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    Marcel MAUSS et Paul Fauconnet

    La sociologie, objet et mthode

    Article Sociologie extrait de la Grande Encyclopdie,vol. 30, Socit anonyme de la Grande Encyclopdie, Paris, 1901.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel:[email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Marcel Mauss et Paul Fauconnet (1901), Sociologie, Anne sociologique, vol 30, 1901 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    Article Sociologie extrait de la Grande Encyclopdie, vol.30, Socit anonyme de la Grande Encyclopdie, Paris, 1901.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 16 fvrier 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Marcel Mauss et Paul Fauconnet (1901), Sociologie, Anne sociologique, vol 30, 1901 3

    Table des matires

    La sociologie : objet et mthode (par Paul Fauconnet et Marcel Mauss) (1901)

    Article Sociologie extrait de la Grande Encyclopdie, vol. 30, Socitanonyme de la Grande Encyclopdie, Paris, 1901.

    I. Objet de la sociologieDu phnomne socialDe lexplication sociologique

    II. Mthode de la sociologieDfinitionObservation des faitsSystmatisation des faitsCaractres scientifique des hypothses sociologiques

    III. Divisions de la sociologie

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    Marcel Mauss et Paul Fauconnet (1901), Sociologie, Anne sociologique, vol 30, 1901 4

    La sociologie :objet et mthode (1901)1

    par Paul Fauconnet et Marcel Mauss

    Retour la table des matires

    Mot cr par Auguste Comte pour dsigner la science des socits. Quoique lemot ft form d'un radical latin et d'une terminaison grecque et que pour cette raisonles puristes aient longtemps refus de le reconnatre, il a aujourd'hui conquis droit decit dans toutes les langues europennes. Nous allons essayer de dterminersuccessivement l'objet de la sociologie et la mthode qu'elle emploie. Puis nousindiquerons les principales divisions de la science qui se constitue sous ce nom.

    On remarquera sans peine que nous nous inspirons directement des ides qu'aexprimes Durkheim dans ses diffrents ouvrages. Si d'ailleurs nous les adoptons, cen'est pas seulement parce qu'elles nous paraissent justifies par des raisons thoriques,c'est encore qu'elles nous semblent exprimer les principes dont les diverses sciencessociales, au cours de leur dveloppement, tendent devenir de plus en plusconscientes.

    I. OBJET DE LA SOCIOLOGIE

    Parce que la sociologie est d'origine rcente et qu'elle sort peine de la priodephilosophique, il arrive encore qu'on en conteste la possibilit. Toutes les traditionsmtaphysiques qui font de l'homme un tre part, hors nature, et qui voient dans sesactes des faits absolument diffrents des faits naturels, rsistent aux progrs de lapense sociologique. Mais le sociologue n'a pas justifier ses recherches par une

    argumentation philosophique. La science doit faire son uvre ds le moment qu'elleen entrevoit la possibilit, et des thories philosophiques, mme traditionnelles, nesauraient constituer des objections la lgitimit de ses dmarches. Si d'ailleurs,comme il est vraisemblable, l'tude scientifique des socits rend ncessaire uneconception diffrente de la nature humaine, c'est la philosophie qu'il appartient de semettre en harmonie avec la science, mesure que celle-ci obtient des rsultats. Mais

    1 Article Sociologie extrait de la Grande Encyclopdie, vol. 30, Socit anonyme de la Grande

    Encyclopdie, Paris, 1901.

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    la science n'a pas plus prvoir qu' viter ces consquences lointaines de sesdcouvertes.

    Tout ce que postule la sociologie, c'est simplement que les faits que l'on appellesociaux sont dans la nature, c'est--dire sont soumis au principe de l'ordre et dudterminisme universels, par suite intelligibles. Or cette hypothse n'est pas le fruit dela spculation mtaphysique; elle rsulte d'une gnralisation qui semble tout faitlgitime. Successivement cette hypothse, principe de toute science, a t tendue tous les rgnes, mme ceux qui semblaient le plus chapper ses prises : il est doncrationnel de supposer que le rgne social - s'il est un rgne qui mrite d'tre appelainsi - ne fait pas exception. Ce n'est pas au sociologue dmontrer que les phno-mnes sociaux sont soumis la loi : c'est aux adversaires de la sociologie fournir lapreuve contraire. Car, a priori, on doit admettre que ce qui s'est trouv tre vrai desfaits physiques, biologiques et psychiques est vrai aussi des faits sociaux. Seul unchec dfinitif pourrait ruiner cette prsomption logique. Or, ds aujourd'hui, cetchec n'est plus craindre. Il n'est plus possible de dire que la science est tout entire faire. Nous ne songeons pas exagrer l'importance des rsultats qu'elle a obtenus;

    mais enfin, en dpit de tous les scepticismes, elle existe et elle progresse : elle posedes problmes dfinis et tout au moins elle entrevoit des solutions. Plus elle entre encontact avec les faits et plus elle voit se rvler des rgularits insouponnes, desconcordances beaucoup plus prcises qu'on ne pouvait le supposer d'abord; plus, parconsquent, se fortifie le sentiment que l'on se trouve en prsence d'un ordre naturel,dont l'existence ne peut plus tre mise en doute que par des philosophes loigns de laralit dont ils parlent.

    Mais si l'on doit admettre sans examen pralable que les faits appels sociaux sontnaturels, intelligibles et par suite objets de science, encore faut-il qu'il y ait des faitsqui puissent tre proprement appels de ce nom. Pour qu'une science nouvelle seconstitue, il suffit, mais il faut : d'une part, qu'elle s'applique un ordre de faitsnettement distincts de ceux dont s'occupent les autres sciences; d'autre part, que ces

    faits soient susceptibles d'tre immdiatement relis les uns aux autres, expliqus lesuns par les autres, sans qu'il soit ncessaire d'intercaler des faits d'une autre espce.Car une science qui ne pourrait expliquer les faits constituant son objet qu'en recou-rant une autre science se confondrait avec cette dernire. La sociologie satisfait-elle cette double condition?

    Du phnomne social

    En premier lieu y a-t-il des faits qui soient spcifiquement sociaux? On le nieencore communment, et parmi ceux qui le nient figurent mme des penseurs quiprtendent faire uvre sociologique. L'exemple de Tarde est caractristique. Pour lui,les faits dits sociaux ne sont autre chose que des ides ou des sentiments individuels,qui se seraient propags par imitation. Ils n'auraient donc aucun caractre spcifique;car un fait ne change pas de nature parce qu'il est plus ou moins rpt. Nous n'avonspas pour l'instant discuter cette thorie; mais nous devons constater que, si elle estfonde, la sociologie ne se distingue pas de la psychologie individuelle, c'est--direque toute matire manque pour une sociologie proprement dite. La mme conclusions'inspire, quelle que soit la thorie, du moment o l'on nie la spcificit des faitssociaux. On conoit ds lors toute l'importance de la question que nous examinons.

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    Un premier fait est constant, c'est qu'il existe des socits, c'est--dire des agrgatsd'tres humains. Parmi ces agrgats, les uns sont durables, comme les nations,d'autres phmres comme les foules, les uns sont trs volumineux comme les gran-des glises, les autres trs petits comme la famille quand elle est rduite au coupleconjugal. Mais, quelles que soient la grandeur et la forme de ces groupes et de ceuxqu'on pourrait numrer - classe, tribu, groupe professionnel, caste, commune - ilsprsentent tous ce caractre qu'ils sont forms par une pluralit de consciences indivi-duelles, agissant et ragissant les unes sur les autres. C'est la prsence de ces actionset ractions, de ces interactions que l'on reconnat les socits. Or la question est desavoir si, parmi les faits qui se passent au sein de ces groupes, il en est quimanifestent la nature du groupe en tant que groupe, et non pas seulement la nature desindividus qui les composent, les attributs gnraux de l'humanit. Y en a-t-il qui sontce qu'ils sont parce que le groupe est ce qu'il est? A cette condition, et cette condi-tion seulement, il y aura une sociologie proprement dite; car il y aura alors une vie dela socit, distincte de celle que mnent les individus ou plutt distincte de celle qu'ilsmneraient s'ils vivaient isols.

    Or il existe bien rellement des phnomnes qui prsentent ces caractres,seulement il faut savoir les dcouvrir. En effet, tout ce qui se passe dans un groupesocial n'est pas une manifestation de la vie du groupe comme tel, et par consquentn'est pas social, pas plus que tout ce qui se passe dans un organisme n'est proprementbiologique. Non seulement les perturbations accidentelles et locales dtermines pardes causes cosmiques, mais encore des vnements normaux, rgulirement rpts,qui intressent tous les membres du groupe sans exception, peuvent n'avoir aucune-ment le caractre de faits sociaux. Par exemple tous les individus, l'exception desmalades, remplissent leurs fonctions organiques dans des conditions sensiblementidentiques; il en est de mme des fonctions psychologiques : les phnomnes desensation, de reprsentation, de raction ou d'inhibition sont les mmes chez tous lesmembres du groupe, ils sont soumis chez tous aux mmes lois que la psychologierecherche. Mais personne ne songe les ranger dans la catgorie des faits sociaux

    malgr leur gnralit. C'est qu'ils ne tiennent aucunement la nature du groupement,mais drivent de la nature organique et psychique de l'individu. Aussi sont-ils lesmmes, quel que soit le groupe auquel l'individu appartient. Si l'homme isol taitconcevable, on pourrait dire qu'ils seraient ce qu'ils sont mme en dehors de toutesocit. Si donc les faits dont les socits sont le thtre ne se distinguaient les unsdes autres que par leur degr de gnralit, il n'y en aurait pas qu'on pt considrercomme des manifestations propres de la vie sociale, et dont on pt, par suite, fairel'objet de la sociologie.

    Et pourtant l'existence de tels phnomnes est d'une telle vidence qu'elle a tsignale par des observateurs qui ne songeaient pas la constitution d'une sociologie.On a remarqu bien souvent qu'une foule, une assemble ne sentaient, ne pensaient etn'agissaient pas comme l'auraient fait les individus isols; que les groupements les

    plus divers, une famille, une corporation, une nation avaient un esprit , un carac-tre, des habitudes comme les individus ont les leurs. Dans tous les cas par cons-quent on sent parfaitement que le groupe, foule ou socit, a vraiment une naturepropre, qu'il dtermine chez les individus certaines manires de sentir, de penser etd'agir, et que ces individus n'auraient ni les mmes tendances, ni les mmeshabitudes, ni les mmes prjugs, s'ils avaient vcu dans d'autres groupes humains. Orcette conclusion peut tre gnralise. Entre les ides qu'aurait, les actes qu'accom-plirait un individu isol et les manifestations collectives, il y a un tel abme que ces

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    dernires doivent tre rapportes une nature nouvelle, des forces suigeneris :sinon, elles resteraient incomprhensibles.

    Soient, par exemple, les manifestations de la vie conomique des socits moder-nes d'Occident : production industrielle des marchandises, division extrme dutravail, change international, association de capitaux, monnaie, crdit, rente, intrt,salaire, etc. Qu'on songe au nombre considrable de notions, d'institutions, d'habitu-des que supposent les plus simples actes d'un commerant ou d'un ouvrier qui cherche gagner sa vie; il est manifeste que ni l'un ni l'autre ne crent les formes que prendncessairement leur activit : ni l'un ni l'autre n'inventent le crdit, l'intrt, le salaire,l'change ou la monnaie. Tout ce qu'on peut attribuer chacun d'eux c'est une ten-dance gnrale se procurer les aliments ncessaires, se protger contre les intem-pries, ou encore, si l'on veut, le got de l'entreprise, du gain, etc. Mme dessentiments qui semblent tout spontans, comme l'amour du travail, de l'pargne, duluxe, sont en ralit, le produit de la culture sociale puisqu'ils font dfaut chez certainspeuples et varient infiniment, l'intrieur d'une mme socit, selon les couches de lapopulation. Or, eux seuls, ces besoins dtermineraient, pour se satisfaire, un petit

    nombre d'actes trs simples qui contrastent de la manire la plus accuse avec lesformes trs complexes dans lesquelles l'homme conomique coule aujourd'hui saconduite. Et ce n'est pas seulement la complexit de ces formes qui tmoigne de leurorigine extra-individuelle, mais encore et surtout la manire dont elles s'imposent l'individu. Celui-ci est plus ou moins oblig de s'y conformer. Tantt c'est la loi mmequi l'y contraint, ou la coutume tout aussi imprative que la loi. C'est ainsi quenagure l'industriel tait oblig de fabriquer des produits de mesure et de qualitdtermines, que maintenant encore il est soumis toutes sortes de rglements, quenul ne peut refuser de recevoir en paiement la monnaie lgale pour sa valeur lgale.Tantt c'est la force des choses contre laquelle l'individu vient se briser s'il essaye des'insurger contre elles : c'est ainsi que le commerant qui voudrait renoncer au crdit,le producteur qui voudrait consommer ses propres produits, en un mot le travailleurqui voudrait recrer lui seul les rgles de son activit conomique, se verrait

    condamn une ruine invitable.Le langage est un autre fait dont le caractre social apparat clairement : l'enfant

    apprend, par l'usage et par l'tude, une langue dont le vocabulaire et la syntaxe sontvieux de bien des sicles, dont les origines sont inconnues, qu'il reoit par consquenttoute faite et qu'il est tenu de recevoir et d'employer ainsi, sans variations consid-rables. En vain essayerait-il de se crer une langue originale : non seulement il nepourrait aboutir qu' imiter maladroitement quelque autre idiome existant, maisencore une telle langue ne saurait lui servir exprimer sa pense; elle le condamnerait l'isolement et une sorte de mort intellectuelle. Le seul fait de droger aux rgles etaux usages traditionnels se heurte le plus gnralement de trs vives rsistances del'opinion. Car une langue n'est pas seulement un systme de mots; elle a un gnieparticulier, elle implique une certaine manire de percevoir, d'analyser et de coordon-

    ner. Par consquent, par la langue, ce sont les formes principales de notre pense quela collectivit nous impose.

    Il pourrait sembler que les relations matrimoniales et domestiques sont ncessai-rement ce qu'elles sont en vertu de la nature humaine, et qu'il suffit, pour lesexpliquer, de rappeler quelques proprits trs gnrales, organiques et psycho-logiques, de l'individu humain. Mais, d'une part, l'observation historique nousapprend que les types de mariages et de familles ont t et sont encore extrmementnombreux, varis; elle nous rvle la complication quelquefois extraordinaire des

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    formes du mariage et des relations domestiques. Et, d'autre part, nous savons tous queles relations domestiques ne sont pas exclusivement affectives, qu'entre nous et desparents que nous pouvons ne pas connatre il existe des liens juridiques qui se sontnous sans notre consentement, notre insu; nous savons que le mariage n'est passeulement un accouplement, que la loi et les usages imposent l'homme qui pouseune femme des actes dtermins, une procdure complique. Manifestement, ni lestendances organiques de l'homme s'accoupler ou procrer, ni mme les sentimentsde jalousie sexuelle ou de tendresse paternelle qu'on lui prterait d'ailleurs gratuite-ment, ne peuvent, aucun degr, expliquer ni la complexit, ni surtout le caractreobligatoire des murs matrimoniales et domestiques.

    De mme les sentiments religieux trs gnraux qu'on a coutume de prter l'homme et mme aux animaux - respect et crainte des tres suprieurs, tourment del'infini - ne pourraient engendrer que des actes religieux trs simples et trs indter-mins : chaque homme, sous l'empire de ces motions, se reprsenterait sa faon lestres suprieurs et leur manifesterait ses sentiments comme il lui semblerait conve-nable de le faire. Or une religion aussi simple, aussi indtermine, aussi individuellen'a jamais exist. Le fidle croit des dogmes et agit selon des rites entirementcompliqus, qui lui sont en outre inspirs par ]'glise, par le groupe religieux auquelil appartient; en gnral, il connat trs mal ces dogmes et ces rites, et sa vie religieuseconsiste essentiellement dans une participation lointaine aux croyances et aux actesd'hommes spcialement chargs de connatre les choses sacres et d'entrer en rapportavec elles; et ces hommes eux-mmes n'ont pas invent les dogmes ni les rites, latradition les leur a enseigns et ils veillent surtout les prserver de toute altration.Les sentiments individuels d'aucun des fidles n'expliquent donc, ni le systmecomplexe des reprsentations et des pratiques qui constitue une religion, ni l'autoritpar laquelle ces manires de penser et d'agir s'imposent tous les membres del'glise.

    Ainsi les formes suivant lesquelles se dveloppe la vie affective, intellectuelle,

    active de l'individu, lui prexistent comme elles lui survivront. C'est parce qu'il esthomme qu'il mange, pense, s'amuse, etc., mais s'il est dtermin agir par destendances qui lui sont communes avec tous les hommes, les formes prcises queprend son activit chaque moment de l'histoire dpendent de toutes autresconditions qui varient d'une socit une autre et changent avec le temps au seind'une mme socit : c'est l'ensemble des habitudes collectives. Parmi ces habitudes ilen est de diffrentes sortes. Les unes appellent la rflexion par suite de leurimportance mme. On en prend conscience et on les consigne dans des formulescrites ou orales qui expriment comment le groupe a l'habitude d'agir, et comment ilexige que ses membres agissent; ces formules impratives ce sont les rgles du droit,les maximes de la morale, les prceptes du rituel, les articles du dogme, etc. Lesautres restent inexprimes et diffuses, plus ou moins inconscientes. Ce sont lescoutumes, les murs, les superstitions populaires que l'on observe sans savoir qu'on y

    est tenu, ni mme en quoi elles consistent exactement. Mais dans les deux cas, lephnomne est de mme nature. Il s'agit toujours de manires d'agir ou de penser,consacres par la tradition et que la socit impose aux individus. Ces habitudescollectives et les transformations par lesquelles elles passent incessamment, voill'objet propre de la sociologie.

    Il est d'ailleurs possible ds prsent de prouver directement que ces habitudescollectives sont les manifestations de la vie du groupe en tant que groupe. L'histoirecompare du droit, des religions, a rendu commune l'ide que certaines institutions

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    forment avec certaines autres un systme, que les premires ne peuvent se trans-former sans que les secondes se transforment galement. Par exemple, on sait qu'ilexiste des liens entre le totmisme et l'exogamie, entre l'une et l'autre pratique etl'organisation du clan; on sait que le systme du pouvoir patriarcal est en relation avecle rgime de la cit, etc. D'une faon gnrale, les historiens ont pris l'habitude demontrer les rapports que soutiennent les diffrentes institutions d'une mme poque,de ne pas isoler une institution du milieu o elle est apparue. Enfin on est de plus enplus port chercher dans les proprits d'un milieu social (volume, densit, mode decomposition, etc.) l'explication des phnomnes gnraux qui s'y produisent : onmontre par exemple quelles modifications profondes l'agglomration urbaine apporte une civilisation agricole, comment la forme de l'habitat conditionne l'organisationdomestique. Or, si les institutions dpendent les unes des autres et dpendent toutesde la constitution du groupe social, c'est videmment qu'elles expriment ce dernier.Cette interdpendance des phnomnes serait inexplicable s'ils taient les produits devolonts particulires et plus ou moins capricieuses; elle s'explique au contraire s'ilssont les produits de forces impersonnelles qui dominent les individus eux-mmes.

    Une autre preuve peut tre tire de l'observation des statistiques. On sait que leschiffres qui expriment le nombre des mariages, des naissances, des suicides, descrimes dans une socit, sont remarquablement constants ou que, s'ils varient, ce n'estpas par carts brusques et irrguliers, mais gnralement avec lenteur et ordre. Leurconstance et leur rgularit sont au moins gales celle des phnomnes qui, commela mortalit, dpendent surtout de causes physiques. Or il est manifeste que les causesqui poussent tel ou tel individu au mariage ou au crime sont tout fait particulires etaccidentelles; ce ne sont donc pas ces causes qui peuvent expliquer le taux du mariageou du crime dans une socit donne. Il faut admettre l'existence de certains tatssociaux, tout fait diffrents des tats purement individuels, qui conditionnent lanuptialit et la criminalit. On ne comprendrait pas, par exemple, que le taux dusuicide ft uniformment plus lev dans les socits protestantes que dans lessocits catholiques, dans le monde commercial que dans le monde agricole, si l'on

    n'admettait pas qu'une tendance collective au suicide se manifeste dans les milieuxprotestants, dans les milieux commerciaux, en vertu de leur organisation mme.

    Il y a donc des phnomnes proprement sociaux, distincts de ceux qu'tudient lesautres sciences qui traitent de l'homme, comme la psychologie : ce sont eux quiconstituent la matire de la sociologie. Mais il ne suffit pas d'avoir tabli leurexistence par un certain nombre d'exemples et par des considrations gnrales. Onvoudrait encore connatre le signe auquel on peut les distinguer, de manire ne pasrisquer ni de les laisser chapper, ni de les confondre avec les phnomnes quiressortissent d'autres sciences. D'aprs ce qui vient d'tre dit, la nature sociale aprcisment pour caractristique d'tre comme surajoute la nature individuelle; elles'exprime par des ides ou des actes qui, alors mme que nous contribuons lesproduire, nous sont tout entiers imposs du dehors. C'est ce signe d'extriorit qu'il

    s'agit de dcouvrir.

    Dans un grand nombre de cas, le caractre obligatoire dont sont marques lesmanires sociales d'agir et de penser est le meilleur des critres que l'on puissesouhaiter. Graves au fond du -cur ou exprimes dans des formules lgales,spontanment obies ou inspires par voie de contrainte, une multitude de rgles juridiques, religieuses et morales sont rigoureusement obligatoires. La plupart desindividus y obissent; mme ceux qui les violent savent qu'ils manquent uneobligation; et, en tout cas, la socit leur rappelle le caractre obligatoire de son ordre

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    en leur infligeant une sanction. Quelles que soient la nature et l'intensit de lasanction, excommunication ou mort, dommages-intrts ou prison, mpris public,blme, simple notation d'excentricit, des degrs divers et sous des formes diverses,le phnomne est toujours le mme : le groupe proteste contre la violation des rglescollectives de la pense et de l'action. Or cette protestation ne peut avoir qu'un sens :c'est que les manires de penser et d'agir qu'impose le groupe sont des manirespropres de penser et d'agir. S'il ne tolre pas qu'on y droge, c'est qu'il voit en elles lesmanifestations de sa personnalit, et qu'en y drogeant on la diminue, on la dtruit. Etd'ailleurs si les rgles de la pense et de l'action n'avaient pas une origine sociale, d'opourraient-elles venir? Une rgle laquelle l'individu se considre comme soumis nepeut tre l'uvre de cet individu : car toute obligation implique une autorit sup-rieure au sujet oblig, et qui lui inspire le respect, lment essentiel du sentimentd'obligation. Si donc on exclut l'intervention d'tres surnaturels, on ne saurait trouver,en dehors et au-dessus de l'individu, qu'une seule source d'obligation, c'est la socitou plutt l'ensemble des socits dont il est membre.

    Voil donc un ensemble de phnomnes sociaux facilement reconnaissables et quisont de premire importance. Car le droit, la morale, la religion forment une partienotable de la vie sociale. Mme dans les socits infrieures, il n'est gure demanifestations collectives qui ne rentrent dans une de ces catgories. L'homme n'y apour ainsi dire ni pense ni activit propres; la parole, les oprations conomiques, levtement mme y prennent souvent un caractre religieux, par consquent obligatoire.Mais, dans les socits suprieures, il y a un grand nombre de cas o la pressionsociale ne se fait pas sentir sous la forme expresse de l'obligation : en matire cono-mique, juridique, voire religieuse, l'individu semble largement autonome.

    Ce n'est pas que toute coercition soit absente : nous avons montr plus haut sousquels aspects elle se manifestait dans l'ordre conomique et linguistique, et decombien il s'en fallait que l'individu ft libre en ces matires d'agir sa guise.Cependant il n'y a pas d'obligation proclame, pas de sanctions dfinies ; l'innovation,

    la drogation ne sont pas prescrites en principe. Il est donc ncessaire de chercher unautre critre qui permette de distinguer ces habitudes dont la nature spciale n'est pasmoins incontestable, quoique moins immdiatement apparente.

    Elle est incontestable en effet parce que chaque individu les trouve dj formeset comme institues, puisqu'il n'en est pas l'auteur, puisqu'il les reoit du dehors, c'estdonc qu'elles sontprtablies. Qu'il soit ou non dfendu l'individu de s'en carter,elles existent dj au moment o il se consulte pour savoir comment il doit agir; cesont des modles de conduite qu'elles lui proposent. Aussi les voit-on pour ainsi dire, un moment donn, pntrer en lui du dehors. Dans la plupart des cas, c'est par lavoie de l'ducation, soit gnrale, soit spciale, que se fait cette pntration. C'estainsi que chaque gnration reoit de son ane les prceptes de la morale, les rglesde la politesse usuelle, sa langue, ses gots fondamentaux, de mme que chaquetravailleur reoit de ses prdcesseurs les rgles de sa technique professionnelle.L'ducation est prcisment l'opration par laquelle l'tre social est surajout enchacun de nous l'tre individuel, l'tre moral l'tre animal; c'est le procd grceauquel l'enfant est rapidement socialis. Ces observations nous fournissent unecaractristique du fait social beaucoup plus gnrale que la prcdente : sont socialestoutes les manires d'agir et de penser que l'individu trouve prtablies et dont latransmission se fait le plus gnralement par la voie de l'ducation.

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    Il serait bon qu'un mot spcial dsignt ces faits spciaux, et il semble que le motinstitutions serait le mieux appropri. Qu'est-ce en effet qu'une institution sinon unensemble d'actes ou d'ides tout institu que les individus trouvent devant eux et quis'impose plus ou moins eux? Il n'y a aucune raison pour rserver exclusivement,comme on le fait d'ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamen-taux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les prjugset les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiquesessentielles; car tous ces phnomnes sont de mme nature et ne diffrent qu'en degr.L'institution est en somme dans l'ordre social ce qu'est la fonction dans l'ordrebiologique : et de mme que la science de la vie est la science des fonctions vitales, lascience de la socit est la science des institutions ainsi dfinies.

    Mais, dira-t-on, l'institution est le pass; c'est, par dfinition, la chose fixe, non lachose vivante. Il se produit chaque instant dans les socits des nouveauts, depuisles variations quotidiennes de la mode jusqu'aux grandes rvolutions politiques etmorales. Mais tous ces changements sont toujours, des degrs divers, des modi-fications d'institutions existantes. Les rvolutions n'ont jamais consist dans la

    brusque substitution intgrale d'un ordre nouveau l'ordre tabli; elle ne sont jamaiset ne peuvent tre que des transformations plus ou moins rapides, plus ou moinscompltes. Rien ne vient de rien : les institutions nouvelles ne peuvent tre faitesqu'avec les anciennes, puisque celles-ci sont les seules qui existent. Et par cons-quent, pour que notre dfinition embrasse tout le dfini, il suffit que nous ne nous entenions pas une formule troitement statique, que nous ne restreignions pas lasociologie l'tude de l'institution suppose immobile. En ralit l'institution ainsiconue n'est qu'une abstraction. Les institutions vritables vivent, c'est--direchangent sans cesse : les rgles de l'action ne sont ni comprises ni appliques de lamme faon des moments successifs, alors mme que les formules qui lesexpriment restent littralement les mmes. Ce sont donc les institutions vivantes,telles qu'elles se forment, fonctionnent et se transforment aux diffrents moments quiconstituent les phnomnes proprement sociaux, objets de la sociologie.

    Les seuls faits que l'on pourrait non sans raison regarder comme sociaux et qui,cependant, rentreraient difficilement dans la dfinition des institutions, sont ceux quise produisent dans les socits sans institutions. Mais les seules socits sansinstitutions sont des agrgats sociaux ou bien instables et phmres comme lesfoules, ou bien en cours de formation. Or des unes et des autres on peut dire qu'ellesne sont pas encore des socits proprement dites, mais seulement des socits en voiede devenir, avec cette diffrence que les unes sont destines aller jusqu'au bout deleur dveloppement, raliser leur nature sociale, tandis que les autres disparaissentavant d'tre parvenues a se constituer dfinitivement. Nous sommes donc ici sur leslimites qui sparent le rgne social des rgnes infrieurs. Les phnomnes dont ils'agit sont en train de devenir sociaux plutt qu'ils ne sont sociaux. Il n'est donc passurprenant qu'ils ne puissent rentrer exactement dans les cadres d'aucune science.

    Certes la sociologie ne doit pas s'en dsintresser, mais ils ne constituent pas sonobjet propre. D'ailleurs, par l'analyse prcdente, nous n'avons nullement cherch dcouvrir une dfinition dfinitive et complte de tous les phnomnes sociaux. Ilsuffit d'avoir montr que des faits existent qui mritent d'tre appels ainsi et d'avoirindiqu quelques signes auxquels on peut reconnatre les plus importants d'entre eux.A ces critres, l'avenir en substituera bien certainement d'autres moins dfectueux.

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    De l'explication sociologique

    Ainsi la sociologie a un objet propre, puisqu'il y a des faits proprement sociaux; ilnous reste voir si elle satisfait la seconde des conditions que nous avons indiques,c'est--dire s'il y a un mode d'explication sociologique qui ne se confonde avec aucunautre. Le premier mode d'explication qui ait t mthodiquement appliqu ces faitsest celui qui a t pendant longtemps en usage dans ce qu'il est convenu d'appeler laphilosophie de l'histoire. La philosophie de l'histoire a t, en effet, la forme de spcu-lation sociologique immdiatement antrieure la sociologie proprement dite. C'estde la philosophie de l'histoire que la sociologie est ne : Comte est le successeurimmdiat de Condorcet, et lui-mme a construit une philosophie de l'histoire pluttqu'il n'a fait de dcouvertes sociologiques. Ce qui caractrise l'explication philosophi-que, c'est qu'elle suppose l'homme, l'humanit en gnral prdispose par sa nature un dveloppement dtermin dont on s'efforce de dcouvrir toute l'orientation par uneinvestigation sommaire des faits historiques. Par principe et par mthode on nglige

    donc le dtail pour s'en tenir aux lignes les plus gnrales. On ne cherche pas expliquer pourquoi, dans telle espce de socits, telle poque de leur dveloppe-ment, on rencontre telle ou telle institution : on cherche seulement vers quel but sedirige l'humanit, on marque les tapes qu'on juge lui avoir t ncessaires pour serapprocher de ce but.

    Il est inutile de dmontrer l'insuffisance d'une telle explication. Non seulementelle laisse de ct, arbitrairement, la majeure partie de la ralit historique, maiscomme il n'est plus possible aujourd'hui de soutenir que l'humanit suive une voieunique et se dveloppe dans un seul sens, tous ces systmes se trouvent, par cela seul,privs de fondement. Mais les explications que l'on trouve encore aujourd'hui danscertaines doctrines sociologiques ne diffrent pas beaucoup des prcdentes, saufpeut-tre en apparence. Sous prtexte que la socit n'est forme que d'individus, c'est

    dans la nature de l'individu qu'on va chercher les causes dterminantes par lesquelleson essaie d'expliquer les faits sociaux. Par exemple Spencer et Tarde procdent decette faon. Spencer a consacr presque tout le premier volume de sa Sociologie l'tude de l'homme primitif physique, motionnel et intellectuel; c'est par les propri-ts de cette nature primitive qu'il explique les institutions sociales observes chez lespeuples les plus anciens ou les plus sauvages, institutions qui se transforment ensuiteau cours de l'histoire, suivant des lois d'volution trs gnrales. Tarde voit dans leslois de l'imitation les principes suprmes de la sociologie : les phnomnes sociauxsont des modes d'action le plus souvent utiles, invents par certains individus etimits par tous les autres. On retrouve le mme procd d'explication dans certainessciences spciales qui sont ou devraient tre sociologiques. C'est ainsi que les cono-mistes classiques trouvent, dans la nature individuelle de l'homo conomicus, les

    principes d'une explication suffisante de tous les faits conomiques : l'hommecherchant toujours le plus grand avantage au prix de la plus petite peine, les relationsconomiques devaient ncessairement tre telles et telles. De mme les thoriciens dudroit naturel recherchent les caractres juridiques et moraux de la nature humaine, etles institutions juridiques sont leurs yeux, des tentatives plus ou moins heureusespour satisfaire les rigueurs de cette nature; l'homme prend peu peu conscience desoi, et les droits positifs sont des ralisations approximatives du droit qu'il porte ensoi.

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    L'insuffisance de ces solutions apparat clairement ds qu'on a reconnu qu'il y ades faits sociaux, des ralits sociales, c'est--dire ds qu'on a distingu l'objet proprede la sociologie.

    Si, en effet, les phnomnes sociaux sont les manifestations de la vie des groupesen tant que groupes, ils sont beaucoup trop complexes pour que des considrationsrelatives la nature humaine en gnral puissent en rendre compte. Prenons de nou-veau pour exemple les institutions du mariage et de la famille. Les rapports sexuelssont soumis des rgles trs compliques : l'organisation familiale, trs stable dansune mme socit, varie beaucoup d'une socit une autre; en outre, elle est lietroitement l'organisation politique, l'organisation conomique qui, elles aussi,prsentent des diffrences caractristiques dans les diverses socits. Si ce sont l lesphnomnes sociaux qu'il s'agit d'expliquer, des problmes prcis se posent :comment se sont forms les diffrents systmes matrimoniaux et domestiques ? peut-on les rattacher les uns aux autres, distinguer des formes postrieures et des formesantrieures, les premires apparaissant comme le produit de la transformation dessecondes? Si cela est possible, comment s'expliquer ces transformations, quelles en

    sont les conditions? Comment les formations de l'organisation familiale affectent-elles les organisations politiques et conomiques? D'autre part, tel rgime domestiqueune fois constitu, comment fonctionne-t-il? A ces questions, les sociologues quidemandent la seule psychologie individuelle le principe de leurs explications, nepeuvent pas fournir de rponses. Ils ne peuvent, en effet, rendre compte de ces institu-tions si multiples, si varies, qu'en les rattachant quelques lments trs gnraux dela constitution organico-psychique de l'individu : instinct sexuel, tendance lapossession exclusive et jalouse d'une seule femelle, amour maternel et paternel, hor-reur du commerce sexuel entre consanguins, etc. Mais de pareilles explications sontd'abord suspectes au point de vue purement philosophique : elles consistent toutsimplement attribuer l'homme les sentiments que manifeste sa conduite, alors quece sont prcisment ces sentiments qu'il s'agirait d'expliquer; ce qui revient, en som-me expliquer le phnomne par les vertus occultes des substances, la flamme par le

    phlogistique et la chute des corps par leur gravit. En outre, elles ne dterminent entreles phnomnes aucun rapport prcis de coexistence ou de succession, mais lesisolent arbitrairement et les prsentent en dehors du temps et de l'espace, dtachs detout milieu dfini. Quand bien mme on considrerait comme une explication de lamonogamie l'affirmation que ce rgime matrimonial satisfait mieux qu'un autre lesinstincts humains ou concilie mieux qu'un autre la libert et la dignit des deuxpoux, il resterait chercher pourquoi ce rgime apparat dans telles socits pluttque dans telles autres, tel moment et non tel autre du dveloppement d'une socit.En troisime lieu, les proprits essentielles de la nature humaine sont les mmespartout, des nuances et des degrs prs. Comment pourraient-elles rendre comptedes formes si varies qu'a prises successivement chaque institution. L'amour paternelet maternel, les sentiments d'affection filiale sont sensiblement identiques chez lesprimitifs et chez les civiliss; quel cart cependant il y a entre l'organisation primitive

    de la famille et son tat actuel, et, entre ces extrmes, que de changements se sontproduits! Enfin les tendances indtermines de l'homme ne sauraient rendre comptedes formes si prcises et si complexes sous lesquelles se prsentent toujours lesralits historiques. L'gosme qui peut pousser l'homme s'approprier les chosesutiles n'est pas la source de ces rgles si compliques qui, a chaque poque del'histoire, constituent le droit de proprit, rgles relatives au fonds et la jouissance,aux meubles et aux immeubles, aux servitudes, etc. Et pourtant le droit de proprit inabstracto n'existe pas. Ce qui existe, c'est le droit de proprit tel qu'il est ou taitorganis, dans la France contemporaine ou dans la Rome antique, avec la multitude

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    des principes qui le dterminent. La sociologie ainsi entendue ne peut donc atteindrede cette manire que les linaments tout fait gnraux, presque insaisissables forced'indtermination des institutions. Si l'on adopte de tels principes, on doit confesserque la plus grande partie de la ralit sociale (tout le dtail des institutions) demeureinexplique et inexplicable. Seuls les phnomnes que dtermine la nature humaineen gnral, toujours identique dans son fonds, seraient naturels et intelligibles; tousles traits particuliers qui donnent aux institutions, suivant les temps et les lieux, leurscaractres propres, tout ce qui distingue les individualits sociales, est considrcomme artificiel et accidentel; on y voit, soit les rsultats d'inventions fortuites, soitles produits de l'activit individuelle des lgislateurs, des hommes puissants dirigeantvolontairement les socits vers des fins entrevues par eux. Et l'on est ainsi conduit mettre hors de la science, comme inintelligibles, toutes les institutions trs dter-mines, c'est--dire les faits sociaux eux-mmes, les objets propres de la sciencesociologique. Autant dire qu'on anantit, avec l'objet dfini d'une science sociale, lascience sociale elle-mme et qu'on se contente de demander la philosophie et lapsychologie quelques indications trs gnrales sur les destines de l'homme vivanten socit.

    A ces explications qui se caractrisent par leur extrme gnralit s'opposentcelles qu'on pourrait appeler les explications proprement historiques : ce n'est pas quel'histoire n'en ait connu d'autres, mais celles dont nous allons parler se retrouventexclusivement chez les historiens. Oblig par les conditions mmes de son travail s'attacher exclusivement une socit et une poque dtermines, familier avecl'esprit, la langue, les traits de caractres particuliers de cette socit et de cettepoque, l'historien a naturellement une tendance ne voir dans les faits que ce qui lesdistingue les uns des autres, ce qui leur donne une physionomie propre dans chaquecas isol, en un mot ce qui les rend incomparables. Cherchant retrouver la mentalitdes peuples dont il tudie l'histoire, il est enclin accuser d'inintelligence, d'incom-ptence tous ceux qui n'ont pas, comme lui, vcu dans l'intimit de ces peuples. Parsuite, il est port se dfier de toute comparaison, de toute gnralisation. Quand il

    tudie une institution, ce sont ses caractres les plus individuels qui attirent sonattention, ceux qu'elle doit aux circonstances particulires dans lesquelles elle s'estconstitue ou modifie, et elle lui apparat comme insparable de ces circonstances.Par exemple la famille patriarcale sera une chose essentiellement romaine, la foda-lit, une institution spciale nos socits mdivales, etc. De ce point de vue lesinstitutions ne peuvent tre considres que comme des combinaisons accidentelles etlocales qui dpendent de conditions galement accidentelles et locales. Tandis que lesphilosophes et les psychologues nous proposaient des thories soi-disant valablespour toute l'humanit, les seules explications que les historiens croient possibles nes'appliqueraient qu' telle socit dtermine, considre tel moment prcis de sonvolution. On n'admet pas qu'il y ait de causes gnrales partout agissantes dont larecherche peut tre utilement entreprise; on s'assigne pour tche d'enchaner desvnements particuliers des vnements particuliers. En ralit, on suppose dans les

    faits une infinie diversit ainsi qu'une infinie contingence.

    A cette mthode troitement historique d'explication des faits sociaux, il fautd'abord opposer les enseignements dus la mthode comparative : ds maintenantl'histoire compare des religions, des droits et des murs a rvl l'existence d'insti-tutions incontestablement identiques chez les peuples les plus diffrents; cesconcordances, il est inconcevable qu'on puisse assigner pour cause l'imitation d'unesocit par les autres, et il est cependant impossible de les considrer commefortuites : des institutions semblables ne peuvent videmment avoir dans telle

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    peuplade sauvage des causes locales et accidentelles, et dans telle socit civilised'autres causes galement locales et accidentelles. D'autre part, les institutions dont ils'agit ne sont pas seulement des pratiques trs gnrales qu'on pourrait prtendreinventes naturellement par des hommes dans des circonstances identiques; ce ne sontpas seulement des mythes importants comme celui du dluge, des rites comme celuidu sacrifice, des organisations domestiques comme la famille maternelle, despratiques juridiques comme la vengeance du sang; ce sont encore des lgendes trscomplexes, des superstitions, des usages tout fait particuliers, des pratiques aussitranges que celles de la couvade ou du lvirat. Ds qu'on a constat ces similitudes,il devient inadmissible d'expliquer les phnomnes comparables par des causesparticulires une socit et une poque; l'esprit se refuse considrer commefortuites la rgularit et la similitude.

    Il est vrai que l'histoire, si elle ne montre pas pour quelles raisons des institutionsanalogues existent dans ses civilisations apparentes, prtend quelquefois expliquer lesfaits en les enchanant chronologiquement les uns aux autres, en dcrivant par ledtail les circonstances dans lesquelles s'est produit un vnement historique. Maisces relations de pure succession n'ont rien de ncessaire ni d'intelligible. Car c'estd'une faon tout fait arbitraire, nullement mthodique, et par consquent tout faitirrationnelle que les historiens assignent un vnement un autre vnement qu'ilsappellent sa cause. En effet, les procds inductifs ne sont applicables que l o unecomparaison est facile. Du moment qu'ils prtendent expliquer un fait unique par unautre fait unique, qu'ils n'admettent pas qu'il y ait entre les faits des liens ncessaireset constants, les historiens ne peuvent apercevoir des causes que par une intuitionimmdiate, opration qui chappe toute rglementation comme tout contrle. Ilsuit de l que l'explication historique, impuissante faire comprendre les similitudesobserves, l'est mme rendre compte d'un vnement particulier; elle n'offre l'intelligence que des phnomnes inintelligibles parce qu'ils sont conus commesinguliers, accidentels et arbitrairement enchans.

    Tout autre est l'explication proprement sociologique, telle qu'elle doit tre conuesi l'on accepte la dfinition que nous avons propose du phnomne social. D'abordelle ne donne pas seulement pour tche d'atteindre les aspects les plus gnraux de lavie sociale. Entre les faits sociaux il n'y a pas lieu de faire des distinctions suivantqu'ils sont plus ou moins gnraux. Le plus gnral est tout aussi naturel que le plusparticulier, l'un et l'autre sont galement explicables. Aussi, tous les faits quiprsentent les caractres indiqus comme ceux du fait social, peuvent et doivent treobjets de recherches. Il y en a que le sociologue ne peut actuellement intgrer dans unsystme, il n'y en a pas qu'il ait le droit de mettre, a priori, en dehors de la science etde l'explication. La sociologie ainsi entendue n'est donc pas une vue gnrale etlointaine de la ralit collective, mais elle en est une analyse aussi profonde, aussicomplte que possible. Elle s'oblige l'tude du dtail avec un souci d'exactitudeaussi grand que celui de l'historien. Il n'y a pas de fait, si mince soit-il, qu'elle puisse

    ngliger comme dnu d'intrt scientifique. Et ds prsent on en peut citer quisemblaient de bien minime importance et qui sont pourtant symptomatiques d'tatssociaux essentiels qu'ils peuvent aider comprendre. Par exemple l'ordre successoralest en intime relation avec la constitution mme de la famille; et, non seulement cen'est pas un fait accidentel que le partage ait lieu par souches ou par ttes, mais encoreces deux formes de partage correspondent des types de famille trs diffrents. Demme le rgime pnitentiaire d'une socit est extrmement intressant pour qui veuttudier l'tat de l'opinion concernant la peine ans cette socit.

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    D'autre part, tandis que les historiens dcrivent les faits sans les expliquer proprement parler, la sociologie entreprend d'en donner une explication satisfaisantepour la raison. Elle cherche trouver entre les faits, non des rapports de simplesuccession, mais des relations intelligibles. Elle veut montrer comment les faitssociaux se sont produits, quelles sont les forces dont ils rsultent. Elle doit doncexpliquer des faits dfinis par leurs causes dterminantes, prochaines et immdiates,capables de les produire. Par suite elle ne se contente pas, comme font certainssociologues, d'indiquer des causes trs gnrales et trs lointaines, en tous casinsuffisantes et sans rapport direct avec les faits. Puisque les faits sociaux sontspcifiques, ils ne peuvent s'expliquer que par des causes de mme nature qu'eux-mmes. L'explication sociologique procde donc en allant d'un phnomne social un autre. Elle n'tablit de rapport qu'entre phnomnes sociaux. Ainsi elle nousmontrera comment les institutions s'engendrent les unes les autres; par exemple,comment le culte des anctres s'est dvelopp sur le fonds des rites funraires.D'autres fois elle apercevra de vritables coalescences de phnomnes sociaux : parexemple la notion si rpandue du sacrifice du Dieu est explique par une sorte defusion qui s'est opre entre certains rites sacrificiels et certaines notions mythiques.Quelquefois ce sont des faits de structure sociale qui s'enchanent les uns les autres;par exemple, on peut rattacher la formation des villes aux mouvements migratoiresplus ou moins tendus de villages villes, de districts ruraux districts industriels,aux mouvements de colonisation, l'tat des communications, etc. Ou bien c'est parla structure des socits d'un type dtermin qu'on rend compte de certainesinstitutions dtermines, par exemple l'arrangement en villes produit certaines formesde la proprit, du culte, etc.

    Mais comment les faits sociaux se produisent-ils ainsi les uns les autres? Quandnous disons que des institutions produisent des institutions par voie de dveloppe-ment, de coalescence, etc., ce n'est pas que nous les concevons comme des sortes deralits autonomes capables d'avoir par elles-mmes une efficacit mystrieuse d'ungenre particulier. De mme quand nous rattachons la forme des groupes telle ou

    telle pratique sociale, ce n'est pas que nous considrons comme possible que la rpar-tition gographique des individus affecte la vie sociale directement et sans inter-mdiaire. Les institutions n'existent que dans les reprsentations que s'en fait lasocit. Toute leur force vive leur vient des sentiments dont elles sont l'objet; si ellessont fortes et respectes, c'est que ces sentiments sont vivaces; si elles cdent, c'estqu'elles ont perdu toute autorit auprs des consciences.

    De mme Si les changements de la structure sociale agissent sur les institutions,c'est parce qu'ils modifient l'tat des ides et des tendances dont elles sont l'objet; parexemple si la formation de la cit accentue fortement le rgime de la famillepatriarcale, c'est que ce complexus d'ides et de sentiments qui constitue la vie defamille change ncessairement mesure que la cit se resserre. Pour employer lelangage courant, on pourrait dire que toute la force des faits sociaux leur vient de

    l'opinion. C'est l'opinion qui dicte les rgles morales et qui, directement ou indi-rectement, les sanctionne. Et l'on peut mme dire que out changement dans lesinstitutions est, au fond, un changement dans l'opinion : c'est parce que les sentimentscollectifs de piti pour le criminel entrent en lutte avec les sentiments collectifsrclamant la peine que le rgime pnal s'adoucit progressivement. Tout se passe dansla sphre de l'opinion publique; mais celle-ci est proprement ce que nous appelons lesystme des reprsentations collectives. Les faits sociaux sont donc des causes parcequ'ils sont des reprsentations ou agissent sur des reprsentations. Le fond intime dela vie sociale est un ensemble de reprsentations.

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    En ce sens, donc, on pourrait dire que la sociologie est une psychologie. Nousaccepterions cette formule, mais condition expresse d'ajouter que cette psychologieest spcifiquement distincte de la psychologie individuelle. Les reprsentations donttraite la premire sont, en effet, d'une tout autre nature que celles dont s'occupe laseconde. C'est dj ce qui ressort de ce que nous avons dit propos des caractres duphnomne social, car il est vident que des faits qui possdent des proprits aussidiffrentes ne peuvent pas tre de mme espce. Il y a, dans les consciences, desreprsentations collectives qui sont distinctes des reprsentations individuelles. Sansdoute les socits ne sont faites que d'individus et, par consquent, les reprsentationscollectives ne sont dues qu' la manire dont les consciences individuelles peuventagir et ragir les unes sur les autres au sein d'un groupe constitu. Mais ces actions etces ractions dgagent des phnomnes psychiques d'un genre nouveau qui sontcapables d'voluer par eux-mmes, de se modifier mutuellement et dont l'ensembleforme un systme dfini. Non seulement les reprsentations collectives sont faitesd'autres lments que les reprsentations individuelles, mais encore elles ont en ralitun autre objet. Ce qu'elles expriment, en effet, c'est l'tat mme de la socit. Tandisque les faits de conscience de l'individu expriment toujours d'une faon plus ou moinslointaine un tat de l'organisme, les reprsentations collectives expriment toujours quelque degr un tat de groupe social : elles traduisent (ou, pour employer la languephilosophique, elles symbolisent ) sa structure actuelle, la manire dont il ragit enface de tel ou tel vnement, le sentiment qu'il a de soi-mme ou de ses intrtspropres. La vie psychique de la socit est donc faite d'une tout autre matire quecelle de l'individu.

    Ce n'est pas dire toutefois qu'il y ait entre elles une solution de continuit. Sansdoute les consciences dont la socit est forme y sont combines sous des formesnouvelles d'o rsultent les ralits nouvelles. Il n'en est pas moins vrai que l'on peutpasser des faits de conscience individuelle aux reprsentations collectives par unesrie continue de transitions. On aperoit facilement quelques-uns des intermdiaires :

    de l'individuel on passe insensiblement la socit, par exemple quand on srie lesfaits d'imitation pidmique, de mouvements des foules, d'hallucination collective,etc. Inversement le social redevient individuel. Il n'existe que dans les consciencesindividuelles, mais chaque conscience n'en a qu'une parcelle. Et encore cette impres-sion des choses sociales est-elle altre par l'tat particulier de la conscience qui lesreoit. Chacun parle sa faon sa langue maternelle, chaque auteur finit par se cons-tituer sa syntaxe, son lexique prfr. De mme chaque individu se fait sa morale, a samoralit individuelle. De mme chacun prie et adore suivant ses penchants. Mais cesfaits ne sont pas explicables si l'on ne fait appel, pour les comprendre, qu'aux seulsphnomnes individuels; au contraire, ils sont explicables si l'on part des faitssociaux. Prenons, pour notre dmonstration, 'un cas prcis de religion individuelle,celui du totmisme individuel. D'abord, d'un certain point de vue, ces faits restentencore sociaux et constituent des institutions : c'est un article de foi dans certaines

    tribus que chaque individu a son totem propre; de mme Rome, chaque citoyen ason genius, dans le catholicisme chaque fidle a un saint comme patron. Mais il y aplus : ces phnomnes proviennent simplement de ce fait qu'une institution socialistes'est rfracte et dfigure dans les consciences particulires. Si, en outre de sontotem de clan, chaque guerrier a son totem individuel, si l'un se croit parent deslzards, tandis que l'autre se sent associ des corbeaux, c'est que chaque individu s'estconstitu son totem propre l'image du totem du clan.

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    On voit maintenant ce que nous entendons par le mot de reprsentationscollectives et en quel sens nous pouvons dire que les phnomnes sociaux peuventtre des phnomnes de conscience, sans tre pour autant des phnomnes de laconscience individuelle. On a vu aussi quels genres de relations existent entre lesphnomnes sociaux. - Nous sommes maintenant en mesure de prciser davantage laformule que nous avons donne plus haut de l'explication sociologique, quand nousavons dit qu'elle allait d'un phnomne social un autre phnomne social. On a puentrevoir, d'aprs ce qui prcde, qu'il existe deux grands ordres de phnomnessociaux : les faits de structure sociale, c'est--dire les formes du groupe, la maniredont les lments y sont disposs; et les reprsentations collectives dans lesquellessont donnes les institutions. Cela pos, on peut dire que toute explication socio-logique entre dans un des trois cadres suivants : 1. ou bien elle rattache une reprsen-tation collective une reprsentation collective, par exemple la composition pnale la vengeance prive; 2. ou bien elle rattache une reprsentation collective un fait destructure sociale comme sa cause; ainsi l'on voit dans la formation de villes la causede la formation d'un droit urbain, origine d'une bonne partie de notre systme de laproprit; 3. ou bien elle rattache des faits de structure sociale des reprsentationscollectives qui les ont dtermins : ainsi certaines notions mythiques ont domin lesmouvements migratoires des Hbreux, des Arabes de l'islam; la fascination qu'exer-cent les grandes villes est une cause de l'migration des campagnards. - Il peutsembler, il est vrai, que de telles explications tournent dans un cercle, puisque lesformes du groupe y sont prsentes, tantt comme des effets et tantt comme descauses des reprsentations collectives. Mais ce cercle, qui est rel, n'implique aucuneptition de principes : il est celui des choses elles-mmes. Rien n'est vain comme dese demander si ce sont les ides qui ont suscit les socits ou si ce sont les socitsqui, une fois formes, ont donn naissance aux ides collectives. Ce sont des phno-mnes insparables, entre lesquels il n'y a pas lieu d'tablir une primaut, ni logique,ni chronologique.

    L'explication sociologique ainsi entendue ne mrite donc aucun degr le

    reproche de matrialiste qui lui a t quelquefois adress. D'abord elle est indpen-dante de toute mtaphysique, matrialiste ou autre. De plus, en fait, elle assigne unrle prpondrant l'lment psychique de la vie sociale, croyances et sentimentscollectifs. Mais d'un autre ct, elle chappe aux dfauts de l'idologie. Car lesreprsentations collectives ne doivent pas tre conues comme se dveloppant d'elles-mmes, en vertu d'une sorte de dialectique interne qui les obligerait s'purer de plusen plus, se rapprocher d'un idal de raison. Si la famille, le droit pnal ont chang,ce n'est pas par suite des progrs rationnels d'une pense qui, peu peu, rectifieraitspontanment ses erreurs primitives. Les opinions, les sentiments de la collectivit nechangent que si les tats sociaux dont ils dpendent ont galement chang. Ainsi cen'est pas expliquer une transformation sociale quelconque, par exemple le passage dupolythisme au monothisme, que de faire voir qu'elle constitue un progrs, qu'elleest plus vraie ou plus morale, car la question est prcisment de savoir ce qui a

    dtermin la religion devenir ainsi plus vraie ou plus morale, c'est--dire en ralit devenir ce qu'elle est devenue. Les phnomnes sociaux ne sont pas plus automoteursque les autres phnomnes de la nature. La cause d'un fait social doit toujours trecherche en dehors de ce fait. C'est dire que le sociologue n'a pas pour objet detrouver nous ne savons quelle loi de progrs, d'volution gnrale qui dominerait lepass et prdterminerait l'avenir. Il n'y a pas une loi unique, universelle desphnomnes sociaux. Il y a une multitude de lois d'ingale gnralit. Expliquer, ensociologie, comme en toute science, c'est donc dcouvrir des lois plus ou moinsfragmentaires, c'est--dire lier des faits dfinis suivant des rapports dfinis.

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    II. MTHODE DE LA SOCIOLOGIE

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    Les essais sur la mthode de la sociologie abondent dans la littrature sociolo-gique. En gnral, ils sont mls de toutes sortes de considrations philosophiques surla socit, l'tat, etc. Les premiers ouvrages o la mthode de la sociologie ait ttudie d'une faon approprie sont ceux de Comte et de Stuart Mill. Mais quelle quesoit leur importance, les observations mthodologiques de ces deux philosophesgardaient encore, comme la science qu'ils entendaient fonder, une extrme gnralit.Rcemment, Durkheim a essay de dfinir plus exactement la manire dont lasociologie doit procder pour aborder l'tude des faits particuliers.

    Sans doute, il ne peut pas tre question de formuler compltement et dfinitive-ment les rgles de la mthode sociologique. Car une mthode ne se distinguequ'abstraitement de la science elle-mme. Elle ne s'articule et ne s'organise qu'au furet mesure des progrs de cette science. Nous nous proposons seulement d'analyserun certain nombre de procds scientifiques dj sanctionns par l'usage.

    Dfinition

    Comme toute science, la sociologie doit commencer l'tude de chaque problmepar une dfinition. Il faut avant tout indiquer et limiter le champ de la recherche afinde savoir de quoi l'on parle. Ces dfinitions sont pralables, et, par suite, provisoires.

    Elles ne peuvent ni ne doivent exprimer l'essence des phnomnes tudier, maissimplement les dsigner clairement, et distinctement. Toutefois, si extrieures qu'ellessoient, elles n'en restent pas moins indispensables. Faute de dfinitions, toute sciences'expose des confusions et des erreurs. Sans elles, au cours d'un mme travail, unsociologue donnera diffrents sens un mme mot. Il commettra, de la sorte, degraves mprises : ainsi, en ce qui concerne la thorie de la famille, beaucoup d'auteursemploient indiffremment les noms de tribu, de village, de clan, pour dsigner uneseule et mme chose. En outre, sans dfinitions, il est impossible de s'entendre entresavants qui discutent sans parler tous du mme sujet. Une bonne partie des dbatsqu'a soulevs la thorie de la famille et du mariage proviennent de l'absence dedfinitions : ainsi les uns appellent monogamie ce que les autres ne dsignent pas dece nom; les uns confondent le rgime juridique qui exige la monogamie avec lasimple monogamie de fait; les autres, au contraire, distinguent ces deux ordres defaits, en ralit fort diffrents.

    Naturellement des dfinitions de ce genre sont construites. On y rassemble etdsigne un ensemble de faits dont on prvoit la similarit fondamentale. Mais elles nesont pas construites a priori, elles sont le rsum d'un premier travail, d'une premirerevue rapide des faits, dont on distingue les qualits communes. Elles ont surtout pourobjet de substituer aux notions du sens commun une premire notion scientifique.C'est qu'en effet il faut, avant tout, se dgager des prjugs courants, plus dangereuxen sociologie qu'en aucune autre science. Il ne faut pas poser sans examen, comme

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    dfinition scientifique, une classification usuelle. Beaucoup d'ides encore usitesdans bien des sciences sociales ne semblent pas plus fondes en raison qu'en fait etdoivent tre bannies d'une terminologie rationnelle; par exemple la notion depaganisme et mme celle de ftichisme ne correspondent rien de rel. D'autres fois,une recherche srieuse conduit runir ce que le vulgaire spare, ou distinguer ceque le vulgaire confond. Par exemple, la science des religions a runi dans un mmegenre les tabous d'impuret et ceux de puret parce qu'ils sont tous des tabous; aucontraire, elle a soigneusement distingu les rites funraires et le culte des anctres.

    Ces dfinitions seront d'autant plus exactes et plus positives qu'on s'efforceradavantage de dsigner les choses par leurs caractres objectifs. On appelle caractresobjectifs les caractres que tel ou tel phnomne social a en lui-mme, c'est--direceux qui ne dpendent pas de nos sentiments et de nos opinions personnelles. Ainsi cen'est pas par notre ide plus ou moins raisonne du sacrifice que nous devons dfinirce rite, c'est par les caractres extrieurs qu'il prsente, en tant que fait social etreligieux, extrieur nous, indpendant de nous. Conue de la sorte, la dfinitiondevient un moment important de la recherche. Ces caractres par lesquels on dfinit lephnomne social tudier, bien qu'extrieurs, n'en correspondent pas moins auxcaractres essentiels que l'analyse dclera. Aussi des dfinitions heureuses peuvent-elles mettre sur la voie de dcouvertes importantes. Quand on dfinit le crime un acteattentatoire aux droits des individus, les seuls crimes sont les actes actuellementrputs tels : l'homicide, le vol, etc. Quand on le dfinit un acte qui provoque uneraction organise de la collectivit, on est conduit comprendre dans la dfinitiontoutes les formes vraiment primitives du crime, en particulier la violation des rglesreligieuses du tabou par exemple.

    Enfin ces dfinitions pralables constituent une garantie scientifique de premierordre. Une fois poses, elles obligent et lient le sociologue. Elles clairent toutes sesdmarches, elles permettent la critique et la discussion efficaces. Car, grce elles,tout un ensemble de faits bien dsigns s'impose l'tude, et l'explication doit tenir

    compte de tous. On carte ainsi toutes ces argumentations capricieuses o l'auteurpasse, son gr, d'un sujet un autre, emprunte ses preuves aux catgories de faits lesplus htrognes. De plus, on vite une faute que commettent encore les meilleurstravaux de sociologie, par exemple celui de Frazer sur le totmisme. Cette faute, c'estde n'avoir rassembl que les faits favorables la thse et de n'avoir pas suffisammentrecherch les faits contraires. On ne se proccupe pas assez, en gnral, d'intgrerdans une thorie tous les faits; on ne rassemble que ceux qui se superposent exacte-ment. Or, avec de bonnes dfinitions initiales, tous les faits sociaux d'un mme ordrese prsentent et s'imposent l'observateur, et on est tenu de rendre compte, nonseulement des concordances, mais encore des diffrences.

    Observation des faits

    Ainsi que nous l'avons vu, la dfinition suppose une premire revue gnrale desfaits, une sorte d'observation provisoire. Il nous faut parler maintenant de l'observa-tion mthodique, c'est--dire de celle qui tablit chacun des faits noncs. L'obser-vation des phnomnes sociaux n'est pas, comme on pourrait le croire premire vue,un pur procd narratif. La sociologie doit faire plus que de dcrire les faits, elle doit,en ralit, les constituer. D'abord, pas plus en sociologie qu'en aucune autre science, iln'existe de faits bruts que l'on pourrait, pour ainsi dire, photographier. Toute

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    observation scientifique porte sur des phnomnes mthodiquement choisis et isolsdes autres, c'est--dire abstraits. Les phnomnes sociaux, plus que tous autres, nepeuvent tre tudis en une fois dans tous leurs dtails, tous leurs rapports. Ils sonttrop complexes pour qu'on ne procde pas par abstractions et par divisions succes-sives des difficults. Mais l'observation sociologique, si elle abstrait les faits, n'en estpas moins scrupuleuse, et soucieuse de les tablir exactement. Or les faits sociauxsont fort difficiles atteindre, dmler travers les documents. Il est encore plusdlicat de les analyser, et, dans quelques cas, d'en donner d'approximatives mensura-tions. Il faut donc des procds spciaux et rigoureux d'observation; il faut, pourprendre le langage habituel, des mthodes critiques. L'emploi de ces mthodes varienaturellement avec les faits varis que la sociologie observe. C'est ainsi qu'il existedes moyens diffrents pour analyser un rite religieux et pour dcrire la formationd'une ville. Mais l'esprit, la mthode du travail restent identiques, et l'on ne peutclasser les mthodes critiques que suivant la nature des documents auxquels elless'appliquent : les uns sont les documents statistiques, presque tous modernes, rcents,les autres sont les documents historiques. Les problmes nombreux qui soulventl'utilisation de ces documents sont assez diffrents, en mme temps qu'assezanalogues.

    Dans tout travail qui s'appuie sur des lments statistiques, il est important,indispensable d'exposer soigneusement la faon dont on est arriv aux donnes donton se sert. Car, dans l'tat actuel des diverses statistiques judiciaires, conomiques,dmographiques, etc., chaque document appelle la plus svre critique. Considronsen effet les documents officiels, qui, en gnral, offrent le plus de garanties. Cesdocuments eux-mmes doivent tre examins dans tous leurs dtails, et il faut bienconnatre les principes qui ont prsid leur confection. Faute de prcautionsminutieuses, on risque d'aboutir des donnes fausses : ainsi il est impossibled'utiliser les renseignements statistiques sur le suicide en Angleterre, car, dans cepays, pour viter les rigueurs de la loi, la plupart des suicides sont dclars sous lenom de mort par suite de folie; la statistique est ainsi vicie dans son fondement. Il

    faut, de plus, avoir le soin de rduire des faits comparables les donnes d'originesdiverses dont on dispose. Faute d'avoir ainsi procd, beaucoup de travaux desociologie morale, par exemple, contiennent de graves erreurs. On a compar desnombres qui n'ont pas du tout la mme signification dans les diverses statistiqueseuropennes. En effet, les statistiques sont fondes sur les codes, et les divers codesn'ont ni la mme classification, ni la mme nomenclature; par exemple, la loi anglaisene distingue pas l'homicide par imprudence de l'homicide volontaire. De plus, commetoute observation scientifique, l'observation statistique doit tendre tre la plus exacteet la plus dtaille possible. Souvent, en effet, le caractre des faits change, lorsqu'une observation gnrale, on substitue une analyse de plus en plus prcise; ainsi unecarte, par arrondissements, du suicide en France, conduit remarquer des phno-mnes diffrents de ceux que fait apparatre une carte par dpartements.

    En ce qui concerne les documents historiques ou ethnographiques, la sociologiedoit adopter, en gros, les procds de la critique historique . Elle ne peut se servirde faits controuvs et par consquent elle doit tablir la vrit des informations dontelle se sert. Ces procds de critique sont d'un emploi d'autant plus ncessaire qu'on asouvent, non sans raison, reproch aux sociologues de les avoir ngligs; on a, parexemple, utilis sans assez de discernement les renseignements des voyageurs et desethnographes. La connaissance des sources, une critique svre eussent permis auxsociologues de donner une base incontestable leurs thories concernant les formeslmentaires de la vie sociale. On peut d'ailleurs esprer que les progrs de l'histoire

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    et de l'ethnographie faciliteront de plus en plus le travail, en fournissant desinformations incontestables. La sociologie a tout esprer des progrs de ces deuxdisciplines. Mais quoique le sociologue ait les mmes exigences critiques quel'historien, puisqu'il tudie les faits dans un autre esprit, en vue d'un autre but, il doitconduire sa critique suivant des principes diffrents. D'abord, il n'observe, autant quepossible, que les faits sociaux, les faits profonds; et l'on sait combien des proc-cupations de ce genre sont rcentes dans les sciences historiques, o l'on manque, parexemple, de nombreuses et bonnes histoires de l'organisation conomique mme denos pays. Ensuite la sociologie ne pose pas aux faits de questions insolubles et dont lasolution n'a, d'ailleurs, qu'une mince valeur explicative. Ainsi, en l'absence demonuments certains, il n'est pas indispensable de dater avec exactitude le Rig-Veda :la chose est impossible, et au fond indiffrente. On n'a pas besoin de connatre la dated'un fait social, d'un rituel de prires pour s'en servir en sociologie, pourvu que l'onconnaisse ses antcdents, ses concomitants, ses consquents, en un mot tout le cadresocial qui l'entoure. Enfin le sociologue ne recherche pas exclusivement le dtailsingulier de chaque fait. Aprs avoir fait surtout de la biographie de grands hommeset de tyrans, les historiens tentent, maintenant, surtout de la biographie collective. Ilss'attachent aux nuances particulires des murs, des croyances de chaque groupe,petit ou grand. Ils recherchent ce qui spare, ce qui singularise, et tendent retracer cequ'il y a en quelque sorte d'ineffable dans chaque civilisation ; par exemple, on croitgnralement que l'tude de la religion vdique est rserve aux seuls sanscritisants.Le sociologue, au contraire, s'attache retrouver dans les faits sociaux ce qui estgnral en mme temps que ce qui est caractristique. Pour lui, une observation bienconduite doit donner un rsidu dfini, une expression suffisamment adquate du faitobserv. Pour se servir d'un fait social dtermin, la connaissance intgrale d'unehistoire, d'une langue, d'une civilisation n'est pas ncessaire. La connaissance relative,mais exacte, de ce fait suffit pour qu'il puisse et doive entrer dans le systme que lasociologie veut difier. Aussi bien si, dans de nombreux cas, il est encore indis-pensable pour le sociologue de remonter aux sources dernires, la faute n'en est-ellepas aux faits, mais aux historiens, qui n'ont pas su en faire la vritable analyse. La

    sociologie demande des observations sres, impersonnelles, utilisables pour qui-conque tudiera des faits du mme ordre. Le dtail et l'alentour de tous les faits sontinfinis, jamais personne ne pourra les puiser; l'histoire pure ne cessera jamais dedcrire, de nuancer, de circonstancier. Au contraire, une observation sociologiquefaite avec soin, un fait bien tudi, analys dans son intgrit, perd presque toute date,tout comme une observation de mdecin, une exprience extraordinaire de labora-toire. Le fait social, scientifiquement dcrit, devient un lment de science, et cessed'appartenir en propre tel ou tel pays, telle ou telle poque. Il est pour ainsi dire-plac, par la force de l'observation scientifique, hors du temps et hors de l'espace.

    Systmatisation des faits

    Pas plus qu'aucune science, la sociologie ne spcule sur de pures ides et ne seborne enregistrer les faits. Elle tend en donner un systme rationnel. Elle cherche dterminer leurs rapports de manire les rendre intelligibles. Il nous reste direpar quels procds ces rapports peuvent tre dtermins. Quelquefois, assez rarementd'ailleurs, on les trouve pour ainsi dire tout tablis. Il existe, en effet, en sociologiecomme en toute science, des faits tellement typiques qu'il suffit de les bien analyserpour dcouvrir immdiatement certains rapports insouponns. C'est un fait de cegenre que Fison et Howitt ont rencontr, lorsqu'ils ont jet une clart nouvelle sur les

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    formes primitives de la famille en expliquant le systme de la parent et des classesexogamiques dans certaines tribus australiennes. Mais, en gnral, nous n'atteignonspas directement, par la simple observation, de ces faits cruciaux. Il faut doncemployer tout un ensemble de procds mthodiques spciaux pour tablir lesrelations qui existent entre les faits. Ici la sociologie se trouve dans un tat d'inf-riorit par rapport aux autres sciences. L'exprimentation n'y est pas possible; on nepeut susciter, volontairement, des faits sociaux typiques que l'on pourrait ensuitetudier. Il faut donc recourir la comparaison des divers faits sociaux d'une mmecatgorie dans diverses socits, afin de tcher de dgager leur essence. Au fond, unecomparaison bien conduite peut donner, en sociologie, des rsultats quivalents ceux d'une exprimentation. On procde peu prs comme les zoologistes, comme aprocd notamment Darwin. Celui-ci ne put pas, sauf pour une seule exception, fairede vritables expriences et crer des espces varies; il dut faire un tableau gnraldes faits qu'il connaissait concernant l'origine des espces; et c'est de la comparaisonmthodique de ces faits qu'il dgagea ses hypothses. De mme en sociologie,Morgan ayant constat l'identit du systme familial iroquois, hawaen, fijien, etc.,put faire l'hypothse du clan descendance maternelle. En gnral d'ailleurs, quand lacomparaison a t manie par de vritables savants, elle a toujours donn de bonsrsultats en matire de faits sociaux. Mme lorsqu'elle n'a pas laiss de rsiduthorique, comme dans les travaux de l'cole anglaise anthropologique, elle a, tout aumoins, abouti dresser un classement gnral d'un grand nombre de faits.

    Au surplus, on s'efforce et l'on doit s'efforcer de rendre la comparaison toujoursplus exacte. Certains auteurs, Tylor et Steinmetz entre autres, ont mme propos etemploy, l'un propos de mariage, l'autre propos de la peine et de l'endo-cannibalisme, une mthode statistique. Les concordances et les diffrences entre lesfaits constats s'y expriment en chiffres. Mais les rsultats de cette mthode sont loind'tre satisfaisants, car on y nomme des faits emprunts aux socits les plus diverseset les plus htrognes, et enregistrs dans des documents de valeur tout fait ingale.On attache ainsi une excessive importance au nombre des expriences, des faits

    accumuls. On ne donne pas assez d'intrt la qualit de ces expriences, leurcertitude, la valeur dmonstrative et la comparabilit des faits. Il est probablementprfrable de renoncer de telles prtentions d'exactitude, et il vaut mieux s'en tenir d'lmentaires mais svres comparaisons. En premier lieu, il est important de nerapprocher que des faits de mme ordre, c'est--dire qui rentrent dans la dfinitionpose au dbut du travail. Ainsi on fera bien, dans une thorie de la famille, proposdu clan, de ne rassembler que des faits de clan et de ne pas runir avec eux desrenseignements ethnographiques qui concernent en ralit la tribu et le groupe local.souvent confondus avec le clan. En second lieu il faut arranger les faits ainsi rappro-chs en sries soigneusement constitues. Autrement dit, on dispose les diffrentesformes qu'ils prsentent suivant un ordre dtermin, soit un ordre de complexitcroissante ou dcroissante, soit un ordre quelconque de variation. Par exemple, dansune thorie de la famille patriarcale, on rangera la famille hbraque au-dessous de la

    famille grecque, celle-ci au-dessous de la famille romaine. En troisime lieu, enregard de cette srie, on dispose d'autres sries, construites de la mme manire,composes d'autres faits sociaux. Et c'est des rapports que l'on saisit entre ces diversessries que l'on voit se dgager les hypothses. Par exemple, il est possible de rattacherl'volution de la famille patriarcale l'volution de la cit - des Hbreux aux Grecs,de ceux-ci aux Romains, dans le droit romain lui-mme, on voit le pouvoir paternels'accrotre au fur et mesure que la cit se resserre.

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    Caractre scientifique des hypothses sociologiques

    On arrive ainsi inventer des hypothses et les vrifier, l'aide de faits bienobservs, pour un problme bien dfini. Naturellement, ces hypothses ne sont pasforcment justes; un bon nombre de celles qui nous apparaissent videntesaujourd'hui seront abandonnes un jour. Mais si elles ne portent pas ce caractre devrit absolue, elles portent tous les caractres de l'hypothse scientifique. En premierlieu, elles sont vraiment explicatives; elles disent le pourquoi et le comment deschoses. On n'y explique pas une rgle juridique comme celle de la responsabilitcivile par la classique volont du lgislateur , ou par des vertus gnrales de lanature humaine qui aurait rationnellement cr cette institution. On l'explique partoute l'volution du systme de la responsabilit. En second lieu, elles ont bien cecaractre de ncessit et, par suite, de gnralit qui est celui de l'induction mthodi-que et qui mme permet peut-tre, dans quelques cas, la prvision. Par exemple, onpeut presque poser en loi que les pratiques rituelles tendent se rarfier et sespiritualiser au cours du dveloppement des religions universalistes. En troisime

    lieu, et c'est l le point le plus important selon nous, de telles hypothses sont mi-nemment critiquables et vrifiables. On peut, dans un vrai travail de sociologie,critiquer chacun des points traits. On est loin de cette poussire impalpable des faitsou de ces fantasmagories d'ides et de mots que le public prend souvent pour de lasociologie, mais o il n'y a ni ides prcises, ni systme rationnel, ni tude serre desfaits. L'hypothse devient un lment de discussion prcise; on peut contester,rectifier la mthode, la dfinition initiale, les faits invoqus, les comparaisonstablies; de telle sorte qu'il y a, pour la science, des progrs possibles.

    Ici, il faut prvenir une objection. On serait tent de dire que la sociologie, avantde s'difier, doit faire un inventaire total de tous les faits sociaux. Ainsi ondemanderait au thoricien de la famille d'avoir fait le dpouillement complet de tousles documents ethnographiques, historiques, statistiques, relatifs cette question. Des

    tendances de ce genre sont craindre dans notre science. La timidit en face des faitsest tout aussi dangereuse que la trop grande audace, les abdications de l'empirismeaussi funestes que les gnralisations htives. D'abord, si la science requiert desrevues de faits de plus en plus compltes, elle n'exige nulle part un inventaire total,d'ailleurs impossible. Le biologiste n'a pas attendu d'avoir observ tous les faits dedigestion, dans toutes les sries animales, pour tenter les thories de la digestion. Lesociologue doit faire de mme; lui non plus n'a pas besoin de connatre fond tous lesfaits sociaux d'une catgorie dtermine pour en faire la thorie. Il doit se mettre l'uvre tout de suite. A des connaissances provisoires, mais soigneusement num-res et prcises, correspondent des hypothses provisoires. Les gnralisations faites,les systmes proposs, valent momentanment pour tous les faits connus ou inconnusdu mme ordre que les faits expliqus. On en est quitte pour modifier les thories mesure que de nouveaux faits arrivent tre connus ou mesure que la science, tousles jours plus exacte, dcouvre de nouveaux aspects dans les faits connus. Hors de cesapproximations de plus en plus serres des phnomnes, il n'y a de place que pour desdiscussions dialectiques, ou des encyclopdies rudites, les unes et les autres sansvritable utilit, puisqu'elles ne proposent aucune explication. Et d'ailleurs, si letravail d'induction a t fait avec mthode, il n'est pas possible que les rsultatsauxquels le sociologue arrive soient dnus de toute ralit. Les hypothses exprimentdes faits, et par consquent elles ont toujours au moins une parcelle de vrit : lascience peut les complter, les rectifier, les transformer, mais elle ne manque jamaisde les utiliser.

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    III. DIVISIONS DE LA SOCIOLOGIE

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    La sociologie prtend tre une science et se rattacher la tradition scientifiquetablie. Mais elle n'en est Pas moins libre vis--vis des classifications existantes. Ellepeut rpartir le travail autrement qu'il ne l'a t jusqu'ici.

    En premier lieu, la sociologie considre comme siens un certain nombre deproblmes qui, jusqu'ici, ressortissaient des sciences qui ne sont pas des sciencessociales . Elle dcompose ces sciences, leur abandonne ce qui est leur objet propre etretient pour elle tous les faits d'ordre exclusivement social. C'est ainsi que lagographie traitait jusqu'ici des questions de frontires, de voies de communication,

    de densit sociale, etc. Or ce ne sont pas l des questions de gographie, mais desquestions de sociologie, puisqu'il ne s'agit pas de phnomnes cosmiques, mais dephnomnes qui tiennent la nature des socits. De mme, la sociologie s'approprieles rsultats dj acquis par l'anthropologie criminelle touchant un certain nombre dephnomnes qui sont, non pas des phnomnes somatiques, mais des faits sociaux.

    En second lieu, parmi les sciences auxquelles on donne ordinairement le nom de sciences sociales , il y en a qui ne sont pas proprement parler des sciences. Ellesn'ont qu'une unit factice, et la sociologie doit les dissocier. Telles sont la statistiqueet l'ethnographie qui, toutes deux, sont considres comme formant des sciences part, alors qu'elles ne font qu'tudier, suivant leurs procds respectifs, les phno-mnes les plus divers, ressortissant en ralit des parties diffrentes de la sociologie.La statistique, nous l'avons vu, n'est qu'une mthode pour observer des phnomnes

    varis de la vie sociale moderne. Phnomnes dmographiques, phnomnes moraux,phnomnes conomiques, la statistique, aujourd'hui, tudie tout indiffremment.Selon nous, il ne doit pas y avoir de statisticiens, mais des sociologues qui, pourtudier les phnomnes moraux, conomiques, pour tudier les groupes, font de lastatistique morale, conomique, dmographique, etc. Il en est de mme pour l'ethno-graphie. Celle-ci a pour seule raison d'tre de se consacrer l'tude des phnomnesqui se passent dans les nations dites sauvages. Elle tudie indiffremment les phno-mnes moraux, juridiques, religieux, les techniques, les arts, etc. La sociologie, aucontraire, ne distingue naturellement pas entre les institutions des peuplades sauva-ges et celles des nations barbares ou civilises . Elle fait entrer dans sesdfinitions les faits les plus lmentaires et les faits les plus volus. Et, par exemple,dans une tude de la famille ou de la peine, elle s'obligera considrer aussi bien lesfaits ethnographiques que les faits historiques , qui sont tous au mme titre des

    faits sociaux et qui ne diffrent que par la faon dont on les observe.

    Par contre, la sociologie adopte et fait siennes les grandes divisions, dj aperuespar les diverses sciences compares des institutions dont elle prtend tre l'hritire :sciences du droit, des religions, conomie politique, etc. De ce point de vue, elle sedivise assez aisment en sociologies spciales. Mais en adoptant cette rpartition, ellene suit pas servilement les classifications usuelles qui sont pour la plupart d'origineempirique ou pratique, comme par exemple celles de la science du droit. Surtout ellen'tablit pas entre les faits de ces cloisons tanches qui existent d'ordinaire entre les

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    diverses sciences spciales. Le sociologue qui tudie les faits juridiques et morauxdoit, souvent, pour les comprendre, se rattacher aux phnomnes religieux. Celui quitudie la proprit doit considrer ce phnomne sous son double aspect juridique etconomique, alors que ces deux cts d'un mme fait sont d'ordinaire tudis par dessavants diffrents.

    Ainsi, tout en se ralliant troitement aux sciences qui l'ont prcde, tout ens'appropriant leurs rsultats, la sociologie transforme leurs classifications. Il est remarquer d'ailleurs que les diverses sciences sociales ont toutes tendu, dans lesdernires annes, se rapprocher progressivement de la sociologie; de plus en pluselles deviennent des parties spciales d'une science unique. Seulement, comme celle-ci se constitue l'tat de vritable science, avec une mthode consciente, elle changeprofondment l'esprit mme de la recherche, et peut conduire des rsultats nou-veaux. Aussi, bien que de nombreux rsultats puissent tre conservs, chaque partiede la sociologie ne peut pas concider exactement avec les diverses sciences socialesexistantes. D'elles-mmes, elles se transforment, et l'introduction de la mthodesociologique a dj chang et changera la manire d'tudier les phnomnes sociaux.

    Les phnomnes sociaux se divisent en deux grands ordres. D'une part, il y a lesgroupes et leurs structures. Il y a donc une partie spciale de la sociologie qui peuttudier les groupes, le nombre des individus qui les composent et les diverses faonsdont ils sont disposs dans l'espace - c'est la morphologie sociale. D'autre part, il y ales faits sociaux qui se passent dans ces groupes: les institutions ou les reprsentationscollectives. Celles-ci constituent, vritablement parler, les grandes fonctions de lavie sociale. Chacune de ces fonctions, religieuse, juridique, conomique, esthtique,etc., doit tre d'abord tudie part et faire l'objet d'une srie de recherches relati-vement indpendantes. De ce point de vue, il y a donc une sociologie religieuse, unesociologie morale et juridiq