laissées pour compte

160
Pierre-Alain GASSE épectase exode étrange écriture angoisse cacique concours Laissées pour compte Nouvelles attentat automobile remords lolita tableau Alexandrie Online

Upload: pierre-alain-gasse

Post on 16-Mar-2016

219 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Nouvelles tous genres de Pierre-Alain GASSE.

TRANSCRIPT

Pierre-Alain GASSE

épectase

exode étrange

écriture angoisse

cacique concours

Laissées pour compte

Nouvellesattentat automobile

remords lolita

tableau

Alexandrie Online

Cliché de couverture : Dubrovnik - Jetée du Vieux Port©B.Vauléon 2008

2

À

Nicole, Séverine, Estelle.

3

4

Passant en revue mes recueils précédents et une fois écartés quelques textes de circonstance, mal écrits ou trop éloignés du genre, est apparue une douzaine d'histoires laissées pour compte.

Qu'elles soient dramatiques comme « Le Testament », « Reverrons-nous jamais la Drenica ? », « La Dernière fois » ou « Cours, Diego, cours... », noires et policières comme « Retour perdant », « Mort d'un Baiseur » ou « Bonne Nouvelle », hommages à des artistes admirés comme « La Montre de Montiel », « Le dernier combat de M. K. » ou « Mutatis Mutandis » ou plus rétives à la catégorisation comme « Angoisse... » ou « Km 1500 », par leur sujet ou leur date de création, elles se sont retrouvées isolées et n'avaient pu prendre place dans les thématiques précédentes.

Les voilà aujourd'hui réunies en un bouquet composite qui, je l'espère, vous distraira.

Pierre-Alain GASSE. Pordic, juillet 2009.

5

6

SOMMAIRE

Le Testament

Reverrons-nous jamais la Drenica ?

La Dernière fois

Cours, Diego, cours...!

Retour perdant

Mort d'un baiseur

Bonne Nouvelle

La Montre de Montiel

Le Dernier combat de M. K.

Mutatis Mutandis

Angoisse...

Km 1500

7

8

Drame

9

10

Le Testament

I« Ainsi donc, moi, Pierre Lafarge, je suis

mort.

Je ne sais trop dans quelles circonstances cela s'est produit - ces derniers temps ma mémoire se perdait déjà -, mais cela est, puisque vous voilà devant mon cercueil, la larme à l'œil, tandis qu'on vous lit cette lettre d'adieu déposée chez mon notaire, il ya quelque temps déjà.

11

Je vous imagine, je vous vois, proches aux yeux rougis aux premiers rangs et, derrière vous, une foule sombre où se mêlent collègues de travail, conseillers municipaux, membres d'associations, voisins, amis et connaissances. Je crois même reconnaître plusieurs maires, un conseiller général, une députée et un sénateur.

On n'est jamais aussi bon que lorsqu'on disparaît. C'est la loi du genre. Comme s'il suffisait que vous passiez l'arme à gauche pour que vos détracteurs soient amenés à résipiscence. Et que vos vertus en soient rehaussées d'autant.

J'aurais voulu avoir pour chacun un mot d'amour, d'amitié, de reconnaissance, d'adieu ou de simple salut, mais si j'ai à présent tout mon temps, le vôtre est encore compté : ce sont donc des adieux groupés que je vais vous adresser.

Je commence par vous, mes enfants. J’ai commencé à vieillir le jour où votre

grand-mère est morte.

Les cinquante-neuf années vécues auparavant avaient glissé sur moi sans m’atteindre vraiment.

Oh, certes, les signes extérieurs du vieillissement étaient déjà visibles : le cheveu et la barbe plus chenus, la silhouette épaissie, la

12

démarche moins alerte - on ne vit pas son demi-siècle en toute impunité.

Cependant, en mon for intérieur, je me sentais toujours jeune. J'avais deux ans de moins que votre mère et vous n'aviez pas encore d'enfants. J’aurais pu continuer dix ans de plus ainsi, peut-être davantage, qui sait ?

Et patatras ! Un cancer généralisé, en trois semaines, m’a ôté mes illusions.

Après le décès d'un père, emporté l'année de mes dix-huit ans, et une fois achevé le deuil d’une mère auprès de qui je l'avais suppléé de mon mieux, je me retrouvais en première ligne.

Le plus âgé de ma génération.

Sans plus personne devant pour me protéger des coups de boutoir de la vie, des coups de mou de l’esprit, des coups de dés de la camarde.

À d’imperceptibles signes je sentais que mon statut avait changé : mes frères étaient plus affectueux, mes neveux plus attentionnés, mes cousins plus heureux de me revoir. Et vous, déjà inquiets à la moindre alerte, au plus petit malaise.

La première place me revenait dans les repas de famille, au centre ou en bout de table. Je vous voyais déjà vous effacer pour me laisser

13

passer, me céder votre chaise, me servir en premier.

Je me suis senti vieux, soudain. Ou, pour être plus précis, pour la première fois de ma vie d'adulte, j’ai eu l’âge de mon bulletin de naissance !

Et c'était plutôt désagréable.

C’est alors que j’ai songé à rédiger mon testament.

Non pas que mes biens fussent considérables au point de justifier un tel écrit, mais, grand taiseux depuis toujours, tout comme votre défunte grand-mère, j’ai pensé que ce serait là un moyen de m’assurer que certaines choses seraient dites à qui devait les entendre.

J’aurais voulu qu’elles fussent dites à chacun en privé, mais je ne crois pas que cela soit possible sous cette forme et je n'ai pas osé vous parler de cela en face.

Aucun de vous deux n’a voulu poursuivre dans la voie de nos pères. Tel ne voulait pas, tel ne pouvait pas. N’en parlons plus. Vous avez fait votre vie, loin d’ici, dans des pays qui vous ressemblent plus que celui-ci.

14

Je vous ai toujours encouragés à aller de l’avant. Vous m’avez pris au mot. J’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre.

Notre sang s’est mêlé à d’autres et mes petits-enfants, nés ou à naître, seront enfants du monde plus qu’enfants d’ici. C’est le sens de l’histoire, je crois.

J’aimerais simplement que vous préserviez, comme je l’ai fait moi-même, un témoignage de notre passé, à votre guise, pour que vos enfants et leur descendance sachent encore qu’ils ont leurs racines dans ce pays, dans cette contrée, qu’il sont fils de cette terre, de cette mer, des ces vents.

Je vous ai sondés pour tenter de savoir ce qui ferait plaisir à chacun. Mais partager, c'est toujours une déchirure, pour qui donne comme pour qui reçoit, j’en ai fait l’expérience avant vous. Le désir et la convoitise ne sont-ils pas souvent fils du partage ?

Votre mère s'en remettait à moi, mais j'hésitais encore à vous attribuer nommément tel ou tel bien, quitte à me rendre coupable et responsable d’un partage inégal ou inapproprié ou à vous laisser la charge de décider de tout, après moi.

15

La première solution m’apparaissait présomptueuse et la seconde pleine de dangers.

En savais-je assez de vous, pour dire à bon escient : « à toi, Jean-Marc, je lègue notre appartement d'ici ; à toi, Pascale, notre maison de là-bas et à toi Thomas, mon petit-fils, celle de tes arrière-grands-parents » ?

Vous n’étiez plus seuls, à présent ; des conjoints vous accompagnaient qui vous créaient d’autres obligations, d’autres attirances, vous imposaient renoncements et compromis.

Je ne suis parvenu ni à vous abandonner sans façons le fruit d’une vie - et c’est péché d’orgueil, je le sais – ni à vous imposer des choix qui me pesaient.

Votre mère et moi avions veillé, depuis longtemps déjà, à ce que le survivant d'entre nous deux ne soit pas dépouillé à votre profit avant l’heure. Trop de drames sont nés de cette imprévoyance. Devant l'argent, nul ne connaît à l'avance ses réactions.

Elle, jamais malade, a fait mentir les statistiques en partant la première et moi, en bon plaignant, je suis allé longtemps, pour ne pas démentir le proverbe. Et pourtant, avec vous loin d'ici, votre mère au cimetière et moi dans son

16

antichambre, quel plaisir avais-je à vivre encore, je vous le demande ?

Enfin, mon heure est venue, hélas avant que j'aie rien décidé. Je sais que vous m'en faites à voix basse le grief entre vous. Pardon. Le notaire vous réunira dans les jours prochains et vous aidera à trouver les bons arrangements.

À vous, mes amis, à présent. Vous avez toujours été peu nombreux. Et j'ai perdu plusieurs d'entre vous en route, par ma faute, la vôtre, celle de la vie ou de la mort. Qu'importe. C'est du passé. Nous avons étudié, voyagé, fêté, tenté de combattre ensemble pour un monde différent. Vous continuerez sans moi. Mais j'aimerais qu'à l'issue de cette cérémonie, vous vous réunissiez avec mes proches et tous ensemble bannissiez les pleurs et les lamentations. Mangez, buvez, chantez, évoquez ma mémoire si vous voulez, car dorénavant il ne restera plus de moi que vos souvenirs, les maisons d'un Cadet Rousselle et quelques papiers.

La clé de ma vie est peut-être là. J'étais un « homo faber » un peu compulsif : j'ai toujours voulu bâtir, aller de l'avant, progresser, changer. Sans cesse sur la brèche, un objectif après l'autre, les yeux fixés sur la prochaine étape, à peine la

17

précédente était-elle franchie ; jusqu'à en oublier de vivre, parfois, ou plutôt incapable de vivre autrement que dans l'inquiétude du lendemain. Vaine entreprise que de vouloir ainsi conjurer le néant. Je le craignais, je le sais à présent. Ceci n'est qu'une fiction commode. Déjà, les vers s'approchent de moi. Bientôt mes os blanchiront. Ici, mes amis, point de salut. C'est à l'étage du dessus qu'il faut faire ses preuves.

Les ai-je faites ? C'est à vous de le dire. Je pars avec la conscience du devoir accompli et cela me suffit. Il n'y aura pas de revoyure entre nous, c'est mon premier regret.

Famille, je vous ai négligée, je le sais. Je n'ai jamais eu le sens tribal développé. Les rassemblements familiaux et autres cousinades n'étaient pas mon fort. Pourtant, je dois beaucoup à ceux d'entre vous qui m'ont précédé là où je suis. Pardon.

Mes chers collègues, je sais que souvent vous m'avez trouvé distant, pour ne pas dire plus ; c'est qu'il m'en a toujours coûté d'aller vers les autres, en raison d'un fond de timidité dont je n'ai jamais vraiment réussi à me départir. Voilà pourquoi je vous ai toujours dit « vous », si vous ne m'avez jamais dit « tu » les premiers. Mes maîtres au lycée me promettaient ce métier de

18

bâtisseur : ils ne s'étaient pas trompés. Je l'ai exercé avec joie ; il me l'a bien rendu.

Mes enfants, mes amis, famille plus éloignée, chers collègues, j'en ai presque fini. Il me reste à saluer tous ceux d'entre vous, voisins, connaissances, relations diverses qui avez fait le déplacement jusqu'à ce funérarium pour cet adieu.

Sachez que de vos voix, vos rires, vos regards, vos mots, j'emporte avec moi le meilleur ; le reste je l'ai oublié. Je vous ai aimés, à des degrés divers, trop souvent sans vous le dire. C'est mon ultime regret.

À jamais. »

IISur mon bureau, à côté de cette lettre à

remettre à mon notaire, un courriel de la compagnie d'aviation Flash Airlines daté de ce 3 janvier 2004 :

Monsieur,

Nous sommes au regret de vous confirmer que

· Monsieur Jean-Marc Lafarge, 43 ans,

· Madame Noëlle Lafarge, 38 ans,

19

· Monsieur Thomas Lafarge, 18 ans,

domiciliés 7, Square de l'Orléanais à Bourbon l'Archambault (03160)

ainsi que

· Monsieur Pierre Dutilleul, 40 ans,

· Madame Pascale Dutilleul, 33 ans,

domiciliés 15, rue du Tertre à Paris (75018),

figuraient sur la liste des passagers du vol FSH604 Charm El Cheik-Paris de ce jour.

À cette heure, aucun de leurs corps n'a pu être identifié.

...

Je jette la lettre et le courriel au feu. La première est vaine ; le second inscrit au fer rouge en moi.

Et il faut tenter de vivre encore.

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2007.

20

Reverrons-nous jamaisla Drenica ?

À tous les réfugiés albanokosovars,auxquels cette réalité-fictionveut rendre hommage...

Le jour se lève, l’aube déchire son voile et du haut du siège de son tracteur poussif, Ibrahim aperçoit enfin au bout de la route le poste-frontière de Vronica. De l’autre côté, c’est l’Albanie, le pays-frère. Ses yeux s’embuent un peu plus. Il pleut sur le Kosovo, à gouttes serrées,

21

depuis trois jours déjà qu’ils ont quitté Milosevo, leur village, là-bas, tout près de Pristina. Il relève le col de sa parka trouée et rajuste sa casquette à oreilles. Sous la bâche plastique, tendue tant bien que mal sur la remorque du tracteur, et qui ruisselle et dégouline à jet continu, six regards apeurés et anxieux scrutent les quatre coins de l’horizon. Six corps se pelotonnent en quête de chaleur et de sécurité. Le danger n’est-il pas partout ? : les militaires serbes, les milices d’Arkan et de Jejesl, les avions de l’OTAN, sans compter les balles perdues de l’UCK. Il fait froid, et les estomacs sont vides. Ce matin, vers quatre heures, quand il a repris la route, ils n’ont bu que de l’eau et mangé une pomme chacun : leurs dernières provisions. Mais Ibrahim remercie le ciel d’avoir pu amener sa famille jusqu’ici : entassés derrière lui, ses quatre enfants, sa femme et sa mère, une valise et un panier. C’est tout ce qui lui reste à présent !

Depuis quelques kilomètres, et le dernier village franchi, ils n’ont rencontré ni militaires, ni miliciens ni soldats de l’UCK. De toute manière, ses deux fils sont trop jeunes encore pour intéresser la guérilla : Vasili n’a que douze ans et Zef treize. Sa principale crainte, c’était de retomber à nouveau sur les tigres d’Arkan, auxquels ils avaient réussi à échapper par

22

miracle, lors de l’arrivée d’un commando, il y a quatre jours, en pleine nuit, là-bas à Milosevo.

Renseignés par Slobo, un Serbe du village - qui sait si volontairement ou sous une menace quelconque - ces nationalistes sanguinaires avaient, au lance-flammes ou à la grenade explosive, mis le feu sans sommations à toutes les maisons qu’on leur avait désignées comme étant habitées par des kosovars : on lui avait dit ensuite, sur la route, que le brasier se voyait à quinze kilomètres. Les habitants, surpris dans leur sommeil, étaient sortis dans les rues, en chemise ou à demi-vêtus, pieds-nus, leurs enfants en bas âge dans les bras. Et là, dans le crépitement des flammes, et les hurlements de peur ou de douleur de ceux que l’incendie avait rattrapé, les attendaient les rafales de kalachnikov des “tigres” du commando. Par raffinement de cruauté, ils ne cherchèrent pas à abréger les souffrances de ceux et celles, petits ou grands, jeunes ou vieux, qui s’étaient transformés en torches vivantes et se roulaient dans la poussière comme des damnés pour tenter par un dernier instinct de survie d’éteindre le feu qui les embrasait. Non, ceux-là, on les laissa se débattre en vain et se calciner dans la puanteur de l’air alourdi. Quelques hommes équipés de lance-flammes se chargèrent même d’en finir avec

23

ceux qui auraient pu survivre à leurs blessures. Mais, les fusils-mitrailleurs cueillirent d’abord, comme à la parade, tous ceux que le brasier initial avait épargnés, sans distinction de sexe ni d’âge. Ils tombaient, les yeux hagards et les bras ouverts, dans un dernier cri de douleur, d’horreur et d’impuissance mêlées. Et ils tombèrent presque tous, mais aux dix derniers, on réserva un sort pire encore que les flammes ou les balles : ceux-là durent charrier les cadavres, et ouvrir le charnier où ils furent jetés, avant d’être abattus à leur tour sur le bord de la fosse qu’une tractopelle referma sur eux.

Tout cela Ibrahim l’avait vu, de ses yeux vu, par l’étroit soupirail de la cave d’une maison serbe, où la nuit précédente, sachant les occupants partis chez leurs enfants à Belgrade, il s’était introduit avec les siens, pressentant le drame.

Comme il l’avait espéré, la maison, désignée comme serbe par Slobo, le mouchard de service, avait été épargnée par les lance-flammes. Terrés derrière le fragile rempart de la réserve de pommes de terre des propriétaires, femmes et enfants avaient prié tout le temps qu’avait duré le massacre, mais pas lui : cramponné aux barreaux du soupirail, comme hypnotisé, fasciné par l’insoutenable spectacle, il était resté là,

24

incapable du moindre geste, laissant sa famille à la merci d’un regard, d’un hasard, d’un retard. Quand les clameurs et les fusils s’étaient tus, quand la colonie albanokosovare n’avait plus été qu’un tas de cendres et de ruines calcinées, quand les colonnes de fumée empuantie s’étaient dissipées, Màra, sa femme, avait dû déprendre l’un après l’autre les doigts de ses deux mains des barreaux qu’il avait serrés à les faire pénétrer dans sa chair.

Au petit matin, lorsque la dernière Jeep des commandos eut quitté Milosevo, dans les fumerolles des incendies qu’une pluie dense avait presque éteints, lui et les siens étaient sortis, mais Màra et Zize, sa mère, avaient bandé les yeux des enfants pour qu’ils ne voient pas le spectacle de désolation que les miliciens avaient laissé derrière eux : leur maison calcinée, leurs meubles en cendres, leurs voisins disparus, le minaret de la mosquée, décapité et noirci, dominant la place et les rues ensanglantées. Ils les avaient guidés ainsi, en les tenant par la main, jusqu’au tracteur qu’il avait caché quarante-huit heures plus tôt, chargé de quelques vivres et réservoir plein, à la sortie du village, dans une remise à l’abandon.

Et depuis trois jours qu’ils avaient pris le chemin de l’exil, dans les rares moments de

25

calme et de repos qu’ils avaient eus, il ne parvenait pas à ôter de devant ses yeux le spectacle d’horreur de cette nuit-là ! Il avait même, à plusieurs reprises, stoppé brutalement le tracteur, croyant avoir vu se dresser devant lui des miliciens en tenue léopard dans un déluge de feu et de flammes. Mais ce n’était qu’une hallucination, Dieu merci !

Ibrahim interroge l’horizon : les Serbes vont-ils les laisser passer ou les refouler comme d’autres qu’ils ont vu rebrousser chemin, les jours précédents ? La frontière s’ouvre et se ferme, au gré des humeurs d’on ne sait qui, du despote de Belgrade, du général de la IIIe Armée, comme du dernier petit chef de poste. Mais personne n’attend, ce matin devant les barrières des douaniers, renforcés depuis plusieurs mois par des militaires : c’est plutôt bon signe, cela veut dire que tous ceux qui voulaient partir hier, ont pu le faire, mais qu’en sera-t-il ce matin ? Derrière lui, d’autres candidats à l’exil, forcé ou volontaire, venus des quatre coins de la Drenica, commencent à arriver et forment une file de tracteurs, de charrettes, de voitures particulières, de piétons, sac au dos, valise à la main, traits tirés et yeux hagards. On soutient les vieillards, on porte les enfants les plus jeunes. On parle peu. Les estomacs sont vides et les ventres, noués par

26

les peurs accumulées depuis des jours et des nuits, auxquelles s’ajoute celle d’être refoulés au dernier moment, se lâchent de manière aussi soudaine que brutale et l’on voit des silhouettes courir pour s’accroupir dans les fossés...

Si on les laisse partir, une autre humiliation les attend, il le sait. On le lui a dit : nul ne sort du Kosovo avec ses papiers d’identité ni son argent, à moins de passer par la montagne à travers la frontière ou d’échapper à la fouille. Mais il n’a pu se résoudre à abandonner son seul bien matériel, son vieux tracteur. Au moins, le poste-frontière de Vronica est-il tenu par des militaires réguliers et sa proximité avec l’Albanie rend-elle les exactions majeures un peu plus improbables. Il peut éteindre ses phares à présent. Soudain, des fusils le mettent en joue et huit hommes, au pas de course, viennent encercler son véhicule.

— Arrêtez le moteur et descendez de là-dedans - gueule une voix - et plus vite que ça.

Ils s’exécutent, la peur au ventre. Rina et Zana, ses deux petites filles, s’accrochent à la jupe de leur mère.

27

— Mettez-vous là que l’on vous fouille et présentez vos papiers, tous vos papiers, en vitesse !

Pendant ce temps, avec un marteau et un burin, deux hommes font sauter les plaques d’immatriculation du tracteur et de la remorque, pendant qu’un autre fouille en vain l’intérieur de celle-ci. Dans la valise, il n’y a que des vêtements usagés et le panier à provisions est vide à présent. Quant à l’argent, on leur a déjà tout pris aux différents postes de contrôle serbe qu’ils ont dû franchir. L’argent qu’il avait caché dans ses chaussures, comme celui que sa femme avait cousu dans la doublure des vêtements des enfants. Une seule de ses cachettes n’a pas encore été trouvée : le tube métallique qu’il a plongé au fond du réservoir de gazole de son tracteur !

On les fouille à corps, sans ménagement. Ibrahim présente ses papiers et ceux du véhicule au lieutenant qui commande le poste :

— Mes papiers sont en règle, lieutenant, laissez-les-moi, s’il vous plaît.

— Pas question ! Déjà beau qu’on te laisse partir, espèce de racaille albanaise. Allez donc vous entasser dans les camps ou chez vos

28

parents albanais et qu’on ne vous revoie pas. Ici, désormais c’est la Serbie et vous n’avez plus rien à y faire !

— Allez ouste, remontez et foutez le camp avant qu’on vous tire dessus.

Une rafale tirée en l’air vient ponctuer ce discours sans ambiguïté. Sa famille s’entasse, en hâte et pêle-mêle, dans la remorque et Ibrahim tire sur le démarreur, avec le sombre pressentiment qu’il va refuser son office et que leur exode va s’achever là, aux portes de la liberté. Mais non, son bon vieux tracteur ne l’abandonne pas encore ; le tube d’échappement dressé en l’air crache une fumée noire, puis blanche et Ibrahim embraye brusquement, projetant tout le monde en arrière.

Dans quelques centaines de mètres, une fois traversé le no man’s land, ce sera le poste frontière de Morina et là on va les accueillir, différemment, il en est sûr.

Dès qu’ils entrent dans le no m’ans land, Ibrahim ordonne à tout le monde de se coucher au fond de la remorque métallique et se tasse sur son volant : il sait que les Serbes parfois se sont ravisés, soudain convaincus d’avoir été bernés, vidant un chargeur vengeur sur le véhicule qui

29

s’éloignait déjà. Mais c’est sans encombre qu’ils atteignent la douane albanaise qui les accueille dans leur langue et sans injures. Là, les formalités sont réduites au minimum : on leur demande où ils souhaitent se rendre, s’ils ont de la famille en Albanie - ascendants ou descendants - qui puisse les accueillir et, dans ce cas, on délivre au chef de famille un sauf-conduit mentionnant les noms des membres de celle-ci et son lieu de destination. Mais Ibrahim n’a plus en Albanie de parents proches. Sa mère est avec lui et les frères et sœurs de celle-ci sont morts depuis longtemps. Quant à leurs enfants, ses cousins, ils se sont perdus de vue et il ne sait même pas s’ils habitent toujours leur village d’origine. Non, Ibrahim sait qu’il doit se résoudre à aller jusqu’aux camps de Kukès que l’UNHCR a mis en place dans l’urgence pour prendre le relais du premier village sauvage de bâches plastique qui s’est monté près de là, aux tout premiers jours de l’exode. Cela, ils l’ont entendu sur le transistor, quand les piles marchaient encore.

Dans la pauvre remorque cabossée qui prend la route de Kukès, sous la fragile tente plastique qui les protège d’une pluie qui les indiffère à présent, six corps serrés pleurent à chaudes larmes, dans les bras les uns des autres, se libérant de la tension qui les habitait depuis

30

des jours et les a conduits jusqu’ici. Ils pleurent le Kosovo abandonné, ils pleurent les vies perdues, ils pleurent de joie et de chagrin mêlés. Ils pleurent et l’eau de leurs larmes, ruisselant le long de leurs joues creusées, rejoint la pluie insistante qui se joue de leur pauvre bâche déchirée.

Ibrahim aussi pleure, bien malgré lui, des larmes de rage et de désespoir ; ses yeux battus et mouillés, ont du mal à suivre le ruban d’asphalte de la route de Kukès. Il s’essuie d’un revers de manche, et, tout en appuyant sur l’accélérateur, laisse échapper dans un soupir amer : “Reverrons-nous jamais la Drenica ?”

©Pierre-Alain GASSE, mai 1999.

31

32

La Dernière Fois...

Reno : Quand on voit quelqu'un pour la dernière fois, on ne sait jamais que c'est la dernière fois.

Alex : Y paraît…(in Capone, film de Jean-Marc Brondolo,

France, 2003).

En ce temps-là, j’étais un adolescent boutonneux, j'avais les miroirs en horreur et je m’éloignais, effrayé par mon image, des vitrines de la petite ville de A. où mes parents avaient pris un commerce de tabacs-journaux.

Nous habitions une maison de deux étages et mon frère cadet et moi occupions le second. On y parvenait par un escalier étroit dont les marches craquaient tellement sous les pas

33

qu’il était impossible de monter sans se faire remarquer.

Claire mais froide, la chambre principale donnait sur la rue. Elle était chauffée par un poêle à charbon et il nous fallait monter seuls les seaux de combustible, tant qu’ il y en avait, car nous n’arrivions pas toujours à la fin du mois.

Les murs, autrefois blanchis à la chaux, avaient été recouverts, depuis, par un papier peint à fleurs, qui épousait mal les irrégularités du support, en dépit des tentatives opérées pour en aplanir au mieux la surface rugueuse.

Le sol était un parquet grossier et dans ses interstices allaient se cacher nos rares piécettes avec l’abondante poussière générée par le chauffage. Mais son bois de pin brillait de chaudes couleurs grâce à l’habileté de ma mère pour l’entretenir à la cire d’abeilles, une fois par mois.

Dans l’intervalle, c’était à nous de le maintenir propre en utilisant les patins de feutre qu’elle avait spécialement cousus à cette intention.

La porte, en bois plein et couleur vert-de-gris, était si vieille qu’elle ne fermait plus à clé, ce que nous considérions comme une grave lacune, qui nous privait d’une intimité précieuse.

34

Souvent, pour mener à bien de répréhensibles activités comme fumer une demi-cibiche de tabac blond ou feuilleter des revues de charme montées sous le manteau depuis la boutique, nous n'en menions pas large.

Heureusement que, même en pantoufles, on entendait mon père monter, parce que sinon…

Moi, par une espèce d’humeur, qui ne m’a pas quitté depuis, j’étais beaucoup plus sensible que mon frère à tous ces désagréments matériels ; lui restait imperturbable face à de tels détails.

Je ramenai tant de bonnes notes à la maison et harcelai tellement mon père qu’au bout de presque deux ans – je venais d’en avoir dix-sept – un beau jour, il m’annonça qu’à nous deux nous allions boucher les fentes du parquet, refaire la tapisserie et changer la porte.

Cette avalanche de bonnes nouvelles me laissa pantois et je doutai même d’avoir mérité tout cela, mais je n’ai pas su lui montrer ma joie ni le remercier comme j’aurais dû (l’âge bête a cette sorte de retenue).

Mon père, de son métier, était menuisier et il ne lui était pas difficile de fabriquer une de ces portes planes en contreplaqué que nous enviions comme si c'était le nec plus ultra.

35

Seulement, une maladie, contractée durant la guerre, l’avait obligé à abandonner son atelier pour enfiler la blouse grise du boutiquier.

Il était peu résistant, devait prendre des pastilles de cortisone en quantité et pouvait s’endormir debout à la moindre occasion.

Néanmoins, la porte souhaitée finit par arriver. Et avec elle, le droit à une certaine intimité. Je me souviens des paroles de mon père :

— Tiens, voilà la clé, mais il faut que tu saches que j’en ai une autre par de vers moi.

Par la suite, petit à petit, nous comblâmes toutes les fentes du plancher avec une pâte orangée, censée s’adapter aux variations du matériau, mais que l’aspirateur finirait par emporter au fil des ans.

Il ne restait plus que la tapisserie et c’était le plus délicat, parce qu’il fallait un papier assez souple et fin pour épouser les irrégularités de ces murs.

Nous ôtâmes l’ancien et un mois passa.

Nous achetâmes le nouveau et deux mois s'écoulèrent.

36

Nous couvrîmes deux murs et l’année s’acheva.

La moutarde commençait à me monter au nez, mais un beau jeudi, mon père me dit que nous allions terminer la besogne.

Nous préparâmes le matériel. Moi, je maniais le pinceau pour encoller le papier et lui le posait sur le mur avec mon aide et force jurons, parce que ce n’était pas facile à ajuster.

Au bout de deux lés, il me dit qu’il en avait assez pour ce jour-là.

Ce fut trop pour moi :

— Avec le courage que t'as, ça m’étonne pas que t'aies mis la clé sous la porte de l’atelier, lui lançai-je à la figure.

Il me jeta un regard incrédule et sortit en claquant la porte.

Je n’ai pas revu mon père vivant. Il est décédé trois jours plus tard des suites de sa maladie, à ce qu’il paraît, et jamais je n’ai pu lui dire combien je regrettais d'avoir eu de tels mots.

Aujourd’hui encore, j’ignore si je suis pour quelque chose dans sa mort.

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2004.

37

38

Cours, Diego, cours...ou

Les Fiancés d'Atocha

I

7h - 7h40

Il avait pris l'entrée de la rue d'Alcala. La distance était plus grande, mais il aimait traverser le Parc. C'était un frais matin de fin d'hiver, au ciel à demi couvert. Les arbres du Retiro commençaient à peine à s'orner de leurs nouvelles feuilles et une brume légère flottait sur

39

l'Étang où les cygnes patrouillaient majestueusement.

Diego était parti un peu tard et il accéléra le pas pour ne pas rater le train de banlieue de 7 h 35 en gare d'Atocha. Il lui restait encore cinq cents mètres à parcourir. L'air froid lui picotait le nez et il releva son écharpe pour se protéger les narines. Il avait dans les oreilles la musique du nouvel album de Norah Jones qu'il avait gravé sur sa clé MP3 et fredonnait mentalement la mélodie de Sunrise.

Les souvenirs de la nuit passée remontaient à sa conscience. C'est qu'il ne sortait pas de chez lui et portait les mêmes vêtements que la veille (il sourit en songeant à cette phrase d'une autre chanson, de Vincent Delerm, qui correspondait si bien à sa situation).

Il avait passé la nuit avec Ana.

Leur première nuit.

Ils avaient déjà fait l'amour chez lui ou chez elle, sans compter d'autres lieux plus insolites, mais jamais ils n'avaient passé ensemble une nuit entière.

Et Diego savait bien que c'était un test important.

40

S'entendre dans le feu du désir, c'est une chose. Se supporter in albis, les miasmes de la nuit au coin des yeux, la gueule de bois de la veille au palais et une haleine de tous les diables aux lèvres, c'est un autre monde.

À dessein, il s'était levé le premier pour déposer, une fois douché, deux baisers de papillon sur le bleuté des paupières closes d'Ana. Le drap avait un peu glissé sur elle et c'est avec délice qu'il aurait parcouru des lèvres, une fois encore, le corps chaud et abandonné, mais il n'en avait plus le temps.

Ce jeudi, onze mars, était un jour important pour lui.

Il avait rendez-vous pour un premier emploi à l'autre bout de la ville, là-bas du côté de Leganés.

Pour l'instant et pour mieux évacuer le stress, il ne voulait se souvenir que de la nuit passée. Mais, rien que d'y penser, il ressentait comme un picotement à l'aine et un début de turgescence de son sexe.

Ce n'était ni le lieu ni le moment pour ça, non plus.

41

Il inspira profondément l'air humide du matin. Il allait bientôt sortir du Parc où marchaient comme lui des hommes et des femmes anonymes, au pas plus ou moins alerte, mais sûrs de leur destination. Quelques petits vieux avaient entrepris leur occupation quotidienne : donner du pain rassis aux pigeons. Il déboucha sur le boulevard Alphonse XII.

Un coup d'œil à sa montre. Il était dans les temps. Dans cinq minutes, il serait à Atocha. Et, avec sa carte, en deux de plus, sur les quais. De toute façon, à cette heure-là, il y avait un train toutes les quatre minutes et son rendez-vous était à neuf heures et demie. Mais il avait ses habitudes dans le train de 7 h 35.

C'était dans ce train, précisément, qu'il avait fait la rencontre d'Ana, un jour qu'elle était en retard et avait pris celui de 35 au lieu de celui de 31, comme elle en avait l'habitude. Ils s'étaient trouvés assis face à face. Un petit voyou avait tiré le signal d'alarme, sans doute pour descendre en marche et, à cause du coup de frein, elle lui était tombée dans les bras.

À la suite de cette rencontre un peu brutale, Ana avait commencé à prendre le train de 7 h 35, il l'avait remarqué et il était arrivé... ce

42

qui devait arriver. Il n'avait pas de mots pour raconter leur histoire.

Le train stoppait sur la voie numéro 2. À peine sur le quai, Diego s'engouffra dans la voiture qui était en face de lui. Les portes se refermaient et il venait de trouver une place assise au fond du wagon lorsqu'une première explosion lui déchira les tympans ; simultanément, une rafale de chaleur et de fumée blanche le plaqua contre le dossier de son siège. Les gens qui pouvaient encore respirer essayaient de crier. Des débris de verre, de tôle, de sièges, de chair et de vêtements leur tombèrent dessus tandis que retentissaient deux nouvelles explosions, à l'opposé de la première. Il y avait une trouée énorme dans le toit du wagon ainsi que sur ses deux flancs. Des appels au secours désespérés jaillissaient dans le wagon dévasté de part en part ; les survivants se ruaient par les fenêtres brisées, avec un seul objectif : fuir les lieux de la catastrophe,

Au bout de secondes qui semblèrent durer une éternité, lorsque commença à se dissiper cette nuée blanchâtre, il put observer qu'à dix mètres à la ronde, il n'y avait pas un seul corps entier : rien qu'un amas de membres arrachés, de tôles et de ferrailles tordues, de sièges réduits en miettes, de chairs sanguinolentes éparpillées et

43

de visages figés dans l'horreur de la vision d'une mort certaine.

Alors et de manière très inespérée, il eut clairement conscience de la simultanéité de plusieurs attentats aveugles et trois syllabes délétères lui vinrent à l'esprit : « Al Caida ». Ce n'est pas en vain qu'il était à Sciences-Po et étudiait le terrorisme islamique. Il eut encore la force d'allumer son portable pour prévenir Ana qu'il était en vie : « Ana, je suis dans le train à Atocha. Il y a eu des explosions. Mais je suis vivant, mon cœur ». Diego n'eut pas le temps d'en dire davantage. Sa vue se brouilla et il perdit conscience.

II

7h40 - 8h30

Ana était sous la douche lorsque retentit la sonnerie du téléphone. Elle en était sortie et finissait de s'habiller lorsque le tuner de la chaîne hi-fi diffusa un bulletin spécial d'informations : « Radio Madrid. Vers 7 h 35, ce matin, des explosions se sont produites dans plusieurs trains de banlieue en provenance d'Alcalá de Henares, en gare de Santa Eugenia, El Pozo et Atocha. Le nombre de victimes est

44

élevé, selon les services de sécurité et la Mairie de Madrid... »

Son cœur chavira et la frayeur la fit tomber assise sur le canapé, sur son portable. L'ayant récupéré sous elle, elle vit qu'elle avait un message de Diego. Seuls les derniers mots de ce message lui restèrent en mémoire : « Je suis vivant, mon cœur ». Et pendant plusieurs minutes, entre des sanglots de soulagement et un hoquet irrépressible, elle resta là, hébétée, incapable de se mouvoir, le corps secoué de tremblements.

Puis, tout d'un coup, elle sortit de sa torpeur. Attrapa son sac à main, prit son imperméable au portemanteau, mit ses chaussures, sortit en coup de vent de l'appartement et se rua dans l'escalier, sans même fermer sa porte. Dans la rue, les sirènes des ambulances et des voitures de police retentissaient. Elle se planta devant le premier taxi qui apparut sur l'avenue et, pour un peu, celui-ci la renversait :

— À Atocha, le plus vite possible !

Le ton était sans réplique et le chauffeur de taxi ne posa pas la moindre question.

45

— Ça va être difficile. Il s'est passé quelque chose et les gens ont le feu au cul. Mais je peux essayer.

— Merci. Vous pouvez mettre une radio avec des infos ?

Le chauffeur de taxi s'inséra entre une voiture de police et deux ambulances qui roulaient à tombeau ouvert, sirènes hurlantes, grillant les feux rouges, donnant de brusques coups de frein et faisant des embardées pour se jouer du trafic ordinaire.

En chemin, ils entendirent les premiers récits des événements. Ana fut obligée de descendre à l'extrémité du boulevard Alphonse XII parce que déjà seuls les véhicules sanitaires et de sécurité pouvaient entrer dans le périmètre délimité par des bandes plastiques jaunes et noires.

Elle allongea un billet de vingt euros au chauffeur, sans attendre sa monnaie et se retrouva sur le trottoir, désorientée, les jambes flageolantes, au bord de l'évanouissement. Elle dut prendre appui quelques minutes sur une barrière métallique pour reprendre haleine et se situer.

46

Elle se précipita alors sur le premier uniforme qu'elle vit et c'était un membre de la Croix Rouge, sur le rond-point même d'Atocha. L'homme, un gaillard à moustache, formé à ce type de situations d'urgence, la laissa tout d'abord se libérer de son angoisse en la prenant entre ses bras, tandis qu'elle lui disait, d'une voix hachée :

— Mon fiancé est dans ce train ! Je veux le voir ! Laissez-moi passer !

L'homme prit sa voix la plus tranquille pour lui répondre :

— Comment savez-vous qu'il est dans ce train ? Comment s'appelle-t-il ?

Anna plongea ses yeux dans les siens, interdite, mais elle réussit à se dominer pour répondre :

— Il m'a appelée du train. Il disait qu'il était vivant. Il s'appelle Diego Pórtoles Martín.

— OK. Calmez-vous. On est en train de regrouper les survivants dans la gare pour que des psychologues les aident à évacuer le traumatisme subi ; les blessés qui ont pu sortir tout seuls et ceux qu'on a déjà dégagés sont en train d'être évacués vers les hôpitaux du secteur.

47

Mais on n'a pas encore les listes. Elles sont établies sur place au moment des entrées, dans la mesure où l'identification est possible. Je vous conseille tout d'abord d'aller voir s'il figure parmi les sains et saufs et ensuite de faire le tour des hôpitaux les plus proches. Là-bas, on s'occupera de vous. Ici, dans l'hôpital de campagne qui a été installé sur les voies mêmes, on soigne les blessés les plus graves et on essaie de désincarcérer ceux qui sont restés prisonniers des tôles, mademoiselle.

Ana n'en pouvait plus. Elle éclata en sanglots et pleura pendant un long moment à chaudes larmes sur l'épaule du type, qui lui donnait des tapes amicales. Enfin, elle eut un mot d'excuse :

— Je suis désolée. Je vous empêche de faire votre boulot.

— Pensez-vous ! Vous avez très bien fait. Il fallait que ces pleurs sortent le plus vite possible. Et on est là pour ça aussi. À présent, faites ce que je vous ai dit et bonne chance !

III

7h40 - 11h

48

Diego ne figurait sur aucune liste et n'était pas à Atocha. Il s'était sorti de là tout seul, avait traversé les voies et sauté, sans savoir comment, le mur de clôture le plus proche. À présent, il marchait au hasard, la tête encore pleine du vacarme des explosions, le pantalon en lambeaux, la tête et le visage couverts de sang, à cause des éclats de verre. Il ne savait même pas où il était.

Sur son passage, les gens échangeaient des regards, sans oser ni l'arrêter ni lui parler. Lui, poursuivait son chemin sans se retourner ni regarder quiconque. Il s'enfonça dans un Parc et sentit qu'il respirait un peu mieux. Il eut envie de s'asseoir un moment sur l'un des nombreux bancs qui jalonnaient son chemin, mais les visages de plusieurs anciens qui s'étaient assis là lui firent peur et il accéléra le pas.

Il arriva auprès d'un étang où nageaient quelques cygnes. Tous étaient blancs sauf un, aux plumes noires. Cela lui sembla de mauvais augure et il obliqua à droite. Il s'approcha d'une espèce d'énorme jardin d'hiver et dans l'une de ses verrières vit un homme au pantalon en lambeaux et au visage ensanglanté qui le regardait. Il s'éloigna de là pour emprunter un sentier qui le conduisit jusqu'à une modeste grotte. Une petite cascade la protégeait de

49

l'extérieur. Les parois les plus proches de l'eau suintaient d'humidité, mais au fond, il trouva un endroit plus sec. Il y avait même un petit banc. Il eut enfin le sentiment d'être en sécurité. Heureusement que ce matin il avait mis son anorak. Il se pelotonna du mieux qu'il put sur ce siège incommode, roula sa capuche pour poser sa tête et s'endormit aussitôt profondément.

À son réveil, un soleil pâle traversait de ses rayons le rideau de la cascade. Il s'étira pour se désengourdir et se demanda tout d'abord où diable il se trouvait. Il sentait la peau de son visage anormalement tendue du côté gauche et en la grattant avec son ongle il ramena quelque chose qui ressemblait à du sang coagulé ; son pantalon était également déchiré en plusieurs endroits. Il pensa qu'il avait peut-être été attaqué et qu'on l'avait abandonné là ; puis, tâtant ses poches, il constata qu'il avait bien son portefeuille, qui était intact, mais plus son mobile. Merde ! Son e-mode neuf qu'Ana lui avait offert pour Noël. Elle n'allait pas apprécier du tout.

Et alors, tout lui revint : sa traversée du Parc ce matin, son arrivée à Atocha, sa montée dans le train de 7 h 35, la première explosion, le bruit, la fumée, l'avalanche, son appel à Ana et enfin la sensation de tomber dans du coton. Et

50

puis, plus rien. Rien avant qu'il ne se relève de là où il était étendu, sur les voies, au milieu d'autres corps, les uns blessés, les autres morts. Il ne parvenait pas à se rappeler s'il s'était échappé seul de ce wagon où si on l'en avait sorti. Un moment de son histoire lui manquait. Mais, par contre, il se souvenait fort bien de sa fuite à travers le Parc jusqu'à son arrivée dans cet endroit. Et alors il sut où il se trouvait : dans la grotte du Palais de Cristal, au milieu du Parc du Retiro, qu'il avait traversé le matin même.

Il rembobina le film des événements et cette fois-ci il s'arrêta tout seul au début de son message à Ana. ANA ! Elle devait être folle d'inquiétude. Il fallait qu'il l'appelle. Il chercha son mobile, à nouveau. En vain, bien entendu. Il se précipita hors de la grotte en direction de la voie la plus proche. En balayant les alentours du regard, il aperçut les couleurs de Telefónica, pas bien loin. Sortant une carte prépayée de son portefeuille, il se rua vers la cabine. 91.680.34.95.

Au bout de quatre sonneries, le répondeur se mit en marche : « Bonjour, tu es bien chez Ana, mais je ne suis pas là. Laisse-moi un message après le bip et je te rappellerai dès que possible, d'accord ? » Merde de merde ! Évidemment, elle devait être partie à sa

51

recherche, après son premier message, et maintenant, où est-ce qu'elle pouvait bien être ? Il jeta un coup d'œil à sa montre : 7 h 36. Elle avait dû s'arrêter sous la violence du choc. Il était quelle heure, à présent ?

Il le demanda au premier passant qu'il croisa, à brûle-pourpoint, sans se soucier de la méfiance que devait lui inspirer son aspect désastreux. Onze heures ! Il avait dormi presque trois heures à la suite de l'immense frayeur qu'il avait vécue. Le plus urgent : aller chez lui, se laver, manger, car il avait une faim de loup à présent, se changer et se mettre en quête d'Ana. Elle devait être en train de faire la tournée des hôpitaux, à sa recherche.

IV

9:00-13:00

Ce onze mars, entre neuf heures du matin et midi, Ana se rendit dans nombre des hôpitaux et cliniques de Madrid - autant qu'il lui fut possible - entre lesquels avait été répartie l'avalanche de blessés provoquée par l'attentat. À chaque fois, elle fit la queue au milieu des cris, des évanouissements et des crises de nerfs. Sans trouver la moindre trace de Diego. Aucun Diego Pórtoles Martín ne figurait parmi les blessés ni,

52

pour l'instant, parmi les morts. C'est ce que disaient les listes, mais Ana avait besoin qu'on le lui dise de vive voix pour le croire. Et ce n'est pas pour autant que diminuait son angoisse : enfin, où était-il passé ? Il ne se trouvait ni chez lui, ni chez elle et n'était pas arrivé à son rendez-vous, à Leganés. Où était-il donc, grand dieu ? Les communications par téléphone portable étaient saturées, pire qu'à Noël. À deux reprises, il fallut lui administrer un sédatif, car elle ne répondait plus de ses nerfs. À l'Hôpital del Niño Jesús, on voulut même l'hospitaliser, en raison de sa confusion mentale. On appela sa mère qui vint la prendre en charge, tenta de la réconforter et alla la coucher dans son lit d'enfant, abattue et inconsolable. Mais lorsqu'elle entendit la radio diffuser l'appel de la Communauté et de la Ville de Madrid à une manifestation silencieuse Puerta del Sol pour une heure de l'après-midi, elle eut l'étrange pressentiment que Diego y serait. Elle s'habilla aussitôt et attrapa le bras de sa mère. Ce n'était pas loin. Elles arriveraient à temps.

V

11:00-13:30

Diego avait mis son jogging et ses tennis, après une douche et un rapide déjeuner.

53

Revigoré, il entreprit de faire, au pas de course, le tour des hôpitaux de Madrid afin de retrouver Ana. Alors que les familles s'agglutinaient dans les services d'urgence dans l'attente de nouvelles des leurs, lui se contentait de parcourir du regard les queues et les petits groupes à la recherche de la silhouette, du visage, du regard d'Ana. Il ne demandait rien. On ne lui demandait rien, non plus. Il y avait assez d'appels, d'interrogations et de requêtes à satisfaire comme cela !

Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver à l'Hôpital Universitaire del Niño Jesús. Comme partout, la salle d'attente des Urgences était bondée. Des gens abattus, des cris de douleur lorsqu'un mauvais présage devenait réalité, des rires hystériques de soulagement lorsqu'un parent revenait avec son bon de sortie, des larmes silencieuses, des crises de nerfs. Et un remède dérisoire : des infusions de tilleul.

Comment savoir si Ana était venue et s'était inquiétée de lui ? Il n'eut pas le courage d'interroger le personnel infirmier et aide-soignant débordé qui n'arrivait pas à prendre en charge les blessés et leurs familles. Lui, il était vivant, sain et sauf, Ana aussi, alors, qu'est-ce qu'il fichait là ? Au milieu de tant d'infortune, de tant de douleur, de tant de tristesse. Mais une force inconnue le poussait à aller de l'avant. Tant

54

qu'il n'aurait pas retrouvé la protection définitive des bras d'Ana, il ne se sentirait pas à l'abri. Il ne s'expliquait pourquoi et ne voulait même pas essayer. Il le savait, un point c'est tout. Il s'approchait, en jouant des coudes quand c'était nécessaire, regardait partout, pour constater qu'Ana n'était pas là non plus. Alors, il faisait demi-tour et reprenait sa course jusqu'à l'hôpital suivant. En un peu plus d'une heure, il passa ainsi de l'Hôpital del Niño Jesús au Gregorio Marañon et au Princesa, qui étaient les plus proches de la catastrophe.

Cours, Diego, cours !

Il avait fini par se lasser d'appeler Ana en vain. Le téléphone était toujours saturé. À l'Hôpital del Niño Jesús, on lui avait donné une liste des lieux d'accueil des blessés. Il pensa qu'Ana se serait rendue en priorité dans ceux qui se trouvaient en deçà du périphérique extérieur ; il y en avait neuf. L'un d'entre eux, l'Hôpital de la Paz, était assez éloigné des autres, presque tout en haut de l'avenue de Castellana. Il ne se découragea pas pour autant. Il adopta seulement une foulée moins rapide et des inspirations profondes et régulières. Il traversait les passages pour piétons, remontait boulevards et avenues, contournait les rond-points, foulant bitume, gravier, sable, pavé, gazon ou terre, gardant son

55

cap, le souffle assuré. Il ne sentait plus son corps endolori.

Cours, Diego, cours !

Soudain, il remarqua une foule inhabituelle sur les trottoirs, dans la direction opposée à la sienne. Sa course en était rendue difficile car il lui fallait éviter tous ces gens qui descendaient vers le Centre. Il constata que de nombreux passants arboraient un même signe distinctif : un ruban noir de deuil, accroché au revers, dessiné sur le front, sur les joues ou sur une pancarte. Tous se hâtaient. Les visages étaient graves. Les voix houleuses. On entendait des jurons , des blasphèmes, des injures. Des chiffres affreux circulaient : 192 morts, 1400 blessés !

Il s'arrêta.

De nouvelles pancartes apparurent. Il y en avait de péremptoires, de grossières, de dramatiques. Beaucoup visaient l'E.T.A. Toutes disaient NON AU TERRORISME ! Diego eut un moment de doute. Il était presque certain qu'ils se trompaient, en ce qui concernait l'E.T.A. Le mode opératoire utilisé par les terroristes ne correspondait pas à celui de l'organisation indépendantiste. Mais, apparemment, le

56

Gouvernement aussi pointait le doigt dans cette direction. Bien entendu. À la veille d'élections, c'était plus facile de s'en prendre à l'E.T.A. que de reconnaître les conséquences de son intervention armée en Irak !

La marée humaine qui convergeait vers la Puerta del Sol continuait à croître. Des jeunes, surtout. Lycéens, étudiants, travailleurs. Les trottoirs étaient pleins. Comme si Madrid s'était soulevée contre le terrorisme. Il ne pouvait pas ne pas en être. Cette obligation, pendant quelques instants, prit le pas sur celle de retrouver Ana, puis, soudain, il eut conscience qu'elle allait avoir une réaction identique à la sienne et qu'elle viendrait à ce rendez-vous citoyen. Le reste n'était plus qu'une question de chance et de la chance, aujourd'hui, il en avait, non ? Sans hésiter davantage, il reprit sa course, mais en sens inverse cette fois, vers la Puerta del Sol.

Cours, Diego, cours !

On pouvait à peine s'approcher de la Place. Aux donneurs de sang, accourus par centaines dès les premières heures de la catastrophe et qui continuaient à attendre stoïquement leur tour pour combler le sentiment d'impuissance et de culpabilité qui leur serrait le cœur, s'était jointe une foule compacte, hérissée

57

de pancartes. Aux balcons, on avait tendu des draps avec le même ruban de deuil que beaucoup portaient. Le Gouvernement venait d'appeler à une manifestation unitaire pour le lendemain, dix-neuf heures, mais la jeunesse de Madrid n'avait pas voulu, n'avait pas pu attendre tout ce temps. Il fallait que la colère éclate et 45 années d'attentats pour beaucoup désignaient un coupable évident. Comment leur dire qu'ils se trompaient cette fois ? Partout la même affliction irrépressible, rageuse ou consternée, combative ou résignée, silencieuse ou hystérique...

Avec difficulté, Diego se hissa en haut d'un réverbère et se mit à balayer du regard la mer humaine qui avait envahi la place, en commençant par les bords.

Et soudain, il la vit. Une décharge d'adrénaline parcourut tous ses muscles. Ana était là-bas, de l'autre côté de la place, tassée contre la vitrine d'un magasin de vêtements. À son bras, une femme qui lui ressemblait étrangement. Même chevelure, même visage, même stature. Sa mère, sans aucun doute. Il se laissa tomber en bas du réverbère. Il ne connaissait pas la mère d'Ana. Leur histoire n'avait pas encore franchi cette étape symbolique. Les deux femmes levaient le poing comme tout le monde et leur voix s'unissait aux cris de rage

58

de Madrid en ce onze mars de si douloureuse mémoire. Mais, déjà, Diego n'entendait plus rien. Sa bouche répétait : « Pardon, excusez-moi... » tandis qu'il fendait la foule sans un regard, le cou tendu afin d'apercevoir un peu de la chevelure d'Ana et ne pas perdre son cap.

Il se retrouva contre son sein, alors qu'elle ne s'y attendait pas. Et d'émotion, elle faillit s'évanouir. Il la vit pâlir, fermer les yeux et entendit le battement de son cœur se suspendre. Alors, il cria :

— Ana, mon amour, je suis là.

Son oreille remarqua comme le rythme de son cœur s'affolait, à présent. Elle ouvrit les yeux et passa ses bras autour de son cou, en lui susurrant, entre deux baisers :

— Diego, Diego, Diego, enfin !

©Pierre-Alain GASSE, mai 2004.

59

60

Noir/Police

61

62

Retour perdant*

Le flic a dit :

— Alors, on y va ?

J’ai jeté un dernier regard aux épaules nues de Dora, son buste mince et sa petite robe noire.

J’ai aspiré une dernière fois son parfum capiteux.

— Tu permets, oui ?

63

J’ai embrassé une dernière fois ses lèvres de sang.

Ah, elle avait bien changé son look, Dora ! C’était plus Mademoiselle Petit Bateau, la nouvelle patronne du Flash.

Puis, je lui ai fermé les yeux.

— 0K. On y va.

Depuis minuit, j’étais accoudé au comptoir de la discothèque de la station, sirotant des porto-flips, en l’attendant. J’avais un peu l’air d’un con avec ma chemise hawaïenne et mes lunettes argentées, genre maquereau des îles. Mais j’avais pas eu le temps de me changer. Trop pressé de venir.

Cinq ans, c’est long.

Surtout quand on a une gamine dans la peau. Tout me revient. Elle, dans les rouleaux écumants, surfant la vague comme une déesse. Elle, ses cheveux dans les yeux et son rire aphone dans le vent. Elle, ses slips Petit Bateau et ses petits pieds, bronzés dessus et blancs dessous. Elle, encore. Elle toujours.

Pourtant, je m’étais bien juré de ne pas repiquer au truc.

64

C’était en plein mois de juillet. Ma femme et moi, on était en vacances avec les gosses, à Hossegor. C’est familial ici, comme station. Une petite ville tout en longueur avec sa pinède à l‘arrière-plan et des bancs pour les vieux le long de la plage. « Les mouettes Blanches » qu’elle s’appelait la villa, j’m’en souviens.

Dora, elle, était en vacances dans la villa voisine de ses deux tantes, une paire de vieilles parisiennes, à moitié cinglées et retendues de partout, qui la surveillaient comme le lait sur le feu. Tout compte fait, elles n’avaient sans doute pas tort.

Notre fille, Julie, avait quatorze ans. Dora en avait seize, presque dix-sept Toutes les deux, faisaient du surf. Moi aussi, un peu. Elles avaient sympathisé et j'avais cru bon de l'inviter chez nous, pour la sortir des griffes de ces vieilles harpies. Tu parles !

À peine arrivée, elle avait commencé à me jouer son petit jeu dangereux d’allumeuse. Je la tutoyais, c’était normal ; elle m’imita et je la laissai faire. Elle se pelotonnait contre moi, comme ma fille, m’embrassait comme du bon pain, avec ses bras autour de mon cou. J’ai rien dit.

65

Un soir, elle est restée dormir, sur le canapé du salon, et bien sûr, je suis descendu, sur la pointe des pieds, une fois la maison endormie, soi-disant pour boire un verre d’eau. Con que j’étais.

Bref, elle m’a eu. Et j’étais sans doute pas le premier.

Car au petit matin, elle m’a jeté, avec des étincelles dans les yeux, « Fous le camp, pauvre mec », et elle a couru se plaindre à ma femme, la petite garce !

Je vous passe les détails et les dégâts.

Me voilà rentré de cinq années passées en Afrique, comme mercenaire, et je viens de monter une petite affaire de filatures en tous genres, divorces et compagnie, je connais le sujet, merci.

Et, ici, avec les bonnes femmes que leurs maris expédient en vacances avec les gosses. c’est pas le boulot qui manque. Les facteurs, plombiers et livreurs de tout poil savent plus où donner de la …

Excusez-moi, je m’égare.

Bref, ce soir, sur le répondeur de l’agence, j’avais un appel. J’ai tout de suite

66

reconnu sa voix. Mais elle s’adressait au patron de « Et Lux Fuit ». C’est le nom que j’ai trouvé pour l’agence. C’est un peu con, je sais, mais « Fiat Lux », c’était déjà pris. Bonsoir, je m’appelle Dora. Je suis la propriétaire de la discothèque Le Flash. Vous connaissez peut-être ? Pouvez-vous passer me voir dès que possible ? J’ai du travail pour vous. A bientôt.

Merde.

Je la croyais évanouie dans la nature, moi, Dora. Les deux vioques étaient au cimetière et la villa avait été vendue.

Je croyais... Je croyais la cicatrice refermée aussi, eh bien, pas du tout. Rien que d’entendre sa voix, ça m’a remué sec. J’ai sifflé deux whiskies pour me remettre. Alors, pensez dans quel état j’étais en l’attendant.

Elle avait dit onze heures.

À minuit, personne.

À une heure, j’étais bien entamé, à force d’aligner des porto-flips. Le barman voulait plus me servir.

À deux heures, c'est les flics que j’ai vu débarquer, pour me passer les bracelets.

67

Ils disent que je suis allé chez elle. en taxi, qu'on a vu un mec en chemise hawaïenne avec des lunettes argentées se barrer en vitesse vers vingt-deux heures trente de sa villa, à côté de la boîte, que je lui ai enroulé la serviette de sa salle de bains autour du cou alors qu’elle finissait de se maquiller.

Je me souviens de rien.

Ils disent aussi qu’il y a un trafic de dope dans cette boîte. Que les maîtres-nageurs en ont marre de porter secours à des surfeuses chargées à mort et que quatre gamines y sont déjà restées depuis un an. La dernière hier soir. Une toute jeune fille, les cheveux décolorés par le soleil, le visage violacé. Voilà comment on l’a trouvée sur la plage, au petit matin. Eh bien, toutes, elles fréquentaient le Flash.

Ça, en tout cas, ils peuvent pas me le mettre sur le dos. C’est la première fois que j’y reviens depuis cinq ans.

Pour le reste, j’suis mal barré, c’est sûr. Va-t-en retrouver des empreintes sur une serviette ! Il est pas con, celui qu’a fait ça. Et des raisons de lui faire la peau à Dora, j’en aurais eu, c’est clair.

68

Dora, tu auras toujours été ma mauvaise étoile.

Encadré par deux policiers de la brigade criminelle, menottes aux poignets, je sors de la discothèque, dont les néons clignotent sans fin dans la nuit tiède.

Au moment où je monte dans le fourgon garé devant la boîte, mon regard croise un autre regard, chaussé de Rayban, lui aussi. Le taxi, qui attend les derniers clients pour les ramener en ville.

Pierre-Alain GASSE, avril 2004. Remix de La Foi du meurtrier de Yann Queffélec.

*Ce texte figure avec 29 autres au palmarès du Concours Remix#2, organisé conjointement par les Éditions Hachette et Dimanche Ouest-France en avril 2004.

69

70

Mort d'un baiseur

Lorsqu’on découvrit Guillaume Lecouvreur au pied de son lit, dans sa garçonnière de l’impasse du Champ des Nues, il était nu comme un ver, lui aussi, sans la moindre trace de blessure apparente et néanmoins en état de rigidité cadavérique « depuis une bonne dizaine d’heures », selon Cyprien Lacordaire, le médecin-légiste.

Le cadavre semblait avoir été déplacé post mortem, mais pour le reste, il faudrait attendre le verdict détaillé de l’amateur de viandes froides, toujours à prendre avec des

71

pincettes et avare de précisions dans ces moments-là.

Cela dit, l’inspecteur Dumortier avait déjà de quoi se mettre sous la dent : un détail des plus insolites : il n’avait encore jamais vu ça, en vingt-cinq ans de carrière : épinglée sur le sein gauche, juste à l’emplacement d’un revers inexistant, la victime arborait, comme une espèce de décoration posthume, une photographie en noir et blanc. Deux gouttes de sang avaient perlé et coagulé, là où l’épingle avait transpercé la peau.

C’était un étrange cliché, d’un format classique, mais ramené à du 6x4cm. Pas très ancien, puisque sans bord crénelé ; il n’y avait d’ailleurs pas de bord du tout. L’envers du tirage n’était pas jauni. Papier Kodak, sans autre indication. Seul un spécialiste pourrait en dire plus. Dumortier montrerait ça à son ami photographe, Delaunay, dès ce soir.

On y voyait en premier plan, gisant dans l’herbe, sur la gauche, trois vantaux d’une porte de garage, dont eux avaient encore leur oculus de plastique. Au fond, décentré sur la droite et vu en contre-plongée, le pignon droit d’une haute villa abandonnée, en pierre de taille, aux ouvertures murées. Un escalier d’une dizaine de marches

72

montait jusqu’à un petit perron surmonté d’un auvent.

En arrière-plan, une série de panneaux indicateurs, hélas illisibles, semblait indiquer que l’on se trouvait au bord d’une voie menant vers la gauche à plusieurs sites ou localités. L’absence de toute construction comme de toute végétation haute de l’autre côté de cette route accréditait l’hypothèse d’une voie côtière, d’un Boulevard de la Mer ou quelque chose d’approchant. C’était bien vague. S’il fallait passer en revue toutes les villas abandonnées du bord de mer dans la région, une compagnie de militaires n’y suffirait pas ! Et d’ailleurs, quel valeur avait cet indice ? Signature ? Localisation ? Diversion ?

Un meurtre avec mise en scène ?

Guillaume Lecouvreur n’était pas inconnu des services de police. Outre diverses contraventions pour excès de vitesse en des temps où cela ne tirait pas encore à conséquence, il s’était fait remarquer, à deux ou trois reprises, pour tapage nocturne.

Ce visiteur médical, quadragénaire et toujours célibataire, avait une réputation de séducteur qui n’était pas usurpée. On disait en ville que tous les médecins de sexe féminin

73

avaient subi ses assiduités et qu’un certain nombre, pour ne pas dire un nombre certain, y avait succombé.

C’est que, sans avoir le physique avantageux du don juan ordinaire, il présentait bien, Guillaume Lecouvreur, et surtout… il savait faire rire ces dames. Femme qui rit n’est-elle pas déjà à moitié dans votre lit ?

Quel pouvait être le lien qui unissait ce coureur de jupons à cette villa abandonnée dont on lui avait épinglé la photographie sur le cœur ?

Vers dix-neuf heures trente, ce soir-là, l’inspecteur principal Dumortier, col de pardessus relevé à cause d’un petit vent d’est, franchissait le seuil du studio de son ami Robert Delaunay, alors que celui-ci se préparait à fermer boutique :

— Salut, Robert !

— Tiens, Hippolyte, ça fait un bail, dis donc !

— Oui, c’est vrai, tu m’excuseras, mais j’ai le temps de rien, avec ce foutu métier.

— Donc, si tu es là, c’est que…

— On ne peut rien te cacher.

74

— Et c’est quoi, ton problème ?

— Mon problème, c’est ça, répondit Dumortier, en sortant la photo de la villa de son portefeuille.

Robert Delaunay se saisit du cliché et rajusta ses lunettes :

— Et alors ?

— Tu ne saurais pas où ce cliché a été pris, par hasard ?

— Tu es bien bon. J’ai trimbalé mon trépied et mes appareils, dans toute la région, c’est vrai, mais pas au point de connaître toutes les villas de la côte, mon vieux !

— Dommage, parce que là, je patauge pas mal.

— Quoique… ces énormes poteaux de granit brut avec ces grosses chaînes pour délimiter le terrain sur l’avant, ça me dit quelque chose. Ce caractère un peu m’as-tu-vu me rappellerait plutôt la Côte de Granit Rose.

— C’est tout ?

— C’est tout, c’est tout… c’est déjà pas mal, je trouve, non, pour un service gratuit ?

75

— Et cette photo, elle date de quand, d’après toi ?

Delaunay retourna le cliché, s’en alla prendre une loupe sur son bureau, examina soigneusement l’envers et l’endroit de la photographie avant de conclure :

— À vue de nez, je dirais, une vingtaine d’années au moins. Les panneaux indicateurs m’ont l’air d’un modèle ancien. L’envers du papier est plus sec et rugueux que celui d’aujourd’hui Je pourrais retrouver à quelle date a été modernisé le logo Kodak qui identifie le cliché, mais cela ne t’avancerait pas beaucoup plus. C’est du papier utilisé en général par les amateurs pour des tirages maison. Qualité moyenne. Pour des travaux courants.

— Bon, eh bien, merci vieux, c’est déjà ça. Je vais voir ce que je peux en tirer, et si j’ai du nouveau en relation avec ce que tu m’as dit, je reviens te voir. D’accord ?

— Pas de problème, mais là, désolé, je ne peux pas t’en dire plus.

Le lendemain, sur son bureau, au Commissariat, le rapport du légiste attendait Dumortier. Toujours écrit en des termes qu’il avait appris à décoder au fil des ans, ce qui ne

76

l’empêchait pas de pester à chaque fois contre le caractère hermétique du vocabulaire médical.

Première surprise : le dernier repas du mort avait été un vrai gueuleton : huîtres, foie gras, homard, poularde et pas arrosé d’eau claire, visiblement. Plus d’un gramme cinquante d’alcool par litre de sang au moment du décès, établi entre trois et quatre heures du matin.

Deuxième surprise : il était mort en queutant, Cyprien Lacordaire était formel ! Viagra à l’appui. Et pas qu’une fois. Les glandes séminales étaient complètement à plat. Arrêt cardiaque. Du cholestérol plein les artères. C’était à prévoir, à force de manger au restaurant et de mener une vie de patachon. En plus, il fumait !

Mort « accidentelle » en quelque sorte. Et cette photo, alors ?

Avec un client de cet acabit, il fallait rechercher les maîtresses, récentes et anciennes. Plutôt anciennes, s’il s’agissait d’une vengeance. Vérifier leur emploi du temps. Les interroger sur la villa. Oui, voilà, la marche à suivre était fixée. Y’avait plus qu’à.

Le répertoire du téléphone portable, le carnet d’adresses de la messagerie de la victime

77

livrèrent une liste impressionnante de noms, prénoms féminins et numéros de téléphone. Comment trier le bon grain de l’ivraie dans tout cela ? Dumortier lista les appels les plus récents et commença son travail de fourmi : « Allô, Mademoiselle ou Madame X., Inspecteur Dumortier, Police Judiciaire, nous avons trouvé vos coordonnées dans le carnet d’adresses de Monsieur Guillaume Lecouvreur, quand l’avez-vous vu ou lui avez-vous parlé pour la dernière fois ? » À chaque fois, s’ensuivait un silence, puis une question plus ou moins embarrassée : « Guillaume ? Il lui est arrivé quelque chose ? » Au bout du vingtième appel, l’inspecteur Dumortier ressentait une folle envie de répondre insolemment « À votre avis ? » à cette question oiseuse, mais il sut raison garder et trouver des mots plus adaptés pour annoncer la triste nouvelle à celles qui gardaient un souvenir ému de leur rencontre avec Guillaume Lecouvreur comme à celles qui se contentèrent d’un laconique : « Histoire ancienne. Aucune nouvelle et tant mieux ».

Si l’une de ces conquêtes avait quelque chose à se reprocher, elle mentirait, probablement, et Hippolyte Dumortier espérait que le son de sa voix trahirait ce mensonge. C’est

78

pourquoi, il enregistra tous les appels, afin de pouvoir les réécouter à loisir ensuite.

Au cours des six derniers mois, Guillaume Lecouvreur avait ajouté à son tableau de chasse pas moins de trente-cinq jeunes femmes et il semblait bien qu’il entretînt des relations avec plusieurs maîtresses à la fois. Ce gars-là brûlait la chandelle par les deux bouts, y’avait pas à dire !

De tous ces contacts, un seul mentit effrontément, niant avoir eu quelque relation que ce fût avec le défunt, alors que la mémoire du portable et le listing des Télécoms prouvaient le contraire. Une grande naïve, à l’évidence ! Mais Dumortier se garda bien de lui révéler ce qu’il savait et se contenta de la mettre sur écoutes et de la prendre en filature.

En cette matière, l’expérience lui avait appris que la plupart des suspects mis dans une situation de porte-à-faux n’ont d’autre réaction que la fuite en avant : soit pour essayer de vous emmener sur une fausse piste s’ils sont du genre coriace, soit pour se compromettre davantage en tentant d’escamoter des éléments à charge.

Patience et longueur de temps, donc, pensait Dumortier, qui avait encore des lettres.

79

Mais sa hiérarchie renâclait. Pressée, par définition, et de surcroît, toujours méfiante face à cet individualiste endurci, elle lui tenait la bride courte.

C’est que, depuis une malheureuse fusillade où son partenaire avait laissé la vie, Dumortier refusait tout coéquipier attitré et avait même mis sa démission dans la balance pour obtenir gain de cause.

S’il lui était déjà arrivé de se mettre en difficulté, à chaque fois, il s’en était sorti et, au moins, n’avait mis en jeu la vie de personne d’autre.

Aussi tolérait-on cette entorse à la procédure normale, contre un rapport toutes les trois heures que Dumortier s’efforçait de fournir, avec quelques ratés involontaires ou stratégiques, c’était selon.

Il campait donc, depuis quatre ou cinq heures, dans un « sous-marin » de la Grande Maison devant le domicile de la dénommée Adèle Humbert, secrétaire médicale de son état, lorsque celle-ci mit le nez dehors.

C’était une élégante personne, sexy et peroxydée, avec un certain nombre d’heures de vol au compteur, songea Dumortier en la voyant.

80

Quarante, quarante-cinq ans. Il la photographia sous toutes les coutures tandis qu’elle montait dans sa 206 CC, après un regard inquiet aux alentours.

Ils prirent la route de la côte Nord. Elle conduisait nerveusement, accélérant dès que la limitation de vitesse s’élevait, pour stabiliser son allure à dix kilomètres au-dessus. Dumortier lui filait le train avec prudence.

Ils passèrent les premières stations de la côte du Goëlo. La route littorale avait été redressée par endroits, mais serpentait encore à d’autres, tout en évitant pointes, caps et falaises.

Ils atteignirent Paimpol. Elle poursuivit sa route. Où donc allait-elle ainsi, un jour de semaine, après s’être fait porter pâle auprès de son employeur, un radiologue du chef-lieu ?

Dumortier en avait une petite idée, qu’il s’abstint néanmoins de formuler, par une espèce de superstition inavouée. Mais Delaunay avait sans doute vu juste. Ils se dirigeaient tout droit vers la Côte de Granit Rose. Ils franchirent le Trieux, puis le Jaudy, avant d’obliquer vers le Nord-ouest.

Ploumanac’h ?

81

Bizarre. Vu la pression immobilière dans le secteur, comment une villa bien située pouvait-elle être restée à l’abandon, au point d’avoir été murée pour éviter les squatters ? Un héritier introuvable ? Une indivision insoluble ? Un achat par le Conservatoire du Littoral, en vue d’une restauration du site ? Une affaire entre les mains de la Justice ?

Il fallait d’abord la trouver, cette villa, mais son petit doigt lui disait que ce serait bientôt chose faite.

Adèle Humbert traversa Perros-Guirec sans s’arrêter.

Entre le Phare de La Clarté et les rochers de Ploumanac’h, roses à souhait sous le soleil de septembre, la villa était bien là, esseulée, toutes ouvertures occultées, parmi les herbes hautes d’un ancien parc, mais vue du bord de la route, on aurait eu du mal à la reconnaître sans les poteaux de granit brut et les chaînes d’ancre qui la séparaient de la voie routière.

Adèle Humbert se gara du côté opposé, sur un des emplacements délimités à cet effet. Hippolyte Dumortier la dépassa pour stationner un peu plus loin, dans la première entrée de maison qu’il trouva.

82

Il revint au pas de gymnastique vers la villa, donna au passage un coup de couteau dans l’un des pneus arrière de la 206, puis eut un instant d’hésitation : devait-il entrer dans la maison à la suite d’Adèle où attendre qu’elle ressorte ? Il l’avait aperçue en train de disparaître, probablement par une entrée de cave, sous le petit perron du pignon droit.

Il décida d’attendre, car la peur est mauvaise conseillère et il ne voulait pas effrayer Adèle Humbert. Au bout d’une dizaine de minutes, il la vit revenir à petits pas vers son véhicule en s’essuyant le visage d’un revers de main. Au moment où elle découvrait son pneu à plat, Dumortier approchait dans sa direction, d’un pas dégagé.

Elle eut un geste d’agacement, suivi d’un regard circulaire inquiet, qui s’éclaircit soudain lorsqu’elle aperçut Hippolyte :

— Monsieur, Monsieur, excusez-moi de vous importuner ainsi, mais je viens de crever et… dit-elle avec un sourire enjôleur.

On sentait la personne habituée aux entrées en matière assez directes.

— Si je puis vous être utile, ce sera avec le plus grand plaisir – dit Dumortier, entrant dans

83

son jeu – mais, ajouta-t-il, après un regard d’inspection du véhicule, je crois bien que sur ce modèle, la roue de secours se fixe sur le porte-bagages extérieur et je vois que vous n’en avez pas…

— Oh ! Mais comment faire alors ? Je ne vais quand même pas…

— Vous allez où ?

— Je rentre sur St-B.

— Je devais moi-même m’y rendre dans l’après-midi. Un peu plus tôt ou un peu plus tard… Mon véhicule est garé à quelques pas d’ici, devant chez moi, mais je vous préviens, il n’est pas de la même famille que le vôtre.

— Aucune importance, cela ira très bien, je vous remercie, vous êtes très aimable.

Adèle Humbert prit place sur le siège un peu haut du fourgon, découvrant de fort jolies jambes. Dumortier actionna la fermeture centralisée des portes en même temps que le démarreur. Sa passagère eut comme un mouvement de recul instinctif, mais enclencha sa ceinture de sécurité sans mot dire. Ils commencèrent à rouler.

84

Hippolyte Dumortier ne savait trop par où commencer et un silence pesant menaçait de s’installer dans la cabine. Quand faut y aller…

— Madame Humbert …

— Vous connaissez mon nom ?

— Je me présente, Hippolyte Dumortier, Police Judicaire…

Le sourire amorcé à l’audition du prénom s’était transformé en rictus soudain, mais elle se reprit aussitôt :

— Enchantée, Inspecteur, mais d’où me connaissez-vous, je vous prie ?

— J’y arrive, Madame Humbert, j’y arrive, écoutez-moi bien : J’enquête sur le décès de Monsieur Guillaume Lecouvreur et vous figuriez sur son carnet d’adresses, comme beaucoup d’autres, n’est-ce pas ?

Adèle Humbert eut un regard courroucé vers Dumortier, mais préféra garder un mutisme prudent :

— Nous savons que vous êtes entrée en contact avec lui récemment, malgré vos dénégations.

85

— C’est ma vie privée, Inspecteur, je n’avais pas à…

Dumortier lâcha un instant le volant d’une main pour sortir un papier plié en quatre de la poche intérieure de sa veste.

— À présent, cette commission rogatoire vous contraint à me répondre, Madame Humbert.

— Et de quoi m’accuse-t-on ?

— De rien encore, si vous pouvez expliquer raisonnablement ce déplacement dans la villa dont on a retrouvé la photo épinglée sur le cadavre.

— Cette villa appartenait à mes parents autrefois. Vous pouvez vérifier.

— Appartenait, dites-vous. Et pourquoi a-t-elle été laissée ainsi à l’abandon ?

— Histoires de famille. Des embrouilles de succession. Cela arrive, non ?

— Certes, mais cela ne me dit pas pourquoi vous avez pris votre journée pour un voyage éclair jusqu’ici, Madame Humbert. Je vais être obligé de vous faire fouiller en arrivant au Commissariat. Et sans réponses plus convaincantes aux questions du juge, vous

86

courez droit à une inculpation, au minimum pour faux témoignage, voire dissimulation de preuves et au pire pour séquestration, si ce n’est pour meurtre avec préméditation.

Elle s’indigna, aux accusations de Dumortier :

— Jamais je n’aurais tué Guillaume… je l’aimais… je l’aimais tellement…

— Vous, oui, mais lui non, n’est-ce pas ?

— Mais si, enfin, à sa façon. Il accumulait les conquêtes d’un soir, mais moi, j’étais sa régulière, son port d’attache.

— Vous en avez quand même eu assez d’être la cinquième roue du carrosse, n’est-ce pas ?

Elle ne répondit pas. Hippolyte Dumortier lança son hypothèse :

— Vous lui avez tendu une sorte de piège amoureux, Madame Humbert. Et il n’en est pas sorti vivant. Mais nous savons que vous ne l’avez pas tué. Pas directement, du moins.

Elle eut un regard embué vers Dumortier. « Ça y est, elle va casser le morceau », pensa celui-ci.

87

— Je voulais qu’il me revienne. Je l’ai convaincu d’accepter un rendez-vous. J’avais tout préparé au studio, j’avais encore la clé. Dîner fin. Chandelles. Le grand jeu, quoi… Je savais bien que le lui faisais encore de l’effet. Et puis, Guillaume était toujours prêt. Enfin, je croyais, parce que j’ai découvert un flacon de pilules bleues dans la poche de son veston, après…

— C’est cela qui l’a tué, Madame Humbert, d’après le légiste. Il est mort dans vos bras, n’est-ce pas ?

— C’était la quatrième fois, il allait…, nous allions… et il est tombé sur moi, comme une masse. Je n’ai pas compris tout de suite. C’était horrible…

À présent, elle était agitée de tremblements et finit par éclater en sanglots. Dumortier tira un mouchoir en papier de la boîte de Kleenex posée sur le tableau de bord.

— Et pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ?

— J’ai paniqué. Répondre aux questions, dans cette situation, c’était trop humiliant. Je n’ai eu qu’une hâte, partir de là. J’en ai même oublié de fermer la porte, je crois.

88

— En effet, Madame Humbert. Mais, cette photo ?

— Il avait douze ans, moi quatorze, dans le garage de la villa de mes parents, cet été-là… Mais les photos de l’époque, je les ai brûlées, un jour de jalousie. Il me restait celle-là, - une de celles prises pour le notaire - qui traînait dans mon portefeuille.

— Un message d’adieu ?

— En quelque sorte.

— Vous la lui avez quand même épinglée sur le cœur, non…?

— Ma seule vengeance, inspecteur, et il était déjà mort.

Des sanglots étouffés la secouèrent à nouveau pendant un moment que Dumortier respecta. Puis, il tenta une dernière question :

— Alors, qu’êtes-vous venue récupérer ici aujourd’hui, Madame Humbert ?

— Rien qui vous soit utile, inspecteur. Des souvenirs d’un soir d’été, c’est tout.

89

Puis, le silence s’installa dans la cabine, meublé par le seul ronronnement du moteur sur la départementale 767, en direction du chef-lieu.

Hippolyte Dumortier, songeant à la mort enviable de Guillaume Lecouvreur, l’imagina rejoignant la cohorte du Président Félix Faure, du Cardinal Jean Daniélou et autres baiseurs, morts en épectase, dans l’exercice de leurs fonctions.

Drôle d’enquête, tout de même !

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2005.

90

Bonne nouvelle !

Siméon Laverdure avait appris à lire tout seul dans le catalogue Manufrance au fond d'une ferme de la Vallée d'Auge, dans la France de René Coty. Il en avait gardé un goût certain pour les images, un penchant pour les histoires brèves, une tendance très nette à la description concise et quelques prétentions littéraires. Sans compter une mémoire éléphantesque dans des domaines aussi futiles que les fusils de chasse, les cannes à pêche et les munitions de tout calibre.

91

Toujours est-il que, des années plus tard, lorsqu'une certaine Noiraude, proche de son domicile, entreprit de promouvoir à sa manière la littérature noire et policière en organisant un concours de nouvelles, il décida de s'y présenter. Vocation tardive vaut bien vocation hâtive, non ?

Ce coup d'essai ne fut pas un coup de maître. Sa nouvelle était trop noire et surtout trop ancrée dans le réel, en dépit d'un avertissement salutaire. Sa « Bêcheuse de la Béchue » finit dans les profondeurs anonymes du classement.

Que diable ! Persévérons, se dit-il. N'en déplaise à Corneille, la valeur attend peut-être le nombre des années. J'en ai déjà cinquante-deux. Peut-être en faut-il cinquante-trois.

Donc, il récidiva.

Avec une histoire-hommage à Leo Malet, sobrement intitulée « le Disparu de la rue du Four », dont une lecture publique faillit endormir la foule. Peut-être le lecteur y était-il pour quelque chose, mais c'était bien une histoire à dormir debout, de vengeance archifroide et de tunnel improbable, chez un garagiste revenu plein aux as des Amériques.

92

Toujours est-il que la seconde nouvelle de Siméon Laverdure disparut, sans tambour ni trompette, tout comme son malencontreux héros.

Jamais deux sans trois. Les perspectives étaient sombres. Mais autant exorciser le mal tout de suite. Sur le thème des cinq sens, je trouverai bien quelque chose, se dit-il, en faisant son marché. Et c'est ainsi qu'il en rapporta un « Bouquet garni », qui retint l'attention du jury : celui-ci, cette année-là, s'était laissé aller à un classement copieux, dans lequel ce maigre bouquet avait réussi à surnager, tant bien que mal.

Une histoire de meurtres en série sur fond de frustrations conjugales, dans le petit monde des métiers de bouche. Rien de bien original.

Au total, trois échecs. Nous voilà délivrés du mauvais sort, j'en suis sûr. À nous la palme, maintenant.

C'est un onzième commandement qu'il vous faut inventer et illustrer, dit la Noiraude.

Vous nous la baillez belle. Moi, le dixième me suffit, si je le modifie. Et il accoucha d'une histoire où l'amour le disputait à l'amitié, une histoire de sang-mêlés, au soleil des Antilles, écrite comme parlait son héros. Avec un titre

93

parodique et un de ces effets de rime intérieure dont il abusait parfois : « Et l'Éternel dit : - Tu ne convoiteras pas la femme de ton ami ! »

Mais, c'était trop proche d'un commandement originel et, finalement, il adopta une alliance incertaine entre l'argot et la poésie : « Tu feras gaffe où ton cœur se pose ».

À Paris, on aima beaucoup et le titre et la nouvelle. Mais qui est prophète en son pays ?

La Noiraude peaufinait déjà sa cinquième édition. D'amour et de noir. Vaste sujet. On s'y perdrait.

Mais rien à faire. Ou l'idée s'avérait trop courte. Ou l'inspiration absente. Ou la canicule trop pesante.

Et l'aspiration à la victoire, nourrie de tous ces échecs, était devenue désir de revanche. Siméon n'en dormait plus. Il voulait voir son nom en lettres d'imprimerie sur une couverture, aussi peu cartonnée fût-elle. Il le fallait !

Alors, en désespoir de cause et faisant fi de toute prudence, il se résolut à concevoir un enfant hybride, fait de bric et de broc, en empruntant au passé.

94

Il hésita d'abord entre plusieurs titres, croisements plus ou moins aléatoires, de ses productions précédentes :

« Pose ton bouquet, bêcheuse, ou dis-parais ! » lui parut mystérieux mais accrocheur, « Les gaffes de la bouquetière sans cœur », trop anecdotique et feuilletonesque, « Un cœur disparu », trop romantique, « le garni de la rue du Four », trop vieillot. Peste ! Cela commençait mal.

Aux grands maux, les grands remèdes. D'amour et de noir, avait-on dit.

Mystérieux mais accrocheur, feuille-tonesque et romantique, mélodramatique et... symbolique aussi en ce qui le concernait, ce qui ne gâtait rien, bien au contraire, un intitulé lui vint enfin : « Maintenant ou jamais ! »

Restait à en déduire l'histoire.

Une fois relues ses quatre précédentes nouvelles étalées devant lui et calligraphié ce titre sur la première page d'un magnifique cahier Oxford à couverture bleu nuit, acheté spécialement pour l'occasion, il commença à écrire avec un stylo-plume à encre violette et ses pattes de mouche accoutumées :

95

I

Au fond de la rue du Four, qui n’était qu’une impasse de quelques maisons, mal éclairée par un lampadaire de guingois, se trouvait curieusement, depuis les années cinquante, un salon de coiffure et beauté, qui employait à présent six salariées, et dont la patronne, depuis quelque temps, avait pris, parmi ses clients, un amant du nom d'Eric Lenoir.

Rien que de très banal, en somme, dans une petite ville bourgeoise, où l'ennui le disputait à la bigoterie.

Ghislaine Dufour était une fort jolie personne, au temps de sa jeunesse, dont elle avait gardé un port altier, l’habitude de s’habiller court et une poitrine qui ne passait pas inaperçue. Eric Lenoir avait trente-huit ans et Ghislaine Dufour la cinquantaine passée, mais qu’on s’intéressât à elle plutôt qu’à ses jolies employées, lui fit bientôt perdre la tête et s’éprendre follement de ce client si poli, si bien élevé, si prévenant, qui la changeait tant de cette face de carême-prenant qu’était devenu son mari.

96

Au-dessus du salon, il y avait un studio, qui servait principalement de réserve et auquel on accédait, du salon, par un escalier en colimaçon, et de l’extérieur, par l’escalier de l’immeuble. Cette disposition des lieux s’était révélée on ne peut plus commode pour les amants : Eric Lenoir entrait par l’immeuble à l’heure convenue et les clients et clientes du salon entendaient alors ceci :

— Myriam, (c’était le nom de la première coiffeuse, chargée des œuvres délicates et des missions de confiance) je monte un moment au studio. J’ai de la comptabilité à faire. S’il y a besoin de moi, vous sonnez.

— Très bien, Madame.

Mais si, quelques minutes plus tard, une oreille indiscrète s’était collée à la porte intérieure du studio, elle aurait entendu ceci :

— Eric, Eric chéri, je n’ai pas arrêté de penser à toi, tu sais, depuis l’autre jour. J’ai bien cru que cette heure n’arriverait jamais. Il faut qu’on se voie plus souvent. Je ne peux plus me passer de toi.

Et si un œil curieux l’avait secondée, il aurait découvert Ghislaine Dufour, en train de déshabiller fébrilement Eric Lenoir, qui avait à

97

peine eu le temps de refermer la porte, tandis qu’ils s’embrassaient à bouche que veux-tu, essayant d’atteindre le lit.

Il faut dire qu’en tenue de ville, de chez le meilleur faiseur, il avait belle allure, que quelques années de mineur et chercheur d'or au Klondike, à défaut de la fortune, lui avaient forgé une musculature qu’on ne pouvait que lui envier et que la nature l’avait doté d’un tempérament exceptionnel, selon les dames. Il ne lui avait donc pas fallu longtemps pour séduire la patronne, et s’il avait voulu, la petite manucure n’aurait pas dit non, non plus, sans compter, peut-être, l'une ou l'autre des coiffeuses. Mais Eric Lenoir avait appris, à ses dépens, qu'on ne vit pas longtemps d'amour et d'eau fraîche et il avait su s'en tenir à une relation aussi satisfaisante au plan physique qu'avantageuse au plan financier, car Ghislaine puisait abondamment dans sa caisse à son profit.

Bref, la vie suivait son cours. Le mari cocu portait bien haut ses cornes, l'innocence au front, et les amants galipettaient à loisir.

Pendant ce temps, à une douzaine de kilomètres de là, dans un petit bourg de la côte, vivait Emmanuelle.

98

Emmanuelle, que vous en dire ? Elle n’avait pas eu de chance dans la vie. Mais si vous aviez vu la belle fille que c’était ! Des cheveux blonds, bien sûr. Des traits réguliers sans être parfaits, dont l’assemblage dégageait un charme fou : un regard légèrement asymétrique, un sourire un brin carnassier, le front haut, la bouche bien dessinée et des courbes où l’œil se pose et la main se repose. Tous les hommes lui avaient toujours tourné autour depuis la maternelle, mais jamais on ne lui en avait connu aucun sérieusement.

Sa vie avait basculé, disait-on, le soir de ses douze ans. Sa mère, qui était infirmière de nuit, avait surpris son père en train de... enfin, vous me comprenez. L’affaire avait été étouffée. À l’époque, on ne portait pas plainte comme maintenant, mais le père était parti sur les plates-formes pétrolières et on ne l’avait plus jamais revu.

Emmanuelle avait grandi comme une sauvageonne après ça ! Avec le travail de sa mère, ce n’était pas facile. Puis, un beau-père était arrivé, et là, elle avait quitté la maison. Je crois bien qu’elle avait dix-sept ans, pour alors. Elle était allée vivre avec une de ses tantes, veuve, qui habitait à la sortie d'un hameau côtier.

99

Il paraît que c’est à partir de ce moment-là qu’elle avait commencé à racoler des hommes de tous âges et de toutes conditions, mais toujours mariés, sur le chemin des douaniers tout proche. Elle ne faisait jamais les premiers pas, se promenait seule, l’air altier et attendait qu’on l’aborde, ce qui ne tardait jamais longtemps. Vous l’auriez vue, vous me comprendriez ! En plus de sa beauté naturelle, ce n’est pas pour rien qu’elle était devenue esthéticienne, Emmanuelle !

Elle connaissait le secteur comme sa poche, et avait découvert une cachette, dans un vallon suspendu, sous un cyprès cinquantenaire. C’est là qu’elle attirait ses galants, passés les préliminaires, toujours assez expéditifs avec elle, une fois l’abordage réalisé par la future victime.

Mais lorsque sa proie prétendait aller au-delà de sa barrière de frous-frous, la douce agnelle devenait furie et pointait un revolver, caché sous les aiguilles de pin, sur la tempe du Don Juan de barrière, qui s’enfuyait à toutes jambes et parfois les fesses à l’air, sans demander son reste.

Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, ils ne portaient jamais plainte, mais au bout d’un certain temps, on jasa néanmoins. Le

100

bruit courut que les joggeurs solitaires prenaient des risques, sans qu’on sût exactement lesquels.

Arrivé à ce point de l'histoire, Siméon Laverdure se gratta le front un instant. Devait-il assumer le rôle de l'enquêteur en plus de celui du narrateur ou bien lui fallait-il un autre personnage ? Il en avait bien un sous la main : Dumortier. C'eût été dommage de ne pas l'employer, tout de même ! Il relut rapidement une ou deux de ses pages passées, puis poursuivit :

II

L'inspecteur principal Dumortier, célibataire endurci et sybarite confirmé, jeta un regard admiratif sur les deux assiettes octogonales que son ami, le restaurateur Alain Brouzil, venait de déposer sur l'assiette décor de leur table. Des coquilles Saint-Jacques ! Des vraies. De la baie de Saint-Brieuc. Pas des pétoncles. Pas des « Zygochlamys Patagonica » d'Amérique du Sud ni des « Chlamys Islandica » du Grand Nord. Et pas noyées dans une béchamel plus ou moins améliorée ni déguisées d'une chapelure insipide. Tout simplement de belles noix, de la taille d'une pièce de cinq francs, tranchées par le milieu dans leur

101

épaisseur, poêlées au dernier moment sur chaque face et servies sur une jonchée de blanc de poireau, revenu au beurre, le tout relevé simplement d'un trait de vinaigre balsamique. Sur le fond noir de l'assiette, une symphonie en vert, blanc et or. Il sentit ses papilles s'agiter, sa bouche faire eau. Ça commençait bien.

— Alors, qu'est-ce qui t'amène, cette fois. Je suppose que c'est pas seulement pour te remettre ma cuisine en bouche que tu es là, hein ?

— On ne peut rien te cacher. Tu aurais fait un bon flic aussi, tu sais...

Une heure et demie plus tard, l'estomac au chaud et les papilles engourdies, Dumortier entortilla son écharpe autour de son cou et sortit de l'Estacade, en se protégeant les narines des frimas de décembre. Toujours de bon conseil, Alain Brouzil. Et la tortore, toujours de première. Bon, à la maison et dodo. C'est qu'il se faisait une heure du matin avec tout ça. L'année s'achevait dans quatre jours et le Préfet avait tonné : « Je veux que cette affaire soit résolue avant le réveillon, sinon je vous fais muter en Nouvelle-Calédonie ou remettre à la circulation ». Menaces en l'air, sans doute, mais on ne sait jamais...

102

Une petite bourgeoise adultère, un gigolo baraqué, une fausse ingénue perverse et un flic épicurien. Il doit bien y avoir moyen de tricoter quelque chose avec ça, se dit Siméon Laverdure, en effaçant deux ou trois taches de café, tombées par mégarde sur les précieux feuillets. Mais il ressentait encore comme un manque quelque part. Un rival, un amant ou amoureux déçu, un second meurtrier en puissance, voilà ce qui lui fallait ! Il s'en retourna aussitôt piller ses jardins et se remit bientôt à écrire :

III

Eric, c'est mon copain, mon frère, mon alter ego, l'autre moitié de moi-même. Mieux qu'un jumeau. Depuis la Maternelle qu'on se connaît. Je me souviens, le premier jour, c'est tout de suite passé entre nous. On chialait tous les deux comme des madeleines, on voulait pas quitter notre maman, on s'accrochait à sa jupe. Faut dire aussi qu'on venait d'avoir deux ans !

Ici, dès que vous dites Eric, on vous répond Nico. Nico, c'est moi. Eric et Nico, comme deux doigts de la main. Inséparables. On a tout fait ensemble. La maternelle, le primaire, le collège, le caté, la communion, la confirmation, la grippe, la varicelle, le lycée, les manifs, le bac, même notre service, là-bas, aux

103

colonies. Séché les cours, volé les sœurs, pillé les troncs, trafiqué des mobs, emprunté des bagnoles, j'en passe, et pas des meilleures. L'assistante sociale, le juge de paix et le commissariat, on connaît ! La taule, on a failli plusieurs fois, je sais. Mais, on était trop jeunes. Ils nous passaient un savon, on rendait ce qu'on avait piqué, on ramassait une avoinée à la maison, et nos bleus étaient à peine effacés qu'un nouveau projet germait dans nos cerveaux surchauffés et... c'était reparti pour un tour !

Oui, bon, c'est vrai, moi, pour les études, j'étais pas terrible. Heureusement qu'Eric était là ! Qu'est ce qu'on a pu truander. Et si j'ai eu mon bac pro, c'est bien grâce à lui, pour le français et les maths. Mais par contre, question mécanique, j'étais un chef et lui, pour les gonzesses, il ne craignait personne. Elles tombaient comme des mouches, depuis la maternelle. Et pourtant, il ne les draguait pas, je vous assure. Il les laissait venir. Je sais pas comment il faisait.

D'accord, il était plus baraqué et mieux foutu que moi, Eric, mais pas tant que ça. Et j'avais plutôt une plus belle gueule que lui. Peut-être même que, dans le pantalon, j'étais un peu plus avantagé. Eh bien, non, c'est lui qu'elles trouvaient toutes super, ces connes. J'ai jamais

104

rien compris à ce truc-là. Alors, il les essayait, et quand il en trouvait une qui lui semblait faite pour moi, il s'arrangeait pour me la présenter et pour qu'il se passe quelque chose entre nous. Sinon, je sais pas si j'y serais arrivé tout seul. Avec les filles, j'ai toujours été vachement timide, moi, je sais pas pourquoi. Ça a toujours marché comme ça entre nous. Toutes les filles que j'ai eues, c'est lui qui me les a présentées.

Sauf Emmanuelle.

Emmanuelle, Monsieur l'Inspecteur, c'est moi qui l'ai connue en premier. C'était l'an dernier. Je sais pas comment j'ai fait. Ou plutôt si. Je crois que c'est elle qui m'a dragué. Lors du bal du 14 juillet. Ce jour-là, à Porzic, y'avait bal aux lampions sur la place du Forum, devant le monument aux morts. Musique et bière à gogo. Les étoiles par-dessus. Et elle était là. Inconnue, solitaire et sortie de nulle part, dans cette robe rouge qui la déshabillait. Flamboyante. On aurait dit Adjani dans l'Eté meurtrier ! Sauf que c'était la nuit.

Ça été le coup de foudre. « Strangers in the night », « love at first sight » comme aurait dit Sinatra. Un sacré putain de coup de foudre, oui ! Foudroyé, révolvérisé. Mais Emmanuelle,

105

elle avait un cœur d'amadou. Et quand Eric s'est ramené, j'ai rien pu faire...

Cette fois-ci, ça y est, se dit Siméon Laverdure, j'ai tout mon monde. Allons-y ! Il se frotta les mains et poursuivit :

IV

Par un de ces hasards plus fréquents dans les livres que dans la vie, Ghislaine Dufour, notre coiffeuse, en était venue, ce printemps-là, à embaucher Emmanuelle pour remplacer son esthéticienne qui s'était fait la malle avec un client fortuné.

Que croyez-vous qu'il arriva ? Car il faut bien qu'il soit arrivé quelque chose ou nous ne serions pas ici, vous et moi, n'est-ce pas ?

Eh bien figurez-vous que, six mois plus tard, par un matin de décembre donc, on découvrit le corps dénudé d'Emmanuelle sur un des fauteuils en skaï du salon de coiffure, la tête renversée sur un lavabo, gorge tranchée. Macabre shampooing colorant ! Un viol avait précédé, accompagné ou suivi le meurtre. Le médecin légiste le dirait, espérait-on.

Et c'était pour interviewer son ami au sujet d'Emmanuelle qu'Hippolyte Dumortier, à

106

qui commissaire et procureur avaient confié l'affaire, s'était rendu à l'Estacade ce soir-là. Les premiers éléments de l'enquête lui avaient en effet appris que, tout comme le restaurateur, la victime était native du village de la Ville Morel, en Porzic. Et Alain Brouzil lui avait rapporté l'essentiel de ce que nous savons déjà, à savoir quelques vérités et pas mal de rumeurs.

Il convenait maintenant d'entendre les autres protagonistes.

Au lendemain de la découverte du crime, le salon de Ghislaine Dufour était en révolution ; l'espace schampooing avait été bouclé et des scellés posés, mais jamais on n'avait vu une telle affluence. Les supputations les plus folles couraient ; toute la bourgeoisie de la petite ville voulait humer le parfum du crime et fournir son explication du mystère. Les hommes, par désir frustré ou compassion sincère, lamentaient la triste fin d'Emmanuelle, les femmes, par jalousie rétrospective ou méchanceté gratuite, l'imaginaient plus ou moins responsable de son funeste sort.

Ghislaine était d'autant plus aux quatre cents coups, qu'Eric Lenoir, à la lecture de la presse du matin, avait cru prudent de décommander sa venue, mais que son mari, par

107

contre, avait tenu à venir au salon, où il ne mettait jamais les pieds d'ordinaire, afin de l'assister dans ces pénibles circonstances.

Et chacun de pérorer à qui mieux mieux.

L'arrivée de l'inspecteur Dumortier ramena un peu de calme dans cette pétaudière. Le studio du premier fut transformé de nid d'amour en salle d'interrogatoire et Ghislaine Dufour invitée la première à se soumettre à la question.

L'inspecteur n'y alla pas par quatre chemins et dit, dans un clin d'œil :

— Dites-moi tout, Madame Dufour. Vous ne faites pas que de la comptabilité ici, n'est-ce pas ?

— Oh ! inspecteur, comment osez-vous... ?

— Voulez-vous que nous fassions quelques prélèvements, puis quelques comparaisons ? - lâcha Dumortier d'un ton neutre, en jetant un regard circulaire, sur le canapé-lit et le coin-douche.

— Euh, c'est-à-dire que... voyez-vous, nous faisons, mon mari et moi, chambre à part et... mais je ne voudrais pas que...

108

— Certes, certes, je comprends... nous verrons. Mais il va falloir me donner l'identité de cette personne.

—Vraiment, inspecteur ?

— Et tout de suite ! Ce monsieur a une clé, je suppose, et n'oubliez pas qu'il y a eu meurtre.

Ghislaine Dufour n'était plus qu'une épouse infidèle, qui courbait le dos sous le poids de l'opprobre. Elle bafouilla :

— E...ric... Le... noir, 48, rue du Pot-aux-roses.

Dumortier sourit.

— Joli nom de rue. Tout un programme.

— Quand avez-vous vu ce monsieur pour la dernière fois, Madame Dufour ?

— Euh... vendredi après-midi, de 16... à 17 heures.

— Et pour ?

Ghislaine Dufour rougit et tira sur les pans de sa jupe.

— Enfin, inspecteur, pourquoi me torturez-vous ainsi ?

109

— Pas pour enfiler des perles, donc. Très bien, nous vérifierons. Eh bien, je crois que vous pouvez redescendre au salon, Madame Dufour et m'envoyer votre mari, s'il vous plaît.

Siméon Laverdure fit quelques gestes du poignet, pour dissiper un début de crampe, et reprit derechef :

V

C'est au commissariat qu'Eric Lenoir, pour sa part, fut entendu le lendemain, ne cachant rien de sa liaison avec Ghislaine Dufour dont il sut parler en termes circonstanciés.

Mais l'inspecteur Dumortier était morose ce matin-là. À la différence de la veille, il avait mal mangé, mal digéré, mal dormi, trop peu, trop seul. Ce qui le rendit assez abrupt avec son client :

— Dites-moi, Monsieur Lenoir, vos sources de revenus sont assez imprécises, à part le jeu et les dames. À force de vous dévouer pour contenter de généreuses maîtresses d'âge mûr, n'auriez-vous pas été tenté par de la chair plus fraîche, si je puis m'exprimer ainsi, ou si vous

110

préférez, la jolie esthéticienne ne vous aurait-elle pas tapé dans l'œil ?

— Emmanuelle aurait tapé dans l'œil de n'importe quel homme normalement constitué, monsieur l'inspecteur, vous l'avez vue...

— Certes, mais elle n'était pas tellement à son avantage à ce moment-là, voyez-vous, mais revenons à nos moutons, donc elle vous plaisait et...

— Et rien du tout, je ne suis pas fou...

— J'entends bien, vous auriez donc préféré continuer à faire le gigolo...

— Je ne vous permets pas...

— Excusez-moi, mais j'ai l'habitude d'appeler un chat un chat, vous n'allez quand même pas me jouer la belle effarouchée, non ? À quand remonte votre dernière petite... sauterie chez Madame Dufour ?

— Vendredi dernier, dans l'après-midi.

— Bon, bon. Tout le monde au salon connaissait votre situation particulière, je suppose ? Emmanuelle, comme les autres employées ?

111

— Je ne sais pas, peut-être bien, sans doute... vous savez ce que c'est, les salons de coiffure...

— Oui, on jase, n'est-ce pas ? Et où étiez-vous, à l'heure du crime, c'est-à-dire, entre vingt-et-une heures et vingt-deux heures trente ?

— Chez moi, inspecteur.

— Seul ?

— Affirmatif.

— Dommage, voyez-vous, car vous avez un mobile, la concupiscence, vous la vouliez et elle ne voulait pas, les moyens de commettre le crime, par vos entrées et votre connaissance des lieux et un alibi en peau de zob. Votre situation est pour le moins délicate, Monsieur Dufour. Le juge pourrait être tenté de...

— Vous n'allez quand même pas me coller ce meurtre sur le dos ? s'indigna Eric d'une voix blanche. Je suis un honnête citoyen, moi, je n'ai jamais tué personne.

— C'est précisément ce que je cherche à savoir, figurez-vous, et pour l'instant je vous conseille quand même de chercher un avocat et de ne pas quitter la ville jusqu'à nouvel ordre.

112

Parvenu à ce stade de son récit, Siméon se rappela soudain qu'il avait une contrainte de longueur à respecter. Et après quelques opérations arithmétiques simples, il s'aperçut avec stupeur qu'il lui fallait dénouer son intrigue en moins de cinq pages ! Tâche qui ne lui apparut pas impossible, non, mais quand même un peu délicate.

Son inspiration lui dictait de chercher à éclaircir le mystère des relations entre Eric Lenoir, son ami Nico et la victime. Mais laisser Dumortier interroger davantage, c'était s'embarquer pour des pages et des pages qu'il n'avait pas. Aussi décida-t-il de rapporter directement les conclusions de Dumortier. Nécessité fait loi.

VI

Le commissaire Le Puil avait bien essayé de faire travailler Dumortier en équipe; mal lui en avait pris : trois fois de suite, cela s'était soldé par du plomb dans la poulaille, et au Commissariat, il n'y avait plus un seul volontaire pour partir en mission avec Dumortier. Lui s'en sortait toujours indemne, mais on croyait qu'il portait la poisse aux autres.

113

Aussi son supérieur s'était-il résigné, au mépris des règlements et pour ne pas se mettre ses hommes à dos, à laisser travailler Hippolyte Dumortier en solo, dans des enquêtes, où à priori, la poudre ne risquait pas trop de parler. C'était d'ailleurs dans cet exercice d'investigation solitaire qu'il était le meilleur.

Intuitif, fouineur, opiniâtre sous un abord débonnaire, il n'avait pas non plus son pareil pour amener à résipiscence des suspects parfois coriaces, les enfermer dans leurs contradictions ou les délivrer du poids qui les oppressait.

C'est une photo, punaisée au-dessus du lit d'Emmanuelle, dans son petit appartement de célibataire, qui avait mis Dumortier sur la piste de Nico. On y voyait en effet, au bord d'une piscine d'un Eldorador du Maroc, la jolie esthéticienne, en bikini mauve, aux côtés d'Eric Lenoir et d'un autre homme, cheveux crépus et peau café au lait.

En rembobinant le fil ainsi trouvé, Dumortier était remonté jusqu'à Nicolas Césaire, né aux Abymes en Guadeloupe, mécanicien de son état, petit voleur de mobylettes des Antilles parvenu au statut de trafiquant de grosses cylindrées, ici en métropole.

114

La biographie détaillée d'Eric Lenoir révéla pour sa part ce que nous savons déjà, que les deux hommes se connaissaient de longue date et que tous deux connaissaient également Emmanuelle.

Que Nico fût amoureux fou d'Emmanuelle est plus que clair. Qu'Eric Lenoir se fût également laissé prendre au piège paraissait probable, en dépit de ses dénégations cyniques. Mais lequel des deux était passé à l'acte criminel par jalousie, dépit ou frustration ?

Emmanuelle poursuivait-elle toujours de sa vengeance les hommes qui passaient à sa portée ? Avait-elle payé de va vie ses jeux interdits ?

Cela faisait beaucoup de questions pour une seule journée.

Hippolyte Dumortier se resservit une rasade de bourbon, baissa l'abat-jour et se laissa aller à une de ses somnolences inspirées, d'où, parfois, jaillissait la lumière...

Siméon Laverdure fit une pause pour vider sa tasse de café et sourit : il venait de

115

trouver la solution de son énigme ! Le coupable, ce serait... Un coup de sonnette impérieux retentit soudain et le fit sursauter. À cette heure, qui cela pouvait-il être ? Il n'attendait aucune visite. Il ouvrit le judas de sa porte. Un képi y apparut. Le facteur, une lettre à la main. se curait les trous de nez de l'autre, en attendant qu'on lui ouvre.

— Oui ?

— Un recommandé pour vous, Monsieur Laverdure. Une signature, s'il vous plaît.

Il s'exécuta, un peu fébrile. Aucun signe extérieur sur l'enveloppe. L'oblitération était indéchiffrable. Il referma la porte au nez du préposé et déchira l'enveloppe, qui lui résistait, avec les dents. Serait-ce enfin... Il sentit que son cœur s'emballait et dut s'appuyer au chambranle pour stabiliser son bras qui tremblait :

Monsieur,

Nous avons bien reçu votre manuscrit « Bouquet garni » et vous en remercions.

Nous avons été très sensible à votre écriture et à l'aspect très imaginatif de vos nouvelles.

116

Nous avons le plaisir de vous faire savoir qu'elles ont franchi avec succès le barrage de notre Comité de Lecture.

Une douleur fulgurante traversa la poitrine de Siméon, annulant l'onde de plaisir que la lecture de cette phrase venait de déclencher. La lettre de l'éditeur lui tomba des mains, tandis qu'il s'affaissait sur lui-même. Sa tête avec un bruit mat alla cogner contre le bas de la porte d'entrée.

Il resta inanimé quelques instants, puis rendit silencieusement son dernier soupir.

...Elles feront l'objet d'un examen au Comité Editorial du 25 août prochain et nous ne manquerons pas de vous faire connaître notre décision définitive dans les meilleurs délais.

Veuillez agréer...

Ainsi donc, une fausse bonne nouvelle venait de terrasser Siméon Laverdure avant qu'il n'achève « Maintenant ou jamais ! ». Titre prémonitoire, finalement. Et preuve que l'amour des Belles Lettres aussi se décline en noir. Nul ne connaîtra sa cinquième participation au Concours de Nouvelles de la Noiraude. Jamais Hippolyte Dumortier n'identifiera le

117

meurtrier d'Emmanuelle et il nous faut classer l'affaire sans suite.

Mais sans doute avons-nous, la plupart d'entre nous, notre idée sur la question. N'est-ce pas là l'essentiel ? Cette histoire aura la fin que chacun voudra lui donner : les tenants de l'ordre penseront sans doute qu'un petit voyou amoureux aura cédé à une jalousie vengeresse ; les moralistes de tout poil verront un coupable tout désigné en Eric Lenoir et se réjouiront qu'un être abject puisse enfin être châtié comme il le mérite ; les plus perspicaces penseront peut-être qu'Emmanuelle, à forcer de tenter le diable, à la recherche de son destin, depuis ce funeste jour de ses douze printemps, aura fini par trouver sur son chemin, le même soir, deux amis qu'elle avait failli séparer. L'un la voulait, elle n'en voulait pas. Il la viola. L'autre l'aimait, elle ne l'aimait pas. Il l'égorgea.

©Pierre-Alain GASSE, août 2003.

118

Hommages

119

120

La Montre de Montiel

Hommage à Gabriel García Márquez

Résumé de « La Merveilleuse soirée de Balthazar »

Balthazar, menuisier-ébéniste, a fabriqué la plus belle des cages-volières, pour l'anniversaire du fils de Don José Montiel. Elle est tellement belle que le Docteur tente en vain de la lui acheter pour sa femme. Mais Don José Montiel, lui, n'est pas d'accord pour débourser les cinquante pesos que Ursula, la femme de Balthazar, lui a dit de demander pour cet objet sans pareil. Devant la peine de l'enfant, Balthazar lui offre généreusement la cage, ce qui provoque

121

la colère de Montiel. Mais au village, on croit que Balthazar a réussi à faire débourser soixante pesos à ce grippe-sou de Montiel. Il n'ose pas démentir. On le fête. Cela s'arrose. Un peu trop.

[... À l'heure où Ursula se coucha, vers minuit, Balthazar était dans un salon illuminé, plein de petites tables à quatre places entourées de chaises, avec une piste de danse en plein air, où les butors se promenaient. Il avait le visage barbouillé de rouge à lèvres et, incapable de faire un pas de plus, il aurait bien voulu se coucher avec deux femmes dans le même lit. Il avait tellement dépensé qu'il dut laisser sa montre en gage, avec la promesse de payer le lendemain. Un instant plus tard, étalé dans la rue, il sentit qu'on lui enlevait ses chaussures, mais il ne voulut pas rompre le rêve le plus heureux de sa vie. Les femmes qui passèrent par là pour se rendre à la première messe n'osèrent pas le regarder : toutes crurent qu'il était mort.]*

Par malchance, ce matin-là, ce fut Don Chepe Montiel qui découvrit Balthazar en second, alors que l'aube pointait à peine. Impeccablement vêtu de lin blanc, la tête coiffée de son panama et les chaussures lustrées, il s'en allait prendre le train de six heures pour le chef-lieu où l'appelaient de troubles affaires.

122

Lorsqu'il vit le corps de l'ébéniste, allongé le nez dans la poussière de la rue, il lui cracha dessus, en guise de salut, le jet de salive noire de son premier cigare de la journée, en mâchonnant entre ses dents : « Qui me cherche, me trouve ! »

L'oreille insomniaque de Don Roque, le patron du bar, qui n'arrivait plus à trouver le sommeil depuis qu'on lui avait volé les uniques boules du billard du village, crut alors que quelqu'un, en bas dans la rue, s'en revenait sur ses pas, avant de s'éloigner en direction de la gare. Mais, rasséréné par le lent descrescendo de ce bruit de pas, il s'endormit enfin, rêvant d'un coffret d'ébène dans lequel reposaient trois boules d'ivoire toutes neuves.

Ursula s'était relevée, inquiète. Tard dans la nuit, d'autres âmes charitables s'en vinrent lui raconter ce qui était en train de se passer dans la salle de billard. Elle hésita longtemps avant de prendre la décision de ne pas aller chercher Balthazar. Le village était si petit, c'eut été comme lui placarder dans le dos un écriteau de chiffe molle. Elle ne le voulait pas. Après tout, c'était la première fois qu'il se saoulait depuis quatre ans qu'ils vivaient heureux ensemble. Et pour la bonne cause encore !

123

Elle resta donc assise dans l'obscurité de la cuisine, à écouter les bruits de la rue, les miaulements des chats en rut et les aboiements des chiens à la lune. Vers cinq heures, elle entendit aussi le pas lent des quelques grenouilles de bénitier du village, en route vers l'église. Et trois quarts d'heure plus tard, un autre pas, plus lourd. Ensuite, la tête posée sur ses bras croisés par-dessus la modeste table de sapin, un demi-sommeil l'envahit.

Balthazar ne rentra que tard dans la matinée, alors que le soleil donnait déjà en plein sur les amandiers poussiéreux de la place. Personne dans le village n'avait voulu réveiller plus tôt celui qui avait mis à terre Don Chepe Montiel, en lui faisant sortir soixante pesos de sa poche. Il revint à demi hébété, avec une gueule de bois mémorable, les vêtements salis de grêlure et de vomi, tête basse et pieds nus.

Ursula lui avait préparé du café salé et l'obligea à en avaler deux grandes tasses, sans rencontrer son regard. C'est alors qu'elle remarqua qu'il n'avait plus sa montre au poignet gauche.

— On t'a volé tes chaussures et ta montre et tu ne t'en es même pas rendu compte ! Tu as fini complètement saoul, espèce de malheureux !

124

Balthazar se souvint alors qu'il avait dû laisser sa montre en gage afin de pouvoir sortir de la salle de billard, mais prudemment il garda le silence et tâta les poches de son pantalon comme si de rien n'était.

Sa main gauche rencontra une masse et l'extrayant de son pantalon, il ramena à la lumière le magnifique coquillage nacré enchâssé d'or qui servait de montre à Don José Montiel.

Tout le monde connaissait cet objet que Chepe Montiel sortait de son gousset à temps et contretemps rien que pour épater la galerie. Il disait qu'il venait de Suisse même et avait été monté et sculpté par un maître ès horlogerie et orfèvrerie de cette lointaine nation. Il donnait l'heure à Paris, Lausanne, Bogota et dans dix autres pays du monde avec un air de boîte à musique.

On eût dit que les feux dont brillait l'objet avaient foudroyé Ursula qui laissa enfin éclater sa colère, transformée en furie :

— Tu ne changeras jamais, mon pauvre Balthazar ! Comment diable as-tu pu avoir l'idée de voler sa montre à Montiel ? Nous sommes perdus ! Tu vas te retrouver en prison et je devrai raser les murs de honte !

125

Balthazar, stupéfait, tournait et retournait l'objet pour se convaincre de sa réalité, mais malheureusement, il n'y avait aucun doute : c'était bien là la montre de Chepe Montiel ! Il essaya désespérément de réunir les souvenirs épars qui lui restaient de la nuit passée. Dans aucun d'entre eux n'apparaissait la lourde silhouette du maître de Macondo. Quel prodige était-ce là !

À ce moment, on frappa à la porte d'entrée. C'était le maire, accompagné de deux hommes armés. Il salua d'un air martial avant de s'adresser à Ursula :

— Je dois procéder à l'arrestation de votre mari, madame. Don José Montiel a déposé plainte contre lui ce matin au tribunal du chef-lieu, pour vol, et je crois bien que le corps du délit est sous nos yeux.

Et, dégainant son arme, il la pointa sur Balthazar pour ajouter :

— Ne fais pas le con, Balthazar, et suis-nous au commissariat.

Les vingt-quatre heures suivantes, Balthazar les passa allongé sur un châlit fixé au mur de la misérable pièce, couverte en tôle, qui servait de prison au village, sans autre nourriture

126

ni boisson que deux verres d'eau, concédés par le commissaire.

Vers onze heures, à son retour de la capitale, Don José Montiel se présenta. Le maire-commissaire lui fit reconnaître le corps du délit, avant de le lui rendre avec ses excuses pour cette négligence de la police, mais se garda bien de confronter voleur et propriétaire : les preuves étaient suffisantes comme cela !

C'est Don José Montiel qui demanda à voir le prisonnier. Et, bien entendu, monsieur le commissaire le lui permit.

— Toujours dans les cages, hein, Balthazar ? dit-il avec sarcasme depuis l'autre côté de la grille.

Et de s'éloigner, en faisant jouer la petite musique de sa montre, la douce saveur de la vengeance au palais.

Il n'était pas encore né celui qui lui mettrait le nez dans la merde, bordel !

*C'est ainsi que se termine « La Merveilleuse soirée de Balthazar » de Gabriel García Márquez (in Les Funérailles de la Grande Mémé, 1962), dont ce texte est une variation en forme de prolongement.

©Pierre-Alain GASSE, juin 2004.

127

128

Le dernier combat de Monsieur K.

Hommage à Salvador Dalí

Nous l'appellerons Monsieur K., si vous voulez bien.

Ni par goût excessif du secret, ni par une pudeur particulière, non.

Mais tout simplement parce qu'à cette heure où va s'écrire son histoire, Monsieur K se réduit à cette lettre, choisie par hasard ou par nécessité (cette question n'est pas à l'ordre du jour).

129

D'ailleurs, quelle que soit l'instance qui l'a proposée ou imposée, l'important est que cette lettre ait été adoptée,

Mais pourquoi l'a-t-elle été, dites-vous ?

Bien entendu, il y a dans cette lettre K des connotations, des souvenirs de lectures, de visites évidents. Kessel, Kerouac, Kafka, et tant d'autres, sans doute ; Kerguelen, Kilimandjaro, Kamtchatka, peut-être , Citizen Kane, Kama Soutra, Königsmark, pourquoi pas ?, Klee, Klein, Kandinsky, aussi. Mais elle n'a pas été retenue pour cela, ou du moins pas seulement. Cette lettre K qui nous occupe et renferme encore son propriétaire aura plu pour son côté décidé, tranchant et martial, genre espion venu du froid, vous voyez ?

Oui, le dernier combat de Monsieur K. va vous être conté, la résolution en est prise. Et ce, pour plusieurs raisons dont la plus avouable est qu'il faut à tout prix qu'il sorte de la tête où il est, ce monsieur K et son fichu combat. Et que cela a semblé être le moyen le plus simple d'y parvenir. Vous le raconter en même temps qu'on se le raconte à soi-même, pour se délivrer d'un titre qui obsède, sort d'une pensée pour se fourrer dans l'autre et empêche d'écrire quoi que ce soit sans rapport avec lui.

130

Mais, il faut bien l'avouer, pour l'instant, vous en savez autant que l'auteur. Vous avez lu le titre. Il l'a écrit. Tout est dit. Ce Monsieur K, tout indéfini qu'il est encore, sera ou serait (nous verrons) le héros ou la victime, le sujet et l'objet (allez savoir !) d'un dernier combat. Que nous voilà au défi de raconter.

Soit. Défi accepté. Mais sachez, Monsieur K, tout auréolé de votre mystère que vous êtes, que nous sommes maîtres de nos mots, du moins le croyons-nous, plus que de nos pensées et ne venez pas vous plaindre si votre destin ne vous satisfait point. Après le point final et le © du Copyright, aucune réclamation ne sera acceptée. Tout au plus, un éditeur éventuel (mais qui s'intéresse à un pauvre nouvelliste en mal d'imagination ?) corrigera-t-il coquilles et fautes d'orthographe ou de syntaxe. (On en laisse toujours, souvent par inadvertance, parfois par ignorance et aussi pour être sûr d'avoir été lu avec attention par une personne au moins).

Vous acceptez aussi le défi, Monsieur K. Nous vous reconnaissons bien là, car nous venons de vous imaginer, mystérieux certes, mais déterminé et vous auriez infiniment déçu si vous aviez refusé de vous livrer.

131

Donc, vous êtes le petit-fils d'un émigré russe de 1917, venu gagner sa vie dans les cabarets de Paris, après la chute du Tsar de toutes les Russies. On vous a raconté tout cela, en enjolivant beaucoup. Bon, abrégeons. Votre mère, en dansant, a tourné la tête d'un magnat du pétrole et vous vous seriez retrouvé américain malgré vous, si elle n'avait catégoriquement refusé d'abdiquer son nom et sa double nationalité. Ah ! une partie de votre drame commence à poindre, Monsieur K. Né de mère russe et de père américain sur le sol français, vous ne savez plus très bien où vous en êtes. D'autant que les aïeux de votre père portent un nom grec, respecté dans tous les ports du monde. Plaignez-vous ! Avec cela, vous êtes certainement polyglotte sans avoir fait le moindre effort, alors qu'il en coûte tant à certains pour baragouiner le moindre idiome étranger. Vous parlez le grec avec l'accent russe et l'américain avec l'accent français ? Merci à vous d'avoir su garder le nôtre dans cette mini-tour de Babel !

De votre mère vous avez hérité d'indéniables dons artistiques et votre père vous a transmis de terribles facultés pour réussir en affaires aux dépens de son prochain (mais y a-t-il d'autre manière de réussir en ce domaine ?). Très jeune, vous avez fait de la peinture votre hobby,

132

avec un succès non négligeable. Par contre, côté cœur, vous êtes un peu démuni. Avoir respiré depuis votre naissance l'air de Paris (c'est vrai aussi qu'il est de plus en plus pollué) n'a pas suffi à vous doter d'une belle aptitude au bonheur. On ne peut pas naître coiffé de tous les côtés, non plus, vous le comprenez certainement.

Vous ne parveniez pas à dépenser tout l'argent que vos sociétés gagnaient pour vous et après avoir arpenté tous les musées de peinture du monde, des plus grands aux plus obscurs, vous avez enfin décidé du Grand Œuvre de votre vie : réunir dans votre propre musée idéal tous les tableaux devant lesquels vous avez ressenti une émotion de par le monde ! Du Prado de Madrid à l'Ermitage de Saint-Petersbourg, du MOMA de New-York au Louvre parisien, de la collection Bergruen de Berlin à la Galerie des Offices de Florence, de la Tate Gallery de Londres au Guggenheim de Bilbao et jusqu'au moindre musée de province possédant une œuvre qui parle à vos sens, vous avez mis au travail à prix d'or une armée de faussaires de génie.

Oh ! cela n'a pas été facile. Mais, au bout de vingt ans d'efforts, vous êtes en passe de réussir votre pari. Dans la légalité, d'ailleurs, car toutes vos copies sont de dimensions légèrement inférieures aux originaux. C'est ainsi qu'il

133

manque quelques centimètres à Guernica, à la Joconde, à votre Olympia, à l'église d'Auvers-sur-Oise ou à la Montagne Sainte-Victoire. Quelques noms parmi des milliers d'autres. Et qui se soucie de ces centimètres envolés dans cet extraordinaire musée où le visiteur marche de chef d'œuvre en chef d'œuvre et va d'émerveillement en émerveillement ? Vos faussaires sont de grands artistes, monsieur K., et ils avaient de grands modèles ! Ils ont réussi des miracles, à force de talent, de patience et d'amour. D'argent aussi, même si beaucoup auraient collaboré pour rien à un projet d'une telle envergure. De leur coupable activité, vous avez fait une œuvre splendide, unique et généreuse. Vos comptes en banque sont presque vides à présent, mais quelle importance ? La maintenance de votre chef d'œuvre a été prévue pour les siècles des siècles, c'est l'essentiel, dites-vous.

N'hésitons pas à le dire, vous êtes un bienfaiteur de l'humanité, Monsieur K. (encore que les milliards engloutis dans cette œuvre pharaonique eussent été, aux dires de certains, mieux employés à soulager la faim dans le monde ou même la misère dans votre ville). Mais l'homme ne vit pas seulement de pain, vous avez raison. Et vous apparemment, pas du tout, car

134

vous ne vous alimenteriez presque plus et vous seriez retiré dans votre musée, que vous arpentez solitaire aux heures de fermeture, sous un éclairage a giorno.

Car voilà, à force de contempler des chefs d'œuvre, de vivre dans les sphères éthérées du génie, il vous est devenu de plus en plus difficile de supporter la fréquentation de vos semblables ordinaires. Vous ne tombiez amoureux que de femmes sublimes certes, mais peintes et, de surcroît, décédées depuis longtemps. Oh, vous avez bien essayé de vivre en harmonie avec le portrait d'une inconnue, au faux-air de Marie Laurencin, qui vous avait souri devant un tableau aimé, mais la belle a échappé à votre faussaire avant que son portrait ne soit achevé et votre amour n'a pas dépassé le stade de l'esquisse.

Votre père était dans un de ces avions du 11 septembre et on a voulu le faire rentrer dans son building par effraction. Depuis, votre mère cherche dans la vodka une raison de survivre encore.

À quarante ans passés, vous voilà irrémédiablement seul, n'est-il pas, Monsieur K ?

135

Alors, vous avez décidé de passer de l'autre côté du miroir, de rejoindre Alice au pays de vos merveilles.

Le monde n'avait plus d'attraits pour vous. Toutes les visions que vous en aimiez, vous les aviez à disposition, délivrées du poids des ans, étincelantes comme au premier jour, exposées dans des conditions de lumière et d'hygrométrie parfaites. A quoi bon chercher ailleurs compagnie et nourriture de l'esprit ?

C'est ainsi que vous avez élu domicile dans votre musée, au milieu de toutes ces natures mortes, de tous ces portraits, de tous ces paysages, célèbres ou anonymes, mais distingués par vous.

Mais vous avez voulu faire plus encore.

Et vous avez choisi une œuvre stéréoscopique du divin Salvador Dalí, modestement intitulée (comme toujours) : « La main de Dali retirant une Toison d'Or en forme de nuage pour montrer à Gala l'aurore toute nue, très très loin, derrière le soleil. » Excellent choix, convenons-en, encore que l'Embarquement pour Cythère par exemple eut semblé plus adapté à votre cas. Mais c'est votre vie, vous avez raison.

136

Et sans doute n'aimez-vous pas Watteau et ses manières.

Dans votre musée-retraite, vous avez fait construire, dans une salle immense, grande comme un hall de gare (Orsay vous aurait-il inspiré ?) le décor en trois dimensions de ce tableau, avec le plan d'eau qui va avec : ses barques et ses navires, ses temples, sa tour de guet, ses palais, son phare, ses eaux calmes et sa lumière dorée. Un canon holographique projette l'image tridimensionnelle du soleil qui se lève à l'horizon ainsi que celle de l'aurore toute nue, vue de dos dont la tête est encore recouverte par un nuage mordoré dont vous tirez l'extrémité de votre bras gauche, amplifié aux dimensions de l'ensemble par un système de loupes. Et vous vous tenez là, caché tout le jour, dévoilant ce nu sculptural, et ce n'est qu'à la nuit tombée, une fois les portes closes, que vous quittez votre escabeau pour aller admirer vos autres tableaux.

Vous avez vécu pour la peinture, vous vivez à présent dedans. Salvador Dalí aurait apprécié. Gageons qu'il ne vous en voudra pas de votre modeste supercherie ; il en était le champion.

Mais ce matin, en regardant l'aurore de votre soleil, vous avez ressenti plus fort que les

137

autres jours la double vanité de votre entreprise. Au cours de votre revue matinale, pour la première fois, à la place de tous ces tableaux, vous avez vu les tas d'or qu'ils vous avaient coûté et cela vous a paru indécent. Vous avez mesuré aussi que toute cette beauté accumulée vous serait enlevée à jamais au jour de votre mort et tout est devenu inutile. Vous avez compris que la seule chose que vous ne pouviez pas retenir était le temps et cela vous a désespéré. Alors vous êtes descendu de votre perchoir, êtes entré dans le bassin et avez marché vers l'aurore jusqu'à n'avoir plus pied.

Jamais vous n'aviez appris à nager.

Quel dommage, Monsieur K ! Vous auriez pu nous faire encore un bout de conduite, mais je respecte votre choix et puis, vous avez raison, quelle plus belle fin pour un amateur d'art que de finir dans un tableau vivant ? De plus, vous sortez vainqueur de notre confrontation, car, si vous donner naissance posait problème, voilà que nous vient le regret de ne pas vous avoir donné plus de vie.

De vous et de l'auteur, le plus à plaindre, c'est bien lui, reconnaissez-le. Vous, vous disparaissez votre destin accompli. Lui, ignore si le sien a quelque avenir.

138

Adieu, Monsieur K. ! Le point final est proche.

Voilà, c'est fait.

©Pierre-Alain GASSE, décembre 2002.

139

140

Mutatis mutandis*

Hommage à Juan José Millás

Ce jour-là, je passai le plus clair de mon temps à me gratter derrière l’oreille, sans savoir pourquoi. Peut-être avais-je pris ce tic, inconsciemment, parce que mon travail, au bureau, m’ennuyait. Lorsque je m’en aperçus, cela me rendit un peu nerveux, car je craignais qu’Anita, ma fiancée, ne me fasse des remarques, mais cela n’alla pas plus loin dans mon esprit.

Ce même soir, alors que nous étions en train de regarder à la télé un film où apparaissait

141

une petite chienne très mignonne, Fido, mon fidèle bâtard, émit un sifflement admiratif qui me laissa pantois. J’ignorais que les chiens fussent capables de siffler ainsi. Mais, de la surprise, je passai à la préoccupation quand, quelques jours plus tard, il me prit envie d’uriner au pied de plusieurs lampadaires en revenant des halles à la maison. Et ceci d’autant plus que, pendant tout ce temps, Fido n’arrêtait pas de tirer sur la laisse avec impatience.

Peu après, mes parents et amis remarquèrent, à l’occasion d’une invitation, que j’avais un appétit insatiable, et une tendance plus que logique à faire la sieste après de tels repas.

Quatre jours plus tard, Anita me fit une scène parce que j’eus le malheur de lui dire que je ne supportais plus son parfum qui couvrait toutes les odeurs environnantes. Mais enfin, c’est toi qui me l’as offert ! me lança-t-elle, tandis que Fido, qui avait toujours eu l'ouïe perçante, s’allongeait, comme si de rien n’était, au pied d’un des baffles de la chaîne stéréo, poussée à fond.

En retournant tout cela dans ma tête et en voyant comment, le lendemain, de mon lit et la fenêtre fermée, je sentais l’odeur de pain frais sortant de la boulangerie qui était à l’autre bout

142

de la rue, je compris enfin que j’étais en train de perdre mon idiosyncrasie au profit de mon chien et... vice-versa.

Ce jour-là, je me fis porter pâle et je restai couché toute la journée, pelotonné sur le dessus-de-lit. Fido rentra tard et je lui fis fête quand enfin il gratta à la porte. Il avait oublié le pain et fut obligé de redescendre.

Le lendemain, Anita passa à l’appartement, inquiète de mon silence. Je remarquai que Fido s’asseyait à côté d’elle, sur le canapé, alors que moi je restais sur le tapis et qu’à lui, elle lui donnait de petits baisers et à moi les miettes du gâteau sec qu’elle était en train de manger.

C’est pourquoi je ne m’étonnai de rien quand elle se leva pour partir, que je lui demandai : « Tu t’en vas déjà ? » et que j’entendis la voix de Fido me répondre : « Eh oui ! mon vieux, on s’en va ». Je me contentai d’un grognement sourd, tandis qu’ils me refermaient la porte au nez.

* Tous changements opérés.

©Pierre-Alain GASSE, 1995.

143

144

Inclassables

145

146

Angoisse...

Bon, alors voilà. Je vous explique. Dernièrement, quand je rentre le soir à la maison, je ressens comme une douleur, par là dans la poitrine, du côté gauche, et si j'appuie avec mon doigt, je finis par trouver un point douloureux. Mais ce n'est pas tout. La sonnerie du téléphone me fait sursauter, comme si on m'avait collé un pétard aux fesses, et je ne tiens pas en place. Il faut que je fasse des choses, n'importe quoi, que je corrige quelques copies, plante quelques clous ou arrache un peu de chiendent. Si je me pose pour lire, regarder la télé ou même pour ne rien faire (oui, ça peut m'arriver), cette saleté de point

147

douloureux se rappelle à moi. Pas question de regarder les films de guerre, les téléfilms violents ; je suis incapable de supporter le moindre suspense un peu angoissant. Alors, je me lève, je vais boire un verre d'eau, manger trois grains de raisin, une demi-pomme ou un carré de chocolat noir. Me voilà réduit aux comédies romantiques, franchouillardes, anglaises ou américaines, aux navets bien soporifiques, aux nullités télévisuelles, certes abondantes, mais enfin quand même, ce n'est plus une vie !

Je suis tendu comme une arbalète dont on va libérer le carreau et mon entourage à intérêt à s'y tenir justement (à carreau !). Je ne supporte rien, critique tout ou presque, avec âcreté. Bon, après ça, en général, je m'endors sans problème, mais, vers deux ou trois heures du matin, me voilà réveillé avec cette douleur qui me fait me tourner et retourner comme Saint Laurent sur son gril et me serre dans un étau comme si Torquemada lui-même me soumettait à la question ! J'avoue qu'à plusieurs reprises j'ai bien cru que j'allais faire un infarctus et que j'ai un tant soit peu paniqué. Je crois bien qu'une fois ou l'autre, j'ai même dû réveiller ma femme.

148

À quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. S'il le dit, c'est qu'il doit y avoir un peu de vrai, non ? Dans mon cas, c'est peut-être que, tant que je travaille, ÇA VA. Et ça va même plutôt bien ! Pourtant, si le travail était vraiment la santé, cela se saurait depuis le temps que le monde est monde et que l'homme, chassé du Paradis Terrestre, doit chercher pitance à la sueur de son front. Serais-je anormal de ce point de vue ?

Et quelle idée aussi d'avoir embrassé une profession avec si peu d'heures d'activité et autant de semaines de vacances !

Combien ? J'ose à peine vous le dire ? Seize, figurez-vous. C'est effrayant, n'est-ce pas, tout ce temps libre à meubler sans pouvoir « fare niente » ? Seul l'État peut se permettre de payer des gens à travailler aussi peu, vous avez raison. Vous avez deviné mon Administration, bien entendu. Combien d'heures de cours par semaine ? Non, je vous en prie, ne me demandez pas ça, vous accroissez mon calvaire. Quelle idée ai-je eue aussi de vouloir devenir professeur, de réussir l'agrégation, de demander à enseigner en Classes Préparatoires où je ne dois plus que onze heures hebdomadaires, en vertu d'un savant calcul que l'Administration elle-même a du mal à

149

faire ? Si au moins j'étais resté instituteur, j'aurais été de neuf heures à quatre heures et demie devant les élèves, cinq jours sur sept, et je n'aurais pas eu le temps de penser à cette maudite douleur, alors que, dans ma déplorable situation, il m'est arrivé, certaines années, d'expédier en trois demi-journées mes ridicules obligations de service. Bien sûr, il y a les cours à préparer et les copies à corriger, mais, même en faisant durer la chose, et je peux vous assurer que je corrige à doses homéopathiques, il me reste beaucoup trop de temps libre pour m'accommoder de ce point névralgique persistant.

Je pourrais demander à travailler plus ?

Vous voulez rire. Et quoi encore ? Enlever le pain de la bouche à tous ces jeunes qui se pressent aux portes de l'Institution ? Que nenni ! Et d'ailleurs, il faut bien avouer que, depuis deux ou trois ans, je trouve les marches d'escalier plus hautes, les caractères d'imprimerie plus petits et les autobus de plus en plus difficiles à rattraper. Non, non, la solution n'est pas, ne peut pas être de ce côté et vous le savez bien. C'est ma tolérance à l'inactivité, au repos qu'il convient, que dis-je, qu'il FAUT améliorer d'urgence.

150

Oh, combien j'envie celui qui peut laisser son esprit vagabonder placidement pour profiter de l'éclat d'un rayon de soleil, de la démarche émouvante d'une jolie femme qui passe, de l'harmonie entêtante d'une mélodie nouvelle ! Une sorte de Philippe Delerm en somme, capable de savourer la première gorgée de bière comme le plus éminent de ces plaisirs minuscules dont la répétition fait une existence plus que vivable. (Quoique même lui ait connu quelques fêlures, si j'en crois son Portique*. La méthode Coué a ses limites aussi.)

Heureusement, je sais depuis l'an dernier que le cœur est bon. Le cardiologue m'avait presque ri au nez et carrément dit que je l'avais dérangé pour rien ! Vous croyez que cela aurait pu changer en si peu de temps ? Non, n'est-ce pas ? Alors, je me dis avec le poète : « Sois sage, ô ma douleur... », mais le dire est une chose, s'en convaincre en est une autre et que ladite douleur obéisse à ce poétique commandement relève d'une folle hypothèse, hélas !

J'ai bien un remède à disposition, mais à terme il risquerait d'être pire que le mal. J'ai remarqué en effet qu'après un whisky ou deux, cette mauvaise douleur disparaissait sans autre

151

forme de procès. C'est sans doute bon pour mes artères, je n'en disconviens pas, mais, d'une part, ce n'est pas encore remboursé par la Sécurité Sociale, que je sache, et, d'autre part j'ai déjà le teint assez cireux comme ça pour ne pas vouloir en rajouter. Mais enfin, à l'occasion, ponctuellement, cela ne devrait pas nuire. Et puis, au palais, un bon malt est plus agréable que la plus colorée des gélules ou pilules, c'est certain.

Parlons-en, de celles-là. J'abhorre les premières que ma pauvre maman devait me faire ingurgiter avec force confitures pour que je réussisse à les avaler sans vomir. Quant aux secondes, entre l'hypertension et le cholestérol, j'ai déjà ma dose, vous ne pensez pas ?

C'est grave, docteur ?

* Philippe Delerm - Le Portique, Editions du Rocher, 1999.

©Pierre-Alain GASSE, novembre 2002.

152

Km 1500

Les 110 CV de la 307 HDI répondent à la moindre sollicitation de son pied droit, avalant les courbes inversées de l'autoroute qui l'emmènent loin vers le sud. De temps à autre, aux péages, il prend un ticket ou présente sa carte bancaire. Les facturettes s'accumulent à côté de lui. Où va-t-il ? Aucune idée préconçue. Son corps sera seul juge. Il guette un signal qui ne vient pas et l'automobile file vers le midi, et lui avec, sans savoir vraiment pourquoi.

153

Cet après-midi, à l'ouverture de la concession de Nantes, quand il a pris livraison de la voiture après avoir signé les papiers de l'achat en LOA, on lui a dit : « sur ce modèle l'entretien a lieu tous les vingt mille kilomètres, mais après cinq mille, vérifiez quand même les niveaux, et ne poussez pas le moteur avant 1500 km ». Son regard oblique vers le compteur. Il n'y est pas encore. Un déclic se fait dans une zone de son cerveau. Il vient de découvrir le terme de ce voyage impromptu, inespéré, inattendu.

Nantes. Bordeaux. L'autoroute déroule devant lui son ruban luisant de soleil et lui s'applique à l'enrouler le plus régulièrement possible pour ne pas faire de faux-plis dans sa tête. Toulouse. Le soir tombe. Perpignan. Le Perthus. A peine un képi endormi au pied d'une guérite abandonnée. Les temps ont bien changé. Deux pinceaux de lumière filent dans la nuit. Gérone. Barcelone. La France est loin déjà. Tarragone. Valence.

Une très légère odeur d'ammoniaque lui rappelle que la climatisation fonctionne. Il louche sur l'ordinateur de bord : température extérieure : 12°; kilométrage parcouru : 1352. Viennent aussi sur l'afficheur la fréquence de la radio qui déroule son fil musical et l'heure. Il lit : 4 h 23. Il

154

appuie sur la commande, espérant que la machine lui dise depuis combien d'heures il est parti, mais cela n'a pas été prévu par le programme. Il doit faire un effort de calcul : à cent trente de moyenne ou pas loin, et compte tenu de quelques arrêts physiologiques, une bonne douzaine d'heures.

Ses paupières s'alourdissent malgré les cafés bus régulièrement toutes les trois heures. Cent quarante huit kilomètres encore. Son ordinateur de bord personnel vient de commencer un compte à rebours qu'il ne veut plus arrêter. Mais s'il atteignait les mille cinq cents kilomètres au plein milieu de nulle part, entre deux sorties ? Attention ! Ne pas se laisser piéger. Mais quand même faire confiance à l'instinct. Au destin. À la loi des nombres. Il sent comme une espèce de communion entre lui et la machine, sans trop savoir lequel commande l'autre.

1420. Alicante ne devrait pas être loin à présent. L'autoroute continue-t-elle au-delà, vers Almería et l'Andalousie ? Il essaie de rassembler ses souvenirs de géographie ibérique et des montagnes arides surgissent devant lui. Mais la dynamite et l'argent des hordes teutonnes et bataves viennent à bout de tout, lui souffle une petite voix malintentionnée. - Tu oublies toutes

155

les voitures françaises que tu as doublées depuis la frontière ! Il est obligé de convenir en son for intérieur que cette Costa Blanca sur laquelle il est engagé est aussi la dernière banlieue de Paris : les immeubles d'appartements de vacances croissent au soleil depuis bientôt quarante ans, repoussant au delà de l'autoroute les agrumes et les légumes de jadis, et les smicards de Suresnes, Montreuil ou Aubervilliers viennent se donner l'illusion de l'aisance, sous un soleil de plomb, dans des cages à lapins qu'ils n'accepteraient pas d'habiter dans leur pays. Tous les mirages ne sont pas au désert !

1460. Dans les lueurs de l'aube, le Peñón de Ifach, planté sur le rivage, veille sur les villas cossues de Calpe étagées sur les contreforts de la sierra, tandis qu'à ses pieds des immeubles clonés à des dizaines d'exemplaires, tentent vainement de s'élever à sa hauteur.

1480. Le dernier café bu est loin et ses yeux clignent dangereusement. Il ralentit l'allure. Heureusement, ici les bandes blanches latérales sont rugueuses et le remettent dans le droit chemin quand il s'écarte de la trajectoire idéale. Il sait que seule une frayeur plus importante que les autres pourrait désormais libérer en lui l'adrénaline qui le réveillerait tout à fait et l'emmènerait sans heurt au terme de son voyage.

156

De toute façon, il lui faut tenter sa chance. Il s'y abandonne.

1490. Encore dix kilomètres. Sortie Alicante 5000 m. Il veut voir la mer. Péage. El Campello. Platjas. C'est vrai qu'ici on parle valencien avant de parler espagnol. Rues parallèles d'immeubles de brique aux balcons alignés. Rond-points en construction. Boulevard de la mer.

1499. Ses yeux se ferment malgré lui. Au bout de l'avenue, un sens interdit et une route qui oblique vers l'intérieur, pour laisser place à un « paseo marítimo » dont les pavages dessinent des reliefs à la Vasarely. 1499,9. Il s'engage dans la première rue sur la gauche. Cent mètres encore.

1500. Bingo ! Pensión La Pepa. Il coupe le moteur. Et s'endort comme une masse sur son volant. Jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente lui vrille les tympans. Il empêche sans doute quelqu'un de sortir ou de rentrer. Il ouvre un œil. Horreur ! Le fanal rouge du radio-réveil clignote sans merci. « Il est cinq heures et Paris s'éveille... ». À côté de lui, le lit est vide et dans la main il tient la clé de sa toute nouvelle voiture...

©Pierre-Alain GASSE, avril 2002.

157

158

FIN

159

160