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Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015) Exercice des fonctions F.35 1 15161 1 L'ABUS DE FONCTIONS DANS LE RÉGIME DE LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT POUR LE FAIT DE SES PRÉPOSÉS par Thomas MALENGREAU (*) Assistant à l'U.C.L. Avocat au barreau de Bruxelles INTRODUCTION 1. — Le cas est classique. L'agent d'un éta- blissement de crédit tire profit de sa position et des facilités qui s'y attachent pour se livrer à des malversations. Appâté par le gain, un client s'en accommode sans trop se soucier de l'illicéité de la démarche, voire même s'y associe, et laisse au préposé indélicat le soin de faire fructifier ses deniers, au béné- fice commun des deux parties. Mais une fois l'a(r)gent disparu, la victime aura tôt fait de se tourner vers l'institution de crédit, tenue de répondre du fait de ses préposés, afin d'obtenir l'indemnisation de son préjudice. Cette hypothèse constitue sans doute, dans le régime de la responsabilité des commet- tants fondé sur l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, le paradigme d'un « abus de fonctions » du préposé, lorsque le tiers a connaissance de cet abus. Les arrêts les plus importants en la matière prennent leur départ à partir d'espèces comparables. L'abus de fonctions peut néanmoins se manifester en bien d'autres occasions. À vrai dire, la notion demeure sujette à certai- nes incertitudes conceptuelles qui entre- tiennent la confusion, et sur lesquelles il conviendra de revenir. De manière générale, l'abus de fonctions amène à se poser la délicate question de la limite dans laquelle le commettant demeure civilement responsable des actes domma- geables commis par son préposé. D'abord parce qu'il faut se demander si le commet- tant doit répondre de telles dérives, qui semblent prima facie sortir de la mission pour laquelle le préposé est occupé (I). Ensuite en raison de ce que la victime, qui réclame réparation au commettant, a elle- même pris part à l'abus dénoncé, soit qu'elle savait, soit qu'elle aurait dû raisonna- blement savoir que le préposé abusait de ses fonctions. Le commettant pourrait-il, de ce fait, être exonéré de sa responsabilité (II) ? Un récent arrêt de la Cour de cassa- tion, du 21 mars 2013, semble mettre fin à une importante controverse relative à cette dernière question. Il offre l'occasion de refaire le point sur la matière de l'abus de fonctions. I. — LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT EN CAS D'ABUS DE FONCTIONS 2. — L'abus de fonctions n'est défini ni dans la loi ni par la Cour de cassation. Il est toute- fois généralement compris comme le fait pour le préposé d'utiliser ses fonctions ou les moyens auxquels elles lui donnent ac- cès, à des fins personnelles, ou simplement étrangères à la mission que lui confie son commettant (1). Nous avons déjà évoqué - (1) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle ou lourde du préposé dans le système de la respon- sabilité délictuelle des commettants - Le critère du lien entre la faute dommageable commise par le pré- posé et les fonctions », note sous Bruxelles, 13 e ch., 31 mars 1965, R.C.J.B., 1965, p. 270 ; R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor andermans daad : kritische bedenkingen bij enkele ontwikkelingen », R.W., 1978-1979, pp. 1420-1421, n o 36 ; A. Van Oevelen, « De civielrechterlijke aansprakelijkheid van de werknemer en van de werkgever voor de onrechtma- tige daden van de werknemer in het raam van de uit- voering van de arbeidsovereenkomst », R.W., 1987- 1988, p. 1202 ; L. Cornelis, Principes du droit belge de la responsabilité, vol. I, Bruxelles, Bruylant, 1991, p. 402, n o 231 ; B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, La responsabilité civile - Chronique de jurisprudence (1996-2007), vol. 1, Le fait générateur et le lien causal, coll. Les dossiers du J.T., Bruxelles, Larcier, 2009, p. 145, n o 174 ; H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne, L. Wynant et M. Debaene, « Overzicht van rechtspraak (1994- (*) L’auteur remercie vivement le professeur Bernard Dubuisson, pour ses conseils très précieux. Les opi- nions exprimées n’engagent que leur auteur.

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Revue Générale des Assurances et des Responsabilités (2015)

Exercice des fonctions — F.35

1151611

L'ABUS DE FONCTIONS DANS LE RÉGIME DE LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT

POUR LE FAIT DE SES PRÉPOSÉSpar Thomas MALENGREAU (*)

Assistant à l'U.C.L.Avocat au barreau de Bruxelles

INTRODUCTION

1. — Le cas est classique. L'agent d'un éta-blissement de crédit tire profit de sa positionet des facilités qui s'y attachent pour se livrerà des malversations. Appâté par le gain, unclient s'en accommode sans trop se soucierde l'illicéité de la démarche, voire même s'yassocie, et laisse au préposé indélicat lesoin de faire fructifier ses deniers, au béné-fice commun des deux parties. Mais une foisl'a(r)gent disparu, la victime aura tôt fait dese tourner vers l'institution de crédit, tenuede répondre du fait de ses préposés, afind'obtenir l'indemnisation de son préjudice.

Cette hypothèse constitue sans doute, dansle régime de la responsabilité des commet-tants fondé sur l'article 1384, alinéa 3, duCode civil, le paradigme d'un « abus defonctions » du préposé, lorsque le tiers aconnaissance de cet abus. Les arrêts lesplus importants en la matière prennent leurdépart à partir d'espèces comparables.L'abus de fonctions peut néanmoins semanifester en bien d'autres occasions. Àvrai dire, la notion demeure sujette à certai-nes incertitudes conceptuelles qui entre-tiennent la confusion, et sur lesquelles ilconviendra de revenir.

De manière générale, l'abus de fonctionsamène à se poser la délicate question de lalimite dans laquelle le commettant demeurecivilement responsable des actes domma-geables commis par son préposé. D'abordparce qu'il faut se demander si le commet-tant doit répondre de telles dérives, quisemblent prima facie sortir de la missionpour laquelle le préposé est occupé (I).Ensuite en raison de ce que la victime, qui

réclame réparation au commettant, a elle-même pris par t à l'abus dénoncé, soitqu'elle savait, soit qu'elle aurait dû raisonna-blement savoir que le préposé abusait deses fonctions. Le commettant pourrait-il, dece fait, être exonéré de sa responsabilité(II) ? Un récent arrêt de la Cour de cassa-tion, du 21 mars 2013, semble mettre fin àune importante controverse relative à cettedernière question. Il offre l'occasion derefaire le point sur la matière de l'abus defonctions.

I. — LA RESPONSABILITÉ DU COMMETTANT EN CAS D'ABUS

DE FONCTIONS

2. — L'abus de fonctions n'est défini ni dansla loi ni par la Cour de cassation. Il est toute-fois généralement compris comme le faitpour le préposé d'utiliser ses fonctions oules moyens auxquels elles lui donnent ac-cès, à des fins personnelles, ou simplementétrangères à la mission que lui confie soncommettant (1). Nous avons déjà évoqué

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(1) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelleou lourde du préposé dans le système de la respon-sabilité délictuelle des commettants - Le critère dulien entre la faute dommageable commise par le pré-posé et les fonctions », note sous Bruxelles, 13e ch.,31 mars 1965, R.C.J.B., 1965, p. 270 ; R. Kruithof,« Aansprakelijkheid voor andermans daad : kritischebedenkingen bij enkele ontwikkelingen », R.W.,1978-1979, pp. 1420-1421, no 36 ; A. Van Oevelen,« De civielrechterlijke aansprakelijkheid van dewerknemer en van de werkgever voor de onrechtma-tige daden van de werknemer in het raam van de uit-voering van de arbeidsovereenkomst », R.W., 1987-1988, p. 1202 ; L. Cornelis, Principes du droit belgede la responsabilité, vol. I, Bruxelles, Bruylant, 1991,p. 402, no 231 ; B. Dubuisson, V. Callewaert, B. DeConinck et G. Gathem, La responsabilité civile -Chronique de jurisprudence (1996-2007), vol. 1, Lefait générateur et le lien causal, coll. Les dossiers duJ.T., Bruxelles, Larcier, 2009, p. 145, no 174 ;H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne, L. Wynantet M. Debaene, « Overzicht van rechtspraak (1994-

(*) L’auteur remercie vivement le professeur BernardDubuisson, pour ses conseils très précieux. Les opi-nions exprimées n’engagent que leur auteur.

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l'hypothèse du préposé d'une banque quiprofite de sa position et des moyens qu'ellelui procure pour détourner les fonds que luiont confiés les clients en vue de leur place-ment. Tout aussi classique est l'exemple dupréposé qui fait usage du véhicule, confiépar son entreprise, pour poursuivre un inté-rêt personnel, et cause un accident dont ilest responsable (2). Il est donc question dudétournement d'une prérogative (pouvoir dese prévaloir d'un titre, d'accéder à un lieu,d'utiliser des moyens matériels...), sciem-ment mise au service d'intérêts étranger à lamission (3). La fonction est instrumentali-sée, utilisée comme un biais nécessaire à laréalisation d'un objectif que se fixe illicite-ment le préposé.

Le commettant pourrait-il être tenu de l'actedommageable qu i résu l te ra i t de cedétournement ? En réalité, un tel acte necontraint pas la victime à une démarche dif-férente de celle qui prévaut pour n'importequelle faute commise par un préposé. Elledoit ainsi démontrer la réunion des condi-tions d'application du régime de présomp-tion de responsabilité du commettant (A).Ceci étant, la Cour de cassation a rendu le26 octobre 1989 un arrêt de principe spécifi-que à l'abus de fonctions, auquel on a cou-tume de se référer lorsqu'il s'agit de déter-miner si le commettant est responsable. Il

conviendra d'en examiner l'enseignement etson éventuelle singularité (C). Ceci nécessi-tera de s'attarder préalablement sur lanotion même d'« abus de fonctions », que laCour a comme telle utilisée, pour soulignerles difficultés liées à la recherche d'une défi-nition (B).

A. — Application des principes attachés à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil

3. — La victime qui entend bénéficier del 'appl ica t ion du régime instauré parl'article 1384, alinéa 3, du Code civil, doit dé-montrer la réunion de plusieurs conditionsbien connues. Deux d'entre elles n'appellentpas de remarques particulières dans le con-texte de l'abus de fonctions. Il s'agit de l'exi-gence d'un lien de subordination entre lecommettant et le préposé et de celle d'unefaute du préposé en lien causal avec le dom-mage subi par la victime (4). La troisièmecondition, à savoir la nécessité que la fautedu préposé ait été commise « dans lesfonctions » (5), se retrouve en revanche aucœur de la problématique.

À cet égard, la formule de la Cour de cassa-tion demeure, en substance, inchangéedepuis son arrêt de principe du 27 mars1944 (6) : « il suffit que l'acte ait été effectuépendant la durée du service et qu'il soit enrelation avec celui-ci, même indirectementet occasionnellement ». Engager la respon-sabilité du commettant suppose donc ladémonstration d'une concordance tempo-relle entre l'acte illicite et les fonctions, demême qu'un lien, fût-il indirect et occasion-nel, entre cet acte et les fonctions. Dansl'hypothèse d'un abus de fonctions, seul le

1999) - Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad »,T.P.R., 2000, p. 1859 ; T. Vansweevelt et B. Weyts,Handboek buitencontractueel aansprakeli-jkheidsrecht, Anvers, Intersentia, 2009, p. 417,no 629 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprake-lijk wanneer het slachtoffer op de hoogte is van hetmisbruik van functie door de aangestelde ? », Rec.,Arr. Cass., 1994, p. 1 ; Anvers, 15 février 1995,A.J.T., 1994-1995, p. 443 ; Gand, 19 janvier 1996,R.D.C., 1997, p. 795, note J.-P. Buyle et X. Thunis ;Gand, 17e ch., 29 juin 1999, A.J.T., 1999-2000,p. 931, note D. Blommaert ; Anvers, 22 janvier 2007,cité dans Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008,1978.(2) Voy., pour un autre exemple récent, Anvers,16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134 : à proposd'un chauffeur de taxi qui avait pour mission detransporter une personne à un centre de revalida-tion, de l'attendre là jusqu'à la fin de la visite, et de laramener ensuite chez elle. Le chauffeur avait profitédu temps d'attente pour se rendre avec le véhicule(qui appartenait à son commettant) au domicile de lapersonne transportée. Là, grâce à certaines informa-tions que sa fonction lui avait permis de collecter àpropos de sa victime, il vole à celle-ci sa carte debanque et son code pin, et détourne ainsi de l'argentà partir de son compte.(3) Il existerait une sorte de « dol spécial », une vo-lonté de se procurer un gain illicite ou de nuire àautrui.

(4) Voy. sur ces deux conditions, de manière non ex-haustive, quelques études récentes B. Dubuissone.a., La responsabilité civile - Chronique de jurispru-dence..., op. cit., pp. 131 et s. ; H. Vandenberghe,« Overzicht van rechtspraak (2000-2008) - Aanspra-kelijkheid uit onrechtmatige daad », T.P.R., 2011,pp. 575 et s. ; P. Henry et B. de Cocquéau, « Lepoint sur la responsabilité du commettant », inB. Kohl (dir.), Droit de la responsabilité, C.U.P.,vol. 107, Liège, Anthemis, 2009, pp. 197 et s. ;T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencon-tractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 424-425, no 640.(5) Selon les termes exacts de l'article 1384,alinéa 3, du Code civil.(6) Pas., 1944, I, p. 275 ; voy. encore les arrêts ré-cents en la matière : Cass., 11 décembre 2001,Pas., 2001, p. 2076 ; Cass., 19 septembre 2008,Pas., 2008, 1978 ; Cass., 21 mars 2013, Pas., 2013,p. 744.

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Exercice des fonctions — F.35

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premier élément, la concordance tempo-relle, peut poser question pour la victime [1].Nous allons en effet constater que la rela-tion occasionnelle ou indirecte apparaît éta-blie du fait de l'abus [2].

1. — L'exigence d'une faute commise « dans les fonctions » -

Concordance temporelle

4. — L'exigence d'une concordance tempo-relle entre l'acte dommageable et les fonc-tions, permet de prime abord d'exclure duchamp d'application du régime, sans quecela ne suscite de difficultés, les fautes com-mises par le préposé en dehors de ses heu-res de travail (7), lors d'un congé, ou encorelorsque le contrat de travail qui le lie au com-mettant est rompu, voire simplement sus-pendu (8).

Par ailleurs, lorsque le préposé se trouve surle chemin du travail, il doit, en principe (9),être considéré comme agissant en dehorsdu cadre temporel de ses fonctions. Il enressort que la faute que le préposé pourraitêtre amené à commettre lors de son dépla-

cement n'intervient en principe pas pendantla durée du service, et n'engage donc pas laresponsabilité du commettant.

En revanche, il ne peut se déduire du faitque le préposé à interrompu momentané-ment son travail le temps d'une pause quel'acte dommageable qu'il aurait posé à cetteoccasion se situe nécessairement endehors de la durée des fonctions (10).

5. — Cette condition d'un acte dommagea-ble posé pendant la durée de la fonction ren-voie-t-elle à une exigence plus générale deconcordance spatio-temporelle ? La fauted'un préposé (et notamment l'acte qui résul-te d'un abus de fonctions) ne pourrait-elleengager le commettant que lorsque cet actese déroule durant le service et sur le lieu (11)de celui-ci ? La réponse est, à notre sens,négative, et ce pour plusieurs raisons.

D'abord, il ne peut être fait abstraction destermes qu'emploie la Cour de cassation àtravers sa jurisprudence constante. Ellesubordonne la responsabilité du commet-tant au fait que la faute ait été commise« pendant le service », « pendant la duréedu service », « pendant la durée desfonctions », ou encore « pendant le tempsde la fonction » (cette dernière expressionétant celle utilisée dans les derniers arrêtsde la Cour). Ces expressions, variables enla forme, renvoient, chacune exclusivementà l'idée d'un rattachement temporel.

En second lieu, étendre la portée de cettepremière condition en y intégrant un critèrespatial (acte commis au lieu de la fonction)est contraire à ce qu'enseigne la Cour decassation. Dans son arrêt du 10 février1958 (12), la Cour indique clairement que laresponsabilité du commettant n'est pas sou-mise à la condition que l'acte dommageablesoit commis à l'endroit où le préposé exerceses fonctions. En l'espèce, un veilleur denuit au service d'un hôtel avait profité de saqualité pour s'emparer d'un véhicule et allers'amuser deux heures, ailleurs, avec uncamarade. En cours d'escapade, le préposéavait fautivement causé un accident de la

(7) Encore qu'il faille nuancer cette affirmation à la lu-mière de la définition que donne le professeur Dalcqdes « fonctions », lesquelles viseraient « toute mis-sion confiée par le commettant au préposé, mêmeen dehors du temps et du lieu habituel de sontravail » (R.O. Dalcq, Traité de la responsabilité civi-le, t. I, Les causes de la responsabilité civile, 2e éd.,Bruxelles, Larcier, 1967, p. 611, no 1924). De la sor-te, lorsque le préposé, sur demande du commettant,accomplit une mission en dehors des heures de tra-vail, il doit être considéré comme agissant pendant ladurée du service (R. Kruithof, « Aansprakelijkheidvoor andermans daad... », op. cit., p. 1420, no 35).(8) Voy. J.P. Hasselt, 2e cant., 25 juin 1997, Limb.Rechtsl., 1997, p. 258, et la note d'A. Van der Grae-sen, qui considère que le contrat de travail est sus-pendu en cas de grève annoncée et reconnue parles syndicats.(9) Ainsi, la jurisprudence s'est prononcée à plu-sieurs reprises sur des hypothèses dans lesquellesle préposé effectue un déplacement pour le comptede son employeur et cause à cette occasion un acci-dent (en particulier l'hypothèse dans laquelle le pré-posé, après avoir exécuté sa mission, est supposéretourner le véhicule de service au siège de l'entre-prise, mais accomplit préalablement un détour à desfins personnelles). Il en ressort logiquement que detels déplacements doivent être considérés commeétant effectués pendant la durée des fonctions (de lasorte, aussi longtemps que le préposé n'a pas rentréle véhicule de l'entreprise, il se situe encore dans lecadre temporel des fonctions — Cass., 2 octobre1984, Pas., 1985, I, p. 156). Voy. H. Vandenberghe,M. Van Quickenborne et P. Hamelink, « Overzichtvan rechtspraak (1964-1978) - Aansprakelijkheid uitonrechtmatige daad », T.P.R., 1980, pp. 1336-1338,no 162 ; voy. encore Cass., 26 mars 2003, Pas.,2003, I, p. 647.

(10) Voy. Cass., 27 mars 1944, précité ; Liège,3e ch., 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853.(11) À cet égard, tant le lieu où le préposé accomplitsa mission à l'extérieur de l'entreprise, que le trajetqu'il a pour mission de parcourir, peuvent, à notresens, raisonnablement être assimilé à son lieu detravail.(12) Pas., 1958, I, p. 635.

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circulation. La cour d'appel de Gand avaitestimé que le commettant était responsa-ble, notamment après avoir constaté l'exis-tence d'un lien entre l'acte dommageable etles fonctions. La juridiction d'appel avait eneffet noté que l'accident ne se serait pasproduit si le préposé n'avait pas pu profiterde sa qualité de veilleur de nuit. Dans cecontexte, le demandeur en cassation repro-chait à l'arrêt de n'avoir pas tenu compte dufait que l'acte dommageable avait été com-mis en dehors du lieu de la fonction de sorteque sa responsabilité en tant que commet-tant ne pouvait pas être engagée. Cemoyen a été écarté par la Cour.

Outre cette contrariété avec la jurispru-dence de la Cour de cassation, la responsa-bilité du commettant peut, particulièrementen cas d'abus de fonctions, être engagéepour un acte posé en dehors du lieu de tra-vail.

Il suffit de penser à toutes les hypothèses,semblables à celle explicitée ci-avant, danslesquelles un préposé utilise le véhicule deson commettant pour accomplir une mis-sion et qui, en chemin, fait un détour en vuede servir un intérêt personnel (aller visiterdes amis, faire ses courses, s'abreuverdans un bistrot...). S'écartant du tracé quirelie son entreprise au lieu de sa mission,l'accident que le préposé cause à l'occasionde ce détour ne pourrait plus être considérécomme étant survenu à l'endroit où la fonc-tion est exercée. Pourtant, occasionné pen-dant le service et en lien avec les fonctions(nous verrons qu'en cas d'abus, le lien indi-rect et occasionnel est établi, cfr infra nos 10et s.), il entraîne la responsabilité du com-mettant (13). Il en est de même du préposédans un garage qui, pendant son service,utilise le véhicule d'un client pour faire unepromenade avec son enfant et qui, à cetteoccasion, cause un accident entraînant lamort de l'enfant (14).

L'on pourrait également imaginer l'hypo-thèse d'un professionnel (réparateur, repré-sentant de l'autorité...) qui, pendant sesheures de travail, déciderait de sortir de lazone qui lui a été désignée pour l'exécution

de sa mission, afin de se rendre chez unepersonne âgée. Là, dissimulant ses inten-tions derrière sa qualité et son uniforme, etinvoquant une prétendue mission à accom-plir à domicile, le préposé profiterait del'accès qui lui est donné à l'habitation grâceà cet abus de fonctions pour commettre unvol. Il semble que le commettant devrait ence cas être déclaré responsable, malgré lefait que l'acte dommageable n'ait pas étécommis sur le lieu du travail.

Il résulte de ce qui précède que la concor-dance temporelle requise par la Cour decassation n'appelle pas une concordancespatiale. Le fait que l'acte dommageablesoit posé au lieu où la fonction est exercéen'est pas une condition sine qua non de laresponsabilité du commettant. Par voie deconséquence, constater que l'acte quirésulte d'un abus de fonctions est commisen dehors du lieu du travail ne peut suffire àécarter le régime de l'article 1384, alinéa 3,du Code civil.

On comprend alors que le lieu de la fonctionne représente rien de plus qu'un critère,parmi d'autres, utile pour déterminer si laseconde condition posée par la Cour decassation (le lien, même indirect ou occa-sionnel) est remplie.

2. — L'exigence d'une faute commise « dans les fonctions » -

Lien de connexité

6. — Démontrer que la faute commise par lepréposé l'a été pendant le temps du travailne suffit pas. Encore faut-il prouver l'existen-ce d'un lien, fût-il indirect et occasionnel, en-tre cet acte et la fonction (15). Un tel lien deconnexité peut-il exister alors que le prépo-sé détourne sa fonction ou les moyens y at-tachés à d'autres fins ?

Il est vrai qu'instinctivement, plusieurs con-sidérations pourraient amener à penserqu'aucun lien ne peut être établi entre l'actequi résulte de l'abus et les fonctions danslesquelles le préposé est employé. Pour-quoi le commettant devrait-il en effet répon-dre de son préposé alors que celui-ci sortde l'exécution de sa mission, alors qu'il agit

(13) Voy, pour des exemples, Gand, 20 mai 1959,décision citée et approuvé par Cass., 10 mars 1961,Pas., 1961, I, p. 748 ; Corr. Bruxelles, 2 mars 1983,décision citée et approuvée par Cass., 2 octobre1984, Pas., 1985, I, p. 156 ; voy. encore Cass., 8 juin1964, Pas., 1964, I, p. 1065.(14) Corr. Bruxelles, 30 juin 1948, J.T., 1949, p. 280.

(15) Il faut considérer, de la lecture des termes de laCour de cassation, que ce lien de connexité ne cor-respond pas à un rattachement temporel. Ce derniercritère constitue en effet un élément distinct permet-tant de déterminer si l'acte du préposé est commisdans les fonctions auxquelles il est employé.

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intentionnellement, parfois même en con-trariété avec la loi pénale, alors qu'il agitsans autorisation, voire désobéit ? Aussinaturelles soient ces remarques, elles nesemblent pas juridiquement pertinentespour permettre l'exonération du commet-tant (a). Curieusement, le lien de connexitéexigé apparaît en fait inhérent à l'abus defonctions. Constater un abus, un détourne-ment des fonctions ou des moyens y atta-chés, revient donc à conclure à l'existencedu lien (b).

a. Le lien de connexité en cas d'acte étranger à la fonction,

intentionnel ou interdit

7. — Lorsque le préposé commet une fautealors qu'il exécute la mission qui lui a étéconfiée, il ne fait aucun doute que son acteprésente un lien avec ses fonctions (16).L'acte qui résulte d'un abus de fonctions neressort toutefois pas de cette hypothèse. Ledétournement auquel se livre le préposé neconstitue pas, in se, l'exécution des fonc-tions, et ces dernières n'en ont été que l'oc-casion. Le lien de connexité peut-il doncencore subsister ?

La Cour de cassation, dans son arrêt du27 mars 1944 (17), a précisé qu'« il n'est(...) point requis [pour que la responsabilitédu commettant soit encourue] que l'acteconstitue en lui-même et de façon directel'exercice de la fonction ni que cet exercicesoit ininterrompu ». Le fait que le préposése livre à d'autres activités pendant sesfonctions ne permet donc pas d'exclure lelien de connexité requis (18).

8. — La faute intentionnelle, commise par lepréposé hors l'exécution directe de sa mis-sion, fait-elle obstacle à l'existence du liende connexité exigé ? La question est forcé-ment prégnante lorsqu'il s'agit d'examinerl'abus de fonctions.

Une telle solution s'est déjà rencontréedans la jurisprudence (19). Elle se com-prend dans une certaine mesure : quel prin-cipe permettrait de rendre responsable lecommettant d'un préjudice que le préposé avolontairement causé à autrui et qui, parnature, ne relève pas de l'exécution de lafonction ?

La Cour de cassation, bien avisée, indiquecependant que « la seule circonstance quel'acte illicite, fût-ce une infraction, a étécommis intentionnellement (...) ne peut suf-fire pour conclure que son auteur n'a pasagi dans les fonctions auxquelles il étaitemployé » (20). Et de fait, en tant que tel, lecaractère intentionnel ou non de la faute, sagravité, est sans incidence sur l'appréciationde l'existence d'un lien entre cette faute et lafonction (21), qui s'examine au regard descirconstances externes à l'acte même (22).

L'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du3 novembre 2005 (23) permet de prendretoute la mesure de cette constatation. Unpréposé à l'entretien d'un hôpital avaitagressé sexuellement une patiente hospita-lisée pour une dépression nerveuse. Sil'acte apparaît grave, intentionnel et infrac-tionnel, la cour décide pourtant, à l'appui dela seule analyse des circonstances factuel-les (24) entourant celui-ci, que le préposé abien agi dans les fonctions auxquelles ilétait employé (25).

(16) Classiquement, l'on distingue selon que le prépo-sé a mal exécuté les ordres de son commettant ouque, les ayant correctement suivis, ceux-ci l'amènentà accomplir un acte illicite (R.O. Dalcq, op. cit., p. 609,no 1916, et les références citées ; voy. pour des illus-trations H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... »,T.P.R., 2000, p. 1863, no 134).(17) Précité note (6).(18) La Cour a même indiqué que le fait que les ac-tes du préposé ne peuvent manifestement et mêmed'aucune manière rentrer dans ses fonctions ne suffitpas à exclure le lien de connexité (Cass.,11 décembre 2001, Pas., 2001, p. 2076).

(19) Voy. notamment Bruxelles, 31 mars 1965,R.C.J.B., 1965, p. 253, note J. Dabin ; Pol. Bruxel-les, 18 janvier 1996, J.J.P., 1996, p. 235.(20) Cass., 11 décembre 2001, Bull. ass., 2002,p. 361 (traduction libre), note J. Vanhoren ; voy. en-core Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008, I, 1978 ;Anvers, 16 juin 2010, Limb. Rechtsl., 2011, p. 134.(21) L'article 1384 du Code civil n'opère d'ailleursaucune distinction à cet égard (R. Kruithof,« Aansprakelijkheid voor andermans daad... », op.cit., p. 1422, no 38) ; voy. également L. Cornelis,Principes du droit belge de la responsabilité, op. cit.,p. 405, no 233.(22) Les faits ayant mené à la décision de la Cour decassation concernait des coups et blessures occa-sionnés volontairement à la suite d'une dispute entretravailleurs. Voy. également Anvers, 19 décembre2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109.(23) R.G.A.R., 2007, no 14284.(24) À savoir, notamment, le fait que le prévenu dis-posait d'un passe-partout lui permettant de se rendreaisément à tout endroit de l'hôpital, et le fait qu'il s'estrendu dans le service de psychiatrie, où a eu lieu leviol, sous le couvert de ses fonctions, revêtu de sonhabit de travail, de sorte qu'il a pu pénétrer dans leditservice et dans la chambre de la victime sans être in-terpellé par le personnel infirmier ou médical.(25) Voy. encore Corr. Bruxelles, 9 avril 1998,J.L.M.B., 1998, p. 756, pour le cas d'un curé ayant

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9. — Que penser enfin de l'hypothèse danslaquelle le préposé adopte un comporte-ment qui lui a pourtant été interdit par lecommettant ? Encore une fois, une exonéra-tion de ce dernier peut alors sembler naturel-le.

À l'instar de ce qu'elle enseigne au regardde la faute intentionnelle, la Cour de cassa-tion n'adopte à nouveau pas cette solution.Elle indique en effet que le juge peut déci-der légalement qu'il existe un lien occasion-nel et indirect entre l'acte du préposé et lesfonctions, même lorsque qu'il constate quecet acte est interdit par le commettant oucontraire au règlement du travail (26). Lesjuges du fond statuent dans le même sens(27).

La solution demeure a fortiori identiquelorsqu'en l'absence d'autorisation, le pré-posé est l'auteur d'un acte illicite (28).

b. Le lien de connexité inhérent à l'abus de fonctions

10. — On sait que la Cour de cassation in-terprète très largement le lien de connexitéqui doit unir la faute du préposé aux fonc-tions. Ainsi, l'existence de ce lien ne peutpas être confondue avec la démonstrationd'une relation causale. Il n'est en effet pasrequis qu'un lien aussi fort unisse l'acte à lafonction. Un simple rapport de circonstancesparaît suffisant (29).

Lorsqu'un préposé abuse de ses fonctions,qu'il les détourne à des fins étrangères à samission, et qu'il en résulte un dommage, ilnous semble que le lien entre la faute de cepréposé et les fonctions est de facto établi.Pour bien le comprendre, il suffit de mettreen exergue deux situations classiquesd’abus de fonctions : le préposé d’une ban-

que qui, profitant de sa qualité et desmoyens liés à sa fonction, détourne lesfonds remis par un client; et celui qui, utili-sant de manière abusive le véhiculle mispar son employeur à sa disposition, causeun accident.

Dans le premier cas, l’acte dommageablequi fonde la réclamation de la victime estl’abus de fonctions lui-même (31). Ici, ladémonstration de l'existence du lien entrel'abus lui-même et les fonctions nous paraîtlimpide. En effet, l'abus, le détournement,n'a pu intervenir qu'à l'occasion des fonc-tions (32). Il est intrinsèquement et directe-ment en relation avec elles puisque par défi-nition, sans fonctions, il ne peut y avoir abusde ces fonctions. Il s'agit là d'un lien plusétroit que le simple rapport de circonstancerequis.

Dans la seconde hypothèse, l’acte domma-geable (à savoir, l’accident en tort), quifonde la réclamation du tiers n’est pas cons-titutif, comme tel, d’un abus de fonctions.Dans ce cas, l'abus de fonctions (le détour-nement du véhicule) permet de faire la jonc-tion entre l'acte et les fonctions. En effet,sans l'abus, et donc sans la qualité et lesmoyens liés à la fonction, l'acte illicite (l'acci-dent) n'aurait pu être posé, et le tiersn'aurait pas subi de préjudice. En ce sens,la faute apparaît nécessairement en lienavec les fonctions, celles-ci ayant facilité etpermis l'acte illicite (34).

11. — La jurisprudence de notre Cour suprê-me confirme ce point de vue. Ainsi, dans son

commis un viol et un attentat à la pudeur dans le ca-dre de ses activités de catéchisme, les autorités ec-clésiastiques supérieures ayant été déclarées civile-ment responsables (décision réformée en appel,mais pour d'autres raisons, voy. Bruxelles, 25 sep-tembre 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1436) ; Bruxelles,8 mai 1985, R.G.A.R, 1985, no 10993.(26) Voy. Cass., 24 décembre 1980, Pas., 1981, I,p. 464.(27) Comm. Hasselt, 1e ch., 22 janvier 2003, R.W.,2004-2005, p. 989 ; J.P. Malines, 2 novembre 2005,R.W., 2005-2006, p. 1151, note R. Blanpain.(28) Voy. Cass., 19 septembre 2008, Pas., 2008,1978.(29) R.O. Dalcq, op. cit., p. 615, no 1957 ; voy. éga-lement Cass., 19 avril 1928, Pas., 1928, I, p. 133.(30) Note supprimée.

(31) Le professeur Dalcq précisait que l'abus defonctions « ne qualifie pas la faute du préposé »(R.O. Dalcq, op. cit., p. 610, no 1920). Il est cepen-dant des cas dans lesquels l'abus de fonctions s'as-simile à l'acte illicite, il qualifie la faute du préposé.Nous voyons ici que ce n’est pas toujours le cas, etl’abus de fonctions s’assimile parfois à l’acte illicite, ilqualifie la faute du préposé. Ainsi, dans une espècetranchée par la cour d'appel de Mons le 2 février2004 (R.G.A.R., 2005, no 14054), un policier avaitfait usage de son arme de service pour attenter à lavie de l'amant de sa femme, abusant ainsi de sonoutil de travail. On peut encore noter l'arrêt de la courd'appel de Bruxelles du 19 novembre 1980 (décisioncitée et approuvée par Cass., 9 février 1982, Pas.,1982, I, p. 726) qui condamne un commettant à ré-pondre de son préposé qui avait pris connaissance,grâce à ses fonctions, d'un télex confidentiel qu'ilavait communiqué à un tiers. Cela avait permis à cetiers de commettre un vol.(32) J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelle oulourde du préposé... », op. cit., p. 270.(33) Note supprimée.(34) R.O. Dalcq, op. cit., p. 609, no 1918.

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Exercice des fonctions — F.35

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arrêt du 10 février 1958, précité, la Cour decassation, à propos du préposé d’un hôtelqui avait profité de sa qualité de veilleur denuit et d'une clef spéciale mise à sa disposi-tion par ledit hôtel pour s'emparer du véhicu-le d'un client, a validé le raisonnement de lajuridiction de fond, selon lequel « l'accidentqui a causé le dommage subi par ladite voi-ture n'aurait jamais pu se produire s'il n'avaitpas agi en sa qualité de veilleur de nuit pourcompte de l'hôtel (...) ; que, partant, l'acci-dent et le dommage qui en est résulté sontbien en relation avec la mission qui lui avaitété confiée » (35).

De même, dans son arrêt du 2 octobre1984, la Cour a également suivi le tribunalcorrectionnel de Bruxelles qui, pour justifierdu lien entre l'acte illicite et les fonctions,s'était uniquement fondée sur la considéra-tion selon laquelle « le prévenu (...) a abuséde ses fonctions et des moyens mis à sadisposition par son employeur en condui-sant la voiture de la firme pour se rendredans des cafés en dépit de la déchéance dudroit de conduire prononcée contre lui »(36).

B. — Difficultés autour de la définition de l'« abus de fonctions »

12. — Nous avons jusqu'à maintenant ap-préhendé l'« abus de fonctions » à traversl'idée d'un détournement (37). Il s'en déduitqu'au-delà de la notion et sa définition, cesont les circonstances de fait qui importent.La seule question que doit se poser le jugeest celle de savoir si sont réunies les condi-tions fixées par la Cour de cassation pour lamise en cause de la responsabilité du com-mettant, à savoir la concordance temporelleet le lien de connexité. Et lorsqu'il ressortdes circonstances de fait que le préposé dé-tourne les moyens liés à sa fonction à desfins qui y sont étrangères, la condition delien est établie. Recourir en sus à la notiond'« abus de fonctions » ne semble pas né-cessaire, sauf peut-être pour identifier le

phénomène. De même, fixer précisémentles contours d'une définition paraît vain.

Malgré cela, la définition de l'abus de fonc-tions apparaît comme une pierre d'achop-pement dans l'examen du régime qui s'atta-che à cet abus. Il faut dire qu'une certaineconfusion règne à ce propos. Certes, auregard de ce qui vient d'être dit sur l'inutilitéd'une définition, l'on serait tenté de contour-ner cet écueil. Mais le fait que la Cour decassation utilise l'expression « abus defonctions » (38), mais sans la définir, nousoblige à en déterminer les contours, àl'aune des développements doctrinaux en lamatière.

13. — Comme nous le proposons, une largemajorité identifie l'abus de fonctions au dé-tournement des moyens liés à la fonction(39). Quelques auteurs l'appréhendent tou-tefois d'une manière plus large, en indiquantqu'il s'agit de « l'acte du préposé ne consti-tuant pas la mauvaise exécution des fonc-tions, mais qui, commis à l'occasion dece l l es -c i , engage en p r inc ipe lecommettant » (40). Dans cette deuxième ac-ception, la notion couvre des hypothèses quine constituent pas des « abus de fonctions »sensu stricto (détournement) (41).

L'arrêt de la cour d'appel de Liège du28 juin 1996 (42) permet d'illustrer le pro-pos. La juridiction liégeoise a condamné uncommettant à répondre du dommagerésulté du jet d'un pétard, par un préposé,dans le local de l'entreprise. Si la blague àlaquelle s’était livrée ce préposé ne consti-tuait manifestement pas la mauvaise exécu-tion des fonctions et engageait son com-mettant, elle ne peut s'analyser en un abusde fonctions sensu stricto (43). Les fonc-

(35) Cass., 10 février 1958, Pas., 1958, I, p. 635.(36) Cass., 2 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 156.(37) Et plus précisément le détournement d'une pré-rogative liée à la fonction (pouvoir de se prévaloird'un titre, d'accéder à un lieu, d'utiliser des moyensmatériels...), sciemment mise au service d'intérêtsétrangers à celle-ci — cfr supra no 2.

(38) Cfr infra no 14.(39) Voy les références citées en note (1).(40) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité ducommettant pour abus de fonctions de sonpréposé », note sous Cass., 26 octobre 1989,R.C.J.B., 1992, p. 232, no 6 ; J.-L. Fagnart, « La res-ponsabilité du banquier du fait de ses préposés », inHommage à Jacques Heenen, Bruxelles, Bruylant,1994, p. 132, no 4 ; P. Henry et B. de Cocquéau,« Le point sur la responsabilité du commettant », op.cit., p. 203.(41) Cfr supra no 2.(42) Liège, 28 juin 1996, R.G.A.R., 1997, no 12853.(43) Voy. également Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C.,2001, p. 626, qui rend également responsable uncommettant pour une blague similaire (jet d'un pé-tard par un préposé en guise de blague, duquel s'en-suit une perte d'ouïe d'un collègue).

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tions du préposé et les moyens y liés ne luiont, de fait, pas procuré un biais nécessaireou indispensable à la satisfaction d'un inté-rêt étranger à celle-ci. Il en est de mêmelorsqu'une rixe survient entre plusieurs pré-posés, ou entre un préposé et un tiers (44).Etrangère à l'exécution de la mission, elleest susceptible d'engager le commettant,sans pour autant constituer un détourne-ment des fonctions (45).

Il existe donc deux acceptions différentes,pour une seule et même notion (46).

À ce titre, il nous semble que définir l'abusde fonctions comme l'ensemble des actesqui ne constituent pas l'exécution de la fonc-tion mais qui engagent la responsabilité ducommettant, présente peu d'intérêt. Pour lecomprendre, il faut savoir que les partisansde cette définition large opèrent une classifi-cation parmi les actes que peut accomplir lepréposé à l'occasion des fonctions (c'est-à-dire les actes qui ne constituent pas l'exécu-tion de la fonction) et pendant leur durée. Ilsdist inguent parmi ceux-ci l '« abus defonctions », tel qu'ils le définissent (cfr ci-dessus) et qui, en lien avec les fonctions,engage le commettant, et l'« acte étranger àla fonction » qui, contrairement à l'abus, neprésente pas un lien de connexité avec lafonction (47). En d'autres termes, la qualifi-cation d'« abus de fonctions » dépendrait,

non pas spécifiquement de l'existence d'undétournement des moyens liés à la fonction,mais du fait que l 'acte dommageableengage le commettant, qu'il est ou non enlien, fût-il indirect et occasionnel, avec lesfonctions (48). C'est en cela que se révèlel'inanité de cette approche. L'abus n'estdécrit qu'à partir de son effet, celui d'enga-ger la responsabilité du commettant, quisuppose le lien de connexité. Ceci ne définitpas concrètement l'abus, ni les traits essen-tiels qu'il doit présenter pour avoir cet effet.

La définition stricte, bien que peu utile,apparaît plus intéressante. Dans ce cas, eneffet, l'abus renvoie au fait du détournementpar le préposé. Il identifie en d'autres ter-mes une circonstance factuelle qui, nous lesavons (49), permet de mener à la consta-

(44) Voy. par exemple Anvers, 12e ch., 19 décembre2001, Limb. Rechtsl., 2002, p. 109.(45) De manière générale, considérer qu'accomplirun acte illicite sur le lieu du travail constitue un dé-tournement, un « abus du lieu de travail » est, à no-tre sens, aller trop loin. Il faut en effet que le lieu aitété un instrument, un moyen utilisé aux fins de com-mettre l'acte illicite, ce qui ne peut se déduire du sim-ple fait que cet acte est commis à l'entreprise. S'il estvrai que dans l'absolu, le préposé accomplit un acteétranger aux intérêts de son commettant alors qu'ilfait usage du droit que lui confère sa fonction d'êtreprésent sur le lieu de son travail, ce droit n'est pasutilisé comme moyen nécessaire en vue d'accomplirun acte étranger à la mission, il n'est pas détournésciemment en vue de se procurer un gain illicite oude nuire.(46) Ce que note également l'avocat généralT. Werquin dans ses conclusions précédant l'arrêtdu 21 mars 2013, précité (T. Werquin, concl. préc.Cass., 21 mars 2013, www.cass.be, p. 12, no 5) ;comp. L. Cornelis, Principes du droit belge de la res-ponsabilité, op. cit., pp. 401-404, qui distingue bienl'abus de fonctions sensu stricto des actes commis àl'occasion des fonctions qui n'en sont pas (dans lemême sens, voy. R. Pirson et A. de Villé, Traité de laresponsabilité civile extracontractuelle, t. I, Bruxel-les, Bruylant, 1935, p. 261).(47) Voy. également R.O. Dalcq, op. cit., pp. 619 ets., nos 1968 et s (voy. spécialement no 1970).

(48) Cette compréhension de la notion trouve proba-blement une partie de son influence dans la doctrinejuridique française. Nombreux sont en effet lesauteurs français qui, lorsqu'ils présentent le régimede la responsabilité des commettants, abordent ladifficulté liée à l'appréciation du lien entre la fonctionet l'acte qui ne constitue pas l'exécution de sa mis-sion par le préposé à travers la seule problématiquede l'abus de fonctions (voy. récemment G. Viney etP. Jourdain, Traité de droit civil - Les conditions de laresponsabilité, 3e éd., Paris, L.G.D.J., 2006, pp. 995et s. ; P. Brun, Responsabilité civile extracontractuel-le, Paris, Litec, 2005, pp. 278 et s. ; M. Fabre-Ma-gnan, Droit des obligations, t. II, Responsabilité civileet quasi-contrats, Paris, P.U.F., 2007, pp. 324 et s. ;M. Bacache-Gibeili, Droit civil, t. V, Les obligations,la responsabilité civile extracontractuelle, Paris, Eco-nomica, 2007, pp. 264 et s. ; voy. également H. etL. Mazeaud et A. Tunc, Traité théorique et pratiquede la responsabilité civile délictuelle et contractuelle,t. I, 6e éd., Paris, Montchrestien, 1965 ; voy. encoreR. Rodière, obs. sous Cass. fr. civ., 19 décembre1950, J.C.P., II, no 6577 qui opère la même distinc-tion entre abus de fonctions et acte étranger à celles-ci). Ils ne lui attachent par ailleurs pas expressémentle sens que la plupart des auteurs lui donnent en droitbelge (voy. P. Brun, op. cit., p. 282, considère parexemple que le fait pour le préposé de s'être servi deses fonctions pour commettre l'acte dommageablene représente qu'une illustration parmi d'autres d'un« abus de fonctions ») et y rapportent des illustra-tions qui, à strictement parler, n'en sont pas toujourset renvoient de ce fait à cette conception extensive(voy. par exemple H. et L. Mazeaud et A. Tunc, op.cit., pp. 983 et s. qui donnent notamment l'exemplede rixes survenues entre préposés, ou entre un pré-posé et un tiers. Or, nous avons déjà examiné [cfr su-pra no 13] que, sauf à constater qu'un outil de travailait pu servir dans l'altercation, un préposé qui se livreà une dispute n'utilise pas sa fonction ou les préroga-tives y liées à cette fin. Il commet uniquement un actequi ne rentre pas dans l'exécution de sa mission, àl'occasion de celle-ci). L'abus de fonctions est enoutre parfois défini négativement, comme l'acte com-mis à l'occasion des fonctions mais ne se rattachantpas aux fonctions (voy. notamment M. Bacache-Gi-beili, op. cit., p. 264).(49) Cfr supra nos 10-11.

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tation de l'existence d'un lien de connexité,et donc d'engager éventuellement la res-ponsabilité du commettant (50).

C. — La jurisprudence de la Cour de cassation : l'arrêt du 26 octobre 1989

14. — Nous pouvons conclure de ce qui adéjà été dit qu'a prior i, le régime del'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne diffè-re pas dans l'hypothèse d'un abus de fonc-tions. La victime sera toutefois en bonneposture pour démontrer aisément que la fau-te du préposé a été commise « dans lesfonctions », puisqu'il lui suffit de démontrerla réalité de l'utilisation abusive des fonc-tions, et le fait que l'acte qui en résulte a étécommis pendant la durée des fonctions (51).

La Cour de cassation a pourtant consacréspécifiquement la notion (sans toutefois ladéfinir (52)), en y attachant une formule pro-pre. Ainsi, dans un arrêt de principe bienconnu du 26 octobre 1989, après avoir rap-pelé qu'il suffit que l'acte du préposé « aitété accompli pendant le temps de la fonc-tion et soit, même indirectement et occa-sionnellement, en relation avec laditefonction », elle enseigne que « si l'acte illi-cite accompli par le préposé résulte d'unabus de fonctions, le commettant n'est exo-néré de sa responsabilité que si son pré-posé a agi hors des fonctions auxquelles ilétait employé, sans autorisation, et à desfins étrangères à ses attributions » (53).

En l'espèce, le préposé d'une banque,gérant d'agence, s'était fait remettre desfonds par un couple en vue d'opérer un pla-cement, et les avait finalement frauduleuse-ment détournés. Il avait ainsi abusé de saqualité d'agent, en laquelle les clientss'étaient fiés pour lui confier l'argent.

15. — La formule utilisée dans cet arrêt a étéreprise comme telle de la jurisprudence fran-çaise en la matière, et plus particulièrementde l'arrêt de l'assemblée plénière de la Courde cassation du 19 mai 1988, statuant spé-cifiquement à la suite d'un abus de fonctions(sensu stricto), dans lequel elle a indiquéque « le commettant ne s'exonère de sa res-ponsabilité que si son préposé a agi horsdes fonctions auxquelles il était employé,sans autorisation, et à des fins étrangères àses attributions » (54). Cette décision fonda-mentale tranchait alors une problématique àl'origine d'une importante divergence (initiéedans les années 1950) entre la chambre cri-minelle et la deuxième chambre civile de laCour de cassation française, relative à l'ap-préciation du lien qui doit exister entre l'acteillicite et les fonctions pour engager la res-ponsabilité du commettant (55). Selon lapremière, attachée à une conception restric-tive et subjective, l'acte commis dans un in-térêt autre que celui de l'employeur nepouvait entrer « dans la fonction » (56). Ladeuxième paraissait plutôt encline à une ap-proche extensive et objective, se rappro-chant de la sorte de notre jurisprudence. Elleconsidérait ainsi que le fait pour la fonctiond'avoir facilité l'acte dommageable du pré-posé suffisait pour entraîner la responsabili-té du commettant (57), et ce encore que le

(50) Pour reprendre la classification incriminée ci-dessus, il faudrait alors distinguer dans la premièrecatégorie, parmi les actes qui ne sont pas« étrangers à la fonction », l'abus de fonctions, pourlequel le lien de connexité est avéré, des autres ac-tes commis à l'occasion des fonctions, qui nécessi-tent un examen plus approfondi en vue de déceler lelien exigé.(51) Cfr supra nos 10 et s.(52) Au regard de la formule utilisée par la Cour, leseul enseignement que l'on peut tirer de manièrecertaine à propos de la notion est que tous les abusde fonctions n'engagent pas la responsabilité ducommettant.(53) Cass., 26 octobre 1989, Pas., 1990, I, p. 241 ;R.C.J.B., 1992, p. 216, note C. Dalcq, R.G.D.C.,1991, p. 623, note O. Clevenbergh, J.L.M.B., 1990,p. 75, note G. Schamps, p. 537 ; voy. encoreN. Jeger, « Kritische bedenkingen bij de aansprake-lijkheid van de aansteller in geval van misbruik vanfunctie van de aangestelde : een stand van zaken nade cassatiearresten, van 26 oktober 1989,4 november 1993 en 11 maart 1994 », R.W., 1996-1997, pp. 176 et s. ; L. Cornelis, « Plaidoyer pourune responsabilité uniforme en cas d'abus defonctions », note sous Cass., 4 novembre 1993 etCass., 11 mars 1994, R.C.J.B., 1997, pp. 335 et s. ;

T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencon-tractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 417 ets. ; H. Vandenberghe, M. Van Quickenborne etL. Wynant, « Overzicht van rechtspraak (1985-1993)- Aansprakelijkheid uit onrechtmatige daad »,T.P.R., 1995, pp. 1439 et s.(54) Cass. fr., ass. plén., 19 mai 1988, D., 1988, J.,p. 513, note C. Larroumet ; Gaz. Pal., 1988, p. 640,avec les conclusions de M. Dorwling-Carter.(55) À cet égard, voy. G. Viney et P. Jourdain, op.cit., pp. 1000 et s. ; P. Brun, op. cit., pp. 279 et s. ; M.Fabre-Magnan, op. cit., pp. 324 et s. ; M. Bacache-Gibeili, op. cit., pp. 264 et s ; C. Dalcq, « Les limitesde la responsabilité du commettant pour abus defonctions de son préposé », op. cit., pp. 233 et s.(56) Cass. fr., 2e ch. civ., 1er juillet 1954, D., 1954,p. 628 ; Cass. fr., 2e ch. civ., 14 juin 1957, D., 1958,p. 53, note R. Savatier.(57) Voy. M. Fabre-Magnan, op. cit., p. 325, qui indi-que que la Cour se contente d'un « lien quelconque ».

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but poursuivi ait été étranger à cette fonction(58).

Face à cette opposition, la formation plé-nière de la Cour suprême française estintervenue à quatre reprises, chaque foisdans des hypothèses d'abus de fonctions(sensu stricto), avant de fixer son enseigne-ment dans le sens répété ci-avant (59). Lefait pour le préposé de poursuivre un butétranger à sa mission n'est désormais plussuffisant pour exclure la responsabilité ducommettant, dès lors que ce préposé a étéautorisé à poser l'acte illicite ou, plus fré-quemment, lorsqu'il a agi dans les fonctionsauxquelles il était employé, et notammentqu'il a trouvé dans son service « l'occasionet les moyens de sa faute » (60).

Cette jurisprudence, qui ne semble pas spé-cifiquement relative à l'abus de fonctions(sensu stricto) (61), mais plus généralementà l'appréciation du lien entre l'acte illicite etles fonctions (62), induit donc la responsabi-lité du commettant en cas d'abus.

Si l'on comprend que nos voisins devaientimpérativement mettre fin à une controversenéfaste à la sécurité juridique, la formuleainsi retenue était-elle nécessaire en droitbelge ? La réponse nous paraît négative.Depuis bien longtemps, notre Cour de cas-sation s'était en effet déjà prononcée enfaveur d'une appréciation particulièrementlarge du lien de connexité. Faut-il alors voirdans l'adoption de cette formule singulièreune dérogation à cette jurisprudence en casd'abus de fonctions ? L'analyse des troisconditions cumulatives d'exonération ducommettant (absence d'autorisation, pour-

suite d'un objectif étranger, et acte situé endehors des fonctions) ne semble pas con-duire à cette conclusion.

16. — Ainsi le préposé doit avoir agi « horsdes fonctions auxquelles il était employé ».Rien d'inédit dans cette formule, simple ré-pétition négative de l'exigence posée parl'article 1384, alinéa 3, du Code civil, qui re-quiert que l'acte ait été commis « dans lesfonctions auxquelles il était employé ». Celasignifie donc que l'acte doit avoir été accom-pli hors le temps de la mission et ne présen-ter aucun lien avec celle-ci, selon les règlesdécrites ci-avant (63).

Nous l'avons vu (64), dès lors que l'acte illi-cite résulte d'un abus de fonctions (et tel estle point de départ de la jurisprudence de laCour (65)), le lien de connexité entre cetacte et les fonctions est établi de facto. End'autres termes, l'éventualité d'un acterésultant d'un abus commis hors fonctionsne s'envisage qu'au regard de la conditionde temporalité (66). Le constat est le mêmepour ceux qui privilégient une conceptionlarge de la notion, laquelle englobe l'ensem-ble des actes commis à l'occasion des fonc-tions qui ne constituent pas l'exécution decelle-ci (67). En effet, dans leur conception,l'abus de fonctions suppose l'existence d'unlien de connexité, en ce sens qu'il ne peut yavoir abus que si ledit lien est établi (68).

(58) Cass. fr. crim., 20 mars 1958, Bull. crim.,no 280.(59) Cass. fr., ch. réunies, 9 mars 1960, D., 1960,p. 329, note R. Savatier ; J.C.P., 1960, II, no 11559,note R. Rodière ; Cass. fr., ass. plén., 10 juin 1977,D., 1977, p. 465, note C. Larroumet ; J.C.P., 1977, II,no 18730, obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 17 juin1983, D., 1984, p. 134, note D. Denis ; J.C.P., 1983,II, no 20120, note F. Chabas, RTD civ.,1983, p. 749,obs. G. Durry ; Cass. fr., ass. plén., 15 novembre1985, D., 1986, p. 81, note J.-L. Aubert ; J.C.P.,1986, II, no 20568, note G. Viney.(60) G. Viney et P. Jourdain, op. cit., p. 1006,no 805.(61) L'assemblée plénière de la Cour de cassationfrançaise n'utilise d'ailleurs pas, contrairement à no-tre Cour, l'expression « abus de fonctions ».(62) Encore que tous les arrêts rendus par l'assem-blée plénière à ce sujet se soient construits à partirde cette hypothèse, ce qui entretient sans doute laconfusion mise en évidence ci-avant.

(63) Cfr supra nos 3 et s.(64) Cfr supra nos 10-11.(65) « (...) si l'acte illicite accompli par le préposé ré-sulte d'un abus de fonctions ».(66) Voy. les développements révélateurs deP. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plénièreen matière d'abus de fonctions ! », RTD civ., 1989,p. 93 ; voy. également Mons, 2 février 2004,R.G.A.R., 20005, no 14054, à propos d'un policiers'étant servi de son arme de service pour attenter àla vie de l'amant de sa femme. La cour d'appel deMons a ainsi décidé que ce policier, abusant de sesfonctions, avait agi hors celles-ci, au seul motif queles faits s'étaient déroulés en dehors du temps deson service (le débat n'avait d'ailleurs porté que surce point).(67) Cfr supra nos 12 et s.(68) Il est dans ce contexte remarquable de consta-ter que ces auteurs (C. Dalcq, « Les limites de la res-ponsabilité du commettant pour abus de fonctions deson préposé », op. cit., p. 239, no 16 ; J.-L. Fagnart,« La responsabilité du banquier du fait de sespréposés », op. cit., p. 134, no 4 ; P. Henry et B. deCocquéau, « Le point sur la responsabilité ducommettant », op. cit., p. 204, no 32), dans l'analysede cette première condition, se réfèrent systémati-quement, pour apprécier si le préposé a agi hors desfonctions auxquelles il était employé, au « cadre ob-jectif des fonctions » (notion qui n'est pas sans évo-

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La charge de la preuve pose par ailleursquestion. Si la règle veut que la victime soitseule tenue de démontrer la réunion desconditions de la responsabilité (article 1315,alinéa 1er, du Code civil), la Cour de cassa-tion, en subordonnant l'exonération du com-mettant au fait que le préposé ait agi endehors des fonctions, laisse penser qu'elleopère un renversement de cette charge.C'est en tout cas en ce sens que tant plu-sieurs décisions des juridictions de fond(69) que de nombreux auteurs (70) interprè-tent l'enseignement de la Cour. Du reste,c'est ainsi que la doctrine française analysela formule (identique, faut-il le rappeler) desa Cour de cassation (71).

Il n'est pourtant pas certain que l'enseigne-ment de notre Cour suprême, qui traduitsimplement le fait que le commettant nepourrait échapper à sa responsabilité si sonpréposé a agi dans les fonctions, doit ame-ner cette conclusion. Sur le plan des princi-pes, rien ne justifie une telle solution, déro-gatoire à l'article 1315, alinéa 1er, du Codecivil. L'abus de fonctions ne représente, entant que tel, qu'une circonstance entourantl'acte illicite dont est victime le tiers, qui doitrester tenu de prouver ce qu'il allègue (72)(73).

17. — Outre cette condition classique d'unacte accompli dans (ou hors) les fonctions,la Cour de cassation exige que le préposén'ait pas été autorisé à accomplir l'acte illici-te.

Immédiatement, il convient de s'interrogersur l'objet de l'autorisation. S'agit-il de l'acteillicite final, qui est la cause directe du préju-dice subi par le tiers, ou de l'abus de fonc-tions en tant que tel, à savoir l'utilisation desa fonction à des fins étrangères à ses attri-butions (74) ? Il est en tout cas difficilementconcevable que l'acte illicite ait pu être auto-risé par le commettant (sauf des hypothè-ses où le commettant entend commettre untel acte).

Parallèlement, quelle que soit la significa-tion attachée à l'abus, il ne saurait êtrequestion d'une autorisation donnée par lecommettant, sous peine de faire disparaîtrecet abus, et par conséquent les trois condi-tions qui en découlent. Ainsi, au sens strict,

quer la controverse qui a divisé pendant longtempsles chambres de la Cour de cassation française, etque l'arrêt du 19 mai 1988, précité, a tranché au pro-fit d'une appréciation objective du lien de connexitéqui doit exister entre l'acte dommageable et les fonc-tions.). Cela ne renvoie à rien d'autre qu'aux règlesqui permettent de démontrer l'existence du lien deconnexité. Or, une telle analyse ne devrait pas êtrenécessaire s'il l'on part du postulat de la Cour selonlequel il y a abus de fonctions. D'autres, alors qu'ilsdéfinissent cette fois l'abus au sens strict, tel quenous l'avons avancé, estiment, dans le cadre de lajurisprudence ici examinée, qu'il faudra dans lemême temps encore s'interroger, en une telle hypo-thèse, sur l'existence du lien de connexité, par lebiais d'autres critères, tel le lieu de survenance del'acte dommageable, ce qui est pourtant inutile(T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencon-tractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 418 ets. [il faut d'ailleurs noter pour le surplus que cesauteurs n'analysent la problématique du lien indirectet occasionnel qu'à travers l'abus de fonctions, alorspourtant que de nombreux exemples y rapportés nepourraient recevoir la qualification d'« abus defonctions » au sens strict]) ; voy. égalementN. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,p. 179 ; B. Wylleman, « Artikel 1384, 3e lid B.W., hetmisbruik van functie door de aangestelde en de ken-nis van dit misbruik in hoofde van het slachtoffer »,note sous Bruxelles, 27 mars 1995, A.J.T., 1995-1996, pp. 229-230). Voilà bien une manifestationsupplémentaire de ce qu'une certaine confusion rè-gne autour de la notion d'abus de fonctions, maiségalement que la doctrine se nourrit d'elle-même, aurisque en ce cas d'entretenir cette confusion.(69) Voy. Liège, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001,p. 613 ; Anvers, 30 mai 2000, R.G.D.C., 2001,p. 626 ; Bruxelles, 27 mars 1995, T. Not., 1996,p. 115 ; Corr. Bruges, 17 juin 1992, T.B.R., 1993,p. 82.(70) Voy. J.-L. Fagnart, « Responsabilité du faitd'autrui », op. cit., p. 189, no 45 ; L. Cornelis, « Plai-doyer pour une responsabilité uniforme en casd'abus de fonctions », op. cit., p. 336 ; N. Jeger,« Kritische bedenkingen... », op. cit., p. 176 ;G. Schamps, « La responsabilité du commettant encas d'abus de fonctions du préposé », J.L.M.B.,1990, p. 538 ; K. Geelen, « Blijft de aanstelleraansprakelijk... », op. cit., p. 1.(71) P. Brun, op. cit., p. 279, note (197) ; G. Viney etP. Jourdain, op. cit., p. 1005, no 804.

(72) En ce sens, voy. Mons, 2 février 2004, préciténote (88) ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une respon-sabilité uniforme en cas d'abus de fonctions », op.cit., pp. 336-337, no 19.(73) La démonstration des deux autres conditions,dont question ci-après, ne pourrait par contre incom-ber au tiers victime, uniquement tenu d'apporter lapreuve de ce que l'acte a été accompli « dans lesfonctions ». Celles-ci ont, du reste, pour seul objectifde délier le commettant de sa responsabilité (voy.également C. Dalcq, « Les limites de la responsabi-lité du commettant pour abus de fonctions de sonpréposé », op. cit., p. 238, no 16, qui ajoute, à proposde la condition d'autorisation, que la victime,« étrangère à la marche de l'entreprise », ne serad'ailleurs pas en mesure de prouver qu'elle aurait étédonnée). Il serait donc absurde d'exiger de la victimequ'elle se démène pour libérer un potentiel débiteurde son obligation de réparation.(74) Prenant l'exemple de l'utilisation de la voiture deson employeur à des fins privées, l'autorisation doit-elle porter sur le fait d'utiliser le véhicule pour pour-suivre un autre intérêt que la réalisation de son tra-vail, ou sur l'accident qui va en résulter ?

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l'abus de fonctions suppose, par définition,la poursuite d'un intérêt autre que celui deson commettant, de sorte qu'il impliquel'absence d'autorisation. Dans son accep-tion large, critiquée, l'abus suppose en toutétat de cause que le préposé soit sorti del'exécution de sa mission, ce qui ne sauraitêtre le cas si le commettant a permis l'acteposé.

Au regard de ces circonstances, dès lorsque la Cour de cassation n'attend la preuvede l'absence d'autorisation qu'en présenced 'un abus de fonct ions, la cond i t iond'absence d'autorisation sera a priori tou-jours remplie (75). L' intérêt de cetteseconde condition apparaît donc douteux(76). D'autant que nous avons vu que nil'absence d'autorisation, ni l'interdiction, nefont disparaître le lien exigé entre l'acte etles fonctions (77).

18. — La dernière condition d'exonérationqu'impose la Cour de cassation a trait auxdispositions dans lesquelles se trouvait lepréposé au moment où il a posé l'acteillicite : agissait-il à des fins étrangères à sesattributions ? En d'autres termes, le faitdommageable a-t-il servi une finalité autreque l'intérêt du commettant (78) ?

Une fois encore, s'il l'on part du postulat quele préposé s'est rendu coupable d'un abusde fonctions, l'acte qu'il a posé servaitnécessairement une finalité autre que l'inté-rêt de son commettant. En ce sens, la pour-suite d'un intérêt étranger constitue unecondition d'existence de l'abus de fonctions,et non de l'exonération du commettant (79).

19. — Que retenir, en définitive, à l'issue decet examen ? L'enseignement de la Courapparaît paradoxal : il subordonne l'exoné-ration du commettant, en cas d'abus defonctions, à la preuve par ce dernier qu'il n'apas autorisé le fait illicite, fait qui doit parailleurs avoir servi un intérêt étranger à lamission confiée au préposé. Or l'abus sup-pose, par essence, la réunion de ces deuxéléments. Le raisonnement tourne en rond.

Il s'ensuit qu'en reprenant les termes de sonhomologue française, la Cour de cassationn'a guère clarifié la responsabilité des com-mettants en cas d'abus de fonctions (80).En définitive, le seul élément pertinent quijustifie la responsabilité (ou l'exonération,c'est selon) du commettant est celui déjàconsacré de longue date par l'article 1384,alinéa 3, du Code civil d'un rattachement àla fonction (81). Il n'avait pas fallu attendrecet arrêt pour le savoir.

Il semble d'ailleurs que la dernière décisionen date de la Cour de cassation vienne con-firmer cette conclusion. Ainsi précise-t-elle,après avoir repris comme telle sa jurispru-dence de 1989, que « lorsque l'acte illiciterésulte d'un abus de fonctions, est accomplipendant le temps de la fonction et est,même indirectement et occasionnellement,en relation avec celle-ci, le commettant doit,dès lors, répondre civilement de la faute deson préposé » (82). Un tel ajout ne peutrelever du simple hasard, d'autant que laquestion qui lui était soumise ne portait passpécifiquement sur la responsabilité ducommettant en cas d'abus de fonctions. Ilfaut y voir la volonté de consacrer un ensei-gnement. Après avoir voulu consacrer une

(75) Voy. en ce sens T. Vansweevelt et B. Weyts,Handboek buitencontractueel aansprakelijkheids-recht, op. cit., p. 420, no 634 ;(76) Dans certains cas, le silence et la passivité ducommettant qui savait ou aurait dû savoir que sonpréposé abusait de ses fonctions pourront s'assimi-ler à une autorisation tacite. En de telles situations,le commettant sera logiquement tenu pour responsa-ble, dès lors que le préposé pourra finalement êtreconsidéré comme ayant simplement exécuté sa mis-sion. À nouveau cependant, pourrait-on alors encoreparler d'« abus de fonctions » dès lors que l'acte ac-compli était autorisé ? Voy., pour une illustration, Liè-ge, 27 avril 2000, R.G.D.C., 2001, p. 613.(77) Cfr supra no 9.(78) P. Jourdain, « Encore un arrêt d'assemblée plé-nière en matière d'abus de fonctions ! », op. cit.,p. 92.(79) O. Clevenbergh, « Le commettant est-il respon-sable du dommage causé par son préposé, en casd'“abus de fonctions” ? », note sous Cass.,26 octobre 1989, R.G.D.C., 1991, pp. 630-631.

(80) D'autant qu'en imposant trois conditions cumu-latives à l'exonération du commettant, il est théori-quement possible que la preuve soit rapportée que lepréposé a posé un acte illicite hors des fonctions (parexemple, en dehors des heures de travail), mais pas,par exemple, qu'il a agi sans autorisation. Dans cecas, le commettant devrait être déclaré responsablede l'abus, faute d'avoir démontré la réunion des troisconditions exigées, alors pourtant que l'applicationde la jurisprudence constante de la Cour de cassa-tion relative à l'article 1384, alinéa 3, du Code civil,aurait dû le dégager de sa responsabilité en raisondu seul fait que l'acte a été commis hors des fonc-tions (voy. en ce sens N. Jeger, « Kritischebedenkingen... », op. cit., pp. 179-180, no 14).(81) Et dans le cas de l'abus de fonctions, on sait dé-sormais que la seule question susceptible de se poserest celle de la concordance de l'acte dommageable,qui résulte de l'abus, avec le temps de sa mission.(82) Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,no 15056, note C. Dalcq.

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solution spécifique à la problématique, laCour semble en revenir à son enseigne-ment initial, ce qui est, à notre sens, heu-reux et cohérent.

L'on peut par contre regretter la formulationen ce qu'elle entretient la difficulté liée à ladéfinition de l'abus de fonctions. Elle sembleen effet rendre la responsabilité du commet-tant tributaire de la démonstration de ce quel'acte qui résulte d'un abus soit, même indi-rectement et occasionnellement, en relationavec la fonction (« lorsque l'acte illiciterésulte d'un abus de fonctions (...) et est (...)en relation »). Or, nous avons vu que cetterelation découle (ou, pour les adeptes d'uneconception (trop) large de la notion, est lacause) de la seule constatation de l'exis-tence d'un abus.

II. — LA CONNAISSANCE PAR LA VICTIME DE L'ABUS

DE FONCTIONS

20. — Lorsqu'une personne sait, ou devraitraisonnablement savoir que le préposé à quielle s'adresse abuse de ses fonctions, maisqu'elle choisit malgré tout de traiter avec lui,le commettant doit-il encore répondre dudommage qui en résulte ? Le client d'unebanque, qui confie ses économies au prépo-sé de celle-ci, alors qu'il ne peut ignorer lafraude à laquelle ce dernier entend se livrerafin de générer un profit, pourrait-il encore,quand l'affaire aura tourné au vinaigre,s'adresser, à l'établissement financier pourobtenir une indemnisation ? De même, lapersonne qui prend place dans le véhiculed'un préposé dont elle sait qu'il l'utilise à desfins autres que l'exécution de sa missionpourrait-elle encore réclamer réparation aucommettant en cas d'accident ?

Sans doute une tendance naturelle pousse-rait à admettre l’exonération du commettant.Et pour cause, comment accepter que celuiqui tente de retirer un avantage illicite puisseensuite reporter sur le commettant le risquede préjudice qui y est lié ? (83) C'est ainsique dans son traité, le professeur Dalcqnotait déjà que la doctrine, unanime (84),

enseignait que la connaissance par la vic-time de l'abus de fonctions libérait le com-mettant de sa responsabilité. Peu convaincupar les justifications traditionnelles à cetterègle, il s'empressait toutefois de la qualifierd'inexacte en droit (85).

Depuis lors, la jurisprudence de la Cour decassation a fait bien du chemin. Après uneopposition durable entre la chambre franco-phone et la chambre néerlandophone sur laquestion, la juridiction suprême s'est récem-ment prononcée en faveur d'une solution,rattachée à la théorie de l'équivalence desconditions, qui n'exclut pas de facto la res-ponsabilité du commettant.

A. — La jurisprudence de la Cour de cassation

21. — Dans son arrêt du 26 octobre 1989,précité, la Cour de cassation, après avoirrappelé le principe consacré de longue date(86) selon lequel « le principe de responsa-bilité édictée par l'article 1384, alinéa 3, duCode civil subsiste nonobstant les considé-rations personnelles qui ont pu déterminerles actes de la victime, réserve faite cepen-dant des conséquences d'une faute éven-tuelle de sa part », ajoute que « cette fautepeut résulter de la connaissance que la vic-time avait ou devait avoir de l'abus de fonc-tions du préposé, si, d'après les circonstan-ces elle n'avait à aucun moment cru ou pucroire que la personne à laquelle elle s'étaitadressée agissait comme préposé et dansle cadre de ses fonctions ».

Certains y ont vu la consécration de lathèse selon laquelle le commettant cessed'être responsable du préjudice subi par lavictime qui a noué relation avec le préposéen connaissance de l'abus (87). D'autresadmirent, plus raisonnablement, qu'aucunesolution ne pouvait en être dégagée demanière certaine, la Cour ayant pu toutautant signaler la possibilité d'un partage de

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(83) Voy. J. Dabin, « L'effet de la faute intentionnelleou lourde du préposé... », op. cit., p. 274, no 5.(84) Dans le même sens, H. De Page, Traité, t. II,1964, p. 1024, no 990.

(85) R.O. Dalcq, op. cit., pp. 617-618, nos 1962-1966.(86) Voy. Cass., 6 décembre 1937, Pas., 1937, I,p. 370.(87) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité ducommettant pour abus de fonctions de sonpréposé », op. cit., p. 240 ; H. Vandenberghe e.a.,« Overzicht... », op. cit., T.P.R., 1995, pp. 1446-1447, no 149 ; O. Clevenbergh, « Le commettantest-il responsable du dommage causé par son pré-posé, en cas d'“abus de fonctions” ? », op. cit.,pp. 632-633.

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responsabilité en cas de fautes concurren-tes du préposé et de la victime (88).

22. — La Cour de cassation, chambre fran-cophone, s'est prononcée sur cette diver-gence de points de vue le 4 novembre 1993(89). Dans cette décision, elle indique que« le rég ime de responsab i l i t é del'article 1384, alinéa 3, du Code civil n'a pasété instauré en faveur de celui qui a traitéavec le préposé alors qu'il savait ou devaitsavoir que celui-ci agissait en dehors de safonction et pour son compte personnel ; qu'ilest indifférent à cet égard qu'en raison de laconnaissance de ce fait, le comportementde la victime puisse ou non être considérécomme fautif ; que ce régime ne s'appliquepas si le commettant établit que la victimen'a à aucun moment cru ou pu croire que lapersonne à laquelle elle s'était adresséeagissait comme préposé et dans le cadre deses fonctions ». D'aucuns ont estimé quel'enseignement ainsi livré était « dépourvude toute ambiguïté » (90) : la connaissancepar la victime de l'abus libère le commettantde la présomption qui pèse sur lui.

Pourtant, cette solution n'en demeure pasmoins malaisée à justifier. Pourquoi, eneffet, la connaissance qu'avait la victime del'abus commis par le préposé serait-elle denature à exonérer le commettant alorsmême que les conditions d'application de laprésomption seraient réunies et notam-ment celle qui tient à la faute du préposé etau l ien causal entre cette faute et ledommage ? La Cour aurait-elle considéréque la bonne foi de la victime constitue une

condition supplémentaire ? Cela ne ressortpourtant pas de la lecture de l'article 1384,alinéa 3, du Code civil (91).

Du reste, la formulation utilisée par la Courlaisse perplexe. Elle n'écarte le régime del'article 1384, alinéa 3, du Code civil quelorsque « la victime n'a à aucun moment cruou pu croire que la personne à laquelle elles'était adressée agissait dans le cadre deses fonctions », et non lorsque cette victimen'a pas ignoré ou pas pu ignorer que le pré-posé abusait de ses fonctions. Les deuxexpressions ne coïncident certainementpas : abuser de ses fonctions et agir horsdes fonctions. À cet égard, l'interprétationque la doctrine a voulu donner à cet arrêtn'a pas fait l'unanimité. C'est ainsi que l'avo-cat général du Jardin, dans ses conclusionsprécédent l'arrêt du 11 mars 1994, dontquestion ci-après, indiquait que, dans lecas, visé par l'arrêt de 1993, où la victimen'a pas cru ou pu croire un seul instant quele préposé agissait dans le cadre de sesfonctions, l'on se trouve face à l'hypothèsed'un préposé qui a agi en dehors de sesfonctions. En d'autres termes, une conditionde la responsabilité du commettant fait entout état de cause défaut. De la sorte, laréférence à la connaissance de la victimefaite par l'arrêt du 4 novembre 1993, pourexonérer le commettant, est superfétatoire(92).

Dans ses conclusions précédant l'arrêt du21 mars 2013, dont question ci-après, l'avo-cat général Thierry Werquin abonde en cesens. Il précise que l'arrêt du 4 novembre1993 « ne fait qu'expliciter la règle énoncéedans l'arrêt du 26 octobre 1989 qui traduit laresponsabilité du commettant (...) le com-mettant ne sera exonéré que s'il prouve queson préposé a agi “hors de ses fonctions”,ce qui est un élément objectif ; en consé-quence, si le commettant établit que la vic-time savait ou devait savoir que le préposéa agi “hors de ses fonctions”, c'est-à-dire acommis un acte étranger à la fonction, le

(88) N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,p. 180, no 15 ; L. Cornelis, « Plaidoyer pour une res-ponsabilité uniforme en cas d'abus de fonctions »,op. cit., p. 340, no 22.(89) Pas., 1993, I, 924 ; R.C.J.B., p. 299, noteL. Cornelis ; Rec., Arr. Cass., 1994, p. 3, noteK. Geelen ; voy. également C. Dalcq, « L'incidencede la faute de la victime en matière d'abus de fonc-tions du préposé : des arrêts qui se suivent et ne seressemblent pas », note sous Cass., 11 mars 1994,J.T., 1994, p. 613, nos 5 et s. ; J.-L. Fagnart, « Laresponsabilité du banquier du fait de ses préposés »,op. cit., pp. 140 et s. ; H. Vandenberghe e.a.,« Overzicht... », T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ;N. Jeger, « Kritische bedenkingen ... », op. cit.,pp. 180-181, no 16 ; B. Wylleman, op. cit., pp. 230-231.(90) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victimeen matière d'abus de fonctions... », op. cit., p. 613,no 5 ; voy. encore J.-L. Fagnart, « La responsabilitédu banquier du fait de ses préposés », op. cit.,p. 143, no 13.

(91) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buiten-contractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420,no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331,no 16.(92) J. du Jardin, concl. préc. Cass., 11 mars 1994,R.W., 1994-1995, p. 291 ; voy. égalementL. Cornelis, « Plaidoyer pour une responsabilité uni-forme en cas d'abus de fonctions », op. cit., p. 332,no 16 ; voy. encore N. Jeger, « Kritische bedenkin-gen... », op. cit., p. 181, no 16 ; H. Vandenberghee.a., « Overzicht... », op. cit., T.P.R., 2000, p. 1861.

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régime de responsabilité instauré parl'article 1384, alinéa 3, du Code civil nes'applique pas » (93).

Au regard de cette interprétation (94), lestermes utilisés par la Cour postérieurementà l'arrêt de 1993, à savoir le fait que la vic-time « savait ou devait savoir que le pré-posé abusait de sa fonction » (95), ne préju-gent pas de la libération du commettant.

23. — Dans son arrêt subséquent du11 mars 1994 (96), la Cour de cassation,après avoir rappelé que « lorsque pendantle temps sa fonction, un préposé commetune faute qui est, fût-ce indirectement et oc-casionnellement, en relation avec sa fonc-tion, le commettant doit répondre civilementde la faute de son préposé », se conformeaux conclusions de son avocat général,M. du Jardin, et enseigne que « la proprefaute de la personne lésée, consistant en cequ'elle savait ou devait savoir que le prépo-sé abusait de sa fonction, ne suffit pas à ex-clure cette responsabilité ». Le revirementde jurisprudence ne s'est donc pas fait at-tendre. D'autant que cette contradiction ap-parente des solutions était le résultat de

deux arrêts successifs rendus respective-ment par la chambre francophone et lachambre néerlandophone de la Cour decassation.

24. — L'incertitude liée à ces solutions diver-gentes a persisté pendant près de deux dé-cennies (97) avant que la Cour de cassationn'intervienne pour trancher la controverse,par un récent arrêt du 21 mars 2013 (98).

Dans cette affaire, la Cour fût saisie d'unpourvoi dirigé contre une décision renduepar la cour d'appel de Mons le 17 décembre2010. En l'espèce, il s'agissait à nouveau declients d'une institution bancaire, escro-qués par le préposé en charge des opéra-t ions de placements des fonds qui luiétaient confiés. L'abus de fonctions étaitpatent, et la cour d'appel avait constaté laréunion des conditions d'application del'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Ceciétant, elle avait par ailleurs estimé que lesclients n'avaient pas pu raisonnablementignorer le caractère irrégulier des place-ments, et partant l'abus dont se rendait cou-pable le préposé. Au départ de ce constat,la cour d'appel, considérant que le recourscontre le commettant ne peut être exercéque par les victimes de bonne foi, avaitrejeté l'action, ce qui avait justifié le griefdes demandeurs en cassation.

Dans ce contexte, la Cour de cassation,après avoir répété sa jurisprudence du26 octobre 1989 relative à l'abus de fonc-tions (99), indique que « la faute de la per-sonne lésée, consistant en ce qu'elle savaitou devait savoir que le préposé abusait desa fonction, ne suffit pas à exclure la res-ponsabilité du commettant ». La Cour s'est

-

(93) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,www.cass.be, p. 18. Il précise pour le surplus quel'arrêt, après avoir énoncé cette règle, en fait une ap-plication inexacte en décidant que la considérationde l'arrêt attaqué selon laquelle la victime aurait dûconnaître l'abus de fonctions justifie légalement ladécision d'exclure la responsabilité du commettant.En effet, poursuit-il, « la circonstance que la victimesavait ou aurait dû savoir que l'acte illicite résultaitd'un abus de fonctions du préposé ne pouvait exoné-rer le commettant de sa responsabilité, dès lors quel'abus présente un lien avec celles-ci ».(94) Il faut toutefois noter que la Cour de cassation,dans son arrêt du 4 novembre 1993 valide le raison-nement de la cour d'appel de Liège qui se fonde surla considération selon laquelle que la victime « auraitdû connaître l'abus de fonctions » pour exclure l'ap-plication de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il ya donc bien lieu de penser que la Cour de cassationa entendu consacrer, dans cet arrêt, la solution selonlaquelle la connaissance par la victime de l'abus libè-re le commettant de la présomption qui pèse sur lui.Thierry Werquin parle, lui, d'une « applicationinexacte » de la règle énoncée juste avant dans l'ar-rêt (T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,www.cass.be, pp. 17-19).(95) Cass., 11 mars 1994, J.T., 1994, p. 611, noteC. Dalcq ; Cass., 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,no 15056, note C. Dalcq.(96) Pas., 1994, I, p. 244 ; J.T., 1994, p. 611, noteC. Dalcq ; R.CJ.B., 1997, p. 303, note L. Cornelis ;voy. également J.-L. Fagnart, « La responsabilité dubanquier du fait de ses préposés », op. cit., pp. 143et s. ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht... »,T.P.R., 2000, pp. 1859 et s. ; N. Jeger, « Kritischebedenkingen... », op. cit., pp. 181 et s.

(97) À cet égard, la jurisprudence des juges du fondest relativement pauvre depuis ces deux arrêts de laCour de cassation, et marque une tendance en fa-veur de la solution consacrée par l'arrêt du4 novembre 1993. Voy. Bruxelles, 27 mars 1995,A.J.T., 1995-1996, p. 225 et note P. Wylleman ; T.T.Nivelles, 14 décembre 2001, Rev. dr. b., 2002,p. 366, note J.-P. Buyle et O. Creplet ; Bruxelles,2e ch., 25 avril 2007, cité par D. Philippe, M. Goudenet M. Bernard, « Inédits de droit de la responsabilitécivile », J.L.M.B., 2009, p. 1956 ; voy. égalementGand, 19 janvier 1996, R.D.C., 1997, p. 795, noteJ.-P. Buyle et X. Thunis. La cour d'appel de Mons,dans son arrêt du 17 décembre 2010, cassé par l'ar-rêt du 21 mars 2013 dont question ci-après, avaitd'ailleurs également statué dans ce sens.(98) Pas., 2013, p. 744 ; R.G.A.R, 2014, no 15056,note C. Dalcq.(99) Sous réserve de la précision énoncée suprano 19.

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ainsi conformée aux conclusions prises parl'avocat général Thierry Werquin (100). Cedernier s'était chargé de répondre, un à un,aux arguments traditionnellement avancéspar les détracteurs de la solution retenue. Ilconviendra, notamment à la lumière de sesdéveloppements, de revenir sur ces argu-ments (101).

Prononcée par la chambre francophone dela Cour, qui s'aligne de la sorte sur la juris-prudence de son homologue néerlando-phone, cette décision revient sur le principeénoncé par l'arrêt du 4 novembre 1993. Elleconsacre ainsi le maintien de la responsabi-lité du commettant en cas d'abus de fonc-tions de la part de son préposé, même lors-que la victime avait connaissance ou devaitraisonnablement avoir connaissance de cetabus.

B. — Appréciation critique

25. — Quel regard por ter sur cet tejurisprudence ? L'arrêt du 21 mars 2013 pré-sente l'avantage certain de mettre fin à unecontroverse néfaste à la sécurité juridique.Sur le fond, cette décision, et celle du11 mars 1994 qui l'a précédée, paraissent, ànotre sens, difficilement contestables.

Sur le plan des principes en effet, la solutionretenue paraît correcte. Si le fait d'avoirtraité avec le commettant en dépit de saconnaissance, ou dans l'ignorance fautive,de l'abus commis, s'apparente à une fautedélictuelle (102) en lien causal avec le dom-mage, la victime devra contribuer à celui-cien proportion de sa part de responsabilité.Ceci n'efface toutefois pas la faute du pré-posé ni le lien causal entre cette faute et ledommage. Par ailleurs, les éléments objec-tifs qui conditionnent le régime de respon-sabilité du commettant demeurent. Dans cecontexte il y a place pour un partage de res-ponsabilité et l'exonération du commettantne pourra être que partielle (103).

Face à ce constat, les explications tradition-nellement avancées pour justifier une exo-nération totale du commettant ne convain-quent pas [1]. Pour autant, il nous sembleque l'enseignement de la Cour de cassationdoit être nuancé lorsque la victime adopteun comportement frauduleux, cas danslequel il n'est pas exclu qu'il puisse être faitéchec à l 'application de l'ar ticle 1384,alinéa 3, du Code civil [2].

1. — Une solution conforme au droit

26. — Nous avons examiné à quelles condi-tions le commettant peut être tenu pour lefait de son préposé et en particulier, dansquelle mesure un acte est accompli dansl'exercice des fonctions. Ces éléments quidéterminent l'application du régime sontcontenus dans l'article 1384, alinéa 3, duCode civil.

À cet égard, il faut d'emblée préciser quel'attitude de la victime n'exerce aucuneinfluence sur l'existence du lien de con-nexité exigé entre l'acte dommageable etles fonctions, puisque ce lien s'apprécie auregard des circonstances objectives quientourent ledit acte, indépendamment del'opinion que peut s'en faire la victime (104).

(100) Dont on sait par ailleurs que, à l'instar de sonprédécesseur, Jean du Jardin, il n'interprète pas l'ar-rêt du 4 novembre 1993 comme permettant d'exclu-re la victime du bénéfice de la présomption instituéeà son profit du fait de la connaissance qu'elle avait del'abus (cfr supra no 22).(101) Cfr infra nos 26 et s.(102) Et nous verrons qu'il faut se garder d'y voir unerègle systématique (cfr infra no 27).(103) En ce sens R.O. Dalcq, op. cit., p. 618,no 1966 ; R. Kruithof, « Aansprakelijkheid voor an-

dermans daad... », op. cit., p. 1422, no 38 ; B.Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chroniquede jurisprudence..., op. cit., p. 147, no 175 ;T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buitencon-tractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., pp. 422-423.(104) En ce sens, voy. R.O. Dalcq, op. cit., p. 618,no 1964 ; H. Vandenberghe e.a., « Overzicht ... »,T.P.R., 2000, p. 1862 ; J. du Jardin, concl. préc.Cass., 11 mars 1994, R.W., 1994-1995, p. 290 ; voy.encore notamment C. Dalcq, « Les limites de la res-ponsabilité du commettant pour abus de fonctions deson préposé », op. cit., p. 239, no 18 ; J.-L. Fagnart,« Responsabilité du fait d'autrui », op. cit., p. 189,no 45 ; K. Geelen, « Blijft de aansteller aansprake-lijk... », op. cit., p. 3 ; N. Jeger, « Kritische beden-kingen... », op. cit., p. 182, no 19 ; L. Cornelis, « Plai-doyer pour une responsabilité uniforme en casd'abus de fonctions », op. cit., pp. 339 et s. À cetégard est éminemment critiquable l'arrêt de la courd'appel de Bruxelles du 27 mars 1995 (A.J.T., 1995-1996, p. 225, note B. Willeman) qui décide « dat ap-pellante in casu geen schade kan verhalen op dewerkgever van H., nu zij onmogelijk te goeder trouwkon denken dat de aangestelde binnen zijn opdrachtals kantoorhouder handelde, vermits het hele ver-loop van de handelingen iderer schijn van rechtmati-gheid uitsluit ; dat immers de band tussen de functieen de uitgevoerde handelingen (...) verdwijnt door dekennis vanwege de gedupeerde van de verbodenmachtsoverschrijding ». Contrairement à ce qu'indi-que d'ailleurs le professeur Fagnart (« Responsabili-té du fait d'autrui », op. cit., p. 190, no 49), cet arrêt

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Dans un tel contexte, refuser à la victime quisavait ou devait savoir que le préposé abu-sait de ses fonctions le bénéfice de la pré-somption qui pèse sur le commettant,revient comme tel à subordonner l'applica-tion de celle-ci à l'ignorance légitime de lavictime, et donc à ajouter une condition quele texte ne prévoit pas (105). Certainsauteurs affirment, de manière péremptoire,que la connivence de la victime avec l'abusdu préposé doit la priver de la garantie ducommettant et que seule sa bonne foi (106)peut justifier le recours à cette garantie(107). Cela n'est toutefois pas suffisant. Lespartisans de la règle ont ainsi tenté de lajustifier par le biais de plusieurs mécanis-mes juridiques, sans vraiment convaincre,nous allons le voir.

Dans ce contexte, le droit français a incon-testablement apporté de l'eau à leur moulin.De longue date en effet, la jurisprudence (etla doctrine à sa suite) de nos voisins s'estprononcée, de manière semble-t-il quasiunanime, en faveur de l'exonération ducommettant dans l'hypothèse où la victimen'ignorait pas l'abus du préposé, mais éga-lement dans le cas où il ne pouvait raison-nablement pas l'ignorer (108).

a. La faute prépondérante de la victime

27. — Le professeur Savatier considéraitainsi que la victime qui s'associe au préposéen connaissance de l'abus commet une fau-te qui, compte tenu de son rôle déterminantdans la survenance du dommage, « élimine

la responsabilité prise en charge par lepatron » (109). Cette thèse peut rapidementêtre écartée, car elle est contraire à la théo-rie de l'équivalence des conditions. La fautede la victime n'a d'effet exonératoire pourl'auteur du dommage que si elle est la causeexclusive du dommage. En cas contraire, il ya seulement place pour un partage de res-ponsabilité. Il en va de même pour le com-mettant, présumé responsable sur lefondement de la faute de son préposé. Toutau plus le rôle causal de la faute de la victi-me permettra de déterminer la mesure danslaquelle celle-ci devra supporter une partiede son dommage (110).

Pour le surplus, il n'est pas certain que l'onpuisse considérer que la victime qui traiteavec le préposé, alors qu'elle sait qu'il agithors de ses fonctions, commet nécessaire-ment une faute susceptible d'engager saresponsabilité. Le professeur R.O. Dalcqreprenait ainsi l'exemple du préposé chauf-feur qui profite de son véhicule pour effec-tuer un détour personnel, ce que son pas-sager, vict ime ensuite d'un accident,n'ignore pas. Le fait qu'il ait conscience del'abus, et qu'il ne demande toutefois pas àquitter le véhicule serait-il nécessairementconstitutif de faute (111) ? Il ne nous sem-ble pas.

b. L'acceptation des risques

28. — Henri De Page a quant à lui proposéde justifier la solution à partir de l'idée que lavictime qui sait que le préposé outrepassesa mission, en accepte les risques (112).

-

ne semble même pas conforme à celui de la Cour decassation du 4 novembre 1993 qui, en dépit de sesvicissitudes, ne modifiait pas sa jurisprudence sur lamanière d'apprécier objectivement le lien de con-nexité exigé entre l'acte dommageable du préposé etles fonctions.(105) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek buiten-contractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit., p. 420,no 634 ; L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit., p. 331,no 16.(106) À cet égard, il paraît utile de rappeler que labonne foi est présumée, mais également de noterqu'il serait excessif d'assimiler à la mauvaise foil'ignorance, même fautive, de la victime. Tout au plusla participation consciente à l'abus pourrait, en cer-taines circonstances, révéler la mauvaise foi (voy.,en ce sens, L. Cornelis, « Plaidoyer... », op. cit.,p. 342, no 23).(107) Dabin et Lagasse, « Examen dejurisprudence (1939-1948) - La responsabilité délic-tuelle et quasi délictuelle », R.C.J.B., 1949, p. 70.(108) Voy. notamment H. et L. Mazeaud et A. Tunc,op. cit., pp. 985 et s., no 914 et les références citées ;G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 998-1000,no 802, et les références citées.

(109) R. Savatier, Traité, t. I, 2e éd., 1951, p. 418,no 323 ; voy. également H. et L. Mazeaud etA. Tunc, op. cit., p. 987, no 914.(110) La Cour de cassation considérait traditionnelle-ment qu'en cas de fautes concurrentes ayant causéun même dommage, la gravité de celles-ci constituaitun critère pour partager les responsabilités desauteurs (voy. par exemple Cass., 11 juin 1981, Pas.,1981, I, 1159). Cependant, en suite d'une évolution desa jurisprudence, il semble désormais que l'incidencecausale des fautes concurrentes supplante ce critèrede gravité dans le partage des responsabilités entrecoobligés (voy. notamment Cass, 29 janvier 1988,R.C.J.B, 1993, p. 317, note L. Cornelis). La Cour l'arécemment indiqué explicitement, en décidant que lejuge du fond, « en partageant les responsabilités (...)en fonction de la gravité (...) [des] fautes respectives,(...) viole les articles 1382 et 1383 du Code civil »(Cass., 4 février 2008, Pas., 2008, p. 329).(111) R.O. Dalcq, op. cit., p. 617, no 1963 ; dans lemême sens, voy. L. Cornelis, « Plaidoyer pour uneresponsabilité uniforme en cas d'abus defonctions », op. cit., p. 341, no 23.

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L'éminent auteur ne s'en explique toutefoispas davantage (113). On sait que certainsont cru trouver dans l'acceptation des ris-ques une cause étrangère exonératoire, quipermettrait de rompre le lien de causalité en-tre la faute commise par l'auteur de l'actedommageable et le préjudice subi par la vic-time (114).

La doctrine apparaît toutefois, à l'heureactuelle, unanime (114bis) pour considérerque l'acceptation des risques n'est pas unconcept juridique autonome, et l'auteur dudommage ne peut l'invoquer pour s'exoné-rer. C'est uniquement si elle peut s'analyseren une faute en lien causal avec le dom-mage que le responsable, et en l'occur-rence le commettant présumé responsable,peut tout au plus espérer obtenir un partagede responsabilité.

c. L'apparence

29. — Le recours à la théorie de l'apparencepour justifier l'exonération du commettantsuscite davantage la réflexion. D'ailleurs, lajurisprudence française, qui pour rappel re-fuse de longue date le bénéfice de la pré-somption de responsabilité à la victime quin'ignorait pas l'abus de fonctions, semblesouvent s'y référer (115). Ainsi, « vis-à-visdes tiers de bonne foi, le préposé qui abusede ses fonctions est un préposé apparentqui engage la responsabilité de son com-mettant. L'apparence est, comme la réalité,génératrice de droits (116) à l'égard des tiersde bonne foi » (117). À l'inverse, le tiers quisait, voire doit savoir, que le préposé abusede ses fonctions, ne peut plus se prévaloird'une quelconque apparence (ou d'unecroyance légitime), et doit donc se voir refu-

ser l 'application du régime prévu parl'article 1384, alinéa 3, du Code civil. C'est leraisonnement qui se trouve à la base de l'ar-rêt du 4 novembre 1993.

En droit belge, Christine Dalcq a tenté d'éta-blir les bases théoriques d'une exonérationdu commettant à partir de la théorie del'apparence. L'auteure a cru trouver danscette théorie un « fondement adéquat »,une « justification rationnelle » à l'exonéra-tion totale du commettant (118). Elle recon-naissait pourtant dans le même temps quela théorie de l'apparence « ne permet pasipso facto d'expliquer que ce comportementconduise à exonérer entièrement le com-mettant, plutôt que d'entraîner seulementun partage de responsabilité » (119). Etpour cause, si les références à la théorie del'apparence sont nombreuses, celle-ci nenous paraît pas juridiquement pertinentepour justifier une exonération du commet-tant.

30. — Selon la définition classique qu'endonne le professeur Kruithof, « on parle dela théorie de l'apparence en droit, lorsquecette situation juridique apparente donnenaissance à une situation juridique valable,c'est-à-dire lorsque «la croyance crée ledroit”. Suivant la théorie de l'apparence, tellequ'elle est reçue en droit belge, une situationjuridique purement apparente engendredonc des effets juridiques analogues à ceuxqui se produiraient si cette situation corres-pondait à la réalité » (120). Cette analyse,constante, résiste aux nombreuses difficul-tés et controverses que suscite par ailleurscette théorie de l'apparence (ou « de la con-fiance légitime ») (121). C'est ainsi que lavictime d'une apparence devient titulaire dedroits dont elle croyait jouir, et qu'à l'inverse,certaines personnes se voient imposer des

(112) H. De Page, Traité, t. II, 1964, p. 1024, no 990,note (2).(113) Voy. à cet égard les critiques de R.O. Dalcq,op. cit., p. 618, no 1964, reprises telles quelles parl'avocat général T. Werquin dans ses conclusionsprécédant l'arrêt de la Cour de cassation du 21 mars2013, précité.(114) R. André, Les responsabilité, t. I, 1982,pp. 417-419.(114bis) T. Vansweevelt et B. Weyts, Handboek bui-tencontractueel aansprakelijkheidsrecht, op. cit.,p. 170, no 235, et les références citées.(115) Voy. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., pp. 998-1000, no 802 et les références citées.(116) Nous allons examiner tout ce que cette affir-mation a de contestable (cfr note no 151).(117) H. Lalou, Traité pratique de la responsabilitécivile, 6e éd., Paris, Dalloz, 1962, p. 600, no 1068.

(118) C. Dalcq, « L'incidence de la faute de la victi-me en matière d'abus de fonctions... », op. cit.,p. 613, no 4.(119) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité ducommettant pour abus de fonctions de sonpréposé », op. cit., pp. 241 et s.(120) R. Kruithof, « La théorie de l'apparence dansune nouvelle phase », note sous Cass., 20 juin 1988,R.C.J.B., 1991, p. 54, no 3.(121) Pour une synthèse de la théorie et des difficul-tés y liées, voy. l'excellente étude de S. Stijns etI. Samoy, « La confiance légitime en droit desobligations », in S. Stijns et P. Wéry (dir.), Les sour-ces d'obligations extracontractuelles, coll. Groupe derecherche en droit des obligations K.U.Leuven-U.C.L., Bruges, la Charte, 2007, pp. 47 et s.

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obligations issues des droits ainsi créés(122).

Transposons ce qui précède à notre propos.Lorsque les conditions requises à la miseen cause de la responsabilité du commet-tant sont réunies (ce qui est nécessaire-ment le cas dans l'hypothèse d'un abus defonctions à propos duquel on s'interroge surl'incidence de sa connaissance par la vic-time (123)), aucune apparence ne sauraitcréer davantage de droits en faveur de lavictime que ceux dont elle jouit déjà par lefait de l 'appl ication de l 'ar t ic le 1384,alinéa 3, du Code civil (124). Par ailleurs,l'absence d'apparence (ou, en d'autres ter-mes, la connaissance de l'abus de fonctionspar la victime) ne pourrait certainement pasêtre destructeur en tant que tel de droitsacquis. Faire appel à la théorie de l'appa-rence apparaît donc bien vain.

En réalité, le recours à la théorie de l'appa-rence, à le supposer admissible, ne pourraitêtre envisagé qu'en vue de créer un droit àla réparation dans le chef de la victime enraison de la confiance qu'elle aurait placéedans une situation apparente alors que lesconditions à l'application de l'article 1384,alinéa 3, du Code civil n'étaient en réalitépas remplies (125). Il reviendrait alors aujuge de constater que le tiers a pu légitime-ment croire que le préposé agissait dans lesfonctions auxquelles il était occupé pourobliger le commettant à le garantir (126).Cette hypothèse, et son éventuelle admissi-bilité, dépasse toutefois largement l'objet dela question de l'incidence de la connais-sance de l'abus de fonctions par la victime.

31. — Au regard de ce qui précède, il fautconstater que la seule manière de faire del'absence d'apparence (connaissance effec-tive ou ignorance illégitime de l'abus) unobstacle à l'action de la victime contre lecommettant est de l'ériger en condition (127)d'application de l'article 1384, alinéa 3, duCode civil. Cela revient à exiger que la victi-

me ait été de bonne foi, notamment dansl'hypothèse d'un abus de fonctions de la partdu préposé. La théorie de l'apparence n'yes t abso lument pour r i en (128) .Madame Dalcq a dû d'ailleurs s'y résoudre,puisqu'elle indique que « l'apparence depréposition (...), la légitimité de l'erreur de lavictime est (...) une condition supplémentai-re du bien-fondé de son recours contre lecommettant en présence d'un abus de fonc-tions du préposé » (129). C'est d'ailleurs ence sens que la jurisprudence française estfixée, dont les arrêts à cet égard sont légion(130).

Cette exigence de bonne foi ou d'ignorancelégitime dans le chef de la vict ime nerepose pourtant sur rien (131). Elle ne seretrouve pas dans le texte de l'article 1384,alinéa 3, ce qui suffit in se à la condamner(132). On la justifie par des considérationsd'équité (133), ce qui peut se comprendredans une certaine mesure, mais qui ne suf-fit pas pour fonder une règle obligatoire(134).

-

(122) Ibidem, p. 52.(123) Sans quoi il suffit de constater l'absence d'unecondition pour exonérer le commettant.(124) Contrairement à ce qu'affirmait Lalou, quenous citions plus haut, ce n'est donc pas l'apparencequi est génératrice de droit ici, mais bien la loi.(125) Pour un exemple en jurisprudence, voy. Liège,3e ch., 9 octobre 1991, J.T., 1992, p. 130.(126) Voy., à cet égard, en droit français M. Fabre-Magnan, op. cit., p. 326.(127) Subjective cette fois (cfr supra no 26).

(128) Il nous semble donc que l'on ne peut parler, àpropos de l'arrêt de la Cour de cassation du4 novembre 1993, précité, d'une jurisprudence « enparfaite harmonie avec la théorie de l'apparence »(J.-L. Fagnart, « Responsabilité du fait d'autrui », op.cit., p. 190, no 47).(129) C. Dalcq, « Les limites de la responsabilité ducommettant pour abus de fonctions de sonpréposé », op. cit., p. 243, no 22. On ne comprendpour le surplus pas pourquoi l'auteure poursuit sonraisonnement en indiquant que la connaissance parla victime de l'abus de fonctions aurait pour effet defaire disparaître le lien exigé entre la faute et lesfonctions, dont nous avons vu au contraire qu'il s'ap-précie objectivement, abstraction faite de l'opinionque peut en avoir la victime (cfr supra no 26).(130) P. Jourdain, « Responsabilité civile », RTDciv., 1997, p. 953 et les références citées.(131) Seul l'arrêt du 4 novembre 1993 permettait jus-qu'alors d'appuyer juridiquement l'exigence d'uneignorance légitime dans le chef de la victime. Dansune certaine interprétation (cfr supra no 22), l'on pou-vait considérer que celui-ci avait (curieusement)souscrit à l'ajout de cette quatrième condition nonprévue dans la loi. Avec le récent arrêt du 21 mars2013 (R.G.A.R., 2014, no 15056, note C. Dalcq), cesoutènement ne peut désormais plus être invoquéavec pertinence(132) En ce sens L. Cornelis, « Plaidoyer pour uneresponsabilité uniforme en cas d'abus defonctions », op. cit., p. 331, no 16 ; T. Vansweevelt etB. Weyts, Handboek buitencontractueel aansprake-lijkheidsrecht, op. cit., p. 422, no 636(133) Madame Dalcq parlait ainsi de « tempéramentà (...) la jurisprudence en matière d'abus de fonctions(...) fixée dans le sens d'une grande sévérité enversles commettants » (C. Dalcq, « Les limites de la res-ponsabilité du commettant pour abus de fonctions deson préposé », op. cit., p. 243, no 22).

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En outre, si l'on exige l'existence d'uneapparence de préposition à laquelle la vic-time a pu se fier en cas d'abus de fonctions,la même exigence doit être posée endehors d'un quelconque abus de fonctions.Or, le régime prévu à l'article 1384, alinéa 3,ne nécessite même pas que la victime ait suque celui qui lui cause un dommage est unpréposé (135). A fortiori il ne saurait êtrequestion de subordonner son application àl'apparence susvisée. D'ailleurs, mêmedans certaines hypothèses d'abus de fonc-tions, l'apparence n'est pas un critère perti-nent, parce que la victime n'a tout simple-ment pas eu l'occasion de s'y fier (136).

32. — L'avocat général Thierry Werquinajoute dans ses conclusions précédant l'ar-rêt, pour écarter la théorie de l'apparence,que celle-ci ne devrait avoir d'effet qu'en ma-tière contractuelle. Et de préciser que« s'agissant de l'hypothèse de l'employé debanque qui détourne des fonds, si la victimepouvait croire qu'il agissait dans ses fonc-tions, elle conclut la transaction directementavec la banque, et celle-ci demeure contrac-tuellement tenue. Si elle ne pouvait pasignorer le dépassement de fonctions, aucunlien contractuel n'est établi avec l'établisse-ment bancaire et ce dernier ne doit pasréparation » (137).

La remarque de l'avocat général renvoie àla théorie du mandat apparent, et permet de

mettre en exergue les solutions différentesauxquelles peut aboutir l'action de la vic-time, selon son fondement contractuel ouextracontractuel. On sait en effet que laCour de cassation a expressément consa-cré la possibilité pour la victime de se pré-valoir d'apparences trompeuses afin d'obte-nir du juge qu'il consacre l'existence d'unmandat, et par conséquent les droits et obli-gations qui en découlent (138). Cela sup-pose notamment, parmi d'autres conditions(139), son ignorance légitime. De la sorte,comme le note T. Werquin, si l'action de lavictime se fonde sur le mandat apparent, samauvaise foi, et plus généralement sonignorance fautive, la privera, contrairementà ce qu'il en est en matière extracontrac-tuelle, d'un recours contre la banque. Cer-tains regrettent alors cette dichotomie, « àl'heure du rapprochement entre les deuxordres de responsabilités » (140). Il resteque ces deux ordres restent aujourd'huiencore, fondamentalement différents (141),ce qui rend à notre sens, tout à fait accepta-ble la divergence.

2. — Le cas particulier de la fraude

33. — Exclure de manière générale du bé-néfice de la présomption de responsabilitéde l'article 1384, alinéa 3, du Code civil lavictime qui avait ou aurait raisonnablementdû avoir connaissance de l'abus de fonc-tions paraît être une erreur. Il n'existe en ef-fet aucune raison, qu'elle soit juridique oud'équité (142), de déroger aux règles du par-tage de la responsabilité lorsque la victime,

(134) Il faut d'ailleurs rappeler que, dans la plupartdes cas, la responsabilité civile du commettant seracouverte par un assureur (réflexion partagée parN. Jeger, « Kritische bedenkingen... », op. cit.,p. 183, no 21), même en cas de faute intentionnellede la part du préposé (seul l'auteur de la faute inten-tionnelle, à savoir le préposé, ne sera pas couvertpar l'assureur (voy. M. Fontaine, Droit des assuran-ces, 4e éd., Bruxelles, Larcier, 2010, p. 268, no 367 ;Cass., 25 mars 2003, Pas., 2003, p. 617 ; pour uneapplication à la responsabilité présumée du commet-tant, voy. Gand, 26 octobre 2006, R.D.C., 2007,p. 826).(135) R.O. Dalcq, op. cit., p. 618, no 1965, repris parThierry Werquin, dans ses conclusions précédantl'arrêt du 21 mars 2013.(136) Voy. à cet égard les réflexions de H. etL. Mazeaud et A. Tunc, op. cit., p. 994, no 915 :« (...) lorsqu'un piéton est renversé par une automo-bile que conduit un chauffeur, comment l'idée d'ap-parence suffirait-elle à justifier, à supposer mêmeque le chauffeur soit en uniforme, que le commettantréponde de l'accident même en cas d'abus defonctions ? Quand un ouvrier couvreur vole du zincsur le toit d'un immeuble voisin, comment expliquerpar l'idée d'apparence les rapports qui se créent ? ».(137) T. Werquin, concl. préc. Cass., 21 mars 2013,www.cass.be, p. 15.

(138) Cass., 20 juin 1988, Pas., 1988, I, p. 1258 ;J.T., 1989, p. 547, note P.A. Foriers ; R.C.J.B., 1991,p. 45, note R. Kruithof ; R.W., 1989-1990, p. 1425,note A. Van Oevelen ; T.R.V., 1989, p. 540, noteP. Callens et S. Stijns : « le mandant peut être lié surbase d'un mandat apparent non seulement s'il a faitnaître cette apparence par sa faute mais aussi,même lorsqu'aucune faute ne peut lui être imputée,si un tiers a légitimement pu donner foi à l'étenduedes pouvoirs du mandataire ».(139) Voy. S. Stijns et I. Samoy, « La confiance légi-time en droit des obligations », op. cit., pp. 84-87.(140) C. Dalcq, « L'incidence du comportement de lavictime face à l'abus de fonction du préposé », notesous Cass. 21 mars 2013, R.G.A.R., 2014,no 15056.(141) Voy., à ce propos, l'étude de B. Dubuisson,« Responsabilité contractuelle et responsabilitéaquilienne - Comparaison n'est pas raison », inS. Stijns et P. Wéry (dir.), Les rapports entre les res-ponsabilités contractuelle et extracontractuelle, coll.Groupe de recherche en droit des obligations K.U.L.-U.C.L., Bruges, la Charte, 2010, pp. 1 et s.(142) Cfr supra no 31.

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Exercice des fonctions — F.35

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par négligence ou naïveté, ne prend pasconscience de l'abus dont le préposé avecqui elle traite se rend coupable.

Il semble toutefois possible de priver la vic-time d’indemnisation sur la base du principeFraus omnia corrumpit (143). Ceci supposedémontrer la volonté consciente de la vic-time de s’associer à l’abus des fonctions, audétriment du commettant. Cette attitude ins-titutionnelle ne peut évidemment pas êtreassimilée à l’incurie de la victime (144).

34. — L'on ne saurait revenir sur les nom-breuses controverses qu'a suscitées, et quesuscite encore, cet adage. Tel n'est assuré-ment pas l'objet de la présente étude. Il fauttoutefois se rappeler que la Cour de cassa-tion en a fait une application particulière enmatière de responsabilité extracontractuelle,dans un arrêt du 6 novembre 2002 (145).Dans cette affaire, un agent de change avaitété condamné pour escroquerie à la suite dediverses malversations commises au préju-dice d'une société de gestion d'un fondscommun de placement (146). Dans le cadredu débat sur la responsabilité civile, cetagent prétendait à un partage de responsa-bilité en considération de la négligence dontavait fait preuve cette société dans le contrô-le des opérations lit igieuses, partagequ'avaient octroyé les juges du fond. Saisied'un pourvoi, la Cour de cassation rappellela règle classique selon laquelle « lorsqu'undommage a été causé par les fautes concur-rentes de la victime et du prévenu, celui-cine peut, en règle, être condamné envers lav i c t ime à la répara t ion en t iè re dudommage », mais s'empresse d'ajouter que« toutefois, le principe général du droit Frausomnia corrumpit, qui prohibe toute tromperie

ou déloyauté dans le but de nuire ou de réa-liser un gain, exclut que l'auteur d'une infrac-t i on in ten t ionne l le engageant saresponsabilité civile puisse prétendre à uneréduction des réparations dues à la victimede cette infraction en raison des impruden-ces ou des négligences qu'elle auraitcommises ».

Cette jurisprudence a été confirmée pardeux arrêts subséquents de la Cour de cas-sation (147), non sans essuyer plusieurscritiques (148). Le principe Fraus omniacorrumpit permettrait donc de dérogerexceptionnellement aux règles classiquesde la causalité.

Déjà dans sa thèse, Jean-François Romain(149) avait mis en exergue, à partir de deuxarrêts de la Cour de cassation (150), l'exis-tence d'une dérogation, similaire, à la théo-rie de l'équivalence des conditions, dans lecadre de la réparation du dommage causépar le dol-vice de consentement (et donc enmatière de responsabilité précontractuelle).Dans ces arrêts, la Cour a affirmé quel'imprudence de la victime du dol ne pouvaitdispenser son auteur de la réparation inté-grale du dommage causé. J.-F. Romain a vudans cette jurisprudence l'expression duprincipe Fraus omnia corrumpit, dont lesconséquences en matière dél ictuel leseraient de faire exception à la théorie del'équivalence des conditions en cas de con-cours entre une faute intentionnelle et unefaute non intentionnelle de la victime (151).Selon lui, la maxime appelle l'idée qu'« uncomportement de fraude, et de faute inten-

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(143) À ce sujet, voy. la récente thèse deA. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het privaat-recht, Bruges, la Charte, 2013, 516 p.(144) En ce sens N. Jeger, « Kritische bedenkin-gen... », op. cit., p. 183, no 21 ; L. Cornelis, « Plai-doyer pour une responsabilité uniforme en casd'abus de fonctions », op. cit., p. 342, no 23.(145) Pas., 2002, p. 2103, concl. J. Spreutels ; J.T.,2003, p. 579, et note J. Kirkpatrick ; R.C.J.B., 2004,p. 267, note F. Glansdorff ; R.W., 2002-2003,p. 1629, note B. Weyts ; Bull. ass., 2003, p. 815,note P. Graulus.(146) Pour une présentation plus complète des faits,voy. J. Kirkpatrick, « La maxime Fraus omnia cor-rumpit et la réparation du dommage causé par un dé-lit intentionnel en cours avec une faute involontairede la victime », note sous Cass., 6 novembre 2002,J.T., 2003, pp. 573 et s.

(147) Cass., 9 octobre 2007, Pas., 2007, p. 1739 ;Cass., 6 novembre 2007, R.W., 2007-2008, p. 1716,note B. Weyts. Pour des applications dans la juris-prudence du fond, voy. Pol. Liège, 22 mars 2004,Bull. ass., 2005, p. 120 ; Civ. Mons, 7e ch., 31 mars2003, Bull. ass., 2004, p. 581 ; Corr. Liège,17 septembre 2003, J.L.M.B., 2003, p. 1542.(148) Encore qu'il semble y avoir consensus sur lasolution qui découle de l'arrêt. Pour une très brèvesynthèse des critiques, voy. B. Weyts, « De toepas-sing van Fraus omnia corrumpit bij een samenloopvan aansprakelijkheid volgens het Hof van cassatie :de bedoeling tot het berokkenen van schade isvereist », note sous Cass., 6 novembre 2007, R.W.,2007-2008, p. 1725, no 6 et les références citées.(149) J.-F. Romain, Théorie critique du principe gé-néral de bonne foi en droit privé, coll. Faculté de droitde l'U.L.B., Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 313 et s.,nos 168 et s.(150) Cass., 23 septembre 1977, Pas., 1978, I,p. 100 ; Cass., 29 mai 1980, Pas., 1980, I, p. 1190.(151) J.-F. Romain, op. cit., pp. 452-453, no 222.2 etpp. 779-780, no 341.2.1.

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tionnelle (152), exclut que l'auteur de lafraude puisse se prévaloir de certainesrègles de droit positif normalement applica-bles dont il pourrait tirer un bénéfice ». C'estprécisément la thèse à laquelle s'est ralliéela Cour de cassation dans son arrêt du6 novembre 2002.

À cet égard, A. Lenaerts aboutit à la mêmeconclusion dans sa thèse de doctorat. Elleindique que l'effet juridique du principeFraus omnia cor rumpi t rés ide dans« l'inefficacité » du comportement fraudu-leux à l'encontre d'une partie contractanteou d'un tiers. Cela se traduit notammentdans le fait que l'application d'une règle dedroit que l'auteur d'une fraude invoque àson profit doit être écartée, précisément enraison de l'existence de cette fraude, dansla mesure où le contraire reviendrait à fairebénéficier ledit auteur d'un avantage tiré deson acte illicite. L'auteur d'une faute fraudu-leuse (« bedrieglijk ») ne peut donc pasfaire appel aux règles relatives au partagede la responsabilité pour obtenir l'amoin-drissement, voire l'exonération, de son obli-gation de réparation (153).

Cette idée a, semble-t-il, encore été récem-ment confirmée par la Cour de cassationdans un arrêt du 18 mars 2010, à propos dudol-vice de consentement (154).

Mais l'on ne saurait s'arrêter là. L'hypothèsemise en évidence jusqu'à présent concernela fraude dans le chef de l'auteur de l'actedommageable, à qui le partage de respon-sabilités est refusé malgré l'imprudence dela victime. Lorsque c'est la victime qui serend coupable d'une telle fraude, elle doitégalement être privée du bénéfice desrègles de droit normalement applicables, etnotamment celles relatives à la théorie del'équivalence des conditions (155).

35. — À ce stade de la réflexion, on com-prend à la lumière des développements quiprécèdent que la victime qui aurait sciem-ment pris part à un abus de fonctions pour-rait être privée de l'application de certainesrègles de droit favorables, si son attitudepeut s'analyser en une fraude (156).

(152) La question de savoir si la règle doit être éten-due à toute faute intentionnelle est controversée.Voy. pour une brève synthèse, P. Van Ommeslaghe,Traité, vol. I, 2013, p. 488, et les références citées.(153) A. Lenaerts, Fraus omnia corrumpit in het pri-vaatrecht, op. cit., pp. 324 et s. et spécialementp. 329.(154) R.G.D.C., 2012, p. 31, note A. Lenaerts (« leprincipe général du droit fraus omnia corrumpit em-pêche que le dol procure un avantage à l'auteur ;lorsque le dol entraine l'annulation de la convention,celui qui a commis un dol ne peut invoquer l'impru-dence ou même la négligence grave et inexcusabledu cocontractant et il reste tenu d'indemniser totale-ment le dommage, même si la victime du dol a com-mis une telle faute »).

(155) En ce sens A. Lenaerts, Fraus omnia corrum-pit in het privaatrecht, op. cit., p. 204, no 193 ;B. Dubuisson e.a., La responsabilité civile - Chroni-que de jurisprudence..., op. cit., p. 361, no 428 ;I. Boone, « Recente ontwikkelingen inzakecausaliteit », in Aansprakelijkheidsrecht, VlaamseConferentie Balie Gent, Anvers, Maklu, 2004, p. 56,no 8 ; M. Van Quickenborne, « Overzicht van rechts-praak (2000-2007) - Aansprakelijkheid uit onrecht-matige daad », T.P.R., 2010, p. 336, no 27.(156) Un parallèle peut être fait avec l'idée de Jean-Luc Fagnart selon laquelle l'enseignement consacrédans l'arrêt du 11 mars 1994 (et donc dans l'arrêtsubséquent du 21 mars 2013) devrait être remis encause à la lumière de la théorie de la tierce complici-té (J.-L. Fagnart, « La responsabilité du banquier dufait de ses préposés », op. cit., pp. 145-146, dontl'idée est reprise par d'autres [voy. C. Dalcq,« L'incidence de la faute de la victime en matièred'abus de fonctions... », op. cit., p. 614, no 9 ; P. VanOmmeslaghe, Traité, t. II, op. cit., p. 1356, no 912]).Selon lui, la victime qui savait ou devait savoir que lepréposé abusait de ses fonctions se fait tiers compli-ce de la violation par ce préposé de ses obligationscontractuelles, en sorte que lui laisser la possibilitéd'actionner le commettant « arrive à la conséquenceinsolite que (...) le tiers complice (...) peut (...) récla-mer à la victime (le commettant) la réparation dudommage résultant de la faute à laquelle il aparticipé ». L'explication ainsi avancée pour exclurela victime du bénéfice de la présomption instituée àl'article 1384, alinéa 3, du Code civil ne convaincguère. Avant tout, il nous semble que la simple con-naissance de la victime ne saurait être automatique-ment assimilée à la complicité. Ensuite, ce que Jean-Luc Fagnart qualifie de « conséquence insolite » neconstitue en réalité rien d'autre que l'application clas-sique des règles relatives à la causalité en cas defautes concurrentes, dont l'une est commise par lavictime. Il ne faut en effet pas perdre de vue que quelque soit le manquement imputable à cette dernière,le préposé n'en a pas moins commis une faute dontdoit répondre le commettant. Il y a alors place pourun partage de responsabilité, de sorte que la victimene pourra pas réclamer réparation de l'intégralité deson préjudice, ce qui permet de prendre en comptesa part de responsabilité dans la survenance de sondommage. En outre, le fait que le commettant soitvictime d'une inexécution contractuelle, n'empêchepas qu'il demeure, par ailleurs, responsable sur lefondement de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil. Iln'y a donc rien de choquant à admettre qu'il supporteune part du dommage subi par le tiers complice.Pour le surplus, si le commettant peut se réclamer àl'égard du tiers d'un autre préjudice que le montantqu'il lui a versé, déjà diminué à concurrence de laresponsabilité de ce tiers dans la survenance du pré-judice (Par exemple, pour reprendre l'illustrationdonnée par le professeur Fagnart, une atteinte à saréputation), rien ne l'empêche de tenter d'en obtenirréparation, quitte à opérer une compensation entre

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Encore faut-il donc déterminer ce qu'il y alieu d'entendre par « fraude » pour l'applica-tion de l'adage. La Cour de cassation a, parun arrêt du 3 octobre 1997 (157), clarifié laquestion, sous l'influence d'Henri De Page(158), en indiquant que « l'application duprincipe général du droit Fraus omnia cor-rumpit» suppose l'existence d'une fraude,laquelle implique la volonté malicieuse, latromperie intentionnelle, la déloyauté dansle but de nuire ou de réaliser un gain ».Seule présente un intérêt la question desavoir si le fait pour la victime de s'associeren connaissance de cause à l'abus de fonc-tions peut être qualifié de « fraude » ausens de l'arrêt précité, avec les conséquen-ces juridiques que cela pourrait entraîner.

À cet égard, il n'est pas certain que l'onpuisse s'en tenir à une règle générale. Ditautrement, tout est question d'espèce. Illus-trons cette considération au travers desdeux exemples classiques d'abus de fonc-tions faisant intervenir la connaissance dela victime : le tiers qui prend place à bord duvéhicule d'un préposé qui en abuse, et letiers qui s'associe aux malversations d'unagent auprès d'un établissement de crédit.Par tons du postulat que les conditionsd'application de l'article 1384, alinéa 3, sontréunies, et que le tiers, victime, peut doncen principe s'en prévaloir. Le fait d'êtremonté dans le véhicule en connaissance decause pourrait-il être qualifié de fraude ?Cela est a priori douteux. En revanche,lorsqu'en vue de générer des gains illicites,au préjudice du commettant, la victime atraité avec le préposé d'une quelconquemanière, il y a tout lieu de penser que l'onpuisse lui opposer sa fraude, et partant faire

jouer le principe Fraus omnia corrumpit àson encontre.

Coupable de fraude, la victime ne pourraitinvoquer à son profit les règles de droit nor-malement applicables (présomption à chargedu commettant et partage de responsabilités)et en cela, ne pourrait bénéficier d'aucuneindemnisation, même partielle (159).

CONCLUSION

Comprendre et clarifier la matière de l'abusde fonctions constitue un exercice assuré-ment périlleux. Ceci est dû, il nous semble,à trois difficultés majeures.

La recherche d'une définition de l'abus defonctions est une première source d'embar-ras. Elle semble pourtant parfaitement inu-tile. Il nous apparaît que le concept d'« abusde fonctions » permet simplement d'identi-fier une circonstance factuelle précise, àsavoir le fait qu'un préposé détourne lesmoyens liés à sa fonction en vue de servirdes intérêts qui y sont étrangers, quelle quesoit la forme que prend ce détournement.Ladite circonstance doit permettre au juge,nous l'avons défendu, de constater l'exis-tence d'un lien de connexité entre l'acte illi-cite du préposé et sa mission.

La seconde difficulté est le fruit d'un arrêt denotre Cour de cassation, que l'on se per-mettra de qualifier d'inopportun. En s'inspi-rant, en 1989, de son homologue française,la Cour a consacré une règle qui paraît spé-cifique à l'abus de fonctions. Ainsi, selon laCour, lorsque l'acte illicite accompli par lepréposé résulte d'un abus de fonctions, lecommettant n'est exonéré de sa responsa-bilité que si son préposé a agi hors desfonctions auxquelles il était employé, sansautorisation, et à des fins étrangères à sesattributions. À l'analyse, cela revient à direque l'abus de fonction, comme toutes autresfautes commises par le préposé, n'engagela responsabilité de son commettant que s'ila été commis « dans les fonctions ».

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les dettes quasi délictuelles réciproques. Enfin, l'onnote que l'application de la théorie de la tierce com-plicité implique l'existence d'un contrat (P. Wéry,Droit des obligations, vol. 1, Théorie générale ducontrat, 2e éd., coll. Précis de la Faculté de droit del'U.C.L., Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 617 et s.) entrele commettant et le préposé. Or, le lien de subordina-tion peut exister indépendamment d'une relationcontractuelle. L'abus de fonctions n'est donc pas tou-jours synonyme d'inexécution contractuelle. Comptetenu de ce qui précède, la maxime Fraus omnia cor-rumpit semble plus à même de justifier l'exclusion dela victime qui prend sciemment part à l'abus du régi-me de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil, dans lamesure où elle ne fait pas simplement fi des règlesde la théorie de l'équivalence des conditions, maispermet de les mettre de côté.(157) Pas., 1997, I, p. 962 (l'arrêt n'y est pas intégra-lement reproduit, raison pour laquelle on renvoie àArr. Cass., 1997, p. 918).(158) H. De Page, Traité, t. I, 1962, pp. 71-72, no 55.

(159) La cour d'appel de Gand a, dans un arrêt du29 avril 1997 (R.W., 1999-2000, p. 254), indiqué,après avoir constaté que le préposé avait bien agidans les fonctions, que « bij “medeplichtigheid” ofbedrieglijk handelen (...) van appelante dient, opgrond van (...) het algemeen rechtsbeginsel frausomnia corrumpit, tot een uitsluiting van aansprake-lijkheid van geïntimeerde P. te worden besloten ». Lacour a finalement constaté que la preuve n'était pasramenée de ce que la victime savait ou aurait dû sa-voir que le préposé abusait de ses fonctions.

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Enfin, la dernière question importante liéeà l'abus de fonctions est celle de l'inci-dence du comportement de la victime surla responsabilité présumée du commettant.Après vingt années d'incertitude, la Courde cassat ion a, par une décis ion du21 mars 2013, exclu comme telle l'exoné-ration du commettant, et consacré la solu-tion d'un partage des responsabilités, cequi semble conforme à l 'état du droit

actuel. Pour autant, il semble qu'il failleréserver l'hypothèse par ticulière danslaquelle la victime s'associerait sciemmentà l'abus de fonctions dans un esprit fraudu-leux. En une telle circonstance, le principegénéral de droit Fraus omnia corrumpitdevrait faire échec aux règles de la théoriede l'équivalence des conditions, et libérerle commettant de la présomption qui pèsesur lui.

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