l'afp et la révolution numérique - ege

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1 Dossier Knowckers L'AFP et la révolution numérique Les agences de presse ont été très directement impactées par la révolution numérique dans la mesure où leur raison même d’exister a été remise en cause en leur qualité de grossiste de l’information. Pour influer, il est primordial qu’elles prennent l'exacte mesure de ce qui s’est d'abord joué sans elles puis construire une stratégie en tenant compte des nouveaux acteurs et concurrents sur leur marché pour prendre ou reprendre un avantage dans la compétition informationnelle. Les deux défis majeurs auxquels les agences ont été confrontées ces 10 dernières années sont les suivants : - une concurrence sans précédent s'agissant de ses moyens de production (profession « ubérisés » par les journalistes citoyens) - une attaque en règle sur leur marché puisqu'elles n’ont très rapidement plus détenu le monopole de l’approvisionnement des éditeurs en information. Ces mutations se sont développées de manière exponentielle. De manière irréversible, le marché de l’information, tant son process d'élaboration que sa valeur monétaire ou son mode de diffusion a du affronter la révolution du web 2.0 qui a progressivement permis aux technologies sociales d’animation de se muer en pouls de l’humanité. Des journalistes ubérisés ? Invitée à un débat sur la chaine BFM TV, relatif à l'ubérisation du métier de journaliste, Delphine Sabattier – Directrice de la rédaction O1net.com - reprend les critères de ce phénomène et développés sous la plume du journaliste Jean-Christophe Féraud, dans un article paru dans Libération et reproduit ci- dessous http://www.liberation.fr/futurs/2015/06/25/l-uberisation-en-dix-lecons_1337247); « Le client est roi, plus tu lui offriras. Sur le «consommacteur» tu miseras : le client citoyen est impliqué, participe, acquiert une responsabilité en tant qu’acheteur. Le prix tu «libéreras» … La propriété tu mutualiseras … Sur la communauté tu t’appuieras. Le buzz übercool tu créeras. Sur la réglementation tu t’assiéras. La «chaîne de valeur» tu remonteras. Un nouveau monopole tu consolideras. Paranoïaque tu seras » La journaliste répond par la positive à chacune des conditions énoncées, à l'exception de la déréglementation; les droits d’auteur et les critères d'obtention de la carte de presse constituant, pour la journaliste citée, encore un obstacle à l’ubérisation de la profession. Les développements qui suivent relativisent fortement ce point de vue s'agissant des agences de presse. Et ceci pour une raison toute simple : pour une agence de presse dont l'objet n'est pas tant de commenter, d'animer mais de vendre une information juste, réglementation ou pas, lorsque la chaine de production est disruptée, il est déjà trop tard. Demeurent alors les possibilités de coopération, d'imitation, de prises de participation, ou encore d'innovation pour demeurer dans la course et conserver sa capacité d'influence.

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Dossier Knowckers

L'AFP et la révolution numérique Les agences de presse ont été très directement impactées par la révolution numérique dans la mesure où leur raison même d’exister a été remise en cause en leur qualité de grossiste de l’information. Pour influer, il est primordial qu’elles prennent l'exacte mesure de ce qui s’est d'abord joué sans elles puis construire une stratégie en tenant compte des nouveaux acteurs et concurrents sur leur marché pour prendre ou reprendre un avantage dans la compétition informationnelle. Les deux défis majeurs auxquels les agences ont été confrontées ces 10 dernières années sont les suivants :

- une concurrence sans précédent s'agissant de ses moyens de production (profession « ubérisés » par les journalistes citoyens) - une attaque en règle sur leur marché puisqu'elles n’ont très rapidement plus détenu le monopole de l’approvisionnement des éditeurs en information.

Ces mutations se sont développées de manière exponentielle. De manière irréversible, le marché de l’information, tant son process d'élaboration que sa valeur monétaire ou son mode de diffusion a du affronter la révolution du web 2.0 qui a progressivement permis aux technologies sociales d’animation de se muer en pouls de l’humanité. Des journalistes ubérisés ? Invitée à un débat sur la chaine BFM TV, relatif à l'ubérisation du métier de journaliste, Delphine Sabattier – Directrice de la rédaction O1net.com - reprend les critères de ce phénomène et développés sous la plume du journaliste Jean-Christophe Féraud, dans un article paru dans Libération et reproduit ci- dessous http://www.liberation.fr/futurs/2015/06/25/l-uberisation-en-dix-lecons_1337247); « Le client est roi, plus tu lui offriras. Sur le «consommacteur» tu miseras : le client citoyen est impliqué, participe, acquiert une responsabilité en tant qu’acheteur. Le prix tu «libéreras» … La propriété tu mutualiseras … Sur la communauté tu t’appuieras. Le buzz übercool tu créeras. Sur la réglementation tu t’assiéras. La «chaîne de valeur» tu remonteras. Un nouveau monopole tu consolideras. Paranoïaque tu seras » La journaliste répond par la positive à chacune des conditions énoncées, à l'exception de la déréglementation; les droits d’auteur et les critères d'obtention de la carte de presse constituant, pour la journaliste citée, encore un obstacle à l’ubérisation de la profession. Les développements qui suivent relativisent fortement ce point de vue s'agissant des agences de presse. Et ceci pour une raison toute simple : pour une agence de presse dont l'objet n'est pas tant de commenter, d'animer mais de vendre une information juste, réglementation ou pas, lorsque la chaine de production est disruptée, il est déjà trop tard. Demeurent alors les possibilités de coopération, d'imitation, de prises de participation, ou encore d'innovation pour demeurer dans la course et conserver sa capacité d'influence.

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L'AFP et la révolution de la production de l'information En lui consacrant une page entière, Wikipédia intronise Abraham Zapruder, comme le premier des journalistes citoyens. Dans un article paru en 2007 dans Libération, Olivier Costemalle décrit bien comment le simple tailleur Zapruder, témoin de l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy avec sa caméra amateur en 1963 acquiert rapidement la conviction de la valeur historique, journalistique et financière des 26 secondes de son film. Depuis lors, l’ère du tout numérique a fait flores et les outils de communication dont dispose le journaliste citoyen se sont développés d’une manière exponentielle (site web, blog, forum, wiki...). De simple récepteur d’information, le citoyen est devenu émetteur. S’exprimant sur son site web, son blog, un wiki, un forum de consommateurs ou de militants, il devient également média. Jadis qualifiés de simples témoins, les citoyens s’organisent : toute la technologie est à portée de main et tout à chacun a aujourd’hui la possibilité de filmer partout et tout le temps et de partager le film avec le reste du monde.Très naturellement donc, les plateformes collaboratives se sont créées et sont devenues, toutes autant qu’elles sont des agences de presse potentiellement généralistes et mondiales, fonctionnant avec un budget sans commune mesure avec celui d’une agence telle que l’AFP. Aujourd’hui, les principales plateformes de journalistes citoyens sont les suivantes : → Blasting News – « the social journalisme revolution » - est une plate-forme en ligne dédiée au journalisme social qui permet aux blogueurs, journalistes amateurs, d'écrire et de se faire rémunérer en fonction du succès que connaîtra l’article en ligne. L'originalité du système est le suivant : si l’inscription est gratuite, la rémunération est liée au succès de l'article mis en ligne : plus l’article il est lu, plus la rémunération est importante. Dans sa présentation, la plateforme affiche clairement sa position « révolutionnaire » : les journalistes encartés sont perçus comme une caste dépendante du pouvoir politique ou économique en place qui a tous les droits, en qui les citoyens n'ont plus confiance. Les citoyens ont la possibilité de faire bouger l'ordre établi et de participer à la version de l'histoire du monde. → Agoravox est une plate-forme en ligne dont la politique éditoriale consiste à mettre librement à disposition de ses lecteurs des informations thématiques inédites, détectées par les citoyens capables d’identifier des informations difficilement accessibles, volontairement cachées ou ne bénéficiant pas de couverture médiatique. Les citoyens journalistes sont quelque part assimilés à des lanceurs d’alerte. Les créateurs de l’application en font leur étendard : » Sur AgoraVox, la parole n’est ni au "peuple", ni aux "élites". La parole est à ceux qui ont des faits originaux et inédits à relater ou qui veulent mettre en perspective des informations existantes ». Cette méfiance des élites constitue encore une fois l’ADN de cette plateforme. Elle vise directement la connivence perçue comme telle des journalistes avec l’Etat (comme l’AFP) ou avec des acteurs économiques puissants (comme le groupe Bolloré). En choisissant de communiquer sur l’épisode malheureux de la « fausse mort de Martin Bouygues », Agoravox tire sur l’agence de presse française à bout portant. → Citizenside s’est donnée pour objet la création d’une communauté de reporters amateurs et/ou indépendants dans le monde. L’idée sous jacente est la suivante : « Tout le monde peut partager sa vision de l’actualité, avec ses photos et ses vidéos ». Un système de rémunération est également mis en place. Créée en 2006 par trois jeunes associés passionnés d'information, l'AFP prend la décision notable de prendre une participation, certes minoritaire - mais le geste est là - dans la start up innovante. Ce choix témoigne de la volonté pour l’agence d’appréhender de l’intérieur le marché concurrentiel de l'information citoyenne en ligne. C’est à ce moment que les agenciers de l’agence de presse française commencent à créer des liens officiels ou non avec des citoyens journalistes passionnés, sur le terrain ou très au fait des sujets qui sont les leurs. Si cet objectif est atteint, l’AFP n’a bientôt plus les moyens d’imaginer les contours d’une riposte car elle perd sa qualité d’actionnaire. En grande difficulté financière, Citizenside est, en effet, rachetée 6 ans après par le groupe Matilda Media par le biais de sa filiale française Newzulu SAS. Au même titre qu’AP, l’AFP demeure donc simple partenaire.

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Aujourd’hui donc, faute pour l’AFP d’avoir pu/voulu faire le choix stratégique de financer le développement de la start up francaise débutante, Citizenside est passée sous pavillon australien. → iReport : Pionnier du journalisme participatif, le programme iReport de CNN rassemble plus d’un million d’iReporters à travers le globe. Cette plateforme permet à tout citoyen de contribuer à la production d'informations, à travers un large panel d’outils constamment mis à jour, dont les Google Glass font désormais partie, et de partager leurs histoires avec la chaîne CNN. Les Google Glass offrent l’opportunité de capter des instants biens plus rapidement que les Smartphones actuels. CNN l’a bien compris et propose désormais une fonction iReport pour son application Google Glass. D’après les témoignages que nous avons obtenus, la technologie n’est pas encore tout à fait au point mais la volonté de CNN de prendre le tournant de la révolution sociologique et technologique est bien présente et la capacité pour elle de prendre un temps d’avance est aujourd’hui une réalité. Il faut en effet garder à l’esprit que les trois agences de presse mondiales se tournent radicalement et définitivement vers l’image – photos ou vidéos – et que la BBC est souvent citée comme l’équivalent d’une agence de presse généraliste et mondiale. Partant, CNN pourrait prendre prochainement ce tournant. → New Assignment.net : Peu connue des francophones, ce site citoyen inverse la donne et permet cette fois aux internautes de commander à des journalistes professionnels enquêtes et reportages. Cette originalité justifie qu'il en soit fait mention, ce d'autant que Reuters a fait un don de 100 000 dollars pour soutenir la création du projet NewAssignment.Net à ses débuts. Le président de Reuters Media, Chris Ahearn, a même ajouté espérer que "le public et les journalistes se lancent dans des investigations engagées qui autrement n'auraient pas été menées". En stimulant la collaboration directe entre particuliers et journalistes, celui-ci veut croire à une nouvelle forme de journalisme. Ce tour d’horizon des principales plateformes permet de constater une volonté beaucoup plus nette chez Reuters de faire de la crise une opportunité pour repenser son modèle de production. Dès 2006, le discours de Tim Glocer - CEO à Reuters – témoigne de cette agilité qu’il souhaite adopter face à un environnement disruptif et de sa conscience aigüe des transformations à venir pour rester dans la course (http://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/medias-traditionnels-et-7781) Outre sa participation dans NewAssignment.net, l’investissement de Reuters dans la société Pluck à hauteur de 7 millions de dollars concrétise encore une fois sa conviction selon laquelle seule une collaboration harmonieuse entre la blogosphère et les médias traditionnels permet à l’agence de conserver une influence. Ce faisant, cette prise de participation lui permet de bénéficier du fil de 3000 blogs, d'enrichir l'information de différents points de vue venus d'autres mondes et de l'offrir à des milliers de clients dans le monde. Selon Gilles Bruno, Reuters amorce ainsi la transformation de son modèle économique en profondeur. A l’AFP cependant, si l'on trouve dans les prises de paroles d’Emmanuel Hogg des propos qui permettent de savoir que l’agence française mesure bien les enjeux du journalisme citoyen, on ne trouve aucune trace d’une stratégie qui la prenne véritablement en compte depuis qu’elle n’est plus que partenaire de Citizenside. Crise au niveau de la diffusion de l'info Nous venons de le démontrer, les médias traditionnels sont depuis plus de dix ans aujourd’hui, les premiers touchés par ce basculement démocratique : tous les médias et en tête de liste les grossistes de l'information ont perdu si ce n'est le contrôle, tout au moins le monopole de la production. Mais le constat que l’on peut dresser s’agissant cette fois de la distribution des contenus s’avère être le même. En effet, le monde hiérarchisé et unidirectionnel de publication des agences de presse est devenu un univers de communication, de coproduction, de cocréation, grâce aux médias sociaux, d’échanges généralisés et même de partage. La force de cette redistribution personnalisée, c’est la force des intermédiaires. Dans ce contexte disruptif, même le concept de compétition est passé en désuétude. Pour rester dans la course, aucune autre stratégie alternative possible qu'une alliance avec les « infomédiaires » dans une perspective « coopétitive ». Wikipedia définit les infomédiaires comme « des acteurs du web qui permettent un accès organisé aux informations pour les internautes qui doivent faire face à un volume exponentiel d’informations diffusé par une multitude de producteurs1. Ils se placent comme intermédiaires entre les producteurs d'information et les internautes.

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De ce fait, ils constituent, en quelque sorte une « industrie de l'accès à l'information » en ce qu'ils organisent, sélectionnent, hiérarchisent et distribuent l'information produite par des tiers sur la base de critères automatisés et personnalisés. Partant, le phénomène d’infobésité confère aux infomédiaires une place décisive dans la relation entre éditeurs/producteurs de contenus et internautes. Cette place de choix a longtemps été celle des agrégateurs de contenus et le succès de Google news en est l’un des symboles les plus manifestes. Puis, progressivement et de manière irréversible, les outils fondés sur des algorithmes informatiques sont entrés en concurrence avec des communautés d’acteurs, disposant d’un vrai pouvoir de recommandation et par conséquent de sélection d’informations. Les infomédiaires algorithmiques Situés entre les producteurs et les éditeurs de contenu d’un côté et les publics de l’autre, les moteurs de recherche dédiés à l'information en ligne sont les premiers infomédiaires historiques. En prenant en charge la sélection, l’organisation, la hiérarchisation et la distribution de l’information en ligne, ils facilitent la rencontre entre une demande éclatée et une offre diversifiée. Les agrégateurs de contenu ont ceci en commun qu’ils ne produisent pas des biens médiatiques et culturels originaux destinés au grand public. S'ils ne subissent pas les contraintes particulières liées à la gestion du vivier créatif des industries culturelles et médiatiques (journalistes, réalisateurs, écrivains, photographes, artistes, etc), leurs plateformes, portails, algorithmes et services associés ne peuvent fonctionner qu’à condition d’être fournis avec un contenu de qualité. De leur côté, les producteurs d'information se sont d’abord sentis « pillés » puis ils ont peu à peu pris conscience qu’ils pouvaient gagner en notoriété puisque les infomédiaires orientent de façon massive leurs internautes vers leurs sites. Cette dépendance mutuelle, ce mélange savant entre coopération et compétition de circonstances ou d'opportunités entre différents acteurs économiques qui, par ailleurs, sont des concurrents ("competitors", en anglais) a été popularisé par deux auteurs américains en 1996 : Nalebuff et Brandenburger. 1 et qualifie très exactement la nature des relations existant aujourd'hui entre producteurs, éditeurs et moteurs de recherche spécialisés. Si les deux acteurs sont poussés à coopérer car ils ont mutuellement besoin de leurs services respectifs, la valorisation économique de cette audience est également source de lutte entre les éditeurs et les infomédiaires. Dans ce domaine, les éditeurs, sans être rétribués au passage, se voient largement concurrencés par des infomédiaires devenus dominants aussi bien dans les formes de publicités adaptées à l’Internet (liens sponsorisés) que dans l’exploitation de données personnelles sur les internautes. Le cas emblématique de Google News illustre cette emprise progressive des acteurs majeurs de l’infomédiation sur le domaine de l’information en ligne. Le succès de l’informédiaire américain parle de lui-même. Une étude menée par la société AT Internet en 2014, auprès de 12 sites de médias français, fait effectivement de Google et de très loin, le premier intermédiaire par lequel les internautes transitent avant d’accéder aux sites d’informations.

1 Nalebuff et Brandenburger , La dynamique des stratégies de coopétition, Giovanni Battista Dagnino [archive], Revue française de gestion, no 176, p. 87-98, 2007.

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Au sujet de l’ambiguïté des relations existantes entre producteurs d'informations et portails d'informations en ligne, l'AFP s'est illustrée par sa résistance au modèle imposée par la société californienne sur le plan des normes techniques et le partage des ressources financières. Lorsque Google s'est mis à reprendre les contenus de ses dépêches dans son service Google Actualités, l'AFP s'est très rapidement mobilisée pour réagir contre la violation des droits d'auteur. En 2005, elle dépose plainte auprès du tribunal compétent de Washington et réclame des dommages et intérêts ainsi qu'une interdiction d'utiliser ses textes et photographies sans son autorisation préalable. Le 7 avril 2007, l'Agence et Google parviennent à un accord et la plainte est retirée. Nous avons cependant eu toute la peine du monde à connaître les termes de ce accord au sujet duquel aucune information n'a filtré. Laconique, le communiqué de presse se contente de relayer les éléments suivants : "L'AFP et Google ont signé un accord de licence qui permettra l'utilisation du contenu AFP en ligne d'une manière nouvelle et innovante, et qui améliorera considérablement l'accès par les internautes aux informations des agences de presse".La conclusion de ce partenariat intervient huit mois après l'accord trouvé entre Google et AP (Associated Press), le moteur de recherche ayant accepté de rétribuer l'agence américaine pour l'exploitation de ses informations. Le fait que l’AFP se soit distinguée en refusant toute forme de coopétition tient au fait qu'il n'existe que très peu d’intérêt pour une agence de presse de doper son audience sur le web à la différence des éditeurs qui eux ont compris l'avantage qu'ils pouvaient tirer du jeu de la coopétition. Consciente que le rapport de force pesait à l'époque en sa faveur, l'agence a bien su analyser le réel intérêt que pouvait constituer pour Google news l’utilisation du fil des dépêches de l’agence sur le plan algorithmique (Smyrnaios, Rebillard, 2009). Les infomédiaires sociaux → Twitter Si les Grands de ce monde convoquaient autrefois les agences de presse dès qu’une information devait être annoncée au monde entier, ils se sont depuis lors abonnés à twitter pour produire eux-mêmes et diffuser grâce à l’outil la nouvelle à leurs followers, et par là même à la quasi totalité des médias. Le tweet de Barak Obama tout fraîchement réélu offre de ce point de vue un exemple partout repris car terriblement symptomatique. La force de rediffusion du message a pulvérisé les records de Twitter à l’époque puisqu’il a été « retwitté » 782 642 fois et « liké » 366 988 fois. Comme le résume de manière si pertinente Eric Scherer, Directeur de la prospective à France télévisions : « la Génération Connectée contribue, programme, crée, produit, réutilise, assemble, commente, recommande, remixe, partage. A tout moment et partout. Twitter est devenue une salle de rédaction mondiale et une agence de presse personnalisée gratuite mise à disposition de tous ! »

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Apprenant la rélélection de Barack Obama en même temps que la planète connectée, la direction de l’AFP a pris une leçon. Depuis lors, tous les journalistes de l'agence ont été invités à créer un compte twitter et facebook. Mieux. Quelques temps après la fin de son actionnariat avec Citizenside, l'AFP comprenant le rôle central joué par twitter pendant le printemps arabe, communique – par la voix de son PDG Emmanuel Hoog – sur la création d'une nouvelle application web interactive sur Twitter , dénommée « e diplomacy ». Cette application a pour objet de permettre à tout abonné d’accéder, en temps réel et à l’échelle mondiale, aux millions de tweets des institutions (ambassades, ONG, ministères, experts, hackers, etc.) et des personnalités les plus influentes de la planète. Le retentissement dans la blogosphère est très important. Et pour cause. Pour la première fois au monde se trouvent référencés dans un même outil tous les acteurs pouvant jouer un rôle dans la détermination de l’équilibre diplomatique mondial mais aussi et surtout ceux que l’on a pu identifier « en devenir » et susceptibles d’y jouer un rôle à l’avenir. Ambitieux ? Le projet de l'AFP l’est effectivement, il s'agit de créer LE baromètre de la diplomatie numérique hébergé sur son blog "géopolitique". Développée par une équipe réduite de journalistes de l’agence, accessible au grand public en français et en anglais, "e-diplomacy" doit rassembler plus de 4000 comptes twitter répartis sur 120 pays et ainsi ouvrir une fenêtre en temps réel sur le domaine de la diplomatie numérique, à travers le dialogue des acteurs clés et le classement de leur influence. Un moteur de recherche doit également pouvoir afficher 200 "hashtags » les plus utilisés au cours des dernières 24 heures à travers le monde. Et grâce à la géo localisation, l’internaute peut personnaliser sa recherche, observer les liens et la fréquence des échanges dans les autres pays, observer "qui suit qui ?" sur les différents comptes. Les informations seront également disponibles sur une planisphère. Cette dernière indiquera précisément à l’aide de graphiques le flux d’échanges de Tweets entre différentes capitales. Après réflexion, l’AFP choisi d'inclure quelques comptes "sensibles" comme ceux liés, de près ou de loin, à des organisations terroristes. "Ils seront remis dans leur contexte et filtrés avec l’appui des experts de l’AFP qui donneront toutes les explications nécessaires", assure M. Hood. L’application est d'ores et déjà disponible sur le site de l’AFP et on annonce leur présence sur les téléphones mobiles.

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L'avenir pourtant très prometteur de cet outil numérique en temps réel sur la diplomatie mondiale, intéressant au plus haut point tout autant le Ministère des affaires étrangères que le département d'Etat américain a rapidement périclité.

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Le chef de projet de cette application, Marlowe Hood évoque avec un humour inégalable les difficultés qu'il a tour à tour rencontrées sur le plan managérial et technique dans un article paru sur Médiaschift, peu après la présentation de l'outil, en décembre de la même année 2012. S'il est donc permis d'en rire, il est également possible d'en pleurer. Son témoignage nous apprend en effet que le projet a été mené avec des moyens réduits à leur plus simple expression :

- un petit budget ; - une petite équipe composée de trois personnes : un journaliste d'investigation chercheur dans le domaine politique tout droit revenu de Berkeley, un hackeur ayant travaillé sur le projet Wikileaks de Julian Assange ainsi qu'un monteur.

Mr Hood explique que le travail a d'abord consisté à identifier et à valider, un par un les 5000 comptes twitter les plus influents dans les relations internationales, avec une vision à 360° ; en impliquant toutes les strates de la société : chefs d'Etats, diplomates, experts et ONG, hacktivistes, groupes de terroristes sur les 130 pays recensés comme étant les plus influents. Ce travail s'avère rapidement être gigantesque. Si le réseau mondial de crowdsourcing de l'AFP a d'abord bien aidé l'équipe, celle-ci a rapidement souhaité mettre en place un modèle algorithmique (« algorithmic alchemy ») pour appréhender le « bruit des tuyaux », en traduire le sens, en saisir le mouvement et le traduire en facteurs d'influence. C'est à ce niveau d'avancement que les difficultés sont apparues. Le service de la stratégie numérique au Ministère des Affaires étrangères ainsi qu'un « client majeur des médias en France » sont appelés en renfort. Nous ne savons pas quelle a été leur réponse mais nous pouvons supposer en absence de toute information allant dans le sens d'une aide effective que l'équipe de l'AFP s'est retrouvée assez seule pour faire face aux difficultés rencontrées. C'est à la suite de la conférence de presse d'e diplomacy que les choses se grippent réellement. Des lignes de codes se sont muées en fenêtres pop up (ugly blocks of codewere popping up in all the wron places). A cet instant crucial pour la survie de l'application, l'équipe ne dispose plus de budget. Elle doit faire face au doublement du débit de twitter et à la défaillance de tweetDeck – logiciel central du projet en ce qu'il permet de consulter et gérer un ou plusieurs comptes Twitter, via une interface graphique conviviale. Son intérêt réside pour l'utilisateur dans la visualisation de plusieurs flux d'informations sous forme de colonnes, permettant ainsi de croiser plusieurs flux sur le même écran. La copie écran réalisée à partir de Tweetdeck reproduite ci-après est directement extraite du témoignage de Marlowe Hood. Si sa qualité médiocre ne permet pas d'en saisir instinctivement tous les contours, il ne peut que nous rappeler les « timelines », utilisées par tous les professionnels de l'intelligence économique en matière de veille et d'analyse.

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Un exemple plus visible, reproduit ci-après nous permet de mieux appréhender comment la mise en perspective (en colonnes) de plusieurs thèmes ou acteurs permet de tisser des liens, de saisir une interaction, de lier et donc de donner une intelligence d'ensemble entre des faits, des personnes appartenant parfois à des univers radicalement différents.

Force est

pourtant de constater qu’il demeure quelque chose d'incompréhensible pour celui qui compare la puissance de feu que l'on prêtait à e diplomacy, le succès auquel on le destinait au peu de soutien dont l'équipe a bénéficié alors qu'elle essuyait une première expérience en data journalism au sein – rappelons le - d'une agence mondiale qui se revendique être un des joyaux de l'économie française (Cf les propos introductifs de Mr Eveno à la Table ronde sur l’avenir de l’AFP au Sénat). Un temps extrêmement court, un budget infinitésimal, une équipe réduite à sa plus simple expression, voilà résumée l’ambition de la France et de « son joyau » pour créer une application qui avait la vocation de devenir, au-delà d'un outil d'observation et de compréhension des enjeux du monde, un outil d'influence pour la France sur le plan diplomatique. Au moment de son lancement, la promesse d'e diplomacy a été effectivement été accueillie avec un succès énorme. Journalistes, diplomates (qui voyaient là un outil de travail confectionné sur mesure par l'Agence), chercheurs, économistes (on sait combien les investisseurs recherchent toujours des gages de stabilité), acteurs de l'intelligence économique : tous ont appelé de leurs vœux ce hub diplomatique, à qui on a laissé finalement très peu de chance d'exister. Durant cette même période Hillary Clinton, Secrétaire d’État aux affaires diplomatiques qui a, elle aussi, appris par le biais de twitter les soulèvements du peuple tunisien à Siti Bouzid en 2010, fait le même constat que la direction de l'AFP. A ceci près qu'elle en prend toute la mesure et en tire toutes les conséquences. Instinctivement, elle perçoit les possibilités infinies que constituent les médias sociaux couplés à la digitalisation de l'économie. Elle réunit en effet 150 personnes à temps plein pour travailler sur l'e diplomacy, et chose idéologiquement, voire éthiquement impensable pour l'AFP, le Département d’État travaille main dans la main avec le meilleur de la technologie numérique des Etats-Unis. A tel point que le Bureau Géant du Département d’État d'E -Diplomacy a pu être comparé à un « googleplex ». Dans cet environnement très particulier, la Bureaucratie américaine et les starts up de la Silicon Valley collaborent efficacement. La coopération fluide entre ces deux mondes ne fait pas débat car pour conserver un pouvoir d'influence les américains savent être pragmatiques et compter avec ceux qui savent la démultiplier. Andreas Sandre écrit à son propos qu'elle a su faire sienne la vision d'Anne Marie Slaughter (Anne-Marie

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Slaughter, « America’s edge : Power in the networked century », Foreign Affairs, janvier-février, 2009). , spécialiste des questions diplomatiques à l'Université de Princeton, selon laquelle les médias sociaux sont désormais les pivots du peuple (« pivot to the people). Son conseiller Alec Ross en charge de l'innovation témoigne dans ce même article de la volonté de la Secrétaire d’État d'adapter ses méthodes et sa politique futures au rythme des nouvelles technologies dans un monde où les citoyens sont de plus en plus connectés et puissants. L'auteur conclut : « Under Hillary Clinton, the State Department has become a powerhouse for innovation ». Aujourd'hui, cet élan n'a fait que grandir aux Etats-Unis. Sous Condolecca Rice, le travail engagé est poursuivi et devient un véritable incubateur d'idées. Désormais, la manière de penser la politique étrangère aux Etats Unis à travers les médias sociaux a un nom, en même temps qu’une influence certaine : c’est le 21st Century Statecraft.

Dans l'hexagone, le projet s'est heurté à des problématiques technologiques, budgétaires et juridiques (données personnelles). Les personnes que nous avons interrogées à l’AFP qui travaillent à ce jour dans le service politique disent le connaître mais ne pas l’utiliser. De fait, aucune information de taille n'est sortie depuis 4 ans.

Alors que la première impulsion d'une e diplomacy venait de l'AFP, comparer les moyens mis en œuvre entre les Etats-Unis et la France pour créer le hub diplomatique et prendre l’avantage stratégique sur ce secteur d’influence non négligeabe revient à comparer un océan avec une goutte d'eau. Notre jugement mérite aujourd’hui d’être relativisé puisque l’essai de l’équipe de Marlowe Hood a été transformé et certaines leçons ont été apprises sur le plan technologique et politique : aujourd’hui l’AFP s’attaque au « e foot hub », à travers « Tweetfoot » Si le vecteur d’influence semble a priori moins prestigieux que la diplomatie, il n’en est pas pour autant moins opérant. Et le monde du foot non dénué de tout argent non plus.

→ Facebook Les derniers chiffres clés sur l'année 2016 sont éloquents : Sur 3,715 milliards d’internautes, 2,206 milliards utilisent les réseaux sociaux chaque mois.

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Dans ce même article, et grâce au travail des réseaux sociaux (Q3 2015) et We Are Social Singapour (août 2015), Facebook (1,55 milliard d’utilisateurs actifs mensuels) est en première place, loin devant Tencent, Instagram, twitter, Google + ou Linkedin pour les plus connus en France. La représentation d’un « like » écrasant la première marche du podium devant lequel le quidam n'a d'autre choix que de se prosterner résume à merveille cette réalité incontournable.

A travers Instant Articles, Facebook semble donc être en passe de réussir là où la plupart des éditeurs rencontrent des difficultés : adapter l’information journalistique multimédia et interactive aux supports mobiles à interface tactile et la rendre attrayante (http://www.presse-citron.net/tous-les-editeurs-peuvent-maintenant-publier-des-instant-articles-sur-facebook/). En sa qualité de spécialiste de l’infomédiation sociale de l’actualité, Fracebook dispose de trois composantes :

- des plateformes numériques de sociabilité, - des communautés ou des regroupements ponctuels d’internautes qui désirent partager et

commenter des contenus d’actualité. - des éditeurs et producteurs de news qui tentent de favoriser le partage de leurs contenus en

mettant en place tout une panoplie des dispositifs (pages et profils spécifiques, boutons de partage, incitations diverses etc.).

En fédérant des audiences conséquentes, en instrumentalisant les informations en créant des liens, ou bien en thésaurisant des données personnelles sur les internautes, ces intermédiaires de l’information en ligne captent eux aussi une partie de plus en plus importante de la valeur ajoutée aujourd'hui sur l’Internet… toujours au détriment des producteurs d'informations. On retrouve dès lors cette situation de coopétition entre éditeurs et opérateurs de sites de réseaux sociaux. Dès lors, pour rester compétitif, la question de savoir s’il fallait après avoir écrit pour les moteurs, se convertir au management de communautés, de multiples "groupes d'amis" en réseau est venue hanter les agences de presse. Inquiète de la perte d’influence des médias mainstream sur le Web, l’agence de presse britanico canadienne tente l’expérience de l’infomédiation et annonce le 6 septembre 2011 le lancement du site Internet Counterparties.com, agrégateur de liens dans son domaine d’excellence et d’influence : l’information financière. A l’instar d’un réseau social, les contenus sont sélectionnés à l’aide d’un algorithme élaboré par la start-up new-yorkaise Percolate selon leur popularité et leur taux de partage.

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La direction de l’agence fait donc sienne le concept de « journalisme de liens » ou link journalism, apparu en février 2008 sous la plume de Scott Karp et issu de la théorie de l’économie du lien ou link economy de Jeff Jarvis, professeur à l’École de journalisme de Columbia (intervention de Jay Rosen ). Cette théorie repose sur un postulat ainsi qu’une compréhension du web bien particulière et parfaitement maîtrisée par Google : plus le média est efficace pour proposer un contenu pertinent chez la concurrence, plus sa valeur en sera augmentée. Dans un article paru l’année d’après, Chris Ahearn, Président Médias chez Thomson Reuters l’affirme dans sous l’angle la forme d’une profession de foi sous le titre suivant : « I believe in the link economy ».

La déclaration est de taille dans la mesure elle repose sur le postulat selon lequel la mise en lien d’informations est stratégiquement plus payante que la production de cette information. Dit autrement : « à la valeur du contenu se substitue la valeur du lien. » Ce changement de paradigme est pour lui déterminant, c’est sa vision future du web 3.0. Reuters, une fois de plus, a su bien analyser l’attente des internautes en matière d’information et la valeur ajoutée que seule une agence de presse était en capacité de proposer à l’ère du big data : au delà du contenu qui n’a plus de valeur, l’internaute demande aujourd’hui un service, une mise en perspective, en lumière, en abîme du bruit sur le net – savoir faire qu’un agencier maîtrise et qui ne s’improvise pas. En réorientant sa mission, auparavant dévolue à la production de contenu à partir de quelques sources vers l’agrégation savante de liens et leur sélection originale vers le meilleur du Web, les agences ont trouvé leur riposte stratégique, leur avantage concurrentiel sur leur terrain d’action. Ce d’autant que si l’enjeu est de taille sur le plan conceptuel, le coût s’avère être, quant à lui, minime. L’AFP pour qui l’aspect financier demeure toujours un problème ne semble pourtant pas s’en être inspirée. Si le blogueur Guillaume Narvic, a relayé l’idée selon laquelle le linking est l’occasion rêvée pour les journalistes de reconquérir les terrains dont le Web 2.0 les a en partie exclus : la recherche, la hiérarchisation et la recommandation (La stratégie des fous à lier / les enjeux du journalisme de liens - AgoraVox le média citoyen), nous n’avons pas trouvé trace d’une initiative de l’agence française pour se vivre en tant qu’infomédiateur et pour en exploiter toutes les potentialités.

Violaine Capet