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L’ENVERS DES SYLLABES : UNE ÉTUDE COMPARATIVE DE LA SYLLABE DU VERLAN ET DU FRANÇAIS. Fannie L’Abbé Le verlan est un jeu linguistique qui consiste à inverser les syllabes, d’où son nom « verlan » soit ‘ l’envers’. En apparence, la règle de ce jeu est bien simple : un mot de deux syllabes S1 S2 devient S2 S1 en verlan, par exemple, [puri] > [ripu]. Dans notre corpus, nous remarquons toutefois l’existence de mots ayant subi plusieurs transformations. Cette étude a pour but d’examiner le processus de l’inversion des syllabes en tenant compte du nombre de syllabes des mots de départ en français et de l’implication d’autres procédés linguistiques qui viennent s’ajouter à l’inversion. Il ne s’agit pas d’une étude quantitative, mais plutôt d’une étude qualitative où les cas les plus frappants en verlan sont analysés. Cette recherche s’inscrit dans le cadre de la théorie du gouvernement qui permet d’expliquer certains phénomènes observés. Cette théorie, contrairement à d’autres approches phonologiques, permet la présence de noyaux vides (Empty Category Principle) qui de concert avec le principe de la légitimation de la coda (Coda licensing) favorisent les syllabes de type CV (Kaye 1990). Par exemple, le mot femme [fam] devient [mf] en verlan. Nous sommes en présence en français d’un noyau final non-réalisé phonétiquement, donc inaudible. En verlan, nous assistons à la prononciation du chwa suite à l’inversion des syllabes, suivi de l’effacement de la dernière voyelle. Nous montrons que la théorie du gouvernement permet d’expliquer certaines suites consonantiques particulières au verlan tout en rendant compte du phénomène de l’inversion des syllabes. 1 Introduction Le verlan est un jeu linguistique qui consiste à inverser les syllabes, d’où son nom « verlan » soit ‘l’envers’. Les expressions du verlan que plusieurs Québécois connaissent sont laisse béton ‘laisse tomber’, chanté par Renaud ; les ripoux ‘les pourris’, un film mettant en vedette Philippe Noiret et Thierry Lhermitte ; et quelques autres comme meuf ‘femme’, keuf ‘flic’, feuj ‘juif’ qui apparaissent maintenant dans le Petit Robert (1996). On peut aussi lire dans La Presse, le jeudi 8 février 2001, que le verlan est toujours actuel à Je voudrais remercier Anne Rochette et Mohamed Guerssel pour leur aide dans la réalisation de cette recherche.

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L’ENVERS DES SYLLABES : UNE ÉTUDE COMPARATIVEDE LA SYLLABE DU VERLAN ET DU FRANÇAIS.

Fannie L’Abbé

Le verlan est un jeu linguistique qui consiste à inverser les syllabes, d’où son nom« verlan » soit ‘ l’envers’. En apparence, la règle de ce jeu est bien simple : un mot de deuxsyllabes S1 S2 devient S2 S1 en verlan, par exemple, [puri] > [ripu]. Dans notre corpus, nousremarquons toutefois l’existence de mots ayant subi plusieurs transformations. Cette étude apour but d’examiner le processus de l’inversion des syllabes en tenant compte du nombre desyllabes des mots de départ en français et de l’implication d’autres procédés linguistiques quiviennent s’ajouter à l’inversion. Il ne s’agit pas d’une étude quantitative, mais plutôt d’uneétude qualitative où les cas les plus frappants en verlan sont analysés.

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de la théorie du gouvernement qui permetd’expliquer certains phénomènes observés. Cette théorie, contrairement à d’autres approchesphonologiques, permet la présence de noyaux vides (Empty Category Principle) qui de concertavec le principe de la légitimation de la coda (Coda licensing) favorisent les syllabes de typeCV (Kaye 1990). Par exemple, le mot femme [fam] devient [mf] en verlan. Nous sommes enprésence en français d’un noyau final non-réalisé phonétiquement, donc inaudible. En verlan,nous assistons à la prononciation du chwa suite à l’inversion des syllabes, suivi de l’effacementde la dernière voyelle.

Nous montrons que la théorie du gouvernement permet d’expliquer certaines suitesconsonantiques particulières au verlan tout en rendant compte du phénomène de l’inversion dessyllabes.

1 Introduction

Le verlan est un jeu linguistique qui consiste à inverser les syllabes, d’où son nom

« verlan » soit ‘l’envers’. Les expressions du verlan que plusieurs Québécois connaissent

sont laisse béton ‘laisse tomber’, chanté par Renaud ; les ripoux ‘les pourris’, un film

mettant en vedette Philippe Noiret et Thierry Lhermitte ; et quelques autres comme meuf

‘femme’, keuf ‘flic’, feuj ‘juif’ qui apparaissent maintenant dans le Petit Robert (1996). On

peut aussi lire dans La Presse, le jeudi 8 février 2001, que le verlan est toujours actuel à

Je voudrais remercier Anne Rochette et Mohamed Guerssel pour leur aide dans la réalisation de cetterecherche.

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Paname et qu’il permet de s’infiltrer sans risque chez les tops branchés. Paname, aussi

chanté par Édith Piaf, correspond aujourd’hui aux Banlieues de Paris, soit les cités,

communément appelées les téci en verlan.

Cette recherche a pour but d’examiner le processus d’inversion des syllabes qui

permet de créer le verlan, en tenant compte du nombre de syllabes et de la structure

syllabique des mots de départ en français et du fait que d’autres procédés linguistiques

viennent s’ajouter à l’inversion tels l’effacement de consonnes et de voyelles, la métathèse,

la suffixation et quelques autres. Notre hypothèse de départ est que le verlan devrait

essentiellement partager la même structure syllabique que le français puisqu’il est le

résultat d’un jeu linguistique consistant à inverser les syllabes. Néanmoins, suite à toutes

ces opérations, les mots de départ ne sont pas toujours facilement identifiables, ce qui nous

donne souvent l’impression que le verlan ne vient pas du français. De plus, nous observons

parfois des suites de consonnes particulières telles [ft] dans [ftobi] biffeton ‘billet de

correspondance entre prisonniers ou billet de banque’ ou [stp] dans [kistpa] Pakistanais qui

ne sont pas des suites attestées en français.

Quelques auteurs comme Vivienne Méla et Marc Plénat ont étudié les règles

régissant les déplacements syllabiques du verlan. Pour ces auteurs, la règle de base du

verlan consiste à inverser les syllabes d’un mot de deux syllabes, c’est-à-dire d’un mot

dissyllabique. Le problème que le verlanisant doit résoudre, selon Méla (1991), est de faire

entrer le plus de mots possible dans cette catégorie. Pour elle, la solution se trouve dans

une règle de resyllabification en français qui, grâce à la prononciation du e muet ou à

l’adjonction d’un chwa épenthétique, va permettre la production de mots dissyllabiques, ce

qui permettrait à un mot monosyllabique se terminant par une consonne de devenir un mot

de deux syllabes en verlan. Plénat (1995) remet toutefois en question cette dernière règle et

propose plutôt l’association de la mélodie du mot d’origine à un schème prosodique. Méla

(1991) et Plénat (1995) observent aussi que la coda, en position finale d’un mot, devient

souvent l’attaque en verlan. À partir de ces observations au sujet de la règle d’épenthèse et

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de l’analyse de la coda, nous étudierons plus particulièrement la règle de l’inversion des

syllabes en tentant de déterminer quelle est la structure syllabique des mots servant d’input

à la règle.

Pour réaliser cette recherche, nous avons créé un corpus de 367 mots à partir de

trois dictionnaires parus en France : Le dico du français qui se cause, Comment tu

tchatches! et Tchatche de Banlieue. Le dico du français qui se cause se veut un outil de

compréhension et de décodage des mots inconnus. Comment tu tchatches! se décrit comme

un dictionnaire contemporain des mots parlés en Banlieue de Paris. L’avantage de ce

dernier lexique est qu’il fournit fréquemment l’étymologie et la transcription phonétique

des mots. Le troisième, Tchatche de Banlieue, est un lexique de mots utilisés par les jeunes

de la région parisienne. Les mots qui y apparaissent sont le fruit d’une enquête réalisée

dans les cités. Tel que le déclarent les auteurs : « (…) ce livre ne saurait être exhaustif. Le

temps que cet ouvrage soit rédigé, imprimé et parvienne entre vos mains, de nouveaux mots

auront vu le jour, d’autres auront disparu. » (p.7) Suite à ce commentaire, nous ajouterons

que cette étude se veut une étude qualitative et non quantitative du verlan puisque les mots

du corpus peuvent différer de ceux utilisés par certains locuteurs.

Dans la prochaine section, nous introduisons brièvement le verlan de ses origines à

aujourd’hui, puis nous expliquons la règle de l’inversion. Les principaux phénomènes

syllabiques observés y sont décrits. Dans la section 3, nous analysons certains processus

linguistiques comme la troncation, l’effacement du chwa et la suffixation.

2 La règle de l’inversion

On ne sait pas à quel moment précis est apparu le verlan, mais on en trouve quelques traces

au seizième siècle. Il perd sa popularité pendant plusieurs années, sans toutefois disparaître

complètement, et revient surtout dans la langue de communication orale depuis les années

soixante-dix dans certaines périphéries de Paris (Merle 1997).

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Le verlan est une sorte de code secret qui, pour un non-initié, s’apparente à l’argot.

Son premier rôle sert à mystifier l’interlocuteur indésirable, ce qui ne le rend pas accessible

à tous. C’est aussi un phénomène se popularisant et s’étendant un peu partout en France et

ailleurs : auprès des jeunes et des chanteurs de musique Hip Hop, et à travers des films

comme La Haine, Ma cité va craquer… Il comporte certaines règles qui lui permettent de

se transformer au gré de ceux le parlant. Comme nous l’avons mentionné, la règle de base

apparaît simple, il s’agit d’inverser les syllabes d’un mot dissyllabique : S1 S2 S2 S1.

Mentionnons que les mots verlanisés sont généralement des mots couramment utilisés en

français ou en argot.

Dans cette section, nous analysons la règle d’inversion dans la formation des mots

en verlan en tenant compte de l’analyse syllabique du mot initial en français et de son

résultat final en verlan. En 2.1, nous illustrons un cas simple du phénomène de l’inversion

applicable sur la majorité des mots du corpus ; puis, nous introduisons une théorie qui nous

permet d’expliquer le phénomène de l’inversion sur des mots qui sont, en apparence, des

mots monosyllabiques fermés de type CVC. Dans la section 2.2, nous voyons que

l’inversion peut s’appliquer à des mots de plus de deux syllabes et que le résultat en verlan

donne lieu à des suites consonantiques parfois étranges. La section 2.3 rend compte du

phénomène de l’inversion sur des monosyllabes de type CV tandis que la section suivante

traite du cas des semi-voyelles.

2.1 Les mots de deux syllabes

Comme nous venons de le mentionner dans l’introduction de cet article et de cette section,

la règle de l’inversion s’applique généralement à des mots dissyllabiques de type CVCV et

est valable pour des mots comme [puri] ‘pourri’, [fobu] ‘bouffon’, [tesi] ‘cité’, [rpa]

‘parent’ et bien d’autres. L’exemple (1) sert de modèle pour ces mots. Dans cet exemple,

le mot pourri s’analyse en deux syllabes, chacune étant constituée d’une attaque et d’une

rime simple, c’est-à-dire non-branchante. La règle d’inversion permute les deux syllabes

pour donner [ripu].

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(1)

‘pourri’ [puri] : [puri] [ripu]

A R A R A R A R

N N N N

X X X X X X X X

p u r i r i p u

S1 S2 S2 S1

Il existe une deuxième catégorie de mots pour lesquels le résultat obtenu en verlan

est de type CVCV quoique les mots de départ en français soient des mots monosyllabiques

de type CVC. Il s’agit pour la plupart de mots qui historiquement se terminaient par un e

muet. Le statut phonologique de ce e muet a fait l’objet de nombreux débats selon les

différentes approches théoriques en phonologie. Nous adoptons dans cette recherche

l’approche proposée par la théorie du gouvernement qui nous permet de mieux rendre

compte du comportement dissyllabique de ces mots en apparence monosyllabiques. Ainsi,

dans l’exemple (2), le mot dingue [d] se verlanise en [ød] et est analysé comme un mot

dissyllabique où les deux syllabes sont [d] et [].

(2)

‘dingue’ [d] : [d] [ød]

A R A R A R A R

N N N N

X X X X X X X X

d ø d

S1 S2 S2 S1

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Selon la théorie du gouvernement, les trois constituants de la syllabe sont l’attaque,

la rime et le noyau. Cette théorie examine les diverses circonstances pour lesquelles deux

positions, reliées à un constituant, peuvent être adjacentes. Elle nous permet également

d’établir qu’un noyau peut être non-réalisé phonétiquement, donc inaudible s’il est

proprement gouverné, c’est-à-dire s’il satisfait au principe du noyau vide (ECP pour Empty

Category Principle) (Kaye 1990). Un noyau est proprement gouverné s’il est

immédiatement précédé ou suivi par un autre noyau (le gouverneur). Selon Charette

(1990), un noyau vide non-gouverné se réalise en français par un chwa ou e muet (ajoutons

qu’en français parisien, le chwa est représenté par les phonèmes /ø/ ou //). Certaines

langues, comme le français, légitime de prime abord la présence d’un noyau vide final.

Ainsi, ce principe du noyau vide nous permettra d’expliquer plus loin la présence de ce que

Méla (1991) appelle le e épenthétique.

Dans cette théorie, on retrouve aussi un principe de légitimation de la coda (Coda

licensing). Ainsi, compte tenu que la coda en tant que constituant n’existe pas, la

consonne d’une syllabe fermée appartient parfois à la rime mais plus généralement à

l’attaque qui est alors suivie d’un noyau vide (Kaye 1990). Ce principe favorise les

syllabes de type CV et rend compte aussi de l’observation de Méla selon laquelle la coda

devient souvent l’attaque en verlan.

L’exemple (2) illustre ces deux principes du noyau vide et de légitimation de la

coda, où le phonème // est analysé comme formant l’attaque d’une deuxième syllabe dont

le noyau est vide. La règle d’inversion peut alors s’appliquer à ce mot dissyllabique pour

donner le résultat attendu en verlan [ød].

Ce même type d’analyse s’applique aussi à d’autres mots comme femme où la

deuxième attaque est suivie d’un noyau vide. Ainsi, en appliquant l’inversion, nous

obtenons le résultat [mfa] où le phonème // est réalisé phonétiquement. Au mot [mfa]

vient s’ajouter l’effacement de la voyelle finale, ce qui donne [mf].

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(3)

‘femme’ [fam] : [fam] [mfa] [mf]

A R A R A R A R A R A R

N N N N N N

X X X X X X X X X X X X

f a m m f a m f

S1 S2 S2 S1 S1 S2

Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il donne lieu à une reverlanisation1, un

processus utilisé par certains locuteurs qui consiste à inverser une deuxième fois un mot

populaire en verlan. Ainsi, dans l’exemple (4), le mot [mf] conserve son statut

dissyllabique même après la troncation du /a/ afin d’obtenir, après l’inversion, [fømø], un

mot de deux syllabes. Certains locuteurs prononcent aussi [føm] en appliquant de nouveau

la troncation Nous retrouvons en (5) d’autres exemples de mots reverlanisés.

(4)

‘femme’ [fam] : [fam] [mfa] [mf]

[mf] [fømø] [føm]

A R A R A R A R A R A R

N N N N N N

X X X X X X X X X X X X

m f f ø m ø f ø m

S1 S2 S2 S1 S1 S2

1 On retrouve l’appellation veul dans certains ouvrages pour définir un mot ou une locution ayant subiplusieurs transformations, mais aussi l’appellation reverlanisation.

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(5)

Français Verlan Reverlanisation

‘flic’ : [kf] [føkø]

‘femme’ : [mf] [fømø]

‘mère’ : [rm] [mørø]

‘arabe’ : [br] [røbø]

Précisons que ces inversions se produisent sur des mots en verlan qui peuvent avoir

subi une première inversion à partir du mot français, une troncation et peut-être d’autres

transformations linguistiques.

2.2 Les mots de plus de deux syllabes

L’inversion peut aussi s’appliquer à des mots de plus de deux syllabes. Toutefois, nous

remarquons qu’elle ne semble s’appliquer qu’à des mots de trois syllabes, les mots de

quatre syllabes étant considérés rares en verlan (et sont absents de notre corpus). Un mot

de quatre syllabes au départ en français sera réduit en verlan à trois ou même deux syllabes

par l’application de la troncation. Il devient alors difficile d’analyser le processus de

l’inversion. Par exemple, l’analyse d’un mot tel Pakistanais, qui a subi plusieurs

transformations par ses locuteurs pour devenir [kistpa], est complexe. Nous supposons que

la troncation s’est produite avant l’inversion. Donc, Pakistanais une fois tronqué devient

Pakist- , et puis vient ensuite l’inversion pour donner kistpa en verlan. Cet exemple nous

montre que certains mots nous laissent l’impression de subir une transformation avant

l’inversion, mais rien ne prouve cette ordonnance des règles, car la troncation aurait bien pu

se produire après l’inversion comme montré en (6).

(6)

‘Pakistanais’ [pakistan] : [pakistan] [pakist] [kistpa]

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ou : [pakistan] [kistanpa] [kistpa]

Lorsqu’il y a trois syllabes, un dilemme survient à savoir quelles syllabes seront

inversées et dans quel ordre. Nous remarquons deux types d’inversion pour les mots de

notre corpus de trois syllabes. Le premier sert de modèle pour les mots commençant par

une voyelle et le deuxième, pour les mots commençant par une consonne. Toutefois, les

autres types d’inversion ne sont pas exclus. Nous remarquons que pour le mot calibre, il

existe deux formes de verlanisation, soit [librøka] et [brølika]. Ce dernier exemple vient

appuyer les observations de Plénat (1995) selon lesquelles l’ordre des syllabes d’un mot

123 peut être modifié en 312, 231 et 321. Par contre, il ajoute que les autres formes ne sont

pas exclues et ont été observées par d’autres auteurs comme Lefkowitz (1987:142 ;

1991:81) et Paul (1985).

2.2.1 Mots commençant par une voyelle

Nous avons remarqué dans notre corpus que les mots de trois syllabes commençant par une

voyelle, c’est-à-dire les mots ayant une attaque vide dans la première syllabe, suivent

généralement le modèle S1 S2 S3 S1 S3 S2, comme dans l’exemple (7a). Dans

l’exemple (7b), nous analysons un mot en apparence dissyllabique [afr] comme un mot

trisyllabique, car le résultat obtenu en verlan est de trois syllabes [arf]. Dans ce mot, en

plus de l’inversion vient s’ajouter l’effacement de la dernière voyelle [] ce qui donne

[arf].

(7) a.

‘enculé’ [kle]: [kle] [lek]

R A R A R R A R A R

N N N N N N

X X X X X X X X X X

k l e l e k

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S1 S2 S3 S1 S3 S2

b.

‘affaire’ [afr] : [afr] [arf] [arf]

R A R A R R A R A R R A R A R

N N N N N N N N N

X X X X X X X X X X X X X X X

a f r a r f a r f

S1 S2 S3 S1 S3 S2 S1 S3 S2

2.2.2 Mots commençant par une consonne

Dans notre corpus, les mots de trois syllabes commençant par une consonne subissent une

inversion du type S1 S2 S3 S2 S3 S1 : biffeton se verlanise en [ftobi], braquage en

[kaøbra], et capote ‘condom’ devient [potøka]. Nous analysons aussi des mots tels

boulette ‘coup’ [ltbu] et barrette ‘joint’ [rtba] comme des mots trisyllabiques grâce à la

théorie du gouvernement. Elle nous permet d’analyser les cas particuliers de la façon

suivante2.

(8)

‘biffeton’ [bif(ø)to] : [bifto] [ftobi]

A R A R A R A R A R A R

N N N N N N

X X X X X X X X X X X X

b i f t o f t o b i

2 Il faut noter que des inversions du type S1 S2 S3 > S3 S2 S1 ne sont pas exclues.

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S1 S2 S3 S2 S3 S1

Cette représentation en (8) montre que l’attaque doit être légitimée par le noyau qui

la suit et la coda qui la précède. Ainsi, /f/ ne peut pas se trouver en position de coda à cause

de l’attaque /b/, ce qui nous ramène au principe de la légitimation de la coda. Il ne peut pas

non plus être une attaque branchante avec /t/ selon les règles phonotactiques du français et

la théorie du gouvernement qui dit que dans une attaque branchante, la position de droite ne

peut être occupée que par une consonne liquide ou une glide (semi-voyelle). Donc, /f/ doit

se trouver en position d’attaque suivi d’un noyau vide ou inaudible qui pourrait se réaliser

par le phonème /ø/. Cet analyse nous permet aussi de justifier la suite consonantique plutôt

rare en français [ft]. Une telle suite consonantique particulière est possible suite à

l’effacement du chwa en autant que certaines règles soient respectées, comme le principe

du noyau vide (ECP), comme nous l’avons mentionné en 2.1 ci-dessus.

2.3 Les mots monosyllabiques de type CV

Nous remarquons que tous les mots monosyllabiques de type CV de notre corpus ont le

même comportement en verlan. Il s’agit d’une inversion de constituants attaque-rime

rime-attaque. Par contre, selon la théorie du gouvernement, le résultat rime-attaque n’est

pas possible, car l’attaque A doit être légitimée par le noyau R. Ainsi, on devrait avoir

rime-attaque-rime (RAR) où le deuxième noyau serait un noyau vide et inaudible. Cette

analyse s’applique à des mots tels [f] ‘faim’, [s] ‘sein’, [ik] ‘qui’, [ok] ‘con’, [uf] ‘fou’,

[r] ‘rue’.

Dans ce cas-ci, la théorie du gouvernement ne semble pas aussi pertinente que pour

l’analyse des mots monosyllabiques de type CVC. Elle nous force à resyllaber un mot

monosyllabique en français en un mot dissyllabique en verlan. Cette réanalyse nous laisse

perplexe. Ce phénomène pourrait s’expliquer plus simplement par une inversion de deux

constituants syllabiques.

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90

(9)‘faim’ [f] : [f] [f]

A R R A R

N N N

X X X X X

f f

2.4 L’analyse des semi-voyelles

Les semi-voyelles peuvent appartenir soit à l’attaque soit à la rime. À l’intérieur de la rime,

elles peuvent être rattachées au noyau en tant que premier élément d’une diphtongue légère

ou directement reliées à la rime comme une consonne en position de coda.

Les mots monosyllabiques à syllabe ouverte qui contiennent une semi-voyelle en

position pré-vocalique ont un comportement semblable aux mots de deux phonèmes

expliqués plus tôt. L’exemple (10) illustre l’inversion des deux constituants : attaque et

rime. La semi-voyelle est analysée comme le premier élément d’une diphtongue légère de

la voyelle et est donc rattachée au même point X du squelette que celle-ci. Ici aussi,

l’inversion des deux constituants implique la présence (voire l’ajout) d’un noyau vide afin

de légitimer la présence de /b/ selon la théorie du gouvernement. Les mots tels [j]

‘chien’, [jp] ‘pied’, [w] ‘joint’, [wam] ‘moi’, [wil] ‘lui’ suivent ce même schéma.

(10)

‘bien’ [bj] : [bj] [jb]

A R R A R R A R

N N N N N

X X X X X X X X

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L’envers des syllabes : une étude comparative de la syllabe du verlan et du français

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b j j b j b

Lorsqu’il s’agit de mots disyllabiques, deux cas principaux se présentent : soit la

semi-voyelle apparaît en position prévocalique et est analysée comme une attaque en (11a),

soit elle apparaît en position postvocalique et est reliée à la rime en (11b). En (11b), nous

analysons la semi-voyelle comme une coda; toutefois, rien ne nous indique dans le résultat

obtenu en verlan qu’elle occupe cette position, il serait aussi possible d’analyser le mot

[famij] en trois syllabes où la semi-voyelle serait analysée comme une attaque de la

troisième syllabe.

(11) a.

‘caillasse’ [kajas] : [kajas] [jaska]

A R A R A R A R

N N N N

X X X X X X X X X X

k a j a s j a s k a

b.

‘famille’ [famij] : [famij] [mijfa]

A R A R A R A R

N N N N

X X X X X X X X X X

f a m i j m i j f a

3 Autres phénomènes linguistiques en verlan

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Nous avons observé en verlan plusieurs phénomènes linguistiques comme la troncation, la

suffixation, la substitution de voyelle, la métathèse, la réduplication, l’effacement du chwa

et bien d’autres. Nous analysons quelques-uns de ces phénomènes dans cette section.

3.1 La troncation

Le phénomène de l’effacement ou troncation est très présent en verlan, que ce soit par

l’apocope, la syncope ou l’aphérèse. La règle de troncation est facultative, dans la mesure

où elle n’est pas appliquée systématiquement ; elle est pourtant obligatoire au niveau

stylistique (Méla 1991). L’exemple (12) montre différents types de troncations observés

en verlan.

(12) a. Aphérèse : la chute d’une consonne [z] en début de mot

‘bizarre’ [bizar] : [bizar] [zarbi] [arbi]

b. Apocope : la chute d’une voyelle [i] en fin de mot

‘chibre’ ( pénis) [ibr] : [ibrø] [brøi] [brø]

Apocope : l’effacement de plusieurs phonèmes [øra] en fin de mot

‘racaille’ [rakaj] : [rakajø] [kajøra] [kaj]

c. Syncope : la chute d’une voyelle [e] en milieu de mot

‘dégoûté’ [deute] : [deute] [utede] [utde]

3.2 Analyse des mots en verlan où il y a effacement du chwa

Nous avons remarqué que certains mots en verlan, comme en français, subissent

l’effacement du chwa ; par exemple : [slp] ‘pucelle’, [pø] ‘pêche’, [sistra] ‘raciste’,

[lopsa] ‘salope’, etc. Il y a aussi certains mots où les deux prononciations coexistent, avec

et sans le chwa, par exemple: [kaøbra] ou [kabra] ‘braquage’; [vajøtra] ou [vajtra]

‘travaille’.

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Charette (1990) illustre par deux exemples les cas où un noyau est réalisé

phonétiquement en français ou ne l’est pas3. En (13a), le noyau final est proprement

gouverné en français, donc non réalisé phonétiquement. L’avant-dernier noyau, //, doit se

réaliser : ce qui lui permet de gouverner le noyau de gauche. Il y a donc effacement du

chwa pour le premier noyau de gauche. Dans l’exemple (13b), la flèche indique que la tête

de l’attaque [k] doit gouverner la liquide à sa droite [r]. La présence d’une attaque

branchante bloque la légitimation entre les deux noyaux (Kaye 1990 et Charette 1990), ce

qui explique pourquoi le chwa n’est pas réduit.

(13) a. A R A R A R

N N N ‘semaine’ > [s mn ]

X X X X X X

s m n

b. A R A R

N N ‘secret’ > [søkr]

X X X X X * [s kr]

s ø k r

Charette (1990 : 239, (6) a. et b.)

L’exemple (14) est particulier en ce que le résultat obtenu en verlan s’éloigne de la

prononciation française standard. Il peut toutefois s’expliquer par des processus

linguistiques possibles dans le français parlé, dont l’effacement du chwa. Cet exemple

implique une inversion S1 S2 S2 S1, donc [p] se verlanise en [øp]. Le chwa, étant

légitimé par le phonème final, devient inaudible, mais le phonème // se voit réduit à son

tour. Ce dernier laisse derrière lui la trace d’un noyau vide et le phonème /ø/ se réalise

3 Nous n’illustrons pas dans les exemples ce que Charette appelle the Nuclear projection.

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donc phonétiquement. Nous observons que le chwa n’a pas tout à fait le même

comportement en verlan et en français. En verlan, le chwa n’est pas toujours réduit en fin

de mot comme en français. En milieu de mot, il est parfois réalisé phonétiquement là où il

serait effacé en français. Dans l’exemple (14), on aurait aussi pu s’attendre au résultat

[øp] en verlan, mais nous avons observé [pø] dans notre corpus.

(14)

‘pêche’ [p] : [p] [øp] [pø]

A R A R A R A R A R A R

N N N N N N

X X X X X X X X X X X X

p ø p p ø

S1 S2 S2 S1 S1 S2

3.3 La suffixation en verlan

La suffixation en verlan existe pour marquer le genre et le nombre ou tout simplement pour

une question de style et d’originalité. Les suffixes ajoutés sont généralement empruntés au

français, mais ne semblent pas toujours être porteurs de sens. On retrouve aussi des

suffixes empruntés à d’autres langues ou à d’autres jeux linguistiques. Il est à noter que la

suffixation (ou l’ajout de terminaisons) se fait à partir d’un mot en verlan et vient souvent

remplacer un ou plusieurs phonèmes. L’exemple (15) montre quelques cas de suffixation

observés dans le corpus.

(15)

[o] : ‘arabe’ (masc.) [arab] : [arab] [braa] [br] [bro]

[t] : ‘arabe’ (fém.) [arab] : [arab] [braa] [br] [brt]

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[av] : ‘putain’ [pt] : [pt] [tp] [tp] [tpav]

[] : ‘pétasse’ [petas] : [petas] [taspe] [tas] [tasp]

Vous trouverez également en annexe d’autres exemples de mots ayant subi plusieurs

transformations et d’autres locutions ou syntagmes verlanisés.

4 Conclusion

Comme nous l’avons vu dans cet article, le verlan ne résulte pas toujours d’une simple

inversion des syllabes. En fait, nous avons pu constater que d’autres procédés linguistiques

peuvent interagir et masquer davantage un mot.

Nous avons choisi la théorie du gouvernement pour comparer les syllabes du verlan

et du français. Cette théorie s’est avérée très efficace pour l’analyse du verlan favorisant la

forme CV.

Nous observons que le verlan respecte les règles phonotactiques du français, car les

suites de consonnes respectent en tout temps la légitimation du noyau et de la coda (ECP et

Coda licensing). Il est vrai que certaines suites de consonnes sont particulières en verlan et

très rares en français, mais il est à noter que toutes les consonnes utilisées sont des

consonnes qui existent en français4. Le verlan utilise aussi tous les processus linguistiques

accessibles au français oral comme l’effacement du chwa, la troncation des constituants

finaux, la suffixation et autres. Nous croyons que le verlan et le français partagent donc la

même structure syllabique.

4 Les locuteurs verlanisent des mots empruntés à d’autres langues comme l’anglais, le persan, l’arabe, letsigane et autres. Même si le mot de départ appartient à une langue étrangère, le résultat obtenu en verlan serappoche du français et s’éloigne de la prononciation de la langue d’origine.

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Le verlan est un jeu linguistique créé à partir du français. C’est un phénomène très

actuel, considéré branché ou in par certains groupes de locuteurs français, situés surtout

dans la périphérie de Paris. Il demande une grande créativité, car la règle est bien simple,

plus un mot est populaire, plus il sera amené à se modifier ; et plus on se rapproche des

cités, plus on a accès à une grande variété de mots verlanisés. Alors à vous de jouer,

maintenant que vous en connaissez les règles ! Et, attention aux intrus, il faut rester aux

aguets, car les non-initiés seront vite repérés s’ils n’effectuent pas les transformations

appropriées selon les tendances de la saison !

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ANNEXE

Résumé des connaissances : syllabation des locutions et syntagmes en verlan

Nous avons vu un aperçu des transformations possibles en verlan à partir des mots français.

Voyons maintenant comment s’appliquent ces transformations à des locutions ou

syntagmes :

He ! Gage-dé gosbo. Qu’est-ce que t’as à me téma asmoek ? T’as quéman la teuf

ferden chez Salid hier ! Il y avait de la meuf, j’te dis ap! C’tait ouf keum !

(He ! Dégage-de-là beau gosse. Qu’est-ce que t’as à me mater ‘regarder’ comme ça ?

T’as manqué la fête d’enfer chez Salid hier ! Il y avait de la femme, je te ne le dis pas !

C’était fou, mec !)

. La déverlanisation n’est pas toujours possible : il n’est pas toujours évident de faire le

parcours inverse pour revenir au mot initial. Les mots des exemples suivants ont subi

plusieurs transformations. Voyons les procédés linguistiques qui peuvent intervenir dans la

formation des mots en verlan.

(16)

‘comme ça’ [kom sa] : [kom as]

Comme as : inversion des deux mots et inversion des constituants du deuxième mot

sur le modèle des mots de deux phonèmes en verlan.

ou [kom as] [as kom] [as kom] [as mko] [as mk]

Asmeuk : inversion des deux mots et inversion des constituants de chacun des mots,

puis pour terminer apocope de [o]

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(17)

‘lâche-moi’ [la- mwa] : [la- mwa] [la-wam]

Cheula-wam : les deux mots gardent leur position, inversion simple du premier mot

et, pour le deuxième mot, inversion des deux constituants, sur le modèle des mots de

deux phonèmes avec une semi-voyelle.

(18)

‘qui se déguise’ [ki s deiz] : [kisødeiz] [kisde] [dekis]

Dékis : les trois derniers constituants sont tronqués [iz], et le chwa n’est pas réalisé

phonétiquement, donc on obtient [kisde] qui est ensuite inversé pour donner [dekis].

Ce mot est utilisé en verlan pour signifier ‘policier’.

(19)

‘vas-y’ [vazi] : [vazi] [ziva] ou [ziav]

[ziva] : ce qui est intéressant ici est l’inversion des constituants avec le phonème de

liaison.

[ziav] : on pourrait séparer l’expression en deux blocs [va] et [zi]. Il y a donc une

inversion des deux blocs, puis [va] subit une inversion de constituants sur le modèle

d’inversion des mots monosyllabiques de type CV. Ici aussi le phonème de liaison

est présent.

(20)

‘flombard’ [flobar] : [flobar] [blarf]

[flobar] : [b a r f l o] [blarfo] [blarf]

Blarf : garde l’attaque branchante en début de mot, donc le /l/, après l’inversion, se

déplace et retourne à sa position initiale, puis il y a apocope du phonème /o/.

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(21)

‘marocain [marok] : [marok] [kamaro]

Camaro : change [] pour [a] (substitution de voyelle).

(22)

‘français’ [frse] : [frse] [sefr] ou [sef]

Céanf : syncope de [r] et inversion des deux derniers constituants AR RA de la

deuxième syllabe comme s’il s’agissait d’un mot monosyllabique ouvert (CV).

(23)

‘merde’ [mrd] : [mdø] [dømr] [dm] ou [drme]

Deurme : troncation de [r], puis le /r/ vient reprendre sa place initiale dans la

mélodie.

(24)

‘bouffon’ [bufo] : [bufo] [fobu] ou [foub]

Fon-oub : inversion des deux derniers constituants qui ne vient pas dans ce cas-ci

faciliter la prononciation.

(25)

‘règles’ [rel] : [rel] [lre] ou [lr]

Glères : inversion simple, métathèse des deux voyelles // et /e/, puis le phonème

/e/ est remplacé par // (substitution de voyelle, selon la prononciation parisienne).

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(26)

‘tireur’ [tirr] : [tirrø] [rrøti] ou [rørøti]

Rueureti : question de style probablement, il y a d’abord inversion, puis le phonème

[] est ajouté au mot en verlan, il y a donc la création d’un nouveau noyau (rime).

A R A R A R A R R A R A R

N N N N N N N

X X X X X X X X X X X X X

r r ø t i r ø r ø t i

(27)

‘pute’ [pt] : [pt] [tp] [tp] ou [p]

Up : nous croyons que [p] dérive directement du mot français : il y aurait apocope

du dernier constituant de [pt], c’est-à-dire [t], suivit d’une inversion des deux

constituants restants (comme les mots monosyllabiques de type CV).

(28)

‘énervé’ [enrve] : [enrve] [venr]

‘crevé’ [krøve] : [krøve] [vekrø] [vekr]

[enrve] [venre] : il y a inversion, puis apocope du /e/, probablement pour le

différencier du mot déjà existant en français vénérer.

[krøve] [vekrø] [vekr] : ce mot a été verlanisé sur le modèle du mot

énervé; il y a inversion, puis la deuxième attaque, qui était branchante, se défait et

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le phonème /r/ se déplace à la fin du mot pour former un nouveau constituant, qui

pourrait dans ce cas-ci être la rime (mentionnons que le point du squelette était

toujours existant) et le phonème // vient se substituer au phonème /e/.

A R A R A R A R

N N N N

X X X X X X X X X X

v e k r ø v e k r

(29)

‘copain(s)’ [kop] : [kop] [pko] [piko] [pik(s)]

Pinks : se rapproche d’une prononciation anglaise.

(30)

‘inspecteur’ [spktør] : [spktør] [tørspk] [tørspkt]

Teurinspeckt : inversion sur le modèle des mots de plus de deux syllabes et

phénomène semblable à l’ambivalence se réalisant par la présence du phonème /t/

en début et en fin de mot. Nous croyons que le [t] à la position finale ne doit pas

toujours être prononcé étant donné qu’il est précédé de deux consonnes.

(31)

‘à fond’ [a fo] : [a fo] [a dof]

À donf : inversion à partir de la graphie du mot en français ou inversion des deux

phonèmes et ajout du /d/ en attaque en début de mot ? Nous favorisons l’inversion à

partir de la graphie du mot, selon nous beaucoup plus simple.

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(32)

‘rendez-vous’ [rde-vu] : [rde-vu] [vu-rde] [vurde] ou [vurd]

Vourd : inversion simple, puis syncope du deuxième noyau //, ensuite apocope de

/e/.

A R A R A R

N N N

X X X X X X

v u r d

(33)

‘dégage-de-là’ [dea- de- la] : [deaø- dø- la] [ade] ou [ade dal]

Gage-dé : ici n’est gardé que le premier mot du syntagme, puis ce mot est inversé

selon le modèle d’une inversion simple en verlan. Le chwa n’est pas prononcé.

Gage-dé-dal : même phénomène que pour gage-dé, mais à cela vient s’ajouter une

métathèse; c’est-à-dire que là où il y a un noyau vide à cause du e muet, le phonème

/a/ se déplace et prend la position libre, le dernier noyau devient donc vide et ne se

réalise pas phonétiquement.

(34)

‘celui-là’ [sølwi- la] : [sølwi la] [la sølwi] [la lwis] ou [la swi] ou [lølwis]

[la lwis] : inversion des deux mots, puis inversion des constituants du deuxième mot

et effacement du chwa.

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[la swi] : inversion des deux mots, inversion des constituants du deuxième mot et

troncation de /l/ ; ainsi la consonne restante s vient prendre la position de l’attaque

maintenant vide à cause de la syncope.

[lø lwis] : inversion des deux mots, inversion des constituants du deuxième mot et

métathèse, donc le phonème /a/ est tronqué et le phonème /ø/ est réalisé à sa

position.

(35)

‘baiser le cul’ [beze lø k] : [beze lø k] [zelbuk]

[zelbuk] : il y a d’abord aphérèse des deux premiers constituants [be] ; ensuite, il y

a syncope du phonème /ø/, qu’on pourrait aussi appeler e muet ; suivi d’une

inversion des deux derniers phonèmes [k] [k] ; puis la consonne b,

tronquée un peu plus tôt, est rajoutée là où il y a une position d’attaque vide devant

le noyau /u/.

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Références

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