de l’implication, voire même de la dévotion de la figure

féminine. Cela confirme les propos de la sociologue Fatoumata Badini-Kinda, selon lesquels

« [l]’homme construit la maison mais c’est la femme qui fait le foyer90

». À l’épicentre de cette

opposition entre passivité et mouvement se trouvent effectivement les remous incessants du

travail harassant qu’effectuent les femmes au quotidien. Ce labeur est particulièrement vrai pour

le personnage d’Arame, dont le roman souligne l’accablement en de nombreuses formulations :

« Supporter, son expérience l’avait persuadée que sa colonne vertébrale ne devait servir qu’à

cela. […] Alors elle courait, titubait, trébuchait, tombait, se relevait et poursuivait son chemin,

sans jamais se débarrasser de son fardeau » (CQA, 35); « dans son terroir, son échine devait

porter plus que son propre destin » (CQA, 30); « Tant de manques, tant de douleurs foraient sans

arrêt leurs galeries en elle! Les carences à combattre étaient multiples (…) » (CQA, 43).

Fatou Diome use des personnages féminins du roman, par exemple Arame et Bougna, pour

souligner une réalité quant à leur condition : être une femme, dans la « société du texte91

» telle

que celle dépeinte par Celles qui attendent, équivaut à « un grade militaire au niveau du labeur et

un rang de serpillière au sein de la famille » (CQA, 163). Et pour cause :

La division sexuelle des tâches dans la société traditionnelle africaine s’opère dans trois

domaines. Les femmes se voient confiées les activités de reproduction (liées à la

maternité, à l’entretien des enfants, aux soins de santé de la famille, aux travaux

domestiques), activités essentielles à la reproduction, voire à la survie du groupe; les

activités de production des biens et des services nécessaires à l’auto-consommation et/ou

à la constitution de revenus monétaires; les activités socio-communautaires (organisation

90

Fatoumata Badini-Kinda, « Femmes, foyer, activités professionnelles : les termes du débat au Burkina Faso » dans

Genre et changement social en Afrique, Paris, Éditions des archives contemporaines/Agence universitaire de la

Francophonie (AUF), 2010, p. 30. 91

Claude Duchet, « Une écriture de la socialité » dans Poétique, op. cit., p. 446-454.

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de cérémonies et fêtes, associations, infrastructures communautaires, etc.) qui assurent la

cohésion et contribuent à l’épanouissement de la collectivité92

.

Dénonçant cette condition qui oblige la femme à se démener à tous les niveaux pour faire

naître les prémices d’un épanouissement psychologique, social et matériel, le roman Celles qui

attendent montre que ces efforts éreintants sont couronnés par peu de reconnaissance. Comme

l’énonce la narration, « [tous] ces gens qui savent qu’ils ne seront jamais honorés pour les

prouesses qu’ils accomplissent au quotidien et qui ne réclament rien, Arame était de ceux-là »

(CQA, 35). L’investissement des mères dans la vie et la survie quotidiennes n’est que

proportionnel aux problématiques de l’existence et de la subsistance.

Tandis que les hommes s’astreignent à la pêche et à diverses autres activités dans le but

d’extirper à leur environnement de quoi remplir les assiettes, les femmes du roman tiennent de

petits commerces au marché ou à même la rue, s’arrachent les ongles à ramasser des fruits de mer

et grappillent le moindre bout de bois pour alimenter la cuisson des marmites. « [Elles]

alimentaient la flamme de la vie et offraient à l’île le spectacle qu’elle avait toujours connu : un

combat, où il n’y avait rien d’autre à gagner que le simple fait de rester debout. Il fallait lutter,

elles luttaient vaillamment » (CQA, 14).

La position de la figure féminine au sein du corps social se traduit donc indubitablement

par un alliage des mots travail et silence, combinaison qui demande aux sujets dépeints une force

de caractère nécessaire à l’acceptation de leur état et de leur condition. Dans cette optique, le

personnage d’Arame est décrit par le texte tel un « [petit] bout de femme charpenté de volonté »

(CQA, 34) et un « menhir inébranlable » (CQA, 34), ce qui achève de prouver le penchant

subjectif de la narration en faveur de ces femmes désabusées par une vie si différente de celle

qu’elles auraient pu désirer : « en un tour de passe-passe, elle avait atterri dans cette masure où

tout n’était que carence et désolation. […] Pour les humbles de son genre, devait penser Arame,

les rêves sont toujours illusions, rarement des projets susceptibles de se réaliser » (CQA, 140-

141). L’état féminin dans les premiers chapitres du roman ne fait preuve, à la lumière de ce qui

précède, que de peu de constats positifs.

92

Laeticia Bazzi-Veil, Analyse de la situation de la femme en Afrique de l’Ouest et du Centre, Abidjan, Éditions

CEPRASS/UNICEF, Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, 2000.

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Par ailleurs, en addition à cette passivité masculine contrebalancée par un travail éreintant

afin d’assurer la survie, ce qui ressort de manière plus criante encore à propos de la position de la

figure féminine est le peu de considération sociale qui lui est impartie malgré le caractère

titanesque de ses efforts. Cette question est d’ailleurs abordée par des Africaines qui dénoncent,

par l’entremise de leurs textes, la place inférieure des femmes au sein de leurs sociétés.

L’ouvrage d’Awa Thiam, La parole aux négresses93

, une étude anthropologique révélant autant

les dures réalités de la femme africaine (polygamie, mariages arrangés, excision et infibulation)

que la faible portée de leur voix, abonde dans ce sens.

Tout d’abord il faut se débarrasser du mythe du matriarcat dans les sociétés négro-

africaines. Si le fait de décider en partie ou entièrement des mariages des enfants et/ou de

régler les travaux ménagers et l’entretien de leur foyer peut être assimilé à un pouvoir de

la femme, c’est là une grave erreur. Même erreur si on assimile système matrilinéaire à

matriarcat. Quand une femme n’a que le droit de ne pas avoir de droits, elle n’a aucun

droit. Elle n’a pas de pouvoir réel, mais un pseudo-pouvoir. Dans la mesure où elle ne

gêne pas son mari, elle peut agir. Dans la mesure où elle ne gêne pas le système

capitaliste, elle peut exister. Donc, ce qu’elle peut croire être du pouvoir n’est qu’une

illusion. Les grandes décisions appartiennent à l’homme, sans que la femme y soit

associée. L[’homme], en Afrique noire, dispose non seulement de sa vie mais aussi de

celle de sa femme94

.

Telles étaient les affirmations de Thiam en 1978. Plus de trente ans après, Fatou Diome

publie dans Celles qui attendent un tableau accusant encore de nombreuses ressemblances avec

ce portrait dépeint dans La parole aux négresses, en dépit des nombreux changements liés à l’ère

de la modernité. Le mariage arrangé (comme celui d’Arame) et la polygamie (vécue par Bougna

et Coumba) sont fortement dénoncés en même temps que l’iniquité de la répartition sexuelle des

tâches, en soulignant l’ampleur du labeur féminin et le peu de considération sociale qui en

découle. De ce fait, « les relations sont ―faussées‖ dès le départ parce que les places et les rôles

sociaux sont définis à l’avance en fonction du sexe des individus, et surtout à cause de la

signification accordée à ce dernier et de sa représentation dans l’imaginaire95

». La femme se

retrouve systématiquement associée à la sphère de « l’intérieur ».

93

Awa Thiam, La parole aux négresses, Paris, Éditions Denoël, 1978. 94

Ibid., p. 22. 95

Romuald-Blaise Fonkoua, « L’Art et la loi des pères » dans Notre librairie, n° 117, 1994, p. 119.

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Cette situation a par ailleurs inspiré aux critiques littéraires Irène Assiba D’Almeida et Sion

Hamou, dans leur étude de la femme africaine placée en milieu social96

, la vision de plusieurs

cercles métaphoriquement tracés autour d’elle et représentant ses champs d’intervention.

Concentriquement disposés, les cercles prennent source en la femme même avant de s’élargir

graduellement vers la sphère privée, familiale dans laquelle elle est si souvent contrainte, puis

vers la sphère publique, avec toutes ses forces et pressions antagonistes. Il en résulte un double

regard (personnel et collectif) posé sur le sujet féminin lequel témoigne d’une grande sensibilité.

Dans Celles qui attendent, Arame et Bougna triment sans fin pour assurer un bien-être déjà

bancal pour leurs familles (sphère privée), mais rien dans cette attitude n’est souligné comme

exceptionnel par le corps social (sphère publique).

Il ne s’agit en effet, pour la collectivité, que de l’attitude réglementaire à observer pour une

mère, pour une femme. Et si pour celles du roman, les parties de cartes telles que celle que

Wagane partage avec l’épicier Abdou et d’autres hommes au début du texte se font bien rares,

Arame vole parfois un moment ou deux, dans la chaleur écrasante de l’après-midi, afin de se

replier sur elle-même. Accédant alors à son intériorité, elle s’autorise en ces occasions à se

connecter à cette sensibilité autrement refoulée : l’amertume de son mariage arrangé par ses

parents l’enchaînant à un mari malade, la souffrance reliée au décès de son premier fils en mer et

l’inquiétude quant à la subsistance de ses petits-enfants, l’absence prolongée de Lamine et ses

propres remords quant au mariage qu’elle arrange entre ce dernier et Daba. Et toujours, à travers

ces multiples réflexions, pèse la lourdeur de sa condition féminine : « Comme elle se levait aux

aurores et enchaînait les tâches, […] l’épuisement endiguait le cours de ses pensées. […] La

fatigue aidant, elle finit par s’endormir. […] Il était presque seize heures lorsqu’elle sursauta [en

s’éveillant] » (CQA, 46-47). Chaque fois qu’elle se relève, rappelée à la réalité par le cri de l’un

de ses petits-enfants ou simplement par sa conscience l’interpellant à ne pas sacrifier une seconde

supplémentaire au repos, le personnage d’Arame laisse transparaître l’ampleur de la force

conférée aux figures féminines dans le roman.

96

Irène Assiba D’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone : le temps du

miroir », op. cit., p. 41-50.

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Le roman Celles qui attendent, malgré son portrait de femmes enfermées dans une situation

personnelle et sociale peu enviable, accentue leur mouvement en dehors des limites de ce cadre

social si restrictif au potentiel de reconnaissance si restreint. Denise Brahimi, dans un article

intitulé « La place des Africaines dans l’écriture féminine97

», a établi que dans la littérature

africaine, «l’homme était voué aux déplacements de toute sorte, la femme l’était plutôt à

l’immobilité au sein de la sphère familiale et privée98

». Dans Celles qui attendent, la femme doit,

au contraire, effectuer des ponts entre les sphères publique et privée. Cela s’explique sans doute

par le manque de vaillance observé par les chefs de leur famille respective autant que par la

condition d’exilés des deux jeunes fils. Restées seules, les femmes ne comptent que sur elles-

mêmes pour survivre et cela implique les déplacements inhérents à ce dessein entre les sphères

intérieure et extérieure, entre le logis et le marché.

Il est certes malaisé pour un sujet féminin de réfléchir sur sa position et les paramètres de

son existence individuelle dans une société à l’ancrage communautaire et masculin. À l’écho du

questionnement de Rangira Béatrice Gallimore dans un article sur la littérature féminine

africaine, qui se demande:« [c]omment peut-on dénoncer certains abus que subissent les femmes

sous le joug de la société africaine patriarcale sans porter atteinte au fondement culturel même de

la société africaine?99

», nous estimons que le roman Celles qui attendent sous-tend la thèse selon

laquelle un corps social astreignant se doit d’opérer une transformation de ses paramètres les plus

fondamentaux. Se libérer de son carcan traditionnel implique de «renoncer à [son] équilibre

intérieur, à [son] autosuffisance pour devenir un terrain socialement productif pour le

développement du roman (…)100

».

97 Denise Brahimi, « La place des Africaines dans l’écriture féminine », op. cit. 98

Ibid., p. 163 99

Rangira Béatrice Gallimore, « Écriture féministe? Écriture féminine? Les écrivaines francophones de l’Afrique

subsaharienne face au regard du lecteur/critique », op. cit., p. 98. 100

« La décentralisation du monde verbalement idéologique, qui trouve son expression dans le roman, présuppose un

groupe social fortement différencié, en relation de tension et de réciprocité active avec d’autres groupes sociaux. Une

société fermée sur elle-même, une caste, une classe avec son noyau interne, unique et solide, doivent se désintégrer,

renoncer à leur équilibre intérieur, à leur autosuffisance, pour devenir un terrain socialement productif pour le

développement du roman ». Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 184.

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Les textes de Fatou Diome réagissent à une certaine vision du monde pour mieux la

renverser101

. Dans l’optique d’une dénonciation par le biais de l’écriture, Diome conteste

l’infériorité de la position féminine conférée par les règles du corps social, inscrivant sa marque

dans la lancée de Thérèse Kuoh-Moukoury, Mariama Bâ, Aminata Sow Fall et tant d’autres

romancières africaines avant elle. Puisque dans le cas des personnages féminins,

« [l]’intériorisation des normes sociales en la matière conduit les intéressées elles-mêmes à

légitimer la domination symbolique102

», l’écriture diomienne ne considère pas les hommes

comme seuls responsables de l’aliénation féminine, puisque les femmes acceptent également de

demeurer sous le joug de traditions qui leur assignent une position dominée103

. Celles qui

attendent s’applique à proposer un renforcement de la position d’un personnage féminin libéré de

tout court-circuitage, personnel comme collectif.

1.2. Les articulations et particularités du corps social dans le roman.

Il est possible d’affirmer, à cette étape de l’analyse de l’état des personnages féminins,

que le corps social présenté dans le roman Celles qui attendent commande en majeure partie la

position et les comportements de la figure féminine, qui en subit le pouvoir et les restrictions.

Nous comptons à présent montrer que la société dans le roman tire divers particularismes de son

unité de lieu. De par son insularité, Niodior préconise une certaine réclusion de ses habitants qui,

du fait des contraintes géographiques, accordent une grande importance à leurs liens

généalogiques. De plus, considérant l’intensité de la rumeur sociale qui unifie et fragmente à la

fois cette cohésion, il semble inévitable, pour le personnage féminin qui appréhende d’être « la

fausse note de la symphonie sociale » (CQA, 14), d’observer ce silence dont nous avons

précédemment traité.

101

Selon Vincent Jouve, «le texte ne se contente pas de transcrire la vision du monde propre à un groupe donné; on

peut également dire qu’il y réagit101

». Vincent Jouve, Poétique du roman, op. cit., p. 147. 102

Contrairement à Fatoumata Badini-Kinda, qui estime que les femmes africaines sont réduites à une condition

éternellement dominée nous croyons que, dans le roman Celles qui attendent, cet état peut être assorti de possibilités

de promotion. Fatoumata, Badini-Kinda, « Femmes, foyer, activités professionnelles : les termes du débat au Burkina

Faso » dans Genre et changement social en Afrique, op. cit., p. 35. 103

Fatoumata Kane, La Femme et la littérature en Afrique : Un engagement socioculturel et politique, Conférence

prononcée à Ouagadougou, novembre 2009 [En ligne.] aflit.arts.uwa.edu.au/FatoumataKane09.pdf.

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Une analyse chronotopique (détaillant les entrecroisements du temps, de l’espace et de

l’action dans le contexte romanesque) telle que présentée par Mikhaïl Bakhtine souligne que

l’ensemble de la vie des générations (et de la vie humaine en général) est le plus souvent

déterminé essentiellement par l’unité de lieu, par l’attachement séculaire des lignées à ce

lieu unique, dont tous les événements d’une vie sont inséparables. L’unité de lieu atténue

et estompe toutes les limites temporelles entre les existences individuelles, entre les

diverses phases d’une seule et même existence. L’unité de lieu rapproche et confond […]

le mode de vie des générations qui ont vécu au même endroit, dans des conditions

identiques, et ont vu les mêmes choses. Cette atténuation de toutes les frontières du

temps, déterminées par l’unité de lieu, contribue de façon substantielle à créer […] un

rythme cyclique104

.

L’île de Niodior, lieu de l’action romanesque, représente un espace confiné. Elle est sujette

à un statisme ambiant du fait de son isolement qui rend difficiles les contacts avec le reste du

monde. Les habitants de l’île ont l’Atlantique pour seul voisin : « Parce qu’ils ne peuvent la fuir,

les insulaires s’accommodent de la mer avec le fatalisme de ceux qui n’escomptent aucune

grâce » (CQA, 72). Cet isolement ne manque pas de susciter un attrait de l’ailleurs, de ce qui se

passe au-delà des limites de l’horizon : « même quand rien ne se passait sur l’île, les échos du

large déferlaient » (CQA, 176), aiguillant certains Niodioriens à quitter l’île à la conquête de

nouvelles possibilités d’assurer leur survie. « Sur l’île, on savait bien que les vagues se retirent

toujours avec des miettes de rêves et on se servait de la volonté, comme d’un piquet, pour fixer

l’envie de vivre » (CQA, 117). Par-delà cette claustration, cet environnement isolé génère aussi

une succession aux premiers abords monotones d’événements routiniers et quotidiens, tandis que

« les préoccupations scand[ent le rythme des journées] » (CQA, 151):

L’île campait sa réalité, comme un immense tableau de nature morte où chaque chose

occupe une place définitive. Il n’en était rien pourtant, cette fixité n’était qu’un leurre,

rien n’arrêtant le roulis du quotidien. […] La vie des insulaires ne connaissait aucune

pause, les événements, même insignifiants, s’additionnaient à l’infini et composaient le

fondu enchaîné d’un film déroutant (CQA, 175-176).

Niodior est, dans cette optique de confinement, présentée dans le texte tel un vase clos de

perpétuation et de pérennisation des coutumes ancestrales et des rites traditionnels, vu sa

prédisposition à l’enfermement. Le personnage d’Arame confie, par exemple, que « son

éducation avait toujours été centrée sur son obligation d’alignement aux diktats de la famille, du

clan, du village » (CQA, 258). Le pouvoir conféré aux aînés dans ce cadre social est renforcé

104

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 360.

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d’allégations des personnages dans le texte : confrontée à l’arrangement de son union par ses

aînés, Arame «avait tenté de résister à ses parents aux prix d’un effort surhumain, [mais] en

éprouva très vite une profonde culpabilité, convaincue qu’exprimer ses choix de jeune fille

relevait de la plus condamnable indiscipline » (CQA, 258). Ansou, le premier amoureux de Daba,

exulte à l’annonce de leurs fiançailles en expliquant : « Nous allons nous fiancer! […] Et, tenez-

vous bien […] avec la bénédiction des parents! Et ça, vous le savez bien, c’est le plus difficile à

obtenir par chez nous » (CQA, 108). Cela prouve l’ampleur du pouvoir symbolique conféré aux

aînés et respecté par la population.

L’exigüité de l’île de Niodior n’offre aucun accès à certains vecteurs modernes : par

exemple, en ce qui a trait à la situation féminine, le texte faisant de rares mentions à l’occurrence

du divorce105

laisse entièrement dans l’ombre la possibilité d’usage de moyens contraceptifs pour

contrôler les naissances et encore davantage la pratique de l’avortement. Le sujet féminin n’est

donc pas en mesure d’exercer sur son corps un plein contrôle quant à sa maternité, pas plus que

sur sa situation matrimoniale. De plus, la pauvreté limite excessivement les options de

déplacements et de contacts avec l’extérieur, freinant tout déplacement vers la modernité106

.

Confinée à son état qui allie pauvreté et rareté des ressources, l’île compte sur sa société pour

survivre.

Par ailleurs, la contiguïté des habitants favorise également la propagation de la rumeur

sociale : « On allait, venait, entendait, racontait. Et rien ne restait longtemps secret. L’île est une

caisse de résonance où toute information tourbillonne et finit par entrer dans toutes les oreilles.

Le vent murmurait dans les palissades et tout s’ébruitait » (CQA, 173). La chronique sociale de

cette microsociété s’alimente du moindre ragot afin de détourner son attention des problèmes

criants inhérents à son existence. Par voie de transmission orale, tout épisode personnel devient

objet de rumeur publique et sujet au poids du jugement collectif. La narration souligne dans le

roman que « cette société, homogène en apparence, est en réalité un patchwork de tribus et de

105

Conception occidentale qui trouve difficilement ancrage à ce stade, très traditionnel, du roman de Diome. 106

Nous entendons ici cette définition du « modernisme » : « [l’ensemble] de doctrines et de tendances qui ont pour

objet commun de renouveler l’exégèse, la doctrine sociale […] pour les mettre en accord avec les données de la

critique historique moderne, et avec les nécessités de l’époque où l’on vit », dans Le Petit Larousse illustré, Paris,

Éditions Larousse, 2011, p. 654. Notre vision de la modernité, plutôt que temporelle, réfère à l’impulsion au

changement par rapport aux diktats traditionnels.

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clans où tout différend crée un risque d’embrasement généralisé » (CQA, 47-48). Critiques et

commérages incessants côtoient la quête du respect d’autrui et de l’approbation des pairs.

Cette unité de lieu au nombre restreint d’habitants cultive une importance marquée de ses

liens généalogiques. Les insulaires évoluent côte à côte dans le défilement de générations qui ne

permettent à aucun détail de tomber dans l’oubli. « [La] prégnance des vieilles lois claniques »

(CQA, 48) hisse les liens familiaux au sommet des priorités pour une population qui, dans

l’impossibilité de se définir par un avenir prometteur, tire fierté des souvenirs passés :

Depuis des siècles, la mémoire transmise de génération en génération reste la rondache

qui préserve la dignité des clans. Et si les anciens lèguent volontiers gloires et fiertés, ils

n’oublient jamais d’offrir, en même temps, les armes qui mettront à terre tous ceux qui

s’aviseraient de ternir l’éclat de leur descendance. […] Et même lorsqu’une famille a tout

perdu, il lui reste toujours assez d’orgueil pour faire face aux tiers (CQA, 282-283).

Lorsque l’identité personnelle est en péril, c’est à l’appartenance familiale que les personnages se

rattachent. Le poids de l’ascendance est toutefois bien lourd lorsque ses effets tentaculaires

s’élargissent au niveau collectif. « Sur l’île, la tradition orale demeure une source ouverte à tous

[…] Ainsi, une tare d’hier peut resurgir pour humilier celui qui se croit irréprochable et l’obliger

à plus de retenue face à celui que le présent condamne » (CQA, 282). Les personnages semblent

prisonniers d’un ordre social sclérosé où l’orgueil est mis à la sauvegarde de l’honneur et au

maintien des apparences. La peur de la honte et la hantise d’une mauvaise réputation sont de

constantes préoccupations. Cette attention demeure un couteau à double tranchant : tissée serrée

géographiquement et généalogiquement, la société démontre aussi des qualités d’entraide, de

générosité et de sympathie : « Solidaires en tout, dans leurs clans respectifs, les gens partagent les

triomphes comme les affronts » (CQA, 282-283).

À l’opposé, l’influence de la tradition est telle qu’elle défend toute entorse au code social

édifié par les ancêtres, cette « vision du monde » que Vincent Jouve définit comme « l’ensemble

des aspirations, sentiments et idées, qui, opposant un groupe donné à d’autres groupes, lui

confère une identité107

». Double polarité, donc, de cette population isolée, non-scolarisée, qui

allie bonté et entraide pour ceux obéissant aux règles de la tradition, mais qui applique les

jugements réprobateurs pour quiconque questionne la légitimité de ce courant. Cette vision du

107

Vincent Jouve, Poétique du roman, op. cit., p. 145.

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monde, épine dorsale du corps social niodiorien, est imprégnée dans l’inconscient collectif, et

n’entend pas être bouleversée par une poignée de personnages féminins mécontents de leur sort.

Et si, pour reprendre une fois de plus les mots d’Awa Thiam et de Benoîte Groulx dans La parole

aux négresses, « [une] réorganisation sociale [est nécessaire] [et] une reconversion des mentalités

est indispensable108

», il semble que, pour la figure féminine, « se révolter équivaudrait à un

suicide social109

».

Au sein d’un endroit où la solidarité et l’entraide sont tributaires à la survie, la cohésion

sociale se présente comme un atout incontournable. François Mauriac, faisant l’étude du

personnage de roman, affirme d’ailleurs qu’« aucun homme n’existe isolément, nous sommes

tous engagés profondément dans la pâte humaine110

», ce qui n’est pas sans rappeler ce lien

communautaire, nécessaire et inextricable, qui rapproche les personnages du roman Celles qui

attendent. Liés par la faim, affligés par la pauvreté, les habitants de Niodior témoignent entre eux

une « muette solidarité de condition. Après les alliances séculaires, la pauvreté représentait le lien

souterrain, le pont invisible sur lequel la sollicitude courait d’une âme à l’autre » (CQA, 21).

Chacun tente individuellement d’apporter son effort à la communauté, le sacrifice social

contrebalançant la détresse personnelle. Les femmes, entre autres, entretiennent précieusement

leurs relations de voisinage puisque, comme l’énonce la narration du roman, « [dans] leur

environnement, des relations fiables et durables représentaient le plus rentable des

investissements. Il y avait toujours des moments assez difficiles pour vous pousser à frapper à la

porte d’autrui et mieux valait que ce soit une porte amicale » (CQA, 39).

Ce sort commun encourage les relations de voisinage alternant entre l’échange et l’abus de

la générosité. Car là où la survie de chacun est en jeu, de nombreux scrupules s’estompent.

L’épanouissement collectif devient un fardeau sur les épaules de chaque individu qui se verra

jugé selon son apport au bien-être commun, comme l’explique le critique Samuel Zadi : « Selon

108

Awa Thiam, La parole aux négresses, op. cit., p. 75. 109

Benoîte Groulx, « Préface » dans Awa Thiam, La parole aux négresses, op. cit., p. III. 110

François Mauriac, Le romancier et ses personnages, Paris, R.-A Corrêa, 1933, p .119.

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donc que l’on aura bien ou mal accompli son devoir envers la communauté et maîtrisé les normes

sociales, l’on pourra acquérir et exceller en la qualité de personne ou échouer111

».

Fatou Diome, dans Celles qui attendent, dénonce les contradictions de l’ordre social où

s’opposent les valeurs de solidarité et de dépendance. Pour chaque habitant de Niodior, l’entraide

est un investissement dont il compte, éventuellement, récolter les fruits :

On ne prêtait pas seulement par générosité, mais pour avoir soi-même la garantie de

pouvoir compter, à son tour, sur [celui] à qui on rendait service, si d’aventure la situation

évoluait défavorablement. Et personne ne voulait se priver d’une telle ressource. La

perversité de ce schéma de penser, c’est que chacun sait que l’autre, se sentant obligé de

se plier en quatre pour le satisfaire, consentira mille sacrifices avant d’oser opposer un

refus catégorique (CQA, 161).

Ou, comme l’explique encore la narration dans le roman : « Si personne n’ose prendre la

responsabilité de l’autonomie, il faut bien que tous partagent le fardeau de cette dépendance

perpétuelle si habilement maquillée en solidarité » (CQA, 55). L’épicerie d’Abdou, où le village

entier vient puiser à la force d’un crédit qui ne se paie jamais entièrement, est un exemple de cette

affirmation : «en vertu de la tradition locale et de la généalogie à ramifications multiples, tous

attendaient de lui une attitude solidaire. Mais, si cette solidarité lui conférait l’enviable statut d’un

homme incontournable et unanimement respecté, elle était devenue, avec la conjoncture, le

danger qui menaçait son gagne-pain » (CQA, 27). Paradoxalement, les habitants sont montrés

comme capables des plus grands excès lors des fêtes et cérémonies de mariage et de baptême. Les

membres de chaque clan, ceux-là même qui se nourrissent quotidiennement à crédit et comptent

sur le partage et la sollicitude des pairs, sont enclins au gaspillage des rares ressources dont peut

disposer un parent, proche ou éloigné. C’est ainsi que tous dilapident les revenus ramenés par

Lamine à son retour d’Europe, sous le couvert de son mariage célébré avec Daba.

« Malheureusement pour Lamine, [ils] confondaient abondance et gaspillage. […] un tel niveau

de gabegie le révoltait. Dans ce pays […] dès qu’on vous suppose nanti, les gens viennent vous

réclamer de l’aide et vous rendent responsables de leur survie […] » (CQA, 317-318).

Le texte se positionne à l’encontre de ces pratiques en recourant à des procédés comme

l’adjectif « malheureusement », l’hyperbole « un tel niveau de gabegie » et le commentaire

111

Samuel Zadi, « La ―Solidarité africaine‖ dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome » dans Nouvelles études

francophones, op. cit., p. 173.

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général critique « Dans ce pays, dès qu’on vous suppose nanti, les gens […] vous rendent

responsables de leur survie », à travers lequel un jugement de valeur s’immisce dans la narration.

Ce fait désigne, peut être, une intrusion tacite à une subjectivité de l’auteure dans la narration.

Fatou Diome confie, dans un entretien lié à la parution du roman Celles qui attendent : « Je veux

bien que les gens partagent selon leurs moyens. Pas que cela devienne une inquiétude, une

souffrance112

».

L’insularité et l’isolement qui en découle sont donc directement impliqués dans notre

problématique de la condition féminine dans Celles qui attendent. Ces critères conditionnent

l’unité de lieu, laquelle devient le décor de ce corps social qui souhaite la figure féminine dans

une position traditionnelle. Nous avons exposé la cohésion sociale dans le roman comme d’une

grande importance; l’entraide entre les habitants de Niodior est essentielle à leur survie, et les

femmes doivent se soutenir entre elles afin de faire face aux rigueurs du quotidien. En revanche,

la collectivité est encline à sanctionner quiconque s’élève contre ses principes préétablis, et tombe

parfois, au fil de sa quête pour sa survie, dans une dépendance communautaire. Dans tous les cas,

pour le sujet féminin dans le roman, élever la voix afin de bousculer l’ordre préconçu lui impose

le risque d’être rejetée de ses compères. Le silence demeure l’option la moins risquée pour celle

qui désire continuer à bénéficier de l’appui public.

3. Deux vecteurs de l’état de la figure féminine dans le roman : la polygamie et le

mariage arrangé

L’état des sujets féminins dans le roman se présente comme une position restreinte

imposée par la collectivité. Il est construit de désirs inassouvis résultant des positions

traditionnelles imposées comme normes. La polygamie et le mariage arrangé enferment, dans le

texte, la femme dans une condition insatisfaisante et sans issue. Les quatre personnages féminins

vivent, subissent et parfois même reproduisent ces états, dans un geste d’intériorisation de ces

pratiques au sein de leurs mentalités.

112

Marie-Claude Girard, « Fatou Diome : en attendant l’amour », op. cit.

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3.1. La polygamie

Le premier vecteur de la situation contraignante du personnage féminin à notre étude est la

polygamie. Présente dans le milieu rural et traditionnel de Niodior, cette pratique issue de la

religion musulmane est envisagée comme avantageuse selon un point de vue de survie du clan

familial. Puisque ce sont les femmes qui sont chargées de travaux agricoles, «plus les épouses

sont nombreuses, plus grande est la superficie qui peut être cultivée113

». En revanche, il est

indéniable qu’elle s’opère dans une suprématie du masculin qui confine les femmes au rang de

coépouses souvent insatisfaites, enclines à d’incessantes jalousies et rivalités. Le roman Celles

qui attendent pose deux personnages principaux en position polygamique afin d’en faire ressortir

les points négatifs : Bougna et Coumba, bien que de générations différentes, vivent toutes deux

les frustrations de la polygamie. Elles y opposent cependant des attitudes distinctes. Bougna en a

fait le combat de toute une vie : « Bougna était de ces femmes qui font de la polygamie un conflit

permanent. Depuis son mariage, la concurrence et la rivalité l’occupaient du matin au soir »

(CQA, 49).

Afin de contrebalancer son statut de deuxième épouse, chaque geste est manigancé dans le

but d’outrepasser le pouvoir de la « légitime » et part d’une véritable entreprise de revalorisation

de son être. La critique Irène Assiba d’Almeida note d’ailleurs que dans un contexte

polygamique,

la multiplication des femmes équivaut à leur négation. L’assujettissement des femmes,

reléguées dans le cercle familial, réduites entre elles à une véritable compétition interne,

favorise le maintien du système prévalant de l’homme unique, centre valorisé régnant sur

une famille étendue dont elles occupent la périphérie et les marges […]114

.

Dans le cas de Bougna, le texte multiplie les formulations de défense de ce personnage

contre son état féminin jugé dégradant : elle est tour à tour « retorse et provocante envers ses

coépouses » (CQA, 48), traite sa rivale de « pimbêche » (CQA, 38), complote sans fin une

vengeance sournoise (CQA, 24) et, dans une éternelle colère contre Wagane, elle traite

d’« injuste » (CQA, 38) son mari responsable de cette situation conjugale. « Disgrâce, sentiment

d’abandon, rancune tenace, ce qui rongeait Bougna instillait en elle l’envie d’une revanche

113

Achola O. Pala et Madina Ly, La femme africaine dans la société précoloniale, Paris, Unesco, 1979, p. 52. 114

Irène Assiba d’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone » dans Études

littéraires, op. cit., p. 44.

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éclatante. Sa blessure d’orgueil, elle la portait comme une dernière grossesse et rêvait d’une

délivrance royale. Un jour, se jurait-elle, elle laverait l’affront » (CQA, 52); l’affront de ne pas

être la seule maîtresse de la demeure et des sentiments de Wagane, la première épouse

commandant inévitablement ce rôle; affront, pour Bougna, de savoir ses enfants moins scolarisés

et détenant de maigres perspectives d’avenir lui permettant d’être glorifiée en tant que mère;

affront, bref, à cette vie de polygamie et de pauvreté qui lui permettent difficilement de relever le

menton. C’est d’ailleurs dans cette optique, en vue d’acquérir un statut social plus enviable

auprès de sa coépouse, que Bougna presse Arame afin que toutes deux envoient clandestinement

leurs fils à l’étranger : la gloire de l’exilé saura, selon ses espérances, la revaloriser en améliorant

leur précaire situation familiale. L’état de Bougna n’est appelé à aucune amélioration tangible au

cours de la trame romanesque. Si elle clame son insatisfaction quant à sa situation maritale, elle

s’y conforme néanmoins : elle demeure avec Wagane malgré les piètres conditions de vie, malgré

la décision de ce dernier de prendre une troisième épouse, tout cela afin d’éviter le statut peu

enviable et socialement condamné d’une femme divorcée. « Et puis, au-delà de toutes ces

considérations, elle n’entendait pas céder un pouce de la place qui était la sienne. Trop fière pour

prendre la fuite, elle se convainquit qu’elle devait rester et lutter pied à pied jusqu’au jour où elle

récolterait les lauriers de son combat » (CQA, 52).

La deuxième figure féminine à subir ce contexte polygame dénoncé par le roman est

Coumba. Épouse d’Issa, le fils de Bougna, elle se voit imposer ce système lorsqu’il revient d’exil

au bras d’une deuxième femme, européenne, prise en son absence. N’ayant ni su ni souhaité cette

union, Coumba, épuisée par le désespoir engendré par l’attente, n’y oppose aucune résistance et

se plie aux règles établies par sa nouvelle coépouse. Issa sera avec Coumba à Niodior un mois par

année, et repartira ensuite auprès de sa deuxième famille en Europe. Ici, l’épouse africaine

légitime et approuvée par l’entourage d’Issa est outrepassée par le pouvoir de l’argent de la

seconde épouse, dont « seul son argent la rendait supportable au sein de cette famille dans le

besoin » (CQA, 269). Pour les habitants du village, l’attrait de ces moyens financiers les pousse

même à valoriser cette union polygamique : « Au lieu de [reprocher à Issa] son immense trahison,

on le regardait, on le scrutait, on l’admirait, comme on se laisse ébahir par ceux qui ont marché

sur la Lune. Un parfum d’Europe, ça vous hypnotise les sédentaires de la Savane » (CQA, 268).

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Pourtant, les secondes noces d’Issa se révèlent fortement désavantageuses pour Coumba.

Bien que parrainée monétairement par l’autre famille de son mari, elle doit néanmoins vivre onze

mois par an telle une mère célibataire, s’occupant seule des deux enfants nés de son mariage avec

Issa et de leur subsistance. En addition à cela, cet arrangement lui est indéniablement défavorable

en ce qui concerne ses besoins affectifs, car elle demeure séparée de son mari par une distance

géographique et culturelle qui la prive de tous contacts physiques avec son époux quasiment toute

l’année durant et ce, pour le restant de ses jours. Résignée à ce sort malheureux, Coumba s’y

soumet sans céder à la possibilité de briser son union, puisque l’ampleur de la pression sociale

l’en empêche. « Coumba se disait qu’elle ferait mieux de reprendre sa liberté. Mais elle savait

qu’au village elle aurait eu toutes les peines du monde à faire valoir un tel choix » (CQA, 220).

L’état du personnage féminin, dans le cas de Coumba, se présente comme au-delà du stade

de l’insatisfaction de sa condition : il se traduit par une profonde dégradation personnelle. Cette

détérioration suscite le respect et l’admiration de sa communauté puisqu’elle est une conséquence

directe de la fidélité applicable par l’épouse en circonstance d’exil. Sa position de martyre

occasionnée par l’attente applique le sceau de cette loyauté à la mémoire d’Issa dont elle se

languit et au corps social qu’elle intègre sans transgressions. Son fils, reconnu parce que

légitimement conçu avec son mari, grandit au milieu d’une cohésion sociale tissée de tendresse

comme de sympathie pour son statut d’orphelin de père.

La passivité de Bougna et de Coumba traduit un désir inassouvi de monogamie. Une

société à forte tendance polygame les confine, en tant que sujets féminins, à des ménages

polygyniques115

inadaptés à leur idée du bonheur conjugal. Pour sa part, la première épouse de

Wagane, « moulée dans les certitudes traditionnelles, considérait la polygamie comme une

situation inévitable […] Elle n’était pas indifférente, loin de là, mais elle savait qu’aucune de ses

colères ne changerait la couleur du ciel. Elle voulait simplement rester digne, tenir, ne pas perdre

la face devant la nouvelle venue » (CQA, 49). Bougna a naguère incarné le rôle de la fraîche et

jeune nouvelle venue qui, une fois insérée dans un mariage déjà établi, capte en premier lieu toute

l’attention du mari. Coumba, quant à elle, entre dans son union avec Issa munie d’une mentalité

115

Spécificité d’une union polygamique, où l’homme a plusieurs épouses ou partenaires (au contraire d’une union

polyandrique, laquelle supposerait une femme ayant plusieurs époux ou partenaires).

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monogame tissée par les images d’un couple fort, uni et clos. « En épousant Issa, elle avait rêvé

d’amour, de douceur, de complicité, de nuits torrides, mais certainement pas de cette solitude qui

s’apparentait à un interminable veuvage » (CQA, 211); « [elle] traversait [à présent] la réalité

avec le sentiment de se débattre dans un long tunnel embrumé » (CQA, 21). Après de nombreuses

années à vivre dans les affres de l’attente du retour d’Issa et à se languir de lui dans sa « cage

virtuelle » (CQA, 215), Coumba réalise que sa vision idéaliste de la vie de femme mariée n’aura

été que chimère. « Le mariage, elle avait cru que c’était une histoire d’amour; maintenant, elle se

rendait compte qu’elle n’avait pas seulement épousé Issa, mais un clan tout entier avec un

système de convenances où ses désirs à elle passaient à la trappe » (CQA, 164). L’état de

dégradation profonde de Coumba causé par l’espoir d’un bonheur conjugal s’alourdit en même

temps que le compte des années passées sans son mari.

À ce désenchantement s’ajoute le fait que le mariage est une sphère régulant des intérêts

allant bien au-delà de ceux des principaux actants : pour les habitants de Niodior, c’est un fait qui

unit deux clans et englobe, à une échelle plus large, toute la société. « [Tout] le monde l’avait

exhortée à se montrer à la hauteur de ce qu’on attendait d’elle, comme si [Coumba] elle-même

n’attendait rien de son mariage » (CQA, 163). La pression du groupe, dans ce cas, restreint l’état

de Coumba, limitant son bonheur personnel lié à une union épanouissante. Coumba emménage

avec Bougna selon la tradition voulant que la jeune épouse intègre les quartiers de sa belle-

famille pour apporter son aide à sa belle-mère dans les tâches ménagères de la maison. La jeune

fille comprend que peu d’améliorations de son existence se profilent dans les nombreuses années

de solitude qui l’attendent. « En tant que pièce rapportée, elle avait compris, peu à peu, que la

greffe [à sa belle-famille] ne prendrait qu’au prix de sa soumission totale. « Une épouse doit être

docile », lui avaient conseillé toutes ses aînées présentes lors de ses noces » (CQA, 163).

Le mariage d’Issa avec une Française durant ses années d’exil modifie l’état conjugal de

Coumba, la circonscrivant dans une relation polygame. Cet état est d’autant plus dramatique pour

ce personnage qu’il lui est annoncé comme un fait accompli au retour d’Issa à Niodior, après

plusieurs années d’absence. L’Européenne, consciente des avantages que lui confère son pouvoir

financier, accepte de jouer « le jeu » de la polygamie auprès de Coumba. Cette dernière, réduite

au rôle de la première épouse désabusée, est simple spectatrice devant ce tournant inattendu que

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prend son union. Ce revers romanesque n’est pas sans rappeler la situation fort similaire du

personnage de Ramatoulaye dans Une si longue lettre116

, de Mariama Bâ. Incontournable figure

féminine de la littérature africaine, le personnage du roman de Bâ accuse également une

dégradation de son état attribuable à une polygamie imposée.

Après des décennies de mariage et douze enfants avec son mari Modou, Ramatoulaye est

mise devant fait accompli des secondes noces de son époux avec une femme de l’âge de sa propre

fille. Pour sa part, Coumba est ébahie de constater que l’homme qu’elle croyait sien a sacrifié

l’aspect monogamique de leur mariage au profit de l’attrait monétaire : « Était-il amoureux [de la

Française]? Lui seul le savait » (CQA, 271). Le drame de la situation de Coumba réside en partie

dans l’effet de surprise que lui réserve cette nouvelle union s’étant effectuée en dehors de sa

connaissance et, conséquemment, de son approbation. Jamais consultée quant à cette décision

d’Issa de prendre une deuxième épouse, pis encore laissée dans l’ignorance, Coumba n’a d’autre

choix que de se plier au poids de la tradition. Lorsque la nouvelle épouse européenne d’Issa

affirme que « [La] polygamie n’est pas si terrible que ça! » (CQA, 270), la narration du roman ne

manque pas de critiquer la représentation faussement exotique, voire plastique, qu’elle se fait de

cette tradition :

Que savait-elle des rivalités, transmises de génération en génération, capable

d’hypothéquer l’avenir de toute une descendance? Que savait-elle des longues nuits

d’ascèse, de l’angoisse de l’attente et de la frustration, elle qui disposait de son gros

nounours onze mois sur douze et le cédait comme on offre une location saisonnière? […]

C’était la pire insulte jamais faite aux martyres de cette pratique d’un autre âge. […] Ses

clichés sur la polygamie, la supposée grande famille solidaire, aggravaient sa berlue et la

rassuraient, quand toutes les femmes du village ne souhaitaient que sa disparition (CQA,

270).

L’interminable attente pour le retour d’Issa à Niodior a considérablement affaibli Coumba,

qui en subit une dévastation morale et physique : « Sa routine, c’était languir, encore et toujours »

(CQA, 213); « Toute la détresse de Coumba tenait entre ses paupières. Pour le reste, elle se

voulait effacée, transparente, inexistante à elle-même et aux autres. […] Issa porterait un jour sa

mort sur sa conscience » (CQA, 265). Ce désarroi l’empêche d’être animée de la même rage de

combat que Bougna devant sa rivale. Le regard que porte Coumba sur son état de femme

polygame est, au-delà du choc initial, résolument passif. Elle supporte en silence les remarques

116

Mariama Bâ, Une si longue lettre, Paris, Serpent à plumes, 2001.

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insidieuses de sa nouvelle coépouse à propos de son manque de jalousie quant au fait de partager

leur mari : « ―Coumba est très mignonne et même pas jalouse‖, minaudait-elle, la pauvre idiote.

Comme s’il existait une seule femme capable d’imaginer une autre dans les bras de son mari sans

avoir envie de l’étriper! » (CQA, 269). Coumba cède tour à tour à la pression sociale et au fait

accompli du mariage d’Issa à l’Européenne (duquel sont nés trois enfants métis) durant son

séjour à l’étranger. Ayant à cœur le bien-être et la stabilité de son propre fils, elle entre dans une

résignation complète de ses idéaux de bonheur conjugal monogamique et s’en remet en toute

conformité au chemin tracé pour elle.

L’état du personnage féminin se présente ainsi, au niveau de la polygamie, comme une

insatisfaction profonde de cet état matrimonial exécré par les femmes dans le roman. Bougna et

Coumba, le subissent comme un statut en dehors de leur volonté et s’y résolvent, du fait des

pressions sociales contraignant la femme à l’acceptation, voire à la passivité, devant cette

tradition.

3.2. Le mariage arrangé

Le second vecteur négatif de la position de la figure féminine dans le roman Celles qui

attendent est le mariage arrangé, situation qui occupe une place prééminente dans le texte. C’est

avec le personnage d’Arame que cette pratique est d’abord introduite. « [À] quarante-neuf ans,

[elle] maudissait encore ses propres parents » (CQA, 15) de leurs manigances pour la marier à un

autre homme que celui qui faisait alors battre son cœur. Son destin de femme s’est trouvé scellé

par leur décision :

Elle avait à peine atteint sa dix-huitième année, lorsque, sans la consulter, on accorda sa

main à Koromâk, un monsieur du même âge que son père. Depuis, supporter ce mariage

fut son héroïsme du quotidien. Maintenant que Koromâk, vieux et malade, était devenu

son fardeau, elle découvrait un autre supplice : l’obligation de prendre soin d’un être

qu’elle avait toujours détesté (CQA, 15-16).

Déjà jeune fille, Arame était respectueuse des traditions et des figures d’autorité que

représentaient ses parents et sa société : « Koromâk, cet homme grognon, qu’elle subissait depuis

des années, on le lui avait imposé à coups de gifles et de pressions » (CQA, 258). Elle s’est

heurtée à l’impossibilité de discuter ou de refuser un tel mariage, tandis que son « silence

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hypothéquait tout [son] avenir »117

. Arame, déjà liée à un amour réciproque à un jeune homme du

village, voit s’effacer devant ses yeux son futur tel qu’elle l’avait imaginé. Elle qui avait envisagé

de s’unir à celui qu’elle aimait, doit plutôt partager la couche d’un homme qu’elle abhorre :

« Frôler cet homme la dégoûtait plus que tout » (CQA, 97). Malgré son désir de refuser ce

mariage arrangé et son désespoir, elle se plie devant la situation : « À l’époque, elle prenait

rendez-vous avec elle-même pour s’écrouler et sangloter, à l’écart de ceux qui, de toute manière,

auraient dévalorisé sa détresse en la qualifiant de caprice » (CQA, 259) Si son mutisme au

moment des faits traduit son impuissance, le roman souligne par ailleurs que « [savoir] prendre

sur soi, dans ces cas-là, ce n’est pas une démonstration de force, mais une preuve d’humilité »

(CQA, 259).

Non, elle n’était pas faible, en se laissant ainsi écraser par la volonté des autres; elle

s’était pliée comme une liane, parce qu’elle ne savait pas comment tiennent les bâtisses

sans piliers. Un tuteur, il lui en fallait un, à l’époque et pour toujours, car on l’avait

programmé pour la dépendance et la soumission. Son éducation avait toujours été centrée

sur son obligation d’alignement aux diktats de la famille, du clan, du village. Dans ce

système traditionaliste, jamais on n’avait laissé le moindre interstice à ses propres envies.

Petit à petit, mais irrémédiablement, on avait dressé autour d’elle un mur de dogmes

contre lequel sa volonté se fracassait et tombait en ruines. Nul ne lui avait parlé de ses

droits, encore moins d’épanouissement personnel. Ainsi, lorsqu’elle avait tenté de résister

à ses parents au prix d’un effort surhumain, elle en éprouva très vite une profonde

culpabilité, convaincue d’avance qu’exprimer ses choix de jeune fille relevait de la plus

condamnable indiscipline (CQA, 258).

De cette vie conditionnée par les décisions prises par d’autres pour son propre destin, il

apparaît qu’Arame tire quelques leçons. Lorsque son fils aîné décède tragiquement dans une

tempête en mer, il laisse dans le deuil ses femmes et de nombreux enfants qui se retrouvent, dès

lors, sans figure masculine. Malgré les pressions des gardiens des traditions, qui commandent

dans ces situations un remariage des épouses endeuillées avec un frère du défunt, Arame refuse

de piéger son jeune fils Lamine en appliquant le lévirat.

Non seulement Lamine était plus jeune que ses belles-sœurs, mais son bref passage à

l’école française lui avait ouvert les yeux sur un autre mode de vie qui le séduisait

davantage. La polygamie, il n’en voulait pas; chauffer la couche d’une épouse qu’on n’a

pas choisie lui semblait encore plus insupportable. Et sa mère ne le comprenait que trop

(CQA, 15).

Toutefois, en d’autres circonstances, Arame n’hésite guère à s’affirmer comme la voix de la

perpétuation des traditions. L’intériorisation de pratiques telles que le mariage arrangé est

117

Awa Thiam, La parole aux négresses, op. cit., p. 30.

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perceptible du fait que le personnage féminin les reproduit nonobstant les douleurs qu’elles lui

ont engendrées. En dépit de sa propre expérience conjugale désastreuse, Arame se plie au

raisonnement de Bougna selon lequel avoir une femme qui l’attend sur l’île de Niodior

préviendrait Lamine de succomber aux charmes de la terre occidentale et garantirait son retour.

Son amie lui précise les nombreux avantages de l’ajout d’une belle-fille à son précaire équilibre

familial: la compagnie d’une autre femme au quotidien, son aide précieuse pour les tâches

domestiques, le degré de responsabilités qui renforcerait le statut d’homme adulte de son seul fils

encore vivant. Forte de ces raisonnements et sachant Lamine amoureux de Daba depuis toujours,

Arame utilise sans scrupules la nouvelle aura d’exilé de son fils pour le faire valoir aux yeux de

tous et jouer de cette pression publique pour défaire les fiançailles déjà célébrées de la jeune

Daba avec son amoureux Ansou.

Très renseignée sur les stratégies matrimoniales de l’île, elles connaissaient la pression

que l’entourage était capable d’exercer sur une fille, dès qu’un émigré s’intéressait à elle.

Répandre une telle nouvelle, c’était mettre la demoiselle en position de privilégiée, ce qui

revenait à lui forcer la main, car tout refus de sa part risquerait de passer pour un caprice,

si d’aventure les siens lui laissaient une telle latitude (CQA, 199).

Le caractère douteux de l’entreprise d’Arame n’a d’égal que la rapidité avec laquelle elle

s’empresse de régler l’affaire (et, par le fait même, le sort de Daba). « Sur l’île, les mariages qui

suscitent des difficultés sont, paradoxalement, les plus rapidement célébrés, comme si les

familles, désireuses d’évacuer les problèmes susceptibles de surgir à l’improviste, se hâtaient

d’arriver au point de non-retour » (CQA, 203). Même l’acrimonieux Koromâk laisse de côté ses

habituelles jérémiades et observations revêches pour exprimer un doute raisonnable quant au

bien-fondé de la démarche de sa femme :

– Ce n’est pas très propre tout ça, il y a tout de même d’autres filles à marier dans ce

village! On casse la baraque de ce brave Ansou, avec l’assentiment forcé de sa

fiancée. Bref, je crois que ce n’est pas ainsi qu’on fait un bon couple.

– Et toi? Comment l’as-tu fait, ton couple? Tu crois que je serais là si mes

parents… (CQA, 202).

Arame ne manque pas de rappeler à son mari que ses hésitations devant ce mariage forcé auraient

été fort pertinentes et opportunes alors qu’il était question de sceller son propre destin. Dans une

sorte de revanche du personnage féminin, Arame ne fait que reproduire une pratique couramment

exécutée et socialement acceptée, voire encouragée. Il résulte de l’analyse du corps social du

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roman de Diome que, comme l’exprime Béatrice Rangira Gallimore, « l’État s’est associé à la

famille et au clan pour décider du sort de la femme118

», sacrifiant sa liberté d’action et d’opinion.

Cette pratique de l’union orchestrée par les pairs est parfois contractée suivant une

possibilité d’avancement de la position sociale. Il en découle une équation conjugale où les

sentiments et le degré de compatibilité ne sont pas des variables prises en considération.

Considérant cela, nous mesurons l’ampleur du veto social tel que présenté dans le roman Celles

qui attendent en ce qui concerne les mariages arrangés, et le peu de latitude accordée aux

principaux intéressés dans l’éventualité de leur refus. Dans le cas de son fils, Arame se base sur le

fait premier des sentiments de Lamine à l’égard de Daba, et sur l’amitié qui les lie, vieille de

nombreuses années. Elle applique néanmoins une pression si forte autour de Daba que celle-ci en

vient à peser les avantages de la vie de femme mariée à Ansou, un simple pêcheur pour lequel

elle éprouve un amour sincère, et ceux de s’unir à Lamine, un homme pour lequel elle n’éprouve

que de l’affection, mais qui est auréolé de la gloire de l’exilé. Elle présume, de plus, que

l’absence de ce dernier lui permettrait de poursuivre en certains points la vie insouciante des

activités d’une jeune célibataire.

Suivant son désir de valoriser son statut social et se pliant aux pressions ambiantes, Daba

emménage dans la demeure d’Arame et commence une vie, à l’image de celle de Coumba,

d’épouse jurant fidélité « à sa chambre vide » (CQA, 214). Étant donné le remous social qui en

découlera (et qui sera étudié au second chapitre), Arame ne peut que réaliser l’ampleur de l’erreur

qui fût la sienne en poussant Daba à une union avec son fils, alors qu’elle-même a tant souffert de

cette coutume.

Arame se sentait mal, parce qu’elle avait tout fait pour marier Lamine et ramener Daba au

logis. Avec une assurance qu’elle ne se connaissait pas jusqu’alors, elle avait détruit

l’embryon de couple que formaient Ansou et Daba, persuadée que son fils avait mieux à

offrir à la jeune fille; et voilà qu’elle en était réduite à la pousser dehors, par manque de

ressources. […] Si Daba devenait aussi malheureuse qu’elle, elle ne se le pardonnerait

jamais! (CQA, 226).

Ce n’est que parvenue au terme du roman que le personnage d’Arame se repend de ses actions;

décidant de laisser son fils et sa bru mener leur barque comme ils l’entendent (CQA, 261), elle

118

Béatrice Rangira Gallimore, « Le Corps : De l’aliénation à l’appropriation chez les romancières de l’Afrique noire

francophone » dans Notre librairie, n° 117, 1994, p. 57.

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répare en partie l’injure en reconnaissant la marque infligée par ses décisions à la vie de sa belle-

fille : « Pardonne-moi d’avoir fait de toi l’épouse d’un absent, car tous tes soucis découlent de

là » (CQA, 284-285).

Ce premier chapitre s’est attaché à exposer l’état de la figure féminine dans le roman

Celles qui attendent, par l’entremise des personnages d’Arame, Bougna, Coumba et Daba. Nous

avons tout d’abord présenté les articulations et particularités du corps social dans le roman, afin

de souligner de quelle manière le caractère insulaire de Niodior confine les habitants de l’île à un

quotidien empreint d’isolement, voire de stagnation. Ce contexte d’enfermement favorise la

pérennisation des valeurs traditionnelles au sein d’une société valorisant les liens généalogiques

qui la tissent de part en part.

De plus, nous avons précisé que la proximité géographique, qui resserre les rapports entre

les Niodioriens, les rapproche également de la misère de leurs conditions de vie caractérisées par

une grande pauvreté. De ce fait, le corps social alterne entre une solidarité communautaire et une

dépendance sociale qui fragmente son unité. Une fois cet environnement social posé, nous avons

analysé deux vecteurs contraignants de l’état des personnages féminins dans le roman. La

polygamie, en premier lieu, a été étudiée sous l’optique de la frustration amère de Bougna, qui

entretient dans le texte de multiples jalousies et rivalités envers sa coépouse. La détresse résignée

de Coumba vient s’ajouter à ce tableau, alors qu’elle est trompée et forcée à la polygamie lorsque

son mari Issa revient de son exil en Europe mariée à une Française. Épuisée de s’être languie

d’Issa durant des années, Coumba subit, résignée, un état qu’elle n’a pas choisi, faute de forces

pour le combattre.

Enfin, notre étude du mariage arrangé comme second état insatisfaisant de la figure

féminine s’est portée sur le personnage d’Arame. Les parents de cette dernière l’ont, durant sa

jeunesse, contrainte à épouser le vieux Koromâk, sans qu’aucune protestation ne soit possible.

Malgré une vie misérable passée dans ces conditions, Arame reproduit ce schéma en forçant

l’union entre son fils Lamine et Daba, prouvant ainsi les propos de la critique Pierrette

Herzberger-Fofana selon lesquels : « [les] [mères] par leur attitude conditionnent les enfants et

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reproduisent les mécanismes d’oppression patriarcaux119

». Sachant qu’« un tel stratagème avait

gâché sa propre vie » (CQA, 258), Arame réalise plus tard l’ampleur de son erreur. Daba, pour sa

part, prend peu à peu conscience de l’état restreint dans lequel la confine ce mariage arrangé. Elle

s’enhardit bientôt dans une tentative de réappropriation de sa destinée sous le couvert d’une

possibilité de promotion de son être.

Dans ce premier chapitre, nous avons voulu montrer de quelle manière se présente, dans

le roman Celles qui attendent, l’état du personnage féminin diomien. En accord avec notre

l’analyse, il en ressort qu’Arame, Bougna, Coumba et Daba vivent un quotidien régi par les

pressions et les attentes de leur corps social quant à la position subordonnée impartie à la femme.

Le peu de liberté conféré à ce sexe conditionne les quatre héroïnes à une attitude résignée devant

une suite incessante de tâches ménagères aliénantes, auxquelles elles se plient en silence. La

même attitude de soumission est prônée par la société niodiorienne concernant les pratiques de la

polygamie et du mariage arrangé. Imposés à la figure féminine sous l’étendard des traditions

patriarcales, ces deux vecteurs engendrent un état insatisfait, même misérable, des personnages

féminins dans le roman.

Le second chapitre envisage, à présent, d’examiner les possibilités d’élévation de la figure

féminine dans Celles qui attendent. Nous montrerons de quelle manière, pour Arame, Bougna,

Coumba et Daba, la réalisation personnelle peut être valorisée malgré la rigidité des traditions qui

construisent le cadre social du roman.

119

Pierrette Herzberger-Fofana, « La Littérature féminine francophone : Les Romancières sénégalaises » dans

Französish heute, vol. 16, n° 4, 1985, p. 415.

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51

Chapitre 2 :

Les possibilités de promotion des personnages féminins

Entre vouloir et pouvoir,

entre penser et tenter,

entre prétendre et oser,

entre risquer et gagner,

rares sont les humains qui bravent les courants

jusqu’à la rive ensorcelée des aspirations accomplies

Fatou Diome, Kétala

Notre premier chapitre s’est attaché à analyser l’état restreint ou insatisfait des quatre

figures féminines du roman à notre étude, à travers la polygamie et le mariage arrangé par les

aînés. Nous avons montré, conformément à notre hypothèse de départ, que la pression des pairs,

ou en d’autres termes les contingences du corps social dans Celles qui attendent, contraint le

personnage féminin à une attitude relativement passive devant le sort qui lui est attribué, sous

peine d’un rejet collectif. Toutefois, devant le constat de leur situation, Arame, Bougna, Coumba

et Daba ont, de pair avec les mots du critique Gabriel Kuitche-Fonkou à propos du désir

d’émancipation féminine, deux réactions: « l’acceptation plus ou moins résignée et le refus plus

ou moins violent120

». Dans ce présent chapitre, nous montrerons que pour les quatre héroïnes du

roman Celles qui attendent, les possibilités de promotion et d’émancipation doivent s’organiser à

l’encontre de l’ordre socialement établi. Pour accéder à une réappropriation, même partielle, de

son être, le personnage féminin doit se positionner en désaccord avec ce que le corps social admet

comme la condition inhérente à la femme. Il lui est donc nécessaire de négocier, voire d’imposer

sa place au sein de la collectivité.

Cette démarche, pour les personnages féminins diomiens, ne s’effectue pas sans heurts,

puisqu’il est parfois pénible de se dresser à l’encontre des valeurs préétablies par la tradition.

Cela se produit au risque de sacrifier leur acceptation sociale. Certaines figures féminines

parviennent néanmoins à revendiquer une posture émancipatrice. Pour Arame, Bougna, Coumba

et Daba, le prix à payer de la liberté d’opinion et d’action – le rejet, même l’ostracisme – est plus

120

Gabriel Kuitche Fonkou, « Le roman négro-africain et le rêve d’émancipation des femmes » dans Revue

Francophone, CIEF, vol. IX, n° 2, 1994, p. 96.

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lourd que l’acceptation passive de ce qui leur est imposé. Dans quelle mesure contrôlent-elles ou

subissent-elles leur destinée? Nous entendons démontrer, dans le présent chapitre, que pour les

quatre femmes du roman, l’adhésion aux attentes de la société s’effectue au détriment de leurs

élans sentimentaux et visées personnelles, par exemple en ce qui concerne la monogamie ou le

choix du partenaire de vie. La promotion du sujet féminin s’opère selon une volonté de

dissentiment et de dépassement de la position qui lui est traditionnellement impartie; nous

soulignerons toutefois que cet idéal est souvent envisagé mais rarement conquis. D’autre part, si

la charge de travail d’Arame, Bougna, Coumba et Daba ne se révèle pas réellement amenuisée,

leur silence a en revanche cédé le pas aux premiers balbutiements d’un discours qui pourrait être

amené à prendre de l’expansion. Le roman se conclut d’ailleurs sur un chant entonné par les

femmes du village à l’occasion de la célébration des noces de Lamine et Daba: « Les femmes

reprenaient [le même air], chorale harmonieuse saisie dans une même transe (…) » (CQA, 327).

Tel que précédemment démontré, l’ordre social restrictif de la microsociété sénégalaise

que constitue l’île de Niodior dans le roman préserve un cadre rigide peu enclin aux évolutions.

Dans le texte, la femme, se constatant brimée dans sa condition particulière, est amenée à

amorcer une action subversive afin d’engendrer une reconsidération des mœurs lui permettant

d’être davantage acceptée. À plusieurs reprises, le personnage d’Arame, réfléchissant sur le poids

de sa condition, conclut qu’« [aucune] boule de cristal ne lui était nécessaire pour comprendre

que quelque chose devait radicalement changer dans sa vie, et ce, le plus rapidement possible »

(CQA, 126). Plus loin, le texte réitère le propos: « Maintenant, elle en était convaincue, il fallait

vraiment que quelque chose changeât. Mais quoi? elle n’en savait trop rien » (CQA, 126-127).

L’accablement face au peu de possibilités offertes à la femme est déjà fortement ressenti au début

du roman, lors de l’exposition de la ronde épuisante des tâches ménagères à effectuer, mais il

n’est que rarement exprimé. Il s’agit initialement, pour Arame, Bougna, Coumba et Daba, de

préserver les apparences et de valoriser la tradition dans un cadre sclérosé de préétablis sociaux,

de rumeurs, de trahisons et de machinations. Peu à peu, il devient primordial pour le personnage

féminin d’en finir avec ce que Pierrette Herzberger-Fofana énonce comme la « course au

paraître121

». Attendu que, selon le théoricien sociocritique Pierre Zima, « la liberté individuelle

121

Pierrette Herzberger-Fofana, « La Littérature féminine francophone : Les Romancières sénégalaises » dans

Französish heute, op. cit., p. 411.

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est sensiblement réduite par des contraintes […] sociales122

», nous affirmons que la seule

manière, pour la figure féminine du roman, d’accéder à une forme marquée de promotion est de «

choisi[r] son destin en son for intérieur et le revendique[r]123

» publiquement.

Pour le personnage de Daba, par exemple, l’affirmation selon laquelle « [la femme] n’a

qu’à accepter une réalité sociale qui s’est constituée indépendamment [d’elle]124

» s’avère lourde

de conséquences. Poussée par ses pairs à s’unir avec Lamine, pour lequel elle n’éprouve pas

d’amour, elle accepte difficilement son nouveau statut d’épouse. Observant un groupe de femmes

du village empreintes d’une « résignation si complète qu’elles avaient fini par oublier les

innombrables motifs de révolte et de tristesse qui les habitaient » (CQA, 206), « Daba sentait bien

que son drame, à elle, ne faisait que commencer » (CQA, 206). Dans cette entreprise de

bousculement des règles en place visant leur régénération, la figure féminine est appelée à

provoquer diverses réactions au sein de ses pairs. Il s’ensuit, pour reprendre les termes de

Catherine Durvye, « que le personnage agit sur ce monde, le transforme, et que le récit

romanesque n’est autre que le parcours qu’accomplit le personnage pour assurer cette

transformation125

».

Le silence et l’endurance dont font preuve les héroïnes de Celles qui attendent illustrent

que le sujet féminin dispose d’une faible propension à faire valoir ouvertement sa parole. Son

mérite est en majeure partie calculable à sa faculté de travailler avec acharnement. C’est non pas

en leur qualité d’être singulier que les femmes sont reconnues, mais plutôt en tant qu’éléments

d’un tout significatif d’allégeance patriarcale. Nous verrons que, pour celles qui saisissent

l’éventualité d’agir en visant l’amélioration de leurs conditions de vie, cette force de caractère est

à la fois immanente et construite selon les faits auxquels elles sont confrontées car « [les]

événements [sont conçus] pour permettre le développement d’un caractère126

».

122

Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, op. cit., p. 48. 123

Catherine Durvye, Le roman et ses personnages, Paris, Éditions Ellipses, 2007, p. 76. 124

« l’Homme n’a qu’à accepter une réalité sociale qui s’est constituée indépendamment de lui » dans Pierre Zima,

Manuel de sociocritique, op. cit., p. 65 (Nous féminisons le propos). 125

Catherine Durvye, Le roman et ses personnages, op. cit., p. 75. 126

Robert Charbonneau, Connaissance du personnage, Montréal, Éditions de L’Arbre, 1944, p. 20.

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Notre analyse vise à vérifier si le bonheur des personnages féminins peut être priorisé, en

dépit de la rigidité des traditions dépeintes dans le roman. Pour ce faire, nous analyserons, dans

ce second chapitre, les destinées individuelles des quatre héroïnes, afin d’isoler de quelle manière

s’organisent leurs possibilités d’élévation. La trame romanesque permet-elle à Arame, Bougna,

Coumba et Daba d’opérer des changements quant à leurs conditions d’existence ou ces figures

féminines sont-elles confinées aux mêmes insatisfactions au terme du texte? Quelles sont les

promotions achevées, en l’occurrence pour Arame et de Daba, étant donné les vecteurs

d’aliénation féminine traités plus tôt, soit la polygamie et le mariage arrangé? Pour les

personnages de Bougna et de Coumba, nous verrons qu’il est difficile de parler d’élévation.

Puisqu’il leur est impossible de renverser leur état, nous dégagerons les améliorations exposées

par le texte. Enfin, le roman pose l’accès à l’éducation et la scolarisation de la femme comme

élément essentiel de la promotion du sujet féminin.

1. Élévation des personnages féminins

1.1. La revanche d’Arame

Au sujet d’Arame, nous pouvons certainement utiliser le qualificatif d’« évolution ». Ce

personnage se démarque, en premier lieu, par une plus grande expression de son individualité.

Elle s’émancipe tout d’abord de l’emprise de Bougna. Cette dernière avait joué de son influence

sur Arame afin de mettre à exécution son plan d’envoyer clandestinement Issa à l’étranger. Plus

effacée face au tempérament de meneuse de Bougna, Arame cède et y inclut son propre fils

Lamine. Cet événement, et les souffrances de l’attente qui en découlent par la suite, modifient le

lien entre les deux amies: « On a peine à l’admettre, mais les amitiés vieillissent à l’instar de nos

veines; on souhaite qu’elles tiennent le coup, mais il arrive qu’elles se nécrosent » (CQA, 278).

Arame et Bougna, qui se sont toujours côtoyées et soutenues, voient une distance s’installer entre

elles. Tandis que Bougna contemple les changements qui s’effectuent dans sa propre demeure,

l’acquisition par Arame d’un plus grand pouvoir décisionnel l’affranchit de la force de caractère

de sa compagne et l’éloigne du rôle passif qu’elle tenait au sein de leur duo.

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La présence de Koromâk contribuait à exercer un contrôle symbolique masculin. À sa

mort, Arame est affranchie d’un homme qui l’aliénait physiquement et psychologiquement : de

son vivant, « [plus] Koromâk dépendait de son épouse, plus il l’exécrait » (CQA, 34). Dans ces

conditions, nous observons qu’Arame conquiert une forme de pouvoir désigné comme le droit

d’aînesse. Ce droit, synonyme d’une certaine supériorité sociale, devient à la portée d’une femme

africaine dans la force de l’âge ayant accompli ses fonctions familiales et reproductrices. Elle

bénéficie alors « d’une force d’autorité et d’un pouvoir de décision127

» et d’une plus grande

considération de la part de sa société.

Pour Arame, le droit d’aînesse est salutaire à l’organisation, quoique tardive, d’une vie

plus libre et satisfaisante; le fait de l’âge influe sur sa position sociale et lui ouvre de nouvelles

possibilités quant à son élévation personnelle. Comme la période de veuvage imposée par la

religion musulmane après le trépas de Koromâk expire, l’amour de jeunesse d’Arame, duquel elle

avait été détournée par un mariage arrangé, se présente à elle. Le prétendant réaffirme la force de

ses sentiments et la presse de devenir son épouse, plusieurs décennies après qu’ils aient été

séparés. Jeune fille, Arame avait laissé l’obéissance traditionnelle façonner son caractère et

décider de sa destinée. Elle s’était pliée aux plans de ses parents pour l’unir à Koromâk.

Devenue une femme mature, les possibilités décisionnelles se sont modifiées : « À leur

âge respectable, plus personne ne pouvait ajourner leur volonté. Mais avant de donner sa réponse,

Arame avait voulu tout expliquer à son fils et obtenir son aval » (CQA, 314-315). L’élévation,

pour ce personnage féminin, se traduit donc par une union non-arrangée qui garantit son

épanouissement. En y apportant un consentement volontaire, de surcroît en choisissant d’y

inclure l’opinion de son fils, Arame démontre son autonomisation. Elle confie ainsi à Lamine que

les manigances de ses parents pour choisir son époux n’ont pas réussi à la détourner de ses

véritables sentiments.

En effet, Arame a conçu ses deux fils lors d’adultères avec son amour de jeunesse. Cette

trahison, soupçonnée par son mari Koromâk, a par ailleurs grandement conditionné l’attitude

127

Pierrette Herzberger-Fofana, « La Littérature féminine francophone : Les Romancières sénégalaises » dans

Französish heute, op. cit., p. 418.

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hargneuse de ce dernier tout au long de leur vie. La véritable identité du géniteur de Lamine et de

son défunt frère aîné a été pour leur mère un secret lourd et menaçant son statut au sein de sa

communauté. Un corps social exigeant de la part de ses membres féminins un comportement

irréprochable aurait démontré peu d’empathie si les infidélités d’Arame étaient venues à

s’ébruiter. Le village aurait retenu sa faute, tout en faisant la sourde oreille à ses justifications

concernant le penchant de son cœur pour son véritable amour. Lamine, apprenant l’existence de

son père biologique, se fait complice de l’élévation d’Arame et donne à sa mère sa bénédiction :

« Oui, il voulait rencontrer son père, qu’il avait souvent frôlé sans rien savoir de lui. Oui, il

voulait voir ses parents réunis » (CQA, 315).

Ainsi, Arame, auparavant enviée pour son union monogamique (et pourtant malheureuse),

choisit de plein gré la position controversée de la polygamie. Ni son récent statut de veuve, ni les

épouses antérieures de son prétendant ne semblent peser dans la balance. Arame exerce sa

revanche sur le corps social qui, des années plus tôt, l’a enfermée dans un mariage monogamique

forcé et malheureux. Forte de son indépendance nouvellement conquise, elle s’insère

volontairement dans une situation fortement déplorée par d’autres personnages féminins –

Bougna, Coumba – du roman, la polygamie. Selon Philippe Antoine, « [la] pression sociale vis-à-

vis du mariage est telle que certaines femmes non-mariées sont prêtes à entrer dans une union

polygamique, et à conforter, malgré elles, cette institution128

». Dans le cas du roman de Fatou

Diome, cette possibilité n’est pas envisageable pour le personnage d’Arame. En effet, celle-ci

vise un épanouissement personnel par le biais de sa seconde union. En réaction aux décisions

concernant son premier mariage desquelles elle avait été, à l’époque, complètement exclue,

Arame élève la voix pour créer un arrangement personnalisé lui permettant d’élaborer à son aise

sa nouvelle situation polygamique :

la cinquantaine bien sonnée, elle allait être une troisième épouse et découvrir la

polygamie! Arame, gaie comme une adolescente amoureuse, riposta que les deux épouses

du monsieur n’avaient manifesté aucune hostilité, lorsque leur mari les avait informées de

son galant projet. […] [Ayant] grandi au village les dames savaient qu’Arame les avait

précédées dans le cœur de leur époux. Et pendant que les autres riaient, Arame ajouta que

cela ne la dérangeait pas, puisqu’elle n’irait pas se battre dans un foyer conjugal

polycéphale et qu’elle aurait l’immense plaisir de rester chez elle, où elle recevrait son

chéri pour leurs rendez-vous amoureux (CQA, 315-316).

128

Philippe Antoine, La société dakaroise et le mariage civil : un compromis entre droit de la famille et religion,

Actes de colloque, Paris, AIDELF, 2008, p. 1005-1118.

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Arame récupère une partie de son pouvoir féminin en alliant les avantages affectifs, sociaux

et économiques de la vie conjugale à l’indépendance, la liberté et la stabilité du quotidien qu’elle

occupait déjà sans intervention masculine. Cet arrangement est inédit au village de Niodior :

d’ordinaire, la cohabitation des épouses, forcée par la pauvreté, envenime la situation des

ménages polygamiques. Or, l’indépendance d’Arame, qui habitera seule avec ses petits-enfants,

lui offre la possibilité d’une reconquête de son destin et, en conséquence, une promotion de son

état. Plus encore, elle lui permet de s’imposer en maîtresse de sa propre demeure, laquelle n’est

pas habitée par la forme du pouvoir symbolique masculin, habituellement incarné par le mari.

Lorsque Lamine rentre d’Europe, Arame est guérie des souffrances imposées par l’attente

de son fils. Lamine devient complice de la promotion du personnage d’Arame, en lui apportant

un salutaire soutien financier. La maturité acquise dans les revers de son exil a transformé

Lamine en une figure masculine sur laquelle il est permis de compter:

Il rénova et meubla le bâtiment familial, où ne demeuraient plus qu’Arame et ses petits-

enfants, installés beaucoup plus confortablement. Pour lui, Daba et leur fille, Lamine

avait construit un bel appartement en face du logement de sa mère. […] Amoureux de sa

femme et soucieux du bien-être de toute cette maisonnée qui gravitait autour de lui,

Lamine n’envisageait plus de s’éloigner (CQA, 313-314).

Arame est délestée de plusieurs de ses soucis financiers et planifie ses noces à venir.

Sachant que « Lamine, qui avait maintenant des papiers en règle pour circuler en Europe, […]

n’envisageait plus de quitter les siens » (CQA, 316), Arame jouit incontestablement de son

élévation : « L’avenir sourirait enfin à la brave Arame » (CQA, 316).

1.2. La désillusion de Bougna

Il est, à priori, audacieux de parler d’une véritable promotion en ce qui concerne le

personnage de Bougna. Ce personnage s’exprimait déjà, aux prémices du roman, comme

insatisfait de sa situation. Être la deuxième épouse de son mari, Wagane, confine Bougna à un

état polygamique qu’elle exècre. En plus de ne pouvoir disposer de l’exclusivité de l’attention et

des sentiments de son époux, Bougna envenime quotidiennement ses rapports avec sa coépouse

au nom de la rancœur et de la jalousie qui la tiraillent. Puisque les fils de sa coépouse ont

brillamment réussi dans leurs carrières respectives en tant que fonctionnaires au gouvernement,

ils sont pourvus de moyens qu’ils mettent à contribution pour la survie de la famille. La réussite

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professionnelle de ses fils permet à la première épouse de Wagane de « se [tailler] une place de

reine mère, réduisant [Bougna] à néant, puisqu’elle et ses enfants n’apportaient rien au foyer »

(58). Voulant prendre sa revanche sur sa rivale et reconquérir sa dignité, Bougna avait conçu le

plan d’envoyer Issa en Europe afin qu’il y trouve les moyens financiers permettant d’améliorer le

sort de leur famille.

Bougna tente ainsi de conquérir des possibilités de promotion de son état par le biais de

deux éléments : la réussite de son fils, laquelle lui assurera une vengeance à l’endroit de sa

coépouse. Sur le premier critère, Bougna parvient à une amélioration de sa condition matérielle

grâce à certains accomplissements d’Issa. Lorsque celui-ci revient à Niodior accompagné de sa

femme française, il fait profiter à sa famille des largesses économiques dont il dispose dans cette

nouvelle union : « Issa donna beaucoup d’argent à chacun de ses parents et plus encore pour la

dépense quotidienne » (CQA, 268). Pour Wagane, Bougna, Coumba et les enfants, les

souffrances de l’attente d’Issa sont ainsi compensées monétairement. À ce titre, l’orgueil de

Bougna est sauf en raison de la « réussite » de son fils et nous pouvons considérer ce fait comme

une élévation de son état initial.

Toutefois, le triomphe de Bougna sur le plan financier est contrebalancé d’une cuisante

défaite : la perte de son fils. Ayant encouragé Issa dans son exil en Europe afin qu’il y fasse

fortune, Bougna constate la distance qui en est venue à les séparer. Leur éloignement se cristallise

par l’union d’Issa avec une Française, et son établissement définitif en terre européenne avec

leurs trois enfants. Le retour qu’effectue Issa à Niodior n’est donc que provisoire.

Bougna avait cru, aux premiers abords, que puisqu’« un homme marié ne se perd pas à

l’aventure […]un mariage [avec une femme de Niodior] responsabiliserait [son] fils et garantirait

son retour » (CQA, 91). Pourtant, le mariage entre Issa et Coumba n’a pas réussi à lui ramener

son fils. La visite d’Issa à Niodior, accompagné de sa nouvelle famille, marque la désillusion du

plan initial concocté par sa mère : « Après avoir passé plusieurs jours à les observer, Bougna

bouillonnait. […] [Elle] préférait nettement la gazelle Coumba, la bosseuse polie et discrète, qui

lui offrait ce qu’elle attendait d’une belle-fille » (CQA, 272). Bougna profite du retour d’Issa pour

renouer la communication avec lui, et s’exprimer sur sa nouvelle situation de vie. Mais sans

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succès : elle émerge de leurs rares entretiens désillusionnée, « dépitée » (CQA, 272), comprenant

« qu’elle ne pourrait rien changer à l’attelage » (CQA, 273). Bougna se voit obligée d’admettre

qu’elle a perdu son fils aux dépens de l’Occident. « ―Mon fils reviendra! Il travaille, accumule de

l’argent pour sa femme et son fils, mais il reviendra!‖, claironnait Bougna à qui voulait

l’entendre, mais l’homme qui lui était revenu avait laissé le fils qu’elle attendait en cours de

route » (CQA, 274). Bougna affronte ainsi l’échec partiel de sa tentative de promotion : bien que

parrainée par les moyens financiers de la nouvelle épouse de son fils, elle doit composer avec un

quotidien déserté par la présence de son enfant.

Nous avons énoncé que pour Bougna, le désir d’élévation de sa condition s’organisait aussi

selon une prise de revanche face à sa coépouse. Mais outre sa rivale, c’est le principe

polygamique même de son union que Bougna a toujours combattu. Ce vecteur demeure la cause

profonde de l’insatisfaction de son état. Le roman s’achève tandis que la condition polygamique

de Bougna s’alourdit encore davantage, avec l’arrivée dans sa demeure d’une troisième épouse

beaucoup plus jeune qu’elle :

Wagane, le mari de Bougna, […] s’enticha d’une jeune veuve qu’il s’empressa d’épouser.

La dame serait mieux assortie à l’un de ses fils, mais elle était trop pauvre pour dédaigner

le soutien d’un papy prêt à tout pour elle. Déjà incapable de rivaliser avec la première

épouse, Bougna, vieillissante, vécut ces épousailles comme l’ultime outrage. En d’autres

temps, elle aurait plié bagage et quitté le village en criant au déshonneur. Mais où

pouvait-elle aller avec sa nombreuse marmaille? Et de quoi vivrait-elle? (CQA, 242).

L’affront du remariage de Wagane est subi par Bougna comme un coup de grâce et montre

que le désir de monogamie, comme état matrimonial espéré par ce personnage, demeure

inassouvi. Cette amertume s’ajoute à l’annonce des améliorations matrimoniales d’Arame, qui

négocie en un tour de force une union heureuse quoique polygamique, dans laquelle il lui est

possible de poser ses propres conditions. L’amélioration des conditions matrimoniales d’Arame

reflète parallèlement l’échec de Bougna, qui ne peut espérer une telle liberté au sein de sa propre

union : « Bougna, qui menait toujours sa guerre contre ses coépouses et n’espérait plus grand

chose d’Issa, n’était pas la seule à l’envier » (CQA, 316). Ce dénouement négatif, en plus de la

perte d’Issa au profit de l’Occident, nous permet d’affirmer qu’il est impossible de qualifier les

améliorations temporaires de l’existence de Bougna comme une réelle élévation.

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1.3. La résignation de Coumba

Comme pour Bougna, il serait difficile de supposer une élévation du personnage de

Coumba. La fin du roman, en effet, la présente oubliée par Issa. Ce dernier est définitivement

installé en Europe en compagnie de sa deuxième femme et de leurs trois enfants : « Il s’était

contenté de lui assurer qu’il reviendrait tous les ans. Personne n’y croyait, même pas lui » (CQA,

273). Demeurée seule au village avec sa progéniture et toujours assignée aux tâches domestiques

de la famille d’Issa, Coumba offre l’image d’une jeune femme rongée et dépérie par les

symptômes du délaissement amoureux. Elle semble ne plus posséder aucune force lui permettant

de rehausser son état.

Issa appelait encore, mais trop rarement. Elle ne lui en voulait même plus. Elle avait

dépassé les phases de dépit, de colère et de lamentation. […] À quoi bon hurler son

amertume? […] Elle restait simplement là, dans la grande concession familiale où elle ne

savait plus ce qui l’attendait. Un homme, un divorce ou un décès? À coup sûr, l’une de

ces trois éventualités la guettait. Elle laissait donc le temps choisir pour elle (CQA, 265).

Coumba paie lourdement le tribut de l’attente, et la dégradation faite à son état psychologique est

indéniable. L’absence d’Issa l’empêche d’affermir son statut d’épouse, mais l’existence de son

époux quelque part ailleurs dans le monde lui interdit de se croire veuve : « Les veuves, on les

plaint, on les cajole, on les entoure de compassion. Mais comment s’avouer veuve éplorée, quand

on n’a enterré personne? » (CQA, 11).

Les limbes matrimoniaux qui retiennent Coumba, épouse sans mari, l’empêchent de se

dissocier d’Issa pour la quête d’un autre partenaire : « Même les séducteurs patentés […] ne la

faisaient pas vaciller. Ils renonçaient à elle, dépités, mais respectueux devant sa résistance sans

faille » (CQA, 216). À plusieurs reprises, le texte souligne l’état misérable de Coumba, épouse

abandonnée: «En épousant Issa, elle avait rêvé d’amour, de douceur, de complicité, de nuits

torrides, mais certainement pas de cette solitude qui s’apparentait à un interminable veuvage »

(CQA, 211). La reconnaissance de son désespoir aurait pu pousser Coumba à vouloir y mettre un

terme. Elle aurait pu, par exemple, poser à Issa un ultimatum pressant son retour, ou simplement

quitter la maison de Bougna afin de retourner dans la demeure de ses parents et récupérer une

forme de contrôle sur sa vie. Mais il n’en est rien : aucune des souffrances endurées par Coumba

ne la décide à quitter la toile qui l’emprisonne, et aucune des années passées sans son époux

n’altère son amour pour lui :

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Elle aurait voulu s’en dégoûter, le haïr, le maudire, s’en détacher, bref, l’oublier, comme

sa première dent de lait. Seules, les soirs froids dans sa chambre, elle avait prié, pleuré,

vitupéré, rien n’y faisait. Ni ses heures de travail multipliées à l’infini, ni la cour assidue

de certains charognards ramasseurs de veuves n’avaient réussi à chasser Issa de son cœur

meurtri. Elle était là, dévouée, combative et chaque jour que Dieu faisait, elle jurait

fidélité à sa chambre vide (CQA, 213-214).

L’état hébété et même effacé de Coumba s’enracine encore davantage dans la déception

engendrée par l’état polygamique dans lequel elle se retrouve emmurée. Ce désenchantement est

partagé par d’autres figures féminines en littérature africaine, comme le personnage de Flo,

narratrice et protagoniste du roman Rencontres Essentielles129

de Thérèse Kuoh Moukoury.

Mariée depuis quelques années avec Joël, Flo voit l’intérêt de ce dernier se détourner vers une

autre femme, l’indépendante européenne Doris, avec laquelle il officialise son union. Dévastée

par un triangle amoureux dont elle ressent les ravages, Flo voit sa situation personnelle se

détériorer jusqu’à s’interroger : « Ai-je donc encore quelque pouvoir?130

». Tout comme Flo,

Coumba se retrouve face à une rivale étrangère extérieure au carcan des valeurs traditionnelles

africaines: « Elle était la femme au foyer, l’autre, la femme amoureuse qui s’était arrogé les

promenades et les rencontres avec Issa » (CQA, 273). Plus de quarante ans d’écriture féminine

séparent ces deux héroïnes africaines. Pourtant, elles tentent de faire face à une même situation

qui leur commande de s’effacer pour le bienfait des valeurs sociales ou la valorisation du

masculin : « Tout ceci me fait mal [, confie Flo]. Je m’efforce de l’accepter, stoïquement. Je ne

suis plus une vraie femme, je n’ai plus ni orgueil ni fierté131

».

Prisonniers de leur situation comme de leur réaction passive (« Lorsque la tristesse

l’étranglait, Coumba restait muette » (CQA, 266)), motivés principalement par l’espoir de

s’attirer à nouveau les faveurs de l’homme aimé mais détourné vers un nouveau modèle, ces deux

personnages issus d’œuvres littéraires pourtant distinctes partagent le même constat, celui de

l’abandon. « C’est fini. […] Des hommes et des femmes passent dans la brume, muets,

indifférents, chacun perdu dans le rêve de son histoire. Je voudrais leur dire que j’ai été mal

129

Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles, op. cit. 130

Ibid., p. 103. 131

Ibid., p. 110.

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aimée. À quoi bon? […] Ma tristesse est grande mais ma tristesse n’intéresse jamais

personne132

».

Le sort de Coumba présente également une analogie avec les deux personnages féminins

du roman Une si longue lettre, de Mariama Bâ. Le texte présente deux femmes, Ramatoulaye et

Aïssatou, aussi confrontées au choix de leurs époux de convoler en secondes noces. Dans Une si

longue lettre, c’est le très jeune âge des nouvelles épouses de leurs maris qui confronte les deux

personnages féminins. Les rivales de Coumba et de Flo, elles, sont européennes et préférées pour

cette raison. Le roman de Mariama Bâ montre deux réactions antagonistes à une situation aussi

délicate que celle d’une épouse déclassée au profit d’une autre : Ramatoulaye incarne

l’acceptation et Aïssatou, la révolte. Lorsque cette dernière se retrouve dans une situation

polygamique à la suite des secondes noces de son mari Mawdo, Aïssatou divorce avec fracas, et

lui assène dans sa lettre d’adieu: « Vêtue du seul habit de la dignité, je poursuis ma route133

».

Des quatre figures féminines du roman Celles qui attendent, Coumba est celle qui attend le plus

longtemps l’issue d’un éventuel bonheur. Elle se voit donc accoler l’étiquette de la passivité

inhérente à cet état. Prisonnière de sa situation maritale où l’épanouissement conjugal lui semble

à jamais refusé, Coumba n’a en effet d’autre solution que de faire symboliquement siens les mots

d’Aïssatou, destinataire d’Une si longue Lettre, et d’envisager de poursuivre son chemin seule.

Si la polygamie est presque normative dans le village, la situation de Coumba n’est guère

dévalorisante pour autant. Les autres femmes affrontent également l’éventualité de perdre

l’exclusivité de leur statut au cours de leur vie conjugale. De surcroît, la deuxième épouse d’Issa

étant européenne, l’arrangement n’en devient que plus favorable aux yeux d’autrui. La gloire de

l’homme exilé est ainsi complétée par les moyens financiers apportés à la famille restée à

Niodior. Dans la société dépeinte par le texte, nous relevons que Coumba ne peut espérer obtenir

de sympathie quant à sa situation d’épouse délaissée. En effet, le comportement d’Issa renforce

les traditions établies par la propagation du principe polygamique. Dans ce cas, le facteur social

est accompli au-delà du facteur personnel : si Coumba a toujours agi en accord avec les attentes

de sa société par son acceptation de la situation, cela s’opère, dans le roman, au coût de son

132

Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles, p. 121. 133

Mariama Bâ, Une si longue lettre, op. cit., p. 50.

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propre épanouissement : « Coumba restait dans son foyer conjugal, où elle n’espérait plus de

mari mais de quoi vivre » (CQA, 274).

Bien que l’élévation de Coumba ne puisse s’effectuer sur un plan direct, l’accès au

contentement demeure possible par le biais de son fils. Issu des premiers moments de mariage

partagés avec Issa et donc d’un temps heureux qui ne tarissait pas de promesses, l’enfant

concentre, au terme du roman, les seuls espoirs de sa mère pour le présent et pour l’avenir.

Avait-elle cessé d’aimer Issa? Il lui manquait la force de se poser cette question; ce qui

était certain, c’est qu’elle aimait son fils plus que tout et qu’elle était prête, pour lui, à

tous les sacrifices, y compris celui de rester mariée à un homme qui appartenait

maintenant à une autre » (CQA, 274).

Piégée par une situation qui scelle sa destinée, Coumba choisit de dépasser la douleur de la

trahison d’Issa en privilégiant les soins et l’éducation qui seront donnés aux deux enfants qu’elle

garde de lui : « Quelque chose en Coumba ne supportait plus les réjouissances. Mais

l’extraordinaire vitalité de son enfant la redressait » (CQA, 264); « parce que ses grands yeux

magnifiaient le quotidien, Coumba, du fond de sa mélancolie, se disait que le monde n’était pas si

moche que ça » ; « Quelque temps après le départ d’Issa, son corps lui signifia une autre bonne

raison de rester. Coumba attendait son deuxième enfant. Lorsque l’infirmier lui confirma sa

grossesse, elle pleura comme s’il venait de lui diagnostiquer une grave maladie » (CQA, 274).

Pour le personnage de Coumba, l’émancipation provient de la constatation qu’elle ne sera

jamais en mesure (un peu dans la même optique de nos constatations initiales concernant Arame

et Bougna) de compter sur une présence masculine pour supporter ou améliorer son existence.

Appuyée par son entourage et par l’approbation sociale, elle n’a qu’elle-même à offrir comme

figure parentale à ses enfants, lesquels grandiront avec l’inévitable carence d’un modèle paternel

qu’ils n’auront jamais réellement connu.

Il est intéressant de souligner que Coumba, comme Flo, conservent toutes deux le goût de

vivre par l’entremise des soins apportés à un enfant. Pour Flo, il s’agit de la fille que son mari

Joël a eu avec Doris, cette rivale étant éradiquée par la mort à la fin du roman : « Dans ses veines,

pas une goutte de mon sang, je le sais, mais ne me l’enlevez surtout pas. Il peut comprendre que

j’ai besoin, moi aussi, de toute l’affection et de tout l’amour du monde. Il me reste encore un

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espoir134

». En ce qui concerne Coumba, dont nous avons pu constater la détérioration physique

et psychologique tout au long du roman, les dés sont jetés : « Coumba était là, femme sans mari

ni amant, son cœur ne battait que pour donner à son fils tout ce qui lui manquait à elle, l’amour »

(CQA, 265). Elle choisit d’organiser son élévation au moyen des minces armes de libération qui

sont laissées à sa disposition : orienter ce qui demeure encore vivant de son cœur vers les êtres de

sa chair, avec lesquels une relation d’amour inconditionnel réciproque est encore possible.

1.4. L’ascension de Daba

Des quatre protagonistes féminins du texte, Daba constitue l’incarnation la plus vive d’un

malaise face à l’ordre social institué. Avant d’en exposer les avancées vers une éventuelle

promotion, il convient de rappeler les paramètres du mariage arrangé restreignant son état. Daba

est, dans le roman, initialement fiancée avec l’accord des deux familles à son amoureux Ansou.

Pourtant, elle voit cette promesse brisée par les manigances d’Arame pour la marier à son propre

fils, Lamine. Sachant Lamine amoureux de Daba depuis l’enfance, Arame le valorise aux yeux de

tous en tant que bon parti auréolé de la gloire de l’exilé. Daba s’en retrouve détournée de

l’homme qu’elle aimait et se marie à Lamine, bien que ce dernier ait déjà quitté le pays à la

conquête d’une sécurité financière pour sa famille.

À l’origine de cette situation se trouve certes une grande pression des pairs

l’encourageant vers le partenaire le plus avantageux, mais également un penchant personnel de

Daba calculé quant aux possibilités de l’union : « Il est vrai que sa mère avait murmuré à son

oreille, mais elle n’eut pas besoin de la pousser trop vivement. [Daba espérait que] ses sentiments

pour Lamine évolueraient] en même temps que sa condition sociale » (CQA, 223). Le roman

ajoute qu’« [une] femme finit toujours par aimer celui qui lui apporte gloire et richesse » (CQA,

223-224). Cette attitude de Daba, qui vise une promotion sociale par le biais d’une union

matrimoniale, tend à confirmer les propos de Pierre Bourdieu selon lesquels « l’inclinaison

amoureuse n’est pas exempte d’une forme de rationalité qui ne doit rien au calcul rationnel ou, en

d’autres termes, que l’amour est souvent pour une part amor fati, amour du destin social135

».

134

Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles, op. cit., p. 125. 135

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 58.

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Cependant, Daba comprend rapidement le peu de possibilités d’amélioration de son état

conféré par la voie qu’elle a choisie. Elle est privée de la liberté d’action, de l’insouciance, des

amusements et flirts inhérents à la vie des jeunes filles célibataires : « Même si ton mari n’est pas

là, [la met-on en garde,] tu n’es plus une demoiselle, mais une épouse; par conséquent tu ne

devras plus fréquenter les soirées de tes camarades encore célibataires » (CQA, 204). À

l’occasion de la fête où elle fait sa première apparition en tant que femme mariée, la modification

de son état matrimonial se fait, pour Daba, encore plus cruellement sentir :

[Très] vite, Daba comprit qu’elle ne passerait pas la journée à parader. Alors que ses

camarades célibataires, en cercle sous les cocotiers, écoutaient de la musique, dansaient,

flirtaient, sirotaient des jus de fruits en attendant le déjeuner, Arame lui ordonna de

rejoindre les femmes mariées qui s’affairaient autour de gigantesques marmites (CQA,

205).

Loin d’accéder, comme elle l’avait escompté, à une promotion de sa condition, Daba ne

connaît plus que les contraintes de la vie de femme mariée : l’attente d’un mari absent, le serment

de fidélité à une chambre vide, le poids des tâches quotidiennes à effectuer pour la belle-famille.

Insatisfaite, elle est amère de la tournure des événements. « Au fond d’elle, Daba fulminait et

regrettait déjà sa liberté d’antan » (CQA, 205). Il faut dire qu’elle ne ressent pas pour Lamine

l’amour profond que voue Coumba à son propre mari en exil, pour lui permettre de pallier à la

longueur des jours. Daba mesure l’ampleur du piège refermé autour d’elle et ressent l’urgence de

s’en dépêtrer, mais voit ses mouvements scrutés par tous, du fait que « les épouses d’émigrés sont

sous haute surveillance » (CQA, 204). De plus, « se rebiffer, ce serait rater son intégration dans

son nouveau quartier. La bonne démarche, d’après ce que lui avait dit sa mère, c’était d’obéir

sans trop s’écraser, sous peine de ne plus jamais être respectée par les autres » (CQA, 205-206).

Trouvant dans le silence la seule manière de traduire la colère et l’impuissance qui l’habitent,

Daba, selon les coutumes établies, réside avec sa belle-famille. Elle ne reçoit de son mari absent

que de brèves nouvelles, à des intervalles trop longs pour instaurer un véritable contact entre les

deux époux.

Secouée par le désespoir de se voir condamnée à une telle existence, Daba est également

taraudée par la proximité d’Ansou qui accepte fort mal un si abrupt dénouement à leur passion.

L’état insatisfait dans lequel la confine son mariage arrangé est jugé par Daba comme

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inacceptable. Elle tente de se réapproprier une certaine liberté d’action et de décision. Cela n’est

possible qu’en opérant une distance avec l’environnement social qui la réprime. Daba quitte donc

le village pour la ville, où elle est hébergée par son oncle. Là-bas, elle reçoit fréquemment les

visites d’Ansou, qui l’a suivi dans l’espoir de reconquérir son aimée: « Ils ne s’étaient jamais dit

qu’ils arrêtaient, qu’ils ne s’aimaient plus, tout s’était décidé rapidement et nul n’avait sollicité

leur avis; c’est pourquoi Ansou était persuadé qu’un jour leurs souvenirs, leur amour réciproque

les réuniraient à nouveau » (CQA, 223). Armé de patience, Ansou multiple les occasions de

rencontre avec Daba, se rapproche d’elle sous le couvert des convenances dans l’espoir

d’annihiler les barrières imposées entre eux par la bienséance. « ―Aller voir Ansou? Mais enfin,

que diraient les gens?‖ Non, même si elle le désirait, elle ne le pouvait pas. Ils étaient observés

par tous » (CQA, 223). Mais, graduellement poussée par les sentiments qui les avaient de prime

abord réunis avant son mariage arrangé, Daba finit par mentir à son entourage :

Lorsqu’elle n’y tenait plus, elle prétextait une virée avec des copines pour aller le

retrouver. Ce nouveau jeu de cache-cache pimentait leurs rendez-vous. […] Mais, chaque

fois ils s’approchaient encore un peu plus du feu, ce qui mettait leur résistance à rude

épreuve. « Non, ça n’arrivera pas, je ne peux pas faire ça », se convainquait Daba, en

rentrant chez elle. « Patience, ça arrivera bientôt », se rassérénait Ansou en la

raccompagnant (CQA, 251-252).

Daba refoule de plus en plus la limite qui la sépare de l’union physique avec celui qu’elle

aime, mais conséquemment de l’impardonnable adultère. L’inévitable se produit : « Il fallait que

la peau des amants brûle jusqu’à leur faire oublier l’emprise de la morale » (CQA, 252); Daba

tombe enceinte d’Ansou malgré son statut de femme mariée. Tandis que Lamine est

irrémédiablement absent, perdu quelque part en Europe, son épouse de conventions succombe

finalement à la force de ses sentiments. À ce stade du roman, le personnage de Daba,

conformément à notre hypothèse de départ, entend récupérer une forme de pouvoir et de liberté

en agissant à l’encontre des règles qui régissent sa société. Une possibilité de promotion de son

état matrimonial insatisfait est, selon elle, accessible par l’entremise de ses retrouvailles avec

Ansou. Daba transgresse donc l’engagement que ses pairs l’ont forcé à contracter.

« Que se passerait-il? Que feraient-ils? Il se passa ce qui devait se passer. Ils s’étaient revus

et avaient recommencé, encore et encore. Quelques mois plus tard, Daba augmenta la taille de ses

robes. Vain camouflage » (CQA, 252). Même après le début des rumeurs concernant sa grossesse,

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Daba persiste à fréquenter ouvertement Ansou, malgré la désapprobation publique qui enfle en

ville. Rejetée par son oncle après son accouchement, elle doit retourner sur l’île où, selon le

protocole marital et social, elle réintègre la maison de sa belle-famille : « Selon la tradition, sa

belle-famille devait pourvoir à ses besoins en l’absence de son mari » (CQA, 210). Elle et son

enfant sont marqués par la honte et l’ampleur de sa faute l’oblige à se cacher chez Arame. Devant

l’évident problème de la paternité de l’enfant, Lamine étant toujours absent, ce que certains

considèrent comme un péché impardonnable devient pour d’autres l’éclatant signe d’une

revanche quant au cours des événements qui avait séparé les deux amants. Le personnage de

Daba est vu comme une figure féminine qui renverse les plans imposés par un ordre

gérontocratique pour sa destinée. Ce qui se pose comme un déshonneur pour les aïeuls n’est pas

ressenti par les jeunes de la communauté : « Eux, ils savaient et applaudissaient de voir l’amour

triompher des plans machiavéliques des aînés. Leurs amis s’étaient retrouvés et avaient rétabli

leur droit à disposer d’eux-mêmes. Pour une fois, les sentiments avaient vaincu l’obéissance

traditionnelle » (CQA, 250-251).

Puisque la rumeur sociale veut que Lamine répudie Daba pour sa trahison à son retour, tous

attendent qu’il reparaisse pour se délecter du châtiment qui attend la jeune femme. Dans

l’intervalle, le jugement à son égard est impitoyable : « [la] petite Daba, elle, ne sort pas d’un

conte de fées, même si je lui reconnais volontiers sa qualité de sorcière. Quand je pense à sa tête

d’ange! Mais où se camouflait le Diable en elle? Elle nous a sacrément roulés dans la farine! »

(CQA, 248-249). Si les possibilités de promotion pour ce personnage féminin s’organisent, dans

Celles qui attendent, à l’encontre de l’ordre socialement imposé, les membres de la communauté

n’entendent pas laisser Daba bouleverser aisément leurs traditions. La jeune femme est

violemment condamnée et injuriée par ses pairs pour l’adultère dont elle est responsable: « mise

en ban » (CQA, 239), elle subit les « pires médisances » (CQA, 239), est le « repoussoir du

village » (CQA, 239) et cause « l’anathème » (CQA, 254) général. « Même les moins vertueux du

village en feraient leur crachoir. Car ceux qui se retiendraient d’afficher leur adhésion à cette

réprobation généralisée paraîtraient suspects, on les accuserait de cautionner le comportement

indigne de la jeune femme » (CQA, 239). Daba subit une dégradation de son image et de son

statut social, une réprobation de sa conduite qui va jusqu’au rejet total. Pour les membres les plus

anciens de sa société, « [indexer] la victime expiatoire et légitimer la répulsion collective, c’était

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leur manière, lâche mais efficace, de se ranger du bon côté » (CQA, 249-250). Toutefois, nous

remarquons que cet opprobre social ne s’étend pas aux sphères familiales. Daba continue de

recevoir le soutien de sa famille et sa mère s’occupe même de l’enfant au besoin. Arame, pour sa

part, accepte qu’elle réintègre son foyer et de subvenir aux besoins de sa petite-fille illégitime à

son arrivée de la ville. Les fautes commises par Daba dans sa tentative de promotion de son être

lui ont valu la réprobation publique. La sphère privée, loin des pressions collectives, lui offre

davantage d’ouverture et de compréhension.

Dans le roman, le choix de mener ou non sa grossesse à terme n’est en aucun temps

évoqué : pour le personnage de Daba, il ne s’agit pas tant de prendre la décision de donner

naissance à sa fille malgré sa conception adultérine, mais d’accepter les conséquences de cette

tournure inattendue sur les plan personnel et social. Privée de son image honorable d’épouse

dévouée, elle subit les railleries des autres femmes du village. « [Daba] ne veut pas sortir, elle a

honte. Aller au puits et au marché l’exposerait aux médisances » (CQA, 276). Comme pour

confirmer que sa condition féminine l’incline plus particulièrement au déshonneur, nulle part

dans le texte il n’est mentionné qu’une quelconque partie du blâme de cet enfant, pourtant conçu

à deux, revient à Ansou. Pour l’infidélité dont elle est coupable à part égale, ou pour l’enfant

engendré, Daba est la seule à être publiquement réprouvée et condamnée pour ses gestes.

François Mauriac explique d’ailleurs, à propos de la chute d’une « honnête femme », d’une

« épouse irréprochable » tombant dans les filets malvenus de l’adultère, que la coupable demeure

la seule à porter le blâme de la faute aux yeux de la société. « [Personne ne s’élève] contre son

séducteur. Lui est resté dans les règles du jeu. Il est entendu, une fois pour toutes que les hommes

ont le droit de chasse. Au gibier féminin de se garder136

». Ansou se retrouve ainsi épargné par

l’hécatombe sociale du fait des avantages patriarcaux qui protègent les hommes des situations

dévalorisantes et des jugements dépréciatifs.

Puisque ses gestes sont particulièrement condamnables du fait de son statut de femme

mariée, Daba doit affronter seule les médisances qui l’accompagnent désormais telle une rumeur

incessante : « Au début, elle fit la sourde oreille, ignora les piques et bavardages que déclenchait

son passage. Mais la fuite n’étant pas un refuge idéal, elle finit par marquer le pas (CQA, 281) »

136

François Mauriac, « L’Éducation des filles » dans Le romancier et ses personnages, op. cit., p. 182.

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et, excédée de la punition publique quant à ce sujet d’ordre privé, elle manifeste ses limites en

redressant l’échine. L’élévation de son être se traduit, dans ce cas, par une élévation de sa voix.

Daba oppose résistance alors qu’elle est attaquée de front par un groupe d’autres femmes et

réplique vertement pour signifier qu’elle ne s’en laissera plus imposer : « Aucune d’elles n’avait

jusqu’alors imaginé Daba capable d’aller si loin dans l’affrontement. Elles avaient compris que la

jeune femme, malgré son accident de parcours, ne se laisserait jamais piétiner » (CQA, 282).

Le changement observé dans le roman par l’entremise du personnage de Daba est

significatif. La jeune femme initialement propulsée dans la sphère close d’un mariage arrangé

renverse l’ordre des choses. Déterminée à établir sa propre ligne de conduite, elle passe, selon les

termes du critique Mansour Drame, « de la révolte intérieure à la révolte sociale137

». Daba

réussit une élévation de son état dans l’optique d’un épanouissement personnel. Le scandale

collectif qui en découle produit, chez certains détenteurs du pouvoir public, une reconsidération

des faits. Sa belle-mère, Arame, réalise qu’elle a imposé à Daba le même chemin tortueux qu’elle

a subi dans sa jeunesse. Les parents de la jeune fille, quant à eux, comprennent que le mirage

étincelant du gendre ayant fait fortune en Europe se ternit invariablement dans les affres de

l’absence.

De plus, faisant abstraction du lourd jugement porté collectivement, un scandale tel que cet

adultère fait revivre les erreurs individuelles que chacun tente de dissimuler par le passage des

années, ou à travers les dédales de son arbre généalogique. Tous critiquent l’adultère de Daba au

nom des règles et conventions qui assurent la cohésion de leur structure sociale; mais au milieu

d’un tel foisonnement d’unions arrangées, nombre de femmes ont certainement vécu une

situation similaire. « C’est après avoir discuté avec sa mère et sa grand-mère que Daba avait

redressé la tête. […] Même si elle se sentait encore gênée aux entournures, elle vaquait à ses

occupations, traversait le village sans plus raser les murs, convaincue que les annales de l’île

regorgeaient de fautes plus lourdes que la sienne » (CQA, 283). En affirmant publiquement son

intention de ne plus se laisser ostraciser pour une faute commise sous l’emprise de la chair et du

cœur, Daba se fait respecter comme femme et mère. Après avoir cédé en premier lieu au silence,

137

Mansour Drame, « L’émergence d’une écriture féministe au Sénégal et au Québec » dans Éthiopiques, n° 74,

2005 [En ligne.] http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page=imprimer-article&id_article=275 .

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elle fait valoir sa voix : « [Les femmes qui l’accusaient] devraient trouver une autre à qui

accrocher la livrée, Daba ne serait pas la risée du village, elle avait trop de caractère pour leur

servir d’exutoire collectif » (CQA, 282). Malgré tout, selon les règles maritales telles qu’énoncées

dans le roman, Daba doit attendre le retour de Lamine et son verdict quant à une éventuelle

répudiation pour sa faute. Si elle peut, de son côté, se battre pour redresser son destin individuel,

c’est encore, selon le principe patriarcal, le mari qui détient le dernier mot en ce qui concerne son

sort.

L’évolution de Daba montre que, pour ce personnage féminin du roman, les possibilités de

promotion de son état s’organisent parfois à l’encontre de l’ordre socialement établi. La

réintégration de la valeur personnelle de Daba au sein de la communauté exige, comme le

soutient Mansour Drame, que « [l]’affirmation de soi se pose en rupture avec l’idéologie

dominante138

». Peuvent alors s’esquisser les contours d’une nouvelle ligne de conduite, bien

qu’en désaccord avec l’opinion publique. Dans le cas de Daba, il devient possible de s’élever

devant ses pairs pour affirmer la valeur de ses choix. Cette attitude lui permet même de regagner

un plus grand respect pour sa personne. En revanche, le prix à payer pour l’outrage à l’ordre

social est vraisemblablement celui même de l’incartade de Daba : la répudiation de la part de son

mari, Lamine. Cet acte scellerait l’attitude de rejet de la collectivité qui entend faire honorer ses

traditions de la main de l’époux. À ce propos, le théoricien Pierre Zima observe :

Lorsqu’un tabou ou une norme de droit sont transgressés, le collectif applique des

sanctions qui ont une fonction exemplaire et symbolique. La collectivité s’affirme, à

travers les sanctions appliquées en son nom, à l’égard des individus qui ne respectent pas

ses normes139

.

Au retour de Lamine, Daba lui fait face avec courage, sachant que son verdict sera aussi le

sien. Dans un surprenant revers, lorsqu’il indique qu’il reconnaît l’enfant comme le sien et

souhaite rester à ses côtés, Daba prend conscience que son mari lui-même se positionne, dans

l’intérêt de leur famille, à l’encontre des attentes du corps social. Là où le village avait prédit le

rejet le plus complet de Lamine, Daba ne trouve qu’acception, amour et compréhension de la part

de son mari : « Le village attendait une eau forte, c’était une aquarelle rose d’un amour tendre

que Lamine déployait » (CQA, 307); « [pour] lui avoir pardonné ce qu’elle avait fait en son

138

Mansour Drame, « L’émergence d’une écriture féministe au Sénégal et au Québec », op. cit. 139

Pierre V. Zima, Manuel de sociocritique, op. cit., p. 19.

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absence, Daba considérait maintenant Lamine comme le meilleur des hommes. […] Et comme il

tenait à la garder à ses côtés, [la] décision [de Daba] était prise, définitive » (CQA, 311-312).

L’autonomisation de Daba est indéniable, au terme du roman, et scelle un dénouement positif,

compromis entre réalité individuelle et pression collective.

L’épilogue du roman aurait pu impliquer, vu les circonstances initiales, que Daba retrouve

Ansou, considéré par tous comme son véritable amour. L’exil de Lamine a duré de nombreuses

années et son absence, provoqué de nombreux préjudices à son épouse et sa mère. Son retour est

cependant couronné financièrement et assure à la nouvelle famille un grand confort monétaire.

« Lamine se lança dans des travaux [pour rénover leur maison] et prouva aux villageois qu’il

n’était pas rentré d’Europe les poches vides » (CQA, 313). Cela permet à Lamine d’être considéré

comme un partenaire aussi valable que le valeureux Ansou, qui a pour sa part choisi la voie de la

production locale.

Daba obtient de la nouvelle cellule familiale qu’elle partage avec Lamine le choix de

reconsidérer les principes de son propre jugement et de prendre les décisions qui lui conviennent.

« Daba avait mûri et prenait maintenant en compte l’ensemble des paramètres dont l’addition

constitue le véritable amour » (CQA, 311). En lui accordant son pardon pour son infidélité et par

l’admission de ses propres incartades, Lamine met leurs erreurs respectives au même niveau.

Cela engendre entre Daba et lui une position d’égalité qui est sans précédent dans le roman :

Ce n’est pas l’enfant d’un autre, c’est l’enfant de la femme que j’aime! Tu es ma femme,

non? Tout ce qui pousse dans la ferme appartient au fermier, disent les anciens. Et puis si

j’avais eu un enfant toutes les fois que je t’ai trompée en Europe, franchement, j’aurais

ramené de quoi peupler ce village! Et pendant toutes ces années, je pensais […] à toi qui

attendais, en voyant toutes les filles de ta classe d’âge pouponner. Alors, tu comprends,

quand j’ai appris […] j’ai bien réfléchi et me suis dit que, finalement, c’était bien ainsi.

Nous avons, nous aussi, un enfant (CQA, 307).

Lamine, qui intègre dans son discours ses propres adultères par l’usage du pronom « je »,

conclut son raisonnement par un « nous » inclusif qui révèle à Daba une attitude magnanime

d’ouverture et d’acceptation. Le regard que porte Daba s’en trouve changé: « Lamine venait de

gagner, par sa clémence, la confiance et la gratitude de la jeune femme. Elle éprouvait du respect,

de l’admiration et une immense tendresse pour cet homme, dont elle avait pourtant attendu le

retour dans la crainte » (CQA, 311). Leur union s’en trouve préservée, bien qu’elle s’oppose aux

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conventions socialement établies puisque la répudiation n’a pas lieu. Lorsque Lamine accepte la

fille que Daba a conçue avec Ansou, le corps social est, en somme, vaincu par ses propres armes.

Plus personne n’ose questionner la structure de cette famille, « une famille […] [avec] des

spécificités qui étaient leur normalité à eux » (CQA, 310), « qui ne manquait pas d’aspérités mais

paraissait plus solidement soudée que d’autres » (CQA, 313). L’intention de promotion sociale

qui avait naguère poussé Daba à consentir au mariage avec Lamine peut, au final, être considérée

comme réussie. Plus encore, Daba accède par cette union, au-delà d’une valorisation de son statut

social, à un épanouissement personnel et amoureux.

En définitive, notre analyse a tenté de montrer que, pour les personnages d’Arame et de

Daba dans Celles qui attendent, une élévation est possible par rapport aux contingences d’un

corps social conduit par la tradition. Chacune de ces deux héroïnes a dû assurer sa promotion par-

delà les pressions et restrictions de leur société. Privilégier un épanouissement personnel, pour

ces deux figures féminines, nous amène à nuancer cette affirmation du théoricien Michel Zéraffa

selon laquelle « [le] propre du personnage romanesque serait d’une part d’être conditionné par

une société, de l’autre de devenir la victime de celle-ci140

». Quant à Bougna et Coumba, il s’agit

plutôt d’une mince amélioration de leur état, principalement financière, due aux moyens conquis

en Europe par Issa. Tout au long de leurs épreuves respectives, Arame, Bougna, Coumba et Daba

tentent de gérer la pression des traditions qui s’ajoutent à la rigueur des événements; chacune

puise en elle-même la motivation de passer outre les embûches afin d’améliorer les paramètres de

son existence. Abstraction faite de leur degré d’émancipation, elles sont des figures féminines

romanesques phares, et « [comme] toutes les femmes de l’île, elles […] [tentent] de dompter les

courants à leur manière » (CQA, 286).

Suivant l’optique féminocentrique de notre analyse, nous considérons les figures

féminines du roman comme « propriété inaliénable141

» du texte. Éléments centraux, elles

figurent jusque dans l’élément paratextuel par excellence, soit le titre de l’œuvre : Celles qui

attendent. Ce titre ne réfère pas directement aux noms d’Arame, Bougna, Coumba et Daba. Le

pronom démonstratif « celles », puisqu’il n’est pas spécifiquement désignatif, se dévoile

140

Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 15. 141

Catherine Durvye, Le roman et ses personnages, op. cit., p. 3.

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englobant, élargi à une condition féminine généralisée et dénoncée par Fatou Diome dans le

roman : l’attente, avec ses inquiétudes, ses insatisfactions, ses déceptions : « Parce qu’elles savent

tout de l’attente, elles connaissent le prix [élevé] de l’amour » (CQA, 327). Suivant cette

généralisation du titre, nous remarquons une absence de détails nous renseignant sur la

physionomie des quatre héroïnes. Cela leur permet de se substituer à toutes les autres femmes

qu’elles peuvent représenter. « Arame, Bougna, Coumba, Daba, des mères et des épouses de

clandestins, comme tant d’autres; toutes différentes, mais toutes prises dans le même filet de

l’existence, à se débattre de toutes leurs forces » (CQA, 11). Il faut compter sur leurs actes pour

révéler efficacement leur caractère mais surtout de quelle manière elles sont façonnées par leur

environnement social traditionnel. C’est selon ces observations que nous suggérons que les

destinées individuelles de ces personnages romanesques sont, en fait, orientées selon une vision

collective.

Suivant cette portée plus universelle détectée dans le roman, nous reprenons les mots de la

critique Jean F. O’Barr pour affirmer que « the individual solutions that women seek can be no

more than temporary mechanisms allowing them to cope with the situations they face »142

». Le

changement devrait ultimement concerner une majorité de la population féminine de l’île de

Niodior, afin de s’implanter de manière formelle et définitive. Dans Celles qui attendent,

l’analyse de l’état insatisfaisant des quatre personnages féminins côtoie la constatation que

chaque être ne prend de véritable sens qu’à travers les contacts qu’il entretient avec ses pairs.

Nous posons donc, avec Gisèle Brahimi, que « [les] opprimés ne peuvent être libérés que par

eux-mêmes. Les femmes doivent élaborer elles-mêmes leur propre dynamique de lutte143

», dans

ce que Catherine Durvye appelle une « recherche individuelle du sens et du salut144

».

142

« les solutions individuelles envisagées par les femmes ne peuvent être que des mécanismes temporaires leur

permettant de gérer les situations auxquelles elles font face », dans Jean F. O’Barr, « Feminist Issues in the Fiction of

Kenya’s Women Writers » in African Literature Today, vol. 15,1987, p. 57 (Nous traduisons). 143

Gisèle Halimi, « Féminisme et socialisme » dans Éthiopiques, n° 64-65, 2000, [En ligne.]

http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page=imprimer-article&id_article=1188. 144

Catherine Durvye, Le roman et ses personnages, op. cit., p. 9.

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2. L’accès à l’éducation et la scolarisation des personnages féminins

L’enjeu de l’accès à l’instruction et de la scolarisation de la figure féminine est présenté,

dans le roman, comme un autre vecteur prometteur de son élévation. Mais contrairement aux

avancées des quatre héroïnes sur les plans social et individuel, la problématique de leur éducation

demeure au stade de la dénonciation. La fiction textuelle n’offre, pour ce sujet, que peu de

résolution.

L’enjeu de la scolarisation du personnage littéraire n’est pas étranger au roman africain,

mais n’inclut pas systématiquement la figure féminine. Pensons par exemple à L’Aventure

ambigüe, de Cheikh Hamidou Kane145

, où ce sujet s’illustre comme la transition, souvent

déchirante, de l’allégeance aux valeurs traditionnelles vers la modernité occidentale. La Grande

Royale, éclatante figure féminine détient un statut particulier dans le roman de Kane : « La

Grande Royale était la sœur aînée du chef des Diallobé. On racontait que, plus que son frère,

c’est elle que le pays craignait. […] Là où il préférait en appeler à la compréhension, sa sœur

tranchait par voie d’autorité […] Son prestige avait maintenu dans l’obéissance les tribus

subjuguées par sa personnalité extraordinaire146

».

Dans un passage particulièrement mémorable du roman, la Grande Royale est amenée à se

prononcer sur le bien-fondé de l’école occidentale pour son neveu, Samba Diallo. Elle exprime

son point de vue, non pas d’un angle féminin, mais plutôt en tant que voix de l’autorité et de la

vérité. Aux fins de ce débat, la Grande Royale convie les femmes avec le reste des Diallobé, ce

qui tranche avec les habitudes de la communauté : « Samba Diallo, en y arrivant, eut la surprise

de voir que les femmes étaient en aussi grand nombre que les hommes. C’était bien la première

fois qu’il voyait pareille chose147

». De manière exceptionnelle, les femmes sont présentes à cette

occasion, mais elles sont enjointes à réintégrer leur logis sitôt les discussions terminées :

J’ai fait une chose qui ne nous plaît pas, [déclare la Grande Royale,] et qui n’est pas dans

nos coutumes. J’ai demandé aux femmes de venir aujourd’hui à cette rencontre. Nous

autres Diallobé, nous détestons cela, et à juste titre, car nous pensons que la femme doit

rester au foyer. Mais de plus en plus, nous aurons à faire des choses que nous détestons,

et qui ne sont pas dans nos coutumes148

.

145

Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambigüe, Paris, Éditions 10/18, 1961. 146

Ibid., p. 31-32. 147

Ibid., p. 55. 148

Ibid., p. 56.

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Le sujet de l’éducation pour le personnage romanesque dans L’Aventure ambigüe trouve

son point culminant dans ces mots de la Grande Royale : « moi, Grande Royale, je n’aime pas

l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant149

».

Toutefois, la question de la scolarisation ici débattue concerne peu la figure féminine : d’une part,

les femmes Diallobé, étant simples spectatrices des délibérations à ce sujet, ne disposent pas d’un

droit de parole valorisé. D’autre part, Samba Diallo, le jeune protagoniste du roman, est masculin.

Le texte se voulant un récit de son parcours particulier, il ne donne guère de détails sur les

conditions d’instruction des jeunes filles Diallobé.

Ainsi s’organisent néanmoins, à travers l’exemple que constitue le roman de Cheikh

Hamidou Kane, les prémices de l’ouverture à la question de la scolarisation pour le personnage

africain. Ce texte littéraire, dans lequel les tergiversations portent sur l’accès à l’éducation, mais

principalement pour les garçons, a souligné les éventuels conflits engendrés par les positions

dichotomiques entre la société traditionnelle africaine et l’école occidentale. Le roman de Fatou

Diome de notre étude recentre la question sur le personnage féminin. Les quatre héroïnes qui y

sont dépeintes disposent de niveaux de scolarisation variés. Tandis que les deux mères, Arame et

Bougna, sont analphabètes et en mal d’éducation, les deux jeunes filles, Coumba et Daba,

n’utilisent guère à leur plein potentiel les connaissances qu’elles ont acquises sur les bancs de

l’école.

En effet, dans Celles qui attendent, Arame et Bougna, n’ayant manifestement jamais

fréquenté les salles de classe, signent avec des croix tout papier administratif qui se présente à

elles. Ne sachant pas lire, Arame doit se contenter de contempler la photo ornant la carte postale

envoyée d’Europe par Lamine. Elle est ainsi privée des nouvelles envoyées par Lamine de

manière écrite, lesquelles seraient pourtant source d’un grand réconfort durant son absence.

Puisque les personnages d’Arame et de Bougna partagent les mêmes conditions de vie désuètes et

un quotidien tissé par les difficultés inhérentes à la survie, nous pouvons conclure que Bougna,

pas plus que son amie, ne possède d’aptitudes reliées à une formation académique. Par contre,

tandis que pour Arame cette béance est cuisante, pour Bougna l’insatisfaction ne provient pas de

sa propre situation : l’une de ses grandes frustrations découle du fait que « [nés] pendant la

149

Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambigüe, op. cit., p. 56.

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période faste de Wagane, les enfants de [sa coépouse] avaient bénéficié de meilleures conditions

d’éducation » (CQA, 54). Les aînés de la coépouse de Bougna ayant complété leur scolarité, ils

occupent, dans le roman, des emplois bien rémunérés de fonctionnaires à la ville, ce qui ne

manque pas d’exacerber la jalousie de cette dernière.

Outre les conditions d’analphabétisme d’Arame et de Bougna, Celles qui attendent

présente la génération de leurs enfants comme des personnages qui, masculins comme féminins,

ont fréquenté des institutions scolaires. Lamine et Issa ont tous deux profité d’un niveau

d’éducation assez avancé. Même si Lamine a « plusieurs fois raté son bac » (CQA, 66), le texte

révèle toutefois la possibilité de ses multiples tentatives pour le passer; Issa, pour sa part ayant

« quitté l’école avant le brevet » (CQA, 59), nous porte à affirmer que ce brevet était partie

intégrante, sinon finalité, de son parcours scolaire. Leur réussite personnelle n’en est cependant

pas garantie : « [Lamine] récitait des poèmes, rédigeait des dissertations et rêvait d’un destin de

col blanc. Malheureusement, après plusieurs échecs au bac, il fut exclut de l’école publique »

(CQA, 76). Lamine et Issa ont certes mené des études infructueuses, mais ils ont acquis grâce à

leur instruction des capacités précieuses, telles que celles de lire et d’écrire. Cela leur permettra,

plus tard, de mieux se débrouiller lors de leur exil en Europe et de faire parvenir à leurs familles

des cartes postales relatant leur parcours.

En ce qui concerne les personnages féminins du roman, par contre, la situation est toute

autre : la narration du roman énonce que « la réussite d’un fils, c’est à cela qu’on reconnaît une

bonne mère » (CQA, 58), mais nulle part notre analyse ne détecte à quelles conditions, autre que

le mariage et un appréciable comportement social, se reconnaît la réussite d’une fille. Le sujet

féminin obtiendrait l’approbation de sa société, non par une formation intellectuelle, mais par

l’entremise du mariage et de la réalisation des tâches ménagères au sein du foyer. Dans la mire

des propos du critique Gabriel Kuitche Fonkou, qui indique que « l’instruction n’est pas le

passage obligé pour être utile150

», la réalité du texte nécessite, pour les personnages féminins

diomiens, bien davantage que la connaissance des chiffres et des lettres. Une grande rigueur au

travail est plutôt de mise, à travers la multitude des tâches quotidiennes à effectuer.

150

Gabriel Kuitche Fonkou, « Le roman négro-africain et le rêve d’émancipation des femmes » dans Revue

Francophone, op. cit., p. 97.

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Selon ces affirmations, Arame est un personnage féminin du roman socialement

irréprochable. En effet, pour les soins accordés à son mari Koromâk, « [l]’entourage louait [sa]

patience » (CQA, 35). De plus, elle fait preuve d’une énergie inlassable lorsqu’elle se consacre

aux travaux ménagers. En dépit de ces facteurs, son manque de scolarisation rend Arame très

insatisfaite sur le plan personnel; son désir de connaissances aussi essentielles que celles de lire et

d’écrire coïncide avec celui de l’émancipation qui s’y rattache. À ce sujet, Arame ne mâche pas

ses mots tandis qu’elle doit solliciter l’aide de l’instituteur du village afin de rédiger une lettre au

contenu déterminant qu’elle fera parvenir à son fils Lamine :

―Ah, si seulement j’avais fait des études!‖, regrettait-elle, en cheminant, vers la demeure

de l’instituteur. […] Arame, c’était l’accusation vivante adressée aux dirigeants des pays

africains, qui n’ont toujours pas évalué, à sa juste mesure, le frein que constitue

l’analphabétisme dans la marche au développement. […] On ne peut déchiffrer le monde

quand on ne possède pas les codes qui inscrivent la loi dans l’espace public. Elle avait

beau savoir qu’un handicap partagé par beaucoup finit par devenir une normalité, elle ne

s’en consolait pas. Elle regrettait amèrement son manque d’instruction et n’était pas la

seule. ―Ah, si seulement j’avais fait des études!‖, cette phrase, elle l’avait souvent

entendue de la bouche de ses camarades, chaque fois que l’impossibilité de déchiffrer ou

de remplir des documents limitait leur autonomie. […] [Alphabétiser] les femmes, surtout

en zone rurale, serait leur ouvrir, dans le mur des archaïsmes traditionnels, une brèche

salvatrice (CQA, 255-256).

L’instituteur, qui aide Arame à rédiger sa lettre de confession au sujet de la véritable

paternité de ses fils, constitue une figure récurrente dans l’œuvre romanesque de Fatou Diome.

Dans le roman Le Ventre de l’Atlantique, paru en 2003, le personnage du professeur Ndétare

refuse tout d’abord à Salie, protagoniste féminin du texte, l’accès aux bancs de sa classe sous

prétexte qu’elle n’est pas inscrite à l’école. Puisque la grand-mère de Salie, qui l’élève au

meilleur de ses principes traditionnels, est convaincue que la petite n’y a pas sa place, l’enfant et

l’enseignant sont amenés à joindre leurs efforts afin de faire valoir aux yeux de la vieille dame les

avantages de l’instruction. Cette situation connaît un dénouement positif dans la mesure où la

scolarisation de Salie, dans les premiers temps passablement négligée, en vient à s’élever au rang

de véritable salut. L’instituteur, pôle incontournable dans le développement et l’élévation de la

figure féminine, donne par son éducation les premières clés à la femme qui la mèneront vers

l’émancipation. Dans Le Ventre de l’Atlantique, Salie parle de son accès à l’éducation par le biais

de l’instituteur comme le premier pas d’un véritable affranchissement :

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Je lui dois l’école. Je lui dois l’instruction. Bref, je lui dois mon Aventure Ambiguë. Parce

que je ne cessais de le harceler, il m’a tout donné : la lettre, le chiffre, la clé du monde. Et

parce qu’il a comblé mon premier désir conscient, je lui dois tous mes petits pas de french

cancan vers la lumière (VA, 66).

La figure de l’instituteur, reprise dans le roman Celles qui attendent, aide les sujets

féminins à accéder à l’instruction. Il se présente comme adjuvant de leur promotion en soulignant

les bienfaits et avantages de l’éducation et en stimulant chez ces personnages l’envie de

bénéficier d’un savoir. Dans Celles qui attendent, c’est par la bouche des deux mères

analphabètes, soit Arame et Bougna, que se dessine l’importance vitale de l’accès à la

scolarisation comme moyen de promotion du personnage féminin. Coumba, quant à elle, est

introduite dans le roman comme une cousine éloignée dont le seul potentiel prometteur est

matrimonial; une fois devenue l’épouse d’Issa, elle accepte son sort. Dès lors, la seule

amélioration de sa condition qu’elle se met à espérer ardemment est le retour d’exil de son mari.

Pourtant, Coumba fait partie d’une génération de filles bénéficiant d’une éducation

beaucoup plus complète que celle, quasi inexistante, de ses aïeules : « Elle avait étudié jusqu’au

lycée, Issa aussi. Ils étaient de ces enfants laissés en rade par l’école, après avoir échoué au bac »

(CQA, 218). Cette scolarisation pourvoit Coumba de la capacité de lire et d’écrire, qu’elle met en

pratique en rédigeant une missive languissante à son mari le suppliant de mettre fin à ses années

d’exil pour revenir à ses côtés : « elle avait élagué son propos, choisissant des mots simples mais

puisés au plus profond d’elle-même » (CQA, 219). Si nous constatons, à la lecture de cette lettre,

de nombreuses qualités littéraires (« Chaque jour s’envole avec un peu de moi/ Sans toi, je

m’étiole/ Tous ces jours sans nous! » (CQA, 219)), ces qualifications ne seront jamais mises à

profit dans le roman, tandis que la position de Coumba est de plus en plus paralysée par un

mariage malheureux.

Le personnage de Daba, pour sa part, fait son apparition dans la trame romanesque à

travers les premières mentions de la narration du trio d’enfants formé par elle, Lamine et Ansou.

L’amitié des trois compères prend racine à la petite école. La jeune fille, que les deux garçons

lorgnaient déjà dans l’enfance depuis les bancs de l’école tout en faisant des fautes dans leur

dictée, a donc obtenu les bases d’une scolarisation. Cependant, à l’adolescence, Daba quitte

Niodior pour la ville en quête d’un travail d’été et il ne sera plus fait mention, par la suite, d’une

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quelconque formation scolaire avant que les circonstances n’en fassent une femme mariée. Aussi,

nous remarquons que nulle part dans le roman il n’est introduit de possibilités pour les

personnages féminins d’avoir accès à un métier. Tandis que nous identifions dans le texte certains

métiers associés à des personnages masculins (Abdou l’épicier, l’instituteur, les fils

fonctionnaires de la coépouse de Bougna, etc.), le manque d’instruction pour les femmes et la

valorisation du mariage, doublés du mécanisme de survie qui régit le quotidien du sujet féminin

dans le roman, rendent dérisoire cette idée de professionnalisation. Dans les cas de Lamine, Issa,

Coumba et Daba, il est mentionné que les germes de la scolarisation reçue ont opéré certains

changements au sein de leurs mentalités : « [ils] étaient de ces enfants détournés de la vie

paysanne et trop mal outillés pour escompter un destin de bureaucrate » (CQA, 218). Ayant

acquis à travers l’école une plus grande lucidité à propos de leur condition mais sans autre

recours que d’assurer leur survie, les jeunes de cette génération se retrouvent prisonniers d’un

entre-deux.

Ne voyant aucun chemin susceptible de les mener vers un avenir rassurant, les garçons se

jettent dans l’Atlantique, se ruent vers l’Europe […] Les filles, quant à elles, s’accrochent

à ces forcenés de l’exil qui les entraînent dans une dérive où l’utopie sert de socle aux

sentiments. La scolarité éveille les filles et nourrit chez elles d’autres aspirations.

Horripilées par la désastreuse condition de leur mère, sans pouvoir compter sur elles-

mêmes, elles imaginent leur salut auprès de quelqu’un qui ose l’aventure, quelqu’un à qui

elles offrent leur cœur en viatique (CQA, 218).

En réaction au manque de possibilités liées à l’instruction, l’exil apparaît dans le texte

comme la pierre angulaire permettant de bâtir une nouvelle vie. Sans miser sur l’application de

qualités professionnelles mais plutôt guidés par le mirage de gagner beaucoup d’argent, Lamine

et Issa naviguent vers leur terre promise, l’Europe. Ils laissent derrière eux leurs épouses,

Coumba et Daba, qui « attendent Ulysse à quai en restant fidèles à leur chambre vide » (CQA,

274).

Le roman Celles qui attendent condamne le manque de scolarisation comme une épine

freinant le cheminement et l’épanouissement des personnages féminins. La narration pose

parallèlement, au fil d’une réflexion plus largement engagée, que « la loi est rarement appliquée

pour les analphabètes. L’ignorance est le premier obstacle à la démocratie. Citoyens libres et

égaux, soit, encore faut-il connaître ses droits pour avoir la velléité de les défendre » (CQA, 78).

Malgré cela, au terme de son intrigue, Fatou Diome ne révèle pas de stratégies permettant un

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meilleur accès à l’éducation pour ses personnages féminins visant un avancement. Le roman

s’achève plutôt sur quelques résolutions de conflits entourant les figures féminines. Arame et

Daba atteignent un degré de promotion sur les plans personnel et social. Toutefois, comme il a

été précédemment démontré, un vecteur aussi décisif que l’éducation constituerait une excellente

arme d’émancipation de la tutelle masculine. Comme l’énonçait Samuel Frouisou dans un article

paru en 2004 :

Une éducation moderne est nécessaire, premièrement, pour aider les femmes à se

débarrasser de leur complexe d’infériorité à l’égard de leur partenaire masculin. De cette

façon, elles prendront leur place dans la vie économique, culturelle et sociale. Donner une

éducation moderne […] demande plus qu’une simple scolarisation des jeunes filles dans

les mêmes écoles que les garçons. Elles doivent aussi recevoir l’opportunité de donner

leur avis et d’être écoutées lors du choix d’un conjoint et au moment de leur entrée dans

la vie professionnelle151

.

Le théoricien Pierre Bourdieu affirme que la violence symbolique de la domination

masculine s’exerce par « les voies purement symboliques de la communication et de la

connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance152

». Si une certaine ignorance, ou

encore un manque de connaissance servent avantageusement la domination du masculin, cette

dernière pourrait conséquemment être contrecarrée par une scolarisation adéquate du sujet

féminin. Tandis que le fait d’être une femme instruite ou pourvue d’une profession valorisante

aurait vraisemblablement modifié le statut des quatre protagonistes de Celles qui attendent,

d’autres personnages féminins de Fatou Diome sont pourvus d’une éducation qu’ils parviennent

difficilement à mettre en valeur sur le plan professionnel.

Dans la nouvelle « Le dîner du professeur153

», Diome montre déjà l’étendue de la

domination masculine, précisément sous le sceau de l’éducation. Le court texte présente une

jeune femme se soumettant aux envies d’un « grand monsieur, oui, un grand monsieur pour la

société qui fixe ses normes. Il est agrégé de chose, docteur de machin et professeur à

l’université » (PN, 115). Cet homme occupe une position privilégiée dans la sphère valorisée de

l’instruction et exerce sa domination sur la narratrice de la nouvelle, qui est femme de ménage

durant le jour et tente d’étendre son éducation par le biais d’un cours du soir. Dans ce cas-ci, le

151

Samuel Frouisou, « Les femmes massa du Nord-Cameroun dans une société en changement » dans Femmes

d’Afrique dans une société en mutation, Louvain-la-Neuve (Belgique), Bruylant Academia, 2004, p. 179. 152

Pierre Bourdieu, La domination masculine, op. cit., p. 12. 153

Fatou Diome, « Le dîner du professeur » dans La Préférence Nationale, op. cit., p. 115-123.

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pouvoir masculin se traduit par un rapport sexuel, pour lequel l’assentiment féminin retentit :

« aujourd’hui, je me laisse éduquer » (PN, 117). Dans le roman Celles qui attendent, nous

observons plutôt la présence d’une domination à travers un corps social patriarcal d’allégeance

traditionnelle. Ainsi que l’explique la critique Katherine Frank :

[education] constitutes power […] Most obviously, it equips women to be economically

independent, to prepare for a job or profession that will enable them to take care of

themselves and their children without the help and protection of men. Perhaps just as

importantly, though, education also gives women a vision of human experience beyond

the narrow confines of their own lives; it bestows a kind of imaginative power, a breadth

of perspective, an awareness of beauty, dreams, possibility154

.

En dépit du fait que les quatre personnages féminins dans Celles qui attendent sont

dépeintes sans métier, la mesure de leur travail quotidien dans leur demeure et l’habileté sans

bornes dont elles font preuve afin d’assurer la survie des leurs, font d’elles des femmes d’un

statut social analogue à celui d’un métier exercé à l’extérieur. À ce titre, d’autres œuvres de Fatou

Diome foisonnent de personnages féminins, présentés au sein de leurs diverses occupations;

certaines sont prostituées à leurs heures (Kétala), d’autres occupent des emplois de femmes de

ménage (La Préférence Nationale, Le Ventre de l’Atlantique), d’autres encore, ont pu accéder à

une formation intellectuelle et la valorisent par l’acte d’écriture (Inassouvies, nos vies). Leurs

niveaux d’instruction sont très variés, mais quelle que soit leur occupation, Diome ne manque pas

de privilégier les personnes au-delà de leur formation académique.

Dans la nouvelle « Cunégonde à la bibliothèque », tirée du recueil La Préférence

Nationale, Cunégonde est une bonne à tout faire africaine qui surprend la famille française qui

l’emploie en révélant une riche connaissance des textes littéraires les plus acclamés. S’adressant à

Monsieur Dupire, l’homme qui l’engage et qu’elle rencontre par hasard à la bibliothèque,

Cunégonde lui assène : « celle qui vient chez vous, on lui demande juste d’être une bonne femme

de ménage, et c’est ce que je suis, je crois […] la serpillière dessèche le carrelage et non le

cerveau » (PN, 109-110). Ce faisant, elle contredit la myriade de préjugés auxquels elle a fait face

154

« [l’éducation] constitue le pouvoir […] Bien évidemment, elle procure à la femme les outils nécessaires afin

d’être indépendante économiquement, elle la prépare à un emploi ou une profession qui lui permettra de s’occuper

d’elle-même et de ses enfants sans recourir à l’aide ou à la protection des hommes. Peut-être tout aussi

essentiellement, l’éducation confère aux femmes une vision de l’expérience humaine qui dépasse les confinements

de leur propre existence; elle leur accorde un pouvoir symbolique, un élargissement de leur perspective, une

conscience de la beauté, des espoirs, des possibilités », dans Katherine Frank, « Women Without Men: The Feminist

Novel in Africa » dans African Literature Today, vol. 15, 1987, p. 23 (Nous traduisons).

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de la part de la famille Dupire du fait de sa profession : « Dupire venait de comprendre qu’aucune

de ses goujateries n’avait échappé à ma cervelle de femme de ménage qu’il supposait un peu

élastique » (PN, 110).

En somme, si le roman Celles qui attendent ne présente pas de résolution quant à la

question de l’éducation, Fatou Diome ne manque pas d’y souligner à quel point le développement

rime avec rayonnement. Le personnage littéraire féminin, sous sa plume, poursuit sa quête de la

connaissance, « [connaissance] qui implique donc, [comme le précise Mbaye Diouf,] pour

l’individu préparation, formation, instruction, initiation…Le savoir acquis renvoie

indifféremment à une aptitude à être, à faire, à dire, à penser155

». Pour Arame, Bougna, Coumba

et Daba, l’acquisition de ces aptitudes est un parcours vers ce que Pierrette Herzberger-Fofana

appelle un statut de « femmes évoluées156

». Tel que présentées dans le roman, elles « avancent,

chacune au rythme de sa quête » (CQA, 327).

155

Mbaye Diouf, « Le savoir : enjeu d’écriture, enjeu de développement dans la littérature féminine africaine » dans

La pression du social dans le roman francophone (Recherches Francophones), op. cit., p. 24. 156

Pierrette Herzberger-Fofana, « La Littérature féminine francophone : Les Romancières sénégalaises » dans

Französish heute, op. cit., p. 408.

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83

CONCLUSION

Je ne savais pas que je vivais

mon bonheur en le cherchant

Fatou Diome, Inassouvies, nos vies

Dans la veine de l’expansion de la littérature féminine d’Afrique noire francophone, notre

analyse a voulu souligner un épanouissement significatif du personnage féminin. Nous avons

montré que dans le roman Celles qui attendent, toutes subliment les contraintes inhérentes à un

corps social, en l’occurrence l’île de Niodior, régie par des conventions traditionnelles. Le rôle

majeur qu’elles exercent au sein de leur collectivité est lié à l’entreprise de leur survie : « Les

mères et épouses de clandestins se tuaient à la tâche, gagnaient des miettes et trouvaient

d’innombrables astuces pour sustenter leur marmaille » (CQA, 17).

Certaines de ces femmes incarnent également la force immanente à leur élévation. Notre

analyse a permis d’analyser ces figures féminines à travers leur intériorité, leurs capacités, tout

cela en vue de détecter leurs possibilités d’avancement. Comme le signale Bernard Mouralis au

sujet de la propension des personnages féminins à élever la voix:

si elles peuvent donner l’impression d’avoir une attitude fataliste ou dictée par le

respect de la tradition face à la situation qui leur est imposée, les femmes, dès lors

qu’elles ont la possibilité de s’exprimer librement, dans leur grande majorité

n’acceptent pas véritablement les blessures qui leur sont infligées157

.

Le premier chapitre de ce mémoire s’est attaché à dépeindre et à analyser l’état des quatre

figures féminines dans Celles qui attendent. Nous avons voulu démontrer que la puissance de la

domination masculine inculquée comme norme dans une société traditionnelle et patriarcale

s’alliait au corps social pour contraindre l’existence d’Arame, Bougna, Coumba et Daba. Le

travail et le silence ont été les actions et les réactions attendues du sujet féminin dans sa lutte

quotidienne pour la survie des siens : « leur dignité [rendait] leur fardeau invisible. Tous les

suppliciés ne hurlent pas » (CQA, 9). La femme n’obtient, pour ce combat, que peu de

reconnaissance de la sphère publique, et pratiquement aucun support masculin dans la sphère

157

Bernard Mouralis, « Une parole autre : Aoua Keita, Mariama Bâ et Awa Thiam » dans Notre librairie, n° 117,

1994, p. 27.

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privée. Le contrôle qu’exerce la communauté sur ses membres se veut significatif; il régule leurs

rôles, leurs tâches, leur droit de parole. Dans cette visée, nous avons étudié l’état de la figure

féminine par le biais des insatisfactions que lui procurent la polygamie et le mariage arrangé par

les aînés.

Bougna est le premier personnage féminin représenté aux prises avec la polygamie,

condition dégradante mais également comme partie intégrante du destin matrimonial de toutes les

femmes de la société du texte. Engluée dans une guerre incessante envers sa coépouse, Bougna

ne peut envisager sa position que sur un plan strictement conflictuel, puisque la lutte est infinie

pour s’attribuer l’attention de son mari ou les honneurs au travers de la réussite de ses propres

enfants. Pour Bougna, en effet, la polygamie demeure dévalorisante sur les plans personnel,

maternel, amoureux et, plus largement, social.

Le personnage de Coumba, subit aussi cet état polygamique dans un revers survenant à la

fin du roman, lorsqu’elle apprend que son mari Issa a pris, sans la consulter, une seconde épouse

de nationalité française lors de son exil en Europe. Selon Coumba, le drame de sa condition prend

racine dans l’effet de surprise que provoque le retour d’Issa au pays, accompagné de sa nouvelle

femme blanche et de leurs trois enfants. Cependant, la blessure de Coumba est irrémédiable et

tire sa profondeur des affres de l’absence dans lesquelles elle est trop longtemps restée emmurée,

d’où le titre suggestif du roman, Celles qui attendent. La polygamie l’aliène non seulement en lui

prenant son mari, car cette nouvelle union concrétise le départ définitif d’Issa pour la France sous

la promesse qu’il reviendra un mois par année, mais également en la confinant à la position

d’épouse soumise et ménagère. Sa rivale blanche, du haut de ses moyens financiers, est ainsi

affranchie de tout souci et profite pleinement de l’union contractée avec le mari d’une autre.

Le mariage arrangé est le second angle que nous avons voulu étudier dans notre portrait

de l’état féminin dans le roman de Diome; ce sujet est vécu par les personnages d’Arame et de

Daba. Arame, tout d’abord, personnifie les ravages que peuvent provoquer ces manigances : elle

a été, lors de sa jeunesse, donnée en mariage par ses parents à Koromâk, un ami de son père

beaucoup plus âgé qu’elle. Les effets désastreux du mariage arrangé causent l’état matrimonial

insatisfait de ce personnage, lequel se conjugue à travers l’acceptation de son sort : « [Arame]

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était là, parce qu’elle ne pouvait agir autrement. Elle ne cherchait plus à lutter contre son mauvais

destin » (CQA, 35). La figure féminine, dans le cas d’Arame, est alourdie de la passivité

inhérente à la résignation de son état.

Il est d’autant plus surprenant de constater, au regard des conditions misérables d’une telle

existence, que le personnage d’Arame ait pu concocter pour une autre femme une union scellée

par le même genre de pressions. Et pourtant, afin de se garantir le retour de Lamine et

connaissant son penchant sincère pour Daba, Arame n’hésite pas à jouer de la pression publique

pour faire miroiter, pour la jeune fille et pour la collectivité, les avantages d’une union avec un

exilé. Ce qui s’était socialement orchestré se concrétise : Daba réalise rapidement que l’attitude

irréprochable qu’exige sa société d’une femme mariée n’est contrebalancée que par un travail

forcené dans un contexte de grand dénuement. Cette pression sociale, qui déplace les femmes

telles des pions sur un échiquier, ne fait qu’approfondir pour ces protagonistes la blessure infligée

par un manque de considération.

Celles qui attendent présente ainsi quatre personnages féminins qui toutes, tentent de se

conformer aux exigences de leur société imprégnée par des valeurs traditionnelles restreignant

leur état. Mais toutes ressentent de l’insatisfaction face à leur situation. De cela naît leur

impulsion d’effectuer des changements au sein de leur existence. Les circonstances individuelles

et le degré de force personnelle dont chaque personnage dispose conditionnent les paramètres de

son passage à l’action.

Dans le deuxième chapitre du mémoire, nous avons identifié deux figures féminines aux

désirs passablement inassouvis : Bougna, d’une part, encourageait l’exil de son fils Issa en

Europe pour ses motifs d’avancement personnels. Elle triomphe certes grâce aux arrangements

financiers obtenus par Issa dans son mariage avec une Française, mais elle subit le lourd revers de

sa perte au profit de cette épouse européenne, qui ne planifie pour lui que de brefs retours au

pays. Bougna doit donc conjuguer, au final, la douleur de l’absence indéfinie d’Issa et

l’alourdissement de sa condition polygamique déjà abhorrée, par l’arrivée d’une nouvelle

coépouse plus jeune qu’elle. Le personnage de Coumba, d’autre part, est celui qui subit les

dommages physiques et psychologiques les plus profonds sous le sceau de l’attente, tandis

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qu’elle se languit de son mari durant son exil en Europe. Il est impossible, au regard de notre

analyse, de parler pour ce personnage d’une réussite de la promotion de sa condition. Coumba

organise, à la fin du roman, les minces chances de réalisation personnelle encore à sa portée par

l’entremise des soins qu’elle apporte à ses deux enfants, conçus avec Issa.

Les deux autres personnages, Arame et Daba, accèdent à une promotion de leur être aux

niveaux individuel et collectif en bousculant les normes sociales. Arame se retrouve émancipée

du pouvoir masculin dominateur qui régnait sur sa maisonnée. Elle choisit de prendre le contrôle

de sa destinée en réorganisant les paramètres de son existence en dehors des attentes et

contraintes du corps social. Au risque de se voir sévèrement jugée par ses pairs pour ses

incartades, elle avoue à son fils Lamine le secret de son véritable géniteur. Arame prouve par

cette confession l’étendue de son élévation, elle qui avait toujours observé avec rigueur les règles

régissant la société de Niodior. Elle s’érige au-delà des éventuels jugements sociaux à propos de

ses infidélités et ne valorise, en dépit du verdict collectif, que l’opinion de son fils. La prise en

main de son pouvoir décisionnel se poursuit, pour ce personnage, avec « son projet de

remariage » (CQA, 315). Le terme « projet », qui souligne un grand degré d’implication

personnelle d’Arame dans ses secondes noces, tranche avec le caractère passif tributaire de son

premier mariage. Dans le cas d’Arame, notre réflexion à propos de la promotion de la figure

féminine nous a amenée à observer que l’émancipation s’organise grâce à une autonomisation du

personnage par rapport à la société qui veut exercer un contrôle sur lui. Après des années

d’efforts et de soumission et d’abnégation, Arame accède à une réelle élévation.

Pour Daba, le chemin qui mène à la promotion de son être est, nous l’avons constaté, le

résultat d’un véritable bras de fer avec le corps social duquel elle sortira, appuyée de son mari

Lamine, triomphante. En désaccord avec la manière dont elle s’est fait prendre dans un serment

de fidélité à une chambre désertée et par lequel elle n’a pas conquis l’ascension sociale espérée,

la jeune fille réagit. Profitant de l’éloignement de la ville, elle et Ansou transgressent les règles

extrêmement strictes du protocole marital de leur village et commettent un adultère duquel sera

conçue une fille. De retour parmi les leurs, l’anathème social condamnant cet écart de conduite

est sans pitié envers Daba. Injuriée, attaquée de toutes parts, c’est grâce au soutien de quelques

compagnes féminines (telles que sa mère et sa belle-mère Arame) et munie d’un solide caractère

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que Daba relève la tête. Elle obtient, au final, d’être considérée comme un être humain qui a

commis une faute, poussé par la rigidité des traditions. Au terme du roman, la décision de

Lamine de lui pardonner et de former avec elle une famille scelle un changement de statut qui

s’était déjà implanté chez Daba : celui d’un accès à l’égalité entre l’homme et la femme, et

l’élaboration pour la femme d’un épanouissement de l’individu en dehors des exigences de sa

société.

Arame et Daba appuient l’hypothèse du second chapitre de ce mémoire, à savoir que pour

ces personnages féminins dans Celles qui attendent, les possibilités d’élévation s’organisent à

l’encontre des paramètres élevés par le corps social comme barèmes de la position impartie à la

femme relativement à ce qui lui est permis de penser, de dire, de faire. Au risque de subir une

dégradation verbale et idéologique de leur image et de leur valeur sociales, Arame et Daba sont

allées à l’encontre de la doxa dans la visée d’une réalisation personnelle. Dans cette optique,

l’accès à la scolarisation et l’éducation des femmes, vecteurs d’émancipation féminine, sont

également abordés dans le roman. Notamment par la voix d’Arame, le sujet du désir, des béances

et des développements de l’instruction est posé comme un outil incontournable pour les

personnages féminins en récupération du pouvoir qui leur revient au sein de leur environnement

social.

Un élément de grand intérêt pour notre point de vue critique est que les personnages

féminins du roman Celles qui attendent, tout comme l’avait énoncé Michelle Dagenais-Pérusse

dans son étude sur Le Ventre de l’Atlantique, se battent contre le « poids [idéologique] que

représente […] la doxa, [qu’elles tentent] de remettre en question sans pour autant la contredire

dans son ensemble158

». En effet, Arame, Bougna, Coumba et Daba ne militent aucunement pour

un renversement total du pouvoir significatif masculin à la base de leur société; elles ne visent

aucune suprématie de la condition du féminin par l’amélioration drastique de leurs conditions de

vie. De nombreux textes de la littérature féminine africaine sont depuis longtemps engagés dans

une véritable lutte – parfois empreinte d’une grande violence – pour la reconquête par le « sexe

faible » de son véritable pouvoir. À titre d’exemples, nommons quelques textes tels que Un si

158

Michelle Dagenais-Pérusse, « Figures de la parole et parcours d’individuation dans Le Ventre de l’Atlantique de

Fatou Diome », op. cit., p. 60.

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longue lettre159

, Elle sera de jaspe et de corail, journal d’une misovire160

, C’est le soleil qui m’a

brûlée161

. Pour sa part, le roman Celles qui attendent s’attache à montrer, en ce qui a trait à ses

protagonistes féminins, les prémices du mouvement qui les mènera à l’élévation de leur être.

Nous avions entamé ce mémoire en exposant les avancées majeures de la littérature

féminine africaine, laquelle s’est considérablement développée depuis les années 1970. Comme

l’affirment les critiques Irène Assiba d’Almeida et Sion Hamou, loin de se présenter comme une

« sous-littérature infantile et maladroite162

», elle s’est construite d’un nombre toujours croissant

de nouveaux auteurs féminins qui contribuent à sa richesse et à sa diversité. Bernadette Kassi

indique qu’au fil des textes, « la création littéraire des femmes inscrit ses lettres de noblesse au

Panthéon de la francophonie mondiale, même si des obstacles majeurs (problèmes d’édition,

diffusion, promotion…) entravent encore sa marche vers l’universel163

». Dans les romans

africains écrits par des hommes, nous avons constaté une tendance à cantonner les personnages

féminins dans des sphères d’importance restreinte, désuètes ou fortement stéréotypées : pour les

femmes africaines dans ces romans, le destin littéraire se résumait souvent à des archétypes de

mère nourricière et aimante (la mère de Fatoman dans Dramouss164

), d’épouse loyale

(Doguicimi165

) ou de jeune fille innocente (Fanta dans L’Enfant noir166

) gravitant autour d’un

personnage masculin central.

Madeleine Borgomano atteste que « [dans] les romans africains, la fiction n’est jamais

très loin de la réalité167

», expliquant que les romancières traitent d’enjeux tirant leurs racines de

sujets sociologiques (tel que la polygamie ou les mariages arrangés). Ces femmes de lettres

traduisent, dans leurs écrits, les tourments de femmes concrètes. Toutefois, comme le souligne

François Mauriac, « [il] faut reconnaître que l’art du roman est, avant tout, une transposition du

159

Mariama Bâ, Une si longue lettre, op. cit. 160

Werewere Liking, Elle sera de jaspe et de corail (journal d’une misovire), Paris, Éditions L’Harmattan, 1983. 161

Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée, Paris, Éditions Librio, 1997. 162

Irène Assiba D’Almeida et Sion Hamou, « L’écriture féminine en Afrique noire francophone : le temps du

miroir » dans Études littéraires, op. cit., p. 41. 163

Bernadette Kassi, « "Seuils" romanesques au féminin : Afrique subsaharienne francophone et Québec » dans

Études Francophones, CIEF, Vol.19, n° 1, 2004, p. 99. 164

Camara Laye, Dramouss, Paris, Éditions Plon, 1966. 165

Paul Hazoumé, Doguicimi, op. cit.. 166

Camara Laye, L’Enfant noir, op. cit. 167

Madeleine Borgomano, « Du côté des filles – petites et grandes – dans quelques romans et récits africains des

dernières décennies » dans Ponti-Ponts, vol.5, 2005, p. 44.

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réel et non une reproduction du réel168

», transposition qui s’effectue par les yeux et la plume de

l’écrivaine. Le récit romanesque qui en découle devient donc autonome des paramètres qui l’ont

inspiré. Bien que, sur « ce coin de la Terre [(Niodior, où Fatou Diome a grandi et qui est

maintenant un théâtre récurrent de sa fiction romanesque)], sur chaque bouche de femme est

posée une main d’homme » (VA, 131), le roman à notre étude pose un discours qui vient enrichir

le bassin florissant de la littérature féminine africaine. Ultimement, nous remarquons que Celles

qui attendent prône un rééquilibrage des rôles hommes-femmes. Plus largement, une « inscription

du féminin169

», comme l’affirme Irène Assiba d’Almeida, est à envisager au sein des sphères

publiques et privées, afin que celles-ci soient ouvertes à la femme à parts égales.

En plus de la recrudescence de la publication de textes africains au féminin et de la

critique qui s’y rattache, ce mémoire souhaitait avancer d’un pas dans la découverte et la

compréhension de ces fascinants protagonistes féminins dotés d’une « destiny of their own170

».

Un nombre incalculable d’œuvres de romancières africaines, francophones et anglophones,

restent encore à être étudiées, dans l’optique de faire ressortir les particularités des personnages

féminins qui y sont représentés, de même que leurs discours face à la société textuelle dans

laquelle ils évoluent. Vraiment, ainsi que l’assure Béatrice Didier, «l’avenir de l’écriture féminine

est immense171

»… et la route s’étire loin devant, ponctuée des pages de cette littérature de

l’Afrique francophone en pleine évolution.

168

François Mauriac, Le romancier et ses personnages, op. cit., p. 152. 169

Irène Assiba D’Almeida, « Femme? Féministe? Misovire? » dans Notre Librairie, n° 117,1994, p. 48. 170

« il incombe maintenant aux écrivaines […] de présenter des personnages féminins pourvus ―de leur propre

destinée‖ ». Eldred Durosimi Jones, Eustace Palmer et Marjorie Jones, « Editorial » dans African Literature Today,

vol. 15, 1987, p. 2 (Nous traduisons). 171

Béatrice Didier, L’écriture-femme, op. cit., p. 237.

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