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Page 1: Là−basjargon de chimie malade, un laborieux étalage d'érudition laïque, de la science de contremaître ! Non, il n'y a pas à dire, toute l'école naturaliste, telle qu'elle

J.−K. Huysmans

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Adaptation d'un texte électronique provenant de la Bibliothèque Nationale de France :http://www.bnf.fr/

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• CHAPITRE I

• CHAPITRE II

• CHAPITRE III

• CHAPITRE IV

• CHAPITRE V

• CHAPITRE VI

• CHAPITRE VII

• CHAPITRE VIII

• CHAPITRE IX

• CHAPITRE X

• CHAPITRE XI

• CHAPITRE XII

• CHAPITRE XIII

• CHAPITRE XIV

• CHAPITRE XV

• CHAPITRE XVI

• CHAPITRE XVII

• CHAPITRE XVIII

• CHAPITRE XIX

• CHAPITRE XX

• CHAPITRE XXI

• CHAPITRE XXII

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CHAPITRE I

Tu y crois si bien à ces idées−là, mon cher, que tu as abandonné l'adultère, l'amour, l'ambition, tous lessujets apprivoisés du roman moderne, pour écrire l'histoire de Gilles de Rais−et, après un silence, il ajouta :

—je ne reproche au naturalisme ni ses termes de pontons, ni son vocabulaire de latrines et d'hospices,car ce serait injuste et ce serait absurde ; d'abord, certains sujets les hèlent, puis avec des gravatsd'expressions et du brai de mots, l'on peut exhausser d'énormes et de puissantes oeuvres, l' Assommoir, deZola, le prouve ; non, la question est autre ; ce que je reproche au naturalisme, ce n'est pas le lourd badigeonde son gros style, c'est l'immondice de ses idées ; ce que je lui reproche, c'est d'avoir incarné le matérialismedans la littérature, d'avoir glorifié la démocratie de l'art !

Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même, quelle théorie de cerveau mal famé, quelmiteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénierle rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l'art commence là où les sens cessent de servir !

Tu lèves les épaules, mais voyons, qu'a−t−il donc vu, ton naturalisme, dans tous ces décourageantsmystères qui nous entourent ? Rien. —quand il s'est agi d'expliquer une passion quelconque, quand il a fallusonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l'âme, il a tout mis sur le compte des appétits etdes instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses.

En somme, il n'a fouillé que des dessous de nombril et banalement divagué dès qu'il s'approchait desaines ; c'est un herniaire de sentiments, un bandagiste d'âme et voilà tout !

Puis, vois−tu, Durtal, il n'est pas qu'inexpert et obtus, il est fétide, car il a prôné cette vie moderneatroce, vanté l'américanisme nouveau des moeurs, abouti à l'éloge de la force brutale, à l'apothéose ducoffre−fort. Par un prodige d'humilité, il a révéré le goût nauséeux des foules, et, par cela même, il a répudiéle style, rejeté toute pensée altière, tout élan vers le surnaturel et l'au−delà. Il a si bien représenté les idéesbourgeoises qu'il semble, ma parole, issu de l'accouplement de Lisa, la charcutière du Ventre de Paris, et deHomais !

—mâtin, tu y vas, toi, répondit Durtal, d'un ton piqué. Il ralluma sa cigarette, puis : le matérialisme merépugne tout autant qu'à toi, mais ce n'est pas une raison pour nier les inoubliables services que lesnaturalistes ont rendus à l'art ; car enfin, ce sont eux qui nous ont débarrassés des inhumains fantoches duromantisme et qui ont extrait la littérature d'un idéalisme de ganache et d'une inanition de vieille fille exaltéepar le célibat ! —en somme après Balzac, ils ont créé des êtres visibles et palpables et ils les ont mis enaccord avec leurs alentours ; ils ont aidé au développement de la langue commencé par les romantiques ; ilsont connu le véritable rire et ont eu parfois même le don des larmes, enfin, ils n'ont pas toujours été soulevéspar ce fanatisme de bassesse dont tu parles !

—si, car ils aiment leur siècle et cela les juge !

—mais que diable ! Ni Flaubert ni les de Goncourt ne l'aimaient, leur siècle !

—je te l'accorde ; ils sont, ceux−là, de probes, et de séditieux et de hautains artistes, aussi je les placetout à fait à part. J'avoue même, et sans me faire prier, que Zola est un grand paysagiste et un prodigieuxmanieur de masses et truchement de peuple. Puis il n'a, Dieu merci, pas suivi jusqu'au bout dans ses romansles théories de ses articles qui adulent l'intrusion du positivisme en l'art. Mais chez son meilleur élève, chezRosny, le seul romancier de talent qui se soit en somme imprégné des idées du maître, c'est devenu, dans unjargon de chimie malade, un laborieux étalage d'érudition laïque, de la science de contremaître ! Non, il n'y apas à dire, toute l'école naturaliste, telle qu'elle vivote encore, reflète les appétences d'un affreux temps. Avec

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elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l'appellerais volontiers le cloportisme. Puisquoi ? Relis donc ses derniers livres, qu'y trouves−tu ? Dans un style en mauvais verres de couleur, desimples anecdotes, des faits divers découpés dans un journal, rien que des contes fatigués et des histoiresvéreuses, sans même l'étai d'une idée sur la vie, sur l'âme, qui les soutienne. J'en arrive, après avoir terminéces volumes, à ne même plus me rappeler les incontinentes descriptions, les insipides harangues qu'ilsrenferment ; il ne me reste que la surprise de penser qu'un homme a pu écrire trois ou quatre cents pages,alors qu'il n'avait absolument rien à nous révéler, rien à nous dire.

—tiens, des Hermies, si ça t'est égal, parlons d'autre chose, car nous ne nous entendrons jamais bien surce naturalisme dont le nom seul t'affole.

Voyons, et cette médecine Matteï, que devient−elle ?

Tes fioles d'électricité et tes globules soulagent−ils au moins quelques malades ?

—peuh ! Ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex, ce qui ne veut pas dire que leurseffets soient continus et sûrs ; du reste, ça ou autre chose... sur ce, je file, mon bon, car dix heures sonnent etton concierge va, dans l'escalier, éteindre le gaz ; bonsoir, à bientôt, n'est−ce pas ?

Quand la porte fut refermée, Durtal jeta quelques pelletées de coke dans sa grille et se prit à songer.

Cette discussion avec son ami l'irritait d'autant plus qu'il se battait depuis des mois avec lui−même etque des théories, qu'il avait crues inébranlables, s'entamaient maintenant, s'effritaient peu à peu, luiemplissaient l'esprit comme de décombres.

En dépit de leurs violences, les jugements de Des Hermies le troublaient.

Certes, le naturalisme confiné dans les monotones études d'êtres médiocres, évoluant parmid'interminables inventaires de salons et de champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète, si l'onétait honnête ou clairvoyant et, dans le cas contraire, aux plus fastidieux des rabâchages, aux plus fatigantesdes redites ; mais Durtal ne voyait pas, en dehors du naturalisme, un roman qui fût possible, à moins d'enrevenir aux explosibles fariboles des romantiques, aux oeuvres lanugineuses des Cherbuliez et des Feuillet,ou bien encore aux lacrymales historiettes des Theuriet et des Sand !

Alors quoi ? Et Durtal se butait, mis au pied du mur, contre des théories confuses, des postulationsincertaines, difficiles à se figurer, malaisées à délimiter, impossibles à clore. Il ne parvenait pas à se définir cequ'il sentait, ou bien il aboutissait à une impasse dans laquelle il craignait d'entrer.

Il faudrait, se disait−il, garder la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée etnerveuse du réalisme, mais il faudrait aussi se faire puisatier d'âme, et ne pas vouloir expliquer le mystère parles maladies des sens ; le roman, si cela se pouvait, devrait se diviser de lui−même en deux parts, néanmoinssoudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie, celle de l'âme, celle du corps, et s'occuper deleurs réactifs, de leurs conflits, de leur entente. Il faudrait, en un mot, suivre la grande voie si profondémentcreusée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer en l'air un chemin parallèle, une autre route,d'atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot, un naturalisme spiritualiste ; ce serait autrement fier,autrement complet, autrement fort !

Et personne ne le fait pour l'instant, en somme.

Tout au plus pourrait−on citer, comme se rapprochant de ce concept, Dostoïevsky. Et encore est−il bienmoins un réaliste surélevé qu'un socialiste évangélique, cet exorable Russe ! —en France, à l'heure présente,

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dans le discrédit où sombre la recette corporelle seule, il reste deux clans, le clan libéral qui met lenaturalisme à la portée des salons, en l'émondant de tout sujet hardi, de toute langue neuve, et le clandécadent qui, plus absolu, rejette les cadres, les alentours, les corps mêmes, et divague, sous prétexte decausette d'âme, dans l'inintelligible charabia des télégrammes. En réalité celui−là se borne à cacherl'incomparable disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style. Quant aux orléanistes de la vérité,Durtal ne pouvait songer, sans rire, au coriace et gaminant fatras de ces soi−disant psychologues qui n'avaientjamais exploré un district inconnu de l'esprit, qui n'avaient jamais révélé le moindre coin oublié d'une passionquelconque. Ils se bornaient à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal ; c'étaient despastilles mi−sel, mi−sucre, de la littérature de Vichy !

En somme, ils recommençaient les devoirs de philosophie, les dissertations du collège dans leursromans, comme si une simple réplique de Balzac, celle, par exemple, qu'il prête au vieil Hulot dans laCousine Bette : " pourrai−je emmener la petite ? " n'éclairait pas autrement un fond d'âme que toutes cesleçons de grand concours !

—puis, il n'y avait à attendre d'eux aucune envolée, aucun élan vers les ailleurs. Le véritablepsychologue du siècle, se disait Durtal, ce n'est pas leur Stendhal, mais bien cet étonnant Hello dontl'inexpugnable insuccès tient du prodige !

Et il arrivait à croire que des Hermies avait raison. C'était vrai, il n'y avait plus rien debout dans leslettres en désarroi ; rien, sinon un besoin de surnaturel qui, à défaut d'idées plus élevées, trébuchait de toutesparts, comme il pouvait, dans le spiritisme et dans l'occulte.

En s'acculant ainsi à ces pensées, il finissait, pour se rapprocher de cet idéal qu'il voulait quand mêmejoindre, par louvoyer, par bifurquer et s'arrêter à un autre art, à la peinture. Là, il le trouvait pleinement réalisépar les Primitifs, cet idéal !

Ceux−là avaient, dans l'Italie, dans l'Allemagne, dans les Flandres surtout, clamé les blanches ampleursdes âmes saintes ; dans leurs décors authentiques, patiemment certains, des êtres surgissaient en des posturesprises sur le vif, d'une réalité subjuguante et sûre ; et de ces gens à têtes souvent communes, de cesphysionomies parfois laides mais puissamment évoquées dans leurs ensembles, émanaient des joies célestes,des détresses aiguës, des bonaces d'esprit, des cyclones d'âme. Il y avait, en quelque sorte, une transformationde la matière détendue ou comprimée, une échappée hors des sens, sur d'infinis lointains.

La révélation de ce naturalisme, Durtal l'avait eue, l'an passé, alors qu'il était moins qu'aujourd'huipourtant excédé par l'ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C'était en Allemagne, devant unecrucifixion de Mathaeus Grünewald.

Et il frissonna dans son fauteuil et ferma presque douloureusement les yeux. Avec une extraordinairelucidité, il revoyait ce tableau, là, devant lui, maintenant qu'il l'évoquait ; et ce cri d'admiration qu'il avaitpoussé, en entrant dans la petite salle du Musée de Cassel, il le hurlait mentalement encore, alors que, dans sachambre, le Christ se dressait, formidable, sur sa croix, dont le tronc était traversé, en guise de bras, par unebranche d'arbre mal écorcée qui se courbait, ainsi qu'un arc sous le poids du corps.

Cette branche semblait prête à se redresser et à lancer par pitié, loin de ce terroir d'outrages et de crimes,cette pauvre chair que maintenaient, vers le sol, les énormes clous qui trouaient les pieds.

Démanchés, presque arrachés des épaules, les bras du Christ paraissaient garrottés dans toute leurlongueur par les courroies enroulées des muscles.

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L'aisselle éclamée craquait ; les mains grandes ouvertes brandissaient des doigts hagards quibénissaient quand même, dans un geste confus de prières et de reproches ; les pectoraux tremblaient, beurréspar les sueurs ; le torse était rayé de cercles de douves par la cage divulguée des côtes ; les chairs gonflaient,salpêtrées et bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme de coups d'aiguilles par les pointesdes verges qui, brisées sous la peau, la dardaient encore, çà et là, d'échardes.

L'heure des sanies était venue ; la plaie fluviale du flanc ruisselait plus épaisse, inondait la hanche d'unsang pareil au jus foncé des mûres ; des sérosités rosâtres, des petits laits, des eaux semblables à des vins deMoselle gris, suintaient de la poitrine, trempaient le ventre au−dessous duquel ondulait le panneau bouillonnéd'un linge ; puis, les genoux rapprochés de force heurtaient leurs rotules, et les jambes tordues s'évidaientjusqu'aux pieds qui, ramenés l'un sur l'autre, s'allongeaient, poussaient en pleine putréfaction, verdissaientdans des flots de sang. Ces pieds spongieux et caillés étaient horribles ; la chair bourgeonnait, remontait surla tête du clou et leurs doigts crispés contredisaient le geste implorant des mains, maudissaient, griffaientpresque, avec la corne bleue de leurs ongles, l'ocre du sol, chargé de fer, pareil aux terres empourprées de laThuringe.

Au−dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse et énorme ; cerclée d'unecouronne désordonnée d'épines, elle pendait, exténuée, entr'ouvrait à peine un oeil hâve où frissonnait encoreun regard de douleur et d'effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les joues taries ; tous les traitsrenversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secoussestétaniques, atroces.

Le supplice avait été épouvantable, l'agonie avait terrifié l'allégresse des bourreaux en fuite.

Maintenant, dans le ciel d'un bleu de nuit, la croix paraissait se tasser, très basse, presque au ras du sol,veillée par deux figures qui se tenaient de chaque côté du Christ : —l'une, la Vierge, coiffée d'un capuce d'unrose de sang séreux, tombant en des ondes pressées sur une robe d'azur las à longs plis, la Vierge rigide etpâle, bouffie de larmes qui, les yeux fixes, sanglote, en s'enfonçant les ongles dans les doigts des mains ;—l'autre, saint Jean, une sorte de vagabond, de rustre basané de la Souabe, à la haute stature, à la barbefrisottée en de petits copeaux, vêtu d'étoffes à larges pans, comme taillées dans de l'écorce d'arbre, d'une robeécarlate, d'un manteau jaune chamoisé, dont la doublure, retroussée près des manches, tournait au vertfiévreux des citrons pas mûrs. Epuisé de pleurs, mais plus résistant que Marie brisée et rejetée quand mêmedebout, il joint les mains en un élan, s'exhausse vers ce cadavre qu'il contemple de ses yeux rouges et fumeuxet il suffoque et crie, en silence, dans le tumulte de sa gorge sourde.

Ah ! Devant ce Calvaire barbouillé de sang et brouillé de larmes, l'on était loin de ces débonnairesGolgotha que, depuis la Renaissance, l'Eglise adopte ! Ce Christ au tétanos n'était pas le Christ des riches,l'Adonis de Galilée, le bellâtre bien portant, le joli garçon aux mèches rousses, à la barbe divisée, aux traitschevalins et fades, que depuis quatre cents ans les fidèles adorent. Celui−là, c'était le Christ de saint Justin, desaint Basile, de saint Cyrille, de Tertullien, le Christ des premiers siècles de l'Eglise, le Christ vulgaire, laid,parce qu'il assuma toute la somme des péchés et qu'il revêtit, par humilité, les formes les plus abjectes.

C'était le Christ des pauvres, Celui qui s'était assimilé aux plus misérables de ceux qu'il venait racheter,aux disgraciés et aux mendiants, à tous ceux sur la laideur ou l'indigence desquels s'acharne la lâcheté del'homme ; et c'était aussi le plus humain des Christ, un Christ à la chair triste et faible, abandonné par le Pèrequi n'était intervenu que lorsque aucune douleur nouvelle n'était possible, le Christ assisté seulement de saMère qu'il avait dû, ainsi que tous ceux que l'on torture, appeler dans des cris d'enfant, de sa Mère,impuissante alors et inutile.

Par une dernière humilité sans doute, il avait supporté que la Passion ne dépassât point l'envergurepermise aux sens ; et, obéissant à d'incompréhensibles ordres, il avait accepté que sa Divinité fût comme

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interrompue depuis les soufflets et les coups de verges, les insultes et les crachats, depuis toutes ces maraudesde la souffrance, jusqu'aux effroyables douleurs d'une agonie sans fin. Il avait ainsi pu mieux souffrir, râler,crever ainsi qu'un bandit, ainsi qu'un chien, salement, bassement, en allant dans cette déchéance jusqu'aubout, jusqu'à l'ignominie de la pourriture, jusqu'à la dernière avanie du pus !

Certes, jamais le naturalisme ne s'était encore évadé dans des sujets pareils ; jamais peintre n'avaitbrassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dansles godets sanguinolents des trous. C'était excessif et c'était terrible.

Grünewald était le plus forcené des réalistes ; mais à regarder de ce Rédempteur de vadrouille, ce Dieude morgue, cela changeait. De cette tête ulcérée filtraient des lueurs ; une expression surhumaine illuminaitl'effervescence des chairs, l'éclampsie des traits.

Cette charogne éployée était celle d'un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dans le simple accoutrementde cette couronne ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sacéleste Superessence, entre la Vierge, foudroyée, ivre de pleurs, et le Saint Jean dont les yeux calcinés neparvenaient plus à fondre des larmes.

Ces visages d'abord si vulgaires resplendissaient, transfigurés par des excès d'âmes inouïes. Il n'y avaitplus de brigand, plus de pauvresse, plus de rustre, mais des êtres supraterrestres auprès d'un Dieu.

Grünewald était le plus forcené des idéalistes.

Jamais peintre n'avait si magnifiquement exalté l'altitude et si résolument bondi de la cime de l'âme dansl'orbe éperdu d'un ciel. Il était allé aux deux extrêmes et il avait, d'une triomphale ordure, extrait les menthesles plus fines des dilections, les essences les plus acérées des pleurs. Dans cette toile, se révélait lechef−d'oeuvre de l'art acculé, sommé de rendre l'invisible et le tangible, de manifester l'immondice éplorée ducorps, de sublimer la détresse infinie de l'âme.

Non, cela n'avait d'équivalent dans aucune langue.

En littérature, certaines pages d'Anne Emmerich sur la Passion se rapprochaient, mais atténuées, de cetidéal de réalisme surnaturel et de vie véridique et exsurgée. Peut−être aussi certaines effusions de Ruysbroecks'élançant en des jets géminés de flammes blanches et noires, rappelaient−elles, pour certains détails, ladivine abjection de Grünewald et encore non, cela restait unique, car c'était tout à la fois hors de portée et àras de terre.

Mais alors..., se dit Durtal, qui s'éveillait de sa songerie, mais alors, si je suis logique, j'aboutis aucatholicisme du Moyen age, au naturalisme mystique ; ah non, par exemple, et si pourtant !

Il se retrouvait devant cette impasse dont il s'écartait alors qu'il en percevait l'entrée, car il avait beaus'ausculter, il ne se sentait soulevé par aucune foi. Décidément, il n'y avait de la part de Dieu aucuneprémotion et lui−même manquait de cette nécessaire volonté qui permet de se délaisser, de glisser, sans seretenir, dans la ténèbre des immutables dogmes.

Par instants, après certaines lectures, alors que le dégoût de la vie ambiante s'accentuait, il enviait desheures lénitives au fond d'un cloître, des somnolences de prières éparses dans des fumées d'encens, desépuisements d'idées voguant à la dérive dans le chant des psaumes. Mais pour savourer ces allégresses del'abandon, il fallait une âme simple, allégée de tout déchet, une âme nue et la sienne était obstruée par desboues, macérée dans le jus concentré des vieux guanos. Il pouvait se l'avouer, ce désir momentané de croirepour se réfugier hors des âges sourdait bien souvent d'un fumier de pensées mesquines, d'une lassitude de

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détails infimes mais répétés, d'une défaillance d'âme transie par la quarantaine, par les discussions avec lablanchisseuse et les gargotes, par des déboires d'argent, par des ennuis de terme. Il songeait un peu à sesauver dans un couvent, ainsi que ces filles qui entrent en maison pour se soustraire aux dangers des chasses,au souci de la nourriture et du loyer, aux soins du linge.

Resté célibataire et sans fortune, peu soucieux maintenant des ébats charnels, il maugréait, certainsjours, contre cette existence qu'il s'était faite. Forcément dans ces heures où las de se battre contre desphrases, il jetait sa plume, il regardait devant lui et ne voyait dans l'avenir que des sujets d'amertumes etd'alarmes ; alors il cherchait des consolations, des apaisements, et il en était bien réduit à se dire que lareligion est la seule qui sache encore panser, avec les plus veloutés des onguents, les plus impatientes desplaies ; mais elle exige en retour une telle désertion du sens commun, une telle volonté de ne plus s'étonnerde rien, qu'il s'en écartait, tout en l'épiant.

Et, en effet, il rôdait constamment autour d'elle, car si elle ne repose sur aucune base qui soit sûre, ellejaillit du moins en de telles efflorescences que jamais l'âme n'a pu s'enrouler sur de plus ardentes tiges etmonter avec elles et se perdre dans le ravissement, hors des distances, hors des mondes, à des hauteurs plusinouïes ; puis, elle agissait encore sur Durtal, par son art extatique et intime, par la splendeur de seslégendes, par la rayonnante naïveté de ses vies de Saints.

Il n'y croyait pas et cependant il admettait le surnaturel, car, sur cette terre même, comment nier lemystère qui surgit, chez nous, à nos côtés, dans la rue, partout, quand on y songe ? Il était vraiment tropfacile de rejeter les relations invisibles, extrahumaines, de mettre sur le compte du hasard qui est, lui−même,d'ailleurs indéchiffrable, les événements imprévus, les déveines et les chances. Des rencontres nedécidaient−elles pas souvent de toute la vie d'un homme ? Qu'étaient l'amour, les influencesincompréhensibles et pourtant formelles ? —enfin la plus désarçonnante des énigmes n'était−elle pas encorecelle de l'argent ?

Car enfin, on se trouvait là en face d'une loi primordiale, d'une loi organique atroce, édictée et appliquéedepuis que le monde existe.

Ses règles sont continues et toujours nettes.

L'argent s'attire lui−même, cherche à s'agglomérer aux mêmes endroits, va de préférence aux scélérats etaux médiocres ; puis, lorsque par une inscrutable exception, il s'entasse chez un riche dont l'âme n'est nimeurtrière, ni abjecte, alors il demeure stérile, incapable de se résoudre en un bien intelligent, inapte mêmeentre des mains charitables à atteindre un but qui soit élevé.

On dirait qu'il se venge ainsi de sa fausse destination, qu'il se paralyse volontairement, quand iln'appartient ni aux derniers des aigrefins, ni aux plus repoussants des mufles.

Il est plus singulier encore quand, par extraordinaire, il s'égare dans la maison d'un pauvre ; alors il lesalit immédiatement s'il est propre ; il rend lubrique l'indigent le plus chaste, agit du même coup sur le corpset sur l'âme, suggère ensuite à son possesseur un bas égoïsme, un ignoble orgueil, lui insinue de dépenser sonargent pour lui seul, fait du plus humble un laquais insolent, du plus généreux, un ladre.

Il change, en une seconde, toutes les habitudes, bouleverse toutes les idées, métamorphose les passionsles plus têtues, en un clin d'oeil.

Il est l'aliment le plus nutritif des importants péchés et il en est, en quelque sorte aussi, le vigilantcomptable. S'il permet à un détenteur de s'oublier, de faire l'aumône, d'obliger un pauvre, aussitôt il suscite lahaine du bienfait à ce pauvre ; il remplace l'avarice par l'ingratitude, rétablit l'équilibre, si bien que le compte

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se balance, qu'il n'y a pas un péché de commis en moins.

Mais où il devient vraiment monstrueux, c'est lorsque, cachant l'éclat de son nom sous le voile noir d'unmot, il s'intitule le capital. Alors son action ne se limite plus à des incitations individuelles, à des conseils devols et de meurtres, mais elle s'étend à l'humanité tout entière. D'un mot le capital décide les monopoles,édifie les banques, accapare les substances, dispose de la vie, peut, s'il le veut, faire mourir de faim desmilliers d'êtres !

Lui, pendant ce temps, se nourrit, s'engraisse, s'enfante tout seul, dans une caisse ; et les deux mondes àgenoux l'adorent, meurent de désirs devant lui, comme devant un Dieu.

Eh bien ! Ou l'argent qui est ainsi maître des âmes, est diabolique, ou il est impossible à expliquer. Etcombien d'autres mystères aussi inintelligibles que celui−là, combien d'occurrences devant lesquellesl'homme qui réfléchit devrait trembler !

Mais, se disait Durtal, du moment que l'on patauge dans l'inconnu, pourquoi ne pas croire à la Trinité,pourquoi repousser la divinité du Christ ?

On peut aussi facilement admettre le " Credo quia absurdum " de Saint Augustin et se répéter, avecTertullien, que si le surnaturel était compréhensible, il ne serait pas le surnaturel et que c'est justement parcequ'il outrepasse les facultés de l'homme qu'il est divin.

Ah ! Et puis zut, à la fin du compte ! Il est plus simple de ne point songer à tout cela : —et, une foisde plus, il recula, ne pouvant décider son âme à faire le saut, alors qu'elle se trouvait, au bord de la raison,dans le vide.

Au fond, il avait vagabondé loin de son point de départ, de ce naturalisme si conspué par Des Hermies.Il revenait maintenant à mi−route, jusqu'au Grünewald et il se disait que ce tableau était le prototype exaspéréde l'art. Il était bien inutile d'aller aussi loin, d'échouer, sous prétexte d'au−delà, dans le catholicisme le plusfervent. Il lui suffirait peut−être d'être spiritualiste, pour s'imaginer le supranaturalisme, la seule formule quilui convînt.

Il se leva, se promena dans sa petite pièce ; les manuscrits qui s'entassaient sur la table, ses notes sur lemaréchal de Rais dit Barbe−bleue, le déridèrent.

Tout de même, fit−il presque joyeux, il n'y a de bonheur que chez soi et au−dessus du temps. Ah !

S'écrouer dans le passé, revivre au loin, ne plus même lire un journal, ne pas savoir si des théâtresexistent, quel rêve ! —et que ce Barbe−bleue m'intéresse plus que l'épicier du coin, que tous ces comparsesd'une époque qu'allégorise si parfaitement le garçon de café qui, pour s'enrichir en de justes noces, viole lafille de son patron, la bécasse comme il la nomme !

ça et le lit, ajouta−t−il, en souriant, car il voyait son chat, bête très bien informée des heures, le regarderavec inquiétude, le rappeler à de mutuelles convenances, en lui reprochant de ne pas préparer la couche. Ilarrangea les oreillers, ouvrit la couverture et le chat sauta sur le pied du lit, mais resta assis, la queue ramenéesur ses deux pattes, attendant que son maître se fût étendu, pour piétiner la place et faire son creux.

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CHAPITRE II

Durtal avait cessé, depuis près de deux années, de fréquenter le monde des lettres ; les livres d'abord,puis les racontars des journaux, les souvenirs des uns, les mémoires des autres, s'évertuaient à représenter cemonde comme le diocèse de l'intelligence, comme le plus spirituel des patriciats. A les en croire, l'espritfusait en baguettes d'artifices et les reparties les plus stimulantes crépitaient dans ces réunions. Durtals'expliquait mal la persistance de cette antienne, car il jugeait, par expérience, que les littérateurs sedivisaient, à l'heure actuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois, le secondd'abominables mufles.

Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés par conséquent, mais arrivés ; affamés deconsidération ils singeaient le haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient des soirées en habitnoir, ne parlaient que de droits d'auteurs et d'éditions, s'entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonnerl'argent.

Les autres clapotaient en troupe dans les bas−fonds.

C'était la racaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout en s'exécrant, ils se criaient leurs oeuvres,publiaient leur génie, s'extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaient du fiel.

Aucun milieu autre n'existait. Il devenait singulièrement rare, le coin intime où l'on pouvait, à quelquesartistes, causer à l'aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sans arrière−pensée de traîtrises et de dols,où l'on pouvait ne s'occuper que d'art, à l'abri des femmes !

Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d'âme ; aucune vue qui fût effarante, aucunepente d'esprit qui fût et rapide et secrète.

C'était la conversation habituelle de la rue du Sentier ou de la rue Cujas.

Sachant, par expérience aussi, qu'aucune amitié n'est possible avec des cormorans, toujours à l'affûtd'une proie à dépecer, il avait rompu des relations qui l'eussent obligé à devenir ou fripouille ou dupe.

Puis, à vrai dire, il n'y avait plus rien qui le liât à ses confrères ; jadis, alors qu'il acceptait les déficits dunaturalisme, ses nouvelles étoupées, ses romans sans portes et sans fenêtres, il pouvait encore discuterd'esthétique avec eux, mais maintenant !

Au fond, prétendait Des Hermies, il y a toujours eu entre toi et les autres réalistes une telle différenced'idées qu'un accord péremptoire ne pouvait durer ; tu exècres ton temps et eux l'adorent ; tout est là.Fatalement, tu devais, un jour, fuir ce territoire américain de l'art et chercher, au loin, une région plus aérée etmoins plane.

Dans tous tes livres, tu es constamment tombé à bras raccourcis sur cette queue de siècle ; mais dame,on se lasse à la longue de taper sur du mou qui s'affaisse et se relève ; tu devais reprendre haleine et t'asseoirdans une autre époque, en attendant d'y découvrir un sujet à traiter qui te plût. Cela explique bien facilementton désarroi spirituel pendant des mois et cette santé qui t'est subitement revenue lorsque tu t'es emballé surGilles de Rais.

Et c'était vrai, Des Hermies avait vu juste. Le jour où Durtal s'était plongé dans l'effrayante et délicieusefin du Moyen Age, il s'était senti renaître. Il commença de vivre dans le pacifiant mépris des alentours,s'organisa une existence loin du brouhaha des lettres, se cloîtra mentalement, pour tout dire, dans le châteaude Tiffauges auprès de Barbe−bleue et il vécut en parfait accord, presque en coquetterie, avec ce monstre.

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L'histoire supplanta chez lui le roman dont l'affabulation, ficelée dans des chapitres, empaquetée à lagrosse, forcément banale et convenue, le blessait. Et cependant, l'histoire ne semblait être qu'un pis aller, caril ne croyait pas à la réalité de cette science ; les événements, se disait−il, ne sont pour un homme de talentqu'un tremplin d'idées et de style, puisque tous se mitigent ou s'aggravent, suivant les besoins d'une cause ouselon le tempérament de l'écrivain qui les manie.

Quant aux documents qui les étayent, c'est pis encore ! Car aucun d'eux n'est irréductible et tous sontrévisables. S'ils ne sont pas apocryphes, d'autres, non moins certains, se déterrent plus tard qui lescontrouvent, en attendant qu'eux−mêmes soient démonétisés par l'exhumation d'archives non moins sûres.

A l'heure actuelle, dans le raclage têtu des vieux cartons, l'histoire ne sert plus qu'à étancher les soifslittéraires des hobereaux qui préparent ces rillettes de tiroirs auxquelles l'Institut décerne, en salivant, sesmédailles d'honneur et ses grands prix.

Pour Durtal, l'histoire était donc le plus solennel des mensonges, le plus enfantin des leurres.

L'antique Clio ne pouvait être représentée, selon lui, qu'avec une tête de sphinx, parée de favoris ennageoire et coiffée d'un bourrelet de mioche.

La vérité, c'est que l'exactitude est impossible, se disait−il ; comment pénétrer dans les événements duMoyen Age, alors que personne n'est seulement à même d'expliquer les épisodes les plus récents, les dessousde la Révolution, les pilotis de la Commune, par exemple ? Il ne reste donc qu'à se fabriquer sa vision,s'imaginer avec soi−même les créatures d'un autre temps, s'incarner en elles, endosser, si l'on peut,l'apparence de leur défroque, se forger enfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles. C'estce que Michelet a fait, en somme ; et bien que cette vieille énervée ait singulièrement vagabondé dans leshors−d'oeuvre, s'arrêtant devant des riens, délirant doucement en des anecdotes qu'elle enflait et déclaraitimmenses, dès que ses accès de sentiment et ses crises de chauvinisme brouillaient la possibilité de sesprésomptions, alitaient la santé de ses conjectures, elle était néanmoins la seule, en France, qui eût planéau−dessus des siècles et plongé de haut dans l'obscur défilé des vieux récits.

Hystérique et bavarde, impudente et intime, son histoire de France était cependant, à certains endroits,soulevée par le vent du large ; ses personnages vivaient, sortaient de ces limbes où les inhument lescinéraires anas de ses confrères ; peu importait dès lors que Michelet eût été le moins véridique deshistoriens, puisqu'il en était le plus personnel et le plus artiste. Quant aux autres, ils furetaient maintenantdans les paperasses, se bornaient à piquer sur leurs plaques de liège des faits divers. A la suite de M. Taine,ils gommaient des notes, les collaient les unes à la suite des autres, ne gardaient, bien entendu, que celles quipouvaient soutenir la fantaisie de leurs contes. Ces gens−là se défendaient de toute imagination, de toutenthousiasme, prétendaient ne rien inventer, ce qui était vrai, mais ils n'en maquillaient pas moins, par lasélection de leurs documents, l'histoire. Et puis, comme leur système était simple ! On découvrait que telévénement s'était passé en France dans quelques communes et l'on concluait aussitôt que tout le pays pensait,vivait de telle façon, à tel jour de telle année, à telle heure.

Ils étaient non moins que Michelet de valeureux faussaires, mais ils n'avaient ni son empan, ni sesvisions ; c'étaient les petits merciers de l'histoire, des camelots, des notulateurs qui pointillaient sans donnerun ensemble, comme font maintenant les peintres qui punaisent les tons, comme les décadents qui cuisinentdes hachis de mots ! Et c'est bien autre chose encore lorsqu'il s'agit des biographes, se disait Durtal. Ceux−là,ce sont les épileuses. Des gens ont écrit des livres pour démontrer que Théodora était chaste et que Jan Steenne buvait point. Un autre a épucé Villon, s'est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n'étaitpas une femme mais bien l'enseigne d'un cabaret ; pour un peu, il représentait le poète ainsi qu'un hommebégueule et continent, judicieux et probe. On eût dit qu'en écrivant leurs monographies, ces historiensappréhendaient de se déshonorer en touchant à des écrivains ou à des peintres dont la vie avait été cahotée par

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des bourrasques. Ils eussent sans doute désiré qu'ils fussent des bourgeois comme eux ; le tout équipéd'ailleurs à l'aide de ces fameuses pièces que l'on épluche, que l'on détorque, que l'on trie.

Cette école de la réhabilitation, toute−puissante aujourd'hui, exaspérait Durtal ; aussi était−il biencertain de ne pas sombrer avec son livre sur Gilles De Rais dans la monomanie de ces affamés de labienséance, de ces enragés de l'honnêteté. Pas plus qu'un autre, avec ses idées sur l'histoire, il ne pouvaitprétendre à peindre un Barbe−bleue exact, mais il était sûr au moins de ne pas l'édulcorer, de ne pas l'amollirdans des bains de langue tiède, de ne pas en faire ce médiocre dans le bien ou dans le mal qui plaît aux foules.Pour prendre son élan, il possédait, en guise de tremplin, une copie du mémoire au Roi des héritiers de GillesDe Rais, les notes qu'il avait prises sur le procès criminel de Nantes dont plusieurs expéditions sont à Paris,des extraits de l'histoire de Charles Vii, De Vallet De Viriville, enfin la notice d'Armand Guéraut et labiographie de l'abbé Bossard. Et cela lui suffisait pour dresser debout la formidable figure de ce satanique quifut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes.

Une seule personne était au courant de son projet de livre, Des Hermies, qu'il voyait maintenant presquetous les jours.

Il l'avait connu dans une maison des plus étranges, chez Chantelouve, l'historien catholique, qui sevantait de recevoir à sa table tous les mondes. Et, en effet, c'était une fois par semaine, l'hiver, dans son salonde la rue de Bagneux, le plus bizarre ramas de gens : des cuistres de sacristie et des poètes de caboulots, desjournalistes et des actrices, des partisans de la cause de Naundorff et des placiers en sciences louches.

Cette maison était, en somme, située sur la lisière du monde clérical qui s'y rendait un peu comme en unmauvais lieu ; l'on y dînait de façon tout à la fois biscornue et fine ; Chantelouve était cordial, d'espritgrassouillet, d'entrain pressant. Il inquiétait bien un peu les analystes par un regard de bagne qui passaitquelquefois sous les verres fumés de son binocle, mais sa bonhomie tout ecclésiastique désarmait lespréventions ; puis la femme, à peine jolie mais bizarre, était très entourée ; elle demeurait cependantsilencieuse, n'encourageait pas les propos assidus des visiteurs, mais elle était, ainsi que son mari, dénuée debégueulisme ; impassible, presque hautaine, elle écoutait, sans broncher, les paradoxes les plus monstrueux,souriait, l'air absent, les yeux perdus au loin.

Dans une de ces soirées où il fumait une cigarette, tandis que la Rousseil, récemment convertie, hurlaitdes stances au Christ, Durtal avait été étonné par la physionomie, par la tenue de Des Hermies qui tranchaientdurement sur le débraillé des défroqués et des poètes, entassés dans le salon et la bibliothèque de Chantelouve.

Au milieu de ces faces sournoises ou préparées, il apparaissait comme un homme singulièrementdistingué, mais méfiant et rétif. Grand, fluet, très pâle, il fronçait des yeux rapprochés d'un nez fureteur etbref, des yeux qui avaient le bleu foncé de la pierre divine et son éclat sec. Ses cheveux étaient blonds, sabarbe, rasée sur les joues et taillée sous le menton en pointe, tournait au ton du liège. Il y avait en lui d'unNorvégien maladif et d'un Anglais rêche. Vêtu d'étoffes fabriquées à Londres, il semblait étriqué dans uncomplet quadrillé, de couleur morne, serré à la taille, montant très haut, cachant presque la cravate et le col.Très soigné de sa personne, il avait une manière à lui de retirer ses gants et de les faire imperceptiblementclaquer en les roulant ; puis il s'asseyait, croisait ses longues jambes en thyrse en se penchant tout d'un côté,à droite, retirait de sa poche gauche, collée au corps, une blague japonaise plate et gaufrée, qui contenait sonpapier à cigarette et son tabac.

Il était méthodique, en garde, froid comme une corde à puits devant les inconnus ; son attitudesupérieure et avec cela gênée s'ajustait à ses rires blêmes et coupés court ; il suscitait de sérieuses antipathiesà première vue et il pouvait les justifier par des mots vénéneux, des mutismes méprisants, des souriresrigoureux ou narquois. Il était respecté chez les Chantelouve, il y était surtout craint, mais quand on leconnaissait, on s'apercevait que, sous le verglas de cette mine, couvait une bonté réelle, une amitié peu

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expansive, mais capable d'un certain héroïsme, en tous cas, sûre.

Comment vivait−il ? était−il riche ou seulement à l'aise ? Personne ne le savait ; et lui−même, trèsdiscret envers les autres, ne parlait jamais de ses affaires ; il était docteur de la Faculté de Paris, car Durtalavait vu, par hasard, son diplôme, mais il parlait de la médecine avec un mépris immense, avouait s'être jeté,par dégoût d'une thérapeutique vaine, dans l'homéopathie qu'il avait délaissée à son tour, pour une médecineBolonaise qu'il dénigrait.

A certains moments, Durtal ne pouvait douter que Des Hermies n'eût pratiqué la littérature, car il lajugeait avec la certitude d'un homme du métier, démontait la stratégie des procédés, dévissait le style le plusabstrus avec l'adresse d'un expert qui connaît, en cet art, les plus compliqués des trucs. A Durtal qui luireprochait, un jour, en riant, de cacher ses oeuvres, il répondait avec une certaine mélancolie : je me suischâtré l'âme à temps d'un bas instinct, celui du plagiat. J'aurais pu faire du Flaubert aussi bien sinon mieuxque tous les regrattiers qui le débitent ; mais à quoi bon ?

J'ai préféré phraser des médicaments occultes à des doses rares ; ce n'est peut−être pas bien nécessaire,mais c'est moins vil !

Où il était surprenant, par exemple, c'était dans l'érudition ; il se révélait prodigieux, savait tout, était aucourant des plus anciens bouquins, des plus séculaires coutumes, des découvertes les plus neuves. A force des'acoquiner avec les extraordinaires épaves de Paris, il avait approfondi des sciences diverses et hostiles ; carlui, si correct et si froid, on ne le rencontrait qu'en compagnie d'astrologues et de kabbalistes, dedémonographes et d'alchimistes, de théologiens et d'inventeurs.

Las des avances faciles et des improbables bonhomies des artistes, Durtal fut séduit par cet homme auxabords rentrés, aux détentes strictes et dures.

L'excès des amitiés à fleur de peau qu'il avait subies justifiait cette attirance ; ce qui était moinsexplicable, c'est qu'avec ses goûts des relations excentriques, des Hermies se fût pris d'affection pour Durtalqui était, en somme, un sobre d'âme et un esprit rassis et sans outrance ; mais il avait sans doute éprouvé lebesoin de se retremper, à certains moments, dans une atmosphère plus perspirable et moins chauffée ; puisaucune de ces discussions littéraires qu'il aimait n'était possible avec ces agités qui délibéraientinfatigablement, ne pensant qu'à leur génie, ne s'intéressant qu'à leurs découvertes, qu'à leur science !

Comme Durtal enfin isolé chez ses confrères, des Hermies ne pouvait rien attendre, ni des médecinsqu'il dédaignait, ni de tous ces spécialistes qu'il fréquentait.

Il y avait eu, en somme, rencontre de deux êtres dont la situation était presque la même ; mais cetteliaison qui, d'abord restreinte et longtemps demeurée sur la défensive, venait enfin de se resserrer dans letutoiement et de s'affermir, avait été surtout avantageuse pour Durtal. En effet, sa famille était depuislongtemps morte et ses amis de jeunesse étaient ou mariés ou perdus ; depuis son départ du monde deslettres, il était réduit à la solitude la plus complète. Des Hermies dénoua son existence qui, repliée surelle−même, s'ankylosait dans l'isolement. Il lui renouvela sa provision de sensations, lui fit faire peau neuved'amitié, l'emmena chez l'un de ses amis qu'en effet Durtal devait aimer.

Des Hermies, qui parlait souvent de cet ami, finit par dire un jour : il faudra pourtant que je te le fasseconnaître. Il aime tes livres que je lui ai prêtés et il t'attend ; toi qui me reproches de ne me plaire qu'avec desnatures cocasses ou obscures, tu verras en Carhaix un homme presque unique.

C'est le catholique intelligent et sans cafardise, le pauvre sans envie et sans haine.

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CHAPITRE III

Durtal était dans la situation d'un grand nombre de célibataires qui font nettoyer leur ménage par unconcierge. Ceux−là seuls peuvent savoir combien des lampes d'un faible tonnage absorbent de pleinesburettes d'huile et combien une bouteille de cognac pâlit et s'épuise, sans diminuer. Ils savent aussi que le litd'abord hospitalier se fait insociable, tant le concierge respecte ses moindres plis ; ils apprennent enfin qu'ilfaut se résigner à toujours nettoyer son verre si l'on a soif, à toujours réédifier son feu, si l'on a froid.

Le concierge de Durtal était un vieillard à moustaches, dont la chaude haleine exhalait le puissant aromedu trois−six. C'était un homme indolent et placide qui opposait une incontinence d'inertie aux objurgations deDurtal déclarant que son ménage devait être terminé, tous les matins, à la même heure.

Les menaces, les suppressions de pourboires, les injures, les prières avaient échoué ; le père Rateausoulevait sa casquette, se grattait les cheveux, promettait, sur un ton ému, de s'amender et, le lendemain,venait plus tard.

Quel animal ! Gémissait Durtal, ce jour−là. Il regardait sa montre, au moment où une clef tournait dansla serrure, et une fois de plus, il constatait que le concierge arrivait, dans l'après−midi, après trois heures.

Il allait falloir subir le vacarme de cet homme qui, somnolent et pacifique dans sa loge, devenait terrible,un balai au poing. Des allures martiales, des instincts guerriers se révélaient subitement chez ce sédentaireassoupi, dès l'aube, dans la tiède vapeur des mirotons. Il se muait en un insurgé qui montait à l'assaut du lit,chambardait les chaises, jonglait avec les cadres, bouleversait les tables, cognait le pot à eau et la cuvette,traînait, ainsi que des vaincus par les cheveux, les brodequins de Durtal par leurs lacets, enlevait le logiscomme une barricade, plantait, en guise de drapeau, son torchon dans un nuage de poudre, sur les meublesmorts.

Durtal se réfugiait alors dans celles de ses pièces qu'il n'attaquait point ; ce jour−là, il dut abandonnerson cabinet de travail dans lequel Rateau commençait la lutte et s'enfuir dans sa chambre à coucher. De là, ilapercevait encore, par la portière laissée ouverte, le dos de l'ennemi qui, un plumeau au−dessus de la tête,coiffé comme d'une couronne de Mohican, entamait la danse du scalp, autour d'une table.

Si je savais seulement l'heure à laquelle monte cette buse, ce que je m'arrangerais pour être sorti !

Se disait−il, en grinçant des dents, car maintenant Rateau empoignait ses outils de frotteur et ratissait leparquet et sautait à cloche−pied et patinait sur une brosse, en rugissant.

Victorieux, en nage, il apparut dans le cadre de la porte et s'avança pour réduire la chambre où setrouvait Durtal. Celui−ci dut rentrer dans le cabinet pacifié, avec son chat qui, crispé par ce bruit, suivait sonmaître, pas à pas, et revenait, en se frottant le long de ses jambes, dans les pièces, à mesure qu'elles étaientlibres.

Des Hermies sonna sur ces entrefaites. —je mets mes bottines et nous filons, s'écria Durtal. Tiens, —ilpassa la main sur la table et la ramena gantée d'une mitaine grise−regarde, cette brute−là secoue tout, se batcontre on ne sait quoi et le résultat le voici : il y a encore plus de poussière qu'avant lorsqu'il est parti !

—bah, fit Des Hermies ; mais c'est très bon, la poussière. Outre qu'elle a un goût de très ancien biscuitet une odeur fanée de très vieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie fine mais sèche, quianémie les teintes excessives et les tons bruts. Elle est aussi la pelure d'abandon, le voile d'oubli. Qui doncpeut la détester sinon certaines personnes au sort lamentable desquelles tu devrais quelquefois penser ?

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T'imagines−tu, en effet, la vie des gens qui demeurent à Paris, dans un passage. Tiens, figure−toi unphtisique qui crache le sang et s'étrangle dans une chambre située à un premier étage sous les vitres en dosd'âne d'un passage, celui des Panoramas, par exemple. La fenêtre est ouverte, il monte de la poussière saturéede tabac refroidi et de sueur tiède. Le malheureux étouffe, supplie qu'on lui donne de l'air ; l'on se précipitesur la croisée... et on la referme car comment l'aider à respirer, si l'on ne le soustrait pas à la pulvérulence dupassage, en l'isolant ?

Hein, cette poussière qui stimule les hémoptysies et les toux est moins bénigne que celle dont tu teplains ?

—mais, tu es prêt, nous descendons ?

—et quelle rue prenons−nous ? Demanda Durtal.

Des Hermies ne répondit point. Ils quittèrent la rue du Regard où demeurait Durtal, descendirent la ruedu Cherche−midi jusqu'à la Croix−rouge.

—allons jusqu'à la place Saint−sulpice, dit des Hermies, et après un silence :

en fait de poussière, considérée alors comme rappel des origines et souvenance des fins, sais−tu qu'aprèsnotre mort, nos charognes sont dépecées par des vers différents, suivant qu'elles sont obèses ou qu'elles sontmaigres ? Dans les cadavres des gens gras, l'on trouve une sorte de larves, les rhizophages ; dans lescadavres des gens secs, l'on ne découvre que des phoras. Ceux−là sont évidemment les aristos de la vermine,les vers ascétiques qui méprisent les repas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles et leragoût des bons gros ventres. Dire qu'il n'y a même pas d'égalité parfaite dans la façon dont les larvespréparent la poudre mortuaire de chacun de nous !

A propos, c'est ici que nous nous arrêtons, mon cher. Ils étaient arrivés au coin de la rue Férou et de laplace. Durtal leva le nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l'église Saint−sulpice, il lut cette pancarte :on peut visiter les tours.

—montons, fit Des Hermies.

—pourquoi faire ? Par ce temps !

Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, tels que des fumées d'usines, dans unfirmament limoneux, si bas, que les tuyaux en fer−blanc des cheminées semblaient entrer dedans et lecréneler, au−dessus des toits, d'entailles claires.

—outre que je n'ai pas envie de tenter l'escalade d'une série désordonnée de marches, que veux−tuexaminer là−haut ? Il bruine et la nuit tombe ; non, par exemple !

—qu'est−ce que cela te fait de te promener là ou autre part ? Viens, je t'assure que tu verras des chosesdont tu ne te doutes guère.

—enfin, tu as un but ?

—oui.

—il fallait donc le dire ! —et, à la suite de Des Hermies, il s'engouffra sous le porche ; un petitfumignon d'essence, pendu à un clou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C'était l'entrée des tours.

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Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d'un escalier en pas de vis. Durtal se demandait si le gardienn'avait pas délaissé son poste, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils se heurtèrent, enpivotant, contre un quinquet, devant une porte.

Des Hermies tira un cordon de sonnette ; la porte disparut. Ils avaient au−dessus d'eux, à la hauteur dela tête, sur des marches, les pieds éclairés d'une personne perdue dans l'ombre.

—tiens, c'est vous, monsieur Des Hermies ; —et décrivant un arc de cercle, un corps de femme âgée sepencha dans la lumière. —ah ! Bien, c'est Louis qui sera content de vous voir !

—et il est là ? Fit Des Hermies qui serra la main de cette femme.

—il est dans la tour ; mais vous ne vous reposez pas un peu ?

—non, en descendant, si vous le voulez bien.

—alors, montez jusqu'à ce que vous aperceviez une porte à claire−voie, oh ! Que je suis bête, vous lesavez aussi bien que moi !

—mais oui... mais oui... a tout à l'heure ; que je vous présente, en passant, mon ami Durtal.

Durtal s'inclina, ahuri, dans l'ombre.

—ah ! Monsieur, Louis qui désirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve !

—où me mène−t−il ? Se disait Durtal qui tâtonnait de nouveau, derrière son ami, dans le noir, suivantles courtes lueurs jaillies des barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment où il se perdait, desfilets de jour.

Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à la porte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent,se trouvèrent sur un rebord de bois, au−dessus du vide, sur la margelle en planche d'un double puits ; l'un,creusé sous leurs pieds, l'autre élevé au−dessus d'eux.

Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d'un geste, les deux abîmes.

Durtal regarda.

Il était au milieu d'une tour qu'emplissaient, du haut en bas, des madriers énormes en forme d'x, despoutres assemblées, frettées par des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des vis grosses comme lepoing. Durtal ne voyait personne.

Il tourna sur la console, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétrait par les auvents inclinésdes abat−sons.

Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous ses jambes, de formidables cloches pendues à dessommiers de chêne blindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des cloches d'un airain gras, commehuilé, qui absorbait, sans les réfracter, les rayons du jour.

Et, au−dessus de sa tête, dans l'abîme d'en haut, en se reculant, il apercevait de nouvelles batteries decloches ; celles−là, frappées dans leur fonte d'une effigie d'évêque en relief, allumées, au dedans, à la pause,à l'endroit usé par le battant, d'une lueur d'or.

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Rien ne remuait ; mais le vent claquait par les lames couchées des abat−sons, tourbillonnait dans lacage des bois, hurlait dans la spirale de l'escalier, s'engouffrait dans la cuve retournée des cloches. Soudain,un frôlement d'air, un souffle silencieux de vent moins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une clocherabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à ungigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tour tremblait, la margelle surlaquelle il se tenait trépidait comme le plancher d'un train ; un grondement, continuel, énorme, roulait brisépar le fracassant éclat des coups.

Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvrait personne ; il finit pourtant par entrevoir unejambe lancée dans le vide qui culbutait l'une des deux pédales de bois attachées au bas de chaque cloche, et,se couchant presque sur les madriers, il aperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons de fer,se balançant au−dessus du gouffre, les yeux au ciel.

Durtal fut stupéfié, car jamais il n'avait vu une telle pâleur et une si déconcertante face. Cet hommen'avait pas le ton de cierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquelles les odeurs ontdécoloré le derme ; ce n'était pas encore la chair poussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacsqu'on prise ; c'était le teint livide exsangue des prisonniers au Moyen Age, le teint maintenant ignoré del'homme interné jusqu'à sa mort dans un cachot pluvieux, dans un noir in−pace, sans air.

L'oeil était bleu, proéminent, en boule, l'oeil à larmes des mystiques, mais il était singulièrementcontredit par une moustache en chiendent sec de Kaiserlick ; cet homme était tout à la fois dolent etmilitaire, presque indéfinissable.

Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et, d'un recul de reins, reprit son équilibre. Ils'essuya le front, sourit à Des Hermies.

—ah bien, dit−il, vous étiez là !

Il descendit et lorsqu'il sut le nom de Durtal, sa face s'éclaira ; il lui prit la main.

—vous pouvez dire, monsieur, que vous étiez attendu. Il y a assez longtemps que notre ami vous cache,tout en parlant constamment de vous.

—venez, reprit−il, d'un ton joyeux, que je vous fasse visiter mon petit domaine ; j'ai lu vos livres, iln'est pas possible que vous n'aimiez pas, vous aussi, les cloches ; mais c'est d'un peu plus haut qu'il les fautvoir.

Et il sauta dans un escalier, tandis que Des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche.

Pendant que l'ascension reprenait dans la mèche à vrille :

—mais pourquoi ne m'as−tu pas dit que ton ami Carhaix, —car c'est lui, n'est−ce pas, —était sonneur ?Demanda Durtal.

Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment, sous la voûte en pierre de taille de latour et Carhaix, s'effaçant, les laissait passer.

Ils se trouvaient dans une pièce ronde percée au centre, à leurs pieds, d'un grand trou, cerclé d'unebalustrade de fer, corrodée par la cendre orangée des rouilles.

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En s'approchant, l'oeil plongeait jusqu'au fond de l'abîme. C'était la vraie margelle en moellons d'unvéritable puits ; et ce puits semblait être en réparation, car l'échafaudage croisé des poutres qui soutenait lescloches paraissait être dressé, du haut en bas du tube, pour étayer les murs.

—approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites−moi, monsieur, si ce ne sont point là de belles filleules !— mais Durtal l'écoutait à peine ; il se sentait mal à l'aise dans ce vide, attiré par ce trou béant d'oùs'échappait, en de lointaines bouffées, le tintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore,avant que de rentrer immobile, dans un complet repos.

Il se recula.

—vous n'avez pas envie de visiter le haut des tours ? Reprit Carhaix, en désignant un escalier de fer,scellé dans la muraille même.

—non, ce sera pour un autre jour.

Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit une nouvelle porte. Ils s'avancèrent dans uneimmense remise qui contenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtres patraques et lépreux, desSaint Mathieu amputés d'une jambe et perclus d'un bras, des Saint Luc escortés d'une moitié de boeuf, desSaint Marc bancroches et privés d'une partie de barbe, des Saint Pierre érigeant des moignons dépourvus declefs.

—autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire ; c'était plein de gamines ; l'on a abusé comme detout... au crépuscule, il se passait, pour quelques sous, des choses ! Le curé a fini par faire enlever labalançoire et fermer la pièce.

—et cela ? Fit Durtal, apercevant dans un coin un énorme fragment de métal rond, une sorte dedemi−calotte géante, veloutée de poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi que des éperviersgranulés de boulettes de plomb, de corps repliés d'araignées noires.

—ça ! Ah, monsieur ! —et l'oeil perdu de Carhaix se récupéra et prit feu ; ça, c'est le cerveau d'unetrès vieille cloche qui rendait des sons comme il n'y en a plus ; celle−là, monsieur, elle sonnait du ciel !

Et subitement il s'emballa.

—voyez−vous, Des Hermies a dû vous le dire, c'est fini, les cloches ; ou plutôt c'est les sonneurs dont iln'y a plus ! à l'heure qu'il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, des maçons, d'ancienspompiers, ramassés pour un franc sur la place, qui font la manoeuvre ! Ah ! Il faut les voir ! Mais c'est pisque cela ; si je vous racontais qu'il y a des curés qui ne se gênent pas pour vous dire : racolez dans la rue dessoldats ; pour dix sous, ils feront l'affaire. Oui, si bien qu'il y en a un dernièrement, à Notre−dame, je crois,qui n'a pas retiré sa jambe à temps ; la cloche est revenue à toute volée dessus et l'a coupée nette, comme unrasoir.

Et ces gens−là, ils dépensent des trente mille francs pour des baldaquins, ils se ruinent pour desmusiques, il leur faut du gaz dans leur église, un tas de tra−la−la, est−ce que je sais, moi ? Quant auxcloches, ils lèvent les épaules, lorsqu'on leur en parle. Savez−vous, monsieur Durtal, que nous ne sommesplus à Paris que deux accordants, moi et le père Michel qui n'est pas marié et qu'on ne peut, à cause de sesmoeurs, attacher régulièrement à une église. Cet homme−là, c'est un accordant qui n'a pas son pareil ; mais,lui aussi, il se désintéresse ; il boit et, saoul ou pas saoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort.

Ah ! Oui, que c'est bien fini ! —tenez, ce matin, Monseigneur a fait sa tournée pastorale en bas.

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A huit heures, il fallait sonner son arrivée ; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient.

Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c'était une pitié ; ces gens−là ils brimballaient comme despropres à rien, ils ruaient à contre−temps, ils sonnaient la gouille !

Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence.

—les cloches, fit−il en se retournant et en fixant Durtal de ses yeux dont l'eau bleue entrait enébullition ; mais, monsieur, c'est la véritable musique de l'église, cela !

Ils débouchèrent au−dessus même du parvis, dans la grande galerie couverte sur laquelle sont posées lestours. Alors Carhaix sourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installé entre deux piliers, sur uneplanche. Il tirait les ficelles, agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeux hors du front, lamoustache rebroussée d'un coup de lèvres, le léger saut des notes que buvait la brume.

Et subitement, il rejeta ses ficelles. C'était jadis ma toquade, dit−il, j'avais voulu former ici des élèves,mais personne ne se soucie d'apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car on ne sonne mêmeplus les mariages et personne maintenant ne monte aux tours !

Au fond, reprit−il en descendant, moi, je ne peux me plaindre. Les rues d'en bas m'ennuient ; ça mebrouille quand je mets les pieds dehors ; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, juste pour allerchercher des seaux d'eau au bout de la place, mais ma femme s'ennuie à cette hauteur ; puis, c'est terrible ;la neige pénètre par toutes les meurtrières, elle s'amasse, et quelquefois l'on gît, bloqué, quand le vent souffleen foudre !

Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix.

—entrez donc, messieurs, dit la femme qui les attendait sur le pas de la porte ; vous avez bien gagné unpeu de repos. Et elle désigna quatre verres qu'elle avait préparés sur la table.

Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que Des Hermies et Durtal roulaient des cigarettes.

—vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler.

Il se trouvait dans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairée près du plafond par unefenêtre en demi−roue. Cette pièce, carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplement meubléed'une table ronde de salle à manger, de vieilles bergères en velours d'Utrecht d'un bleu d'ardoise, d'un petitbuffet sur lequel s'entassaient des faïences bretonnes, des pichets et des plats, et en face de ce buffet en noyerverni, d'une petite bibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine de livres.

—vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi des yeux Durtal. Oh ! Monsieur, il faut êtreindulgent, je n'ai là que des outils de mon métier !

Durtal s'approcha ; cette bibliothèque paraissait surtout composée d'ouvrages sur les cloches ; il lut destitres :

sur un très antique et très mince volume en parchemin, il déchiffra une écriture à la main, couleur derouille : " de tintinnabulis " , par Jérôme Magius (1664), puis, pêle−mêle, un " recueil curieux et édifiant surles cloches de l'église " , par Dom Rémi Carré. Un autre " recueil édifiant " et anonyme ; un " traité descloches " , de Jean−baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye, un pesant volume d'un architecte dunom de Blavignac, un autre moins gros intitulé : " essai sur le symbolisme de la cloche " , par un prêtre du

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clergé paroissial, à Poitiers ; une " notice " de l'abbé Barraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertesde papier gris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres.

—ce n'est rien, fit Carhaix avec un soupir ; les meilleurs manquent : le " de campanis commentarius " ,d'Angelo Rocca et le " de tintinnabulo " , de Pacichellius ; mais dame, c'est rare, et puis c'est si cher quandon les trouve !

Durtal embrassa d'un coup d'oeil les autres livres ; c'étaient pour la plupart des ouvrages pieux : desbibles latines et françaises, des Imitations de Jésus−christ, la Mystique de Goerres en cinq tomes, l'histoire etla théorie du symbolisme religieux de l'abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis des vies deSaints.

—ah ! Monsieur, il n'y a pas de littérature ici, mais voyez−vous, c'est Des Hermies qui me prête leslivres qui l'intéressent.

—bavard, lui dit sa femme, laisse donc Monsieur s'asseoir. —et elle tendit un verre plein à Durtal quisavoura le pétillement parfumé d'un véritable cidre.

En réponse à ses compliments sur la valeur de ce breuvage, elle lui raconta que ce cidre venait deBretagne, qu'il était fabriqué à Landévennec, leur pays, par des parents.

Elle fut ravie quand Durtal lui affirma qu'il avait jadis passé une journée dans ce village.

—oh bien, nous sommes vraiment connaissances, conclut−elle, en lui serrant la main.

Engourdi par la chaleur d'un poêle dont le tuyau zigzaguait en l'air et fuyait par un carreau de tôlesubstitué à l'une des vitres de la fenêtre ; détendu, en quelque sorte, par cette atmosphère lénitive quedégageaient Carhaix et cette brave femme, au visage débile mais ouvert, aux yeux apitoyés et francs, Durtalse laissa vagabonder, loin de la ville. Il se disait, regardant cette pièce intime et ces bonnes gens : si l'onpouvait, en agençant cette chambre, s'installer ici, au−dessus de Paris, un séjour balsamique et douillet, unhavre tiède.

Alors, on pourrait mener, seul, dans les nuages, là−haut, la réparante vie des solitudes et parfaire,pendant des années, son livre. Et puis, quel fabuleux bonheur ce serait que d'exister enfin, à l'écart du temps,et, alors que le raz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, de feuilleter de très vieuxbouquins, sous les lueurs rabattues d'une ardente lampe !

Il se prit à sourire de la naïveté de son rêve.

—c'est égal, vous êtes joliment bien ici, dit−il, comme pour résumer ses réflexions.

—oh ! Pas si bien que cela, fit la femme. Le logement est grand ; car nous avons deux chambres àcoucher aussi vastes que cette pièce et des racoins, mais c'est si incommode et c'est si froid ! Et pas decuisine ! Reprit−elle, montrant sur un court palier un fourneau qu'elle avait dû installer dans l'escalier même.Puis, je deviens vieille et j'ai du mal maintenant, quand je vais aux provisions, à remonter autant demarches !

—il n'y a même pas moyen de planter un clou dans cette cave, dit le mari ; la pierre de taille les tordquand on veut les enfoncer et les rejette ; enfin, moi, je suis fait au logis, mais elle, elle rêve d'aller finir sesjours à Landévennec !

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Des Hermies se leva. Ils se serrèrent la main et le ménage Carhaix fit jurer à Durtal qu'il reviendrait.

—quelles excellentes gens ! S'écria−t−il, lorsqu'il se trouva sur la place.

—sans compter que Carhaix est précieux à consulter, car il est documenté sur bien des choses.

—mais enfin, voyons, comment, diable, un homme qui est instruit, qui n'est pas le premier venu,exerce−t−il un métier qui est un métier de manoeuvre... d'ouvrier, en somme ?

—s'il t'entendait ! —mais, mon ami, les campaniers du Moyen Age n'étaient point de misérableshères ; il est vrai que les sonneurs modernes sont bien déchus. Quant à te dire pourquoi Carhaix s'est éprisdes cloches, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'il a fait en Bretagne des études au séminaire, qu'il a eu desscrupules de conscience, ne s'est pas cru digne du sacerdoce, et qu'à Paris où il est venu, il a été l'élève d'unmaître sonneur fort intelligent et très lettré, le père Cilbert, qui avait dans sa cellule, à Notre−dame, des vieuxplans de Paris si rares.

Celui−là n'était pas non plus un artisan, mais bien un collectionneur enragé des documents relatifs auvieux Paris. De Notre−dame, Carhaix a passé à Saint−sulpice où il est installé depuis plus de quinze ansdéjà !

—et toi, comment l'as−tu connu ?

—en qualité de médecin d'abord ; puis, je suis devenu son ami, depuis dix ans.

—c'est drôle, il n'a pas cette allure de jardinier sournois qu'ont les anciens élèves des séminaires.

—Carhaix en a, pour quelques années encore, dit Des Hermies, comme se parlant à lui−même. Aprèsquoi, il sera temps qu'il meure. L'Eglise, qui a déjà laissé introduire le gaz dans les chapelles, finira parremplacer les cloches par de puissants timbres. Alors, ce sera charmant ; ces mécaniques seront reliées pardes fils électriques ; ce seront de vraies sonneries protestantes, des appels brefs, des ordres durs.

—eh bien, ce sera le cas pour la femme de Carhaix de retourner dans le Finistère !

—ils ne le pourraient, car ils sont très pauvres ; et puis Carhaix dépérirait s'il perdait ses cloches ! C'esttout de même curieux cette affection de l'homme pour l'objet qu'il aime ; c'est l'amour du mécanicien pour samachine ; on finit par aimer, autant qu'un être vivant, la chose qui vous obéit et que l'on soigne. Il est vraique la cloche est un ustensile à part. Elle est baptisée ainsi qu'une personne, et ointe du chrême du salut qui laconsacre ; d'après la rubrique du Pontifical, elle est aussi sanctifiée, dans l'intérieur de son calice, par unévêque, de sept onctions faites en forme de croix, avec l'huile des infirmes ; elle doit ainsi porter auxmourants la voix consolatrice qui les soutient dans leurs dernières affres.

Puis elle est le héraut de l'Eglise ; la voix du dehors comme le prêtre est la voix du dedans ; ce n'estdonc pas un simple morceau de bronze, un mortier posé à la renverse et qu'on agite. Ajoute que, semblablesaux anciens vins, les cloches s'affinent, en vieillissant ; leur chant devient plus ample et plus souple ; ellesperdent leur bouquet aigrelet, leurs sons verts. ça explique un peu comment on s'y attache !

—diable, mais tu es fort sur les cloches, toi !

—moi, répondit Des Hermies, en riant, mais je ne sais rien ; je répète ce que j'ai entendu dire à Carhaix.Au reste, si ce sujet t'intéresse, tu pourras lui demander des explications ; il t'apprendra le symbolisme de lacloche ; il est inépuisable, ferré là−dessus comme pas un.

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—ce qui est certain, fit Durtal rêveur, c'est que moi qui habite un quartier de couvents et qui vis dansune rue dont l'air est plissé, dès l'aube, par l'onde des carillons, lorsque j'étais malade, la nuit, j'attendaisl'appel des cloches, le matin, ainsi qu'une délivrance. Je me sentais alors, au petit jour, bercé par une sorte dedodelinement très doux, choyé par une caresse lointaine et secrète ; c'était comme un pansement si fluide etsi frais !

J'avais l'assurance que des gens debout priaient pour les autres et par conséquent pour moi ; je metrouvais moins seul. C'est vrai, au fond, c'est surtout fait pour les malades affligés d'insomnie, ces sons−là !

—non seulement pour les malades, mais les cloches sont aussi le bromure des âmes belliqueuses.

L'inscription que portait l'une d'elles " paco cruentos " , " j'apaise les aigris " , est singulièrement justequand on y songe !

Cette conversation hanta Durtal qui, le soir, alors qu'il fut seul chez lui, se prit à rêvasser dans sa couche.Cette phrase du sonneur que la véritable musique de l'Eglise, c'était celle des cloches, lui revint telle qu'uneobsession. Et sa rêverie subitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi de lents défilés de moines auMoyen Age, la troupe agenouillée des ouailles qui répondait aux appels des angélus et buvait comme ledictame du vin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs.

Tous les détails qu'il avait autrefois connus des séculaires liturgies se pressèrent : les Invitatoires desMatines, les carillons s'égrenant en des chapelets d'harmoniques bulles sur les rues tortueuses et serrées, auxtourelles en cornets, aux pignons en poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents, descarillons chantant les heures canoniales, les primes et les tierces, les sextes et les nones, les vêpres et lescomplies, célébrant l'allégresse d'une cité par le rire fluet de leurs petites cloches ou sa détresse, par leslarmes massives des douloureux bourdons !

Et c'étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants, qui répercutaient l'état d'âme d'une ville avecces joies ou ces deuils de l'air ! —et la cloche qu'ils servaient, en fils soumis, en fidèles diacres, s'était faite, àl'image même de l'Eglise, très populaire et très humble. A certains moments, elle se dévêtait, ainsi que leprêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux. Elle causait avec les petits, les jours de marchés et defoires, les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêts dans la nef de l'église, imposant, par lasainteté du lieu, aux inévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure à jamais perdue !

Maintenant les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens.

Carhaix ne se trompait pas. Cet homme qui vivait, en dehors de l'humanité, dans une aérienne tombe,croyait à son art, n'avait plus par conséquent de raison d'être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans unesociété que les rigaudons des concerts amusent. Il apparaissait, tel qu'une créature caduque et rétrograde, telqu'une épave refluée sur la berge des âges, une épave surtout indifférente aux misérables soutaniers de cettefin de siècle qui, pour attirer les foules en toilettes dans le salon de leurs églises, ne craignent pas de faireentonner des cavatines et des valses sur les grandes orgues que manipulent, en un dernier sacrilège,maintenant, les usiniers de la musique profane, les négociants en ballets, les fabricants d'opéras−bouffes.

Pauvre Carhaix, se dit−il, en soufflant sa bougie.

Encore un qui aime son époque autant que Des Hermies et autant que moi ! Enfin, il a la tutelle de sescloches et certainement, parmi ses pupilles, sa préférée ; en somme, il n'est pas trop à plaindre, car, lui aussi,il a sa petite toquade, ce qui lui rend probablement, comme à nous, la vie possible !

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CHAPITRE IV

ça avance, Durtal ?

—oui, j'ai terminé la première partie de l'existence de Gilles De Rais ; j'ai le plus rapidement possiblenoté ses exploits et ses vertus.

—ce qui manque d'intérêt, fit Des Hermies.

—évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuis quatre siècles, que grâce à l'énormité desvices qu'il symbolise ; —maintenant, j'arrive aux crimes. La grande difficulté, vois−tu, c'est d'expliquercomment cet homme, qui fut brave capitaine et bon chrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel etlâche.

—le fait est qu'il n'y a point, que je sache, de volte d'âme aussi brusque !

—c'est bien pour cela que ses biographes s'étonnent de cette féerie spirituelle, de cette transmutationd'âme opérée par un coup de baguette, comme au théâtre ; il y a eu certainement des infiltrations de vicesdont les traces sont perdues, des enlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques.

En somme, si nous récapitulons les pièces qui nous furent transmises, nous trouvons ceci :

Gilles De Rais, dont l'enfance est inconnue, naquit vers 1404, sur les confins de la Bretagne et del'Anjou, dans le château de Machecoul. Son père meurt à la fin d'octobre 1415 ; sa mère se remarie presqueaussitôt avec un sieur d'Estouville et l'abandonne, lui et René De Rais, son autre frère ; il passe sous la tutellede son aïeul, Jean De Craon, seigneur de Champtocé et de La Suze, " homme viel et ancien et de moult grandâge " , disent les textes. Il n'est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire et distrait qui se débarrassede lui, en le mariant à Catherine De Thouars, le 30 du mois de novembre 1420.

L'on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après ; ses contemporains le représententcomme un homme nerveux et robuste, d'une beauté capiteuse, d'une élégance rare. Les renseignements fontdéfaut sur le rôle qu'il joue dans cette cour, mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l'arrivée deGilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roi pauvre.

A ce moment, en effet, Charles Vii est aux abois ; il est sans argent, dénué de prestige et son autoritéreste telle ; c'est à peine si les villes qui longent la Loire lui obéissent ; la situation de la France, exténuéepar les massacres, déjà ravagée, quelques années auparavant, par la peste, est horrible. Elle est scarifiéejusqu'au sang, vidée jusqu'aux moelles par l'Angleterre qui, semblable à ce poulpe fabuleux, le Kraken,émerge de la mer et lance, au−dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, une partie de la Picardie,l'Ile−de−france, tout le Nord, le Centre jusqu'à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissent plus, ense soulevant, que des villes taries, que des campagnes mortes.

Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant des exactions, pressant l'impôt, sont inutiles.Les cités saccagées, les champs abandonnés et peuplés de loups ne peuvent secourir un Roi dont la légitimitémême est douteuse. Il s'éplore, gueuse à la ronde, vainement, des sous.

A Chinon, dans sa petite cour, c'est un réseau d'intrigues que dénouent, çà et là, des meurtres.

Las d'être traqués, vaguement à l'abri derrière la Loire, Charles et ses partisans finissent par se consoler,dans d'exubérantes débauches, des désastres qui se rapprochent ; dans cette royauté au jour le jour, alors quedes razzias ou des emprunts rendent la chère opulente et l'ivresse large, l'oubli se fait de ces qui−vive

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permanents et de ces sursauts et l'on nargue les lendemains, en sablant les gobelets et en brassant les filles.

Que pouvait−on attendre, du reste, d'un roi somnolent et déjà fané, —issu d'une mère infâme et d'unpère fol ?

—oh ! Tout ce que tu diras sur Charles Vii ne vaudra pas son portrait peint par Foucquet, au Louvre. Jeme suis souvent arrêté devant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, des yeux d'usurier decampagne, des lèvres dolentes et papelardes, dans un teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représentéun mauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste ! —on devine que ce type dégraissé et recuit, moins salace,plus prudemment cruel, plus opiniâtre et plus fouine, donnera celui de son fils et successeur, le Roi Louis Xi.Il est l'homme, d'ailleurs, qui fit assassiner Jean Sans Peur et qui abandonna Jeanne D'Arc ; cela suffit pourqu'on le juge !

—oui. Eh bien, Gilles De Rais, qui avait levé à ses frais des troupes, fut certainement reçu, à brasouverts, dans cette cour. Sans doute qu'il défraya des tournois et des banquets, qu'il fut vigilamment tapé parles courtisans, qu'il prêta au Roi d'imposantes sommes. Mais, en dépit des succès qu'il obtint, il ne paraît pasavoir sombré comme Charles Vii dans l'égoïsme soucieux des paillardises ; nous en retrouvons presqueaussitôt dans l'Anjou et dans le Maine qu'il défend contre les Anglais. Il y fut " bon et hardy capitaine " ,affirment les chroniques, ce qui n'empêche qu'écrasé par le nombre, il dut s'enfuir. Les armées anglaises serejoignaient, inondaient le pays, s'étendaient de plus en plus, envahissaient le Centre. Le Roi songeait à sereplier dans le Midi, à lâcher la France ; ce fut à ce moment que parut Jeanne D'Arc.

Gilles retourne alors près de Charles, qui lui confie la garde et la défense de la Pucelle. Il la suit partout,l'assiste dans les batailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d'elle à Reims, le jour du sacre, où, àcause de sa valeur, dit Monstrelet, le Roi le nomme Maréchal De France à vingt−cinq ans !

—mâtin, interrompit Des Hermies, ils allaient vite à cette époque ; après cela, ils étaient peut−êtremoins obtus et moins gourdes que les badernes chamarrées de notre temps !

—oh ! Mais il ne faut pas confondre. Le titre de Maréchal De France n'était pas alors ce qu'il fut dans lasuite, sous le règne de François Ier, ce qu'il devint depuis l'Empereur Napoléon, surtout.

Quelle fut la conduite de Gilles De Rais envers Jeanne D'Arc ? Les renseignements font défaut.

M. Vallet De Viriville l'accuse de trahison, sans aucune preuve. M. L'abbé Bossard prétend, aucontraire, qu'il lui fut dévoué et qu'il veilla loyalement sur elle et il étaie son opinion de raisons plausibles.

Ce qui est certain, c'est que voilà un homme dont l'âme était saturée d'idées mystiques−toute son histoirele prouve. —il vit aux côtés de cette extraordinaire garçonne dont les aventures semblent attester qu'uneintervention divine est dans les événements d'ici−bas possible.

Il assiste à ce miracle d'une paysanne domptant une cour de chenapans et de bandits, ranimant un Roilâche et qui veut fuir. Il assiste à cet incroyable épisode d'une vierge menant paître, ainsi que de docilesouailles, les La Hire et les Xaintrailles, les Beaumanoir et les Chabannes, les Dunois et les Gaucourt, tous cesvieux fauves qui bêlent à sa voix et portent lainage. Lui−même broute sans doute comme eux l'herbe blanchedes prêches, communie, le matin des batailles, révère Jeanne telle qu'une sainte.

Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses.

Elle a fait lever le siège d'Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elle déclare, elle−même, que samission est terminée, demande en grâce qu'on la laisse retourner chez elle.

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Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, le mysticisme de Gilles s'est exalté ; nous noustrouvons donc en présence d'un homme dont l'âme est mi−partie reître et mi−partie moine ; d'autre...

—pardon de t'interrompre, mais c'est que je ne suis pas aussi sûr que toi que l'intervention de JeanneD'Arc ait été bonne pour la France.

—hein ?

—oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles Vii étaient, pour la plupart, des pandours duMidi, c'est−à−dire des pillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu'ils venaient défendre.Cette guerre de Cent ans ç' a été, en somme, la guerre du Sud contre le Nord. L'Angleterre, à cette époque,c'était la Normandie qui l'avait autrefois conquise et dont elle avait conservé et le sang, et les coutumes, et lalangue. A supposer que Jeanne D'Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère, Charles Vii étaitdépossédé et la guerre prenait fin. Les Plantagenets régnaient sur l'Angleterre et sur la France qui neformaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que la Manche n'existait point, qu'un seul et mêmeterritoire, qu'une seule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissant royaume du Nord, s'étendantjusqu'aux provinces de la langue d'oc, englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dont lesmoeurs étaient pareils.

Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sans cohésion, une France absurde.

Il a dispersé les éléments semblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les races les plushostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas ! De ces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de cesbroyeurs de chocolat et mâcheurs d'ail, qui ne sont pas du tout des Français, mais bien des Espagnols ou desItaliens. En un mot, sans Jeanne D'Arc, la France n'appartenait plus à cette lignée de gens fanfarons etbruyants, éventés et perfides, à cette sacrée race latine que le diable emporte !

Durtal leva les épaules.

—dis donc, fit−il, en riant : tu sors des idées qui me prouvent que tu t'intéresses à ta patrie ; ce dont jene me doutais guère.

—sans doute, répondit Des Hermies, en rallumant sa cigarette. Je suis de l'avis du vieux poèted'Esternod : " ma patrie, c'est où je suis bien " .

—et je ne suis bien, moi, qu'avec des gens du Nord ! Mais voyons, je t'ai interrompu ; revenons à nosmoutons ; où en étais−tu ?

—je ne sais plus. —si, tiens, je disais que la Pucelle avait accompli sa tâche. Eh bien, une question sepose ; que devient, que fait Gilles, après qu'elle fut capturée, après sa mort ? —nul ne le sait. Tout au plussignale−t−on sa présence dans les environs de Rouen, au moment où le procès s'instruit ; mais de là àconclure, comme certains de ses biographes, qu'il voulait tenter de sauver Jeanne D'Arc, il y a loin !

Toujours est−il qu'après avoir perdu ses traces nous le retrouvons enfermé, à vingt−six ans, dans lechâteau de Tiffauges.

La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en lui disparaissent. En même temps que les méfaits vontcommencer, l'artiste et le lettré se développent en Gilles, s'extravasent, l'incitent même, sous l'impulsion d'unmysticisme qui se retourne, aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.

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Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais ! Alors que ses pairs sont de simples brutes,lui, veut des raffinements éperdus d'art, rêve de littérature térébrante et lointaine, compose même un traité surl'art d'évoquer les démons, adore la musique d'Eglise, ne veut s'entourer que d'objets introuvables, que dechoses rares.

Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux et sûr. Il possédait une bibliothèque extraordinairepour ce temps où la lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints.

Nous avons la description de quelques−uns de ses manuscrits : Suétone, Valère−maxime, d'un Ovidesur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et clef.

Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui, dans ses voyages ; il s'était attaché un peintrenommé Thomas qui les enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis que lui−même peignait desémaux qu'un spécialiste, découvert à grand'peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures. Ses goûtsd'ameublement étaient solennels et bizarres ; il se pâmait devant les étoffes abbatiales, devant les soiesvoluptueuses, devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repas studieusement épicés, les vinsardents, assombris par les aromates ; il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierres folles. Ilétait le Des Esseintes quinzième siècle !

Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse cour qui l'entourait à Tiffauges et faisait decette forteresse un lieu unique.

Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers, capitaines, écuyers, pages, et tous ces gensavaient, eux−mêmes, des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxe de sa chapelle et desa collégiale tournait positivement à la démence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d'une métropole, doyen,vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres, écolâtres et enfants de choeur ; le compte nous est resté dessurplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur de fin−gris doublé de menu vair.

Les ornements sacerdotaux foisonnent ; ici, l'on rencontre des parements d'autel en drap vermeil, descourtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet, avec drap d'or orfrazé, une autre en drapde damas aurore, des dalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselés d'or de Chypre ; là, desplats, des calices, des ciboires, martelés, pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquelsle chef en argent de Saint Honoré, tout un amas d'incandescentes orfèvreries qu'un artiste, installé au château,cisèle suivant ses goûts.

Et tout était à l'avenant ; sa table était ouverte à tout convive ; de tous les coins de France, descaravanes s'acheminaient vers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaient une hospitalitéprincière, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de départ.

Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua la guerre, sa fortune vacilla sous cesdépenses ; alors, il entra dans la voie terrible des usures ; il emprunta aux pires bourgeois, hypothèqua seschâteaux, aliéna ses terres ; il en fut réduit à certains moments à demander des avances sur les ornements duculte, sur ses bijoux, sur ses livres.

—je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age ne diffère pas sensiblement de celle denotre temps, dit Des Hermies. Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins !

—et la sorcellerie et l'alchimie en plus ! Un mémoire que les héritiers de Gilles adressèrent au roi, nousrévèle que cette immense fortune fondit en moins de huit ans.

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Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabannes, de Châteaumorant, de Lombert, qui sontcédées à un capitaine de gens d'armes, pour un vil prix ; un autre, c'est le fief de Fontaine−milon, ce sont lesterres de Grattecuisse, qu'achète l'évêque d'Angers, la forteresse de Saint−etienne de Mer Morte qu'acquiertGuillaume Le Ferron, pour un bout de pain ; un autre encore, c'est le château de Blaison et de Chemilléqu'un Guillaume de La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a, tiens, regarde, toute une listede châtellenies et de forêts, de salines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille de papier surlaquelle il avait relevé, par le menu, les achats et les ventes.

Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roi d'intervenir ; et, en effet, en 1436, CharlesVii " sûr, dit−il, du mauvais gouvernement du sire De Rais " , lui fit, en son grand Conseil, et par lettresdatées d'Amboise, défense de vendre et aliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre.

Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l'interdit. Le grand Pince−maille, le maître usurier dutemps, Jean V, duc de Bretagne, refusa de publier dans ses Etats l'édit qu'il fit notifier, en sous−main,pourtant, à ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles. Personne n'osant plus acheter de domaines auMaréchal, de peur de s'attirer la haine du duc et d'encourir la colère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur etdès lors, il fixa les prix. Tu peux penser si les biens de Gilles De Rais furent possédés à bon compte !

Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille qui avait sollicité ces lettres patentes du Roi−etpourquoi il ne s'occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu'il relégua dans un fond dechâteau, à Pouzauges.

Eh bien ! Pour en revenir à la question que je posais tout à l'heure, à la question de savoir comment etpour quels motifs Gilles quitta la cour, elle me semble s'éclairer, en partie du moins, par ces faits mêmes.

Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que le Maréchal se fût confiné dans ses chevances,Charles Vii était assailli de plaintes par la femme et par les autres parents de Gilles ; d'autre part, lescourtisans devaient exécrer ce jeune homme à cause de ses richesses et de son faste ; le Roi même, quiabandonna si délibérément Jeanne D'Arc quand il ne la jugea plus utile, trouvait une occasion de se vengersur Gilles des services qu'il avait rendus. Quand il avait besoin d'argent pour accélérer ses godailles et leverses troupes, il ne pensait point alors que le Maréchal fût trop prodigue ! —maintenant qu'il le voyait à moitiéruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l'écart, ne lui ménageait plus les blâmes et les menaces.

On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret ; mais il y a autre chose encore. Lalassitude d'une vie nomade, le dégoût des camps lui étaient sans doute venus ; il eut certainement hâte de serecenser dans une atmosphère pacifique, près de ses livres. Il semble surtout que la passion de l'alchimie l'aitentièrement dominé et qu'il ait tout abandonné pour elle. Car il est à remarquer que cette science qui le jetadans la démonomanie, alors qu'il espéra créer de l'or et se sauver ainsi d'une misère qu'il voyait poindre, ill'aima, pour elle−même, dans un temps où il était riche. Ce fut, en effet, vers l'année 1426, au moment oùl'argent déferlait dans ses coffres, qu'il tenta, pour la première fois, la réussite du grand oeuvre.

Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le château de Tiffauges. J'en suis là, et c'estmaintenant que va commencer la série des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veux faire.

—mais tout cela n'explique pas, dit Des Hermies, comment d'homme pieux, il devint soudain satanique,d'homme érudit et placide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et de filles.

—je te l'ai déjà dit, les documents manquent pour relier les deux parties de cette vie si bizarrementtranchée ; mais par tout ce que je viens de te narrer, tu peux déjà décider, je crois, bien des fils. Précisons, situ veux. Cet homme était, je l'ai tout à l'heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinairesévénements que l'histoire ait jamais montrés. La fréquentation de Jeanne D'Arc a certainement suraiguisé ses

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élans vers Dieu. Or, du mysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n'y a qu'un pas. Dans l'au−delà, tout setouche. Il a transporté la furie des prières dans le territoire des à Rebours. En cela, il fut poussé, déterminé parcette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux et d'évocateurs de démons qui l'entourèrent àTiffauges.

—de sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé les forfaits de Gilles ?

—oui, jusqu'à un certain point, si l'on considère qu'elle attisa une âme sans mesure, prête à tout, aussibien à des orgies de sainteté qu'à des outrances de crimes.

Puis, il n'y eut pas de transition ; aussitôt que Jeanne fut morte, il tomba entre les mains des sorciers quiétaient les plus exquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens qui le fréquentèrent à Tiffaugesétaient des latinistes fervents, des causeurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteurs des vieuxsecrets.

Gilles était évidemment plus fait pour vivre avec eux qu'avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciensque tous les biographes s'accordent à représenter, à tort, selon moi, comme de vulgaires parasites et de basfilous, ils étaient, en somme, les patriciens de l'esprit au quinzième siècle !

N'ayant point rencontré de place dans l'Eglise où ils n'eussent certainement accepté qu'une charge deCardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces temps d'ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grandseigneur comme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assez intelligent et assez instruit pour lescomprendre.

En résumé, mysticisme naturel d'une part et fréquentation quotidienne de savants hantés par lesatanisme, de l'autre. Une misère grandissante à l'horizon et que les volontés du diable pouvaient conjurer,peut−être ; une curiosité ardente, folle, pour les sciences défendues ; tout cela explique que, peu à peu, àmesure que ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers se resserrent, il se jette dans l'occulte etsoit mené par lui aux plus invraisemblables crimes.

Puis, au point de vue de ces égorgements d'enfants qui ne furent point immédiats, car Gilles ne viola etne trucida les petits garçons qu'après que l'alchimie fût demeurée vaine, il ne diffère pas bien sensiblementdes barons de son temps.

Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres et voilà tout. Et c'est vrai cela ; lisMichelet. Tu y verras que les princes étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y a là un sire DeGiac qui empoisonne sa femme, la met à califourchon sur son cheval et l'entraîne, bride abattue, pendant cinqlieues, jusqu'à ce qu'elle meure. Il y en a un autre dont j'ai perdu le nom, qui empoigne son père, le traînenu−pieds, dans la neige, puis le jette tranquillement jusqu'à ce qu'il crève, dans une prison en contre−bas.

Et combien d'autres ! J'ai sans succès cherché si, pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avaitaccompli de sérieux méfaits. Je n'ai rien découvert, sinon un goût déclaré pour la potence ; car il aimait àfaire brancher tous les Français relaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peu dévouées auRoi.

Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au château de Tiffauges.

Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueil formidable, un orgueil qui l'incite à dire,pendant son procès : " je suis né sous une telle étoile que nul au monde n'a jamais fait et ne pourra jamaisfaire ce que j'ai fait. " et, assurément, le marquis De Sade n'est qu'un timide bourgeois, qu'un piètre fantaisie àcôté de lui !

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—comme il est très difficile d'être un saint, dit Des Hermies, il reste à devenir un satanique.

L'un des deux extrêmes. —l'exécration de l'impuissance, la haine du médiocre, c'est peut−être l'une desplus indulgentes définitions du diabolisme !

—peut−être. —on peut avoir l'orgueil de valoir, en crimes, ce qu'un saint vaut en vertus. Tout Gilles DeRais est là !

—c'est égal, c'est un rude sujet à traiter.

—évidemment ; Satan est terrible au Moyen Age, mais heureusement que les documents abondent.

—et dans le moderne ? Reprit Des Hermies qui se leva.

—comment dans le moderne ?

—oui, dans le moderne où le satanisme sévit et se rattache par certains fils au Moyen Age.

—ah ! çà, voyons, tu crois qu'à l'heure actuelle, on évoque le Diable, qu'on célèbre encore des messesnoires ?

—oui.

—tu en es sûr ?

—parfaitement.

—tu me stupéfies ; —mais, saperlotte, sais−tu bien, mon vieux, que si je voyais de telles choses, celam'aiderait singulièrement pour mon travail.

Sans blague, tu crois à un courant démoniaque contemporain, tu as des preuves ?

—oui, et de cela nous causerons plus tard, car aujourd'hui, je suis pressé. —tiens, demain soir, chezCarhaix où nous dînons, comme tu sais. — je viendrai te prendre. —au revoir ; en attendant, médite ce motque tu appliquais tout à l'heure aux magiciens : " s'ils étaient entrés dans l'Eglise, ils n'auraient voulu être queCardinaux ou Papes " , et songe en même temps combien est affreux le clergé de nos jours !

L'explication du diabolisme moderne est là, en grande partie, du moins, car il n'y a pas, sans prêtresacrilège, de satanisme mûr.

—mais enfin qu'est−ce qu'ils veulent, ces prêtres−là ?

—tout, fit Des Hermies.

—comme Gilles De Rais alors, qui demandait au Démon " science, pouvoir, richesse " , tout ce quel'humanité envie, dans des cédules signées de son propre sang !

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CHAPITRE V

Entrez vite et chauffez−vous ; ah ! Messieurs, nous finirons tout de même par nous fâcher, dit MmeCarhaix en voyant Durtal retirer des bouteilles enveloppées de sa poche et Des Hermies déposer des petitspaquets ficelés sur la table ; non vraiment, vous dépensez trop.

—mais puisque ça nous amuse, Madame Carhaix ; et votre mari ?

—il est là−haut ; depuis ce matin, il ne dérage pas !

—dame, le froid est aujourd'hui terrible, fit Durtal, et elle ne doit pas être drôle la tour, par un teltemps !

—oh ! Ce n'est pas pour lui qu'il grogne, c'est pour ses cloches ! —mais débarrassez−vous donc !

Ils enlevèrent leurs paletots et s'approchèrent du poêle.

—il ne fait pas bien chaud, ici ! Reprit−elle ; ce logement, voyez−vous, il faudrait pour le dégeler unfeu qui marchât sans interruption, nuit et jour.

—achetez un poêle mobile.

—non, par exemple, on s'asphyxierait ici !

—ce ne serait pas, en tout cas, commode, fit Des Hermies, car il n'y a pas de cheminées. Il est vraiqu'avec des tuyaux de rallonge qu'on amènerait comme le tuyau de tirage du poêle qui est là jusqu'à lafenêtre... mais, à propos de ces appareils, te rends−tu compte, Durtal, combien ces hideux boudins de tôlereprésentent l'époque utilitaire où nous sommes.

Songes−y ; l'ingénieur que tout objet qui n'a pas une forme sinistre ou ignoble, offense, s'est tout entierrévélé dans cette invention. Il nous dit : vous voulez avoir chaud, vous aurez chaud− mais rien de plus ; ilne faut pas que quelque chose d'agréable pour la vue subsiste. Plus de bois qui crépite et chante, plus dechaleur légère et douce ! L'utile, sans la fantaisie de ces beaux glaïeuls de flammes qui jaillissent dans lebrasier sonore des bûches sèches.

—mais est−ce qu'il n'y a pas de ces poêles−là, où l'on voit le feu ? Demanda Mme Carhaix.

—oui et c'est pis ! Du feu derrière un guichet de mica, de la flamme en prison, c'est plus triste encore !

Ah ! Les belles bourrées à la campagne, les sarments qui sentent bon et dorent les pièces ! La viemoderne a mis ordre à cela. Ce luxe du plus pauvre des paysans est impossible à Paris, pour les gens qui n'ontpas de copieuses rentes.

Le sonneur entra ; avec sa moustache hérissée, piquée à chaque bout de poils d'un globule blanc, avecson passe−montagne en tricot, sa pelisse en peau de mouton, ses moufles fourrés, ses galoches, il ressemblaità un Samoyède, descendu du pôle.

—je ne vous donne pas la main, dit−il, car je suis plein de graisse et d'huile. Quel temps !

Imaginez−vous que, depuis ce matin, j'astique les cloches... et je ne suis pas sans crainte !

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—et pourquoi ?

—comment pourquoi ? Mais vous savez bien que la gelée contracte le métal, qui se fêle ou qui serompt. Il y a eu des grands hivers où, allez, on en a bien perdu, car ça souffre comme nous de ce temps−là, lescloches !

Tu as de l'eau chaude, ma bonne, dit−il, en passant, pour se laver, dans l'autre pièce ?

—voulez−vous que nous vous aidions à finir de mettre le couvert ? Proposa Des Hermies.

Mais la femme de Carhaix refusa.

—non, non, asseyez−vous, le dîner est prêt.

—et il embaume, s'écria Durtal, humant l'odeur d'un pétulant pot−au−feu qu'éperonnait une pointe decéleri affiliée aux parfums des autres légumes.

—a table ! Clama Carhaix qui reparut, débarbouillé, en vareuse.

Ils s'assirent ; le poêle attisé ronflait ; Durtal éprouvait la soudaine détente d'une âme frileuse presqueévanouie dans un bain de fluides tièdes ; il se trouvait avec les Carhaix, si loin de Paris, si loin de sonsiècle !

Ce logis était bien pauvre, mais il était si cordial, si mollet, si doux ! Jusqu'à ce couvert de campagne,ces verres propres, cette fraîche assiettée de beurre demi−sel, cette cruche à cidre, qui aidaient à l'intimité decette table éclairée par une lampe un peu usée qui répandait ses lueurs d'argent dédoré sur la grosse nappe.

Tiens, la première fois que nous viendrons, il faudra que j'achète dans une maison anglaise un de cespots de marmelade à l'orange si délicieusement sures, se dit Durtal ; car d'un commun accord avec DesHermies, ils ne dînaient chez le sonneur qu'en fournissant une partie des plats.

Carhaix apprêtait un pot−au−feu et une simple salade et il versait son cidre. Pour ne pas lui infliger defrais, ils apportaient le vin, le café, l'eau−de−vie, les desserts, et ils s'arrangeaient de façon à ce que les reliefsde leurs emplettes compensassent la dépense de la soupe et du boeuf qui auraient certainement duré plusieursjours, si les Carhaix eussent mangé seuls.

—cette fois−ci, ça y est ! Dit la femme, en servant à la ronde un bouillon couleur d'acajou, moiré à sasurface d'ondes mordorées, bullé d'oeils en topaze.

Il était succulent et onctueux, robuste et pourtant délicat, affiné qu'il était par des abats bouillis de poule.

Tous se taisaient maintenant, le nez dans l'assiette, la figure ranimée par la fumigation de l'odorantesoupe.

—ce serait le moment de répéter le lieu commun cher à Flaubert : on n'en mange pas comme cela, aurestaurant, fit Durtal.

—ne débinons point les restaurants, dit Des Hermies. Ils dégagent une joie très spéciale pour les gensqui savent les inspecter. Tenez, il y a de cela deux jours : je revenais de visiter un malade, j'échoue dans unde ces établissements où, pour la somme de trois francs, l'on a droit à un potage, deux plats au choix, unesalade et un dessert.

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Ce restaurant, où je vais à peu près une fois par mois, possède d'immuables clients, des gens bien élevéset hostiles, des officiers en bourgeois, des membres du Parlement, des bureaucrates.

Tout en chipotant la sauce au gratin d'une redoutable sole, je regardais ces habitués qui m'entouraient etje les trouvais singulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaient maigri ou s'étaient boursouflés ;les yeux étaient cernés de violet et creux ou pochés en dessous de besaces roses ; les gens gras avaientjauni ; les maigres devenaient verts.

Plus sûrs que les vénéfices oubliés des Exili, les terribles mixtures de cette maison empoisonnaientlentement sa clientèle.

Cela m'intéressait, comme vous pouvez croire ; je me faisais à moi−même un cours de toxicologie et jedécouvrais, en m'étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissonsdésinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan, des viandesfardées par des marinades, peintes avec des sauces couleur d'égout, des vins colorés par les fuschines,parfumés par les furfurols, alourdis par les mélasses et les plâtres !

Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveiller le dépérissement de tous ces gens...

—oh ! Fit Mme Carhaix.

—dis donc, cria Durtal, tu es pas mal satanique, toi !

—tenez, Carhaix, le voici parvenu à ses fins ; il veut, sans même nous laisser le temps de respirer,parler du satanisme ; il est vrai que je lui avais promis d'en causer avec vous, ce soir. —oui, reprit−il,répondant à un regard étonné du sonneur ; —hier, Durtal qui s'occupe, comme vous le savez, de l'histoire deGilles De Rais, déclarait posséder tous les renseignements sur le Diabolisme au Moyen Age. Je lui aidemandé s'il en détenait aussi sur le Satanisme de nos jours.

Il s'est ébroué, doutant que de telles pratiques se continuassent.

—ce n'est que trop vrai, répliqua Carhaix, devenu grave.

—avant que nous ne nous expliquions là−dessus, il y a une question que je voudrais poser à DesHermies, dit Durtal : —voyons, toi, peux−tu, sans blaguer, sans faire ton sourire en coin, me dire une bonnefois si, oui ou non, tu crois au catholicisme ?

—lui ! S'exclama le sonneur, il est pis qu'un incrédule, c'est un hérésiarque !

—le fait est que si j'étais certain de quelque chose, je pencherais assez volontiers vers le manichéisme,dit Des Hermies ; c'est une des plus anciennes et c'est la plus simple des religions, celle, dans tous les cas,qui explique le mieux l'abominable margouillis du temps présent.

Le principe du mal et le principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu de Ténèbres, deux rivaux sedisputant notre âme, c'est au moins clair.

A l'heure actuelle, il est bien évident que le Dieu bon a le dessous, que le Mauvais règne sur ce monde,en maître. Or, et c'est là où mon pauvre Carhaix, que ces théories désolent, ne peut me reprendre, je suis pourle Vaincu, moi ! C'est une idée généreuse, je crois, et une opinion propre !

—mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deux infinis ne peuvent exister ensemble !

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—mais rien ne peut exister, si l'on raisonne ; le jour où vous discuterez le dogme catholique, va te fairefiche, tout s'écroule ! La preuve que deux infinis peuvent coexister, c'est que cette idée dépasse la raison etrentre dans la catégorie de celles dont parle " l'Ecclésiastique " ; " ne quiers point des choses plus hautes quetoi, car plusieurs choses se sont montrées être par−dessus le sens des hommes ! " le manichéisme,voyez−vous, a eu certainement du bon, puisqu'on l'a noyé dans des flots de sang ; à la fin du douzièmesiècle, on grilla des milliers d'Albigeois qui pratiquaient cette doctrine. Vous dire maintenant que lesmanichéens n'aient pas abusé de ce culte qu'ils rendaient surtout au Diable, je n'oserais le soutenir !

Ici, je ne suis plus avec eux, poursuivit−il doucement, après un silence, attendant que Mme Carhaix, quis'était levée pour emporter les assiettes, allât chercher le boeuf.

—pendant que nous sommes seuls, reprit−il en la voyant disparaître dans l'escalier, je puis vous raconterce qu'ils faisaient. Un excellent homme appelé Psellus nous a révélé, dans un livre intitulé de operationedaemonum, qu'ils goûtaient, au commencement de leurs cérémonies, des deux excréments et qu'ils mêlaientde la semence humaine à leurs hosties.

—quelle horreur ! S'écria Carhaix.

—oh ! Comme ils communiaient sous les deux Espèces, ils faisaient mieux encore, reprit Des Hermies.Ils égorgeaient des enfants, mélangeaient leur sang à de la cendre et cette pâte, délayée dans un breuvage,constituait le Vin Eucharistique.

—eh ! Nous voici en plein Satanisme, dit Durtal.

—mais oui, mon ami, comme tu vois, je t'y ramène.

—je suis sûre que M. Des Hermies a encore débité d'horribles histoires, murmura Mme Carhaix quiapportait, dans un plat entouré de légumes, un morceau de boeuf.

—oh ! Madame, protesta Des Hermies.

Ils se mirent à rire et Carhaix découpa la viande, tandis que sa femme versait du cidre, que Durtaldébouchait le flacon d'anchois.

—j'ai peur qu'il ne soit trop cuit, dit la femme qui s'intéressait beaucoup plus à son boeuf qu'à cesaventures de l'autre monde ; et elle ajouta l'axiome fameux des ménagères :

quand le bouillon est bon, le boeuf se coupe mal.

Les hommes protestèrent, affirmant qu'il ne s'effiloquait pas, qu'il était cuit à point.

—allons, Monsieur Durtal, un anchois et un peu de beurre, avec votre viande.

—tiens, ma femme, donne−nous donc aussi de ces choux rouges que tu as fait confire, demanda Carhaixdont la face blême s'éclairait, tandis que ses gros yeux de chien s'emplissaient d'eau.

Visiblement, il jubilait, heureux de se trouver à table avec des amis, bien au chaud, dans sa tour.

—mais, videz donc vos verres, vous ne buvez point, dit−il, en élevant son pot à cidre.

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—voyons, Des Hermies, tu prétendais hier que le Satanisme ne s'était jamais interrompu depuis leMoyen Age, reprit Durtal, voulant entrer enfin dans cette conversation qui le hantait.

—oui, et les documents sont irréfutables ; je te mettrai à même quand tu le voudras, de les prouver.

A la fin du quinzième siècle, c'est−à−dire au temps de Gilles De Rais, —pour ne pas remonter plushaut−le Satanisme prit les proportions que tu sais ; au seizième siècle, ce fut peut−être pis encore. Il estinutile de te rappeler, je pense, les pactions démoniaques de Catherine De Médicis et des Valois, le procès dumoine Jean De Vaulx, les enquêtes des Sprenger et des Lancre, de ces doctes inquisiteurs qui firent cuire àgrand feu des milliers de nécromants et de sorcières.

Tout cela est connu, archiconnu. Tout au plus nommerai−je comme étant moins défloré, le prêtreBenedictus qui cohabitait avec la démone Armellina et qui consacrait les hosties, en les tenant la tête en bas.Voici maintenant les fils qui rejoignent ce siècle au nôtre. Au dix−septième siècle où les procès de sorcelleriecontinuent, où les possédées de Loudun paraissent, la messe noire sévit, mais plus voilée déjà, plus sourde. Jete citerai un exemple, si tu veux, entre bien d'autres.

Un certain abbé Guibourg s'était fait une spécialité de ces ordures ; sur une table servant d'autel, unefemme s'étendait, nue, ou retroussée jusqu'au menton et, de ses bras allongés, elle tenait des cierges allumés,pendant toute la durée de l'office.

Guibourg a ainsi célébré des messes sur le ventre de Mme De Montespan, de Mme D'Argenson, deMme De Saint−pont ; au reste, ces messes étaient, sous le grand Roi, très fréquentes ; nombre de femmess'y rendaient de même que, de notre temps, nombre de femmes vont se faire tirer la bonne aventure chez lescartomanciennes.

Le rituel de ces cérémonies était suffisamment atroce ; généralement, on avait enlevé un enfant qu'onbrûlait, à la campagne, dans un four ; puis de sa poudre que l'on gardait, l'on préparait avec le sang d'un autreenfant qu'on égorgeait, une pâte ressemblant à celle des manichéens dont je t'ai parlé. L'abbé Guibourgofficiait, consacrait l'hostie, la coupait en petits morceaux et la mêlait à ce sang obscurci de cendre ; c'était làla matière du Sacrement.

—quelle horreur de prêtre ! S'écria la femme de Carhaix, indignée.

—oui, il célébrait aussi un autre genre de messe, cet abbé ; cela s'appelait... diable, ce n'est pas facile àdire...

—dites, Monsieur Des Hermies, quand on a la haine comme nous ici de telles choses, on peut toutentendre ! Ce n'est pas cela, allez, qui m'empêchera de prier, ce soir.

—ni moi, ajouta son mari.

—eh bien, ce sacrifice s'appelait la Messe du sperme !

—ah !

—Guibourg, revêtu de l'aube, de l'étole, du manipule, célébrait cette messe, à seule fin de fabriquer despâtes conjuratoires.

Les archives de la Bastille nous apprennent qu'il agit de la sorte, sur la demande d'une dame nommée laDes Oeillettes.

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Cette femme qui était indisposée donna de son sang ; l'homme qui l'accompagnait se retira dans laruelle de la chambre où se passait la scène et Guibourg recueillit de sa semence dans le calice ; puis il ajoutade la poudre de sang, de la farine, et, après des cérémonies sacrilèges, la Des Oeillettes partit emportant sapâte.

—mon dieu, quel amas de turpitudes ! Soupira la femme du sonneur.

—mais, dit Durtal, au Moyen Age, la messe se célébrait de façon autre ; l'autel était alors une croupenue de femme ; au dix−septième siècle, c'est le ventre, et maintenant ?

—maintenant la femme sert rarement d'autel, mais n'anticipons pas.

Au dix−huitième siècle, nous retrouvons encore, et parmi combien d'autres ! Des abbés proditeurs dechoses saintes.

L'un d'eux, le chanoine Duret, s'occupait spécialement de magie noire. Il pratiquait la nécromancie,évoquait le Diable ; il finit par être exécuté, comme sorcier, en l'an de grâce 1718.

Un autre qui croyait à l'Incarnation du Saint−esprit, au Paraclet, et qui institua dans la Lombardie, qu'ilagita furieusement, douze apôtres et douze apostolines, chargés de prêcher son culte, celui−là, l'abbéBeccarelli, mésusait comme tous les prêtres de son gabarit, du reste, des deux sexes et il disait la messe sanss'être confessé de ses luxures.

Peu à peu, il versa dans les offices à rebours où il distribuait aux assistants des pastilles aphrodisiaquesqui présentaient cette particularité qu'après les avoir avalées, les hommes se croyaient changés en femmes etles femmes en hommes.

La recette de ces hippomanes est perdue, continua Des Hermies, avec un sourire presque triste.

Bref, l'abbé Beccarelli eut une assez misérable fin.

Poursuivi pour ses sacrilèges, il fut condamné, en 1708, à ramer, pendant sept ans, sur les galères.

—avec toutes ces affreuses histoires, vous ne mangez pas, dit Mme Carhaix ; voyons, Monsieur DesHermies, encore un peu de salade ?

—non, merci ; mais il serait temps, je crois, maintenant que voici le fromage, de déboucher le vin ; etil décoiffa l'une des bouteilles apportées par Durtal.

—il est parfait ! S'exclama le sonneur, en faisant claquer ses lèvres.

—c'est un petit vin de Chinon pas trop débile que j'ai découvert chez un mastroquet auprès du quai, ditDurtal.

—je vois, reprit−il, après un silence, qu'en effet la tradition s'est conservée depuis Gilles De Rais decrimes inouïs. Je vois qu'il y a eu, dans tous les siècles, des prêtres déchus, qui ont osé commettre les divinsforfaits ; mais, à l'heure présente, cela semble tout de même invraisemblable ; d'autant qu'on n'égorge plusdes enfants, comme au temps de Barbe−bleue et de l'abbé Guibourg !

—c'est−à−dire que la justice n'explore rien ou plutôt, que l'on n'assassine plus, mais que l'on tue desvictimes désignées, par des moyens que la science officielle ignore ; ah ! Si les confessionnaux pouvaient

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parler ! S'écria le sonneur.

—mais enfin, à quel monde appartiennent les gens qui sont maintenant affiliés au Diable ?

—aux supérieurs de missionnaires, aux confesseurs de communautés, aux prélats et aux abbesses ; àRome où est le centre de la magie actuelle, aux plus hauts dignitaires, répondit Des Hermies.

Quant aux laïques, ils se recrutent dans les classes riches ; cela t'explique comment ces scandales sontétouffés, si toutefois la police les découvre !

Puis, admettons même qu'il n'y ait pas, avant les sacrifices au Diable, de préalables meurtres ; cela sepeut dans certains cas ; l'on se borne sans doute à saigner des foetus que l'on fait avorter lorsqu'ils sont mûrisà point ; mais ceci n'est qu'un ragoût surérogatoire, qu'un piment ; la grande question, c'est de consacrerl'hostie et de la destiner à un infâme usage ; tout est là ; le reste varie ; il n'y a pas actuellement de rituelrégulier pour la messe noire.

—si bien qu'il faut absolument un prêtre pour célébrer ces messes ?

—évidemment ; lui seul peut opérer le mystère de la Transsubstantiation. Je sais bien que certainsoccultistes se prétendent consacrés, comme Saint Paul, par le Seigneur, et qu'ils s'imaginent pouvoir débiterainsi que de vrais prêtres de véritables messes. C'est tout bonnement grotesque ! — mais à défaut de messesréelles et d'abbés atroces, les gens possédés par la manie du sacrilège n'en réalisent pas moins le stupre sacréqu'ils rêvent.

Ecoute bien cela :

en 1855, il existait, à Paris, une association composée en majeure partie de femmes ; ces femmescommuniaient, plusieurs fois par jour, gardaient les Célestes Espèces dans leur bouche, les recrachaient pourles lacérer ensuite ou les souiller par de dégoûtants contacts.

—tu en es sûr ?

—parfaitement, ces faits sont révélés par un journal religieux, les annales de la sainteté, quel'archevêque de Paris ne put démentir !

J'ajoute qu'en 1874, des femmes furent également embauchées à Paris pour pratiquer cet odieuxcommerce ; elles étaient payées aux pièces, ce qui explique pourquoi elles se présentaient, chaque jour, dansdes églises différentes, à la Sainte Table.

—et ce n'était rien ! —tenez, dit, à son tour, Carhaix, qui se leva et tira de sa bibliothèque unebrochurette bleue. Voici une revue, datée de 1843, la Voix de la septaine. elle nous apprend que, pendantvingt−cinq ans, à Agen, une association satanique ne cessa de célébrer des messes noires et meurtrit et polluatrois mille trois cent vingt hosties ! Jamais Monseigneur l'évêque d'Agen, qui était un bon et ardent prélat,n'osa nier les monstruosités commises dans son diocèse !

—oui, nous pouvons le dire entre nous, reprit Des Hermies, le dix−neuvième siècle regorge d'abbésimmondes. Malheureusement, si les documents sont certains, ils sont de preuve difficile à faire ; car aucunecclésiastique ne se vante de méfaits pareils ; ceux qui célèbrent des messes Déicides se cachent et ils sedéclarent dévoués au Christ ; ils affirment même qu'ils le défendent, en combattant, à coups d'exorcismes,les possédés.

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C'est même là le grand truc ; ces possédés, ce sont eux−mêmes qui les créent ou qui les développent ;ils s'assurent ainsi, dans les couvents surtout, des sujets et des complices. Toutes les folies meurtrières etsadiques, ils les couvrent alors de l'antique et pieux manteau de l'Exorcisme !

—soyons justes, ils ne seraient pas complets, s'ils n'étaient pas d'abominables hypocrites, dit Carhaix.

—l'on peut aussi ajouter que l'hypocrisie et l'orgueil sont les plus formidables vices des mauvais prêtres,appuya Durtal.

—enfin, reprit Des Hermies, tout se sait, en dépit des plus adroites précautions, à la longue.

Je n'ai parlé jusqu'ici que des associations sataniques locales ; mais il en est d'autres, plus étendues, quiravagent les Deux Mondes, car− et cela est bien moderne−le Diabolisme est devenu administratif,centralisateur, si l'on peut dire. Il a maintenant des Comités, des sous−comités, une sorte de Curie quiréglemente l'Amérique et l'Europe, comme la Curie d'un Pape.

La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte à l'année 1855, c'est la Société desRé−théurgistes Optimates. Elle se divise, sous une apparente unité, en deux camps : l'un, prétendant détruirel'univers et régner sur ses décombres ; l'autre, rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont ilserait l'archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle était autrefois dirigée par Longfellow quis'intitulait grand prêtre du Nouveau Magisme Evocateur ; elle a eu, pendant longtemps, des ramifications enFrance, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche, jusqu'en Turquie.

Elle est, à l'heure actuelle, ou bien effacée ou même peut−être tout à fait morte ; mais une autre vient dese créer ; elle a pour but, celle−là, d'élire un anti−pape qui serait l'Antéchrist exterminateur. Et je ne vouscite là que deux sociétés, mais combien d'autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètes qui,toutes, d'un commun accord, à dix heures du matin, le jour de la Fête du Saint−sacrement, donc, célèbrent àParis, à Rome, à Bruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Ecosse où les sorciers foisonnent, desmesses noires !

Puis, en dehors de ces associations universelles ou de ces assemblées locales, les cas isolés abondent, surlesquels la lumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années, mourut, au loin, dans lapénitence, un certain comte De Lautrec qui faisait don aux églises de statues pieuses qu'il maléficiait poursataniser les fidèles ? à Bruges, un prêtre que je connais contamine les Saints Ciboires, s'en sert pourapprêter des malengins et des sorts ; enfin, l'on peut, entre tous, citer un cas très net de possession ; c'est lecas de Cantianille qui bouleversa, en 1865, non seulement la ville d'Auxerre, mais encore tout le diocèse deSens.

Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont−saint−sulpice, fut violée, dès qu'elle eut atteint saquinzième année, par un prêtre qui la voua au diable. Ce prêtre avait été, lui−même, pourri, dès son enfance,par un ecclésiastique qui faisait partie d'une secte de possédés, créée le soir même du jour où fut guillotinéLouis Xvi.

Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemment exaspérées par l'hystérie, s'associèrentaux démences érotiques et aux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s'y méprendre les procès de la magied'antan, les histoires de Gaufredy et de Madeleine Palud, d'Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, dujésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il y aurait, au point de vue de l'hystéro−épilepsie,d'une part, et du diabolisme, de l'autre, beaucoup à dire. Toujours est−il que Cantianille, renvoyée ducouvent, fut exorcisée par un certain prêtre du diocèse, l'abbé Thorey, dont la cervelle ne paraît pas avoir bienrésisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, de telles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques,que l'Evêque dut intervenir.

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Cantianille fut chassée du pays ; l'abbé Thorey fut frappé disciplinairement et l'affaire alla à Rome.

Ce qui est aussi curieux, c'est que l'Evêque, terrifié par ce qu'il avait vu, donna sa démission et se retira àFontainebleau où il mourut, encore dans l'effroi, deux ans après.

—mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huit heures moins le quart ; il faut que je montedans le clocher pour sonner l'angélus du soir ; ne m'attendez pas, prenez le café ; je vous rejoins dans dixminutes.

Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne et ouvrit la porte ; une bouffée de ventglacial entra ; des molécules blanches tourbillonnèrent dans le noir.

—le vent chasse la neige par les meurtrières dans l'escalier, dit la femme ; j'ai toujours peur que Louisn'attrape une fluxion de poitrine par ces temps ; tenez, Monsieur Des Hermies, voilà le café ; je vous laissele soin de le servir ; à cette heure, mes pauvres jambes ne me tiennent plus ; il faut que j'aille les étendre.

—le fait est, soupira Des Hermies, lorsqu'ils lui eurent souhaité une bonne nuit, le fait est qu'elle vieillitjoliment, la maman Carhaix ; j'ai beau essayer de la remonter par des toniques, je n'avance point d'un pas ;la vérité, c'est qu'elle est élimée jusqu'à la corde ; elle a monté par trop d'escaliers, dans sa vie, la pauvrefemme !

—c'est tout de même curieux ce que tu m'as raconté, dit Durtal ; en somme, dans le moderne, le grandjeu du Satanisme, c'est la messe noire !

—oui, et l'envoûtement et l'incubat et le succubat dont je te parlerai ou plutôt dont je te ferai parler parun autre plus expert que moi en ces matières. —messe sacrilège, maléfices et succubat, c'est la véridiquequintessence du Satanisme !

—et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires, quel usage en faisait−on, lorsqu'on ne lesdéchirait pas ?

—mais, je te l'ai dit, on les employait à des actes infâmes. Tiens, écoute : —et Des Hermies retira de labibliothèque du sonneur et feuilleta le tome v de la mystique de Goerres. Voici le bouquet :

" ces prêtres vont quelquefois, dans leur " scélératesse, jusqu'à célébrer la messe avec de " grandeshosties qu'ils coupent ensuite au milieu, " après quoi, ils les collent sur un parchemin " arrangé de la mêmemanière et ils s'en servent " ensuite d'une façon abominable pour satisfaire " leurs passions. " —la SodomieDivine, alors ?

—dame !

A ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. La chambre où se tenait Durtal trembla, semit, en quelque sorte, à bourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs ; qu'ils sedéroulassent en spirale de la pierre même ; il semblait que l'on fût transféré, en rêve, dans le fond de cescoquillages qui, lorsqu'on les approche de l'oreille, simulent le bruit roulant des vagues. Des Hermies, habituéau vacarme des cloches, ne s'inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle.

Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s'éclaircit ; les carreaux des fenêtres, les vitres dela bibliothèque, les verres restés sur la table se turent, n'eurent plus que des sons ténus et aigrelets, que desnotes presque surettes.

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L'on entendit un pas dans l'escalier. Carhaix rentra, couvert de neige.

—cristi, mes enfants, ça vente dur ! —il se secoua, jeta sa défroque sur une chaise, éteignit sa lanterne.—il m'arrivait par les ouïes de la tour, au travers des lames, des abat−son, des pelletées de neige quim'aveuglaient ! Quel chien d'hiver ! La bourgeoise s'est couchée, bon ; eh bien, mais vous n'avez pas prisvotre café ?

Reprit−il en voyant Durtal qui le servait dans les verres.

Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s'essuya les yeux que le grand froid avait remplis de larmes et il butune gorgée de café.

—maintenant, ça y est ! Où en êtes−vous de vos histoires, Des Hermies ?

—j'ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n'ai pas encore parlé du monstre authentique, duseul maître qui existe réellement, à l'heure présente, de cet abbé défroqué...

—oh ! Fit Carhaix, prenez garde, le nom seul de cet homme porte malheur !

—bah ! Le chanoine Docre, pour l'appeler par son nom, ne peut rien contre nous. J'avoue même que jene comprends pas bien la terreur qu'il inspire ; mais laissons cela ; je voudrais qu'avant de nous occuper decet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui qui paraît le connaître le mieux et le plus à fond.

Une conversation avec lui simplifierait singulièrement les explications que je pourrais ajouter sur leSatanisme, surtout sur les vénéfices et le succubat. Voyons, voulez−vous que nous l'invitions à dîner ici ?

Carhaix se gratta la tête, puis vida la cendre de sa pipe sur son ongle.

—c'est que, dit−il, nous sommes un peu en désaccord ensemble.

—tiens, pourquoi ?

—oh ! Pas pour des choses graves ; j'ai interrompu ses expériences, ici même, un jour ; maisversez−vous donc un petit verre, Monsieur Durtal, et vous, Des Hermies, vous ne buvez pas ; et, tandis qu'enallumant des cigarettes, tous deux flûtaient quelques gouttes d'un cognac à peu près probe, Carhaix reprit :

—Gévingey qui, bien qu'astrologue, est un bon chrétien et un brave homme que je reverrais avec plaisirdu reste, a voulu consulter mes cloches.

ça vous étonne, mais c'est ainsi ; les cloches ont autrefois, dans les sciences défendues, joué un rôle.L'art de prédire l'avenir avec leurs sons est une des branches les plus inconnues et les plus abandonnées del'occulte. Gévingey a retrouvé des documents et il a voulu les vérifier dans la tour.

—mais qu'est−ce qu'il faisait ?

—est−ce que je sais ! Il se posait sous la cloche, au risque de se casser les reins, à son âge, dans lescharpentes ; il entrait à moitié dedans, se coiffait, en quelque sorte, jusqu'aux hanches, de ce calice. Et ilparlait tout seul et il écoutait les frémissements du bronze répercutant sa voix.

Il m'a causé aussi de l'interprétation des songes, à propos des cloches ; à l'entendre, celui qui, pendantson sommeil, voit des cloches en branle est menacé d'un accident ; si la cloche carillonne, c'est présage de

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médisance ; si elle tombe, c'est certitude d'ataxie ; si elle se rompt, c'est assurance d'afflictions et demisères. Enfin, il a ajouté, je crois, que lorsque des oiseaux de nuit volent autour d'une cloche éclairée par lalune, l'on peut être sûr qu'un vol sacrilège sera commis dans l'église ou que le curé risque la mort.

Toujours est−il que cette façon de toucher aux cloches, d'entrer dedans, alors qu'elles sont consacrées, deleur prêter des oracles, de les mêler à l'interprétation des songes formellement interdite par le Lévitique, m'adéplu et que je l'ai prié un peu rudement de cesser ce jeu.

—mais enfin vous n'êtes pas fâchés ?

—non, je regrette, même, je l'avoue, d'avoir été aussi vif !

—eh bien, j'arrangerai cela ; j'irai le voir, dit Des Hermies, c'est convenu, n'est−ce pas ?

—convenu.

—sur ce, nous allons vous laisser coucher, car il faut que vous soyez debout, dès l'aube.

—oh ! à cinq heures et demie pour l'angélus de six heures et je peux même me recoucher, si je veux,car je n'ai plus après de sonneries avant sept heures trois quarts ; —et encore n'ai−je à lancer que quelquesvolées pour la messe de M. Le Curé ; ce n'est pas, comme vous le voyez, par trop dur !

—hum ! Fit Durtal, s'il fallait me lever aussi tôt !

—c'est affaire d'habitude. Mais, vous allez bien reprendre, avant de partir, un petit verre. Non ?

Bien sûr ? Alors, en route ! —il alluma sa lanterne et ils descendirent, frissonnants, à laqueue−leu−leu, dans la spirale glacée de l'escalier noir.

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CHAPITRE VI

Le lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume. Avant même qu'il n'eût ouvert lesyeux, il vit, dans un subit éclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaques dont Des Hermiesavait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui se mettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit−il, enbaîllant ! Il s'étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries de lys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra,au plus vite, ses bras dans le lit, s'acagnarda sous ses couvertures.

C'est un bon temps pour rester chez soi et travailler, reprit−il ; je vais me lever et allumer mon feu ;allons, un peu de courage... et... au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plus haut, sous le menton.

—ah ! Je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse la grasse matinée, dit−il, s'adressant à sonchat qui, étendu sur la courtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux très noirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque et retorse ; elle n'admettait aucune fantaisie, aucunécart, entendait que l'on se levât et que l'on se couchât à la même heure ; et, très nettement elle faisait,lorsqu'elle était mécontente, passer, dans la sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sensdesquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait−il avant onze heures du soir, elle l'attendait dans le vestibule, à la porte, griffait le bois, miaulaitavant même qu'il n'eût pénétré dans la pièce ; puis elle roulait de langoureuses prunelles d'or vert, se frottaitcontre ses culottes, sautait sur les meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval qui se cabre, luienvoyait lorsqu'il s'approchait, par amitié, de grands coups de tête ; passé onze heures, elle n'allait plusau−devant de lui, se bornait à se lever alors qu'il arrivait près d'elle, faisait encore le gros dos, mais necaressait pas ; plus tard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait, s'il se permettait de lui lisserle dessus de la tête ou de lui gratter le dessous du cou.

Ce matin−là, elle s'impatienta de cette paresse, se mit sur son séant, se gonfla, puis s'approchasournoisement et s'assit à deux pas de la figure de son maître, le dévisageant d'un oeil atrocement faux, luisignifiant qu'il eût à déguerpir, à lui laisser la place chaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à son tour. Il était énorme, commun etpourtant bizarre, avec sa robe mi−partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme le poil desbalais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs tels que ces peluches qui voltigent sur les tisons morts.C'était un très authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à tête de fauve, très régulièrement striéd'ondes d'ébène qui cerclaient les pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deux grands zigzagsd'encre.

—malgré ton caractère de rabat−joie, de vieux garçon monomane et sans patience, tu es tout de mêmegentil, fit Durtal, d'un ton insinuant, pour l'amadouer ; puis, il y a assez longtemps que je te raconte ce quechacun se tait ; tu es l'évier de mon âme, toi, le confesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement,sans surprise, les méfaits d'esprit qu'on lui avoue, afin de se soulager, sans qu'il en coûte ! Au fond, c'est là taraison d'être, tu es l'exutoire spirituel de la solitude et du célibat ; aussi, je te gave d'attentions et de soins ;mais cela n'empêche qu'avec tes bouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple,insupportable !

Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites, cherchant à démêler dans les inflexions dela voix le sens des paroles qu'il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n'était point disposé à sauter du lit,car il s'en fut se réinstaller à son ancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos.

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—allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, il faut pourtant que je m'occupe de Gilles DeRais et, d'un bond, il s'élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement mis debout, galopait sur lescouvertures, se pelotonnait, sans plus attendre, dans les draps tièdes.

Quel froid ! —et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dans l'autre pièce, pour allumer du feu :

on gèle, murmurait−il. Heureusement que son logis était facile à chauffer. Il se composait simplement,en effet, d'une entrée, d'un minuscule salon, d'une minime chambre à coucher, d'un cabinet de toilette assezlarge, le tout, au cinquième, sur une cour très claire, pour 800 francs.

Il était meublé sans aucun luxe ; du petit salon, Durtal avait fait un cabinet de travail, couvert les mursde casiers en bois noir bourrés de livres.

Près de la fenêtre, une grande table, un fauteuil en cuir, quelques chaises ; à la place de la glace sur lacheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d'une vieille étoffe, il avait cloué un ancientableau sur bois représentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus aux gris, dans les blancs auxroux, dans les verts aux noirs, un ermite agenouillé sous une hutte de branchages, près d'un chapeau decardinal et d'un manteau de pourpre.

Et tout le long de ce tableau dont des parties entières sombraient dans des ténèbres d'oignons brûlés,d'inintelligibles épisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres, entassant, près du cadre en chênenoir, des figures de Lilliput, dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avait vainement cherché lenom, franchissait en barque les boucles d'un fleuve aux eaux métalliques et plates ; là, il déambulait dans desvillages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l'ombre de la peinture et on le retrouvait plus hautdans une grotte, en Orient, avec des dromadaires et des ballots ; on le perdait de nouveau de vue et, après uncache−cache plus ou moins court, il surgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sac sur ledos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange.

C'était un tableau d'un peintre inconnu, d'un vieux Hollandais qui s'était assimilé certaines couleurs,certains procédés des maîtres de l'Italie qu'il avait visitée peut−être.

La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre, des fauteuils ; sur la cheminée, uneancienne pendule et des flambeaux de cuivre ; sur les murs, une belle photographie d'un Botticelli du muséede Berlin : une Vierge dolente et robuste, ménagère et contrite, entourée d'anges figurés par de languissantsjeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme des câbles, des garçonnes coquettes, aux longscheveux piqués de fleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l'Enfant Jésus qui bénit, debout, prèsde la Vierge.

Puis une estampe de Breughel, gravée par Cook :

" les vierges sages et les vierges folles " , un petit panneau, coupé, au milieu, par un nuage entire−bouchon, flanqué, aux deux coins, d'anges bouffis sonnant, les manches retroussées, de la trompette,pendant qu'au centre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous une indolente robe, un angesacerdotal et bizarre, déroule une banderole sur laquelle est écrit le verset de l'Evangile :

" ecce sponsus venit, exite obviam ei. " et au−dessous de la nuée, d'un côté, les vierges sages, de bonnesFlamandes, sont assises, dévident le lin, tournent, en chantant des cantiques, auprès de lampes allumées, desrouets ; de l'autre, sur l'herbe d'un pré, les vierges folles, quatre commères en liesse, se tiennent par la mainet dansent en rond, tandis que la cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied, près deslampes vides. Au−dessus de la nuée, les cinq vierges sages mais effilées alors, charmantes et nues,brandissent les lumignons en flammes, montent vers une église gothique où le Christ les fait entrer, cependant

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que de l'autre côté les vierges folles, nues aussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porte close,en tenant d'une main fatiguée des flambeaux morts.

Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur de douce intimité dans les scènes du bas et, danscelles du haut, la benoîte naïveté des primitifs ; il y voyait, réunis en quelque sorte, dans un même cadre, l'artd'un Ostade épuré et celui d'un Thierry Bouts.

En attendant que sa grille, dont le charbon craquait et commençait à grésiller comme une friture, devîntrouge, il s'assit devant son bureau et tria ses notes.

—voyons, se dit−il, en roulant une cigarette, nous en sommes au moment où cet excellent Gilles DeRais commence la recherche du grand oeuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu'il possède sur lamanière de transmuer les métaux en or.

L'alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu'il ne naquît. Les écrits d'Albert Le Grand,d'Arnaud De Villeneuve, de Raymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Les manuscrits deNicolas Flamel circulaient ; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne lesait acquis ; ajoutons qu'à cette époque, l'édit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la hart,les travaux spagiriques et que la bulle " spondent pariter quas non exhibent " que le pape Jean Xxii fulminacontre les alchimistes, étaient encore en vigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues et par conséquentenviables ; il est certain que Gilles les a longuement étudiées, mais de là à les comprendre, il y a loin !

Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable des galimatias, le plus inintelligible des grimoires.Tout était en allégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmes incohérents, en parabolesembrouillées, en énigmes bourrées de chiffres ! Et en voilà un exemple, se dit−il, en prenant, sur un desrayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n'était autre que celui de l'Asch−Mézareph, le livre du JuifAbraham et de Nicolas Flamel, rétabli, traduit et commenté par Eliphas Lévi.

Ce manuscrit lui avait été prêté par Des Hermies qui l'avait découvert, un jour, dans d'anciens papiers.

Il y a, soi−disant, là−dedans, la recette de la pierre philisophale, du grand élixir de quintessence et deteinture. Les figures ne sont pas précisément claires, se dit−il, en feuilletant les dessins à la plume rehaussésen couleur représentant dans une bouteille, sous ce titre : " le coït chimique " , un lion vert, la tête en basdans un croissant de lune ; puis, dans d'autres flacons, c'étaient des colombes, tantôt s'élevant vers le goulot,tantôt piquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé de vagues de carmin et d'or, parfois blancet granulé de points d'encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussi laiteux et confus ou brûlanten flammes de punch, à la surface.

Eliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatiles en carafes, mais il s'abstenait de donnerla fameuse recette du grand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livres où, débutant sur un tonsolennel, il affirmait vouloir dévoiler les vieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l'ineffable prétextequ'il périrait, s'il trahissait d'aussi rugissants secrets.

Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l'heure actuelle, aidait à masquer la parfaiteignorance de tous ces gens. En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant le manuscrit deNicolas Flamel.

Les philosophes hermétiques ont découvert, —et, après avoir longtemps bafouillé, la sciencecontemporaine ne nie plus qu'ils aient raison ; — ils ont découvert que les métaux sont des corps composéset que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux, suivant les différentesproportions des éléments qui les combinent ; on peut, dès lors, à l'aide d'un agent qui déplacerait ces

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proportions, changer les corps, les uns en les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomben or.

Et cet agent c'est la pierre philosophale, le mercure ; —non le mercure vulgaire qui n'est pour lesalchimistes qu'un sperme métallique avorté, — mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert, leserpent, le lait de la Vierge, l'eau pontique.

Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des sages, n'a jamais été révélée ; —et c'est sur elleque le Moyen Age, que la Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre, s'acharnent.

Et dans quoi ne l'a−t−on pas cherchée ? Se disait Durtal, en compulsant ses notes : dans l'arsenic, lemercure ordinaire, l'étain ; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre ; dans les sucs de la mercuriale, dela chélidoine et du pourpier ; dans le ventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans lesmenstrues et le lait des femmes !

Or, Gilles De Rais devait en être là de ses explorations. Il est bien évident qu'à Tiffauges, seul, sansl'aide d'initiés, il était incapable de tenter utilement des fouilles. A cette époque, le centre hermétique était, enFrance, à Paris où les alchimistes se réunissaient sous les voûtes de Notre−dame et étudiaient leshiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint−jacques de la boucherie sur lequel Nicolas Flamelavait, avant sa mort, écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameuse pierre.

Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans les troupes anglaises qui barraient lesroutes ; il choisit le moyen le plus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midi et les fitamener, à grands frais, à Tiffauges.

D'après les documents que nous possédons, nous le voyons faire construire le fourneau des alchimistes,l'athanor, acheter des pélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoires dans l'une des ailes deson château et il s'y enferme avec Antoine De Palerne, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, quis'emploient, jours et nuits, à la coction du grand oeuvre.

Rien ne réussit ; à bout d'expédients, ces hermétistes disparaissent et c'est alors, à Tiffauges, unincroyable va−et−vient de souffleurs et d'adeptes. Il en arrive de tous les points de la Bretagne, du Poitou, duMaine, seuls ou escortés de noueurs d'aiguillettes et de sorcières. Gilles De Sillé, Roger De Bricqueville,cousins et amis du maréchal, parcourent les environs, rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu'un prêtre de sachapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, où les manieurs de métaux abondent.

En attendant, Gilles De Rais, sans se décourager, continue ses expériences qui, toutes, ratent ; il finitpar croire que décidément les magiciens ont raison, qu'aucune découverte n'est, sans l'aide de Satan, possible.

Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean De La Rivière, il se rend dans une forêt qui avoisinele château de Tiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, sur la lisière du bois où le sorcierpénètre. La nuit est lourde et sans lune ; Gilles s'énerve à scruter les ténèbres, à écouter le pesant repos de lacampagne muette ; ses compagnons terrifiés se serrent, l'un contre l'autre, frémissent et chuchotent, aumoindre vent. Tout à coup, un cri d'angoisse s'élève. Ils hésitent, s'avancent, en tâtonnant, dans le noir,aperçoivent, en une lueur qui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de sa lanterne. Il raconte, àvoix basse, que le diable a surgi sous la forme d'un léopard, mais qu'il a passé auprès de lui, sans même leregarder, sans rien lui dire.

Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive. C'est un trompette du nom de Du Mesnil. Ilexige que Gilles signe de son sang une cédule dans laquelle il s'engage à donner au diable tout ce qu'ilvoudra, " hormis sa vie et son âme " , mais bien que pour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter

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dans sa chapelle, à la fête de la Toussaint, l'office des damnés, Satan n'apparaît pas.

Le maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens, quand une nouvelle opération qu'il tentale convainquit que parfois le démon se montre.

Un évocateur, dont le nom est perdu, se réunit à Tiffauges, dans une chambre, avec Gilles et de Sillé.

Sur le sol, il trace un grand cercle et commande à ses deux compagnons d'entrer dedans.

Sillé refuse ; poigné par une terreur qu'il ne s'explique pas, il se met à frémir de tous ses membres, seréfugie près de la croisée qu'il ouvre, murmure tout bas des exorcismes.

Gilles plus hardi se tient au milieu du cercle ; mais, aux premières conjurations, il frissonne à son touret veut faire le signe de la croix. Le sorcier lui ordonne de ne pas bouger. A un moment, il se sent saisi à lanuque ; il s'effare, vacille, supplie Notre−dame la Vierge de le sauver.

L'évocateur, furieux, le jette hors du cercle ; il s'élance par la porte, de Sillé, par la fenêtre ; ils seretrouvent en bas, restent béants, car des hurlements se dressent dans la chambre où le magicien opère. " unbruit d'épées tombant à coups durs et pressés sur une couette " se fait entendre, puis des gémissements, descris de détresse, l'appel d'un homme qu'on assassine.

Epouvantés, ils demeurent aux écoutes, puis quand le vacarme cesse, ils se hasardent, poussent la porte,trouvent le sorcier étendu sur le parquet, roué de coups, le front fracassé, dans des flots de sang.

Ils l'emportent ; Gilles, plein de pitié, le couche dans son propre lit, l'embrasse, le panse, le faitconfesser, de peur qu'il ne trépasse. Il reste quelques jours entre la vie et la mort, finit par se rétablir et il sesauve.

Gilles désespérait d'obtenir du diable la recette du souverain magistère, quand Eustache Blanchet luiannonce son retour d'Italie ; il amène le maître de la magie florentine, l'irrésistible évocateur des démons etdes larves, François Prélati.

Celui−là stupéfia Gilles. Il avait à peine vingt−trois ans et il était l'un des hommes les plus spirituels, lesplus érudits, les plus raffinés du temps. Qu'avait−il fait avant de venir s'installer à Tiffauges et d'ycommencer, avec le Maréchal, la plus épouvantable série de forfaits qui se puisse voir ? Son interrogatoiredans le procès criminel de Gilles ne nous fournit pas des renseignements bien détaillés sur son compte. Il étaitné dans le diocèse de Lucques, à Pistoie, avait été ordonné prêtre par l'Evêque D'Arezzo.

Quelque temps après son entrée dans le sacerdoce, il était devenu l'élève d'un thaumaturge de Florence,Jean De Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un démon nommé Barron.

A partir de ce moment, cet abbé insinuant et disert, docte et charmant, avait dû se livrer aux plusabominables des sacrilèges et pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire.

Toujours est−il que Gilles s'éprend de cet homme ; les fourneaux éteints se rallument ; cette pierre dessages que Prélati a vue, flexible, cassante, rouge, sentant le sel marin calciné, ils la cherchent, à eux deuxfurieusement, en invoquant l'Enfer.

Les incantations demeurent vaines. Gilles, désolé, les redouble ; mais elles finissent par tourner mal ;un jour Prélati manque d'y laisser ses os.

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Une après−midi, Eustache Blanchet aperçoit, dans une galerie du château, le Maréchal tout en larmes ;des plaintes de supplicié s'entendent à travers la porte d'une chambre où Prélati évoque le diable.

—le démon est là qui bat mon pauvre François ; je t'en supplie, entre, s'écrie Gilles ; mais Blancheteffrayé refuse. Alors Gilles se décide, malgré sa peur ; il va forcer la porte quand elle s'ouvre et Prélatitrébuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu par ses deux amis, gagner la chambre du Maréchal où on lecoucha ; mais les coups qu'il avait reçus furent si violents qu'il délira ; la fièvre s'accrut. Gilles, désespéré,s'installa près de lui, le soigna, le fit confesser, pleura de bonheur, lorsqu'il ne fut plus en danger de mort.

Ce fait qui se renouvelle du sorcier inconnu et de Prélati, dangereusement blessés, en une chambre vide,dans des circonstances identiques, c'est tout de même étonnant, se disait Durtal.

Et les documents qui relatent ces faits sont authentiques ; ce sont les pièces mêmes du procès deGilles ; d'autre part, les aveux des accusés, les dépositions des témoins concordent ; et il est impossibled'admettre que Gilles, que Prélati, aient menti, car en confessant ces évocations sataniques, ils secondamnaient, eux−mêmes, à être brûlés vifs.

S'ils avaient encore déclaré que le Malin leur était apparu, qu'ils avaient été visités par des succubes ;s'ils avaient affirmé avoir entendu des voix, senti des odeurs, touché même un corps, l'on pourrait admettredes hallucinations semblables à celles de certains sujets de Bicêtre ; mais, ici, il ne peut y avoir détraquementdes sens, visions morbides, car les blessures, la marque des coups, le fait matériel, visible et tangible, est là.

On peut se figurer combien le mystique qu'était Gilles De Rais dut croire à la réalité du diable, aprèsavoir assisté à de pareilles scènes !

Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter−et Prélati, à moitié assommé, devait douter moinsencore−que s'il plaisait à Satan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait de richesses et lesrendrait même presque immortels, car à cette époque, la pierre philosophale passait non seulement pourtransmuer les métaux vils, tels que l'étain, le plomb, le cuivre, en des métaux nobles comme l'argent et l'or,mais encore pour guérir toutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu'aux limites jadisassignées aux patriarches.

Quelle singulière science ! Ruminait Durtal, en relevant la trappe de sa cheminée et en se chauffant lespieds ; malgré les railleries de ce temps qui, en fait de découvertes, n'exhume que des choses déjà perdues, laphilosophie hermétique n'est pas absolument vaine.

Sous le nom d'isométrie, le maître de la chimie contemporaine, Dumas, reconnaît les théories desalchimistes exactes et Berthelot déclare " que nul ne peut affirmer que la fabrication des corps réputéssimples soit impossible à priori " .

Puis il y a eu des actes contrôlés, des faits certains. En sus de Nicolas Flamel qui semble bien, en effet,avoir réussi le grand oeuvre, au dix−septième siècle, le chimiste Van Helmont reçoit d'un inconnu un quart degrain de pierre philosophale et, avec ce grain, il transforme huit onces de mercure en or.

A la même époque, Helvétius qui combat le dogme des spagiriques reçoit également d'un autre inconnuune poudre de projection avec laquelle il convertit un lingot de plomb en or. Helvétius n'était pas précisémentun jobard et Spinosa qui vérifia l'expérience et en attesta l'absolue véracité n'était cependant, lui non plus, niun gobe−mouche, ni un béjaune !

Que penser enfin de cet homme mystérieux, de cet Alexandre Sethon qui, sous le nom du cosmopolite,parcourt l'Europe, opérant devant les princes, en public, transformant tous les métaux en or ? Emprisonné

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par Christian Ii, électeur de Saxe, cet alchimiste dont le mépris des richesses était avéré, car jamais il negardait l'or qu'il créait et il vivait comme un pauvre, en priant Dieu, cet alchimiste supporta, tel qu'un saint, lemartyre ; il se laissa battre de verges, percer avec des pointes, refusa de livrer un secret, qu'il prétendait, ainsique Nicolas Flamel, tenir du Seigneur même !

Et dire qu'à l'heure actuelle, ces recherches se continuent ! Seulement, la plupart des hermétiquesrenient les vertus médicales et divines de la fameuse pierre. Ils pensent simplement que le grand magistère estun ferment qui, jeté dans les métaux en fusion, produit une transformation moléculaire semblable à celles queles matières organiques subissent lorsque, à l'aide d'une levure, elles fermentent.

Des Hermies, qui connaît ce monde−là, soutient que plus de quarante fourneaux alchimiques sont àprésent allumés en France et que dans le Hanovre, dans la Bavière, les adeptes sont plus nombreux encore.

Ont−ils retrouvé l'incomparable secret des anciens âges ? —c'est, malgré certaines affirmations, peuprobable, puisque personne ne fabrique par artifice ce métal dont les origines sont si bizarres, si douteusesqu'en un procès qui eut lieu, au mois de novembre 1886, à Paris, entre des bailleurs de fonds et M. Popp, leconstructeur des horloges pneumatiques de la ville, des chimistes de l'école des mines, des ingénieurs,déclarèrent à l'audience que l'on pouvait extraire l'or des pierres meulières ; si bien que les murs qui nousabritent seraient placers et que des pépites se cacheraient dans les mansardes !

C'est égal, reprit−il, en souriant, ces sciences−là ne sont pas propices, car il songeait à un vieillard quiavait installé au cinquième étage d'une maison de la rue Saint−jacques un laboratoire d'alchimiste.

Cet homme, nommé Auguste Redoutez, travaillait, toutes les après−midi, à la Bibliothèque Nationale,sur les oeuvres de Nicolas Flamel ; le matin et le soir, il poursuivait près de ses fourneaux la recherche dugrand oeuvre.

Le 16 mars de l'an dernier, il sortit de la Bibliothèque avec un voisin de table et lui déclara, en route,qu'il était enfin possesseur du fameux secret. Arrivé dans son cabinet, il jeta des morceaux de fer dans unecornue, fit une projection, obtint des cristaux couleur de sang.

L'autre examina les sels et plaisanta ; alors l'alchimiste, devenu furieux, se rua sur lui, le frappa à coupsde marteau, dut être garrotté et emporté, séance tenante, à Sainte−anne.

Au seizième siècle, au Luxembourg, on rôtissait les initiés dans des cages de fer ; le siècle suivant, enAllemagne, on les branchait, vêtus d'une robe de paillons, à des poteaux dorés ; maintenant qu'on leur fichela paix, ils deviennent fous !

Décidément cela finit tristement, conclut Durtal.

Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait ; il revint avec une lettre apportée par leconcierge.

Il l'ouvrit. Qu'est−ce que c'est que cela ? Fit−il étonné, lisant :

" monsieur, " je ne suis ni une aventurière, ni une femme " d'esprit se grisant de causeries commed'autres de liqueurs et de parfums, ni une chercheuse d'aventures.

Je suis encore moins une vulgaire curieuse tenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, nirien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositions possibles. La vérité c'est que je viens de lirevotre dernier roman... " —elle y a mis le temps, car voilà plus d'une année qu'il a paru, murmura Durtal.

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" ... douloureux comme les battements d'une âme qu'on emprisonne... " —ah zut ! —passons lescompliments ; ils portent à faux du reste, comme toujours !

" ... et maintenant, monsieur, bien que je pense qu'il y ait infailliblement folie et bêtise à vouloir réaliserun désir, voulez−vous qu'une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, un soir, à l'endroit que vousdésignerez, après quoi, nous retournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l'intérieur des gens destinés àtomber parce qu'ils ne sont pas placés dans l'alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pourquelqu'un dans ce siècle de sous effacés.

" ignorant si ce billet aura une réponse, je m'abstiens de me faire connaître. Ce soir, une bonne passerachez votre concierge, et demandera s'il y a une réponse au nom de Mme Maubel. " —hum ! Fit Durtal, enrepliant la lettre. Je la connais, celle−là ; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placent des lotsoubliés de caresses, des warrants d'âme ! Quarante−cinq ans, pour le moins ; sa clientèle se compose ou depetits jeunes gens toujours satisfaits, s'ils ne payent point, ou de gens de lettres, peu difficiles à contenter, carla laideur des maîtresses, dans ce monde−là, est proverbiale ! — a moins que ce ne soit une simplemystification ; — mais de qui ? Et dans quel but ? Puisque je ne connais plus maintenant personne !

Dans tous les cas, il n'y a qu'à ne pas répondre.

Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu'est−ce que je risque ? Se dit−il ; si cette dame veutme vendre un trop vieux coeur, rien ne m'oblige à l'acquérir ; j'en serai quitte pour aller à un rendez−vous.

Oui, mais où le lui fixer ce rendez−vous ? Ici, non ; une fois chez moi, l'affaire se complique, car il estplus difficile de mettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue. Si je lui indiquais justementl'angle de la rue de Sèvres et de la rue de la Chaise, le long du mur de l'Abbaye−aux−bois ; c'est solitaire etpuis c'est à deux pas d'ici.

Voyons, commençons d'abord par lui répondre, mais vaguement, sans indiquer de lieu précis ; nousrésoudrons cette question−là, plus tard, après sa réponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, luiaussi, de sa lassitude d'âme, déclarait cette entrevue inutile, car il n'attendait plus rien, ici−bas, d'heureux.

Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bien et puis ça peut excuser, au besoin, desdéfaillances, se dit−il, en roulant une cigarette.

Là, ça y est ; —ce n'est pas bien encourageant pour elle... oh ! Et puis... voyons, quoi encore ? —eh ! Pour éviter le futur crampon, je ne ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu'une liaison sérieuse etsoutenue avec moi n'est pas, pour des raisons de famille, possible, et en voilà assez pour une fois...

il plia sa lettre et griffonna l'adresse.

Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit.

Décidément c'est une bêtise de répondre ; est−ce qu'on sait ? Est−ce qu'on peut prévoir dans quelsguêpiers mènent ces entreprises ? Il savait pourtant bien que, quelle qu'elle soit, la femme est un haras dechagrins et d'ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par trop bête, ou alors elle n'a pas de santé ou bienencore elle est désolamment féconde, dès qu'on la touche. Si elle est mauvaise, l'on peut s'attendre, en plus, àtous les déboires, à tous les soucis, à toutes les hontes. Ah ! Quoi qu'on fasse, on écope !

Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, se rappela les attentes et les mensonges, les carotteset les cocuages, l'impitoyable saleté d'âme des femmes encore jeunes ! Non, décidément, ce n'est plus demon âge, ces choses−là. —oh !

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Et puis, pour ce que j'ai besoin maintenant des femmes !

Mais, malgré tout, cette inconnue l'intéressait.

Qui sait ? Elle est peut−être jolie ? Elle est peut−être aussi, par extraordinaire, pas trop rosse ; rien necoûte de vérifier. Et il relut la lettre. Il n'y a pas de fautes d'orthographe ; — l'écriture n'est pointcommerciale ; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, on ne peut pas lui demander de s'yconnaître ! —ça sent discrètement l'héliotrope, reprit−il, en flairant l'enveloppe.

Eh ! Au petit bonheur ! Et en descendant pour déjeuner, il déposa sa réponse chez le concierge.

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CHAPITRE VII

Si cela continue, je vais finir par délirer, murmurait Durtal, assis devant sa table. Il parcourait à nouveaules lettres que depuis huit jours il recevait de cette femme. Il avait affaire à une infatigable épistolière qui nelui laissait même pas le temps de se retourner, depuis qu'elle avait commencé ses travaux d'approche.

Sapristi, se dit−il, tâchons de nous récupérer.

Après cette missive peu engageante que je lui écrivis en réponse à son premier billet, elle m'envoie,séance tenante, cette épître :

" monsieur, " cette lettre est un adieu ; si j'avais la faiblesse de vous en adresser d'autres, elles seraientmonotones comme l'éternel ennui que j'éprouve. N'ai−je pas eu, du reste, le meilleur de vous−même, dans cebillet de teinte indécise qui m'a, pour un instant, secouée de ma léthargie ? Comme vous, monsieur, je sais,hélas ! Que rien n'arrive et que nos jouissances les plus certaines sont encore celles que l'on rêve. Aussi,malgré ma fiévreuse envie de vous connaître, je craindrais tout autant que vous qu'une rencontre fût pour tousdeux la source de regrets auxquels il ne faut pas volontairement nous exposer... " puis voilà qui atteste laparfaite inutilité de cet exorde, c'est la fin de cette lettre :

" si la fantaisie vous prenait de m'écrire, vous pouvez m'adresser sûrement vos lettres, sous le nom deMadame H. Maubel, poste restante, rue Littré. Je passerai, lundi, à la poste. Si vous souhaitiez que nous enrestions là−ce qui me peinerait fort−vous me le diriez bien franchement, n'est−ce pas ? " ce sur quoi, j'ai étéassez godiche pour rédiger un poulet ni chair ni poisson, marmiteux et emphatique comme était ma premièreépître ; sous mes reculs que déniaient de furtives avances, elle a fort bien compris que j'amorçais.

Sa troisième épistole le prouve :

" ne vous accusez jamais, monsieur (j'ai retenu un nom plus doux qui me venait aux lèvres), d'êtreimpuissant à me donner des consolations. Mais, dites, si las, si désabusés, si revenus de tout que nous soyons,laissons quelquefois nos âmes se parler bas, bien bas, comme je vous ai parlé, cette nuit, car ma pensée vadésormais vous suivre obstinément... " et il y en a quatre pages de cet acabit, fit−il, en tournant les feuillets,mais celle−ci est mieux :

" ce soir seulement, mon ami inconnu, un mot. J'ai passé une journée horrible, les nerfs en révolte, criantpresque de souffrance et cela pour des riens qui se renouvellent cent fois par jour ; pour une porte qui claque,pour une voix rude ou mal timbrée qui, de la rue, monte chez moi ; à d'autres heures, mon insensibilité esttelle que la maison brûlât−elle, je ne bougerais même pas. Vais−je vous envoyer cette page de lamentationscomiques ?

Ah ! La douleur, quand on n'a pas le don de la pouvoir habiller superbement, de la transformer en pageslittéraires ou musicales qui pleurent magnifiquement, le mieux serait de n'en pas parler.

" je vais vous dire bonsoir tout bas, ayant comme au premier jour le troublant désir de vous connaître etme défendant de toucher à ce rêve, de peur de le voir s'évanouir. Ah oui, vous l'avez bien écrit l'autre fois,pauvres, pauvres nous ! —bien pauvres, en effet, bien misérables, ces âmes peureuses que toute réalitéeffraye, à ce point qu'elles n'oseraient pas affirmer que la sympathie dont elles sont prises tiendrait deboutdevant celui ou celle qui l'a fait naître. Et cependant, malgré ce beau raisonnement, il faut que je vous avoue...non, non, rien ; devinez, si vous pouvez, et pardonnez−moi aussi cette banale lettre ou plutôt lisez entre leslignes ; peut−être y trouverez−vous un peu de mon coeur et beaucoup de ce que je tais.

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" voilà une sotte lettre toute remplie de moi ; qui se douterait que je n'ai pensé qu'à vous, en l'écrivant ?" jusqu'ici, ça allait encore bien, se disait Durtal.

Cette femme était au moins curieuse. Et quelle singulière encre, reprit−il, regardant cette écriture d'unvert myrte mais délayé, très pâle, et détachant avec l'ongle la poudre encore attachée aux jambages des lettres,de la poudre de riz parfumée à l'héliotrope.

—elle doit être blonde, poursuivit−il, examinant la nuance de cette poudre, car ce n'est pas la nuancerachel des femmes brunes. Mais voilà où tout se gâte. Mû par je ne sais quelle folie, je lui envoie une missiveplus contournée, plus pressante. Je la tisonne en m'attisant moi−même dans le vide et je reçois aussitôt cetteautre épître :

" que faire ? Je ne veux ni vous voir, ni anéantir ma folle envie de vous rencontrer qui prend desproportions qui m'atterrent. Hier soir, malgré moi, votre nom qui me brûlait est sorti de mes lèvres.

Mon mari, l'un de vos admirateurs pourtant, paraissait un peu humilié de cette préoccupation qui, dureste, m'absorbait et faisait courir en moi d'insoutenables frissons. Un de nos amis communs−car pourquoi nepas vous le dire, nous nous connaissons, si l'on peut appeler se connaître s'être vus dans le monde ; —un devos amis est donc venu et il a déclaré qu'il était franchement amoureux de vous. J'étais dans un état siexaspéré que je ne sais ce que je fusse devenue, sans le secours inconscient d'une personne qui prononça, àpoint nommé, le nom d'un être si grotesque que je ne l'entends jamais sans rire. Adieu, vous avez raison, jeme dis que je ne veux plus vous écrire et je fais tout le contraire.

" a vous, comme il ne se pourrait pas que je le fusse, en réalité, sans nous briser tous les deux. " puis surune réponse en ignition, ce dernier billet porté, en courant, par une bonne :

" ah ! Si je ne me sentais prise d'une peur qui va jusqu'à l'effarement ; —et cette peur, avouez que vousl'avez autant que moi−même, comme je volerais vers vous ! Non, vous ne pouvez entendre les milleentretiens dont mon âme fatigue la vôtre ; tenez, il y a, dans ma triste vie, des heures où la démence megagne. Jugez−en plutôt. Ma nuit entière s'était passée à vous appeler avec fureur ; j'en avais pleuréd'exaspération. Ce matin, mon mari entre dans ma chambre ; j'avais les yeux en sang ; je me mets à rirecomme une folle et quand je puis parler, je lui dis : que penseriez−vous d'une personne qui, questionnée sursa profession, répondrait : je suis succube en chambre. —ah ! Ma chère, vous êtes bien malade, me fut−ilrépondu. — plus que vous ne pensez, répliquai−je. —mais de quoi viens−je vous entretenir, mon cherdouloureux, dans l'état où vous êtes vous−même ; votre lettre m'a bouleversée, bien que vous accusiez votremal avec une certaine brutalité qui a fait jouir mon corps, en éloignant un peu mon âme. —ah ! Tout demême, si ce que nous rêvons pouvait être !

" ah ! Dites un mot, un mot, un seul, mais un mot de vos lèvres ; il ne se peut pas qu'aucune de voslettres tombe dans des mains autres que les miennes. " oui, eh bien, ça ne devient pas drôle, conclut Durtal, enrepliant la lettre. Cette femme est mariée et à un homme qui me connaît, paraît−il.

Quel aria ! Mais, qui diable ça peut−il être ?

Vainement, il recensait les soirées où il s'était autrefois rendu. Il ne voyait aucune femme qui pût luiadresser de telles déclarations. Et cet ami commun ? Mais je n'ai plus d'amis, sinon Des Hermies. Tiens, ilfaudra que je tâche de savoir quelles personnes il a fréquentées, dans ces derniers temps−mais il en voit, en saqualité de médecin, des masses ! Et puis comment lui expliquer la chose ?

Lui raconter l'aventure ? Il se fichera de moi et me démolira d'avance l'imprévu de cette histoire !

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Et Durtal s'irrita, car il se passait en lui un phénomène vraiment incompréhensible. Il ardait pour cetteinconnue, était positivement hanté par elle. Lui, qui avait, depuis des années, renoncé à toutes les liaisonscharnelles, qui se contentait, alors que les étables de ses sens s'ouvraient, de mener le dégoûtant troupeau deson péché dans des abattoirs où les bouchères d'amour l'assommaient d'un coup, il en venait à croire, contretoute expérience, contre tout bon sens, qu'avec une femme passionnée comme celle−là semblait l'être, iléprouverait des sensations quasi surhumaines, des détentes neuves ! —et il se la figurait telle qu'il l'eûtvoulue, blonde et dure de chairs, féline et ténue, enragée et triste ; et il la voyait, arrivait à une telle tensionde nerfs que ses dents craquaient.

Depuis huit jours, dans la solitude où il vivait, il en rêvait, tout éveillé, incapable d'aucun travail, inaptemême à lire, car l'image de cette femme s'interposait entre les pages.

Il tenta de se suggérer des visions ignobles, de s'imaginer cette créature à des moments de détressecorporelle, s'enfonça dans des hallucinations d'ordures, mais ce procédé qui lui réussissait naguère, alors qu'ilenviait une femme dont la possession était impossible, échoua complètement ; il ne put s'imaginer soninconnue, en quête de bismuth ou de linge ; elle n'apparaissait que mélancolique et cabrée, éperdue de désirs,le fourgonnant avec ses yeux, l'insurgeant de ses mains pâles !

Et c'était incroyable, cette canicule exaspérée flambant tout à coup, dans un novembre de corps, dansune Toussaint d'âme ! Usé, vanné, sans désirs véritables, tranquille, à l'abri des crises, presque impuissant ouplutôt s'oubliant lui−même depuis des mois, il renaissait, et cela, fouetté dans le vide, par le mystère de folleslettres !

—ah çà ! Mais en voilà assez, se cria−t−il, en frappant d'un coup de poing la table.

Il empoigna son chapeau et fit claquer la porte.

Attends, je vais t'en ficher moi, de l'idéal ! Et il courut chez une prostituée qu'il connaissait dans lequartier Latin.

Je suis depuis trop longtemps sage, murmurait−il en marchant, c'est sans doute pour cela que jedivague !

Il trouva cette femme chez elle−et ce fut atroce.

C'était une belle brune qui sortait d'une face avenante des yeux en fête et des dents de loup.

Haute en chair, habile, elle effondrait les moelles, granulait les poumons, démolissait, en quelques toursde baisers, les reins.

Elle lui reprocha d'être resté si longtemps sans venir, le cajola, l'embrassa ; mais il se sentait triste ethaletant, gêné, sans convoitises authentiques ; il finit par s'abattre sur une couche et il subit, énervé jusqu'àcrier, le laborieux supplice des échinantes dragues.

Jamais il n'avait plus exécré la chair, jamais il ne s'était senti plus répugné, plus las, qu'au sortir de cettechambre ! Il déambula, au hasard, par la rue Soufflot et l'image de l'inconnue l'obséda, plus irritante, plustenace.

Je commence à comprendre les hantises du succubat, se dit−il ; je vais essayer de l'exorcisme desbromes. Ce soir, j'avalerai un gramme de bromure de potassium ; cela m'assagira les sens. Mais il se rendaitcompte que la question charnelle n'était que subsidiaire, qu'elle n'était qu'une conséquence d'un état imprévu

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d'âme.

Oui, il y avait, en lui, autre chose qu'un trouble génésique, qu'une explosion des sens ; c'était dévié,cette fois sur une femme, cet élan vers l'informulé, cette projection vers les là−bas qui l'avait récemmentsoulevé, dans l'art ; c'était ce besoin d'échapper par une envolée au train−train terrestre. Ce sont des sacréesétudes hors du monde, ces pensées cloîtrées dans des scènes ecclésiastiques et démoniaques qui m'ont ainsidétraqué, se dit−il. Et il voyait juste, dans ce travail opiniâtre où il se confinait ; toute l'efflorescence d'unmysticisme inconscient, laissé jusqu'alors en friche, partait en désordre à la recherche d'une atmosphèrenouvelle, en quête de délices ou de douleurs neuves !

Et tout en marchant il récapitula ce qu'il savait de cette femme ; mariée, blonde, à l'aise, puisqu'ellefaisait chambre à part et avait une bonne, demeurant dans le quartier puisqu'elle allait chercher ses lettres à laposte de la rue Littré, s'appelant, en admettant que l'initiale dont elle précédait le nom de Maubel dans seslettres fût exacte, Henriette ou Hortense, Honorine, Hubertine ou Hélène.

Puis quoi ? Elle devait fréquenter le monde des artistes puisqu'elle l'avait rencontré et qu'il n'allait plus,depuis des années, dans les salons bourgeois ; elle était enfin d'un catholicisme maladif, ce mot de succube,inusité chez les profanes, l'attestait ; et c'était tout ! Restait ce mari qui, pour peu qu'il fût sagace, devait sedouter de leur liaison, puisque, d'après ses propres aveux, elle dissimulait mal l'obsession dont elle étaitelle−même atteinte.

Au fond, ce que j'ai eu tort de m'emballer ! Car, moi aussi, j'ai écrit d'abord pour m'amuser des lettresphosphorées, pimentées de poussière de buprestes et de cantharides, puis j'ai fini par m'hystériser pour tout debon ; —nous avons soufflé, à tour de rôle, sur de vieilles braises qui maintenant rougeoient ; décidément çafinit mal de vouloir se monter mutuellement le coup, car son cas à elle doit être le même que le mien, si j'enjuge par les épîtres passionnées qu'elle adresse.

Que faire ? Continuer à se tendre ainsi en pleine brume ? Non, par exemple ; mieux vaut en finir, lavoir et si elle est jolie coucher avec ; j'aurai la paix au moins. Si je lui écrivais sincèrement, là, une bonnefois ; si je lui fixais un rendez−vous ?

Il regarda autour de lui. Il se trouvait, sans même savoir comment il y était venu, dans le jardin desplantes ; il s'orienta, se rappela qu'il existait un café du côté du quai et il s'y rendit.

Il voulut se contraindre à rédiger une lettre tout à la fois ardente et ferme ; mais la plume lui tremblaitdans les doigts. Il écrivit au galop, avoua qu'il regrettait de n'avoir pas tout d'abord consenti au rendez−vousqu'elle proposait et, s'effrénant, il cria : il faut pourtant que nous nous voyions ; songez au mal que nousnous faisons, en nous aguichant ainsi dans l'ombre, songez au remède qui existe, ma pauvre amie, je vous enprie...

et il indiquait un rendez−vous. Là, il s'arrêta.

Réfléchissons, se dit−il, je ne veux pas qu'elle débarque chez moi, c'est trop dangereux ; alors le mieuxserait, sous prétexte de lui offrir un verre de porto et un biscuit, de la conduire chez Lavenue qui est en mêmetemps qu'un café−restaurant un hôtel. Je ferais préparer une chambre ; ce serait moins dégoûtant que lecabinet particulier ou que le vulgaire garni des passes ; dans ce cas−là, mettons au lieu du coin de la rue de laChaise la salle des départs de la gare Montparnasse souvent déserte. Là, ça y est. Il gomma l'enveloppe,éprouva comme une détente. Ah ! J'oubliais ; garçon, le Bottin de Paris !

Il chercha le nom de Maubel, se demandant si par hasard ce nom ne serait pas exact ; c'est peu probablequ'elle se fasse adresser sa correspondance à la poste sous son vrai nom, se dit−il, mais elle paraît si exaltée,

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si imprudente qu'avec elle tout est possible ! D'autre part, j'ai bien pu la rencontrer dans le monde sans avoirjamais su comment elle s'appelle ; voyons :

il trouva un Maubé et un Maubec mais pas de Maubel. En somme, cela ne prouve rien, fit−il, enrefermant le dictionnaire. Il sortit, jeta sa lettre dans une boîte. Ce qui est embêtant, dans tout cela, reprit−il,c'est le mari ; ah ! Et puis zut, je ne lui prendrai pas sans doute pour longtemps sa femme !

Il eut l'idée de rentrer chez lui, puis il se rendit compte qu'il ne travaillerait pas, qu'il retomberait, toutseul, dans ses phantasmes. Si je montais chez des Hermies, oui, c'est son jour de consultation, c'est une idée.

Il hâta le pas, arriva rue Madame, sonna à un entresol. La femme de ménage ouvrit ; ah bien, MonsieurDurtal, il est sorti, mais il va rentrer ; si vous voulez l'attendre ?

—mais êtes−vous bien sûre qu'il doive rentrer ?

—oui, même qu'il devrait être déjà revenu, fit−elle, en ranimant le feu.

Dès qu'elle se fut retirée, Durtal s'assit, puis s'ennuyant, il alla feuilleter les bouquins qui s'entassaientsur des rayons, comme chez lui, le long des murs.

Il en a tout de même de curieux, des Hermies, murmura−t−il, en ouvrant un très ancien livre. En voilàun qui se fût adapté, il y a quelques siècles, à mon cas : manuale exorcismorum. − ah fichtre, c'est unPlantin ! —et qu'est−ce qu'il raconte ce manuel à l'usage des possédés ?

Tiens, il renferme des adjurations bizarres. En voici pour les énergumènes et les envoûtés ; en voilàcontre les philtres d'amour et contre la peste ; il y en a aussi contre les sorts jetés aux comestibles ; il y en amême qui objurguent le beurre et le lait de ne pas tourner !

C'est égal, ils mettaient le diable à toutes les sauces dans le bon temps. Et ça, qu'est−ce que c'est ? Iltenait en main deux petits volumes à tranches cramoisies, reliés en veau fauve. Il les ouvrit, regarda le titre,c'était " l'anatomie de le messe " , par Pierre Du Moulin, avec cette date : Genève, 1624.

C'est peut−être intéressant. Il alla se chauffer les pieds, parcourut l'un de ces tomes, du bout des doigts.Hé ! Fit−il, mais c'est très bien !

Il était question dans la page qu'il lisait du sacerdoce. L'auteur affirmait que nul ne devait exercer laprêtrise, s'il n'était sain de corps ou s'il était amputé d'un membre, et, se demandant à ce propos si un hommechâtré pouvait être ordonné prêtre, il se répondait : " non, à moins qu'il ne porte sur soi, réduites en poudre,les parties qui lui défaillent. " il ajoutait cependant que le Cardinal Tolet n'admettait pas cette interprétationqui était néanmoins adoptée par tous.

Durtal poursuivit, égayé, cette lecture. Maintenant du Moulin se consultait sur le point de savoir s'il yavait lieu d'interdire les abbés ravagés par la luxure. Et il se citait, en réponse, la mélancolique glose duCanon Maximianus qui, dans sa distinction 81, soupire : " on dit communément que nul ne doit être déposéde sa charge pour fornication, vu que peu se trouvent qui soient exempts de ce vice. " —tiens, te voilà, ditDes Hermies qui entra.

Qu'est−ce que tu lis ? " l'anatomie de la messe " , c'est un mauvais livre de protestant ! Je suis harassé,reprit−il, en jetant son chapeau sur une table. Oh ! Mon ami, quelles brutes que tous ces gens ! Et, commeun homme qui en a gros sur le coeur, il se débonda :

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—oui, je viens d'assister à une consultation de ceux que les journaux qualifient de " princes de la science" . J'ai subi, pendant un quart d'heure, les avis les plus divers. Tous convenaient cependant que mon maladeétait perdu ; ils ont fini par s'entendre et par torturer inutilement ce malheureux, en prescrivant les moxas !

J'ai timidement fait observer qu'il serait plus simple de chercher un confesseur et d'endormir ensuite lessouffrances du moribond avec des injections répétées de morphine. Si tu avais vu leurs têtes ! C'est tout justes'ils ne m'ont pas traité de calotin.

Ah ! Elle est bien la science contemporaine ! Tout le monde découvre une maladie nouvelle ou perdue,tambourine une méthode oubliée ou neuve et personne ne sait rien ; au reste, quand bien même l'on ne seraitpas le dernier des ignares, à quoi cela servirait−il puisque la pharmacie est tellement sophistiquée qu'aucunmédecin ne peut être sûr que ses ordonnances sont maintenant exécutées à la lettre ? Un exemple entreautres :

à l'heure actuelle, le sirop de pavot blanc, le diacode de l'ancien codex, n'existe plus ; on le fabriqueavec de l'opium et du sirop de sucre, comme si c'était la même chose !

Nous en sommes arrivés à ne plus doser les substances, à prescrire des remèdes tout faits, à nous servirde ces surprenantes spécialités qui encombrent les quatrièmes pages des feuilles. C'est le petit bonheur de lamaladie, la médecine égalitaire pour tous les cas ; quelle honte et quelle bêtise !

Non, ce n'est pas pour dire, mais la vieille thérapeutique qui se basait sur l'expérience valait mieux ; ellesavait au moins que les remèdes ingérés sous forme de pilules, de granules, de bols, étaient infidèles, et ellene les prescrivait qu'à l'état liquide ! Puis maintenant, chaque médecin se spécialise ; les oculistes ne voientque les yeux et pour les guérir, ils empoisonnent tranquillement le corps. Ce qu'avec leur pilocarpine, ils ontdétruit pour jamais la santé des gens !

D'autres traitent les affections cutanées, refoulent des eczémas chez des vieillards qui deviennent,aussitôt guéris, gâteux ou fous. Il n'y a plus aucun ensemble ; on s'attaque à une partie au détriment desautres ; c'est le gâchis ! Maintenant aussi mes honorables confrères pataugent, s'engouent de médicationsqu'ils ne savent même pas employer.

Tiens, l'antipyrine, pour en citer une ; c'est un des seuls produits vraiment actifs que les chimistes aientdepuis longtemps trouvés.

Eh bien, quel est le docteur qui sait qu'appliquée en compresse avec les eaux iodurées, froides deBondonneau, l'antipyrine lutte contre ce mal réputé incurable, le cancer ? —et si cela sembleinvraisemblable, c'est vrai pourtant !

—au fond, dit Durtal, tu crois que les anciens thérapeutes guérissaient mieux ?

—oui, car ils connaissaient merveilleusement les effets de remèdes immuables et préparés sans dols.

Il est bien évident néanmoins que lorsque le vieux Paré préconisait la médecine des sachets, ordonnait àses clients de porter des médicaments secs et pulvérisés dans un petit sac dont la forme variait, suivant lanature des maladies à joindre, affectait la forme d'une coiffe pour la tête, d'une cornemuse pour l'estomac,d'une langue de boeuf pour la rate, il n'obtenait probablement pas des résultats bien vifs ! Sa prétention detraiter les gastralgies par des appositions de poudre de rose rouge, de corail et de mastic, d'absinthe et dementhe, de noix muscade et d'anis est pour le moins controuvée ; mais il avait aussi d'autres systèmes, etsouvent il guérissait, parce qu'il possédait la science des simples qui est maintenant perdue !

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La médecine actuelle lève les épaules lorsqu'on lui parle d'Ambroise Paré ; elle a beaucoup fait degorges chaudes aussi lorsqu'on citait le dogme des alchimistes, affirmant que l'or domptait des maux ; ce quin'empêche que maintenant l'on se sert, à doses altérantes, de la limaille et des sels de ce métal. On use del'arséniate d'or dynamisé contre les chloroses, du muriate contre la syphilis, du cyanure contre l'aménorrhée etles scrofules, du chlorure de sodium et d'or contre les vieux ulcères !

Non, je t'assure, c'est dégoûtant d'être médecin, car j'ai beau être docteur ès sciences et avoir roulé dansles hôpitaux, je suis très inférieur à d'humbles herboristes de campagne, à des solitaires, qui en connaissent−etcela je le sais−bien plus long que moi !

—et l'homoeopathie ?

—oh ! Elle a du mauvais et du bon. Elle aussi pallie sans guérir, réprime parfois les maladies, maispour les cas graves et aigus, elle est débile, — tout autant que la doctrine Matteï qui est radicalementimpuissante, alors qu'il s'agit de conjurer d'impérieuses crises !

Mais elle est utile, celle−là, comme moyen dilatoire, comme médication d'attente, comme intermède.Avec ses produits qui purifient le sang et la lymphe, avec son antiscrofoloso, son angiotico, sonanticanceroso, elle modifie quelquefois des états morbides sur lesquels les autres méthodes échouent ; ellepermet, par exemple, à un malade éreinté par l'iodure de potassium de patienter, de gagner du temps, de sereconstituer, pour pouvoir recommencer à boire sans danger l'iodure !

J'ajoute que les douleurs fulgurantes si rebelles même aux chloroformes et aux morphines, cèdentsouvent à une application d'électricité verte. Tu me demanderas peut−être avec quels ingrédients cetteélectricité liquide se fabrique ? Je te répondrai que je n'en sais absolument rien. Matteï prétend qu'il a pufixer dans ses globules et ses eaux les propriétés électriques de certaines plantes ; mais il n'a jamais livré sarecette ; il peut donc raconter les histoires qui lui conviennent. Ce qui est, en tout cas, curieux, c'est que cettemédecine imaginée par un comte, catholique et romain, est surtout suivie et propagée par les pasteursprotestants dont l'originelle niaiserie se solennise dans les incroyables homélies qui accompagnent leursessais de cure. Au fond, tout bien considéré, ces systèmes−là, c'est de la blague ! —la vérité c'est qu'enthérapeutique on marche à l'aventure ; néanmoins avec un peu d'expérience et beaucoup de veine, l'onparvient quelquefois à ne pas trop dépeupler les villes.

Voilà, mon bon ; et à part cela, qu'est−ce que tu deviens ?

—moi, rien ; mais c'est à toi qu'il faut le demander ; car voici plus de huit jours que je ne t'ai vu.

—oui, pour l'instant, les malades foisonnent et je fais des courses ; à propos, je suis allé voirChantelouve qui est repris par un accès de goutte ; il se plaint de ton absence et sa femme dont j'ignoraisl'admiration pour tes livres, pour ton dernier roman surtout, n'a cessé de me parler et d'eux et de toi. Pour unepersonne d'habitude si réservée, elle m'a paru joliment emballée sur ton compte, Mme Chantelouve ! —ehbien, quoi ? Fit−il, stupéfié, regardant Durtal qui devenait rouge.

—rien, ah voyons, j'ai à faire ; il faut que je parte, bonsoir.

—ah çà, tu as quelque chose ?

—mais non, rien, je t'assure.

—ah ! —regarde, reprit Des Hermies qui ne voulut point insister, et il lui montra en le reconduisant, unsuperbe gigot, pendu dans la cuisine, près de la fenêtre.

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Je le mets dans les courants d'air, pour qu'il soit demain rassis ; nous le mangerons, avec l'astrologueGévingey, chez Carhaix ; mais comme il n'y a que moi qui sache la manière de faire bouillir un gigot àl'anglaise, je le préparerai et n'irai par conséquent pas chez toi, pour te prendre. Tu me retrouveras, déguisé encuisinière, dans la tour.

Une fois dehors, Durtal respira. —ah çà, il rêvait ; l'inconnue serait la femme de Chantelouve !

—non, ce n'était pas possible ! Jamais elle n'avait fait la moindre attention à lui ; elle était trèssilencieuse et très froide ; c'était improbable et pourtant, pourquoi aurait−elle ainsi parlé à Des Hermies ?

Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l'aurait attiré chez elle puisqu'ils se connaissaient ; ellen'aurait pas entamé cette correspondance sous le pseudonyme d'H. Maubel.

H, se dit−il, tout à coup ; mais Mme Chantelouve a ce nom garçonnier qui lui va bien : Hyacinthe ;elle demeure rue de Bagneux, une rue qui n'est pas éloignée de la poste de la rue Littré ; elle est blonde, ellea une bonne, elle est très catholique, c'est elle !

Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deux sensations absolument distinctes.

D'abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux. Jamais Mme Chantelouve ne réaliseraitl'idéal qu'il s'était forgé, les traits gingembrés, bizarres, qu'il s'était peints, la frimousse agile et fauve, le portmélancolique et ardent qu'il avait rêvé !

Au reste, le fait seul de connaître l'inconnue la rendait moins désirable, plus vulgaire ; l'accessibleentrevu tuait la chimère.

Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tomber sur une femme vieille et laide etHyacinthe, comme il l'appelait déjà tout court, était enviable. Trente−trois ans au plus ; pas jolie, non, maissingulière ; c'était une blonde frêle et souple, à peine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure étaitmédiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaient incandescentes, les dents superbes, le teint, untantinet rosé dans ce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu'ont les eaux de riz.

Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c'étaient ses yeux, des yeux qui semblaient cendrésd'abord, des yeux incertains et trébuchants de myope où passait une expression résignée d'ennui.

A certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu'une eau grise et des étincelles d'argentpétillaient à la surface. Elles étaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses et hautaines. Il sesouvenait bien d'avoir jadis dérivé devant ces yeux !

Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées ne répondaient nullement au physique de cettefemme, car nulle n'était plus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait des soirées chez elle ;elle se montrait attentive, se mêlait peu aux conversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser−aller, lesvisiteurs.

En somme, se dit−il, il faudrait admettre un réel dédoublement. Tout un côté visible de femme dumonde, de salonnière prudente et réservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, de romantiqueaiguë, d'hystérique de corps, de nymphomane d'âme, c'est bien invraisemblable !

Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit−il ; le hasard a pu faire que Mme Chantelouve aitparlé de mes livres à Des Hermies mais de là à conclure qu'elle s'est toquée de moi et qu'elle écrit desemblables lettres, il y a loin. Non, ce n'est pas elle ; mais qui, alors ?

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Il continuait à tourner sur lui−même, sans avancer d'un pas ; il évoqua de nouveau cette femme, s'avouaqu'elle était vraiment pressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias de chairs ! Mystérieuseavec cela, par son air concentré, ses yeux plaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même !

Il récapitula les renseignements qu'il possédait sur elle ; il savait simplement qu'elle avait épouséChantelouve en secondes noces, qu'elle n'avait pas d'enfants, que son premier mari, un fabricant de chasubles,avait, pour des causes ignorées, fini par un suicide. Et c'était tout.

Par contre, les potins racontés sur Chantelouve étaient intarissables !

Auteur d'une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord, d'une histoire de Boniface Viii et de sonsiècle, d'une vie de la Bienheureuse Jeanne De Valois, fondatrice de l'Annonciade, d'une biographie de laVénérable Mère Anne De Xaintonge, institutrice de la Compagnie de Sainte−ursule, d'autres livres du mêmegenre, parus chez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes que l'on ne se figure reliés qu'enbasane racine ou en basane chagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l'Académie desInscriptions et Belles−lettres et il espérait l'appui du parti des Ducs ; aussi recevait−il, une fois par semaine,des cagots influents, des hobereaux et des prêtres. C'était sans doute la corvée de sa vie, car, malgré sa pauvreallure de chattemite, il était redondant et aimait à rire.

D'autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compte à Paris et il s'ingéniait à amener, un autrejour de la semaine, chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides, en tout cas à empêcher desattaques au moment où sa candidature toute cléricale se produirait ; c'était probablement pour attirer sesadversaires qu'il avait imaginé ces réunions baroques où, par curiosité, en effet, les gens les plus différentsvenaient.

Puis il y avait encore d'autres causes plus secrètes, quand on y songeait. Il avait la réputation d'un tapeur,d'un homme peu délicat, d'un aigrefin !

Durtal avait même remarqué qu'à chacun des dîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bienmis et le bruit courait que ce convive était un étranger auquel on montrait ainsi que des statues de cire leshommes de lettres et auquel on empruntait, avant ou après, d'imposantes sommes.

Ce qui est indéniable, se dit−il, c'est que ce ménage vit largement et qu'il ne possède aucunes rentes.D'autre part, les libraires et les journaux catholiques payent plus mal encore que les éditeurs séculiers et queles feuilles laïques.

Il est donc impossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux, Chantelouve touchedes droits d'auteur suffisants pour maintenir sa maison sur un tel pied !

Tout cela, reprit−il, reste quand même trouble. Que cette femme soit malheureuse dans son intérieur etqu'elle n'aime pas le sacristain véreux qu'est son mari, cela se peut ; mais quel est son véritable rôle dans leménage ? Est−elle au courant des amorces pécuniaires de Chantelouve ? Quoi qu'il en soit, je ne vois pasbien l'intérêt qui la détermine à s'orienter vers moi. Si elle est de connivence avec son mari, le bon sensindique qu'elle doit chercher un amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je ne remplis ni l'une nil'autre de ces conditions. Chantelouve n'ignore pas, en effet, que je suis incapable de solder des frais detoilette et d'aider à la marche incertaine d'un attelage. J'ai trois mille livres de rentes à peu près et je n'arrivemême pas, seul, à vivre !

Ce n'est donc point cela ; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme,conclut−il, très refroidi par ces réflexions.

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Mais que je suis bête ! La situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n'est pas lafemme de Chantelouve et, tout bien considéré, j'aime mieux qu'il en soit ainsi !

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CHAPITRE VIII

Le lendemain, toutes ces vagues de pensées s'apaisèrent. L'inconnue ne le quittait toujours pas, maisparfois elle s'absentait ou se tenait à distance ; ses traits moins certains s'effaçaient dans une brume ; elle lefascinait plus faiblement, ne l'occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l'inconnue devait être la femme deChantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c'était elle, —et maintenant ses conclusionscontraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les argumentsdont il s'était servi, il n'y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu'elle ; —alors, cetteliaison s'étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s'abandonnait pluscomme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui ; jamais il n'avait songé à Hyacinthe Chantelouve,jamais il n'avait été amoureux d'elle ; elle l'intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, ensomme, hors de chez elle, il n'y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque.

Elle bénéficiait tout à coup du visage de l'inconnue et elle lui empruntait quelques−uns de ses traits, carDurtal ne l'évoquait plus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie dans celle qu'il s'étaitimaginée d'une autre femme.

Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, il ne la jugeait pas moins attirante, mais sesconvoitises n'étaient plus lancées à fond de train ; en dépit des méfiances qu'elle suscitait, elle pouvait êtreune maîtresse intéressante, sauvant la hardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n'était plus l'êtreinexistant, la chimère exhaussée dans un moment de trouble.

D'autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n'était pas Mme Chantelouve qui avait écrit ceslettres, alors l'autre, l'inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu'elle avait pu s'incarner en unecréature qu'il connaissait. Elle restait, tout en l'étant encore, moins lointaine ; puis sa beauté s'altérait, car elles'emparait, à son tour, de certains traits de Mme Chantelouve et si cette dernière avait bénéficié de cesrapprochements, elle, au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusion qu'établissait Durtal.

Dans l'un comme dans l'autre cas, que ce fût Mme Chantelouve ou une autre, il se sentait allégé, pluscalme ; au fond, il ne savait même plus, à force de s'être rabâché cette histoire, s'il aimait mieux sa chimèremême amoindrie ou cette Hyacinthe qui n'amènerait du moins pas, dans la réalité, la désillusion d'une taillede fée Carabosse, d'une face de Sévigné, rayée par l'âge.

Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces ; quand ilvoulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu'il était incapable de souderdeux phrases. Il s'évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l'écriture dans laquelle il le voulaitcerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s'enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s'installa à Tiffauges, dans ce château oùSatan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s'incarner en lui, sans mêmequ'il s'en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c'est cela le Satanisme, se disait−il ; la question agitée depuis que le monde existe, desvisions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe ; le démon n'a pas besoin de s'exhiber sous des traitshumains ou bestiaux afin d'attester sa présence ; il suffit, pour qu'il s'affirme, qu'il élise domicile en des âmesqu'il exulcère et incite à d'inexplicables crimes ; puis, il peut les tenir par cet espoir qu'il leur insuffle qu'aulieu d'habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l'ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra,

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traitera notarialement des avantages qu'il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de fairepaction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensiblesles singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l'était, si parle mot de monomane l'on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l'est plus oumoins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu'aux artistesabsorbés dans l'enfantement d'une oeuvre.

Mais pourquoi le Maréchal fut−il monomane, comment le devint−il ? C'est ce que tous les Lombrosode la terre ignorent. Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie−mère ne signifientabsolument rien dans ces questions.

Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucunmatérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produitdes assassins et des sacrilèges ; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l'analyse du cerveaud'une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait ! Il resterait àsavoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s'est produite parce qu'elle estdémonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, —en admettant qu'il y en ait une !Les Comprachicos spirituels ne s'adressent point encore à la chirurgie, n'amputent pas des lobes soi−disantconnus, après de studieux trépans ; ils se bornent à agir sur l'élève, à lui inculquer des idées ignobles, àdévelopper ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c'est plus sûr ; et si cettegymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que lalésion n'est que le dérivé et non la cause d'un état d'âme !

Et puis... et puis... ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, lesdémonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe ! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorzeans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu'il ne connaît pas, parce qu'il convoite de le voir souffrir etd'entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis illui scie lentement le col. Il ne témoigne d'aucun repentir, se révèle, dans l'interrogatoire qu'il subit, intelligentet atroce.

Le Dr Legrand Du Saulle, d'autres spécialistes, l'ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ilsn'ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui−là avait été presquebien élevé, n'avait même pas été perverti par d'autres !

C'est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal ; ilsne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l'homme qui fait le bien pour le bien.

Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l'âme, et voilà tout !

Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne D'Arc et par le Maréchal DeRais. Or il n'y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n'ontaucun rapport avec les vésanies et les délires !

Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à cechâteau de Tiffauges qu'il avait visité, l'an dernier, alors qu'il voulait, pour son travail, vivre dans le paysageoù vécut De Rais et humer les ruines.

Il s'était installé dans le petit hameau qui s'étend au bas de l'ancien donjon et il constatait combien lalégende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins bretons. C'est un

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jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes ; plus peureuses, les aïeules se signaient, enlongeant, le soir, le pied des murs ; le souvenir des enfants égorgés persistait ; le Maréchal, connuseulement par son surnom, épouvantait encore.

Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l'auberge où il logeait, au château qui se dressait au−dessus desvallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées deformidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents.

On se serait cru transporté dans la Bretagne même ; c'était le même ciel et la même terre ; un cielmélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu'autre part et qui ne dorait plus que faiblement ledeuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès ; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en destériles landes, trouées de mares d'eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères,de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts.

On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par lafleur sanglante du blé noir ; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre niciment, en tas ; que ces sentes bordées d'inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sansaide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit,que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l'oeil bleu avait le regard clair et froid des tribades et desSlaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles !

La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyaud'usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelaitimmense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en lemisérable jardin d'un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navetsétiques, s'étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis decharges, où des processions s'étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l'état sauvage, ne comprenaientplus le sens des mots, ne s'éveillaient qu'à la vue d'une pièce d'argent qu'elles saisissaient en tendant des clefs.

L'on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l'aise.

Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté deTiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cimede leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l'autre côté, un porchequ'aucun pont−levis ne joignait plus.

Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre ; là, les ailes du château escaladé pardes viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierresponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu'à leurscollerettes de créneaux dont les débris s'usaient, peu à peu, dans les nuits de vent.

Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes enarceaux, pareilles à des fonds de barques ; puis, par des escaliers en vrille, l'on montait et l'on descendaitdans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et deprofondes niches.

Dans le bas, ces corridors si étroits que l'on n'y pouvait cheminer à deux de front, descendaient en pentedouce, se bifurquaient en des fouillis d'allées jusqu'à de véritables cachots dont le grain des murs scintillaitaux lueurs des lanternes, comme des micas d'acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules

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du haut, dans les geôles du bas, l'on trébuchait sur des vagues de terre dure, que trouait, tantôt au milieu,tantôt dans un coin, une bouche descellée d'oubliette ou de puits.

Au sommet enfin de l'une des tours, de celle qui s'élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerieplafonnée qui tournait en même temps qu'un banc circulaire taillé dans le roc ; là, se tenaient sans doute leshommes d'armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au−dessousd'eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs ets'entendait d'un bout du cercle à l'autre.

En somme, l'extérieur du château révélait une place forte bâtie pour soutenir de longs sièges ; etl'intérieur, maintenant dénudé, évoquait l'idée d'une prison où les chairs, affouillées par l'eau, devaient pourriren quelques mois. L'on éprouvait, une fois revenu dans le potager, à l'air, une sensation de bien−être,d'allégement, mais l'angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux, l'on atteignait les ruines isoléesde la chapelle et si l'on pénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte.

Celle−là datait du onzième siècle. Petite, trapue, elle élançait sous une voûte en cintre des colonnesmassives à chapiteaux sculptés de losanges et de crosses adossées d'évêques. La pierre de l'autel subsistaitencore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisé par des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peineles ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d'un regard d'oubliette ou d'un rond de puits.

Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte et avait suivi les murs craquelés des ruines. Parles nuits claires, une partie du château se rejetait dans l'ombre et une autre s'avançait, au contraire, gouachéed'argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au−dessus de la Sèvre dans les eaux de laquellesautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune.

Le silence était accablant ; dès neuf heures, plus un chien et plus une âme. Il rentrait dans la pauvrechambre de l'auberge où une vieille femme en noir, coiffée, de même qu'au Moyen Age, d'une cornette,l'attendait auprès d'une chandelle, afin de verrouiller, dès sa rentrée, la porte.

Tout cela, se disait Durtal, c'est le squelette d'un donjon mort ; il conviendrait pour le ranimer dereconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès.

Les documents sont précis ; cette carcasse de pierre était magnifiquement vêtue et, afin de remettreGilles en son milieu, il fallait rappeler toute la somptuosité de l'ameublement au quinzième siècle.

Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d'Irlande ou de ces tapisseries de haute lice, d'or et de fild'Arras, si recherchées à cette époque. Il fallait paver l'encre dure du sol de briques vertes et jaunes ou deblanches et noires dalles ; il fallait peindre la voûte, l'étoiler d'or ou la semer d'arbalètes, sur champ d'azur, yfaire éclater l'écu d'or à la croix de sable du Maréchal !

Et les meubles se disposaient d'eux−mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient ; çà et là,des sièges seigneuriaux à dosserets, des escabelles et des chaires ; contre les cloisons, des dressoirs en boissculpté, représentant, en bas−relief, sur leurs panneaux, l'Annonciation et l'Adoration des Mages abritant sousle dais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées de Sainte Anne, de Sainte Marguerite, de SainteCatherine si souvent reproduites par les huchiers du Moyen Age. Il fallait installer des coffres couverts decuir de truies, cloutés et ferrés, pour les linges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures de métal,plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles des anges blonds se détachaient, repoussés par desfonds orfévris de vieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapissées les lits, les vêtir de leurslinceux de toiles, de leurs oreillers aux taies fendues et parfumées, de leurs courtepointes, les surmonter deciels tendus sur châssis, les entourer de courtines brodées d'armoiries ou mouchetées d'astres.

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Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautescheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d'anciens feux ; il fallait s'imagineraussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l'on instruisait son procès àNantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens ; et, ces menus qu'ilréprouvait, l'on peut aisément les rétablir ; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles De Sillé, tous sesfidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d'eau de nèfle, de rose,de mélilot, pour l'ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de boeuf et des pâtés de saumon et de brême,des rosés de lapereaux et d'oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, descigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies deNantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés àla marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l'hysope, à lagraine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l'estomac, comme des éperons àboire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrésde cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés demûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d'amandes et de musc, desliqueurs enragées, tiquetées de parcelles d'or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos etfaisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves !

Il reste encore le costume à susciter, se dit−il ; et il se figura, dans le fastueux château, Gilles et sesamis, non sous le harnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d'intérieur, dans leurs robes derepos ; et il les évoqua, en accord avec le luxe des alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortesde jaquettes à plis, s'évasant en une petite jupe froncée sur le ventre, les jambes dégagées dans des collantssombres, coiffés du chaperon en vol−au−vent ou en feuilles d'artichaut comme en porte Charles Vii dans sonportrait au Louvre, le torse enserré en des draps losangés d'orfèvrerie ou en damas parfilé d'argent et bordé demartre.

Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes en étoffes précieuses et ramagées, auxmanches et au buste étroits, aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre, s'en allant enarrière, en une longue queue, en un remous liseré de pelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressaitmentalement ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, le semant, au corsage découpé d'ouvertures, decolliers aux pierres lourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles, de gemmes aux lueurspeureuses et ondées, la femme se glissa, emplit la robe, bomba le corsage, s'insinua sous le hennin à deuxcornes d'où tombaient des franges, sourit avec les traits reparus de l'inconnue et de Mme Chantelouve. Et il laregardait, ravi, sans même s'apercevoir que c'était elle, lorsque son chat, sautant sur ses genoux, dériva le rude ses pensées, le ramena dans sa chambre.

—ah çà, la voilà encore ! —et il se mit, malgré lui, à rire de cette poursuite de son inconnue le relançantjusqu'à Tiffauges. —c'est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit−il en s'étirant, mais il n'y a que celade bon, le reste est si vulgaire et si vide !

A n'en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Age, reprit−il, en allumant une cigarette.Pour les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune nuance intermédiaire ;époque d'ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées ; époque douloureuse et exquise,attestent les savants religieux et les artistes.

Ce qui est certain, c'est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple,avaient, dans ce temps−là, l'âme plus haute. On peut l'affirmer : la société n'a fait que déchoir depuis lesquatre siècles qui nous séparent de Moyen Age.

Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, une formidable brute ; c'était un bandit salace etivrogne, un tyran sanguinaire et jovial ; mais il était de cervelle infantile et d'esprit faible ; l'église le

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matait ; et, pour délivrer le Saint−sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaient leursmaisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient des fatigues irréparables, des souffrances extraordinaires,des dangers inouïs !

Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leurs moeurs. La race s'est depuis modifiée.

Elle a réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les a remplacés par lamonomanie des affaires, par la passion du lucre. Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjectionque les exercices des plus sales voyous l'attirent. L'aristocratie se déguise en bayadère, met des tutus dedanseuse et des maillots de clown ; maintenant elle fait du trapèze en public, crève des cerceaux, soulève despoids dans la sciure piétinée d'un cirque !

Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrent les abois de la luxure, les rages duSatanisme, fut admirable, s'élança en des transports surhumains et atteignit Dieu ! Les Saints foisonnent àtravers ces âges, les miracles se multiplient, et, tout en restant omnipotente, l'Eglise est douce pour leshumbles, elle console les affligés, défend les petits, s'égaie avec le menu peuple. Aujourd'hui, elle hait lepauvre et le mysticisme se meurt en un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriété de l'esprit,la continence des postulations, le bon sens de la prière, la bourgeoisie de l'âme ! Pourtant, çà et là, loin deces prêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres, de véritables Saints, des moines quiprient jusqu'à en mourir pour chacun de nous. Avec les démoniaques, ceux−là forment la seule attache quirelie les siècles du Moyen Age au nôtre.

Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existe déjà du temps de Charles Vii.

Mais la cupidité est réprimée par le confesseur, et, ainsi que l'ouvrier, du reste, le commerçant estmaintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et les dols, détruisent les marchandises décriées,taxent, au contraire, à de justes prix, le bon aloi des oeuvres. De père en fils, artisans et bourgeois travaillentdu même métier ; les corporations leur assurent l'ouvrage et le salaire ; ils ne sont point tels que maintenant,soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meule du capital ; les grandes fortunes n'existent pas ettout le monde vit ; sûrs de l'avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cet art somptuaire dont le secretdemeure à jamais perdu !

Tous ces artisans qui franchissent, s'ils valent, les trois degrés d'apprentis, de compagnons, de maîtres,s'affirment dans leurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissent les plus simples desferronneries, les plus vulgaires des faïences, les plus ordinaires des bahuts et des coffres ; ces corporationsqui adoptaient pour patrons des Saints dont les images, souvent implorées, figuraient sur leurs bannières, ontpréservé pendant des siècles l'existence probe des humbles et singulièrement exhaussé le niveau d'âme desgens qu'elles protègent.

Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dansl'ordure ; c'est à elle que nous devons l'immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, lescercles de paris mutuels et de courses. Aujourd'hui, le négociant n'a plus qu'un but, exploiter l'ouvrier,fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu'il vend.

Quant au peuple, on lui a enlevé l'indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifiéqu'il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux.Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu'il s'est ingurgité des liquides tropvéhéments, il se soulève et alors on l'assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruellebrute !

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Quel gâchis, bon Dieu ! —et dire que ce dix−neuvième siècle s'exalte et s'adule ! Il n'a qu'un mot à labouche, le progrès. Le progrès de qui ? Le progrès de quoi ? Car il n'a pas inventé grand'chose, ce misérablesiècle !

Il n'a rien édifié et tout détruit. A l'heure actuelle, il se glorifie dans cette électricité qu'il s'imagine avoirdécouverte ! Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés et si les anciens n'ont puexpliquer sa nature, son essence même, les modernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes decette force qui charrie l'étincelle et emporte, en nasillant, la voix le long d'un fil ! Il se figure aussi avoir créél'hypnotisme, alors que, dans l'Egypte et dans l'Inde, les prêtres et les brahmes connaissaient et pratiquaient àfond cette terrible science ; non, ce qu'il a trouvé, ce siècle, c'est la falsification des denrées, la sophisticationdes produits. Là, il est passé maître. Il en est même arrivé à adultérer l'excrément, si bien que les chambresont dû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude des engrais... ça, c'est un comble !

Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul.

Mme Chantelouve était devant lui.

Il s'inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elle allait droit au cabinet de travail. Là, elle seretourna et Durtal qui l'avait suivie, se tint en face d'elle.

—asseyez−vous, je vous prie. —et il avançait un fauteuil, s'empressant de tirer avec son pied le tapisroulé par le chat, s'excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restant debout, d'une voix très calme,un peu basse, elle lui dit : —c'est moi qui vous ai envoyé de si folles lettres... je suis venue pour chasser cettemauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche ; vous l'avez écrit vous−même, aucune liaison entrenous n'est possible... oublions donc ce qui s'est passé... et, avant que je ne parte, dites−moi bien que vous nem'en voulez pas...

il se récria. —ah mais non ! Il n'accepterait pas ce déconfort. Il n'était nullement fou lorsqu'il luirépondait d'ardentes pages ; lui, il était de bonne foi, il l'aimait...

—vous m'aimez ! Mais vous ne saviez pas que ces lettres étaient de moi ! Vous aimiez une inconnue,une chimère. Eh bien, en admettant que vous disiez vrai, la chimère n'existe plus, puisque je suis là !

—vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme de Mme Maubel cachait MmeChantelouve. Et il lui expliqua par le menu, sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avaitsoulevé le masque.

—ah ! —elle réfléchit ; ses cils battirent sur ses yeux demeurés troubles. En tout cas, reprit−elle en leregardant bien en face, vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquelles vous avezrépondu par des cris de passion. Ce n'était donc pas à moi qu'ils s'adressaient, ces cris !

Il contesta cette observation, s'embrouilla dans la date des événements et des billets et elle−même finitpar perdre le fil de ses remarques. Cela devint si ridicule qu'ils se turent. Alors elle s'assit et éclata de rire.

Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques mais courtes et pointues, débusquant une lèvrerailleuse, le vexa. Elle se fiche de moi, se dit−il, et déjà mécontent de la tournure qu'avait prise cetteconversation, furieux de voir cette femme si différente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d'unton dépité :

—saurai−je pourquoi vous riez ainsi ?

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—pardon, c'est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus ; mais laissons cela, soyonsraisonnables et causons. Vous me dites que vous m'aimez...

—oui.

—eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférent aussi, à quoi cela nous mènerait−il ?

Eh ! Vous le savez si bien, mon pauvre ami, que vous m'avez tout d'abord refusé−et en appuyant votrerefus de causes fort bien déduites−le rendez−vous que dans un moment de folie, je vous demandais !

—mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu'il s'agissait de vous ! Je vous l'ai dit, c'estquelques jours après que, sans le vouloir, Des Hermies m'a révélé votre nom. Ai−je hésité dès que je l'ai su ?Non, puisque je vous ai aussitôt suppliée de venir !

—soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vous écriviez à une autre qu'à moi vospremières lettres !

Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s'ennuyer prodigieusement de cette discussiondans laquelle ils retombaient. Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortir de cetteimpasse.

Mais elle−même le tira d'embarras. —ne discutons plus, nous n'en sortirions pas, dit−elle, en souriant ;—voyons, la situation est celle−ci :

moi je suis mariée à un homme très bon et qui m'aime et dont tout le crime, en somme, est dereprésenter le bonheur un peu fade que l'on a sous la main. Je vous ai écrit la première, c'est moi qui suiscoupable, et croyez−le bien, pour lui, j'en souffre. Vous, vous avez à faire des oeuvres, à travailler de beauxlivres ; vous n'avez pas besoin qu'une écervelée se promène dans votre vie ; vous voyez donc que le mieuxest que, tout en restant de vrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là.

—et c'est la femme qui m'a écrit de si vives lettres qui me parle maintenant, raison, bon sens, est−ce queje sais quoi !

—mais soyez donc franc, vous ne m'aimez pas !

—moi ! ... il lui prit doucement les mains ; elle se laissa faire et le fixant résolument :

—ecoutez, si vous m'aviez aimée, vous seriez venu me voir ; tandis que, depuis des mois, vous n'avezmême pas cherché à savoir si j'étais vivante ou morte...

—mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueilli par vous dans les termes où maintenantnous sommes ; puis, il y a toujours dans votre salon, des invités, votre mari ; vous n'eussiez jamais étémême un tout petit peu à moi, chez vous !

Il lui serrait les mains plus fort, s'approchait davantage d'elle ; elle le regardait avec ses yeux fumeux oùil retrouvait cette expression dolente, presque douloureuse, qui l'avait séduit. Il s'affola pour de bon, devant cevisage voluptueux et plaintif, mais, d'un geste très ferme, elle déroba ses mains.

—tenez, asseyons−nous, et parlons d'autre chose ! — savez−vous que votre logement est charmant ?— quel est ce Saint ? Reprit−elle, en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genoux priaitauprès d'un chapeau de Cardinal et d'une cruche.

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—je ne sais pas.

—je vous chercherai cela ; j'ai à la maison des vies de Saints ; cela doit être facile à découvrir unCardinal qui abandonne la pourpre pour aller vivre dans une hutte. —attendez donc, — attendez−Saint PierreDamien s'est trouvé dans ce cas−là, je crois ; mais je n'en suis pas très sûre. —j'ai une si pauvre mémoire,voyons, aidez−moi un peu.

—mais je ne sais pas !

Elle se rapprocha et lui mit la main sur l'épaule :

—vous êtes fâché, vous m'en voulez, dites ?

—dame ! Alors que je vous désire frénétiquement, que je rêve depuis huit jours à cette rencontre, vousvenez ici pour m'apprendre que tout est fini entre nous, que vous ne m'aimez pas...

elle se fit câline. —mais si je ne vous aimais pas, serais−je venue ! Comprenez donc que la réalité tuerale rêve ; comprenez donc qu'il vaut mieux ne pas nous exposer à d'affreux regrets !

Nous ne sommes plus des enfants, voyons. —non, laissez−moi, ne me serrez pas ainsi. —elle sedébattait, très pâle, entre ses bras. —je vous jure que je pars et que vous ne me reverrez jamais, si vous ne melaissez. — sa voix devint sifflante et sèche. Il la lâcha.

—asseyez−vous là, derrière la table ; faites cela pour moi. —et frappant du talon le parquet, elle ditd'un ton mélancolique : il ne sera donc pas possible d'être l'amie, rien que l'amie d'un homme ! —ce seraitpourtant bon de venir, sans craindre de mauvaises pensées, vous voir ? Elle se tut ; —puis elle ajouta : oui,ne se voir qu'ainsi, —et si l'on n'a pas de choses sublimes à se dire, on se tait ; c'est encore très bon de nerien dire !

Elle soupira, puis : —l'heure passe, il faut pourtant que je rentre !

—et sans me laisser rien espérer ? Fit−il, en embrassant ses mains gantées.

—dites, vous reviendrez ?

Elle ne répondait pas, remuait doucement la tête ; alors comme il devenait suppliant :

—écoutez, si vous me promettez de ne rien me demander, d'être sage, après−demain soir je viendrai, àneuf heures, ici.

Il promit tout ce qu'elle voulut. Et comme il promenait son souffle plus haut que les gants, que sabouche courait sur la gorge qu'il sentait debout, elle dégagea ses mains, prit les siennes qu'elle maintintnerveusement, en serrant les dents, et elle lui tendit le cou qu'il baisa.

Elle s'enfuit.

—ouf ! Fit−il, en refermant sa porte ; il était, tout à la fois, satisfait et mécontent.

Satisfait−car il la trouvait énigmatique et variée, charmante. Maintenant qu'il était seul, il se laremémorait, serrée dans sa robe noire, sous son manteau de fourrures dont le collet tiède l'avait caressé, alorsqu'il l'embrassait le long du cou ; sans bijoux, mais les oreilles piquées de flammèches bleues par des

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saphirs, un chapeau loutre et vert sombre sur ses cheveux blonds, un peu fous, ses hauts gants de suèdefauves, embaumant ainsi que sa voilette, une odeur bizarre où il semblait rester un peu de cannelle perduedans des parfums plus forts, une odeur lointaine et douce que ses mains gardaient encore alors qu'il lesapprochait du nez ; et il revoyait ses yeux confus, leur eau grise et sourde subitement égratignée de lueurs,ses dents mouillées et grignotantes, sa bouche maladive et mordue. —oh ! Après demain, se dit−il, ce seravraiment bon de baiser tout cela !

Mécontent aussi−et de lui−même et d'elle. Il se reprochait d'avoir été bourru, triste, sans emballement. Ilaurait dû se montrer plus expansif, et moins contraint ; mais c'était sa faute, à elle !

Car elle l'avait abasourdi ! La disproportion entre la femme qui criait de volupté et de détresse dans sesépîtres et la femme qu'il avait vue si maîtresse d'elle−même, dans ses coquetteries, était véritablement partrop forte !

C'est égal, elles sont étonnantes, les femmes, pensa−t−il. En voilà une qui accomplit la chose la plusdifficile qui se puisse voir, venir chez un monsieur, après lui avoir adressé d'excessives lettres ! —moi, j'ail'air d'une oie, je suis emprunté, je ne sais que dire ; elle, au bout d'un instant, elle à l'aisance d'une personnequi est chez elle, ou en visite dans un salon. Aucune gaucherie, de jolis mouvements, des mots quelconques etdes yeux qui suppléent à tout ! Elle ne doit pas être commode, poursuivit−il, pensant à son ton sec lorsqu'elles'était échappée de ses bras−et pourtant, elle a des coins de bon enfant, continua−t−il, rêveur, se rappelantplus que les paroles, certaines inflexions de voix vraiment tendres, certains regards navrés et doux. Il vafalloir y aller, après−demain, avec prudence, conclut−il, s'adressant à son chat qui n'ayant jamais vu defemme s'était enfui, dès l'arrivée de Mme Chantelouve et réfugié sous le lit. Maintenant, il s'avançait presqueen rampant, flairait le fauteuil où elle s'était assise.

Au fond, en y songeant bien, se dit−il, elle est terriblement experte, Mme Hyacinthe ! —elle n'a pasvoulu de rendez−vous dans un café, dans une rue. Elle aura flairé de loin le cabinet particulier ou l'hôtel. —et,bien qu'elle ne pût douter par ce seul fait que je ne l'invitais pas à se rendre chez moi, que je désirais ne pointl'introduire en ce logis, elle y est délibérément venue. Puis, toute cette scène du commencement, c'est, quandon y pense froidement, une belle frime.

Si elle ne cherchait pas une liaison, elle ne serait pas montée ici ; non, elle tenait à se faire prier, à sefaire du reste, comme toutes les femmes, offrir ce qu'elle voulait. J'ai été roulé, elle a démanché par sonarrivée tout mon système. — et qu'est−ce que cela fait ? Elle n'en est pas moins enviable, reprit−il, heureuxd'écarter les réflexions désagréables, de se rejeter dans l'affolante vision qu'il gardait d'elle. Après−demain, cene sera peut−être pas trop banal, reprit−il, en revoyant ses yeux, en se les imaginant au déduit, décevants etplaintifs, en la déshabillant et faisant jaillir des fourrures, de la robe étroite, un corps blanc et maigrelet, tièdeet souple. Elle n'a pas d'enfants, c'est une sérieuse promesse de chairs quasi neuves, même à trente ans.

Toute une bouffée de jeunesse l'enivrait. Durtal s'aperçut, étonné, dans une glace ; ses yeux fatiguéséclairaient ; sa face lui semblait plus juvénile, moins usée, sa moustache moins à l'abandon, ses cheveux plusnoirs. Heureusement que j'étais rasé de frais, se dit−il. —mais, peu à peu, tandis qu'il réfléchissait, il voyaitdans ce miroir, si peu consulté d'habitude, ses traits se détendre et ses yeux s'éteindre. Sa taille peu élevée quis'était comme haussée dans ce sursaut d'âme, se tassait à nouveau ; la tristesse revenait dans sa minesongeuse. Ce n'est pas ce qu'on appelle un physique pour les dames, conclut−il ; alors qu'est−ce qu'elle meveut ?

Car enfin il lui serait facile de tromper son mari avec un autre ! —ah ! Et puis, voilà assez longtempsque mes rêveries bredouillent ; laissons cela ; si je me récapitule, je l'aime de tête et pas de coeur ; c'estl'important. —dans ces conditions, quoi qu'il arrive, ce seront des amours brèves et je suis à peu près sûr dem'en tirer, sans commettre des folies, en somme !

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CHAPITRE IX

Le lendemain, il s'éveilla comme il s'était, la nuit précédente, endormi, en pensant à elle. Il commençade nouveau à se ratiociner des épisodes, à se remâcher des conjectures, à s'alléguer des causes ; une fois deplus, il se posait cette question : pourquoi, lorsque j'allais chez elle, ne m'a−t−elle pas laissé voir que je luiplaisais ?

Jamais un regard, jamais un mot qui me scrutât, qui m'enhardît ; pourquoi cette correspondance ?

Alors qu'il était si facile d'insister pour m'avoir à dîner, alors qu'il était si simple de préparer uneoccasion qui pût nous mettre, chez elle ou sur un terrain neutre, en présence.

Et il se répondait : ç' eût été plus banal et moins drôle ! Elle est peut−être retorse en ces matières ; ellesait que l'inconnu effare la raison de l'homme, que l'âme fermente dans le vide, et elle a voulu m'enfiévrerl'esprit, le démanteler, avant que de tenter, sous son vrai nom, l'attaque.

Il faut avouer qu'elle serait, si ces prévisions sont justes, étrangement roublarde. Au fond, elle estpeut−être, tout bonnement, une romantique exaltée ou une comédienne ; ça l'amuse de se fabriquer de petitesaventures, d'entourer d'apéritives salaisons de vulgaires plats.

Et Chantelouve, le mari ? —Durtal y songeait maintenant. Il devait surveiller sa femme dont lesimprudences pouvaient faciliter ses pistes ; puis, comment faisait−elle pour venir à neuf heures du soir, alorsqu'il semblait plus aisé, sous prétexte de course au bon Marché ou de bain de se rendre chez un amant, dansl'après−midi ou le matin ?

Cette nouvelle question demeurait sans réponse ; mais peu à peu, il ne s'interrogea même plus, carl'obsession de cette femme le jeta dans un état semblable à celui qu'il avait éprouvé, lorsqu'il hennissait sifurieusement après l'inconnue qu'il s'était imaginée, en lisant des lettres.

Celle−là s'était complètement évanouie, il ne se rappelait même plus sa physionomie ; MmeChantelouve, telle qu'elle était réellement, sans fusion, sans emprunt de traits, le tenait tout entier, luichauffait à blanc la cervelle et les sens. Il se prit à la désirer follement, aspirant à ce lendemain promis. Et sielle ne venait pas ?

Se dit−il. Il eut froid dans le dos à cette idée qu'elle ne pourrait s'échapper de chez elle ou qu'ellevoudrait le faire poser, pour l'aiguiser davantage.

Il est grand temps que cela finisse, se dit−il, car cette chorée d'âme n'allait pas sans certainesdéperditions de force qui l'inquiétaient. Il craignait, en effet, après l'agitation fébrile de ses nuits, de serévéler, le moment venu, comme un paladin bien triste !

Il s'agit de ne plus penser à cela, reprit−il, en allant chez Carhaix, où il devait dîner avec l'astrologueGévingey et Des Hermies.

ça va me changer le cours de mes idées, murmurait−il, en montant à tâtons dans l'obscurité de la tour.

Des Hermies, qui l'entendait grimper, ouvrit la porte, jeta dans la nuit en spirale un pinceau de jour.

Durtal atteignit le palier, vit son ami, sans veston, en manche de chemise, le corps enveloppé d'un tablier.

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—je suis, comme tu vois dans le feu de la composition ! Et il guettait une marmite qui bouillonnait surle fourneau, en consultant ainsi qu'un manomètre sa montre accrochée à un clou. Il avait le regard bref et sûrdu mécanicien qui surveille sa machine.

—tiens, dit−il, en soulevant le couvercle, regarde. Durtal se pencha et, au travers d'un nuage de vapeur,il aperçut dans les petites vagues du pot, un torchon mouillé.

—c'est ça le gigot ?

—oui, mon ami ; il est cousu dans cette toile si étroitement que l'air n'y peut entrer. Il cuit dans ce jolicourt−bouillon qui chante et dans lequel j'ai jeté, avec une poignée de foin, des gousses d'ail, des ronds decarottes, des oignons, de la muscade, du laurier et du thym ! Tu m'en diras des nouvelles, si... Gévingey nese fait pas trop attendre, car le gigot à l'anglaise ne supporte pas d'être en charpie.

La femme de Carhaix survint.

—entrez donc, mon mari est là.

Durtal l'aperçut qui nettoyait ses livres. Ils se serrèrent la main ; Durtal feuilleta, au hasard, les volumesépoussetés sur la table.

—ce sont, demanda−t−il, des ouvrages techniques sur le métal et sur la fonte des cloches ou sur la partieliturgique qui les concerne ?

—sur la fonte, non ; il est parfois question dans ces bouquins, des anciens fondeurs, des saintiers,comme on les appelait dans le bon temps ; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur des alliages decuivre rouge et d'étain fin ; vous y constaterez même, je crois, que l'art du saintier est en déchéance depuistrois siècles ; cela tient−il à ce qu'au moyen age surtout, les fidèles jetaient dans la fonte des bijoux et desmétaux précieux et modifiaient ainsi l'alliage ; ou bien est−ce parce que les fondeurs n'implorent plus SaintAntoine L'Ermite, alors que le bronze bout dans la fournaise ? Je l'ignore ; toujours est−il que les clochesmaintenant sont créées à la grosse ; elles ont des voix sans âme personnelle, des sons identiques ; elles nesont plus que des bonnes indifférentes et dociles, tandis qu'autrefois elles étaient un peu comme ces trèsantiques servantes qui faisaient partie de la famille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Maisqu'est−ce que cela fait au clergé et aux ouailles ? Ces auxiliaires dévouées du culte ne représententactuellement aucun symbole !

Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelques instants, si ces livres traitaient, au point devue de la liturgie, des cloches ; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens de chacune des parties qui lescomposent ; les interprétations sont simples et peu variées, en somme.

—ah ! Et quelles sont−elles ?

—oh ! Si cela vous intéresse, je vais vous le résumer en quelques mots.

D'après le rational de Guillaume Durand, la dureté du métal signifie la force du prédicateur ; lapercussion du battant contre les bords, exprime l'idée que ce prédicateur doit se frapper, lui−même, pourcorriger ses propres vices, avant que de reprocher leurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de boisauquel est suspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christ et la corde, qui servaitautrefois à la tirer, allégorisait la science des ecritures qui découle du mystère de la croix même.

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Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presque semblables. Jean Beleth, qui vivait en1200, déclare aussi que la cloche est l'image du prédicateur, mais il ajoute que son va−et−vient, lorsqu'on lamet en branle, enseigne que le prêtre doit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieux mettre àla portée des foules. Pour Hugues De Saint−victor, le battant est la langue de l'officiant qui heurte les deuxbords du vase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux testaments ; enfin, si nous nous adressons auplus ancien peut−être des liturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que le corps de lacloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau, sa langue.

—mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n'est pas... comment dirai−je... très profond.

La porte s'ouvrit.

—comment va ? Dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu'il présenta à Durtal.

Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table, Durtal examina le nouveau venu.

C'était un petit homme, coiffé d'un feutre noir et mou, enveloppé de même qu'un conducteur d'omnibusdans un caban à capuchon de drap bleu.

La tête était en oeuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsi qu'au siccatif, paraissait avoir pousséau−dessus des cheveux qui pendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d'un coco sec ; le nezétait busqué, les narines s'ouvraient en de larges soutes sur une bouche édentée que cachait une épaissemoustache poivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court ; au premier abord, il suggéraitl'idée d'un ouvrier d'art, d'un graveur sur bois ou d'un enlumineur d'images de sainteté ou de statues pieuses ;mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeux rapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, àscruter sa voix solennelle, ses manières obséquieuses, l'on se demandait de quelle sacristie toute spécialesortait cet homme.

Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire de charpentier en bois ; une chaîne d'or à coulants,passée autour du cou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d'un vieux gilet ; mais ce quiinterloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhiba ses mains qu'il mit complaisamment en évidence, dès qu'il sefut assis, sur ses deux genoux.

Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange, terminées par des ongles laiteux et coupésras ; elles étaient couvertes d'énormes bagues dont les chatons tenaient toute une phalange.

Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit :

—vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont formés par trois métaux, l'or, le platine etl'argent. Cette bague−ci porte un scorpion, le signe sous lequel je suis né ; celle−là, avec ses deux trianglesaccouplés, l'un, la tête en haut et l'autre, la pointe en bas, reproduit l'image du macrocosme, du sceau deSalomon, du grand pantacle ; quant à cette petite que vous voyez, poursuivit−il, en montrant une bague defemme enchassée d'un minime saphir entre deux roses, c'est un souvenir qui me fut offert par une personnedont je voulus bien tirer l'horoscope.

—ah ! Fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance.

—le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies, débarrassé de son tablier, pincé dans sesvêtements de cheviotte, moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança les chaises.

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Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bord de l'assiette, des cuillerées moins chaudes ;puis la femme apporta à Des Hermies, pour qu'il pût le découper, le fameux gigot.

Il était d'un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes, sous la lame. Tout le monde s'extasialorsqu'on eut goûté cette robuste viande qu'aromatisait une purée de navets fondus, qu'édulcorait une sauceblanche aux câpres.

Des Hermies s'inclina sous l'averse des compliments. Carhaix emplissait les verres et, un peu gêné parGévingey, il le comblait d'attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille.

Des Hermies l'aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena la conversation sur les horoscopes.

Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla de ses immenses travaux, des six mois decalculs qu'exigeait un horoscope, de la surprise des gens lorsqu'il déclarait qu'une oeuvre pareille n'était paspayée par le prix qu'il en réclamait, par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pour rien,conclut−il.

—mais, aujourd'hui l'on doute de l'astrologie qui fut révérée dans l'antiquité, reprit−il, après un silence.Au moyen age également, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, le portail de Notre−dame deParis ; les trois portes que les archéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienne et occulte,désignent sous le nom de porte du jugement, de porte de la Vierge, de porte de Sainte−anne ou deSaint−marcel, représentent en réalité, la mystique, l'astrologie et l'alchimie, les trois grandes sciences dumoyen age. Aujourd'hui on trouve des gens qui disent : êtes−vous bien sûr que les astres aient une influencesur la destinée de l'homme ? —mais, messieurs, sans entrer ici dans des détails réservés aux adeptes, en quoicette influence spirituelle est−elle plus étrange que l'influence corporelle que certaines planètes, telles que lalune, par exemple, exercent sur les organes de la femme et de l'homme ?

Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous n'ignorez pas qu'à la Jamaïque, les Drs Gillespin etJakson, que dans les Indes Orientales, le Dr Balfour ont constaté l'influence des constellations sur la santéhumaine. A chaque changement de lune, le nombre des malades augmente : les accès aigus de fièvreconcordent avec les phases de notre satellite.

Enfin les lunatiques existent ; assurez−vous dans les campagnes à quelles époques les fous divaguent !—mais à quoi cela sert−il de vouloir convaincre les incrédules ? Ajouta−t−il, d'un air accablé, encontemplant ses bagues.

—il me semble pourtant que l'astrologie remonte sur l'eau, dit Durtal ; il y a maintenant deuxastrologues qui tirent des horoscopes, près des annonces des remèdes secrets, aux quatrièmes pages desjournaux.

—quelle honte ! Ceux−là ne savent même pas le premier mot de cette science ; ce sont de simplesfarceurs, qui espèrent ainsi gagner des sous ; à quoi bon en parler, puisqu'ils n'existent même pas !

Au reste, il faut bien le dire, il n'y a plus qu'en Amérique et en Angleterre où l'on sache établir le thèmegénéthliaque et édifier un horoscope.

—j'ai bien peur, fit Des Hermies, que non seulement ces soi−disant astrologues, mais encore que tousles mages, que tous les théosophes, que tous les occultistes et kabbalistes de l'heure actuelle ne sachentabsolument rien ; —ceux que je connais sont, à n'en point douter, de parfaits ignares et d'incontestablesimbéciles.

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—et c'est la pure vérité, messieurs ! Ces gens sont, pour la plupart, de vieux feuilletonnistes ratés oudes petits jeunes gens qui cherchent à exploiter le goût d'un public que le positivisme harasse ! Ilsdémarquent Eliphas Lévi, pillent Fabre D'Olivet, écrivent des traités sans queue ni tête, qu'ils seraient bienincapables d'expliquer eux−mêmes. C'est une vraie pitié quand on y songe !

—d'autant qu'ils rendent ridicules des sciences qui, dans leur fatras, contiennent certainement des véritésomises, dit Durtal.

—puis ce qui est lamentable encore, fit Des Hermies, c'est qu'en plus des jobards et des sots, ces petitessectes abritent aussi d'horribles charlatans et d'affreux hâbleurs.

—Péladan, entre autres. Qui ne connaît ce mage de camelote, ce Bilboquet du Midi ! S'écria Durtal.

—oh ! Celui−là...

—en somme, voyez−vous messieurs, reprit Gévingey, tous ces gens sont incapables d'obtenir dans lapratique un effet quelconque ; le seul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique, ait pénétrédans le mystère, c'est William Crookes.

Et comme Durtal paraissait douter de la vérité des apparitions affirmées par cet Anglais et déclaraitqu'aucune théorie ne les pouvait expliquer, Gévingey pérora :

—permettez, monsieur, nous avons le choix entre des doctrines diverses et, j'ose le dire, très nettes. —oubien l'apparition est formée par le fluide dégagé du médium en transe et combiné avec le fluide des personnesprésentes ; —ou bien, il y a dans l'air des êtres immatériels, des élémentals comme on les nomme, qui semanifestent dans des conditions à peu près sues ; —ou bien encore, et c'est là la théorie spirite pure, cesphénomènes sont dus aux âmes évoquées des morts.

—je le sais, dit Durtal, et cela me fait horreur.

Je sais aussi qu'il y a le dogme Hindou des migrations d'âmes qui errent après la mort. Ces âmesdésincarnées vagabondent jusqu'à ce qu'elles se réincarnent et qu'elles parviennent, d'avatars en avatars, à unepureté complète. Eh bien, cela me paraît suffisant de vivre, une fois ; j'aime mieux le néant, le trou, quetoutes ces métamorphoses, ça me console plus ! Quant à l'évocation des morts, la pensée seule que lecharcutier du coin peut forcer l'âme d'Hugo, de Balzac, de Baudelaire, à converser avec lui, me mettrait horsde moi, si j'y croyais. Ah non, tout de même, si abject qu'il soit, le matérialisme est moins vil !

—le spiritisme, c'est, sous un autre nom, l'ancienne nécromancie condamnée, maudite par l'Eglise ditCarhaix.

Gévingey regarda ses bagues, puis il vida son verre.

—en tout cas, reprit−il, vous avouerez bien que ces théories sont soutenables, celle des élémentalssurtout qui, satanisme mis à part, semble la plus véridique, la plus claire. L'espace est peuplé de microbes ;est−il plus surprenant qu'il regorge aussi d'esprits et de larves ? L'eau, le vinaigre, foisonnent d'animalcules,le microscope nous les montre ; pourquoi l'air, inaccessible à la vue et aux instruments de l'homme, nefourmillerait−il pas, comme les autres éléments, d'êtres plus ou moins corporels, d'embryons plus ou moinsmûrs ?

—c'est peut−être pour cela que les chats regardent tout à coup, avec curiosité dans le vide et suivent desyeux quelque chose qui passe et que nous ne pouvons voir, dit la femme de Carhaix.

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—non, merci, dit Gévingey, à Des Hermies qui lui offrait de reprendre d'une salade de pissenlits auxoeufs.

—mes amis, fit le sonneur, vous n'oubliez qu'une doctrine−la seule−celle de l'église qui attribue à satantous ces inexplicables phénomènes. Le catholicisme les connaît de longue date. Il n'a pas eu besoin d'attendreles premières manifestations des esprits qui se sont produites, en 1847, je crois, aux Etats−unis, dans lafamille Fox, pour décréter que les esprits frappeurs relevaient du diable. Il y en a eu dans tous les temps.Vous en trouverez dans Saint Augustin la preuve, car il dut envoyer un prêtre pour faire cesser, dans lediocèse d'Hippone, des bruits, des bouleversements d'objets et de meubles analogues à ceux que signale lespiritisme.

Au temps de Théodoric aussi, Saint Césaire débarrassa une maison hantée par des lémures.

Il n'y a, voyez−vous, que deux cités, celle de Dieu et celle du diable. Or, comme Dieu est en dehors deces sales manigances, les occultistes, les spirites, satanisent plus ou moins, qu'ils le veuillent ou non !

—n'empêche, dit Gévingey, que le spiritisme a accompli une tâche immense. Il a violé le seuil del'inconnu, brisé les portes du sanctuaire. Il a opéré dans l'extranaturel, une révolution semblable à cellequ'effectua, dans l'ordre terrestre, 1789 en France ! Il a démocratisé l'évocation, il a ouvert toute une voie ;seulement il a manqué de chefs initiés et il a remué au hasard, sans science, les bons et les mauvais esprits ;il y a de tout désormais en lui, c'est le gâchis du mystère, si l'on peut dire !

—le plus triste de tout cela, fit Des Hermies, en riant, c'est que l'on ne voit rien. Je sais que desexpériences ont réussi, mais celles auxquelles j'assiste font long feu et ratent.

—ce n'est pas surprenant, répondit l'astrologue, en étalant sur son pain de la gelée d'orange confite etsure, la première loi à observer dans la magie et dans le spiritisme, c'est d'éloigner les incrédules, car biensouvent leur fluide contrarie celui de la voyante ou du médium !

—alors comment s'assurer de la réalité des phénomènes ? Se dit Durtal.

Carhaix se leva. —je suis à vous, je reviens dans dix minutes ; et il endossa sa houppelande et son passe perdit dans l'escalier de la tour.

—c'est vrai, il est huit heures moins le quart, murmura Durtal en consultant sa montre.

Il y eut un moment de silence dans la pièce. Au refus de tous de reprendre du dessert, Mme Carhaixenleva la nappe, étendit une toile cirée sur la table. L'astrologue faisait tourner autour de ses doigts sesbagues, Durtal pétrissait une boulette de mie de pain, Des Hermies, penché d'un côté, tirait de sa poche colléesur la hanche, sa blague japonaise et roulait des cigarettes.

Puis tandis que la femme du sonneur souhaitait bonne nuit aux convives et se retirait dans sa chambre,Des Hermies apporta la bouillotte et la cafetière.

—veux−tu que je t'aide ? Proposa Durtal.

—oui, si tu veux chercher les petits verres et déboucher les bouteilles de liqueurs, tu me rendras service.

Tout en ouvrant l'armoire, Durtal vacilla, étourdi par les coups de cloches qui ébranlaient les murs etrebondissaient dans la pièce, en bôombant.

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—s'il y a des esprits dans la chambre, ils doivent être singulièrement concassés, fit−il, en déposant sur latable les petits verres.

—la cloche dissipe les fantômes et chasse les démons, répondit doctoralement Gévingey qui bourra sapipe.

—tiens, dit Des Hermies à Durtal, verse lentement l'eau chaude dans le filtre, car il faut que je bourre lepoêle ; la température baisse ici, j'ai les pieds gelés.

Carhaix revint, souffla sa lanterne.

—la cloche était en voix, ce soir, par ce temps sec ; —et il se débarrassa de son passe−montagne et deson paletot.

—comment le trouves−tu ? Questionna Des Hermies, s'adressant à voix basse à Durtal, et désignantl'astrologue perdu dans sa fumée de pipe.

—au repos, il a l'air d'un vieux hibou et quand il parle, il me fait songer à un pion disert et triste.

—un seul ! Fit Des Hermies à Carhaix qui lui montrait au−dessus de son verre à café, un morceau desucre.

—vous vous occupez, monsieur, paraît−il, d'une histoire de Gilles De Rais ? Demanda Gévingey àDurtal.

—oui, je suis plongé pour l'instant avec cet homme dans les assassinats et les luxures du satanisme.

—ah mais ! S'écria Des Hermies, nous allons même faire appel, à ce propos, à votre haute science.

Vous seul pouvez renseigner mon ami sur l'une des questions les plus obscures du diabolisme !

—laquelle ?

—celle de l'incubat et du succubat.

Gévingey ne répondit pas tout d'abord.

—cela devient plus grave, fit−il enfin. Ici, nous abordons un sujet autrement redoutable que celui duspiritisme. Mais monsieur, est−il déjà au courant de cette question ?

—dame ! Il sait surtout que les avis diffèrent !

Del Rio, Bodin, par exemple, considèrent les incubes comme des démons masculins qui se couplent auxfemmes et les succubes comme des démones qui font avec l'homme oeuvre de chair.

D'après leurs théories, l'incube, prend la semence que l'homme perd en songe et s'en sert. De sorte quedeux questions se posent : la première, celle de savoir si un enfant peut naître de cette union ; cetteprocréation a été jugée possible par les docteurs de l'église qui affirment même que les enfants issus de cecommerce sont plus pesants que les autres et qu'ils peuvent tarir trois nourrices sans engraisser ; la seconde,celle de savoir quel est le père de cet enfant, du démon qui a copulé avec la mère ou de l'homme dont lasemence fut prise. Ce à quoi, Saint Thomas répond, par des arguments plus ou moins subtils, que le vrai père

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est non l'incube mais l'homme.

—pour Sinistrari D'Ameno, observa Durtal, les incubes et les succubes ne sont pas précisément desdémons, mais bien des esprits animaux, intermédiaires entre le démon et l'ange, des sortes de satyres, defaunes, tels qu'en révéra le paganisme ; des espèces de farfadets et de lutins tels qu'en exorcisa le moyen age.Sinistrari ajoute qu'ils n'ont que faire de polluer l'homme endormi, attendu qu'ils possèdent des génitoires etsont doués de vertus prolifiques...

—oui, et il n'y a pas autre chose, dit Gévingey.

Goerres, si savant, si précis, dans sa mystique naturelle et diabolique, passe rapidement sur cettequestion, la néglige même, comme fait l'église, du reste, qui se tait, car elle n'aime pas à traiter ce sujet et ellevoit d'un mauvais oeil le prêtre qui s'en occupe.

—pardon, dit Carhaix, toujours prêt à défendre l'église, elle n'a jamais hésité à se prononcer sur cesordures. L'existence des succubes et des incubes est attestée par Saint Augustin, par Saint Thomas, par SaintBonaventure, par Denys Le Chartreux, par le pape Innocent Viii, par combien d'autres !

Cette question est donc résolument tranchée et tout catholique est tenu d'y croire ; elle figure aussi dansles vies de saints, si je ne me trompe ; dans la légende de Saint Hippolyte, Jacques De Voragine racontequ'un prêtre, tenté par un succube nu, lui jeta son étole à la tête et qu'il ne resta devant lui que le cadavre dequelque femme morte que le diable avait animé pour le séduire.

—oui, dit Gévingey, dont les yeux pétillèrent.

L'église reconnaît le succubat, j'en conviens ; mais laissez−moi parler et vous verrez que monobservation a sa raison d'être !

—vous savez très bien, messieurs, reprit−il, s'adressant à Des Hermies et à Durtal, ce que les volumesenseignent ; mais depuis cent ans, tout a changé et si les faits que je vais vous dévoiler sont parfaitementconnus par la curie du pape, ils sont ignorés par bien des membres du clergé et vous ne les trouverez, danstous les cas, consignés dans aucun livre.

A l'heure actuelle, ce sont moins souvent les démons que des morts évoqués qui remplissentl'imperdable rôle d'incube et de succube. Autrement dit, jadis, dans le cas du succubat, il y avait pour l'êtrevivant qui le subissait, possession. Par l'évocation des morts qui joint au côté démoniaque le côté charnelatroce du vampirisme, il n'y a plus possession dans le sens strict du mot, mais c'est bien pis.

Alors l'église n'a plus su que faire ; ou il fallait garder le silence ou révéler que l'évocation des morts,déjà défendue par Moïse, était possible et cet aveu était dangereux, car il vulgarisait la connaissance d'actesplus faciles à produire maintenant qu'autrefois, depuis que, sans le savoir, le spiritisme a tracé la route !

Aussi l'Eglise s'est tue. —et Rome n'ignore point cependant l'effroyable développement qu'a pris de nosjours l'incubat dans les cloîtres !

—cela prouve que la continence est dans la solitude terrible à supporter, fit Des Hermies.

—cela prouve surtout que les âmes sont faibles et ne savent plus prier, dit Carhaix.

—quoi qu'il en soit, pour vous édifier complètement, messieurs, sur cette matière, je dois diviser lesêtres atteint d'incubat et de succubat en deux classes :

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la première est composée de personnes qui se sont vouées, elles−mêmes et directement, à l'actiondémoniaque des esprits. Celles−là sont assez rares ; elles meurent, toutes, par le suicide, ou par l'une desformes de la mort violente.

La seconde est composée de gens auxquels l'on a imposé, par voie de maléfice, la visite de ces esprits.Ceux−là sont très nombreux, surtout dans les couvents que les sociétés démoniaques assiègent.Ordinairement, ces victimes finissent par la folie. Les maisons d'aliénés en regorgent.

Les médecins, la plupart des prêtres même ne se doutent pas de la cause de leur démence, mais cescas−là sont guérissables. Un thaumaturge que je connais a sauvé bien des maléficiés qui hurleraient, sans lui,sous le fouet des douches !

Il y a certaines fumigations, certaines exsufflations, certains commandements portés en amulettes etécrits sur une feuille de parchemin vierge et par trois fois béni, qui presque toujours finissent par délivrer lemalade !

—une question, demanda Des Hermies, la femme reçoit−elle la visite de l'incube, pendant qu'elle dortou pendant qu'elle veille ?

—il faut établir une distinction. Si cette femme n'est pas maléficiée, si c'est elle qui a voulu s'accolervolontairement à un esprit de vice impur, elle est toujours éveillée lorsque l'acte charnel a lieu.

Si, au contraire, cette femme est victime d'un sortilège, le péché se commet, soit pendant qu'ellesommeille, soit lorsqu'elle est parfaitement éveillée, mais alors elle est dans un état cataleptique quil'empêche de se défendre. Le plus puissant des exorcistes de ce temps, l'homme qui a le mieux approfondicette matière, le docteur en théologie Johannès me disait avoir sauvé des religieuses qui étaient chevauchéessans arrêt, ni trêve, pendant deux, trois, pendant quatre jours, par des incubes !

—oui, je le connais, ce prêtre, dit Des Hermies.

—et l'acte se passe de la même façon que dans la réalité ? Demanda Durtal.

—oui et non. —ici, l'immondice des détails m'arrête, dit Gévingey, qui devint un peu rouge ; ce que jepuis vous raconter est plus qu'étrange.

Sachez−le donc, l'organe de l'être incube se bifurque et, au même moment, pénètre dans les deux vases.

D'autres fois, il s'étend et pendant que l'une des branches agit par les voies licites, l'autre atteint en mêmetemps le bas de la face... vous pouvez vous figurer, messieurs, combien la vie doit être abrégée par cesopérations qui se multiplient dans tous les sens !

—et vous êtes sûr que ces faits existent ?

—absolument.

—mais enfin, voyons, vous avez des preuves ?

Hasarda Durtal.

Gévingey se tut, puis : —le sujet est trop grave et j'en ai trop dit pour ne pas aller jusqu'au bout. Je nesuis ni halluciné, ni fou. Eh bien, messieurs, j'ai couché une fois, dans une chambre qu'habitait le plus

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redoutable maître que maintenant le satanisme possède...

—le chanoine Docre, jeta Des Hermies.

—oui, et je ne dormais pas ; il faisait grand jour ; je vous jure que le succube est venu, irritant etpalpable, tenace. Heureusement que je me suis rappelé les formules de délivrance, ce qui n'empêche...

enfin, j'ai couru, le jour même, chez le Dr Johannès dont je vous ai parlé. Il m'a aussitôt et pour toujours,je l'espère, libéré du maléfice.

—si je ne craignais d'être indiscret, je vous demanderais comment était le succube dont vous repoussâtesl'attaque ?

—mais, il était comme sont toutes les femmes nues, dit en hésitant l'astrologue.

Ce qui serait curieux, c'est qu'il eût réclamé son petit cadeau, ses petits gants, se dit Durtal, en pinçantles lèvres.

—et savez−vous ce qu'est devenu le terrible docre, fit Des Hermies ?

—non, dieu merci ; il doit être dans le Midi aux environs de Nîmes, où il résidait jadis.

—mais enfin que fait−il, cet abbé ? Questionna Durtal.

—ce qu'il fait ! Il évoque le diable, nourrit des souris blanches avec des hosties qu'il consacre ; sa ragedu sacrilège est telle qu'il s'est fait tatouer sous la plante des pieds l'image de la croix, afin de pouvoirtoujours marcher sur le sauveur !

—eh bien, murmura Carhaix dont la moustache en broussaille se retroussa, tandis que ses gros yeuxflambaient, eh bien, si cet abominable prêtre se trouvait ici, dans cette pièce, je vous jure que je respecteraisses pieds, mais que je lui ferais descendre l'escalier avec sa tête !

—et la messe noire ? Reprit Des Hermies.

—il la célèbre avec des femmes et des gens ignobles ; on l'accuse aussi ouvertement d'héritages captésd'inexplicables morts. Malheureusement, il n'y a pas de lois qui répriment le sacrilège, et comment poursuivreen justice un homme qui envoie des maladies à distance et tue lentement sans qu'à l'autopsie des traces depoisons paraissent ?

—le Gilles De Rais moderne ! Fit Durtal.

—oui, moins sauvage, moins franc, plus hypocritement cruel. Celui−là n'égorge pas ; il se borne sansdoute à expédier des sortilèges ou à suggérer le suicide aux gens ; car il est, je crois, de première force à cejeu de la suggestion, dit Des Hermies.

—pourrait−il insinuer à une victime de boire peu à peu un toxique qu'il lui désignerait et qui feindrait lesphases d'une maladie ? Demanda Durtal.

—mais évidemment ; les enfonceurs de portes ouvertes que sont les médecins de l'heure actuelle,reconnaissent parfaitement la possibilité de pareils faits. Les expériences de Beaunis, de Liégeois, de Liébautet de Bernheim sont concluantes ; on peut même faire assassiner une personne que l'on désigne par une autre

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à laquelle on suggère, sans qu'elle s'en souvienne, la volonté du crime.

—je songe à une chose, moi, jeta Carhaix qui réfléchissait, sans écouter cette discussion sur l'hypnose.Je songe à l'inquisition ; elle avait décidément sa raison d'être, car elle seule pourrait atteindre ce prêtredéchu qu'a balayé l'Eglise.

—d'autant, fit Des Hermies, avec son sourire en coin, qu'on a bien exagéré la férocité des inquisiteurs.Sans doute le bienveillant Bodin parle d'introduire entre les ongles et la chair des doigts des sorciers delongues pointes, ce qui constitue, dit−il, la plus excellente des géhennes ; il prône également le supplice dufeu qu'il qualifie de la mort exquise, mais c'est uniquement pour détourner les magiciens de leur viedétestable et sauver leur âme ! Puis Del Rio déclare qu'il ne faut appliquer la question aux démoniaquesaprès qu'ils ont mangé, de peur qu'ils ne vomissent. Il s'inquiétait de leurs estomacs, le brave homme.N'est−ce pas lui aussi qui décrète qu'il ne faut pas non plus réitérer la torture, deux fois en un même jour, afinde laisser à la peur et à la douleur le temps de se rasseoir... avouez qu'il était tout de même délicat, ce bonjésuite !

—Docre, reprit Gévingey, sans entendre les paroles de Des Hermies, est le seul individu qui ait retrouvéles anciens secrets et qui obtienne des résultats dans la pratique. Il est un peu plus fort, je vous prie de lecroire, que tous les nigauds et les roublards dont nous avons causé.

Au reste, ils le connaissent, l'affreux chanoine, car il a envoyé à plusieurs d'entre eux de sérieusesophtalmies que les oculistes ne peuvent guérir. Aussi tremblent−ils, lorsque l'on prononce devant eux le nomde Docre !

—mais enfin, comment un prêtre en vient−il là ?

—je l'ignore. Si vous voulez avoir de plus amples renseignements sur lui, reprit Gévingey, en s'adressantà Des Hermies, questionnez votre ami Chantelouve.

—Chantelouve ! S'écria Durtal.

—oui, lui et sa femme l'ont beaucoup fréquenté jadis ; mais j'espère pour eux qu'ils ont depuislongtemps cessé tout commerce avec ce monstre.

Durtal n'écoutait plus. Mme Chantelouve connaissait le chanoine Docre ! Ah çà, est−ce qu'elle aussiétait une satanique ! Mais non, elle n'avait nullement l'allure d'une possédée.

Décidément, cet astrologue est fêlé, se dit−il. — elle ! —et il la revit, pensa que, le lendemain, elles'abandonnerait sans doute. —ah ! Ses yeux si bizarres, ses yeux en nues lourdes et qui crevaient en lueurs !

Elle revenait maintenant, le tenait tout entier comme avant qu'il ne fût monté dans la tour. " mais si je nevous aimais pas, est−ce que je serais venue ? " cette phrase qu'elle avait prononcée, il l'entendait encore,avec l'inflexion câline de la voix, avec la vision de la physionomie railleuse et douce !

—ah çà, tu rêves, toi ! Dit Des Hermies qui lui frappa sur l'épaule ; nous partons, car dix heuressonnent.

Une fois dans la rue, ils serrèrent la main de Gévingey qui demeurait de l'autre côté de l'eau et ils firentquelques pas.

—eh bien, et mon astrologue, t'a−t−il intéressé ?

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Demanda Des Hermies.

—il est un peu fou, n'est−ce pas ?

—fou ? Peuh !

—mais enfin toutes ces histoires sont invraisemblables !

—tout est invraisemblable, fit placidement des Hermies, en relevant le collet de son paletot.

—j'avoue, cependant, reprit−il, que Gévingey m'étonne, lorsqu'il assure avoir été visité par un succube.Sa bonne foi n'est pas douteuse, car je le connais vaniteux et doctoral mais exact. Je sais, parbleu bien, qu'à lasalpêtrière, ce cas n'est ni oublié, ni rare. Des femmes atteintes d'hystéro−épilepsie voient des fantômes à côtéd'elles, en plein jour, besognent avec eux lorsqu'elles sont en l'état cataleptique et couchent, chaque nuit aussi,avec des visions qui rappellent à s'y méprendre les êtres fluidiques de l'incubat ; mais ces femmes−là sontdes hystéro−épileptiques et Gévingey dont je suis le médecin ne l'est pas !

Puis à quoi peut−on croire et que peut−on prouver ?

Les matérialistes se sont donné la peine de reviser les procès de la magie d'antan. Ils ont retrouvé dans lapossession des Ursulines de Loudun, des religieuses de Poitiers, dans l'histoire même des miraculés deSaint−médard, les symptômes de la grande hystérie, ses contractures généralisées, ses résolutionsmusculaires, ses léthargies, enfin jusqu'au fameux arc de cercle.

Eh bien, qu'est−ce que cela démontre ? Que ces démonomanes étaient hystéro−épileptiques ? Mais àcoup sûr ; les observations du Dr Richet, fort savant en ces matières, sont concluantes ; mais en quoi celainfirme−t−il la possession ? De ce fait que nombre de malades de la Salpêtrière ne sont pas possédées tout enétant hystériques, s'ensuit−il que d'autres femmes atteintes de la même maladie qu'elles, ne le soient pas ? Etpuis, il faudrait démontrer aussi que toutes les démonopathes sont hystériques et cela est faux, car il est desfemmes de sens rassis, de cervelle ferme, qui le sont, sans s'en douter d'ailleurs !

Et en admettant même que ce dernier point soit controuvé, il reste toujours à résoudre cette insolublequestion : une femme est−elle possédée parce qu'elle est hystérique, ou est−elle hystérique parce qu'elle estpossédée ? L'Eglise seule peut répondre, la science pas.

Non, quand on y réfléchit, l'aplomb des positivistes déconcerte ! Ils décrètent que le satanisme n'existepoint ; ils mettent tout sur le compte de la grande hystérie et ils ne savent même pas ce qu'est cet affreux malet quelles en sont les causes ! Oui, sans doute, Charcot détermine très bien les phases de l'accès, note lesattitudes illogiques et passionnelles, les mouvements clowniques ; il découvre les zones hystérogènes, peut,en maniant adroitement les ovaires, enrayer ou accélérer les crises, mais quant à les prévenir, quant à enconnaître les sources et les motifs, quant à les guérir, c'est autre chose ! Tout échoue sur cette maladieinexplicable, stupéfiante, qui comporte par conséquent les interprétations les plus diverses, sans qu'aucuned'elles puisse jamais être déclarée juste ! Car il y a de l'âme là dedans, de l'âme en conflit avec le corps, del'âme renversée dans de la folie de nerfs !

Tout ça, vois−tu, mon vieux, c'est la bouteille à l'encre ; le mystère est partout et la raison bute dans lesténèbres, dès qu'elle veut se mettre en marche.

—peuh ! Fit Durtal qui était arrivé devant sa porte. Puisque tout est soutenable et que rien n'est certain,va pour le succubat ! Au fond c'est plus littéraire et plus propre !

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CHAPITRE X

La journée fut longue à tuer. éveillé, dès l'aube, songeant à Mme Chantelouve, il ne tint pas en place et ils'inventa des prétextes pour aller au loin. Il manquait de liqueurs imprévues, de petits gâteaux et de bonbonset il convenait de n'être pas ainsi démuni de tout en−cas, un jour de rendez−vous. Il s'en fut, par le chemin leplus long, jusqu'à l'avenue de l'Opéra pour acheter de fines essences de cédrat et de cet alkermès dont le goûtévoque l'idée d'une confiserie pharmaceutique de l'Orient. Il s'agit, se dit−il, moins de régaler Hyacinthe quede lui faire déguster un élixir ignoré, qui l'étonne.

Il revint, chargé d'emplettes, sortit encore et, dans la rue, un immense ennui l'accabla.

Il finit par échouer, après une interminable promenade au ras des quais, dans une brasserie.

Il tomba sur une banquette et ouvrit un journal.

Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardait la série des faits divers ? à rien, pas même àelle. A force d'avoir tourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son esprit était arrivé au point mortet restait inerte.

Durtal se trouvait seulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage, dans un bain tiède.

Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit−il, lorsqu'il parvint à se reprendre, —car le pèreRateau n'aura certainement pas fait, ainsi que je l'en ai prié, mon ménage à fond, —et je ne veux pourtant pasqu'aujourd'hui la poussière traîne sur tous les meubles.

Il est six heures ; si je dînais vaguement dans un lieu à peu près sûr. Il se rappela un restaurant voisin oùil avait autrefois mangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle etfroide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l'insecticide ; il savoura enfind'anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout à la fois aquatique et tombal.

De retour chez lui, il alluma d'abord le feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet ; puis ilinspecta les pièces.

Il ne s'était pas trompé ; le concierge avait bousculé le ménage avec la même brutalité, la même hâteque de coutume. Pourtant, il avait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces de doigts marquaientles glaces.

Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d'orgue des tapis, tira sesrideaux, polit avec un torchon les bibelots qu'il mit en ordre ; partout il constatait de la cendre écrasée decigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées derouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papierépars, lancés à coups de balai, dans tous les coins.

Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés parles crasses−et à mesure qu'il époussetait, son indignation s'augmentait contre Rateau. —et ça ! Fit−il,apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. —là, voyons, c'est mieux.—il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par descoupe−papiers, posa un vieil in−folio ouvert sur une chaise. —le symbole du travail ! Se dit−il, en riant.—puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissale couvre−pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans lecabinet de toilette. Là, il s'arrêta, découragé. C'était, sur une étagère de bambou, au−dessus de la tablette du

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lavabo, un tohu−bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots etles bouchons à l'émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna lacuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l'eau saturée d'ammoniaque, fit manoeuvrer sonvaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla lepetit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d'une fringale de propreté, il raclait,émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n'en voulait plus au concierge maintenant ; il trouvaitmême qu'il ne lui avait plus laissé assez d'objets à fourbir, à rendre neufs.

Puis il se rasa de frais, se brillanta la moustache, procéda à une nouvelle toilette minutieuse à grandeeau, se demanda, en s'habillant, s'il devait enfiler des bottines à boutons ou des pantoufles, jugea que lesbottines étaient moins familières et plus dignes, se résolut pourtant à nouer une cravate lâche, à endosser unevareuse, pensant que cette toilette négligée d'artiste plairait à cette femme.

—là, ça y est, —dit−il, après un dernier coup de brosse. Il retourna dans les autres pièces, fourgonna lesfeux, donna enfin à dîner au chat qui rôdait, ahuri, flairant tous les objets lavés, les jugeant sans doutedifférents de ceux qu'il frôlait, sans s'en occuper, tous les jours.

Et l'en−cas qu'il oubliait ! Durtal posa près de la cheminée une bouillotte, distribua sur un ancienplateau de laque, des tasses, la théière, le sucrier, des gâteaux, des bonbons, des petits verres en bordure, afinde les avoir prêts sous la main, aussitôt qu'il estimerait que le moment était venu de les servir.

Cette fois, c'était achevé ; le logement est sévèrement épouillé, elle peut arriver, se dit−il, en alignantdans ses rayons quelques livres dont les dos dépassaient ceux des autres. Tout est bien, sauf... sauf le verre dema lampe qui est piqué, dans son renflement, à la hauteur de la mèche, de points de caramel, et tigré de jus depipe ; mais ça, je suis incapable de l'enlever, et puis je n'ai pas envie de me brûler les doigts ; au reste, enbaissant un peu l'abat−jour, on ne l'aperçoit pas.

Voyons, comment vais−je m'y prendre, lorsqu'elle viendra ? Se demanda−t−il, en s'enfonçant dans sonfauteuil. Elle entre, bon, je lui prends les mains, je les embrasse ; puis, amenée ici, dans cette pièce, je la faisasseoir près du feu, dans ce fauteuil. Je m'installe, moi, en face d'elle, sur cette petite chaise et, en m'avançantun peu, en touchant ses genoux, je puis lui ressaisir et lui enlacer les mains ; de là, à la faire se pencher versmoi qui me soulèverais, il n'y a qu'un pas.

J'atteins alors ses lèvres et je suis sauvé !

Eh non, pas tant que cela ! Car c'est alors que l'aria commence. Je ne puis songer à la conduire dans lachambre à coucher. Le déshabillage, le lit, ce n'est tolérable que lorsque l'on se connaît déjà. à ce point devue, les entames d'amour sont hideuses et m'atterrent. Je ne les concevrais qu'avec un souper à deux, avec untantinet de vin fou qui exalterait la femme, je voudrais qu'elle fût prise dans un étourdissement, qu'elle ne seréveillât qu'étendue sous de subreptices baisers, dans l'ombre. à défaut de souper ce soir, il est nécessairequ'elle et moi, nous nous évitions de mutuels embarras, que nous rehaussions la misère de cet acte par uneallure de passion, par un tourbillon effaré d'âme ; il faut donc que je la possède, ici même, et qu'elle puisses'imaginer que je perds la tête, alors qu'elle succombe.

Ce n'est pas commode à arranger dans cette pièce qui manque de canapé ou de divan. Pour bien faire, ilconvient que je la renverse sur le tapis ; elle aurait, ainsi que toutes les femmes, la ressource de se replier lebras sur les yeux, de se cacher par à peu près la face ; moi, j'aurai soin, avant qu'elle ne se relève, de baisserla lampe.

Bien−je vais toujours préparer un coussin pour sa nuque ; il en chercha un, le glissa sous le fauteuil.—si je défaisais maintenant mes bretelles, car elles prêtent souvent à de risibles retards. —il les détacha, serra

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la boucle de son pantalon pour qu'il ne tombât point. Mais, il y a cette damnée question des jupes ! J'admireles romanciers qui font déflorer des vierges harnachées dans des robes, sanglées dans des corsets, et cela,naturellement, en un tour de baiser, en un clin d'oeil, comme si c'était possible ! —quel ennui tout de mêmeque de se battre avec ces affutiaux, que d'errer dans les plis à empois du linge ! Je dois espérer pourtant queMme Chantelouve a prévu le cas et qu'elle évitera, autant que possible, dans son intérêt même, des difficultésridicules !

Il consulta sa montre ; huit heures et demie. Il ne faut pas l'attendre, avant au moins une heure, se dit−il,car elle viendra ainsi que toutes les femmes, en retard. Que diable peut−elle bien raconter à ce pauvreChantelouve, pour lui expliquer sa sortie, ce soir ?

Enfin, cela ne me regarde pas. —hum ! Cette bouillotte près du feu semble une invite à toilette ; maisnon, le prétexte du thé à échauder conjure toute grossière idée. Et si Hyacinthe ne venait pas ?

Elle viendra, se dit−il, subitement ému : car enfin, quel intérêt aurait−elle à se dérober maintenantqu'elle sait ne pas pouvoir m'attiser plus ? Puis, sautant toujours dans le même cercle, d'une pensée à uneautre : —ce sera un désastre sans doute ; une fois repu, la désillusion est probable ; eh bien, tant mieux, jeserai libre, car avec ces histoires−là, je ne travaille plus !

Quelle misère ! Me voilà reculé−d'âme seulement hélas ! —jusqu'à vingt ans. J'attends une femme,alors que depuis des années, je méprisais et les gens amoureux et les maîtresses ; —et je regarde ma montre,toutes les cinq minutes, et j'écoute, malgré moi, si je n'entends point dans l'escalier son pas !

Non, il n'y a pas à dire, la petite fleur bleue, le chiendent de l'âme, c'est difficile à extirper et ce que çarepousse ! Rien ne paraît pendant vingt ans et soudain, on ne sait, ni pourquoi, ni comment, ça drageonne etça jaillit en d'inextricables touffes ! —mon dieu, que je suis bête !

Il bondit dans son fauteuil. Doucement on sonnait.

Il n'est pas encore neuf heures, ce n'est pas elle, murmura−t−il, en ouvrant.

C'était elle.

Il lui serra les mains, la remercia d'être aussi exacte.

Elle se déclara souffrante.

—je ne suis venue que pour ne pas vous faire attendre !

Il s'inquiéta.

—j'ai une migraine affreuse, reprit−elle, en passant ses doigts gantés sur son front.

Il la débarrassa de ses fourrures, la pria de s'asseoir dans le fauteuil, et il se préparait à se rapprocherd'elle, à s'installer, ainsi qu'il se l'était promis, sur une petite chaise, mais elle refusa le fauteuil et choisit, loindu feu, près de la table, un siège bas.

Debout, il se pencha et lui prit les doigts.

—comme vous avez la main brûlante, dit−elle.

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—oui, un peu de fièvre, je dors si mal. Si vous saviez combien je pense à vous ! Puis vous êtes toujoursici, pour moi ; et il parla de cette persistante odeur de cannelle expirant très au loin, dans les odeurs moinsdéfinies qu'exhalaient ses gants. Allez, —et il fleura ses doigts, —vous me laisserez encore un peu de vousaujourd'hui, lorsque vous me quitterez.

Elle se leva, en soupirant :

—tiens, vous avez un chat ; comment se nomme−t−il ?

—Mouche.

Elle l'appela. Il s'empressa immédiatement de déguerpir.

—Mouche ! Mouche ! Cria Durtal.

Mais Mouche, refugié sous le lit, ne sortit pas.

—il est, voyez−vous, un peu sauvage... il n'a jamais vu de femmes.

—oh, voulez−vous me faire croire que vous n'avez jamais, ici, reçu de femmes.

Il lui jura que non, attesta qu'elle était la première...

—et vous ne teniez peut−être pas beaucoup, avouez−le, à ce que cette... première vînt ?

Il rougit. —mais pourquoi ?

Elle eut un geste vague. —j'ai envie de vous taquiner, reprit−elle, en s'asseyant, cette fois sur le fauteuil.Au reste, je ne sais vraiment pas pourquoi je me permets de vous poser des questions aussi indiscrètes.

Il s'était assis devant elle ; il était enfin parvenu à poser la scène telle qu'il la voulait et il allaitcommencer l'attaque.

Il frôlait ses genoux avec les siens.

—vous savez bien que vous ne pouvez être indiscrète, que seule, ici, vous avez désormais des droits...

—non pas, je n'en ai aucun et n'en veux pas avoir !

—pourquoi ?

—parce que... écoutez. —et sa voix s'affermit et devint grave. —écoutez, plus je réfléchis et plus je vousdemande en grâce de ne pas ainsi détruire notre rêve. Et puis... voulez−vous que je sois franche, si francheque je vais vous paraître sans doute un monstre d'égoïsme, eh bien, personnellement, je ne voudrais pas gâterle bonheur... comment dirai−je, abouti, extrême... que me donne notre liaison. Je sens bien que cela devientconfus et que je m'explique mal.

Enfin, tenez, je vous possède quand et comment il me plaît, de même que j'ai longtemps possédé Byron,Baudelaire, Gérard De Nerval, ceux que j'aime...

—vous dites ?

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—je dis que je n'ai qu'à les désirer, qu'à vous désirer vous, maintenant, avant de m'endormir...

—et ?

—et vous seriez inférieur à ma chimère, au Durtal que j'adore et dont les caresses rendent mes nuitsfolles !

Il la regarda stupéfié. Elle avait ses yeux dolents et troubles ; elle semblait même ne plus le voir etparler dans le vide. Il hésita, aperçut en un éclair de pensée, ces scènes de l'incubat dont Gévingey parlait ;nous débrouillerons cela plus tard, se dit−il ; —en attendant... —il lui tira doucement les bras, se haussa verselle et brusquement il lui baisa la bouche.

Elle eut un sursaut électrique, fut debout. Il l'étreignit, l'embrassa furieusement ; alors, avec desgémissements très doux, avec une sorte de roucoulement de gorge, elle renversa sa tête et étreignit sa jambeentre les siennes.

Il eut un cri de rage−car il sentait bouger ses hanches. —il comprenait, ou croyait, cette fois,comprendre ! Elle voulait une volupté d'avare, une espèce de péché solitaire, de joie muette...

il la repoussa. Elle resta, toute pâle, suffoquant, les yeux fermés, les mains tendues en avant, commecelles d'un enfant qui s'épeure... —puis la colère de Durtal s'évanouit, car il hennissait ; —et marchant surelle, il la reprit ; —mais elle se débattit, criant : non, je vous en supplie, laissez−moi !

Il la tenait, à plein corps, écrasée contre lui et il essayait de lui faire plier les reins.

—oh ! Je vous en supplie, laissez−moi partir !

Elle eut un accent si désespéré qu'il la lâcha.

Puis, il se demanda s'il n'allait pas la jeter brutalement sur le tapis et tenter de la violer.

Mais ses yeux égarés l'effrayèrent.

Elle haletait, les bras tombés, appuyée, toute blanche, contre sa bibliothèque.

—ah ! Fit−il, en marchant dans la pièce et en bousculant les meubles. Ah ! Il faut vraiment que je vousaime pour que, malgré vos supplications et vos refus...

elle joignit les mains pour l'écarter.

—ah çà, reprit−il, exaspéré, en quoi donc êtes−vous faite ?

Elle s'éveilla et, froissée, lui dit : —monsieur, je souffre assez, épargnez−moi. —et pêle−mêle, elleparla de son mari, de son confesseur, devint incohérente et il eut peur ; elle se tut, puis, d'une voix chantante,elle reprit :

—dites vous viendrez, demain soir, chez moi ?

—mais moi aussi, je souffre !

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Elle sembla ne pas l'entendre ; ses yeux en fumée s'éclairaient tout au loin des prunelles de faibleslueurs. Sur ce ton de cantilène, elle murmura :

dites, mon ami, dites, vous viendrez, n'est−ce pas ?

—oui, fit−il, enfin.

Alors elle se rajusta, et, sans dire mot, elle quitta la pièce ; il la suivit, silencieux, jusqu'à l'entrée ; elleouvrit la porte, se retourna, lui prit la main et très doucement elle l'effleura de ses lèvres.

Il resta stupide, ne comprenant plus. Qu'est−ce que cela signifie ? Fit−il, en rentrant dans sa pièce, enremettant les meubles en place, en rétablissant le désordre des tapis foulés. Voyons, j'aurais bien besoin demettre aussi de l'ordre dans ma cervelle ; réfléchissons, s'il se peut :

où veut−elle en venir, car enfin elle a un but ! — elle ne veut pas aboutir à l'acte même. Craint−elle,ainsi qu'elle l'affirme, la désillusion ? Se rend−elle compte combien les soubresauts amoureux sontgrotesques ? Ou bien est−elle, ce que je crois, une mélancolique et terrible allumeuse qui ne songe qu'àelle ; ce serait alors une sorte d'égoïsme obscène, un de ces péchés compliqués tels qu'en contient la sommedes confesseurs... dans ce cas, elle serait une... frôleuse !

Puis reste cette question de l'incubat qui vient s'enter là−dessous ; elle avoue, et cela si placidement,qu'elle cohabite à volonté, en songe, avec des êtres vivants ou morts ? Est−elle satanisante et le chanoineDocre, qui l'a connue, a−t−il passé par là ?

Autant de questions impossibles à résoudre. Que dénonce maintenant cette invitation imprévue pourdemain ? Veut−elle ne céder que chez elle ? S'y trouve−t−elle plus à l'aise ou juge−t−elle plus urticant lepéché commis près de son mari, dans une chambre ? Exècre−t−elle Chantelouve, est−ce une vengeanceméditée ou compte−t−elle sur la peur du danger pour se fouetter les sens ?

Après cela, c'est peut−être tout bonnement une dernière coquetterie, une halte de scrupules, un apéritifavant le repas ; puis les femmes sont si drôles ! Elle s'est peut−être assigné des délais, pour se mieuxdifférencier, par ce subterfuge, des filles. Ou bien, il y a peut−être encore une cause physique, unatermoiement indispensable, une nécessité charnelle de gagner un jour ?

Il chercha d'autres raisons encore, mais il n'en découvrit point.

Au fond, reprit−il, vexé, malgré tout, de son échec, au fond j'ai été un imbécile. J'aurais dû hussarder, nepas m'arrêter à ses supplications et à ses leurres ; j'aurais dû lui violenter la bouche, lui faire sauter les seins.Ce serait fini, tandis que maintenant tout est à recommencer ; et que diantre, j'ai autre chose à faire !

Qui sait si, à l'heure actuelle, elle ne se fiche pas de moi ? Peut−être m'espérait−elle plus virulent et plushardi ; mais non, sa voix navrée n'était pas feinte, ses pauvres yeux ne simulaient pas l'égarement, et quesignifierait alors ce baiser presque respectueux, car il y avait une insaisissable nuance de respect et degratitude, dans ce baiser qui m'enveloppa la main !

C'est à s'y perdre. En attendant, j'ai, dans cette bousculade, oublié mes rafraîchissements et mon thé. Sij'ôtais mes bottines maintenant que je suis seul, car j'ai les pieds gonflés, à force d'avoir ainsi piétiné dans lachambre.

Si je faisais mieux encore, si je me couchais, car je suis incapable maintenant de travailler ou de lire. Etil ouvrit sa couverture.

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Décidément, rien n'arrive comme on le prévoit ; ce n'était pourtant pas trop mal machiné, reprit−il, ens'étendant entre ses draps. Il éteignit, en soupirant, la lampe, tandis que le chat rassuré, passait plus légerqu'un souffle au−dessus de lui et gagnait sans bruit sa place.

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CHAPITRE XI

Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toute la nuit, et il se réveilla, le lendemain,lucide et agaillardi, très calme.

Cette scène de la veille, qui devait exacerber ses sens, produisit l'effet absolument contraire ; la véritéc'est que Durtal n'était nullement de ceux que les obstacles attirent. Il essayait, une seule fois, de foncerdessus et, dès qu'il jugeait ne les pouvoir culbuter, il s'écartait, sans aucun désir de renouveler la lutte. SiMme Chantelouve avait voulu l'affiler plus encore par ces escales ménagées et ces retards, elle avait faitfausse route. Il s'émoussait, se sentait, ce matin−là, déjà ennuyé de ces mimiques, las de ces attentes.

Une pointe d'aigreur commençait à se mêler aussi à ses réflexions. Il en voulait à cette femme de l'avoirainsi lanterné et il s'en voulait à lui−même de s'être laissé berner de la sorte.

Puis certaines phrases dont l'impertinence ne l'avait pas tout d'abord surpris, le froissaient maintenant.Celle où, à propos de ses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent, répondu : " cela meprend souvent dans les omnibus " ; cette autre surtout où elle affirmait n'avoir besoin, ni de sa permission, nide sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moins malséantes, adressées à un homme qui n'avaitpas couru après elle et qui ne l'avait enlacée en somme par aucune avance.

—toi, dit−il, je te materai, dès que j'aurais des droits.

Dans le réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme se relâchait.

Résolument il pensa :

va encore pour deux rendez−vous ; celui de ce soir chez elle. Celui−là est inutile et ne compte pas, carj'entends ni me laisser investir, ni tenter, de mon côté, l'assaut ; je n'ai pas l'envie, en effet, d'être pris enflagrant délit par Chantelouve, de risquer la police correctionnelle ou le revolver.

Et un autre, un dernier, ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos ; elle ira jouer son rôle de frôleuseailleurs !

Et il déjeuna de bon appétit, s'installa devant sa table et remua les matériaux épars de son livre.

J'en étais, se dit−il, en parcourant son dernier chapitre, au moment où les expériences d'alchimie, où lesévocations diaboliques ratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le maréchalavouent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu'il commît des crimes.

Gilles refuse d'aliéner son existence et d'abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres.Cet homme si brave sur les champs de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d'Arc,tremble devant le démon, s'apeure lorsqu'il songe à la vie éternelle, lorsqu'il pense au Christ.

Et il en est de même de ses complices ; pour être assuré qu'ils ne révéleront pas les confondantesturpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les saints evangiles le secret certain qu'aucun d'euxn'enfreindra le serment, car, au Moyen Age, le plus impavide des bandits n'oserait assumer l'irrémissibleméfait de tromper Dieu !

Toujours est−il qu'en même temps que ses alchimistes délaissent leurs impuissants fourneaux, Gilles selivre à d'effroyables ripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées des rasades et des mets,entre en éruption, bout en tumulte.

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Or, il n'y avait point de femmes au château ; Gilles paraît du reste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe.Après avoir baratté les ribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les La Hire, les prostituées dela cour de Charles vii, il semble que le mépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dontl'idéal de concupiscence s'altère et dévie, il en arrive certainement à être dégoûté par la délicatesse du grainde la peau, par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de choeur de sa maîtrise ; il les avait choisis, d'ailleurs, ces petits desservantsde sa psallette, " bels comme des anges " .

Ils furent les seuls qu'il aima, les seuls qu'en ses transports d'assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui parut tiède. La loi du satanisme qui veut que l'élu dumal descende la spirale du péché jusqu'à sa dernière marche, allait, une fois de plus, se promulguer. Nefallait−il pas aussi que l'âme de Gilles purulât, pour qu'en ce rouge tabernacle, constellé d'abcès, le très−baspût habiter à l'aise !

Et les litanies du rut s'élevèrent dans le vent salé des abattoirs. La première victime de Gilles fut un toutpetit garçon dont le nom est ignoré.

Il l'égorgea, lui trancha les poings, détacha le coeur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambre dePrélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au diable qui se tut. Gilles exaspérés'enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s'en fut, dans la nuit, les inhumer en terresainte, auprès d'une chapelle dédiée à saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d'évocation et ses grimoires,s'épandit en d'horribles semailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plus exorbitante moisson decrimes que l'on connaisse.

De 1432 à 1440, c'est−à−dire pendant les huit années comprises entre la retraite du maréchal et sa mort,les habitants de l'Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes. Tous les enfantsdisparaissent ; les pâtres sont enlevés dans les champs ; les fillettes qui sortent de l'école, les garçons quivont jouer à la pelote le long des ruelles ou s'ébattent au bord des bois, ne reviennent plus.

Au cours d'une enquête que le Duc De Bretagne ordonne, les scribes de Jean Touscheronde,commissaire du duc en ces matières, dressent d'interminables listes d'enfants qu'on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l'enfant de la femme Péronne, " un enfant qui allait à l'école et apprenait moultbien " dit la mère.

Perdu à Saint−étienne De Montluc, le fils de Guillaume Brice " lequel était pauvre homme et allait àl'aumône " .

Perdu à Machecoul, le fils de Georget Le Barbier " qu'on a vu, un certain jour cueillir des pommesderrière l'hôtel Rondeau et qui depuis n'a été vu " .

Perdu à Thonaye, l'enfant de Mathelin Thouars " qu'on entend se complaindre et esmoier et était leditenfant de l'âge d'environ douze ans " .

A Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergent laissent chez eux leur enfant âgé de huitans, et, au retour des champs, " ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dont moult se merveillèrent etfurent dolents " .

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A Chantelou, c'est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, qui dit que, un an ou environ, il vit au pays deRais, deux petits enfants de l'âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants de Robin Pavot audit lieu.

" et oncques depuis ce temps ne les vit, ni ne sait ce qu'ils sont devenus " .

A Nantes, c'est Jeanne Darel qui dépose que " le jour de saint père, elle adira en la ville son sien filsnommé Olivier, étant en l'âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne le vit ni ouït nouvelles " .

Et les pages de l'enquête continuent, s'accumulent, révèlent des centaines de noms, narrent la douleurdes mères qui interrogent les passants sur les chemins, les hurlements des familles dans les maisonsdesquelles les enfants sont ravis, dès qu'elles s'écartent pour bêcher les champs et semer le chanvre. Cesphrases reviennent, de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaque déposition : " on les voit s'encomplaindre doloreusement " , " on entend moult lamentations " . Partout où sont établis les charniers deGilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d'abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants dispersent sagéniture, mais, peu à peu, d'affreux soupçons lui viennent. Dès que le maréchal se déplace, dès qu'il va de saforteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrièreses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. Enfrémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger De Bricqueville, Gilles DeSillé, tous les intimes du maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu'unevieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles De Sillé, d'uneétamine noire ; elle accoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu'elle lève son voile, estsi habile, que tous la suivent jusqu'aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnés dans dessacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d'unoiseau de proie.

Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs, chassaient à l'enfant sous les ordres duGrand Veneur, le Sieur De Bricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s'installait aux fenêtres duchâteau et, alors que de jeunes mendiants, attirés par la renommée de ses largesses, demandaient l'aumône, illes triait du regard, faisait monter ceux dont la physionomie l'incitait au stupre et on les jetait en un cul debasse−fosse, jusqu'à ce que, se sentant en appétit, le maréchal réclamât son souper charnel.

Combien d'enfants égorgea−t−il, après les avoir déflorés ? Lui−même l'ignorait, tant il avait consomméde viols et commis de meurtres ! Les textes du temps comptes de sept à huit cents victimes, mais ce nombreest insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées ; le hameau de Tiffauges n'avait plus dejeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle ; à Champtocé, tout le fond d'une tour était rempli de cadavres ; untémoin, cité dans l'enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi : " qu'un nommé Du Jardin a ouï dire qu'ilavait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts " .

Aujourd'hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Il y a deux ans, à Tiffauges, un médecindécouvrit une oubliette et il en ramena des masses de têtes et d'os !

Toujours est−il que Gilles avoua d'épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent leseffrayants détails.

A la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtris par le suc puissant des venaisons,embrasés par de combustibles breuvages semés d'épices, Gilles et ses amis se retirent dans une chambreéloignée du château. C'est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille,on les bâillonne ; le maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dagues, se complaît à lesdémembrer, pièces à pièces. D'autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons ; il leur

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ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s'assied dedans. Alors, tandis qu'il se macèredans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peu et regarde par−dessus son épaule, afin decontempler les suprêmes convulsions, les derniers spasmes. Lui−même l'a dit :

" j'étais plus content de jouir des tortures, des larmes, de l'effroi et du sang que de tout autre plaisir " .

Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit du procès nous apprend que : " ledit sires'échauffait avec des petits garçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avait habitation sur leventre, disant qu'il y prenait plus de plaisir et moins de peine qu'à le faire en leur nature. " après quoi, il leursciait lentement la gorge, et l'on plaçait le cadavre, les linges, les robes, dans le brasier de l'âtre bourré de boiset de feuilles sèches, et l'on jetait les cendres, partie dans les latrines, partie au vent, en haut d'une tour, partiedans les fossés et les douves.

Bientôt ses furies s'aggravèrent ; jusqu'alors il avait assouvi sur des êtres vivants ou moribonds la ragede ses sens ; il se fatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima les morts.

Artiste passionné, il baisait, avec des cris d'enthousiasme, les membres bien faits de ses victimes ; ilétablissait un concours de beauté sépulcrale ; — et, alors que, de ces têtes coupées, l'une obtenait le prix, —illa soulevait par les cheveux et, passionnément, il embrassait ses lèvres froides.

Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua les enfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaitsdans la glace ensanglantée des tombes ; il alla même, un jour que sa provision d'enfants était épuisée, jusqu'àéventrer une femme enceinte et à manier le foetus ! —puis, après ces excès, il tombait, épuisé, en d'horriblessommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes de léthargies qui accablèrent, après ses violations desépulture, le sergent Bertrand. —mais si l'on peut admettre que ce sommeil de plomb est l'une des phasesconnues de cet état encore mal observé du vampirisme ; si l'on peut croire que Gilles De Rais fut un aberrédes sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, il faut avouer qu'il se distingue des plus fastueuxdes criminels, des plus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain, tant il est horrible !

Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d'une essence depéché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de savictime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle ; elle s'aggrava, devint spirituelle. Il voulut fairesouffrir l'enfant dans son corps et dans son âme ; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude,dupa l'affection, vola l'amour. Alors il dépassa, du coup, l'infamie de l'homme et entra de plain−pied dans ladernière ténèbre du mal.

Il imagina ceci :

quand l'un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaientà un croc fiché au mur ; et, au moment où l'enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouerla corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait,essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices :

ces hommes−là sont méchants, mais tu vois ils m'obéissent ; n'aie plus peur, je te sauve la vie et je vaiste rendre à ta mère ; —tandis que l'enfant éperdu de joie, l'embrassait, l'aimait à ce moment, il lui incisaitdoucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, " languissant " et lorsque la tête un peudétachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant.

Après ces abominables jeux, il put croire que l'art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernierbouillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d'orgueil, il dit à la troupe des parasites : " il n'est personne surla planète qui ose ainsi faire ! " mais si l'au−delà du bien, si le là−bas de l'amour est accessible à certaines

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âmes, l'au−delà du mal ne s'atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller danscette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c'enétait fait ; les limites de l'imagination humaine prenaient fin ; il les avait, diaboliquement, dépassées même.Il haletait, insatiable, devant le vide ; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupetous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui.

Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, letenailla sans trêve.

Il vécut d'expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve,courant dans les parties solitaires du château ; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu'il fera pénitence,il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l'honneur des SaintsInnocents ; il parle de s'enfermer dans un cloître, d'aller à Jérusalem, en mendiant son pain.

Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur lesautres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent.

Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans detelles rages, qu'il se rue sur l'enfant qu'on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le laitsanglant des yeux, puis il s'empare d'un bâton d'épines et frappe sur la tête jusqu'à ce que la cervelle saute ducrâne !

Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l'éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu'une bêtetraquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre etdes hardes.

Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que laBretagne en recèle encore à Carnoët.

Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l'accostent, regarde, et soudain il voitl'obscénité des très vieux arbres.

Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave ; pour lapremière fois, il comprend l'immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies.

Ici, l'arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de sesracines, dressant des jambes en l'air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s'ouvrent, àleur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu'elles s'éloignent du tronc ; là, entre ces jambes, uneautre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux,jusqu'à la cime ; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuillesou bien, il sort au contraire, d'une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.

Des images l'effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dansles écorces pâles et lisses des longs hêtres ; il retrouve l'épiderme éléphantin des mendiants dans l'enveloppenoire et rugueuse des vieux chênes ; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, desorifices où l'écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d'immondesémonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d'autres visions, desfosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris ; ce sont, dans le tronc même de l'arbre, desblessures qui s'allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses !

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Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui sesatanise ; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s'arrondissent en des outres fécondes,se dispersent en des traînées épandues de laite ; ils s'accordent avec la bombance sombre de la futaie où cene sont plus qu'images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands v, que bouches deSodome, que cicatrices qui s'ébrasent, qu'issues humides ! —et ce paysage d'abomination change. Gilles voitmaintenant sur les troncs d'inquiétants polypes, d'horribles loupes.

Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des cariesatroces ; c'est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d'arbres dans laquelle surgit, au détourd'une allée, un hêtre rouge.

Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre enrage, rêve que sous l'écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse,il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l'homme !

Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s'affole, brame, écoute, hagard, laforêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents ; il s'affaisse, pleure, reprend sa marchejusqu'à ce qu'exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse.

Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu'il dort. Les enlacements lubriques des branches,l'accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s'entr'ouvrentdisparaissent ; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent ; les blancs abcès des nuées serésorbent dans le gris du ciel ; et−dans un grand silence−ce sont les incubes et les succubes qui passent.

Les corps qu'il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l'état de larveset l'attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi il se traîneà quatre pattes, tel qu'un loup, jusqu'au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.

Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde.

Il l'adjure d'avoir pitié, le supplie de l'épargner, sanglote, pleure, et lorsque n'en pouvant plus, il gémittout bas, il entend, terrifié, pleurer dans sa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mères etcriaient grâce !

Et Durtal emballé sur cette vision qu'il imagine, ferme son cahier de notes et juge, en levant les épaules,bien mesquins ses débats d'âme à propos d'une femme dont le péché n'est, comme le sien en somme, qu'unpéché bourgeois, qu'un péché ladre.

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CHAPITRE XII

Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange à Chantelouve que j'ai omis de voir depuis desmois, est facile à trouver, se disait Durtal, en s'acheminant vers la rue de Bagneux. En supposant qu'il soitchez lui, ce soir, ce qui est peu probable, car alors, que signifierait ce rendez−vous ? J'aurai la ressource delui raconter que j'ai appris par des Hermies son accès de goutte et que j'ai voulu prendre de ses nouvelles.

Il monta l'escalier de la maison qu'habitait Chantelouve. C'était un vieil escalier à rampe de fer, trèslarge, aux marches pavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé par ces antiques lampes àréflecteur que surmonte une sorte de casque de tôle peint en vert.

Cette ancienne maison sentait l'eau des tombes, mais elle exhalait aussi une odeur cléricale, dégageait cefleur d'intimité un peu solennel que n'ont plus les bâtisses en carton−pâte de notre temps. Elle ne semblait paspouvoir abriter les promiscuités des appartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenues etdes ménages réguliers et placides.

Elle lui plut et il jugea qu'Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.

Il sonna au premier étage. Une bonne l'introduisit par un long couloir dans un salon. Il constata, d'uncoup d'oeil, que depuis sa dernière visite, rien n'avait changé.

C'était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n'en finissant plus, une cheminée parée d'uneréduction en bronze de la Jeanne d'Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon, à globes. Ilreconnaissait le piano à queue, la table chargée d'albums, le divan, les fauteuils forme Louis xv, en tapisseriespeintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potiches bleues, montées sur des pieds de faux ébène, despalmiers malades. Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait de Chantelouve jeune, poséde trois quarts, une main appuyée sur la pile de ses oeuvres ; seuls, un ancien iconostase russe en argentniellé et l'un de ces Christ en bois, sculptés au dix−septième siècle, par Bogard de Nancy et couché sur un litde velours, en un ancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cet ameublement de bourgeoisfaisant leurs Pâques, recevant des dames de charité et des prêtres.

Un grand feu flambait dans l'âtre ; une très haute lampe à abat−jour de dentelle rose, éclairait la pièce.

—ce que ça pue la sacristie ! Se disait Durtal, au moment où la porte s'ouvrit.

Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molleton blanc, embaumant la frangipane. Elleserra la main de Durtal, s'assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas de soie indigo dans despetits souliers vernis, à grilles.

Ils parlèrent du temps ; elle se plaignait de la persistance de l'hiver, déclarait que malgré les fournaisesles plus actives elle demeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâter ses mains qui étaient, eneffet, froides ; puis elle s'inquiéta de sa santé, le trouva pâle.

—mon ami a l'air bien triste, dit−elle.

—on le serait à moins, fit−il, désirant se rendre intéressant.

Elle ne répondit pas tout d'abord, puis :

—hier, j'ai vu combien vous me désiriez ! Mais pourquoi, pourquoi vouloir en arriver là ?

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Il esquissa un vague geste de dépit.

—vous êtes tout de même singulier, reprit−elle.

J'ai relu l'un de vos livres, aujourd'hui et j'y ai noté cette phrase : " il n'y a de bon que les femmes quel'on a pas " , allons, avouez que vous aviez raison en l'écrivant !

—ça dépend, je n'étais pas amoureux alors !

Elle hocha la tête. —voyons, dit−elle, il faut que je prévienne mon mari que vous êtes là.

Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouait décidément dans ce ménage.

Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre et il avait la bouche barrée par unporte−plume.

Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sa santé s'était tout à fait remise, il se plaignit delabeurs écrasants, de fardeaux énormes.

J'ai dû renoncer à mes dîners et à mes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit−il, je suisattelé, du matin au soir, devant ma table.

Et à une question de Durtal s'enquérant de la nature de ces travaux, il avoua toute une série de volumessur des vies de Saints ; de l'ouvrage à la grosse, non signé, commandé pour l'exportation par une maison deTours.

—oui ; et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraiment négligés qu'il prépare.

Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouve ajouta, riant à son tour : —elle ditvrai ; les sujets me sont imposés et l'on dirait que l'éditeur se complaît à vouloir me faire célébrer la crasse !J'ai à décrire les bienheureux qui sont, pour la plupart, déplorablement sales : Labre, dont la vermine et lapuanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables ; Sainte Cunégonde qui délaissait par humilité son corps ;Sainte Opportune qui n'usa jamais d'eau et ne lava jamais son lit qu'avec ses larmes ; Sainte Silvie qui ne sedébarbouilla jamais la face ; Sainte Radegonde qui ne changeait jamais de cilice et couchait sur un tas decendre ; et combien d'autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d'une auréole d'or !

—il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de Marie Alacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elleramassa avec sa langue les déjections d'une malade et suça, au doigt de pied d'un infirme, un apostume !

—je le sais, mais j'avoue que, loin de me toucher, ces saletés−là me répugnent.

—j'aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme Chantelouve. Celui−là avait le corps si transparent qu'ilvoyait au travers de sa poitrine des ordures dans son coeur ; ces ordures sont pour nous, du moins,supportables. Au reste, reprit−elle, après un silence, ce manque de soins me ferait prendre en grippe lesmonastères et il me rendrait odieux votre Moyen Age !

—pardon, ma chère, dit le mari ; mais vous commettez pour l'instant une grosse erreur : le Moyen Agen'a jamais été, comme vous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûment les bains. A Paris,par exemple, où les établissements furent nombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l'eauétait chaude. C'est seulement à partir de la Renaissance que la crasse s'est implantée en France. Quand onsonge que cette délicieuse reine Margot avait le corps macéré de parfums mais jambonné tel qu'un fond de

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poêle !

—et Henri iv qui se flattait d'avoir les pieds fumants et le gousset fin !

—mon ami, faites−nous grâce, je vous prie, de ces détails, dit la femme.

Durtal regardait pendant qu'il parlait, Chantelouve.

Il était rotond et petit, bedonnait de l'estomac, ceinturait à peine son ventre de ses deux bras. Il avait lesjoues rubicondes, les cheveux longs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le long des tempes.

Il portait du coton rose dans les oreilles, était complètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant etpieux. Mais l'oeil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite ; on devinait dans ce regard un hommed'affaires intrigant et madré, capable, sous ses abords mielleux, d'un mauvais coup.

—ce qu'il doit avoir envie de me ficher à la porte !

Se disait Durtal, car il n'ignore certainement pas les manigances de sa femme.

Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il ne décelait guère. Les jambes croisées, les mainspliées, en un geste de prêtre, l'une sur l'autre, il paraissait s'intéresser fort maintenant aux travaux de Durtal.

Un peu incliné, écoutant ainsi qu'au théâtre, il répliquait : —oui, je connais la matière ; j'ai lu, dans letemps un livre qui m'a semblé bien fait sur Gilles De Rais ; c'était un volume de l'abbé Bossard.

—c'est même l'ouvrage le plus savant et le plus complet que l'on ait écrit sur le maréchal.

—mais, reprit, Chantelouve, il y a toujours un point que je ne comprends pas ; je ne puis m'expliquerpourquoi Gilles de Rais fut surnommé Barbe−bleue, car son histoire n'a aucun rapport avec le conte du bonPerrault.

—la vérité, c'est que le vrai Barbe−bleue n'est pas Gilles de Rais, mais bien un roi breton appelé Cômor,dont un fragment de château existe encore, depuis le sixième siècle, sur les confins de la forêt de Carnoët. Lalégende est simple : ce roi demanda à Guérock, comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérockrefusa parce qu'il avait ouï dire que ce roi constamment veuf, égorgeait ses femmes ; enfin Saint Gildas luipromit de lui rendre sa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l'union fut célébrée.

Quelques mois après, Triphine apprit qu'en effet Cômor tuait ses compagnes, dès qu'elles devenaientenceintes. Elle était grosse, elle s'enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha le col.

Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et le Saint ressuscita Triphine.

Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plus que l'histoire de Barbe−bleue du vieuxconte arrangé par l'ingénieux Perrault.

Maintenant, quant à vous dire comment et pourquoi le surnom de Barbe−bleue a émigré du roi Cômorau maréchal, je l'ignore ; cela se perd dans la nuit des âges !

—mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras le satanisme avec votre Gilles de Rais, repritChantelouve, après un silence.

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—oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n'étaient pas aussi loin de nous ; ce qui serait vraimentplus alléchant et moins désuet, ce serait de décrire le diabolisme de nos jours !

—sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie.

—car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe des choses inouïes pour l'instant ! L'on m'a parlé deprêtres sacrilèges, d'un certain chanoine qui renouvellerait les scènes sabbatiques du Moyen Age.

Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia ses jambes et levant les yeux au plafond, il dit :

—mon dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissent à se glisser dans le troupeau de notreclergé ; mais celles−là sont si rares qu'elles ne valent même pas qu'on s'en occupe. —et il coupa laconversation, en parlant d'un livre sur la fronde qu'il venait de lire.

Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de ses relations avec le chanoine Docre. Il garda lesilence, un peu embarrassé.

—mon ami, fit Mme Chantelouve, en s'adressant à son mari, vous avez oublié de remonter votre lampe,elle charbonne ; bien que la porte soit fermée, je sens la fumée d'ici.

Il sembla que ce fût un congé qu'elle signifiait.

Chantelouve se leva et, avec un vague ricanement, il s'excusa d'être obligé de continuer son oeuvre.

Il serra la main de Durtal, le pria de ne plus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe dechambre sur son ventre, il quitta la place.

Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s'en fut jusqu'à la porte, s'assura, d'un coup d'oeil, qu'elle étaitclose, puis elle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer un mot, elle lui prit la tête entre lesmains, posa les lèvres sur sa bouche et l'ouvrit.

Il gémit furieusement.

Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et il voyait courir des étincelles d'argent à leursurface ; il la tint entre ses bras, pâmée, aux écoutes ; doucement, elle se dégagea en soupirant, tandis que,gêné, il allait s'asseoir un peu loin d'elle, en se crispant les mains.

Ils s'entretinrent de choses vaines ; elle, vantant sa bonne qui se jetterait au feu, sur son ordre ; luirépondant par des gestes d'approbation et de surprise.

Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front.

—ah ! Dit−elle, je souffre cruellement quand je pense qu'il est là, qu'il travaille ! Non j'aurais trop deremords ; c'est bête ce que je dis, mais s'il était un autre homme, un homme qui allât dans le monde et fît desconquêtes... ce ne serait pas la même chose.

Il l'écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes ; à la fin, se sentant tout à fait apaisé, il serapprocha d'elle et lui dit :

—vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou que nous persistions à demeurer sur larive, est−ce que le péché n'est pas, à une nuance près, le même ?

Là−bas

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—oui, je sais bien, mon confesseur me cause, — plus durement par exemple, —mais un peu commevous ; eh bien, non, vous aurez beau dire, ce n'est pas exact.

Il se mit à rire, songeant que le remords était peut−être le condiment qui sauve l'inappétence despassions blasées, puis il plaisanta :

—en fait de confesseur, reprit−il, si j'étais casuiste, il me semble que je chercherais à inventer denouveaux péchés ; je ne le suis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j'en ai trouvé un.

—vous ! Et riant, à son tour : puis−je le commettre ?

Il la dévisage ; elle avait l'air d'un enfant gourmand.

—vous seule pouvez vous répondre ; maintenant je dois vous avouer que ce n'est pas un péchéabsolument neuf, car il rentre dans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis le paganisme,mal défini, dans tous les cas.

Elle l'écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil.

—ne me faites pas languir, dit−elle ; allez au fait, quel est ce péché ?

—il n'est pas facile à expliquer ; je vais essayer néanmoins ; dans la province de la Luxure, on relève,si je ne me trompe, le péché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons−y, n'est−ce pas, ladémonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, en sus de tout cela, ce que j'appellerai le Pygmalionisme, qui tient,tout à la fois, de l'onanisme cérébral et de l'inceste.

Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant, de son oeuvre, d'une Hérodiade, d'uneJudith, d'une Hélène, d'une Jeanne d'Arc, qu'il aurait ou décrite ou peinte, et l'évoquant et finissant par laposséder en songe ! —eh bien, cet amour est pis que l'inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable nepeut jamais commettre qu'un demi−attentat, puisque sa fille n'est pas née de sa seule substance mais bienaussi d'une autre chair. Il y a donc, logiquement, dans l'inceste, un côté quasi−naturel, une part étrangère,presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, le père viole sa fille d'âme, la seule qui soit réellement pureet bien à lui, la seule qu'il ait pu enfanter sans le concours d'un autre sang. Le délit est donc entier et complet.Puis, n'y a−t−il pas aussi mépris de la nature, c'est−à−dire de l'oeuvre divine, puisque le sujet du péché n'estplus, ainsi que dans la bestialité même, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un être créé parune projection du talent qu'on souille, un être presque céleste, puisqu'on le rend souvent immortel, et cela parle génie, par l'artifice ?

Allons plus loin encore, si vous le voulez ; supposez qu'un artiste peigne un saint et qu'il s'en éprenne.

Cela se compliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce serait énorme !

—et peut−être, serait−ce exquis !

Il demeura abasourdi par ce mot ; elle se leva, ouvrit la porte et appela son mari.

—mon ami, dit−elle, Durtal a découvert un nouveau péché !

—quant à cela, non, fit Chantelouve qui s'encadra dans le chambranle de la porte ; l'édition des vertuset des vices est une édition ne varietur. l'on ne peut inventer de nouveaux péchés, mais l'on n'en perd pas. Aufond, de quoi s'agit−il ?

Là−bas

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Durtal lui expliqua sa théorie.

—mais, c'est tout bonnement une expression raffinée du succubat ; ce n'est pas l'oeuvre enfantée quis'anime, mais bien un succube qui en prend la nuit, les formes !

—avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui se féconde sans aucune aide, est au moinsun péché distingué, car il est un privilège des artistes, un vice réservé aux élus, inaccessible aux foules !

—quel aristo de l'ordure vous faites ! Dit Chantelouve, en riant. —mais je vais me replonger dans mesvies de saintes ; c'est d'atmosphère plus bénigne et plus fraîche. —sans adieu, Durtal, je vous laisse continueravec ma femme ce petit marivaudage satanique.

Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu'il put, mais une pointe d'ironie perçait.

Durtal la sentit. —il doit se faire tard, pensa−t−il, lorsque la porte se fut refermée sur Chantelouve ; ilconsulta sa montre, onze heures allaient sonner ; il se leva pour prendre congé.

—quand vous verrai−je ? Murmura−t−il, très bas.

—chez vous, demain, à neuf heures du soir.

Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit mais elle voulut le taquiner.

Elle l'embrassa, maternellement, sur le front, puis elle consulta, de nouveau, ses yeux.

Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leur implorante question par un long baiser quiles ferma, puis descendit jusqu'aux lèvres dont elle but le douloureux émoi.

Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Il descendit, satisfait qu'elle se fût enfin engagéeà lui céder demain.

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CHAPITRE XIII

Il recommença, comme l'autre soir, à nettoyer son logement, à y installer un désordre méthodique, àglisser un coussin sous le faux désarroi du fauteuil ; puis il força les feux, pour chauffer les pièces.

Mais il manquait d'impatience ; cette silencieuse promesse qu'il avait obtenue, que Mme Chantelouvene le laisserait plus pantelant, ce soir, le modérait ; maintenant que son incertitude avait pris fin, il ne vibraitplus avec cette acuité presque douloureuse que lui avait jusqu'alors suscitée l'attente enfiévrée de cettefemme ; il s'engourdit à tisonner des braises dans l'âtre ; son esprit était encore rempli d'elle, mais elle s'ytenait immobile et muette ; tout au plus, lorsque sa pensée bougea, songea−t−il à la question de savoircomment il s'y prendrait pour ne pas se vautrer, le moment venu, d'une façon ignoble. Cette question quil'avait tant préoccupé, l'avant−veille, le laissait encore gêné mais inerte. Il ne cherchait plus à la résoudre, s'enremettait au hasard, se disait qu'il était bien inutile de dresser des plans, puisque presque toujours lesstratégies les mieux combinées avortent.

Puis il se révolta contre lui−même, s'accusa de veulerie, marcha pour secouer cette torpeur qu'ilattribuait aux effluves brûlants du feu. Ah çà, est−ce qu'à force d'avoir attendu, ses souhaits étaient taris oulas ? Mais non, car il aspirait au moment où il pourrait pétrir cette femme ! Il cru trouver l'explication deson peu d'entrain, dans l'inévitable souci d'une première empreinte. Ce ne sera vraiment exquis, ce soir,qu'après celle−là, se dit−il ; le côté grotesque ne sera plus ; la connaissance charnelle sera faite ; je pourraireprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouée de ses formes, l'inquiétude de ma tenue, l'embarras demes gestes. Je voudrais bien, finit−il par se dire, en être à cet instant−là !

Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles, fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit ; lasonnette tinta ; Durtal s'en fut ouvrir.

Son costume lui plut ; elle portait, sous les fourrures qu'il enleva, une robe prune si foncée qu'elleparaissait noire, une robe d'étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras, fuselait sa taille,accentuait le ressaut des hanches, tendait sur le corset bombé.

—vous êtes charmante, dit−il, en lui baisant passionnément les poignets ; et il se plut à accélérer avecses lèvres le battement du pouls.

Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle.

Il s'assit en face d'elle ; elle le regardait de ses yeux mystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris toutentier ; il oubliait ses raisonnements et ses craintes, s'affolait à s'enfoncer dans l'eau de ses prunelles, àscruter le vague sourire de cette douloureuse bouche.

Il enlaça ses doigts dans les siens ; et, pour la première fois, il l'appela tout bas de son nom d'Hyacinthe.

Elle l'écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre ; puis, d'une voix suppliante :

—je vous en prie, renonçons à cela ; le désir seul est bon. Oh, je suis lucide, allez ; j'ai pensé à celatout le long du chemin. Je l'ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que je sens...

je suis allée aujourd'hui à l'église et j'ai eu peur, je me suis cachée, lorsque j'ai aperçu mon confesseur...

ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait :

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tu raconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir ; et, tout haut, il lui répondait parmonosyllabes, en continuant de l'investir.

Il se leva, pensant qu'elle ferait de même ou qu'il pourrait mieux, si elle restait assise, atteindre, en sepenchant, sa bouche.

—vos lèvres ! Vos lèvres d'hier ! Fit−il, alors qu'il s'approcha de son visage et elle les avança, debout.

Ils restèrent enlacés mais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula.

—songez au ridicule, dit−elle, à voix basse, il va falloir se déshabiller, se mettre en chemise, et la sottescène de la montée dans le lit ! Il évita de se prononcer, essayant de lui faire doucement comprendre par unepliante étreinte qu'elle pouvait s'épargner ces embarras ; mais il comprit, à son tour, en sentant la taille qui seroidissait sous ses doigts, qu'elle ne voulait absolument pas s'abandonner devant le feu, dans son salon, là.

—allons, dit−elle, en se dégageant, vous le voulez !

Il s'effaça pour la laisser pénétrer dans l'autre chambre et, voyant qu'elle désirait être seule, il tira lerideau qui séparait, au lieu de porte, les deux pièces.

Il s'assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit. Peut−être aurait−il dû défaire le lit et ne paslui laisser ce soin, mais c'eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah ! Et cette bouillotte !

Il la prit, se rendit, sans entrer dans la chambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur laconsole, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, la boîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et,revenu dans son cabinet de travail, il écouta.

Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi que dans une chambre de mort, sur la pointe despieds et elle souffla les bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par les braises roses de l'âtre.

Il se sentait positivement anéanti ; l'impression irritante des lèvres, des yeux d'Hyacinthe était loin !Elle n'était plus qu'une femme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs de scènessemblables l'accablèrent ; il se rappela des filles qui, elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas êtreentendues, demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alors qu'elles cognaient le pot à eau et lacuvette. Et puis, à quoi bon cela ? Maintenant qu'elle se livrait, il ne la désirait plus ! La désillusion lui vintavant même qu'il ne fût assouvi et non plus après, comme de coutume. Sa détresse d'âme fut telle qu'il faillitpleurer.

Le chat effaré filait sous le rideau, courait d'une pièce à l'autre ; il finit par s'installer auprès de sonmaître et sauta sur ses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait :

elle avait décidément raison lorsqu'elle ne voulait pas. Ce sera grotesque et atroce ; j'ai eu tort d'insister,mais non, c'est de sa faute en somme, elle souhaitait d'en arriver là, puisqu'elle est venue. Et alors, quellesottise de refréner ainsi les élans par des retards ! Elle est réellement maladroite ; tout à l'heure, alors que jel'embrassais, que je la convoitais tant, c'eût été fructueux peut−être, mais maintenant ! Et puis, j'ai l'air dequoi ? D'un jeune marié qui attend, d'un béjaune ! Mon Dieu, que c'est donc bête ! —voyons, reprit−il,tendant l'oreille, ne percevant plus aucun bruit, elle est couchée ; il faut pourtant que je la rejoigne.

C'est sans doute à cause de son corset qu'elle tenait à se déharnacher ; eh bien alors, il ne fallait pas enmettre ! Conclut−il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans la chambre.

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Mme Chantelouve était enfouie, sous l'édredon, la bouche entr'ouverte et les yeux fermés ; mais ils'aperçut qu'elle regardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s'assit sur le bord de le couche ; elle serecroquevilla, la couverture remontée sous le menton.

—vous avez froid, mon amie ?

—non.

Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent.

Il se déshabilla, jetant un coup d'oeil sur le visage d'Hyacinthe ; il s'effaçait dans l'ombre et parfoiss'éclairait de feux rouges, suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre. Lestement, il seglissa dans les draps.

Il serrait une morte, un corps si froid qu'il glaçait le sien ; mais les lèvres de la femme brûlaient et luimangeaient silencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corps enroulé autour du sien, etsouple comme une liane et dur ! Il ne pouvait plus ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraient sur lafigure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son bras devenu libre, il la chercha ; alors subitement, tandisqu'elle lui dévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement, sans profit, il déserta.

—je vous déteste ! Fit−elle.

—pourquoi ?

—je vous déteste !

Il eut envie de répondre : —et moi donc ! —il était exaspéré et il eût donné tout ce qu'il possédait pourqu'elle se rhabillât et partît !

Le feu dans la cheminée s'éteignait, n'éclairait plus.

Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l'ombre ; il eût voulu trouver sa chemise de nuit, carcelle qu'il portait était empesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchée dessus ; —puis ilconstata que son lit était déjà saccagé et il s'affligea, car il aimait, l'hiver, à être sanglé et il prévoyait, sesachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide.

Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l'étreignit à nouveau ; lucide, cette fois, il s'occupa d'elleet par de souveraines caresses il la brisa. D'une voix changée, plus gutturale, plus basse, elle proférait deschoses ignobles ou des cris bêtes qui le gênaient, des " mon chéri " , des " mon âme " , des " non, vraiment,c'est trop " . — mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait en craquant et il éprouval'extraordinaire impression d'une brûlure spasmodique, dans un pansement de glace.

Ils roulèrent, accablés ; lui, haletait, la tête dans l'oreiller, surpris et effrayé, jugeant ces délicesexténuantes, affreuses. Il finit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies. Debout sur lacommode, le chat se tenait immobile, les considérait tous les deux, tour à tour. Il sentit, s'imagina sentir uneindicible moquerie dans ces prunelles noires ; et, agacé, il chassa la bête.

Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa à Hyacinthe la chambre libre. Mais, de savoix habituelle, elle l'appelait doucement.

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Il s'approcha du lit ; elle se pendit à son cou, l'embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur lacouverture :

—la faute est commise. M'aimerez−vous mieux maintenant ?

Il n'eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusion était complète ! L'assouvissement de l'aprèsjustifiait l'inappétence de l'avant. Elle le répugnait et il se faisait horreur ! Etait−ce donc possible d'avoir tantdésiré une femme pour en venir là ! Il l'avait exhaussée en ses transports, il avait rêvé dans ses prunelles, ilne savait quoi ! Il avait voulu s'exalter avec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondir horsdu monde, en des joies inexplorées et supernelles ! Et le tremplin s'était cassé ; il demeurait, les pieds dansla crotte, rivés au sol. Il n'y avait donc pas moyen de sortir de son être, de s'évader de son cloaque, d'atteindreles régions où l'âme chavire, ravie, en ses abîmes ?

Ah ! La leçon était décisive et rude ! Pour une fois qu'il s'était emballé, quels regrets et quelle chute !

Décidément, la réalité ne pardonne pas qu'on la méprise ; elle se venge en effondrant le rêve, en lepiétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue !

—ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme Chantelouve, derrière le rideau, je suis si longue !

Grossièrement, il pensa : je voudrais que tu déguerpisses ; —et, tout haut, poliment, il lui demanda sielle n'avait pas besoin de ses services.

Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit−il.

Ses prunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, des cimetières et des fêtes, étaient sispacieuses, si lointaines ! —et puis la voilà qui s'est encore dédoublée, en moins d'une heure.

J'ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices de prostituée, des bêtises de modiste en rut !—a la fin, tous ces cahots de femmes, réunies en une seule, m'embêtent !

Et il conclut, après un silence de réflexion : faut−il que j'aie été assez jeune pour délirer ainsi !

On eût dit que Mme Chantelouve répercutait sa pensée car lorsqu'elle franchit la portière, elle ritnerveusement et murmura : —a mon âge, il conviendrait d'être moins folle ! —elle le regarda et bien qu'ilse forçât à sourire, elle comprit.

—vous dormirez cette nuit, dit−elle, d'une voix triste, faisant allusion à des plaintes de Durtal luiracontant jadis qu'il avait perdu le sommeil à cause d'elle.

Il la supplia de s'asseoir, de se réchauffer ; —mais elle n'avait pas froid.

—pourtant, malgré la tiédeur de la chambre, vous étiez glacée, dans le lit.

—du tout, je suis ainsi ; l'été et l'hiver j'ai les chairs fraîches.

Il pensa qu'au mois d'août, ce corps frigide serait sans doute agréable, mais maintenant !

Il lui offrit des bonbons qu'elle refusa et elle prit un peu d'alkermès qu'il versa dans un minusculegobelet d'argent ; elle en but une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goût de ce pharmaqueoù elle retrouvait un arome de clou de girofle, tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l'eau distillée de

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rose.

Puis il se tut.

—mon pauvre ami, fit−elle, comme je l'aimerais, s'il était plus confiant, moins toujours sur ses gardes !

Il la pria de s'expliquer.

—oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vous laisser simplement aimer. Hélas ! Vousraisonnez pendant ce temps−là !

—mais non !

Elle l'embrassa, tendrement. —voyons, je vous aime bien tout de même. —et il demeura surpris par ladolence émue de son regard. Il y vit une sorte de gratitude et d'effarement. —elle n'est vraiment pas difficile àcontenter, dit−il.

—a quoi songez−vous ?

—a vous !

Elle soupira−puis : quelle heure est−il ?

—dix heures et demie.

—il faut que je rentre car il m'attend. —non, ne me dites rien.

Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucement par la taille et la baisa, la tenant ainsienlacée, jusqu'à la porte.

—vous reviendrez bientôt, n'est−ce pas ?

—oui... oui.

Et il rentra.

—ouf ! C'est fait, pensa−t−il ; —et il éprouva des sensations emmêlées et confuses. Sa vanité étaitsatisfaite ; son amour−propre ne saignait plus ; il était arrivé à ses fins, il avait possédé cette femme. D'autrepart, sa hantise était terminée ; il reprenait son entière liberté d'esprit ; mais qui sait les tracas que luiréservait cette liaison ? Puis quand même, il s'attendrit.

Au fond, que lui reprochait−il ? Elle aimait comme elle pouvait ; elle était, en somme, ardente, etplaintive. Ce dualisme même d'une maîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandis qu'habillée etdebout, elle était de chatteries salonnières, moins sotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était unpiment délectable ; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres. Que voulait−il donc ?

Et il s'accusa justement à la fin ; c'était de sa faute à lui, si tout ratait. Il manquait d'appétit, n'étaitréellement tourmenté que par l'éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, élimé d'âme, inapte à aimer, lasde tendresses avant même qu'il ne les reçût et si dégoûté après qu'il les avait subies ! Il avait le coeur enfriche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle−là : se souiller d'avance par la réflexion tous lesplaisirs, se salir tout idéal dès qu'on l'atteint ! Il ne pouvait plus toucher à rien, sans le gâter. Dans cette

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misère d'âme, tout, sauf l'art, n'était plus qu'une récréation plus ou moins fastidieuse, qu'une diversion plus oumoins vaine. —ah ! Tout de même, la pauvre femme, j'ai peur qu'elle ne supporte avec moi, d'affreuxdéboires ! Si elle consentait à ne plus revenir !

Mais non, elle ne mérite pas qu'on la traite de la sorte ; et pris de pitié, il se jura que, la première foisqu'elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de la persuader que cette désillusion qu'il avait si mal cachée,n'existait pas !

Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couvertures saccagées, de regonfler les oreillers aplatis et ilse coucha.

Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s'accrut. La mort dans le coeur, il se dit : —oui, j'avaisraison d'écrire qu'il n'y a de vraiment bon que les femmes que l'on n'a pas eues.

Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris,hors de France ; apprendre qu'elle vous aimait, alors que l'on n'aurait même pas, quand elle était là, osé lecroire ! C'est le rêve, cela ! —il n'y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolieséloignées et de regrets qui valent ! Et puis il n'y a pas de chairs là dedans, pas de levain d'ordures !

S'aimer de loin et sans espoir, ne jamais s'appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d'impossiblesbaisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! C'est quelque chose comme unégarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. —mais aussi, faut−il que l'existencesoit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici−bas,aux âmes incrédules que l'éternelle abjection de la vie effare.

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CHAPITRE XIV

Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair qui tient l'âme en laisse et s'oppose auxscissions tentées. Elle n'entendait décidément point que l'on se passât d'elle afin de vaquer au loin àd'inexauçables voeux, qu'elle ne pouvait subir qu'en se taisant. Pour la première fois peut−être, au souvenir deces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de ce mot : la " chasteté " —et il en savoural'ancienne et délicate ampleur.

De même qu'un homme qui a trop bu, la veille, songe, le lendemain, à des diètes de boissons fortes, demême il songeait, ce jour−là, à des affections épurées, loin d'un lit.

Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra.

Ils causèrent des défixions amoureuses. Etonné tout à la fois par la langueur et par l'âpreté de Durtal, desHermies s'écria :

—nous serions−nous livré, hier, mon ami, à de succulents excès ?

Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête.

—alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain ! Aimer sans espoir, à blanc, ce serait parfait,s'il ne fallait pas compter avec les intempéries de sa cervelle ; la chasteté, sans dessein pieux, n'a point deraison d'être, à moins que les sens ne défaillent, mais cela devient alors une question corporelle que lesempiriques résolvent plus ou moins mal ; en somme, tout, ici−bas, aboutit à l'acte que tu réprouves. Le coeurqui est réputé la partie noble de l'homme a la même forme que le pénis qui en est, soi−disant, la partie vile ;c'est très symbolique, car tout amour de coeur finit par l'organe qui lui ressemble. L'imagination humaine,lorsqu'elle se mêle d'animer des êtres d'artifice, en est réduite à reproduire les mouvements des animaux quise propagent. Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres ; ce sont des Juliette en fonte desRoméo d'acier ; les expressions humaines ne différent pas du tout du va−et−vient de nos machines.

C'est une loi qu'il faut aduler si l'on n'est, ni impuissant, ni saint ; or, tu n'es ni l'un, ni l'autre, je pense ;ou bien alors si, pour des motifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée, suis la recette d'unvieil occultiste du seizième siècle, le Napolitain Piperno ; il affirme, celui−là, que quiconque mange de laverveine ne peut approcher une femme pendant sept jours ; achètes−en un pot, broute−le, et nous verrons.

Durtal se mit à rire. —il y aurait peut−être un moyen terme : ne jamais faire acte de chair avec celle quel'on aime et, pour avoir la paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles que l'on n'aime pas. Onconjurerait sans doute ainsi, dans une certaine mesure, les dégoûts possibles.

—non ; l'on s'imaginerait quand même que l'on éprouverait avec la femme dont on raffole des délicescharnelles absolument différentes de celles que l'on ressent avec les autres et ça finirait encore mal !

Puis les femmes auxquelles on ne serait point indifférent n'ont pas l'esprit assez charitable et assezdiscret pour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c'est cela !

—mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines ; six heures vont sonner et le boeuf de la maman Carhaix nepeut attendre.

Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes, dans un plat, lorsqu'ils arrivèrent.

Carhaix, enfoui dans un fauteuil, lisait son bréviaire.

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—quoi de neuf ? Dit−il, en fermant son livre.

—mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclames américaines du général Boulanger vouslassent autant que nous, je suppose ; d'autre part, les histoires des journaux sont encore plus que d'habitudetroubles ou nulles ; —prends garde, toi, tu vas te brûler, reprit des Hermies, s'adressant à Durtal quis'apprêtait à avaler une cuillerée de soupe.

—le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré est une fournaise liquide ! —mais, à proposde nouvelles, que dites−vous donc qu'il n'y en a point de pressantes ? Et ce procès de l'étonnant abbéBoudes, qui va s'engager devant les assises de l'Aveyron ! Après avoir tenté d'empoisonner son curé dans levin du sacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, tels qu'avortements, viols, attentats à la pudeur, faux,vols qualifiés et usures, il a fini par s'approprier le tronc des âmes du purgatoire et il a mis au clou le ciboire,le calice, tous les instruments du culte ! Il me semble qu'il n'est pas mal !

Carhaix leva les yeux au ciel.

—s'il n'est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris, dit des Hermies.

—pourquoi ?

Pourquoi ? Mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont failli en province ou qui ont eut de sérieuxdémêlés avec l'ordinaire, sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans le foule ; ils fontpartie de la corporation de ces abbés qu'on nomme " les prêtres habitués " .

—qu'est−ce ? Demanda Durtal.

—ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu'en sus du curé ou du desservant, des vicaires, duclergé en pied, il y a dans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sont ceux−là. Ils font le grosouvrage, célèbrent les messes matutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quand tout lemonde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit, pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillentles cadavres des dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courants d'air sous les porches, les coupsde soleil, au cimetière, ou les paquets de neige et de pluie devant les fosses.

Ils écopent les corvées ; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore des collègues mieuxappointés que leur service ennuie ; ce sont des gens en disgrâce, pour la plupart ; on les attache, pour s'endébarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu'on leur retire leur celebret ou qu'on les interdise.C'est te dire aussi que les paroisses de province évacuent sur la ville les prêtres qui, pour un motif ou pour unautre, ont cessé de plaire.

—bien ; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires, qu'est−ce qu'ils font, s'ils se déchargentainsi de leurs tâches sur le dos des autres ?

—ils font l'ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclame aucune charité, aucun effort ! Ils confessentles ouailles à falbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent, jouent les rôles en vedette dansles cérémonies où, pour aguicher les fidèles, l'on déploie de théâtrales pompes ! A Paris, en sus des prêtreshabitués, le clergé se divise ainsi : les prêtres hommes du monde et à l'aise ; ceux−là, on les place à laMadeleine, à Saint−roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sont choyés, dînent en ville, passentleur vie dans les salons, ne pansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle ; et les autres qui sont debons employés de bureau, pour la plupart, mais qui n'ont ni l'éducation, ni la fortune nécessaires pour assisterles défaillances des désoeuvrées, ceux−là vivent plus à l'écart et ne fréquentent que les petits bourgeois ; ilsse consolent de leur vulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiers des lieux communs et

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des farces scatologiques au dessert !

—voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin ; car enfin j'ai la prétention, moi aussi, deconnaître les prêtres, et ce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, en somme. Ils sontcouverts d'opprobres et de crachats, ils sont accusés par toute une racaille de vices immondes !

Mais il faudrait pourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docre sont, Dieu merci, desexceptions ; et, hors Paris, à la campagne, par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints !

—les prêtres sataniques sont peut−être en effet relativement rares et les luxures du clergé et lesgredineries de l'épiscopat sont évidemment exagérées par une presse ignoble ; mais ce n'est pas cela, moi,que je leur reproche. S'ils n'étaient pas que joueurs et libertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sontimbéciles, ils sont médiocres ! Ils commettent le péché contre le Saint Esprit, le seul que l'exorable nepardonne pas !

—ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependant exiger que l'on retrouve, dans le bain−mariedes séminaires, l'âme du Moyen Age !

—puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu'il existe des ordres monastiques impeccables, les Chartreux,par exemple...

—oui, et les Trappistes et les Franciscains ; mais ce sont des ordres cloîtrés qui vivent à l'abri d'unsiècle infâme ; prenez, au contraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière.

C'est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c'est tout dire !

—ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeux lanciers, les régiments chic et pimpants duPape, tandis que les bons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, dit Durtal.

—s'ils aimaient seulement les cloches ! S'écria Carhaix, en hochant la tête ; tiens, passe−nous leCoulommiers, dit−il, à sa femme qui enlevait le saladier et les assiettes.

Des Hermies remplissait les verres ; ils mangèrent, en silence, le fromage.

—dis donc, reprit Durtal en s'adressant à des Hermies, sais−tu si une femme qui reçoit la visite desincubes a nécessairement le corps froid ? Autrement dit, est−ce une présomption sérieuse d'incubat, commejadis l'impossibilité qu'éprouvaient les sorcières de verser des larmes servait à l'inquisition de preuve pour lesconvaincre de maléfice et de magie.

—oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintes d'incubat avaient les chairs frigides, même aumois d'août ; les livres des spécialistes l'attestent ; mais maintenant la plupart des créatures qui subissent ouappellent les amoureuses larves, ont, au contraire, la peau brûlante et sèche ; cette transformation n'est pasencore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappelle fort bien que le Dr Johannès, celui dont Gévingeyt'a parlé, était souvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, de ramener le corps à satempérature normale avec des lotions d'hydriodate de potasse étendu d'eau.

—ah ! Fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve.

—vous ne savez pas ce qu'est devenu le Dr Johannès ?

Questionna Carhaix.

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—il vit très retiré à Lyon ; il continue, je crois, ses cures de vénéfices et il prêche la bienheureuse venuedu Paraclet.

—enfin, quel est ce docteur ? Demanda Durtal.

—c'est un très intelligent et un très savant prêtre.

Il a été supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique.Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine ; puis il eut de navrantsdébats avec la curie du pape à Rome, et avec le Cardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes,contre les incubes qu'il allait combattre dans les couvents de femmes, le perdirent.

Ah ! Je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme si c'était d'hier ! Je le rencontrai, rue deGrenelle, sortant de l'archevêché, le jour où, après une scène qu'il me raconta, il quitta l'église.

Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long du boulevard désert des Invalides. Il était blême et savoix défaite mais solennelle tremblait.

Il avait été requis et on le sommait de s'expliquer sur le cas d'une épileptique qu'il disait avoir guérie, àl'aide d'une relique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil. Le Cardinal, assisté de deuxgrands vicaires, l'écoutait, debout.

Quand il eut terminé et qu'il eut en outre fourni les renseignements qu'on lui réclamait sur ses cures dessortilèges, le Cardinal Guibert dit :

—vous feriez mieux d'aller à la Trappe !

Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse :

—si j'ai violé, les lois de l'église, je suis prêt à subir la peine de ma faute ; si vous me croyez coupable,faites un jugement canonique et je l'exécuterai, je le jure sur mon honneur sacerdotal ; mais je veux unjugement régulier, car, en droit, personne n'est tenu de se condamner soi−même, nemo se tradere tenetur, ditle Corpus Juris Canonici.

Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit :

—c'est vous qui avez écrit cela ?

—oui, éminence.

—ce sont des doctrines infâmes ! —et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant : sortez d'ici !

—alors, Johannès s'avança jusqu'à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce,il dit :

—éminence, je n'ai pas voulu vous offenser ; si je l'ai fait, j'en demande pardon.

Le Cardinal criait plus fort : sortez d'ici ou j'appelle ! Johannès se releva et partit. —tous mes vieuxliens sont rompus, fit−il, en me quittant.

—il était si sombre que je n'eus pas le courage de le questionner !

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Il y eut un silence. Carhaix s'en fut sonner ses volées, dans la tour ; sa femme enleva le dessert et lanappe ; des Hermies prépara le café ; Durtal roula, pensif, sa cigarette.

Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s'écria :

—tout à l'heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez−vous que cet ordre devait rester sipauvre qu'il ne pouvait posséder même une cloche ? Il est vrai que cette règle s'est un peu relâchée, car elleétait par trop difficile à observer et par trop dure ! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule !

—ainsi que la plupart des abbayes, alors.

—non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l'honneur de la sainte et triple Hypostase !

—mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises ?

—c'est−à−dire qu'autrefois il l'était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons ; les cloches d'un couventne devaient point sonner quand les cloches de l'église entraient en branle. Elles étaient les vassales,demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait aux masses. Cesprincipes consacrés, en 1590, par un canon du concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de lacongrégation des rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu'uneéglise cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies ;aujourd'hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu'elles sont plus ou moins riches !

Mais ce n'est pas tout de causer, où sont les petits verres ?

La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s'en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac,des Hermies dit à voix basse :

—je n'ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l'effraient, mais j'ai reçu une singulière visite,ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par lechanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage.

Qu'ont−ils eu ensemble ? Je l'ignore ; toujours est−il que Gévingey est dans un fichu état !

—qu'a−t−il, au juste ? Demanda Durtal.

—je n'en sais absolument rien. Je l'ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint decoups d'aiguilles du côté du coeur. J'ai constaté des troubles nerveux et c'est tout ; ce qui est plus inquiétant,c'est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n'est ni cancéreux ni diabétique.

—ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu'on n'envoûte plus les personnes avec des images de cire et desépingles, avec la " Manie " ou la " Dagyde " , comme cela s'appelait, au bon vieux temps ?

—non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j'aiconfessé, ce matin, m'a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l'affreux chanoine.

Ce sont là, paraît−il, les secrets irrévélés de la magie moderne.

—ah ! Mais voilà qui m'intéresse, fit Durtal.

—je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, reprit des Hermies, en allumant sa cigarette.

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Eh bien ! Docre possède dans des cages, et il les emporte en voyage, des souris blanches. Il les nourritd'hosties qu'il consacre et de pâtes qu'il imprégne de poisons savamment dosés. Lorsque ces malheureusesbêtes sont saturées, il les prend, les tient au−dessus d'un calice, et, avec un instrument très aigu il les perce depart en part.

Le sang coule dans le vase et il l'emploie comme je vous l'expliquerai tout à l'heure, pour frapper sesennemis de mort. D'autres fois, il opère sur des poulets, sur des cochons d'Inde, mais, dans ce cas il use nonpoint du sang, mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi des tabernacles exécrés et vénéneux.

D'autres fois encore, il se sert d'une recette inventée par la société satanique des Ré−théurgistesOptimates dont je t'ai déjà parlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, de pain eucharistique,de mercure, de semence animale, de sang humain, d'acétate de morphine et d'huile d'aspic.

Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait plus périlleuse encore ; il gave des poissonssaintes espèces et de toxiques habilement gradués ; ces toxiques sont choisis parmi ceux qui détraquent lecerveau ou tuent dans des attaques tétaniques l'homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissonssont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège, Docre les retire de l'eau, les laisse pourrir, lesdistille, et il en extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendre fou !

Cette goutte s'emploie, paraît−il, à l'extérieur. De même que dans les Treize de Balzac, c'est en touchantles cheveux, qu'on détermine la démence ou que l'on empoisonne.

—bigre ! Fit Durtal, j'ai bien peur qu'une larme de cette huile ne soit tombée sur le cerveau du pauvreGévingey !

—ce qui est capiteux dans cette histoire, c'est moins la bizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, quel'état d'âme de celui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe à l'époque actuelle, à deux pas denous, et que ce sont des prêtres qui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du Moyen Age !

—des prêtres ! Non, un seul, et quel prêtre ! Fit remarquer Carhaix.

—du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d'autres en usent. L'envoûtement par le sangvénénifère des souris eut lieu, en 1879, à Châlons−sur−marne dans un cercle démoniaque dont le chanoinefaisait, il est vrai, partie ; en 1883, en Savoie, on prépara, dans un groupe d'abbés déchus, l'huile dont j'aiparlé. Comme vous le voyez, Docre n'est pas le seul qui pratique cette abominable science ; des couvents laconnaissent ; quelques laïques même la soupçonnent.

—mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles et soient actives ; tout cela n'explique pascomment on maléficie avec elles de près ou de loin un homme.

—ça, c'est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens, pour atteindre l'ennemi que l'on vise.

Le premier et le moins usité est celui−ci : le magicien se sert d'une voyante, d'une femme qui s'appelle,dans ce monde−là, " un esprit volant " , c'est une somnambule qui, mise en état d'hypnotisme, peut se rendreen esprit où l'on veut qu'elle aille. Il est dès lors possible de lui faire porter, à des centaines de lieues et à lapersonne qu'on lui désigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cette voie, n'ont vu personne etils deviennent fous ou meurent, sans même soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sont rares,elles sont dangereuses, car d'autres personnes peuvent aussi les fixer en état de catalepsie et leur extirper desaveux. Cela vous explique comment les gens tels que Docre ont recours au second moyen qui est plus sûr. Ilconsiste à évoquer, ainsi que dans le Spiritisme, l'esprit d'un mort et à l'envoyer frapper, avec le maléficepréparé, la victime. Le résultat est le même, mais le véhicule change.

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Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, les confidences que me fit, ce matin, l'amiGévingey.

—et le Dr Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière ? Demanda Carthaix.

—oui, cet homme fait, et cela je le sais, d'inexplicables cures.

—mais avec quoi ?

—Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire de Melchissédec, que le docteur célèbre.

Je ne sais pas du tout ce qu'est ce sacrifice ; mais Gévingey nous renseignera peut−être, s'il revientguéri !

—c'est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une fois dans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal.

—moi pas ; car c'est l'incarnation du maudit sur la terre, s'écria Carhaix, en aidant ses amis à endosserleur paletots.

Il alluma sa lanterne et, en descendant l'escalier, comme Durtal se plaignait du froid, des Hermies se mità rire.

—si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tu ne grelotterais pas ainsi, fit−il. L'onapprenait, en effet, au seizième siècle, qu'un enfant pouvait n'avoir ni chaud, ni froid, pendant toute sa vie, sion lui avait frotté les mains avec du jus d'absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée.C'est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse que celles dont abuse le chanoine Docre.

Une fois en bas, et, après que Carthaix eut refermé la porte de sa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent dunord balayait la place.

—enfin, dit des Hermies, —Satanisme mis à part, et encore non, puisque c'est de la religion, leSatanisme, —avoue que, pour deux mécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrement pieux.

J'espère que cela nous sera, là−haut, compté.

—nous sommes peu méritants, car de quoi parler ?

Répliqua Durtal ; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d'art sont si basses et si vaines !

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CHAPITRE XV

Le souvenir de ces abominables magistères lui trotta par la tête, le lendemain, et, tout en fumant descigarettes au coin de son feu, Durtal songea à la lutte de Docre et de Johannès, à ces deux prêtres se battantsur le dos de Gévingey, à coups d'incantations et d'exorcismes.

Dans la symbolique chrétienne, se dit−il, le poisson est une des formes figurées du Christ ; c'est sansdoute à cause de cela et afin d'aggraver ses sacrilèges, que le chanoine bourre des poissons d'hosties pleines.Ce serait alors le système retourné des sorcières du Moyen Age qui choisissaient, au contraire, une bêteimmonde, vouée au diable, le crapaud, par exemple, pour lui donner le corps du sauveur à digérer.

Maintenant qu'y a−t−il de vrai dans cette prétendue puissance dont les chimistes déicides disposent ?

Quelle foi ajouter à ces évocations de larves tuant, sur un ordre, une personne désignée, avec des huilescorrosives et des sangs vireux ? Tout cela semble bien improbable, voire même un peu fol !

Et pourtant ! Quand on y réfléchit, ne retrouve−t−on pas, aujourd'hui inexpliqués et se survivant sousd'autres noms, les mystères que l'on attribua si longtemps à la crédulité du Moyen Age ? A l'hôpital de laCharité, le Dr Luys transfère d'une femme hypnotisée à une autre des maladies. En quoi cela est−il moinssurprenant que les sorts jetés par des magiciens ou des bergers ? Une larve, un esprit volant, n'est pas, ensomme, plus extraordinaire qu'un microbe venu de loin et qui vous empoisonne, sans qu'on s'en doute ;l'atmosphère peut, tout aussi bien charrier des esprits que des bacilles. Il est bien certain qu'elle véhicule sansles altérer, des émanations, des effluences, l'électricité par exemple, ou les fluides d'un magnétiseur quienvoie à un sujet éloigné, l'ordre de traverser tout Paris pour le rejoindre. La science n'en est même plus àcontester ces phénomènes. D'un autre côté, le Dr Brown−séquard rajeunit des vieillards infirmes, ranime desimpuissants avec des injections de parties distillées de lapins et de cobayes. Qui sait si ces élixirs de longuevie, si ces philtres amoureux que les sorcières vendaient aux gens épuisés ou atteints de ligature, n'étaient pascomposés de substances similaires ou analogues ? On n'ignore point que la semence de l'homme entraitpresque toujours, au Moyen Age, dans la confection de ces mixtures. Or, le Dr Brown−séquard, après desexpériences réitérées, n'a−t−il pas récemment démontré les vertus de cette matière enlevée à un homme etinstillée à un autre ?

Enfin, les apparitions, les dédoublements de corps, les bilocations, pour parler ainsi que les spirites,n'ont pas cessé d'exister depuis l'antiquité qu'ils terrifièrent. Il est, malgré tout, difficile d'admettre que lesexpériences poursuivies pendant trois années et devant témoins, par le Dr Crookes soient mensongères. Etalors, s'il a pu photographier de visibles et de tangibles spectres, nous devons reconnaître la véracité desthaumaturges du Moyen Age. Tout cela demeure évidemment incroyable ; — comme était incroyable, il y aseulement dix ans, l'hypnose, la possession de l'âme d'un être par un autre qui le voue au crime !

Nous balbutions dans des ténèbres, cela est sûr. Et puis des Hermies le remarquait justement, il importemoins de savoir si les sacrilèges pharmaceutiques des cercles démoniaques sont puissants ou débiles, que deconstater ce fait indéniable, absolu : il existe à notre époque des agences sataniques et des prêtres déchus quiles préparent.

Ah ! S'il y avait moyen de joindre de chanoine Docre, de s'insinuer en sa confiance, peut−êtrefinirait−on par voir un peu clair, dans ces questions. Au reste, il n'y a d'intéressants à connaître que les saints,les scélérats et les fous ; ce sont les seuls dont la conversation puisse valoir. Les personnes de bon sens sontforcément nulles puisqu'elles rabâchent l'éternelle antienne de l'ennuyeuse vie ; elles sont la foule, et ellesm'embêtent ! Oui, mais comment approcher de ce monstrueux prêtre ? —et, tout en tisonnant le feu, Durtalse dit : par Chantelouve, s'il le voulait, mais il ne le veut pas. Reste sa femme qui a dû le fréquenter. Il fautque je l'interroge, celle−là, que je sache si elle correspond avec lui, si elle le voit encore.

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Cette entrée de Mme Chantelouve dans ses réflexions l'assombrit. Il tira sa montre et murmura : quellescie, tout de même ! Elle va venir et il va encore falloir... s'il y avait seulement possibilité de la convaincrede l'inutilité des soubresauts charnels ! En tout cas, elle ne doit pas être satisfaite, car à sa lettre frénétiquesollicitant un rendez−vous, j'ai répondu, après trois jours, par un petit mot sec, l'invitant à venir, ici, ce soir.J'ai manqué de lyrisme, trop, peut−être !

Il se leva, s'en fut vérifier dans sa chambre à coucher si le feu flambait, et il retourna s'asseoir, sansmême arranger, comme les autres fois, sa chambre. Maintenant qu'il ne tenait plus à cette femme, toutegalanterie fuyait, tout gêne. Il l'attendait sans impatience, les pieds dans ses pantoufles.

En somme, se disait−il, je n'ai eu avec Hyacinthe de bon que le baiser échangé, près de son mari, chezelle. Je ne retrouverai certainement plus la senteur de sa bouche et sa flamme ! Ici, le goût de ses lèvres estfade.

Mme Chantelouve sonna plus tôt que d'habitude.

—eh bien, fit−elle, en s'asseyant, vous m'avez écrit une jolie lettre !

—comment cela ?

—allons, avouez−le sincèrement, mon ami, vous avez assez de moi !

Il se récria, mais elle hochait la tête.

—voyons, reprit−il, que me reprochez−vous ? De vous avoir envoyé un billet bref ? Mais j'avaisquelqu'un ici, j'étais pressé, je n'avais pas le temps d'assembler des phrases ! —de ne pas vous avoir désignéun rendez−vous plus proche ? Mais je ne le pouvais ! Je vous l'ai dit, notre liaison exige des précautions etelle ne peut être fréquente ; je vous en ai laissé entendre clairement les motifs, je pense...

—je suis si sotte que je ne les ai probablement pas compris, ces motifs ; vous m'avez parlé de raisons defamille, je crois...

—oui.

—c'est un peu vague !

—je ne puis cependant mettre les points sur les i, vous dire que...

il s'arrêta, se demandant si l'occasion n'était pas venue de rompre, sans plus tarder, avec elle ; mais ilsongea aux renseignements qu'elle devait posséder sur le chanoine Docre.

—de quoi ? Allons, dites.

Il secoua la tête, hésitant, non à lâcher un mensonge, mais une insolence ou une vilenie.

—soit, reprit−il, puisque vous m'y forcez, je vous avouerai, bien qu'il m'en coûte, que j'ai une maîtressedepuis des années ; j'ajoute tout de suite que nos relations sont maintenant purement amicales...

—très bien, fit−elle, en l'interrompant, vos raisons de famille s'expliquent.

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—et puis, poursuivit−il d'une voix plus basse, si vous désirez tout savoir, eh bien, j'ai un enfant avecelle !

—vous avez un enfant ! ... ô mon pauvre ami.

Elle se leva. —je n'ai plus qu'à me retirer. Adieu, vous ne me reverrez plus.

Mais il lui saisit les mains et, satisfait tout à la fois de son mensonge et honteux de sa brutalité, il lasupplia de rester encore.

Elle refusait. Alors il l'attira à lui, l'embrassa sur les cheveux, la cajola. Elle plongea dans ses yeux sesprunelles troubles.

—ah ! Viens, dit−elle ; —non, laisse−moi me déshabiller !

—mais non, à la fin !

—si !

—bon, voilà la scène de l'autre soir qui recommence, murmura−t−il en s'affaissant, accablé, sur unechaise.

Il se sentait terrassé par une tristesse indicible, accablé d'ennui.

Il se déshabilla près du feu, se chauffa, attendant qu'elle fut couchée. Une fois dans le lit, elle l'enroulade ses membres souples et froids.

—alors, c'est bien vrai, je ne viendrai plus ?

Il ne répondait rien, comprenant qu'elle ne voulait pas du tout s'en aller, appréhendant d'avoirdécidément affaire à un crampon.

—dis ?

Il s'enfouit la tête dans sa gorge qu'il embrassa, pour se dispenser de répondre.

—dis−moi cela dans mes lèvres !

Il l'éperonna furieusement pour la faire taire ; et il demeura désabusé, las, heureux que ce fût fini.Quand ils se furent recouchés, elle lui entoura le cou d'un bras et lui vrilla la bouche ; mais il se souciait peude ses caresses, restait triste et faible. Alors elle se courba, l'atteignit, —et il poussa des gémissements.

—ah ! S'exclama−t−elle, tout à coup, en se redressant, je t'entends donc enfin crier !

Il gisait, esquinté, fourbu, incapable de réunir deux idées dans sa cervelle qui lui semblait battre,décollée, sous la peau du crâne.

Il se recolligea pourtant, se mit debout et, pour la laisser s'habiller, il s'en fut dans son cabinet où il sevêtit.

Là−bas

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Au travers de la portière tirée séparant les deux pièces, il apercevait le trou de lumière percé par labougie, placée derrière le rideau, sur la cheminée en face.

Hyacinthe, en passant et repassant, éteignait ou allumait la flamme de cette bougie.

—ah ! Fit−elle, mon pauvre ami, vous avez un enfant !

—tiens, ça a porté, se dit−il. —oui, une petite fille.

—et quel âge a−t−elle ?

—elle va avoir six ans ; —et il la dépeignit, une blondine très intelligente, vive, mais de santé fragile,elle exigeait de multiples précautions, de constants soins.

—vous devez avoir des soirs bien douloureux, reprit−elle, d'une voix émue, derrière le rideau.

—oh oui ! Pensez donc, si demain je mourais, que deviendraient ces malheureuses ?

Il s'emballa, finit par croire à l'existence de l'enfant, s'attendrit sur la mère et sur elle ; sa voix trembla ;des larmes lui vinrent presque aux yeux.

—il n'est pas heureux, mon ami, dit−elle en soulevant la portière et en rentrant habillée, dans la pièce.

C'est donc pour cela que même lorsqu'il sourit, il a l'air si triste !

Il la regardait ; à coup sûr, à ce moment, son affection ne le dupait pas ; elle tenait vraiment à lui,pourquoi fallait−il qu'elle éprouvât ces rages de luxure ; on aurait peut−être pu sans cela rester camarades,pécher modérément ensemble, s'aimer mieux que dans la voirie des chairs ; mais non, cela n'est pas possible,conclut−il, voyant ces yeux sulfureux, cette bouche spoliatrice, terrible.

Elle était assise près de son bureau et jouait avec un porte−plume.

—vous étiez en train de travailler quand je suis venue ? Où en êtes−vous sur Gilles De Rais ?

—il avance, mais je suis retardé ; pour bien faire le satanisme au Moyen Age, il faudrait se mettre dansce milieu, s'en fabriquer au moins un, en connaissant les affidés du diabolisme qui nous cerne ; —car l'étatd'âme est en somme identique, et si les opérations diffèrent, le but est le même.

Et, la fixant bien en face, jugeant que l'histoire de l'enfant l'avait amollie, il mit toute voile dehors etl'aborda.

—ah ! Si votre mari voulait se dessaisir des renseignements qu'il possède sur le chanoine Docre !

Elle demeura immobile mais ses yeux s'enfumèrent.

Elle ne répondit pas.

—il est vrai, que Chantelouve qui se doute de notre liaison...

elle l'interrompit. —mon mari n'a rien à voir dans les rapports qui peuvent exister entre vous et moi ; ilsouffre évidemment lorsque je sors, ainsi que ce soir, car il sait où je vais ; mais je n'admets aucun droit de

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contrôle, ni de sa part, ni de la mienne.

Il est comme moi libre d'aller où bon lui semble. Je dois tenir sa maison, veiller à ses intérêts, le soigner,l'aimer en dévouée compagne, cela je le fais et de grand coeur. Quant à s'occuper de mes actes, cela n'est passon affaire, pas plus à lui, du reste, qu'à tout autre...

elle dit cela d'un ton décidé, d'une voix nette.

—diable ! Fit Durtal, vous restreignez singulièrement le rôle d'un mari, dans un ménage.

—je sais que ces idées ne sont pas celles du monde où je vis, et elles ne paraissent pas non plus être lesvôtres ; elles furent d'ailleurs, pendant mon premier mariage, une cause de malheurs et de troubles ; —maisj'ai une volonté de fer, et je ploie ceux qui m'aiment. Avec cela, je hais le mensonge ; aussi, quand aprèsquelques années de ménage, je fus éprise d'une personne, je l'ai dit très franchement à mon mari et je lui aiavoué ma faute.

—oserai−je vous demander comment il reçut cette confidence ?

—il eut un tel chagrin qu'en une nuit ses cheveux blanchirent ; il ne put jamais accepter ce qu'ilappelait, à tort, selon moi, une trahison et il se tua.

—ah ! Fit Durtal, interloqué par l'allure placide et résolue de cette femme. —mais s'il vous avait toutd'abord étranglée ?

Elle haussa les épaules, enleva un poil de chat qui s'était fixé sur sa robe.

—de sorte que, reprit−il, après un silence, maintenant vous êtes à peu près libre, votre second maritolère...

—laissons là, s'il vous plaît, mon second mari ; c'est un homme excellent qui mériterait d'avoir unemeilleure femme. Je n'ai absolument qu'à me louer de Chantelouve et je l'aime autant qu'il m'est permis ; etpuis, parlons d'autre chose, car j'ai suffisamment de tracas à se sujet avec mon confesseur qui m'interdit dem'approcher de la sainte−table.

Il la contemplait, voyait encore une nouvelle Hyacinthe, une femme pertinace et dure qu'il ignorait. Pasun accent ému, rien, pendant qu'elle racontait le suicide de son premier mari ; elle ne paraissait même pas sedouter qu'elle avait à se reprocher un crime. Elle demeurait impitoyable, et pourtant, tout à l'heure, alorsqu'elle le plaignait, lui, Durtal, à cause de son illusoire paternité, il l'avait sentie tressaillir. Après tout, c'estpeut−être bien une comédie qu'elle jouait ; —comme lui, alors !

Il restait étonné de la tournure qu'avait prise cette conversation ; il chercha un joint pour en revenir à cepoint de départ d'où Hyacinthe l'avait écarté, au satanisme du chanoine Docre.

—enfin, ne pensons plus à cela, dit−elle en s'approchant. Elle souriait, redevenait la femme qu'il avaitconnue.

—mais, si vous ne pouvez plus communier à cause de moi...

elle l'interrompit. —vous plaindrez−vous de n'être pas aimé ? —et elle l'embrassa sur les yeux.

Il la serra poliment dans ses bras, mais il la trouva frémissante et, par prudence, il s'écarta.

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—il est donc bien inexorable, votre confesseur ?

—c'est un homme incorruptible, des anciens temps. Je l'ai, du reste, choisi exprès.

—si j'étais femme, il me semble que j'en prendrais un, au contraire, qui serait câlin et souple, quin'écartèlerait pas avec de gros doigts les petits paquets de mes péchés. Je le voudrais indulgent, huilant leressort des aveux, amorçant avec des gestes tout doux les méfaits qui rentrent. Il est vrai que l'on risque alorsde s'amouracher d'un confesseur qui est peut−être, lui−même, sans défense, et...

—et c'est l'inceste, car le prêtre est un père spirituel, et c'est aussi le sacrilège, car le prêtre est consacré.Oh ! J'ai été folle de tout cela !

Fit−elle, subitement exaltée, se parlant à elle−même.

Il l'observa. Des étincelles filaient dans ses extraordinaires yeux de myope. Il venait évidemment, sanss'en douter, de la frapper en plein vice.

—voyons, et il sourit, —me trompez−vous toujours avec un faux moi−même ?

—je ne comprends pas.

—oui, recevez−vous, la nuit, la visite de l'incube qui me ressemble ?

—non, puisque je vous possède en chair et en os, je n'ai nul besoin d'évoquer votre image.

—savez−vous que vous êtes une jolie satanique ?

—cela se peut, j'ai tant fréquenté de prêtres !

—vous allez bien ! Répondit−il en s'inclinant ; mais, écoutez−moi, et rendez−moi service, ma chèreHyacinthe, en me répondant. Vous connaissez le chanoine Docre ?

—eh bien oui !

—mais enfin, quel est cet homme, dont j'entends constamment parler ?

—par qui ?

—par Gévingey et des Hermies.

—ah ! Vous fréquentez l'astrologue. Oui, celui−là s'est jadis rencontré, dans mon salon même, avecDocre, mais j'ignorais que le chanoine eût des relations avec des Hermies qui ne venait pas dans ce temps−làchez moi.

Il n'en a aucune. Des Hermies ne l'a jamais vu ; il n'a, lui aussi, entendu que les racontars deGévingey ; en somme, qu'y a−t−il de vrai dans tous les sacrilèges dont on accuse ce prêtre ?

—je l'ignore. Docre est un galant homme, savant, et bien élevé. Il a même été confesseur d'une altesseroyale et il serait certainement évêque, s'il n'avait pas quitté le sacerdoce. J'ai entendu dire bien du mal de lui,mais, dans le monde clérical surtout, l'on dit tant de choses !

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—mais enfin, vous l'avez personnellement connu !

—oui, je l'ai même eu pour confesseur.

—alors, il n'est pas possible que vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur son compte ?

—c'est en effet, présumable. Enfin, voici des heures que vous tournez autour du pot ; que voulez−vousapprendre, au juste ?

—mais tout ce que vous voudrez bien me confier ; est−il jeune, beau ou laid, pauvre ou riche ?

—il a quarante ans, il est bien de sa personne et il dépense beaucoup d'argent.

—croyez−vous qu'il se livre aux envoûtements, qu'il célèbre la messe noire ?

—c'est fort possible.

—pardonnez−moi de vous forcer ainsi dans vos retranchements, de vous arracher de même qu'avec undavier les mots ; puis−je même être tout à fait indiscret ? ... cette faculté de l'incubat...

—parfaitement ; c'est de lui que je la tiens ; j'espère que vous êtes satisfait maintenant.

—oui et non. Je vous remercie de votre bonne grâce à me répondre, —je sens que j'abuse, —unedernière question pourtant. Ne connaîtriez−vous pas un moyen qui me permettrait de voir en personne lechanoine Docre ?

—il est à Nîmes.

—pardon, il est à Paris, pour l'instant.

—ah ! Vous savez cela ! Eh bien, si je connaissais ce moyen, je ne vous l'indiquerais pas, soyez−en sûr.

Il ne vous serait pas bon de fréquenter ce prêtre !

—vous avouez donc qu'il est dangereux ?

—je n'avoue, ni ne nie ; je dis simplement que vous n'avez rien à faire avec ce prêtre !

—mais si ; j'ai des renseignements à lui demander pour mon livre sur le satanisme.

—vous vous les procurerez d'une autre manière.

D'ailleurs, reprit−elle, en mettant son chapeau devant une glace, mon mari a rompu toute relation aveccet homme qui l'effraye ; il ne vient donc plus comme autrefois chez nous.

—ce ne serait pas une raison pour...

—pour quoi ? Dit−elle, en se retournant.

—pour... rien. —il retint cette réflexion : mais pour que vous ne le fréquentiez point.

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Elle n'insista pas ; elle se tapotait les cheveux sous sa voilette. —mon Dieu, comme je suis faite ! — illui prit les mains et les embrassa. —quand vous verrai−je ?

—je ne croyais plus venir.

—allons, vous savez bien que je vous aime ainsi qu'une bonne amie, dites, quand viendrez−vous ?

—après−demain, à moins que cela vous dérange.

—du tout !

—alors, au revoir. Ils se baisèrent sur la bouche.

—et surtout ne rêvez pas au chanoine Docre, fit−elle, en le menaçant du doigt, au moment où elle partit.

—que le diable t'emporte, avec tes réticences ! Se dit−il, en refermant la porte.

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CHAPITRE XVI

Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu'au lit, à ce moment, où la plus pertinace volontésuccombe, j'ai tenu bon, j'ai refusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied ici et qu'après ledéclin charnel, à cet instant où l'homme diminué se reprend, je l'ai suppliée, moi−même, de continuer sesvisites, c'est à n'y rien comprendre ! Au fond, je n'avais pas arrêté la ferme résolution d'en finir avec elle ; etpuis je ne pouvais cependant la congédier comme une fille, reprit−il, pour se justifier l'incohérence de cerevirement. J'espérais aussi avoir des renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne la tiens pasquitte, il faudra qu'elle se décide à parler, à ne pas répondre par des monosyllabes ou des phrases en garde,ainsi qu'hier !

Au fait, qu'a−t−elle pu faire avec cet abbé qui a été son confesseur et qui, de son aveu même, l'a lancéedans l'incubat ? Elle a été sa maîtresse, cela est sûr ; et combien, parmi ces autres ecclésiastiques qu'elle afréquentés ont été ses amants aussi ? Car elle l'a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu'elle aime !Ah ! Si l'on fréquentait le monde clérical, l'on apprendrait sans doute de curieuses particularités sur son mariet sur elle ; c'est tout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dans ce ménage, s'est acquisune déplorable réputation et, elle, pas.

Jamais je n'ai ouï parler de ses frasques ; mais non, que je suis bête ! Ce n'est pas étrange ; son marine s'est pas confiné dans les cercles religieux et mondains ; il se frotte aux gens de lettres, s'expose parconséquent à toutes les médisances, tandis qu'elle, si elle prend un amant, elle le choisit, certainement, dansdes sociétés pieuses où aucun de ceux que je connais ne serait reçu ; et puis, les abbés sont des gensdiscrets ; mais comment expliquer alors qu'elle vienne ici ? Par ce fait bien simple qu'elle a probablementeu une indigestion de soutaniers et qu'elle m'a requis pour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de haltelaïque !

C'est égal, elle est tout de même bien singulière, et plus je la vois, moins je la comprends. Il y a en elletrois êtres distincts :

d'abord, la femme assise ou debout que j'ai connue dans son salon, réservée, presque hautaine, devenuebonne fille dans l'intimité, affectueuse, tendre même.

Puis, la femme couchée, complètement changée d'allures et de voix, une fille, crachant de la boue,perdant toute vergogne.

Enfin, la troisième que j'ai aperçue hier, une impitoyable mâtine, une femme vraiment satanique,vraiment rosse.

Comment tout cela s'amalgame et s'allie ? Je l'ignore ; par l'hypocrisie sans doute ; et encore non, elleest souvent d'une franchise qui déconcerte ; ce sont peut−être, il est vrai, des moments de détente ou d'oubli.Au fond, à quoi bon essayer de comprendre le caractère de cette dévote lubrique ! En somme, ce que jepouvais appréhender ne se réalise point ; elle ne me demande pas de la sortir, ne me force pas à dîner chezelle, ne me réclame aucune prébende, n'exige aucune compromission d'aventurière plus ou moins louche. Jene trouverai jamais mieux. —oui, mais c'est que maintenant, je préférerais ne rien trouver ; il me suffiraittrès bien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitions charnelles ; et alors, pour vingt francs,j'achèterais de plus studieuses crises ! Car, il n'y a pas à dire, seules, les filles savent cuisiner les petits platsdes sens !

—ce qui est bizarre, se dit−il, soudain, après un silence de réflexions, c'est que, toutes proportionsgardées, Gilles De Rais se divise comme elle en trois êtres qui diffèrent.

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D'abord le soudard brave et pieux.

Puis l'artiste raffiné et criminel.

Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique.

Il est tout en volte−face d'excès, celui−là ! A contempler le panorama de sa vie, l'on découvre en facede chacun de ses vices une vertu qui le contredit ; mais aucune route visible ne les rejoint.

Il fut d'un orgueil orageux, d'une superbe immense et lorsque la contrition s'empara de lui, il tomba àgenoux devant le peuple et il eut les larmes, l'humilité d'un saint.

Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant il fut charitable et il adora ses amis qu'ilsoigna, tel qu'un frère, dès que le démon les meurtrit.

Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient ; brave dans les batailles, lâche devant l'au−delà, ilfut despotique et violent, faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s'étoffèrent. Il est tantôt sur lescimes, tantôt dans les bas−fonds, jamais dans la plaine parcourue, dans les pampas de l'âme. Ses aveuxn'éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alors qu'on lui demande qui lui suggéra l'idée depareils crimes :

" personne, mon imagination seule m'y a poussé ; la pensée ne m'en est venue que de moi−même, demes rêveries, de mes plaisirs journaliers, de mes goûts pour la débauche " .

Et il s'accuse de son oisiveté, assure constamment que les repas délicats, que les robustes breuvages ontaidé à décager chez lui le fauve.

Loin des passions médiocres, il s'exalte, tour à tour, dans le bien comme dans le mal et il plonge, têtebaissée, dans les gouffres opposés de l'âme. Il meurt à l'âge de trente−six ans, mais il avait tari le flux desjoies désordonnées, le reflux des douleurs qui rien n'apaise. Il avait adoré la mort, aimé en vampire, baiséd'inimitables expressions de souffrance et d'effroi et il avait également été pressuré par d'infrangiblesremords, par d'insatiables peurs. Il n'avait plus, ici−bas, rien à tenter, rien à apprendre.

—voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l'ai laissé au moment où l'expiation commence ; ainsique je l'ai écrit dans l'un de mes précédents chapitres, les habitants des régions que dominent les châteaux dumaréchal savent maintenant quel est l'inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Maispersonne n'ose parler. Dès qu'au tournant d'un chemin, la haute taille du carnassier émerge, tous s'enfuient, setapissent derrière les haies, s'enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villages singultueux et clos. L'impunité lui sembleassurée, car quel paysan serait assez fou pour s'attaquer à un maître qui peut le faire patibuler au moindremot ?

D'autre part, si les humbles renoncent à l'atteindre, ses pairs n'ont pas dessein de le combattre au profitde manants qu'ils dédaignent ; et son supérieur, le Duc De Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de luiextorquer à bas prix ses terres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au−dessus des complexités féodales, au−dessus des intérêtshumains, venger les opprimés et les faibles, l'église.

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—et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean De Malestroit, se dressa devant le monstre etl'abattit.

Jean De Malestroit, évêque de Nantes, appartenait à une lignée illustre. Il était proche parent de Jean v etson incomparable piété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infaillible science, le faisaient vénérerpar le duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venus jusqu'à lui ; en silence, il commençaitune enquête, épiait le maréchal, décidé, dès qu'il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit à l'évêque de marcher droit sur lui et dele frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de Saint−étienne De Mer Morte à unsujet de Jean v, Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendre possession de ces domaines.

Quelques jours après, le maréchal réunit les deux cents hommes de sa maison militaire et il se dirige, àleur tête, sur Saint−étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peuple réuni entend la messe, il seprécipite, la jusarme au poing, dans l'église, balaie d'un geste les rangs tumultueux des fidèles et, devant leprêtre interdit, menace d'égorger Jean Le Ferron qui prie. La cérémonie est interrompue, les assistantsprennent la fuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu'au château, ordonne qu'on baisse lepont−levis et de force il occupe la place, tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans unfond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne qui interdisait à tout baron de lever destroupes sans le consentement du Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant une chapelle et ens'emparant de Jean Le Ferron qui était un clerc tonsuré d'église.

L'évêque apprend ce guet−apens et décide Jean v, qui hésite pourtant, à marcher contre le rebelle.

Alors tandis qu'une armée s'avance sur Saint−étienne que Gilles abandonne pour se réfugier avec sapetite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, une autre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Son activité devient extraordinaire, il délèguedes commissaires et des procureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu. Lui−même quitte sonpalais de Nantes, parcourt les campagnes recueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, lesupplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atroces forfaits qu'on lui révèle, l'évêque jure qu'il ferajustice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Par lettres patentes, Jean De Malestroit établitpubliquement " l'infamatio " de Gilles, puis, alors que les formules de la procédure canonique sont épuisées,il lance le mandat d'arrêt.

Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée à Nantes, le 13 septembre en l'an duseigneur 1440, il rappelle les crimes imputés au maréchal, puis, dans un style énergique, il somme sondiocèse de marcher contre l'assassin, de le débusquer.

" ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun " de vous, en particulier, par ces présentes lettres, " deciter immédiatement et d'une manière définitive, " sans compter l'un sur l'autre, sans vous reposer de " ce soinsur autrui, de citer devant nous ou devant " l'official de notre église cathédrale, pour le lundi " de la fête del'exaltation de la Sainte−croix, le " 19 septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis " à notre puissance et

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relevant de notre juridiction, " et nous le citons, nous−même, par ces lettres, à " comparaître à notre barrepour avoir à répondre des " crimes qui pèsent sur lui. —exécutez donc ces " ordres et que chacun de vous lesfasse exécuter. " et, le lendemain, le capitaine d'armes Jean Labbé, agissant au nom du Duc, et RobinGuillaumet, notaire, agissant au nom de l'évêque, se présentent, escortés d'une petite troupe, devant le châteaude Machecoul.

Que se passa−t−il dans l'âme du maréchal ? Trop faible pour tenir en rase campagne, il peut néanmoinsse défendre derrière les remparts qui l'abritent, et il se rend !

Roger De Bricqueville, Gilles De Sillé, ses conseillers habituels, ont pris la fuite. Il reste seul avecPrélati qui essaie en vain, lui aussi, de se sauver.

Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumet visite la forteresse de fond en comble.

Il y découvre des chemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres que Prélati n'a pas eu le tempsde précipiter dans les latrines et les douves.

Au milieu des malédictions, des cris d'horreur qui jaillissent autour d'eux, Gilles et ses serviteurs sontconduits à Nantes et écroués au château de la Tour Neuve.

—tout cela, ce n'est pas, en somme, très clair, se disait Durtal. étant donné le casse−cou que fut autrefoisle maréchal, comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête ?

Fut−il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé par les abjectes délices des sacrilèges,effondré, moulu par les remords ? Fut−il las de vivre ainsi et se délaissa−t−il comme tant de meurtriers quele châtiment attire ? Nul ne le sait. Se jugea−t−il d'un rang si élevé qu'il se crût incoercible ?

Espéra−t−il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, en lui offrant une rançon de manoirs et deprés ?

Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean v avait hésité, de peur de mécontenter lanoblesse de son duché, à céder aux objurgations de l'évêque et à lever des troupes pour le traquer et le saisir.

Ce qui est certain c'est qu'aucun document ne répond à ces questions. Encore tout cela peut−il être mis àpeu près en place dans un livre, se disait−il, mais ce qui est bien autrement fastidieux et obscure, c'est, aupoint de vue des juridictions criminelles, le procès même.

Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deux tribunaux s'organisèrent : l'un,ecclésiastique, pour juger les crimes qui relevaient de l'église, l'autre, civil, pour juger ceux auquels ilappartenait à l'état de connaître.

A vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débats ecclésiastique s'effaça complètement dans cettecause ; il ne fit, pour la forme, qu'une petite contre−enquête, mais il prononça la sentence de mort quel'église s'interdisait de proférer, en raison du vieil adage " ecclesia abhorret a sanguine " .

Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours ; les procédures civiles quarante−huitheures. Il semble que, pour se mettre à l'abri derrière l'évêque, le Duc De Bretagne ait volontairementamoindri le rôle de la justice civile qui d'ordinaire se débattait mieux contre les empiètements de l'official.

Jean De Malestroit préside les audiences ; il choisit pour assesseurs les évêques du Mans, deSaint−brieuc et de Saint−lô ; puis en sus de ces hauts dignitaires, il s'entoure d'une troupe de juristes qui se

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relaient dans les interminables séances du procès. Les noms de la plupart d'entre eux figurent dans les piècesde procédure ; ce sont :

Guillaume De Montigné, avocat à la cour séculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, GuillaumeGroyguet et Robert De La Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi, Sénéchal de Quimper.

Pierre De L'hospital, Chancelier De Bretagne, qui doit présider, après le jugement canonique, les débatscivils, assiste Jean De Malestroit.

Le promoteur, qui faisait alors office de ministère public, fut Guillaume Chapeiron, curé deSaint−nicolas homme éloquent et retors ; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures, GeoffroyPipraire, doyen de Sainte−marie, et Jacques De Pentcoetdic, official de l'église de Nantes.

Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l'église avait institué, pour la répression du crime d'hérésie quicomprenait alors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits de la magie, le tribunal extraordinairede l'inquisition.

Il siégea, aux côtés de Jean De Malestroit, en la redoutable et docte personne de Jean Blouyn, de l'ordrede Saint−dominique, délégué par le grand inquisiteur de France, Guillaume Mérici, aux fonctions device−inquisiteur de la ville et du diocèse de Nantes.

Le tribunal constitué, le procès s'ouvre dès le matin, car juges et témoins doivent être, suivant lacoutume du temps, à jeun. On y entend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume, faisant fonctiond'huissier, celui−là même, qui s'est emparé du maréchal à Machecoul, donne lecture de l'assignation faite àGilles De Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu'il n'accepte par la compétence dutribunal ; mais, ainsi que le veut la procédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, " pour ce que par cemoyen la correction du maléfice ne soit empêchée " , le déclinatoire comme étant nul en droit et " frivole " etil obtient du tribunal qu'on passe outre. Il commence à lire à l'inculpé les chefs de l'accusation portée contrelui ; Gilles crie que le promoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étend le bras vers leChrist, jure qu'il dit la vérité et invite le maréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n'a reculédevant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devant Dieu et la séance se lève, dans le brouhaha desoutrages que Gilles vocifère contre le promoteur.

Ces préambules terminés, quelques jours après, les débats publics commencent. L'acte d'accusation,dressé en forme de réquisitoire, est lu, tout haut, devant l'accusé, devant le peuple qui tremble, alors queChapeiron énumère, un à un, patiemment, les crimes, accuse formellement le maréchal d'avoir pollué et occisdes petits enfants, d'avoir pratiqué les opérations de la sorcellerie et de la magie, d'avoir violé à Saint−étienneDe Mer Morte, les immunités de la Sainte−eglise.

Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant de côté les meurtres, ne retenant plus alors queles crimes dont la punition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée par l'église, il demande queGilles soit frappé de la double excommunication, d'abord comme évocateur de démons, hérétique, apostat etrelaps, ensuite comme sodomite et sacrilège.

Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre et dense, s'exaspère. Il insulte les juges, lestraite de simoniaques et de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu'on lui pose.

Le promoteur, les assesseurs, ne se lassent point ; ils l'invitent à présenter sa défense. De nouveau, il lesrécuse, les outrage, puis lorsqu'il s'agit de les réfuter, il demeure muet.

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Alors l'évêque et le vice−inquisiteur le déclarent contumace et prononcent contre lui la sentenced'excommunication qui est aussitôt rendue publique.

Ils décident en outre que les débats se poursuivront, le lendemain.

Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait de ses notes. Et des Hermies entra.

—je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit−il.

—tiens, qu'est−ce qu'il a ?

—rien de grave, un peu de bronchite ; il sera debout dans deux jours s'il consent à rester tranquille.

—j'irai le voir, demain, dit Durtal.

—et toi, que fais−tu, reprit des Hermies, tu travailles ?

—mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce sera aussi ennuyeux à écrire qu'à lire !

—et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume !

—non, répondit Durtal, en s'étirant. Au reste, je ne désire pas qu'il se termine. Que deviendrai−jealors ? Il faudra chercher un autre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début si embêtants àposer ; je passerai de mortelles heures d'oisiveté.

Vraiment, quand j'y songe, la littérature n'a qu'une raison d'être, sauver celui qui la fait du dégoût devivre !

—et, charitablement, alléger la détresse des quelques−uns qui aiment encore l'art.

—ce qu'ils sont peu !

—et leur nombre va, en diminuant ; la nouvelle génération ne s'intéresse plus qu'aux jeux de hasard etaux jockeys !

—oui, c'est exact ; maintenant les hommes jouent et ne lisent plus ; ce sont les femmes dites du mondequi achètent les livres et déterminent les succès ou les fours ; aussi, est−ce à la dame, comme l'appelaitSchopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de cesécuellées de romans tièdes et mucilagineux qu'on vante !

ça promet, dans l'avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer,en un style secouru, les idées digérées et toujours chauves.

Oh ! Et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut−être mieux qu'il en soit ainsi ; les rares artistesqui restent n'ont plus à s'occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue descouturiers de lettres ; le seul dépit qu'ils puissent honnêtement ressentir, c'est, quand leur oeuvre estimprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules !

—le fait est, dit des Hermies, que c'est une véritable prostitution ; la mise en vente, c'est l'acceptationdes déshonorantes familiarités du premier venu ; c'est la pollution, le viol consenti, du peu qu'on vaut !

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—oui, c'est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu'on ne peut garderses manuscrits à l'abri des mufles ; l'art devrait être ainsi que la femme qu'on aime, hors de portée, dansl'espace, loin ; car enfin c'est avec la prière la seule éjaculation de l'âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu'un demes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m'écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape.Je ne me soucie un peu de lui, qu'après des années, alors qu'il a disparu de toutes les vitrines, qu'il est à peuprès mort ; c'est te dire que je ne suis pas pressé de terminer l'histoire de Gilles qui malheureusement, tout demême, s'achève ; le sort qui lui est réservé me laisse indifférent et je m'en désintéresserai même absolumentquand elle paraîtra !

—dis donc, fais−tu quelque chose, ce soir ?

—non, pourquoi ?

—veux−tu que nous dînions ensemble ?

—ça va !

Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermies reprit :

—ce qui me frappe encore dans le monde soi−disant littéraire de ce temps c'est la qualité de sonhypocrisie et de sa bassesse ; ce que, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir de turpitudes !

—certes, car il permet les plus fructueux des ménagements ; mais ce qui est plus confondant, c'est quetout critique qui se le décerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu'il se soufflette ; carenfin, tout cela se résume en un illogisme. Le dilettante n'a pas de tempérament personnel, puisqu'il n'exècrerien et qu'il aime tout ; or, quiconque n'a pas de tempérament personnel n'a pas de talent.

—donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteur qui se vante d'être un dilettante, avouepar cela même qu'il est un écrivain nul !

—dame !

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CHAPITRE XVII

Vers la fin de l'après−midi, Durtal interrompit son travail et monta aux tours de Saint−sulpice.

Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celle où d'habitude ils dînaient. Ces piècesétaient semblables, avec leurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds en voûte ; seulement,la chambre à coucher était plus sombre ; la croisée ouvrait sa demi roue, non plus sur la place Saint−sulpice,mais sur le derrière de l'église dont le toit la noyait d'ombre. Cette cellule était meublée d'un lit de fer, garnid'un sommier musical et d'un matelas, de deux chaises de canne, d'une table recouverte d'un vieux tapis. Aumur nu, un crucifix sans valeur, fleuri de buis sec, et c'était tout.

Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcourait des papiers et des livres. Il avait les yeuxplus aqueux, le visage plus blême que de coutume ; sa barbe, qui n'était pas rasée depuis plusieurs jours,poussait en taillis grisonnants sur ses joues caves ; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenantsses pauvres traits.

Aux questions que lui posa Durtal, il répondit : — ce n'est rien ; des Hermies m'autorise à me leverdemain ; mais quelle affreuse drogue ! —et il montra une potion dont il prenait une cuillerée, d'heure enheure.

—qu'avalez−vous là ? Demanda Durtal.

Mais le sonneur l'ignorait. Pour lui éviter sans doute des frais, des Hermies lui apportait lui−même labouteille à boire.

—vous vous ennuyez au lit ?

—vous pensez ! Je suis obligé de confier mes cloches à un aide qui ne vaut rien. Ah ! Si vousl'entendiez sonner ! Moi, ça me donne des frissons, ça me crispe...

—ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme ; dans deux jours, tu pourras les sonner,toi−même, tes cloches !

Mais il poursuivait ses plaintes. —vous ne savez pas, vous autres ; voilà des cloches qui ont l'habituded'être bien traitées ; c'est comme les bêtes, ces instruments−là, ça n'obéit qu'à son maître. Maintenant ellesdéraisonnent, elles brimballent, elles sonnent la gouille ; c'est tout juste si d'ici je reconnais leurs voix !

—que lisez−vous ? Fit Durtal qui voulait détourner la conversation d'un sujet qu'il sentait pénible.

—mais des volumes écrits sur elles ! Ah ! Tenez, monsieur Durtal, j'ai là des inscriptions qui sontd'une beauté vraiment rare. Ecoutez, reprit−il, en ouvrant un livre traversé par des signets, écoutez cettephrase écrite en relief sur la robe de bronze de la grosse cloche de Schaffouse : " j'appelle les vivants, jepleure les morts, je romps la foudre " .

Et cette autre donc qui figurait sur une vieille cloche du beffroi de Gand : " mon nom est Rolande ;quand je tinte, c'est l'incendie ; quand je sonne, c'est la tempête dans les Flandres " .

—oui, celle−là ne manque pas d'une certaine allure, approuva Durtal.

—eh bien ! C'est encore fichu ! Maintenant les richards font inscrire leurs noms et leurs qualités sur lesclochent dont ils dotent les églises ; mais ils ont tant de qualités et de titres qu'il ne reste plus de place pour la

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devise. L'on manque véritablement d'humilité, dans ce temps−ci !

—si l'on ne manquait que d'humilité ! Soupira Durtal.

—oh ! Reprit Carhaix tout à ses cloches, s'il n'y avait que cela ! Mais à ne plus rien faire, les cloches serouillent, le métal ne s'écrouit pas et vibre mal ; autrefois ces auxiliaires magnifiques du culte chantaientsans cesse ; on sonnait les heures canoniales : matines et laudes, avant le lever du jour ; prime, dès l'aube ;tierce, à neuf heures ; sexte, à midi ; none, à trois heures et encore les vêpres et les complies ; aujourd'hui,on annonce la messe du curé, les trois angélus, du matin, de midi et du soir, parfois des saluts, et, certainsjours, on lance quelques volées pour des cérémonies prescrites, et c'est tout. Il n'y a plus que dans lescouvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins, les offices de nuit persistent !

—laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l'oreiller dans le dos. Quand tu t'agiteras ainsi, ça net'avancera à rien et tu te feras mal.

—c'est juste, fit−il résigné ; mais que veux−tu, l'on reste un homme de révolte, un vieux pécheur querien n'apaise ; et il sourit à sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire.

On sonna. Mme Carhaix s'en fut ouvrir et introduisit un prêtre hilare et rouge qui, d'une grosse voixcria : c'est l'échelle du paradis, cet escalier ! Que je souffle ! Et il tomba dans un fauteuil et s'éventa.

—eh bien, mon ami, dit−il enfin, en entrant dans la chambre à coucher, j'ai appris par le bedeau quevous étiez souffrant et je suis venu.

Durtal l'examina. Une incompressible gaieté fendait cette face sanguine, aux joues peintes avec unrasoir, en bleu. Carhaix les présenta l'un à l'autre ; ils échangèrent, le prêtre, un salut défiant et Durtal unsalut froid.

Celui−ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions de l'accordant et de sa femme qui remerciaient àmains jointes cet abbé d'être monté. Il était évident que pour ce ménage, qui n'ignorait point cependant lespassions sacrilèges ou médiocres du clergé, l'ecclésiastique était l'homme d'élection, un homme tellementsupérieur que, dès qu'il était là, les autres ne comptaient plus.

Il prit congé ; et, en descendant, il se disait : ce prêtre jubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, unmédecin, un homme de lettres gais sont, à n'en pas douter, d'ignobles âmes, car enfin, ce sont eux qui voientde près les misères humaines, qui les consolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils se désopilentet pouffent, c'est un comble ! Ce qui n'empêche, du reste, que quelques inconscients déplorent que le romanobservé, vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu'il représente. Ils le voudraient et jovial et gaulois et fardé, lesaidant, dans leur bas égoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui les frôlent !

C'est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulières gens ! Ils ploient sous le despotismepaterne des prêtres, —et il y a des moments où ça ne doit pas être drôle, —et ils les révèrent et les adorent !Mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyants et des humbles ! Je ne connais pas cet abbé qui était là,mais il est redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève de joie. Malgré l'exemple de Saint FrançoisD'Assise qui était gai, —ce qui me le gâte, du reste, —j'ai peine à m'imaginer que cet ecclésiastique soit unêtre surélevé. Il est bon de dire qu'au fond il vaut mieux pour lui qu'il soit médiocre. Comment, s'il était autre,se ferait−il comprendre de ses ouailles ? Et puis, s'il était supérieur, il serait haï par ses collègues et persécutépar son évêque !

En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le bas des tours. Il s'arrêta, sous le porche. Jecroyais rester plus longtemps là−haut, pensa−t−il ; il n'est que cinq heures et demie ; il faut que je tue au

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moins une demi−heure, avant que de me mettre à table.

Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées ; il alluma une cigarette et musa sur la place.

Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il la reconnut ; seule, elle avait un rideau, parmi lesautres arcs vitrés qui s'ouvraient au−dessus du perron. Quelle abominable construction ! Se dit−il, encontemplant l'église ; quand on songe que ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de la façadede Notre−dame ! Et quel gâchis ! Poursuivit−il, en examinant les détails. Du parvis au premier étage, il y ades colonnes doriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes ; enfin, de la base ausommet de la tour même, des colonnes corinthiennes, à feuilles d'acanthe. Que peut bien signifier cesalmigondis d'ordres païens pour une église ? Et encore cela n'existe que pour la tour habitée par lescloches ; l'autre n'est même pas terminée, mais demeurée à l'état de tube fruste, elle est moins laide !

Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cet indigent amas de pierres ! Pourtant, au fond, lesServandoni et les Oppernord ont été les Ezéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes ; leur oeuvre est uneoeuvre de voyants, en avance sur le dix−huitième siècle, car c'est l'effort divinatoire du moellon voulantsymboliser, à une époque où les chemins de fer n'existaient pas, le futur embarcadère des railways,Saint−sulpice, ce n'est pas, en effet, une église, c'est une gare.

Et l'intérieur du monument n'est ni plus religieux, ni plus artiste que le dehors ; il n'y a vraiment danstout cela que la cave aérienne du brave Carhaix qui me plaise ! Puis il regarda autour de lui ; cette place estbien laide, reprit−il, mais qu'elle est provinciale et intime ! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur de ceséminaire qui dégage l'odeur rance et glacée d'un hospice. La fontaine avec ses bassins polygones, ses vases àpot au feu, ses lions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n'est point un chef−d'oeuvre, pas plus quecette mairie dont le style administratif vous couvre les yeux de cendre ; mais sur cette place, comme dans lesrues Servandoni, Garancière, Férou qui l'avoisinent, l'on respire une atmosphère faite de silence bénin etd'humidité douce. ça sent le placard oublié et un peu l'encens. Cette place est en parfaite harmonie avec lesmaisons des rues surannées qui l'enserrent, avec les bondieuseries du quartiers, les fabriques d'images et deciboires, les librairies religieuses dont les livres ont des couvertures couleur de pépin, de macadam, demuscade, de bleu à linge !

Oui, c'est caduc et discret, conclut−il. La place était alors presque déserte. Quelques femmesgravissaient le perron de l'église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, en secouant des sousdans des gobelets ; un ecclésiastique, tenant sous son bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames auxyeux blancs ; quelques chiens galopaient ; quelques enfants se poursuivaient ou sautaient à la corde ; lesénormes omnibus chocolat de la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligne d'Auteuil, partaient presquevides, tandis que, réunis devant leurs voitures, sur le trottoir, près d'un chalet de nécessité, des cocherscausaient ; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi que sur le mail silencieux d'un bourg.

Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l'église, il faudra pourtant bien qu'un jour, alors qu'ilfera moins froid et plus clair, je monte en haut de la tour ; puis il hocha la tête. A quoi bon ?

Paris à vol d'oiseau, c'était intéressant au Moyen Age, mais maintenant ! J'apercevrai, comme ausommet des autres fûts, un amas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, les plaques vertesdes jardins et des squares et, tout au loin, des files de maisons qui ressemblent à des dominos alignés deboutet dont les points noirs sont des fenêtres.

Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée de toits, Notre−dame, la Sainte−chapelle,Saint−séverin, Saint−étienne−du−mont, la tour Saint−jacques sont noyés dans la déplorable masse desmonuments plus neufs ; —et je ne tiens nullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l'art desmarchandes à la toilette qu'est l'opéra, cette arche de pont qu'est l'arc de triomphe, et ce chandelier creux

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qu'est la tour Eiffel !

C'est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à des tournants de rues.

Si j'allais dîner, car enfin, j'ai rendez−vous avec Hyacinthe et il faut qu'avant huit heures, je sois rentré.

Il s'en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle, dépeuplée à six heures, permettait dediscuter avec soi−même tranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et en buvant desbreuvages pas trop mal teints. Il pensait à Mme Chantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côtémystérieux de ce prêtre le hantait. Que pouvait−il se passer dans la cervelle d'un homme qui s'était faitdessiner un Christ sous la plante des pieds pour le mieux fouler ?

Quelle haine cela révélait ! Lui en voulait−il de ne pas lui avoir donné les extases bienheureuses d'unsaint, ou, plus humainement, de ne pas l'avoir élevé aux plus hautes dignités du sacerdoce ? évidemment, ledépit de ce prêtre était désordonné et son orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d'être unobjet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu'un. Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle quecelle−là semblait l'être, quelles joies que de pouvoir faire languir ses ennemis, par d'impunissablesenvoûtements, dans les souffrances !

Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en des voluptés démentielles que rien n'égale.C'est, depuis le Moyen Age, le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus et l'on peutimpunément le commettre, mais il est le plus excessif de tous pour un croyant et Docre croit au Christpuisqu'il le hait !

Quel monstrueux prêtre ! —et quelles ignobles relations il a sans doute eues avec la femme deChantelouve ! Oui, mais comment la faire parler, celle−là ? Elle m'a, en somme, très nettement notifié sonrefus de s'expliquer sur ce sujet, l'autre jour.

En attendant, comme je n'ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de ses fredaines, je vais lui déclarerque je suis souffrant et qu'un repos absolu m'est nécessaire.

Et il le fit, lorsqu'elle vint, une heure après qu'il fut rentré chez lui.

Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle le dorlota, en l'embrassant. Puis, s'écartant unpeu :

—vous travaillez trop ; vous auriez besoin de vous distraire ; allons, pour tuer le temps, si vous mefaisiez un peu la cour, car enfin c'est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle ! —non ? Cette idée ne vousdéride pas ? Cherchons autre chose. —voulez−vous que nous entamions une partie de cache−cache avec lechat ? Vous haussez les épaules ; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre mine grognonne, causonsde votre ami, de des Hermies, qui devient−il ?

—mais rien de particulier.

—et ses expériences avec la médecine Mattéï ?

—j'ignore s'il les continue.

—allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé.

Savez−vous que vos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher.

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—mais, fit−il, il peut arriver à tout le monde de ne pas répondre longuement à des questions. Je connaismême certaine personne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que sur certain chapitre on l'interroge.

—sur un chanoine, par exemple.

—vous l'avez dit.

Elle croisa tranquillement les jambes.

—cette personne avait sans doute des raisons pour se taire ; mais si cette personne tient réellement àobliger celle qui l'interroge, peut−être s'est−elle, depuis le dernier entretien, donné beaucoup de mal pour lasatisfaire.

—voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez−vous, dit−il, la face réjouie, en lui serrant les mains.

—avouez que si je vous mettais ainsi l'eau à la bouche, à seule fin de ne plus avoir devant les yeux unvisage bougon, j'aurais bien réussi.

Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui, ou bien si réellement, elle consentait à parler.

—ecoutez, reprit−elle ; je maintiens ma décision de l'autre soir ; je ne vous permettrai pas de vous lieravec le chanoine Docre ; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez en relations avec lui, vousfaire assister à la cérémonie que vous désirez le plus connaître.

—a la messe noire ?

—oui ; avant huit jours, Docre aura quitté Paris ; si vous le voyez, une fois avec moi, jamais plus aprèsvous ne le reverrez. Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine ; quand l'instant sera venu, jevous ferai signe ; mais vous pouvez me remercier, mon ami, car pour vous être utile, j'enfreins les ordres demon confesseur que je n'ose plus revoir et je me damne !

Il l'embrassa gentiment, la câlina, puis :

—c'est donc sérieux, c'est donc bien réellement un monstre que cet homme ?

—j'en ai peur, —dans tous les cas, je ne souhaite de l'avoir pour ennemi à personne !

—dame ! S'il envoûte les gens comme Gévingey !

—certes, et je ne voudrais pas être à la place de l'astrologue.

—vous y croyez donc ! —voyons, comment opère−t−il, avec le sang des souris, les hachis ou leshuiles ?

—tiens, vous savez cela. —il se sert, en effet, de ces substances ; il est même un des seuls qui puisse lesmanipuler, car l'on s'empoisonne fort bien avec ; il en est de même que des matières explosibles sidangereuses à manier pour ceux qui les préparent ; mais souvent, lorsqu'il s'attaque à des êtres sans défense,il use de recettes plus simples. Il distille des extraits de poisons et il y ajoute de l'acide sulfurique pourbouillonner dans la plaie ; alors il trempe dans ce composé la pointe d'une lancette avec laquelle il fait piquersa victime par un esprit volant ou une larve. C'est l'envoûtement ordinaire, connu, celui des Rose−croix etautres débutants en Satanisme.

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Durtal se mit à rire. —mais, ma chère, à vous entendre, on expédierait à distance la mort, ainsi qu'unelettre.

—et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêche pas par lettres ? Demandez aux servicessanitaires qui désinfectent pendant les épidémies les envois de poste !

—je ne dis pas le contraire, mais le cas n'est pas le même.

—si, puisque c'est la question de transmission, d'invisibilité, de distance, qui vous étonne !

—ce qui m'étonne surtout, c'est de voir les Rose−croix mêlés à cette affaire. Je vous avoue que je ne lesavais jamais considérés que comme de doux jobards ou de funéraires farceurs.

—mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leur tête, il y a toujours des farceurs qui lesexploitent. Or c'est le cas des Rose−croix ; cela n'empêche point que leurs chefs tentent en secret le crime. Iln'y a pas besoin d'être érudit ou intelligent pour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et cela jel'affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que je connais. Celui−là vit avec une femme mariée etils passent leur temps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement.

—tiens, mais c'est très supérieur au divorce, ce système−là !

Elle le regarda et fit la moue.

—je ne parlerai plus, dit−elle, car je vois que vous vous moquez de moi, vous ne croyez à rien...

—mais non, je ne ris pas, car je n'ai pas des idées bien arrêtées là−dessus. J'avoue qu'au premier abord,tout cela me semble pour le moins improbable ; mais quand je songe que tous les efforts de la sciencemoderne ne font que confirmer les découvertes de la magie d'antant, je reste coi. C'est vrai, reprit−il, après unsilence, pour ne citer qu'un fait : a−t−on assez ri de ces femmes changées en chattes, au Moyen Age ? Ehbien, l'on a récemment amené chez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatre pattes,bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu'une chatte. Cette métamorphose est donc possible ! Non, on nesaurait trop le répéter, la vérité c'est qu'on ne sait rien, et que l'on n'a le droit de ne rien nier ; mais pour enrevenir à vos Rose−croix, ils se dispensent, avec ces formules purement chimiques, du sacrilège ?

—c'est−à−dire que leurs vénéfices, en supposant qu'ils sachent assez bien les apprêter, pour qu'ilsréussissent, —ce dont je doute, —sont faciles à vaincre ; toutefois cela ne signifie point que ce groupe danslequel figure un véritable prêtre, ne se serve pas au besoin d'eucharisties souillées.

—ça doit encore être un bien joli prêtre, celui−là !

—mais, puisque vous êtes si renseignée, savez−vous aussi comment l'on conjure les maléfices ?

—oui et non ; je sais que lorsque les poisons sont scellés par le sacrilège, lorsque l'opération a été faitepar un maître, par Docre, ou par l'un des princes de la magie à Rome, il est très malaisé de leur opposer unantidote. On m'a cependant cité un certain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l'heure actuelle, cesdifficiles cures.

—le docteur Johannès !

—vous le connaissez ?

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—non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m'en a parlé.

—eh bien, j'ignore comment celui−là s'y prend ; ce que je sais, c'est que les maléfices qui ne sont pointcompliqués de sacrilèges sont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoie le coup à celui quile porte ; il existe encore, à l'heure actuelle, deux églises, l'une en Belgique et l'autre en France où, lorsqu'onva prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésé rebondit sur vous et va frapper votre adversaire.

—bah !

—oui, l'une de ces églises est à Tougres, à dix−huit kilomètres de Liège, et elle porte même le nom deNotre−dame de Retour ; l'autre est l'église de L'Epine, un petit village près de Châlons. Cette église a étéautrefois bâtie pour conjurer les vénéfices que l'on pratiquait à l'aide d'épines qui poussaient dans ce pays etservaient à transpercer des images découpées en forme de coeur.

—près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Il me semble, en effet, que des Hermiesm'a signalé, à propos de l'envoûtement par le sang des souris blanches, des cercles diaboliques installés danscette ville.

—oui, cette contrée a été, de tout temps, l'un des foyers les plus véhéments du Satanisme.

—vous êtes joliment ferrée sur la matière ; c'est Docre qui vous a infusé cette science ?

—je lui dois, en effet, le peu que je vous débite ; il m'avait prise en affection, et il voulait même faire demoi son élève. —j'ai refusé et j'en suis maintenant contente, car je me soucie beaucoup plus que jadis d'êtreconstamment en état de péché mortel.

—et la messe noire, vous y avez assisté ?

—oui, et je vous le dis d'avance, vous regretterez d'avoir vu d'aussi terribles choses. C'est un souvenirqui reste et fait horreur, même... surtout...

lorsque l'on ne prend pas part personnellement à ces offices.

Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumés battaient.

—vous l'aurez voulu, reprit−elle, vous ne pourrez donc vous plaindre, si le spectacle vous épouvante ouvous écoeure.

Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de sa voix.

—mais lui, enfin, ce Docre, d'où sort−il, qu'a−t−il fait autrefois, comment est−il ainsi devenu un maîtredu Satanisme ?

—je l'ignore, je l'ai connu prêtre habitué à Paris, puis confesseur d'une reine en exil. Il a eu d'horribleshistoires que grâce à des protections, l'on a étouffées, sous l'empire. Il a été interné à la Trappe, puis chassédu clergé, excommunié par Rome. J'ai également appris qu'il avait été, plusieurs fois, accuséd'empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n'ont jamais réussi à faire la preuve. Aujourd'hui, il vit jene sais comment, dans l'aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert de voyante ; pour tout lemonde, c'est un scélérat, mais il est savant et pervers et puis il est si charmant !

—oh ! Fit−il, comme votre voix, comme vos yeux changent ! Avouez que vous l'aimez !

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—non−je ne l'aime plus, car pourquoi ne vous le dirai−je pas, nous étions fous l'un de l'autre, à unmoment !

—et maintenant ?

—maintenant, c'est fini, je vous le jure ; nous sommes restés amis et c'est tout.

—mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Etait−ce au moins curieux, avait−il un intérieurhétéroclite ?

—non, c'était confortable et c'était propre. Il possédait un cabinet de chimiste, une bibliothèqueimmense ; le seul livre curieux qu'il me montra, ce fut un office sur parchemin de la messe noire. Il y avaitdes enluminures admirables, une reliure fabriquée avec la peau tannée d'un enfant mort sans baptême,estampée sur l'un de ses plats, ainsi que d'un fleuron, d'une grande hostie consacrée dans une messe noire.

—et que contenait ce manuscrit ?

—je ne l'ai pas lu.

Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains.

—vous voici remis, dit−elle ; je savais bien que je vous guérirais de votre mine grise. Avouez, tout demême, que je suis bonne enfant de ne pas me fâcher.

—vous fâchez ? Et pourquoi ?

—mais parce que c'est fort peu flatteur pour une femme, je suppose, de n'arriver à dérider un hommeque lorsqu'on l'entretient d'un autre !

—mais non, mais non, dit−il, en l'embrassant doucement sur les yeux.

—laisse, fit−elle, tout bas, cela m'énerve et il faut que je parte, car il est tard.

Elle soupira et s'en fut, le laissant ahuri, se demandant une fois de plus, dans quel amas de vase la vie decette femme avait plongé.

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CHAPITRE XVIII

Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieuses imprécations sur le tribunal, Gille De Raiscomparut de nouveau devant ses juges.

Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, une fois de plus, bondi d'un excès à un autre ;quelques heures avaient suffi pour assagir l'énergumène qui déclara reconnaître les pouvoirs des magistrats etdemanda pardon de ses outrages.

Ils lui affirmèrent que, pour l'amour de Notre−seigneur, ils oubliaient ses injures et, sur sa prière,l'évêque et l'inquisiteur rapportèrent la sentence d'excommunication dont ils l'avaient frappé, la veille. Cetteaudience, d'autres, furent occupées par la comparution de Prélati et de ses complices ; puis, s'appuyant sur letexte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession si elle est " dubia, vaga, generalis,illativa, jocosa, " , le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux, Gilles devait être soumis à laquestion canonique, c'est−à−dire à la torture.

Le maréchal supplia l'évêque d'attendre jusqu'au lendemain et réclama le droit de se confesser toutd'abord aux juges qu'il plairait au tribunal de désigner, jurant qu'il renouvellerait ensuite ses aveux devant lepublic et la cour.

Jean De Malestroit accueillit cette requête et l'évêque de Saint−brieuc et Pierre De L'Hospital,Chancelier De Bretagne, furent chargés d'entendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut terminé le récit de sesdébauches et de ses meurtres, ils ordonnèrent qu'on amenât Prélati.

A sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu'après l'interrogatoire, on s'apprêtait à reconduire l'italiendans sa geôle, il l'embrassa, disant :

" adieu, François, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu'il vousdonne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vous avez bonne patience et espérance en Dieu,que nous nous entreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et je prierai pour vous " .

Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu'il devait avouer publiquement, à l'audience, lelendemain.

Ce fut ce jour−là, le jour solennel du procès. La salle où siégeait le tribunal était comble et la multitude,refoulée dans les escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes, barrait lesrues. De vingt lieues à la ronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dont le nom seulfaisait, avant sa capture, clore les portes dans les tremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.

Le tribunal allait se réunir au grand complet. Tous les assesseurs qui, d'habitude, se suppléaient pendantles longues audiences, étaient présents.

La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans, se rajeunissait à mi−corps, s'effilait enogive, élançait à des hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui se rejoignaient ainsi que les côtes desmitres abbatiales, en une pointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, au travers de leurs résillesde plomb, d'étroits carreaux. L'azur du plafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, à cettehauteur, que comme des têtes en acier d'épingles ; dans les ténèbres des voûtes, l'hermine des armes ducalesapparaissait, confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands dés blancs, mouchetés de points noirs.

Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les évêques entraient. Ils fulguraient sousleurs mitres en drap d'or, étaient cravatés d'un collier de flammes par le collet orfrazé, pavé d'escarboucles, de

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leurs robes. En une silencieuse procession, ils s'avançaient, alourdis par leurs rigides chapes qui tombaient, ens'évasant, de leurs épaules, pareilles à des cloches d'or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquellependait le manipule, une sorte de voile vert.

Ils flambait, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on souffle, éclairaient eux−mêmes la salle,en reflétant le pâle soleil d'un pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de nouvellesflammes qu'il renvoyait, en les dispersant à l'autre bout de la salle, jusqu'au peuple muet.

Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes des autres juges paraissaient plusdiscords et plus sombres ; les vêtements noirs des assesseurs et de l'official, la robe blanche et noire de JeanBlouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés de pelleteries, de lajustice séculière, semblaient défraîchis et grossiers.

Les évêques s'assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles, Jean De Malestroit qui, d'un siège plushaut, dominait la salle.

Sous l'escorte d'hommes d'armes, Gilles entra.

Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Ses yeux brûlaient dans des paupières rissolées,ses joues tremblaient.

Sur l'injonction qui lui fut adressée, il commença le récit de ses crimes.

D'une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts d'enfants, ses hideuses tactiques, sesstimulations infernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols ; obsédé par la vision de ses victimes,il décrivit leurs agonies ralenties ou hâtées, leurs appels et leurs râles ; il avoua s'être vautré dans lesélastiques tiédeurs des intestins ; il confessa qu'il avait arraché des coeurs par des plaies élargies, ouvertes,telles que des fruits mûrs.

Et d'un oeil de somnambule, il regardait ses doigts qu'il secouait, comme pour en laisser égoutter le sang.

La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraient soudain quelques cris brefs ; et l'on emportait,en courant, des femmes évanouies, folles d'horreur.

Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait à dévider l'effrayante litanie de ses crimes.

Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusions sépulcrales, au supplice de ces petits enfantsqu'il cajolait afin de leur couper, dans un baiser, le cou.

Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellement formidable, tellement atroce, que, sous leurscoiffes d'or, les évêques blêmirent ; ces prêtres, trempés aux feux des confessions, ces juges qui, en destemps de démonomanies et de meurtres, avaient entendu les plus terrifiants des aveux ; ces prélats qu'aucunforfait, qu'aucune abjection des sens, qu'aucun purin d'âme n'étonnaient plus, se signèrent et Jean DeMalestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ.

Puis, tous baissèrent le front et, sans qu'un mot eût été échangé, ils écoutèrent le maréchal qui, la figurebouleversée, trempée de sueur, regardait le crucifix dont l'invisible tête soulevait le voile, avec sa couronnehérissée d'épines.

Gilles acheva son récit ; mais, alors, une détente eut lieu ; jusqu'alors il était resté debout, parlantcomme dans un brouillard, se racontant à lui−même, tout haut, le souvenir de ses impérissables crimes.

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Quand ce fut terminé, les forces l'abandonnèrent. Il tomba sur les genoux et, secoué par d'affreuxsanglots, il cria : " ô Dieu, mon rédempteur, je vous demande miséricorde et pardon ! " —puis ce faroucheet hautain baron, le premier de sa caste, sans doute, s'humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : "vous, les parents de ceux que j'ai si cruellement mis à mort, donnez, ah, donnez−moi le secours de vospieuses prières ! " alors, en sa blanche splendeur, d'âme du Moyen Age rayonna dans cette salle.

Jean De Malestroit quitta son siège et releva l'accusé qui frappait de son front désespéré les dalles ; lejuge disparut en lui, le prêtre seul resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute.

Il y eut dans l'audience un frémissement lorsque Jean De Malestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyéesur sa poitrine : prie, pour que la juste et épouvantable colère du très−haut se taise ; pleure, pour que teslarmes épurent les charniers en folie de ton être !

Et la salle entière s'agenouilla et pria pour l'assassin.

Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d'affolement et de trouble. Exténuée d'horreur, excédéede pitié, la foule houlait ; le tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.

d'un geste, le promoteur arrêta les discussions, balaya les larmes.

Il dit que les crimes étaient " clairs et apperts " , que les preuves étaient manifestes, que la cour pouvaitmaintenant, en son âme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l'on fixât le jour du jugement. Letribunal désigna le surlendemain.

Et ce jour−là, l'official de l'église de Nantes, Jacques de Pentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences ;la première rendue par l'évêque et l'inquisiteur sur les faits relevant de leur commune juridiction, commençaitainsi :

" le saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, " évêque de Nantes, et frère Jean Blouyn, bachelier " en nos saintes ecritures, de l'ordre des frères" prêcheurs de Nantes et délégué de l'inquisiteur de" l'hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en " séance du tribunal et n'ayant sous les yeux que " Dieu seul... "

et, après l'énumération des crimes, il concluait :

" nous prononçons, nous décidons, nous déclarons " que toi, Gilles de Rais, cité à notre tribunal, tu " es honteusement coupable d'hérésie, d'apostasie, " d'évocation des démons ; que pour ces crimes, tu as " encouru la sentence d'excommunication et toutes " les autres peines déterminées par le droit. "

La seconde sentence, rendue par l'évêque seul, sur les crimes de sodomie, de sacrilège et de violationdes immunités de l'église, qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait aux mêmes conclusionset prononçait également, dans une forme presque identique, la même peine.

Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quand elle fut terminée, l'évêque et l'inquisiteur luidirent : —voulez−vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vos évocations et vos autres crimes, être

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réincorporé à l'église, notre mère ?

Et, sur les ardentes prières du maréchal, ils le relevèrent de toute excommunication et l'admirent àparticiper aux sacrements. La justice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni, mais effacé par lacontrition et la pénitence. La justice humaine demeurait seule.

L'évêque et l'inquisiteur remirent le coupable à la cour séculière qui, retenant les captures d'enfants et lesmeurtres, prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati, les autres complices, furent en mêmetemps condamnés à être pendus et brûlés vifs.

—criez à Dieu merci ! Dit Pierre De L'Hospital qui présidait les débats civils, et disposez−vous àmourir en bon état, avec un grand repentir d'avoir commis de tels crimes !

Cette recommandation était inutile.

Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il espérait, humblement, avidement, en lamiséricorde du sauveur ; l'expiation terrestre, le bûcher, il l'appelait de toutes se forces, pour se rédimer desflammes éternelles, après sa mort.

Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s'était ouvert et il avait visité ce cloaque qu'avaient silongtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré,sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l'amas de ses effrayantes boues. Et,foudroyé par la grâce, dans un cri d'horreur et de joie, il s'était subitement renversé l'âme ; il l'avait lavée deses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de sodome s'étaitrenié, le compagnon de Jeanne D'Arc avait reparu, le mystique dont l'âme s'essorait jusqu'à Dieu, dans desbalbuties d'adoration, dans des flots de larmes !

Puis il pensa à ses amis, voulut qu'eux aussi mourussent en état de grâce. Il demanda à l'évêque deNantes qu'ils ne fussent pas exécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoir qu'il était leplus coupable, qu'il devait les avertir de leur salut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.

Jean De Malestroit accueillit cette supplique.

—ce qui est curieux, se dit Durtal, en s'interrompant d'écrire pour allumer une cigarette, c'est que...

on sonna doucement ; Mme Chantelouve entra.

Elle déclara qu'elle ne restait que deux minutes, qu'elle avait une voiture en bas. —c'est pour ce soir ;dit−elle ; je viendrai vous prendre à neuf heures. Ecrivez−moi d'abord une lettre à peu près conçue dans cestermes, et elle lui remit un papier qu'il déplia.

Il contenait simplement cette attestation : j'avoue que tout ce que j'ai dit et écrit sur la messe noire, surle prêtre qui la célèbre, sur le lieu où j'ai prétendu y assister, sur les soi−disant personnes que j'y trouvai, estde pure invention. J'affirme que j'ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent, tout ce que j'ai raconté estfaux.

—c'est de Docre ? Dit−il, regardant une petite écriture, pointue et retorse, presque agressive.

—oui ; et il veut, en outre, que cette déclaration non datée soit faite, sous forme de lettre adressée à unepersonne qui vous aurait consulté à ce sujet.

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—il se défie donc bien de moi, votre chanoine !

—dame, vous faites des livres !

—ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal. Et si je refuse ?

—vous n'assisterez pas à la messe noire.

La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea et signa la lettre que Mme Chantelouve mitdans son porte−carte.

—et dans quelle rue, cette cérémonie se passe−t−elle ?

—dans la rue Olivier−de−serres.

—où est−ce ?

—près de la rue de Vaugirard, tout en haut.

—et c'est là que demeure Docre ?

—non ; nous allons dans une maison particulière qui appartient à l'une de ses amies. —sur ce, si vous levoulez bien, vous reprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suis pressée et je me sauve. A neufheures, n'est−ce pas, soyez prêt.

Il eut à peine le temps de l'embrasser, elle était partie.

Enfin, se dit−il, lorsqu'il fut seul, j'avais déjà des renseignements sur l'incubat et l'envoûtement ; il neme restait plus à connaître que la messe noire pour être tout à fait au courant du satanisme, tel qu'il sepratique de nos jours et je vais la voir !

Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Paris recélât des dessous pareils ! Et comme les chosess'attirent et se lient ; il fallait que je m'occupasse de Gilles De Rais et du diabolisme au Moyen Age, pourque le diabolisme contemporain me fût montré !

Et il repensa à Docre et il se dit : —quelle finaude crapule que ce prêtre ! Au fond, parmi cesoccultistes qui grouillent aujourd'hui dans la décomposition des idées d'un temps, celui−là est le seul quim'intéresse.

Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, les spirites, les hermétistes, les Rose−croix, mefont l'effet, lorsqu'ils ne sont pas de simples larrons, d'enfants qui jouent et se chamaillent, en trébuchant,dans une cave ; et si l'on descend plus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyantes et dessorciers, que trouve−t−on, sinon des agences de prostitution et de chantage ? Tous ces soi−disant débitantsd'avenir sont fort malpropres ; c'est la seule chose dans l'occulte, dont on soit sûr !

Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions. Il venait annoncer à Durtal queGévingey était de retour et qu'ils devaient dîner ensemble, le surlendemain chez Carhaix.

—sa bronchite est donc guérie ?

—oui, complètement.

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Préoccupé de l'idée de la messe noire, Durtal ne put se taire et il avoua que, le soir même, il devait yassister ; —et devant la mine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu'il avait promis le secret et qu'il nepouvait, pour l'instant, lui en raconter davantage.

—mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies.

Est−ce indiscret de te demander le nom de l'abbé qui présidera à cet office ?

—non, c'est le chanoine Docre.

—ah ! —et l'autre se tut ; il cherchait évidemment à deviner à l'aide de quelles manigances son amiavait pu joindre ce prêtre.

—tu m'as autrefois narré, reprit Durtal, qu'au Moyen Age, la messe noire se disait sur la croupe nued'une femme, qu'au dix−septième siècle, elle se célébrait sur le ventre, et maintenant ?

—je crois qu'elle a lieu comme à l'église, devant un autel. Du reste, à la fin du quinzième siècle, elles'est quelquefois débitée ainsi, dans les Biscayes.

Il est vrai que le diable opérait alors en personne.

Revêtu d'habits épiscopaux, déchirés et souillés, il communiait avec des rondelles de savate, criant :

ceci est mon corps ! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèles qui lui avaientpréalablement baisé la main gauche, le cas et le croupion. J'espère que tu ne seras pas obligé de rendre d'aussibas hommages à ton chanoine.

Durtal se mit à rire. —non, je ne pense pas qu'il exige de telles prébendes ; mais, voyons, tu ne jugespoint que décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ?

—fous ! Et pourquoi ? —le culte du démon n'est pas plus insane que celui de Dieu ; l'un purule etl'autre resplendit, voilà tout ; à ce compte−là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraientdéments ! Non, les affiliés du satanisme sont des mystiques d'un ordre immonde, mais ce sont desmystiques. Maintenant, il est fort probable que leurs élans vers l'au−delà du mal coïncident avec lestribulations enragées des sens, car la luxure est la goutte−mère du démonisme. La médecine classe tant bienque mal cette faim de l'ordure dans les districts inconnus de la névrose ; et, elle le peut, car personne ne saitau juste ce qu'est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillentdans ce siècle, plus aisément qu'autrefois, au moindre choc. Tiens, rappelle−toi les détails donnés par lesjournaux, sur l'exécution des condamnés à mort ; ils nous révèlent que le bourreau travaille avec timidité,qu'il est sur le point de s'évanouir, qu'il a mal aux nerfs, lorsqu'il décapite un homme. Quelle misère !

Lorsqu'on le compare aux invincibles tortionnaires du vieux temps ! Ceux−là vous enfermaient lajambe dans un bas de parchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyait doucement les chairs ;ou bien, ils vous enfonçaient des coins dans les cuisses et brisaient les os, ils vous cassaient les pouces desmains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanières d'épiderme dans le râble, vous retroussaient commeun tablier la peau du ventre ; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vous rôtissaient, vous arrosaient debrandevin en flammes, avec une face impassible, des nerfs tranquilles, qu'aucun cri, qu'aucune plainten'ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaient seulement, après l'opération, bonne soif etgrande faim. C'étaient des sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant !

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Mais, pour en revenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s'ils ne sont pas des fous, ce sont, à n'enpoint douter, de très répugnants paillards. Observe−les. Je suis sûr qu'en invoquant Belzébuth, ils pensent auxprélibations charnelles. N'aie pas peur, va, il n'y a point, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyrdont parle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paul l'Ermite. Tu connais cette légende ?

—non.

—eh bien, pour te rafraîchir l'âme, je vais te la conter. Ce martyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds etpoings liés, sur un lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulut forcer. Comme il ardait et qu'ilallait pécher, il se coupa la langue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme ; et " ainsi ladouleur enchassa la tentation " , dit le bon De Voragine.

—mon héroïsme n'irait pas jusque−là, je l'avoue ; mais... tu t'en vas déjà ?

—oui, je suis attendu.

—quelle bizarre époque ! Reprit Durtal, en le reconduisant. C'est juste au moment où le positivisme batson plein, que le mysticisme s'éveille et que les folies de l'occulte commencent.

Mais il a toujours été ainsi ; les queues de siècle se ressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alorsque le matérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tous les cent ans.

Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin du dernier siècle. A côté des rationalistes et des athées, tutrouves Saint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, les sociétés des Rose−croix, les cerclesinfernaux, comme maintenant !

—sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.

—oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostro avaient du moins une certaine allure etprobablement aussi une certaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliborons et quelscamelots !

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CHAPITRE XIX

Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s'était rencoignée et nesoufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s'éteignaitsur sa voilette. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu'elle ne retirapas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir−là, en révolte et moinsfins que d'habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? —mais, d'une voix angoissée et basse, elle luidit : —non, ne parlez pas. —et, très ennuyé de ce tête−à−tête taciturne, presque hostile, il se remit àexaminer la route par les carreaux de la voiture.

La rue s'étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaquepas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu'elles'allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! Se disait−il, inquiété par la physionomie froide,rentrée de cette femme.

Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s'arrêta.

Hyacinthe descendit ; en attendant la monnaie que le cocher devait lui rendre, Durtal inspecta, d'uncoup d'oeil, les alentours ; il était dans une sorte d'impasse. Des maisons basses et mornes bordaient unechaussée aux pavés tumultueux et sans trottoirs ; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouva devantun long et haut mur, au−dessus duquel bruissaient, dans l'ombre, des feuilles d'arbres.

Une petite porte, trouée d'un guichet, s'enfonçait dans l'épaisseur de ce mur sombre, chiné de traitsblancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissures et bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, unelueur jaillit d'une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre, un homme, portant le tablier noirdes marchands de vins, se pencha hors d'une boutique et saliva sur le seuil.

—c'est ici, dit Mme Chantelouve elle sonna, le guichet s'ouvrit ; elle souleva sa voilette, un jet delanterne la frappa au visage ; la porte disparut sans bruit, ils pénétrèrent dans un jardin.

—bonjour, madame.

—bonjour, Marie.

—c'est dans la chapelle ?

—oui, madame veut−elle que je la conduise ?

—non, merci.

La femme à la lanterne scruta Durtal ; il aperçut, sous une capeline, des mèches grises tordues sur unefigure en désordre et vieille ; mais elle ne lui laissa pas le temps de l'examiner car elle rentra près du murdans un pavillon qui lui servait de loge.

Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures et sentant le buis, jusqu'au perron d'une bâtisse. Elleétait comme chez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur les dalles.

—prenez garde, fit−elle, après avoir franchi un vestibule, il y a trois marches.

Ils débouchèrent dans une cour, s'arrêtèrent devant une ancienne maison et elle sonna. Un petit hommeparut, s'effaça, lui demanda de ses nouvelles, d'une voix affétée et chantante. Elle passa, en le saluant, et

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Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquides et en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peinteset il pensa qu'il était tombé dans un repaire de sodomites.

—vous ne m'aviez pas annoncé que je m'approcherais d'une telle compagnie, dit−il à Hyacinthe qu'ilrejoignit au tournant d'un couloir éclairé par une lampe.

—pensiez−vous rencontrer ici des Saints ? Et elle haussa les épaules et tira une porte. Ils étaient dansune chapelle, au plafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, aux fenêtres cachées sous degrands rideaux, aux murs lézardés et déteints.

Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches de calorifère soufflaient des trombes ; une abominableodeur d'humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d'alcalis, de résines et d'herbesbrûlées, lui pressurait la gorge, lui serrait les tempes.

Ils avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu'éclairaient à peine, dans leurs suspensions de bronze doréet de verre rose, des veilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s'asseoir et elle se dirigea vers ungroupe de personnes installées sur des divans, en un coin, dans l'ombre. Un peu gêné d'être ainsi mis à l'écart,Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait très peu d'hommes et beaucoup de femmes ; mais ce futen vain qu'il s'efforça de discerner leurs traits.

çà et là, pourtant, à un élan des veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune, puis une faced'homme, rasée et triste. Il les observa, put constater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles ; leurconversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucun éclat de voix ne s'entendait, mais unchuchotement irrésolu, furtif, sans aucun geste.

Sapristi ! Se dit−il, Satan n'a pas l'air de rendre ses fidèles heureux !

Un enfant de choeur, vêtu de rouge, s'avança vers le fond de la chapelle et alluma une rangée de cierges.Alors l'autel apparut, un autel d'église ordinaire, surmonté d'un tabernacle au−dessus duquel se dressait unChrist dérisoire, infâme. On lui avait relevé la tête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa facedouloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu, et à la place du linge qui ceignait ses flancs,l'immondice en émoi de l'homme surgissait d'un paquet de crin. Devant le tabernacle, un calice couvert de lapal était posé ; l'enfant de choeur lissait avec ses mains la nappe de l'autel, ginginait les hanches, se haussaitsur un pied, comme pour s'envoler, jouait les chérubins, sous prétexte d'atteindre les cierges noirs dont l'odeurde bitume et de poix s'ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce.

Durtal reconnut sous la robe rouge le " petit jésus " qui gardait la porte quand il entre et il comprit le rôleréservé à cet homme dont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l'enfance que veut l'église.

Puis, un autre enfant de choeur encore plus hideux s'exhiba. Efflanqué, creusé par les toux, réparé pardes carmins et des blancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s'approcha de trépieds qui flanquaient l'autel,remua les braises accouvies dans les cendres et il y jeta des morceaux de résine et des feuilles.

Durtal commençait à s'ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit ; elle s'excusa de l'avoir laissé si longtempsseul, l'invita à changer de place et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises, très à l'écart.

—nous sommes donc dans une vraie chapelle ?

Demanda−t−il.

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—oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avons traversé, ce sont les restes d'un anciencouvent d'Ursulines, maintenant détruit. L'on a pendant longtemps resserré des fourrages dans cettechapelle ; la maison appartenait à un loueur de voitures qui l'a vendue, tenez, à cette dame, —et elledésignait une grosse brune qu'avait entr'aperçue Durtal.

—et elle est mariée, cette dame ?

—non, c'est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée par le chanoine Docre.

—ah ! Et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l'ombre ?

—ce sont des Sataniques... il y en a un parmi eux qui fut professeur à l'école de médecine ; il a chez luiun oratoire où il prie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel.

—bah !

—oui ; —il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu'il use avec des créaturesde ce genre ; —et elle désigna, d'un geste, les enfants de choeur.

—vous me garantissez la véracité de cette histoire ?

—je l'invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux les annales dela sainteté. et, bien qu'il fût clairement désigné dans l'article, ce monsieur n'a pas osé faire poursuivre cejournal ! —ah çà, qu'est−ce que vous avez ? Reprit−elle, en le regardant.

—j'ai... que j'étouffe ; l'odeur de ces cassolettes est intolérable !

—vous vous y habituerez dans quelques secondes.

—mais qu'est−ce qu'ils brûlent pour que ça pue comme cela ?

—de la rue, des feuilles de jusquiame et de datura des solanées sèches et de la myrthe ; ce sont desparfums agréables à Satan, notre maître !

Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu'elle avait, à certains instants, au lit.

Il la dévisagea ; elle était pâle ; la bouche était serrée, les yeux pluvieux battaient.

—le voici, murmura−t−elle, tout à coup, pendant que les femmes couraient devant eux, allaients'agenouiller sur des chaises.

Précédé des deux enfants de choeur, coiffé d'un bonnet écarlate sur lequel se dressaient deux cornes debison en étoffe rouge, le chanoine entra.

Durtal l'examina, tandis qu'il marchait à l'autel.

Il était grand mais mal bâti, tout en buste ; le front dénudé se prolongeait sans courbe en un nez droit ;les lèvres, les joues étaient hérissées de ces poils durs et drus qu'ont les anciens prêtres qui se sont longtempsrasés ; les traits étaient sinueux et gros ; les yeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez,phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise et remuée, mais énergique et ces yeux durs etfixes ne ressemblaient pas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s'était imaginé Durtal.

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Il s'inclina solennellement devant l'autel, monta les gradins, et commença sa messe.

Durtal vit alors qu'il était, sous les habits du sacrifice, nu. Ses chairs refoulées par des jarretièresattachées haut, apparaissaient au−dessus de ses bas noirs. La chasuble avait la forme ordinaire des chasubles,mais elle était du rouge sombre du sang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait une végétationde colchiques, de sabines, de pommes−vinettes et d'euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes.

Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ou profondes, spécifiées par le rituel ; lesenfants de choeur, à genoux, débitaient les répons latins, d'une voix cristalline qui chantait sur les fins demots.

—ah çà, mais c'est une simple messe basse, dit Durtal à Mme Chantelouve.

Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants de choeur passèrent derrière l'autel,rapportèrent, l'un, des réchauds de cuivre, l'autre, des encensoirs qu'ils distribuèrent aux assistants. Toutes lesfemmes s'enveloppèrent de fumée ; quelques−unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrent l'odeur àplein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, en poussant des soupirs rauques.

Alors le sacrifice s'interrompit. Le prêtre descendit à reculons les marches, s'agenouilla sur la dernièreet, d'une voix trépidante et aiguë, il cria :

—" maître des esclandres, dispensateur des bienfaits du crime, intendant des somptueux péchés et desgrands vices, Satant, c'est toi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste !

" légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles la mendicité de nos larmes ; tu sauves l'honneurdes familles par l'avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises ; tu insinues la hâte desfausses couches aux mères et ton obstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur des chutes, auxenfants qui meurent avant de naître !

" soutien du pauvre exaspéré, cordial des vaincus, c'est toi qui les doues de l'hypocrisie, de l'ingratitude,de l'orgueil, afin qu'ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de dieu, des riches !

" suzerain des mépris, comptable des humiliations, tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises lecerveau de l'homme qui l'injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaitssûrs ; tu l'incites aux meurtres, tu lui donnes l'exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse dessupplices accomplis, des pleurs, dont il est cause !

" espoir des virilités, angoisse des matrices vides, Satan, tu ne demandes point les inutiles épreuves desreins chaste, tu ne vantes pas la démence des carêmes et des siestes ; toi seul reçois les suppliques charnelleset les apostilles auprès des familles pauvres et cupides, tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder sonfils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, tuteur des stridentes névroses, tour de plomb des hystéries,vase ensanglanté des viols !

" maître, tes fidèles servants, à genoux, t'implorent.

Ils te supplient de leur assurer l'allégresse de ces délectables forfaits que la justice ignore ; ils tesupplient d'aider aux maléfices dont les traces inconnues déroutent la raison de l'homme ; ils te supplient deles exaucer, alors qu'ils souhaitent la torture de tous ceux qui les aiment et qui les servent ; ils te demandentenfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le roi des déshérités, le fils qui chassa l'inexorable père ! " puis Docrese releva, et, debout, d'une voix claire, haineuse, les bras étendus, vociféra :

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—" et toi, toi, qu'en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cettehostie, à t'incarner dans ce pain, Jésus, artisan des supercheries, larron d'hommages, voleur d'affection,écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d'une vierge, tu as failli à tes engagements,menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t'attendant, Dieu fuyard, Dieu muet !

Tu devais rédimer les hommes et tu n'as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t'endors !Va, mens, dis au misérable qui t'appelle : " espère, patiente, souffre, l'hôpital des " âmes te recevra, les angest'assisteront, le ciel " s'ouvre " . — imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie,s'éloignent ! —tu devais être le truchement de nos plaintes, le chambellan de nos pleurs, tu devais lesintroduire près du père et tu ne l'as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeild'éternité béate et repue !

" tu as oublié cette pauvreté que tu prêchais. Vassal énamouré des banques ! Tu as vu sous le pressoirde l'agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventréespour un peu de pain et tu as fait répondre par la chancellerie de tes simoniaques, par tes représentants decommerce, par tes papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, basochien de sacristie, Dieud'affaires !

" monstre, dont l'inconcevable férocité engendra la vie et l'infligea à des innocents que tu osescondamner, au nom d'on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d'on ne sait quelles clauses,nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes !

Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, t'amener le sang douloureux au bord de tesplaies sèches !

" et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton corps, profanateur desamples vices, abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, roi fainéant, Dieu lâche ! " —amen,crièrent les voix cristallines des enfants de choeur.

Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d'insultes ; l'immondice de ce prêtre le stupéfiait ; unsilence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu'alorstaciturnes s'agitèrent, alors que, remonté à l'autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la maingauche, d'un grand geste.

Et soudain les enfants de choeur agitèrent des sonnettes.

Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L'une sembla mue par unressort, se jeta sur le ventre et rama l'air avec ses pieds ; une autre subitement atteinte d'un strabisme hideux,gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, anhaut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d'unjet brusque, et se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défitses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d'affreuses grimaces, tira, sans pouvoirla rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d'une bouche en sang, hersée de dents rouges.

Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre.

Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d'effrayantsoutrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de choeur s'agenouilla devantlui, en tournant le dos à l'autel. Un frisson parcourut l'échine du prêtre. D'un ton solennel, mais d'une voixclignotante, il dit : " hoc est enim corpus meum " , puis, au lieu de s'agenouiller, après la consécration,devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur.

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Il titubait entre les deux enfants de choeur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent,tandis que l'hostie, qu'il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches.

Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L'aura de la grande hystérie suivit lesacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de choeur encensaient la nudité du pontife, desfemmes se ruèrent sur le pain eucharistique et, à plat ventre, au pied de l'autel, le griffèrent, arrachèrent desparcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.

Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d'un rire déchirant puis cria : mon prêtre, mon prêtre !

Une vieille s'arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle−même, se ploya, ne tint plus que sur un pied,s'abattit près d'une jeune fille qui, blottie le long d'un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l'eaugazeuse, crachait, en pleurant, d'affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu'autravers d'un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des painsazymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes ; et elles les enfouissaient en bramant, ouse culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer.

C'était un cabanon exaspéré d'hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandisque les enfants de choeur s'alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, surl'autel, empoignait, d'une main, la hampe du Christ et ramenait de l'autre le calice sous ses jambes nues, aufond de la chapelle, dans l'ombre, une enfant, qui n'avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant ethurla à la mort, comme une chienne !

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n'était plus là. Ilfinit par l'apercevoir auprès du chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s'approcha d'elle. Lesnarines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.

—l'odeur du sabbat ! Lui dit−elle, à mi−voix, les dents serrées.

—ah çà, venez−vous, à la fin ?

Elle sembla s'éveiller, eut un moment d'hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit.

Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre ; ilpoussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tirale cordon et se trouva dans la rue.

Là, il s'arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d'air ; Hyacinthe, immobile, perdue au loin,s'accota au mur.

Il la regarda. —avouez que vous avez envie de rentrer ? Dit−il, d'un ton dans lequel le mépris perçait.

—non, fit−elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j'ai besoin d'un verre d'eaupour me remettre.

Et elle remonta la rue, alla droit, en s'appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture étaitouverte.

C'était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, unjeu de zanzibar, et des brocs violets ; au plafond, un bec de gaz en forme d'u ; deux ouvriers terrassiersjouaient aux cartes ; ils se retournèrent et rirent ; le patron retira le brûle−gueule de sa bouche et saliva dans

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du sable ; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal quil'observait crut même surprendre un clin d'oeil échangé entre Mme Chantelouve et lui.

Il alluma une bougie et souffla à voix basse :

—monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens ; je vais vous conduiredans une pièce où vous serez seuls.

—voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s'engageait dans la spirale d'un escalier, voilà bien des allées etvenues pour un verre d'eau !

Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d'images de journauxillustrés piqués avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meubléed'un lit à flèche et sans rideaux, d'un pot de chambre égueulé, d'une table, d'une cuvette et de deux chaises.

L'homme apporta un carafon d'eau−de−vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, lesyeux fous, sombres, elle enlaça Durtal.

—ah ! Mais non ! S'écria−t−il, furieux d'être tombé dans ce piège, j'ai assez de tout cela, moi !

Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l'aller rejoindre !

Elle ne l'écoutait même pas.

—je te désire, fit−elle, et elle le prit en traître, l'obligea à la vouloir.

Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l'abominable couche, et,relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l'échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riantd'aise !

Elle le saisit et lui révéla les moeurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas ; elleles pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s'échapper, il frémit, car il aperçut dans la couchedes fragments d'hostie.

—oh ! Vous me faites horreur, lui dit−il ; allons, habillez−vous et partons !

Tandis qu'elle se vêtait, silencieuse, l'air égaré, il s'assit sur une chaise et la fétidité de cette chambrel'écoeura ; puis il n'était pas absolument certain de la transubstantiation ; il ne croyait pas fermement que lesauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir,l'attrista. —et si c'était vrai, se dit−il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérableprêtre l'attestent ! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d'ordures ; c'est fini ; l'occasion est bonnepour me fâcher avec cette créature que je n'ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et jevais le faire !

Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisants des terrassiers ; il paya, et sans attendre samonnaie, s'empressa de fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture. Ils roulèrent, sans mêmese regarder, perdus dans leurs réflexions.

—a bientôt, fit Mme Chantelouve, d'un ton presque timide, lorsqu'elle fut déposée à sa porte.

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—non, répondit−il ; il n'y a vraiment pas moyen de nous entendre ; vous voulez tout et je ne veuxrien ; mieux vaut rompre ; nos relations s'étireraient, se termineraient dans les amertumes et les redites.Oh !

Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir, non, voyez−vous, non ! —et il donna son adresse aucocher et s'enfouit dans le fond du fiacre.

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CHAPITRE XX

Il ne s'embête pas, le chanoine, dit des Hermies, lorsque Durtal lui eut conté les détails de la messenoire. C'est un véritable sérail d'hystéro−épileptiques et d'éthéromanes qu'il s'est formé ; mais tout celamanque d'ampleur. Certes, au point de vue des contumélies et des blasphèmes, des besognes sacrilèges et desgalimafrées sensorielles, ce prêtre semble exorbitant, presque unique ; mais le côté sanglant et incestueuxdes vieux sabbats fait défaut. Docre est, au demeurant, fort au−dessous de Gilles De Rais ; ses oeuvres sontincomplètes, fades, molles, si l'on peut dire.

—tu es bon, toi ; ce n'est pas facile de se procurer des enfants que l'on puisse impunément égorger, sansque des parents chiaillent et sans que la police ne s'en mêle !

—sans doute et c'est à des difficultés de ce genre qu'il convient évidemment d'attribuer la célébrationpacifique de cette messe. Mais, je repense, pour l'instant, à ces femmes que tu m'as décrites, à celles qui sejettent la face sur des réchauds afin de humer la fumée des résines et des plantes ; elles usent des procédésdes Aïssaouas qui se précipitent également la tête sur des braseros, alors que la catalepsie, nécessaire à leursexercices, tarde ; quant aux autres phénomènes que tu me cites, ils sont connus dans les hospices et, saufl'effluence démoniaque, ils ne nous apprennent rien de neuf ; — maintenant, autre chose, reprit−il, pas unmot de tout cela devant Carhaix, car s'il savait que tu as assisté à un office en l'honneur du diable, il seraitcapable de te fermer sa porte !

Ils descendirent du logis de Durtal et s'acheminèrent vers les tours de Saint−sulpice.

—je ne me suis pas inquiété des victuailles puisque tu t'en chargeais, dit Durtal, mais j'ai envoyé, cematin, à la femme de Carhaix, en sus des desserts et du vin, de vrais pains d'épices de Hollande et deuxliqueurs un peu surprenantes, un élixir de longue vie que nous prendrons, en guise d'apéritif, avant le repas, etun flacon de crème de céleri. Je les ai découverts chez un distillateur probe.

—oh !

—oui, mon ami, probe ; tu verras, cet élixir de longue vie est fabriqué, suivant une très ancienneformule du codex, avec de l'aloès socotrin, du petit cardamome, du safran, de la myrrhe et un tas d'autresaromates. C'est inhumainement amer, mais c'est exquis !

—soit ; au reste, c'est bien le moins que nous fêtions la délivrance de Gévingey.

—tu l'as revu ?

—oui ; il se porte à ravir ; nous lui ferons raconter sa guérison.

—je me demande avec quoi il vit encore, celui−là ?

—mais avec les ressources que lui procure sa science d'astrologue.

—il y a donc des gens riches qui se font tirer des horoscopes ?

—dame, il faut le croire ; —à te dire vrai, je pense que Gévingey n'est pas très à son aise. Sous l'empire,il fut l'astrologue de l'impératrice qui était fort superstitieuse et ajoutait foi autant que Napolèon, du reste, auxprédictions et aux sorts ; mais depuis la chute de l'empire, sa situation a bien baissé. Il passe cependant pourêtre le seul en France qui ait conservé les secrets de Cornélius Agrippa et de Crémone, de Ruggiéri et deGauric, de Sinibald le spadassin et de Trithème.

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Ils étaient arrivés, tout en discourant, dans l'escalier, à la porte du sonneur.

L'astrologue était installé déjà et la table était prête. Tous firent un peu la grimace lorsqu'ils goûtèrentl'active et noire liqueur que leur versa Durtal.

Joyeuse de retrouver ses anciens convives, la maman Carhaix apporta la soupe grasse.

Elle emplit les assiettes et comme l'on servait un plat de légumes et que Durtal choisissait un poireau,des Hermies dit, en riant :

—prends garde, Porta, un thaumaturge de la fin du seizième siècle nous apprend que ce légume,longtemps considéré tel qu'un emblème de la virilité, perturbe la quiétude des plus chastes !

—ne l'écoutez pas, fit la femme du sonneur. Et vous ? Monsieur Gévingey, une carotte ?

Durtal regardait l'astrologue. Il avait toujours sa tête en pain de sucre, ses cheveux de ce brun tourné,sale, qu'ont les poudres d'hydroquinone et d'ipéca, ses yeux effarés d'oiseau, ses énormes mains cerclées debagues, ses manières obséquieuses et solennelles, son ton de sacerdoce, mais sa mine était presque fraîche ;sa peau s'était déplissée, ses yeux semblaient plus clairs, mieux vernis, depuis son retour de Lyon.

Durtal le félicita de l'heureuse issue de sa cure.

—il était temps, monsieur, que je recourusse aux bons soins du Dr Johannès, car j'étais bien bas. Nepossédant point le don de la voyance et ne connaissant aucune cataleptique extralucide qui pût me renseignersur les préparatifs clandestins du chanoine Docre, j'étais dans l'impossibilité, pour me défendre, d'user de laloi des contresignes et du choc en retour.

—mais, fit des Hermies, en admettant que vous ayez pu, par l'intermédiaire d'un esprit volant, suivre lesopérations de ce prêtre, comment seriez−vous parvenu à les déjouer ?

—voici : la loi des contresignes consiste, lorsqu'on sait le jour, l'heure de l'attaque, à la devancer, enfuyant de chez soi, ce qui dépayse et annule le vénéfice ; ou à dire, une demi−heure auparavant :

frappez, me voici ! Ce dernier moyen a pour but d'éventer les fluides et de paralyser les pouvoirs del'assaillant. En magie, tout acte connu, publié, est perdu. Quant au choc en retour, il faut également être avisé,si l'on veut, sans être tout d'abord atteint, refouler les sorts sur la personne qui les dépêche.

J'étais donc certain de périr ; un jour s'était écoulé déjà depuis mon envoûtement ; deux de plus, et jelaissais à Paris mes os.

—pourquoi cela ?

—parce que tout individu, frappé par la voie magique, n'a que trois jours pour se garantir. Passé ce délai,le mal devient très souvent incurable. Aussi, lorsque Docre m'annonça qu'il me condamnait, de sa propreautorité, à la peine de mort et lorsque, deux heures après, je me suis senti, en rentrant chez moi, bien malade,je n'ai pas hésité à boucler ma valise et à me rendre à Lyon.

—et là ? Questionna Durtal.

—là, j'ai vu le Dr Johannès ; je lui ai raconté la menace de Docre, le mal dont je souffrais. Il m'a ditsimplement : ce prêtre sait enrober les plus virulents des poisons dans les plus effroyables des sacrilèges ; la

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lutte sera têtue, mais je le vaincrai ; et il a aussitôt appelé une dame qui habite chez lui, une voyante.

Il l'a endormie et elle a, sur ses injonctions, expliqué la nature du sortilège que j'ai subi ; elle areconstitué la scène, m'a littéralement vu empoisonner par le sang des menstrues d'une femme nourried'hosties poignardées et de drogues habilement dosées et mêlées à ses boissons et à ses mets ; cette sorted'envoûtement est si terrible qu'à part le Dr Johannès, aucun thaumaturge en France n'ose tenter ces cures !

Aussi, le docteur a−t−il fini par me dire : votre guérison ne peut être obtenue que par une puissanceinfrangible ; il n'y a pas à lanterner, nous allons, et tout de suite, recourir au sacrifice de gloire deMelchissédec.

Et il a fait dresser un autel, composé d'une table, d'un tabernacle de bois, en forme de maisonnette,surmonté d'une croix, cerclé sous le fronton, comme d'un cadran d'horloge, par la figure ronde dutétragramme. Il a fait apporter le calice d'argent, les pains azymes et le vin. Lui−même a revêtu ses habitssacerdotaux, passé à son doigt l'anneau qui a reçu les bénédictions suprêmes, puis il a commencé de lire surun missel spécial les prières du sacrifice.

Presque aussitôt, la voyante s'est écriée : —voici les esprits évoqués pour le maléfice et qui ont porté lepoison, selon le commandement du maître de la goétie, du chanoine Docre !

Moi, j'étais assis près de l'autel. Le Dr Johannès a placé sa main gauche sur ma tête et, étendant vers leciel son autre main, il a supplié l'archange Saint Michel de l'assister, il a adjuré les glorieuses légions desglaivataires et des invincibles, de dominer, d'enchaîner ces esprits du mal.

Je me sentais allégé ; cette sensation de morsure étouffée, qui me torturait à Paris, diminuait.

Le Dr Johannès a continué de réciter ses oraisons, puis quand est venu le moment de la prièredéprécatoire, il m'a pris le main, l'a posée sur l'autel et, par trois fois, il a clamé :

" que les projets et que les desseins de l'ouvrier d'iniquité qui a fait l'envoûtement contre vous soientanéantis ; que toute résomption obtenue par la voie satanique soit foulée aux pieds ; que toute attaquedirigée contre vous soit nulle et dénuée d'effets ; que toutes les malédictions de votre ennemi soienttransformées en bénédictions des plus hauts sommets des collines éternelles ; que ses fluides de mort soienttransmués en ferments de vie... enfin, que les archanges des sentences et des châtiments décident du sort dece misérable prêtre qui a mis sa confiance dans les oeuvres de ténèbres et de mal ! " " pour vous, a−t−ilrepris, vous êtes délivré, le ciel vous a guéri ; que votre coeur en rende au Dieu vivant et au Christ Jésus lesplus ardentes actions de grâce, par la glorieuse Marie ! " et il m'a offert un peu de pain azyme et de vin.

J'étais, en effet, sauvé. Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous pouvez attester que lascience humaine était impuissante à me guérir ; — et maintenant, voyez−moi !

—oui, fit des Hermies embarrassé, je constate, sans en discuter les moyens, les résultats de cette cure, et,je l'avoue, ce n'est pas la première fois qu'à ma connaissance, de pareils effets se produisent ! —non, merci,répondit−il à la femme de Carhaix qui l'invitait à reprendre d'un plat de purée de pois sur laquelle dessaucisses au raifort étaient couchées.

—mais, dit Durtal, permettez−moi de vous poser quelques questions. Certains détails m'intéressent.

Comment étaient les ornements sacerdotaux de Johannès ?

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—son costume se composait d'une longue robe de cachemire vermillon, serrée à la taille par unecordelière blanche et rouge. Il avait par−dessus cette robe un manteau blanc de même étoffe, découpé sur lapoitrine, en forme de croix, la tête en bas.

—la tête en bas ! S'écria Carhaix.

—oui, cette croix renversée comme la figure du pendu dans le tarot, signifie que le prêtre Melchissédecdoit mourir au vieil homme et vivre dans le Christ, afin d'être puissant de la puissance même du verbe faitchair et mort pour nous.

Carhaix parut mal à l'aise. Son catholicisme farouche et défiant se refusait à admettre des cérémoniesimprescrites. Il se tut, ne se mêla plus à la conversation, se borna à remplir les verres, à assaisonner la salade,à faire circuler les plats.

—et cette bague dont vous avez parlé, comment était−elle ? Demanda des Hermies.

—c'est un anneau symbolique d'or pur. Il a l'image d'un serpent dont le coeur en relief et piqué d'unrubis, est relié par une chaînette à un petit annelet qui scelle les mâchoires de la bête.

—ce que je voudrais bien savoir, moi, fit Durtal, c'est l'origine et le but de ce sacrifice. Qu'est−ce queMelchissédec vient faire là dedans ?

—ah ! Dit l'astrologue, Melchissédec est une des plus mystérieuses figures qui traversent les livressaints. Il était roi de Salem, sacrificateur du Dieu fort. Il bénit Abraham et celui−ci lui octroya la dîme desdépouilles des rois vaincus de Sodome et de Gomorrhe. Tel est le récit de la Génèse. Mais Saint Paul le citeaussi. Il le déclare sans père, sans mère, sans généalogie, n'ayant ni commencement de jours, ni fin de vie,étant ainsi fait semblable au Fils de Dieu et sacrificateur pour toujours.

D'autre part, Jésus est appelé dans l'ecriture non seulement prêtre éternel, mais encore, dit le psalmiste, àla façon et selon l'ordre de Melchissédec.

Tout cela est assez obscur, comme vous voyez ; les exégètes reconnaissent, en lui, les uns, la figureprophétique du Sauveur, les autres, celle de Saint Joseph et tous admettent que le sacrifice de Melchissédecoffrant à Abraham le pain et le vin dont il avait tout d'abord fait oblation au Seigneur, préfigure, suivantl'expression d'Isodore De Damiette, l'exemplaire des mystères divins, autrement dit de la sainte messe.

—bien, fit des Hermies, mais cela ne nous explique point les vertus d'alexipharmaque, d'antidote,qu'attribue à ce sacrifice le Dr Johannès.

—vous m'en demandez tant ! S'exclama Gévingey.

Il faudrait que ce fût le docteur même qui vous répondît ; néanmoins, vous pouvez admettre ceci,messieurs :

la théologie nous enseigne que la messe, telle qu'elle se célèbre, est le renouvellement du sacrifice ducalvaire ; mais le sacrifice de gloire n'est point cela ; c'est, en quelque sorte, la messe future, l'officeglorieux que connaîtra sur la terre le règne du divin Paraclet. Ce sacrifice est offert à Dieu par l'hommerégénéré, rédimé par l'effusion de l'esprit saint, de l'amour. Or, l'être hominal dont le coeur a été ainsi purifiéet sanctifié est invincible et les enchantements de l'enfer ne sauraient prévaloir contre lui, s'il fait usage de cesacrifice pour dilapider les esprits du mal. Cela vous explique la puissance du Dr Johannès dont le coeurs'unifie, dans cette cérémonie, avec le divin coeur de Jésus.

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—cette démonstration n'est pas très limpide, objecta tranquillement le sonneur.

—il faudrait admettre alors, reprit des Hermies, que Johannès est un être amendé, en avance sur lestemps, un apôtre que l'esprit saint vivifie.

—et cela est, affirma fermement l'astrologue.

—tenez, voulez−vous me passer le pain d'épices, demanda Carhaix.

—voici comment il faut l'apprêter, dit Durtal ; vous en coupez une tranche, en dentelle, puis vousprenez une tranche de pain ordinaire également mince, vous les enduisez de beurre, les couchez l'une surl'autre et les mangez ; vous me direz si ce sandwich n'a point le goût exquis des noisettes fraîches.

—enfin, s'enquit des Hermies, à part cela, que devient, depuis si longtemps que je ne l'ai vu, le DrJohannès ?

—il mène une existence tout à la fois douillette et atroce. Il vit chez des amis qui le révèrent et quil'adorent. Il se repose auprès d'eux des tribulations de toute sorte qu'il a subies. Ce serait parfait s'il n'avait àrepousser presque quotidiennement les assauts que tentent contre lui les magiciens tonsurés de Rome.

—mais pourquoi ?

—ce serait trop long à vous expliquer. Johannès est missionné par le ciel pour briser les manigancesinfectieuses du satanisme et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet. Or la curiediabolique qui cerne le Vatican a tout intérêt à se débarrasser d'un homme dont les prières entravent sesconjurations et réduisent à néant ses sorts.

—ah ! S'exclama Durtal. Et serait−il indiscret de vous questionner pour savoir comment cet ancienprêtre prévoit et réfrène ces étonnants attentats ?

—pas le moins du monde. —c'est par le vol et le cri de certains oiseaux que le docteur est averti de ceschocs. Les tiercelets, les éperviers mâles sont ses sentinelles. Il sait, selon qu'ils volent vers lui ou s'éloignent,selon qu'ils se dirigent vers l'Orient ou l'Occident, selon qu'ils poussent un seul ou plusieurs cris, l'heure ducombat et il se met en garde. Ainsi qu'il me le racontait, un jour, les éperviers sont facilement influencés parles esprits et il use d'eux, comme le magnétiseur se sert de la somnambule, comme les spirites se servent desardoises et des tables.

—ils sont les fils télégraphiques des dépêches magiques, fit des Hermies.

—oui, au reste, ces procédés ne sont point neufs, car ils se perdent dans la nuit des temps ;l'ornithomancie est séculaire ; on en trouve trace dans les livres saints et le Zohar atteste que l'on peutrecevoir de nombreux avertissements, si l'on sait observer les vols et les cris des oiseaux.

—mais, dit Durtal, pourquoi l'épervier est−il choisi de préférence aux autres volucres ?

—parce qu'il a toujours été, depuis les âges les plus désuets, le messager des charmes. En Egypte, ledieu à tête d'épervier était le dieu qui possédait la science des hiéroglyphes ; autrefois, dans ce pays, leshiérogrammates avalaient le coeur et le sang de cet oiseau, pour se préparer aux rites magiques ; aujourd'huiencore, les sorciers des rois Africains plantent dans leur chevelure une plume d'épervier ; et ce volucre, ainsique vous l'appelez, est sacré dans l'Inde.

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—comment votre ami s'y prend−il, demanda la femme de Carhaix, pour élever et loger des bêtes quisont, en somme, des bêtes de proie ?

—il ne les élève, ni ne les loge. Ces éperviers ont fait leurs nids dans ces hautes falaises qui bordent laSaône, près de Lyon. Ils viennent le voir quand besoin est.

C'est égal, pensait, une fois de plus, Durtal, en regardant cette salle à manger si tépide et si seule, et ense rappelant les extraordinaires conversations qui s'étaient tenues dans cette tour, ce qu'on est loin ici desidées et du langage du Paris moderne !

—tout cela nous réfère au moyen age, dit−il, en complétant sa pensée tout haut.

—heureusement ! S'écria Carhaix qui se leva pour aller sonner ses cloches.

—oui, fit des Hermies, et ce qui est aussi, à cette heure de réalité positive et brutale, bien étrange, cesont ces batailles qui se livrent, dans le vide, au delà des humains, au−dessus des villes, entre un prêtre deLyon et des prélats de Rome.

—et, en France, entre ce prêtre et les Rose−croix et le chanoine Docre.

Durtal se rappela que Mme Chantelouve lui avait, en effet, assuré que les chefs des Rose−croixs'efforçaient de nouer commerce avec le diable et d'apprêter des malengins.

—vous croyez que ces individus satanisent ?

Demanda−t−il à Gévingey.

—ils le voudraient, mais ils ne savent rien. Ils se bornent à reproduire tels que des mécaniques, quelquesopérations fluidiques et vénénifères que leur ont révélées les trois brahmes qui sont venus, il y a quelquesannées, à Paris.

—moi, jeta la femme de Carhaix qui prit congé de ses hôtes et s'alla coucher, je suis bien satisfaite de nepas être mêlée à toutes ces aventures qui me font peur et de pouvoir prier et vivre en paix.

Alors, tandis que des Hermies préparait, ainsi que d'habitude, le café et que Durtal apportait les petitsverres, Gévingey bourra sa pipe et, quand le bruit des cloches mourut, dispersé, comme bu par les pores dumur, il huma une longue bouffée de tabac et dit :

—j'ai passé quelques jours délicieux dans cette famille où vit le Dr Johannès, à Lyon. Après lessecousses que je reçus, ce fut pour moi un inégalable bienfait que de parfaire ma convalescence dans cemilieu de dilection, très doux. Et puis, Johannès est un des hommes les plus savants en théologie et ensciences occultes que je connaisse. Personne, sinon son antipode, l'abominable Docre, n'a ainsi pénétré lesarcanes du satanisme ; l'on peut même dire qu'ils sont, tous les deux, en France, à l'heure qu'il est, les seulsqui aient franchi le seuil terrestre et obtenu, au point de vue du surnaturel, chacun dans son camp, desrésultats certains. Mais, en sus de l'intérêt de sa conversation si habile et si pleine, qu'elle me surprenait mêmelorsqu'elle abordait cette astrologie judiciaire où pourtant j'excelle, Johannès me ravissait par la beauté de sesaperçus sur la transformation future des peuples.

Il est bien vraiment, je vous le jure, le prophète dont la mission de souffrance et de gloire a été entérinée,ici bas, par le très−haut.

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—je veux bien, moi, fit, en souriant Durtal, mais cette théorie du Paraclet, c'est, si je ne me trompe, latrès ancienne hérésie de Montanus qu'a formellement condamnée l'Eglise.

—oui, mais tout cela dépend de la façon dont on conçoit la venue du Paraclet, jeta le sonneur quirentrait. C'est aussi la doctrine orthodoxe de Saint Irénée, de Saint Justin, de Scot Erigène, d'Amaury deChartres, de Sainte Doucine, de l'admirable mystique qu'était Joachin De Flore ! Cette croyance a été celledu moyen age tout entier et j'avoue qu'elle m'obsède, qu'elle me ravit, qu'elle répond aux plus ardents de messouhaits. Au fait, reprit−il, en s'asseyant et se croisant les bras, si le troisième règne est illusoire, quelleconsolation peut−il bien rester aux chrétiens, en face du désarroi général d'un monde que la charité nousoblige à ne pas haïr.

—je suis, d'ailleurs, obligé d'avouer que, malgré le sang du Golgotha, je me sens personnellement trèspeu racheté, dit des Hermies.

—il y a trois règnes, reprit l'astrologue, en tassant la cendre dans sa pipe, avec son doigt. Celui del'ancien testament, du père, le règne de la crainte. —celui du nouveau testament, du fils, le règne del'expiation. —celui de l'évangile johannite, du Saint Esprit, qui sera le règne du rachat et de l'amour. —c'est lepassé, le présent et l'avenir ; c'est l'hiver, le printemps et l'été ; l'un, dit Johachin De Flore, a donné l'herbe,l'autre les épis, le troisième donnera le froment. Deux des personnes de la Sainte Trinité se sont montrées, latroisième doit logiquement paraître.

—oui, et les textes de la bible abondent, pressants, formels, irréfutables, dit Carhaix. Tous les prophètes,Isaïe, Ezéchiel, Daniel, Zacharie, Malachie en ont parlé. Les actes des apôtres sont, sur ce point, très nets.Ouvrez−les, vous y lirez au premier chapitre, ces lignes : —" ce Jésus qui, en se séparant de vous, s'est élevéjusqu'au ciel, viendra de la même manière que vous l'y avez vu monter. " —Saint Jean annonce aussi cettenouvelle dans l'Apocalypse qui est l'evangile du second avènement du Christ : —" le Christ viendra, dit−il,et règnera mille ans. " —Saint Paul ne tarit pas en révélations de cette nature. Dans l'épître à Timothée, ilévoque le Seigneur, —" qui jugera les vivants et les morts, au jour de son avènement glorieux de son règne. "—dans sa deuxième lettre aux Thessaloniciens, il écrit, après la venue du messie : —" Jésus vaincral'antéchrist par l'éclat de son avènement. " —or, il déclare que cet antéchrist prophétise n'est pas l'avènementdéjà réalisé par la naissance à Bethléem du sauveur. Dans l'evangile selon Saint Mathieu, Jésus répond àCaïphe qui lui demande s'il est bien le Christ, fils de Dieu :

" tu l'as dit et même je vous dis que vous verrez après le fils de l'homme, assis à la droite de la puissancede Dieu et venant sur les nuées du ciel. " —et, dans un autre verset, l'apôtre ajoute : —" tenez−vous toujoursprêt parce que le fils de l'homme viendra à l'heure que vous ne pensez pas. " et il y en a bien d'autres dont jeretrouverais le texte, en ouvrant le saint livre. Non, il n'y a pas à discuter, les partisans du règne glorieuxs'appuient avec certitude sur des passages inspirés et ils peuvent, sous certaines conditions et sans crainted'hérésie, soutenir cette doctrine qui, Saint Jérôme l'atteste, était, au quatrième siècle, un dogme de foireconnu par tous. —mais, voyons, si nous goûtions un peu à ce flacon de crème de céleri que vante MonsieurDurtal.

C'était une liqueur épaisse, sucrée autant que l'anisette, mais encore plus féminine et plus douce ;seulement, quand on avait avalé cet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumet de céleripassait.

—ce n'est pas mauvais, s'exclama l'astrologue, mais c'est bien moribond et il versa dans son verre unevivante lampée de rhum.

—quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussi annoncé par ces mots du pater " que votrerègne arrive ! " —certes, dit le sonneur.

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—voyez−vous, jeta Gévingey, l'hérésie existerait surtout et alors elle deviendrait tout à la fois démenteet absurde, si l'on admettait, comme le font quelques paraclétistes, une incarnation authentique et charnelle.Tenez, rappelez−vous le fareinisme qui a sévi, depuis le dix−huitième siècle, à Fareins, un village du Doubs,où se réfugia le jansénisme chassé de Paris, après la fermeture du cimetière de saint−Médard. Là, un prêtre,François Bonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènes galvaniques qui infestèrent latombe du diacre Pâris ; puis, cet abbé s'éprend d'une femme qui prétend être enceinte des oeuvres duprophète Elie, lequel doit, d'après l'apocalypse, précéder la dernière arrivée du Christ. Cet enfant vient aumonde, puis un second qui n'est autre que le Paraclet.

Celui−là exerça le métier de négociant en laines à Paris, fut colonel de la garde nationale sous le règnede Louis−philippe et mourut dans l'aisance, en 1866. C'était un Paraclet de magasin, un rédempteur àépaulettes et à toupet !

Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à qui veut l'entendre que Jésus s'estréincarné en elle. En 1889, un bon fol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée " la voixde Dieu " , dans laquelle il se décerne le modeste titre de " messie unique de l'esprit saint créateur " et nousrévèle qu'il est entrepreneur de travaux publics et qu'il porte une barbe blonde d'une longueur de 1 mètre 10. àl'heure actuelle, sa succession n'est pas tombée en déshérence ; un ingénieur nommé Pierre Jean arécemment parcouru à cheval les provinces du midi en annonçant qu'il était le saint−esprit ; à Paris, Bérard,un conducteur d'omnibus, de la ligne de Panthéon−courcelles, atteste également qu'il corporise le Paraclet,tandis qu'un article de revue avère que l'espoir de la rédemption fulgure en la personne du poète Jhouney ;enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmes paraissent qui soutiennent qu'elles sont le messie et quirecrutent des adhérents parmi les illuminés des revivals.

—cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieu et la création. Dieu est immanent dansses créatures ; il est leur principe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leur existence, dit saintPaul ; mais il est distinct de leur vie, de leur mouvement, de leur âme. Il a son moi personnel, il est celui quiest, dit Moïse.

Le saint−esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanent dans les êtres. Il sera le principe qui lestransforme et les régénère ; mais cela n'exige point qu'il s'incarne. Le saint−esprit procède du père par lefils ; il est envoyé pour agir mais il ne peut se matérialiser ; soutenir le contraire c'est de la folie pure !C'est choir dans les schismes des gnostiques et des fratricelles, dans les erreurs de Duclin De Novare et de safemme Marguerite, dans les immondices de l'abbé Beccarelli, dans les abominations de Ségarelli De Parmequi, sous prétexte de se rendre enfant pour mieux symboliser l'amour simple et naïf du Paraclet, se faisaitemmaillotter, coucher entre les bras d'une nourrice qu'il têtait, avant de se vautrer dans les bas−fonds !

—mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si je vous comprends, l'esprit saint agira par uneeffusion en nous ; il nous transmuera, nous rénovera l'âme, par une sorte de purgation passive, pour parler lalangue théologique.

—oui, il doit nous purifier et l'âme et le corps.

—comment le corps ?

—l'action du Paraclet, reprit l'astrologue, doit s'étendre au principe de la génération ; la vie divine doitsanctifier ces organes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtres d'élection, exempts des bouesoriginelles, des êtres qu'il ne sera plus nécessaire d'éprouver dans le fourneau de l'humiliation, comme dit labible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de siardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, par son successeur, par le Dr Johannès.

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—mais alors c'est le paradis terrestre ! S'écria Des Hermies.

—oui, c'est le règne de la liberté, de la bonté, de l'amour !

—voyons, voyons, fit Durtal, je m'y perds, moi.

D'une part, vous annoncez l'arrivée du saint−esprit, de l'autre l'avènement glorieux du Christ. Ces deuxrègnes se confondent−ils ou doivent−ils se succéder ?

—il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venue du Paraclet et le retour victorieux duChrist. L'une précède l'autre. Il faut d'abord qu'une société soit recréée, embrasée par la troisième hypostase,par l'amour, pour que Jésus descende, ainsi qu'il l'a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à sonimage.

—et le pape qu'en faites−vous dans tout cela ?

—ah ! C'est là un des points les plus curieux de la doctrine johannite. Les temps, depuis la premièreapparition du messie, se divisent, vous le savez, en deux périodes, la période du sauveur victimal et expiant,celle où nous sommes, et l'autre, celle que nous attentons, la période du Christ, lavé de ses crachats,flamboyant dans la suradorable splendeur de sa personne. Eh bien ! Il y a un pape différent pour chacune deces ères ; les livres saints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deux souverains pontificats.

C'est un axiome de la théologie que l'esprit de Pierre vit en ses successeurs. Il y vivra, plus ou moinseffacé, jusqu'à l'expansion souhaitée du saint−esprit. Alors Jean qui a été mis en réserve dit l'evangile,commencera son ministère d'amour, vivra dans l'âme des nouveaux papes.

—je ne comprends pas bien l'utilité d'un pape, alors que Jésus sera visible, fit Des Hermies.

—il n'a, en effet, de raison d'être et il ne peut exister que pendant l'époque réservée aux effluences dudivin Paraclet. Le jour où dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, le pontificat de Rome cesse.

—sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j'admire, s'écriaDurtal, la placidité de cette utopie qui s'imagine que l'homme est perfectible ! —mais non, à la fin, lacréature humaine est née égoïste, abusive, vile.

Regardez donc autour de vous et voyez ! Une lutte incessante, une société cynique et féroce, lespauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards ! Partout le triomphe desscélérats ou des médiocres, partout l'apothéose des gredins de la politique et des banques ! Et vous croyezqu'on remontera un courant pareil ? Non, jamais, l'homme n'a changé ; son âme purulait au temps de lagenèse, elle n'est, à l'heure actuelle, ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie ; le progrès c'estl'hypocrisie qui raffine les vices !

—raison de plus, riposta Carhaix ; si la société est telle que vous la dépeignez, il faut qu'elle croule !Oui, moi aussi, je pense qu'elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairs tombent ; elle ne peut plusêtre, ni pansée, ni guérie. Il est donc nécessaire qu'on l'inhume et qu'une autre naisse. Dieu seul peutaccomplir un tel miracle !

—évidemment, fit Des Hermies, si l'on admet que l'ignominie de ces temps est transitoire, l'on ne peutcompter pour la faire disparaître que sur l'intervention d'un Dieu, car ce n'est pas le socialisme et les autresbillevesées des ouvriers ignares et haineux, qui modifieront la nature des êtres et réformeront les peuples.C'est au−dessus des forces humaines, ces choses−là !

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—et les temps attendus par Johannès sont proches, clama Gévingey. En voici des preuves bienmanifestes. Raymond Lulle attestait que la fin du vieux monde serait annoncée par la diffusion des doctrinesde l'antéchrist, et ces doctrines, il les définit : ce sont le matérialisme et le réveil monstrueux de la magie.Cette prédiction s'applique à notre temps, je pense. D'autre part, la bonne nouvelle doit se réaliser, à dit saintMathieu, lorsque " le comble de l'abomination sera constaté dans le lieu saint " . Et il y est ! Voyez ce papepeureux et sceptique, plat et retors, cet épiscopat de simoniaques et de lâches, ce clergé jovial et mou. Voyezcombien ils sont ravagés par le satanisme, et dites, dites, si l'église peut dégringoler plus bas !

—les promesses sont formelles, elle ne peut périr, et, accoudé sur la table, d'un ton suppliant, les yeuxau ciel, l'accordant murmura : notre père, que votre règne arrive !

—il se fait tard, partons, jeta Des Hermies. Alors, pendant qu'ils endossaient leurs paletots, Carhaixquestionna Durtal.

—qu'espérez−vous si vous n'avez pas foi dans la venue du Christ ?

—moi je n'espère rien.

—je vous plains, alors ; vrai, vous ne croyez à aucune amélioration pour l'avenir ?

—je crois, hélas ! Que le vieux ciel divague sur une terre épuisée et qui radote !

Le sonneur leva les bras et hocha tristement la tête.

Lorsqu'ils eurent quitté Gévingey, au bas de la tour, Des Hermies, après avoir marché quelque temps ensilence, dit :

—cela ne t'étonne point que tous les événements dont on a parlé, ce soir, se soient passés à Lyon. — etcomme Durtal le regardait :

—c'est que, vois−tu, je connais Lyon ; les cerveaux y sont fumeux ainsi que les brouillards du Rhônequi couvrent, le matin, les rues. Cette ville semble superbe aux voyageurs qui aiment les longues avenues, lespréaux gazonnés, les grands boulevards, toute l'architecture pénitentiaire des cités modernes ; mais Lyon estaussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelles et des droits douteux. C'est là qu'est mortVintras, en lequel s'était, paraît−il, incarnée l'âme du prophète Elie ; c'est là que les Naundorff ont gardéleurs derniers partisans ; là que les envoûtements sévissent, car à la Guillotière, on fait maléficier, pour unlouis, les gens ! Ajoute que c'est également, malgré sa foison de radicaux et d'anarchistes, un opulentmagasin, d'un catholicisme protestant et dur, une manufacture janséniste, une bourgeoisie bigote et grasse.

Lyon est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies ; et aussi par ses églises ! Tous lessommets de ses voies en escalade sont sillonnés par des chapelles et des couvents de notre−dame deFourvière les domine tous. De loin, ce monument ressemble à une commode du dix−huitième siècle,renversée, les pieds en l'air, mais l'intérieur qu'on parachève encore, déconcerte. —tu devrais aller la visiter,un jour. —tu y verrais le plus extraordinaire mélange d'assyrien, de roman, de gothique, tout un je ne saisquoi, inventé, plaqué, rajeuni, soudé, par Bossan, le seul architecte qui ait, en somme, su élever un intérieurde cathédrale, depuis cent ans !

Sa nef fulgure d'émaux et de marbres, de bronzes et d'or ; des statues d'anges coupent les colonnes,interrompent avec une grâce solennelle, les eurythmies connues. C'est asiatique et barbare ; cela rappelle lesarchitectures que Gustave Moreau élance, autour de ses hérodiades, dans son oeuvre.

Là−bas

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Et des files de pèlerins se succèdent sans trève. On prie notre−dame pour l'extension des affaires ; on lasupplie d'ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies. On fait l'article à la vierge ; on laconsulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d'écouler les pannes. Au centre de la ville même,dans l'église de Saint−boniface, j'ai relevé une pancarte où l'on invite les fidèles à ne pas distribuer, parrespect pour le saint lieu, d'aumônes aux pauvres. Il ne convenait pas, en effet, que les oraisons commercialesfussent troublées par les ridicules plaintes des indigents !

—oui, dit Durtal, et ce qui est bien étrange aussi, c'est que la démocratie est l'adversaire le plus acharnédu pauvre. La révolution, qui semblait, n'est−ce pas, devoir le protéger, s'est montrée pour lui le plus crueldes régimes. Je te ferai parcourir un jour, un décret de l'an ii ; non seulement, il prononce des peines contreceux qui tendent la main, mais encore contre ceux qui donnent !

—et voilà pourtant la panacée qui va tout guérir, fit des Hermies, en riant. Et il désigna du doigt, sur lesmurs, d'énormes affiches dans lesquelles le général Boulanger objurguait les Parisiens, de voter auxprochaines élections, pour lui.

Durtal leva les épaules. Tout de même, dit−il, ce peuple est bien malade. Carhaix et Gévingey ontpeut−être raison, lorsqu'ils professent qu'aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour le sauver !

Là−bas

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CHAPITRE XXI

Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettres que lui adressait la femme de Chantelouve.

Depuis leur rupture, chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition ; mais, comme il put leconstater bientôt, ces cris de ménade s'apaisèrent et ce furent des plaintes et des roucoulements, des reprocheset des pleurs. Elle l'accusait maintenant d'ingratitude, se repentait de l'avoir écouté, de l'avoir fait participer àdes sacrilèges dont elle aurait là−haut à rendre compte ; elle demandait aussi à le voir, une fois encore ;puis, pendant une semaine, elle se tut ; enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leurséparation dans une dernière épître.

Après avoir avoué qu'il avait, en effet, raison, que ni leur tempérament, ni leur âme ne s'accordaient,ironiquement, elle finissait par lui dire :

" merci du bon petit amour, réglé de même qu'un papier à musique, que vous m'avez servi ; mais cen'est pas là ma mesure, mon coeur gante plus grand... " —son coeur ! Et il se mit à rire, —puis, il continua :

" je comprends certes que vous n'ayez pas pour mission et pour but de le combler, mais vous pouviez aumoins me concéder une franche camaraderie qui m'eût permis de laisser mon sexe chez moi et d'aller causerquelquefois, le soir, avec vous ; cette chose si simple en apparence, vous l'avez rendue impossible.

—adieu et pour jamais. Je n'ai plus qu'à faire un nouveau pacte avec la solitude à laquelle j'ai tenté d'êtreinfidèle... " —la solitude ! Eh bien et ce cocu paterne et narquois qu'est son mari ! Au fait, reprit−il, c'est luiqui doit−être, à l'heure actuelle, le plus à plaindre ! Je lui procurais des soirées silencieuses, je lui restituaisune femme assouplie et satisfaite ; il profitait de mes fatigues, ce sacristain ! Ah !

Quand j'y songe, ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaient long !

Enfin, ce petit roman est terminé ; la bonne chose que d'avoir le coeur en grève ! L'on ne souffre ni desmésaises d'amour, ni des ruptures ! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps en temps, prend feu,mais les postes−vigies des pompières l'éteignent, en un clin d'oeil.

Autrefois, quand j'étais jeune et ardent, les femmes se fichaient de moi ; maintenant que je suis rassis,c'est moi qui me fiche d'elles. C'est le vrai rôle, celui−là, mon vieux, dit−il à son chat qui écoutait, les oreillesdroites, ce soliloque. Au fond, ce que Gilles De Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve ;malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi ; encore quelques pages et le livre est achevé.—allons, bon, voilà cet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage.

Et, en effet, le concierge entra, s'excusa d'être en retard, enleva sa veste, et jeta un regard de défi auxmeubles.

Puis il s'élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avec les matelas, en prit un à bras−le−corps, lesouleva de terre, se balança avec, puis d'un coup de reins, l'étala, en soufflant, sur le sommier.

Durtal passa, suivi de son chat, dans l'autre pièce, mais subitement Rateau interrompit son pugilat et vintles rejoindre.

—monsieur sait ce qui m'arrive ? Balbutia−t−il, d'un ton piteux.

—non.

Là−bas

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—Madame Rateau m'a quitté.

—elle vous a quitté ! Mais elle a au moins soixante ans !

Rateau leva les yeux au ciel.

—et, elle est partie avec un autre ?

Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu'il tenait en main.

—diable ! Mais, votre femme avait donc, malgré son âge, des exigences que vous ne pouviezsatisfaire ?

Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c'était tout le contraire.

—oh ! Fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné par l'air des soupentes et le trois−six−mais, sielle désire ne plus être adorée, pourquoi s'est−elle enfuie avec un homme ?

Rateau eut une grimace de mépris et de pitié.

—c'est un impotent, un propre à rien, un feignant sur l'article qu'elle a choisi.

—ah !

—c'est par rapport à la loge que c'est désagréable ; le propriétaire, il ne veut pas d'un concierge qui soitsans femme !

Seigneur ! Quelle aubaine ! Pensa Durtal. —tiens j'allais me rendre chez toi, dit−il à Des Hermies qui,trouvant la clef laissée sur la porte par Rateau, était entré.

—eh bien ! Puisque ton ménage n'est pas fini, descend comme un Dieu de ton nuage de poussière etviens chez moi.

Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventures conjugales de son concierge.

—oh ! Fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses de laurer l'occiput d'un vieillard sicombustible ! —mais, quelle dégoûtation ! Reprit−il, en montrant, autour d'eux les murs des maisonscouverts d'affiches.

C'était une véritable débauche de placards ; partout sur des papiers de couleur, s'étalaient, en grossescapitales, les noms de Boulanger et de Jacques.

—ce sera, Dieu merci, terminé dimanche !

—il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pour échapper à l'horreur de cette vieambiante, c'est de ne plus lever les yeux, de garder à jamais l'attitude timorée des modesties. Alors, en necontemplant que les trottoirs, l'on voit, dans les rues, les plaques des regards électriques de la compagniePopp. Il y a des signaux, des blasons d'alchimiste en relief sur ces rondelles, des roues à crans, des caractèrestalismaniques, des pantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres ; ça peut permettre des'imaginer qu'on vit au moyen age !

Là−bas

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—oui, mais il faudrait, pour n'être pas dissipé par l'horrible foule, avoir des oeillères comme deschevaux et en avant, sur le crâne, les visières de ces képis à la conquête d'Afrique, qu'arborent maintenant lescollégiens et les officiers.

Des Hermies soupira. —entre, dit−il, en ouvrant sa porte ; ils s'installèrent dans des fauteuils etallumèrent des cigarettes.

—je ne suis tout de même pas encore bien remis de la conversation qui eut lieu chez Carhaix, avecGévingey, l'autre soir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange ! Je ne puis pas m'empêcher d'ysonger. Voyons, crois−tu sincèrement au miracle de ses cures ?

—je suis obligé d'y croire ; je ne t'ai pas tout dit, car un médecin qui raconte de telles histoires semble,quand même, fol ; eh bien, sache−le, ce prêtre opère des guérisons impossibles.

Je l'ai connu lorsqu'il faisait encore partie du clergé parisien, à propos justement d'un de ces sauvetagesauxquels j'avoue ne rien comprendre.

La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras et des jambes, souffrant mort et passiondans la poitrine, poussant des hurlements dès qu'on la touchait. C'était venu, à la suite d'on ne sait quoi, enune nuit ; elle était, depuis près de deux années, dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux deLyon, elle vint à Paris, suivit un traitement à la salpêtrière, s'en alla, sans que personne ait jamais su ce qu'elleavait et sans qu'aucune médication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cet abbé Johannès quiavait, disait−elle, guéri des gens aussi malades qu'elle.

Je n'en croyais pas un mot, mais, étant donné que ce prêtre n'acceptait aucun argent, je ne la détournaipoint de le visiter et, par curiosité, je l'accompagnai lorsqu'elle s'y rendit.

On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif, agile, lui prit la main. Il y posa, une, deux, troispierres précieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit : mademoiselle, vous êtes victime d'unmaléfice de consanguinéité.

J'eus une forte envie de rire.

—rappelez−vous, reprit−il, vous avez dû avoir, il y a deux ans, puisque vous êtes paralysée depuis cetteépoque, une querelle avec un parent ou une parente.

C'était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vol d'une montre provenant d'une successionpar une tante qui avait juré de se venger.

—elle demeurait à Lyon, votre tante ?

Elle fit signe que oui.

—rien d'étonnant, continua le prêtre ; à Lyon, dans le peuple, il y a beaucoup de rebouteurs quiconnaissent la science des sortilèges pratiquée dans les campagnes ; mais rassurez−vous, ces gens−là ne sontpas forts. Ils en sont à l'enfance de cet art ; alors, mademoiselle, vous désirez guérir ?

Et après qu'elle eut dit oui, il reprit doucement :

eh bien, cela suffit, vous pouvez partir.

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Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède.

Je sortis, persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, mais quand trois jours, après, lesbras se levèrent, quand cette fille ne souffrit plus et qu'au bout d'une semaine elle put marcher, je dus bien merendre à l'évidence ; j'allai revoir ce thaumaturge, je découvris le joint pour lui être, en une circonstance,utile, et c'est ainsi que nos relations commencèrent.

—mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose ?

—il procède, ainsi que le curé D'Ars, par la prière : puis il évoque les milices du ciel, rompt les cerclesmagique, chasse, " classe " suivant son expression, les esprits du mal. Je sais bien que c'est confondant, etque, lorsque je parle de la puissance de cet homme à mes confrères, ils sourient d'un air supérieur ou meservent le précieux arguments qu'ils ont inventé pour expliquer les guérisons opérées par le Christ ou par lavierge.

ça consiste à frapper l'imagination du malade, à lui suggérer la volonté de guérir, à le persuader qu'il estbien portant, à l'hypnotiser, en quelque sorte, à l'état de veille, moyennant quoi, les jambes tordues seredressent, les plaies disparaissent, les poumons des phtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobosanodins et les aveugles voient clair ! Et voilà tout ce qu'ils ont trouvé pour nier le surnaturel de certainescures ! On se demande vraiment pourquoi ils n'usent pas eux−mêmes de cette méthode, puisque c'est sisimple !

—mais est−ce qu'ils ne l'ont pas essayée ?

—oui, pour quelques maux. J'ai même assisté aux épreuves que le Dr Luys a tentées. Eh bien, c'est dujoli ! Il y avait, à la charité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. On l'endormait, on luicommandait de se lever ; elle se remuait en vain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et elle pliait,douloureuse, sur ses pieds morts. Ai−je besoin de te dire qu'elle ne marchait point et qu'après l'avoir traînéeainsi, pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu'aucun résultat fût jamais acquis ?

—mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctement tous les gens qui souffrent ?

—non, il ne s'occupe que des maladies issues des maléfices. Il se déclare inapte à refréner les autres quiregardent que les médecins, dit−il. C'est le spécialiste des maux sataniques. Il soigne surtout les aliénés quisont, d'après lui, pour la plupart, des gens vénéficiés, possédés par des esprits, et par conséquent rebelles aurepos et aux douches !

—et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage en fait−il ?

—avant de te répondre, il me faut préalablement t'expliquer le sens de l'aptitude de ces pierres. Je net'apprendrai rien, en te racontant qu'Aristote, que Pline, que tous les savants du paganisme leur attribuèrentdes vertus médicales et divines. Suivant eux, l'agate et la cornaline égaient ; la topaze console ; le jaspeguérit les maladies de langueur ; l'hyacinthe chasse l'insomnie ; la turquoise empêche ou atténue leschutes ; l'améthyste combat l'ivresse.

Le symbolisme catholique s'empare, à son tour, des pierreries et voit en elles les emblèmes des vertuschrétiennes. Alors, le saphir représente les aspirations élevées de l'âme ; la calcédoine, la charité ; la sarde etl'onyx, la candeur ; le béryl allégorise la science théologique ; l'hyacinthe, l'humilité, tandis que le rubisapaise la colère, que l'émeraude lapidifie l'incorruptible foi.

Là−bas

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Puis, la magie... —et Des Hermies, se leva et prit dans sa bibliothèque un tout petit volume, relié commeun paroissien, et dont il montra le titre à Durtal.

Celui−ci lut sur la première page : " la magie naturelle qui est les secrets et miracles de nature, mise enquatre livres par Jean−baptiste Porta, Néapolitain " . et, en bas " à Paris, par Nicolas Bonfous, rue neuvenostre dame, à l'enseigne Saint Nicolas, 1584 " . puis, reprit Des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magienaturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête de nouveaux sens aux gemmes ; tiens, écoute :

après avoir tout célébré une pierre inconnue, " l'alectorius " qui rend invincible son possesseur, lorsqu'onl'a tout d'abord tirée du ventre d'un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée du ventricule d'une géline,Porta nous apprend que la calcédoine fait gagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et " estassez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs " , que l'hyacinthe garantit de la foudre et éloigne lespestilences et les venins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que la turquoise profite contre lamélancolie, la fièvre quarte et les défaillances du coeur. Il atteste enfin que le saphir préserve de la peur etconserve les membres vigoureux, alors que l'émeraude pendue au col, contregarde le mal de saint Jean et sebrise, dès que la personne qui la porte n'est pas chaste.

Tu le vois, l'antiquité, le christianisme, la science du seizième siècle ne s'entendent guère sur les vertusspécifiques de chaque pierre ; presque partout, les significations, plus ou moins cocasses, diffèrent.

Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombre d'entre elles ; enfin il a, de son côté,admis de nouvelles acceptions. Pour lui, l'améthyste guérit bien l'ivresse, mais surtout l'ivresse morale,l'orgueil ; le rubis enraye les entraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphir élève les penséesvers Dieu.

Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce de maladie et aussi à un genre de péché ;et il affirme que lorsqu'on sera parvenu à s'emparer chimiquement du principe actif des gemmes, nonseulement l'on aura des antidotes mais encore des préservatifs à bien des maux. En attendant que ce rêve, quipeut paraître un tantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidaires fichent notre médecine en bas, iluse des pierres précieuses pour formuler les diagnostics des maléfices.

—mais comment ?

—il prétend qu'en posant telle ou telle pierre dans la main ou sur la partie malade de l'envoûté, un fluides'échappe de la pierre qu'il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à ce propos, qu'un jour, entrechez lui une dame qu'il ne connaissait point et qui souffrait, depuis son enfance, d'une maladie incurable.Impossible d'obtenir d'elle des réponses qui fussent précises. En tout cas, il ne découvrait trace d'aucunvénéfice ; après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il prit le lapis−lazuli qui correspond, selonlui, au péché de l'inceste ; il le lui mit dans la main et le palpa.

—votre maladie, dit−il, est la suite d'un inceste. — mais, répondit−elle, je ne suis pas venue chez vouspour me confesser ; —et elle finit néanmoins par avouer que son père l'avait violée, alors qu'elle étaitimpubère. Tout cela est désordonné, contraire à toutes les idées reçues, presque insane, mais, l'on ne s'entrouve pas moins en face d'un fait : ce prêtre guérit des malades que, nous autres médecins, nous jugeonsperdus !

—si bien que l'unique astrologue qui nous reste à Paris, l'étonnant Gévingey, serait mort sans son aide.C'est égale, dis donc, il est est bien, celui−là.

Comment, diable, se peut−il que l'impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes ?

Là−bas

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—mais, je te l'ai raconté. L'on s'occupait fort de magie aux Tuileries, sous l'empire. L'Américain Homey fut révéré à l'égal d'un Dieu ; en sus de ses séances de spiritisme, c'est lui qui évoquait les espritsinfernaux, dans cette cour. ça a même assez mal tourné, un jour. Un certain marquis l'avait supplié de lui fairerevoir sa femme qui était morte ; Home le mena vers un lit, dans une chambre et le laissa seul. Quesurvint−il ? Quels fantômes effrayants, quelles ligeïa de sépulcre surgirent ?

Toujours est−il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportéepar le figaro, d'après des renseignements incontestables.

Oh ! Il ne faut pas jouer avec les choses outre−tombe et trop nier les esprits du mal. J'ai connu jadis ungarçon riche, enragé de sciences occultes. Il fut président d'une société de théosophie à Paris et il écrivitmême un petit livre sur la doctrine ésotérique, dans la collection de l'isis. Eh bien, il ne voulut pas, comme lesPéladan et les Papus, se contenter de ne rien savoir, et il se rendit en Ecosse où le diabolisme sévit. Là, ilfréquenta l'homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l'épreuve. Vit−ilcelui que dans " zanoni " Bulwer Lytton appelle " le gardien du seuil du mystère " ? Je l'ignore, mais ce quiest avéré c'est qu'il s'évanouit d'horreur et revint en France épuisé, à moitié mort.

—diantre ! Fit Durtal. Tout n'est pas rose, dans ce métier ; mais, voyons, lorsqu'on entre dans cettevoie, l'on ne peut donc évoquer que les esprits du mal ?

—t'imagines−tu que les anges qui n'obéissent, ici−bas, qu'aux Saints, reçoivent les ordres du premiervenu ?

—mais enfin, il doit y avoir, entre les esprits de lumière et les esprits de ténèbres, un moyen terme, desesprits ni célestes, ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de si fétides âneries dans lesséances des spirites !

—un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes, neutres, habitent un territoire invisible etnaturel, quelque chose comme une petite île qu'assiègent, de toutes parts, les bons et les mauvais esprits. Ellessont de plus en plus refoulées, finissent par se fondre dans l'un ou l'autre camp. Or, à force d'évoquer ceslarves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer les anges, finissent par amener les esprits du malet, qu'ils le veuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans le diabolisme. C'est là, en somme, oùaboutit à un moment donné, le spiritisme !

—oui, et si l'on admet cette dégoûtante idée qu'un médium imbécile peut susciter les morts, à plus forteraison, doit−on reconnaître l'étampe de Satan, dans ces pratiques.

—sans aucun doute ; de quelque côté que l'on se tourne, le spiritisme est une ordure !

—alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magie blanche ?

—non, c'est de la blague ! C'est un oripeau qui sert aux gaillards tels que les rose−croix, à cacher leursplus répugnants essais de magie noire.

Personne n'ose avouer qu'il satanise ; la magie blanche, mais malgré les belles phrases dontl'assaisonnent les hypocrites ou les niais, en quoi veux−tu qu'elle consiste ? Où veux−tu qu'elle mène ?D'ailleurs l'église, que ces compérages ne sauraient duper, condamne indifféremment l'une et l'autre de cesmagies.

—ah ! Dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence, ça vaut mieux que de causer de politiqueou de courses, mais quelle pétaudière ! Que croire ?

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La moitié de ces doctrines est folle et l'autre est si mystérieuse qu'elle entraîne ; attester le satanisme ?Dame, c'est bien gros et, pourtant cela peut sembler quasi sûr ; mais alors, si on est logique avec soi−même,il faut croire au catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu'à prier ; car enfin, ce n'est pas le bouddhismeet les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ !

—eh bien, crois !

—je ne peux pas ; il y a là dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent !

—je ne suis pas certain non plus de bien grand'chose, reprit Des Hermies, et pourtant il y a des momentsoù je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c'est que le surnaturelexiste, qu'il soit chrétien ou non. Le nier, c'est nier l'évidence, c'est barboter dans l'auge du matérialisme, dansle bac stupide des libres−penseurs !

—c'est tout de même embêtant de vaciller ainsi !

Ah ! Ce que j'envie la foi robuste de Carhaix.

—tu n'es pas difficile, répondit Des Hermies, la foi, mais c'est le brise−lames de la vie, c'est le seul môlederrière lequel l'homme démâté puisse s'échouer en paix !

Là−bas

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CHAPITRE XXII

Aimez−vous cela ? Dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j'ai mis le pot−au−feu, hier, et gardé leboeuf ; de sorte que, ce soir, vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froide avec desharengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes de terre au fromage et du dessert. Et puis, vousgoûterez le nouveau cidre que nous avons reçu.

—oh, oh ! S'exclamèrent Des Hermies et Durtal qui savouraient, en attendant le repas, un petit verred'élixir de longue vie ; savez−vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péché degourmandise ; pour peu que cela dure, nous allons devenir des ventricoles et des gamache !

—vous voulez rire ! —mais que c'est donc ennuyeux, Louis qui ne revient pas.

—on monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur les marches en pierre de la tour.

—non, ce n'est point lui, reprit−elle, en ouvrant la porte. C'est le pas de M. Gévingey.

Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou, l'astrologue entra, salua comme authéâtre, froissa contre les bijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demanda des nouvelles dusonneur.

—il est chez le charpentier ; les sommiers de chêne qui soutiennent les grosses cloches se sont fendus,si bien que Louis a peur qu'ils ne s'effondrent.

—diantre !

—a−t−on des nouvelles de l'élection ? Dit Gévingey ; et il tira sa pipe et souffla dedans.

—non, dans ce quartier, l'on ne connaîtra les résultats du scrutin que ce soir, vers les dix heures.

Du reste, les votes ne sont point douteux, car Paris bat la breloque ; le général Boulanger passera, hautla main, cela est sûr.

—un proverbe du moyen age affirme que lorsque les fèves fleurissent, les fous se montrent. Ce n'estcependant pas l'époque.

Carhaix entra, s'excusa de son retard et tandis que sa femme apportait la soupe, il chaussa ses galocheset répondit à ses amis qui le questionnaient :

—oui, l'humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois. Les poutres font ventre ; il est temps que lecharpentier intervienne ; enfin, il m'a promis qu'il serait ici, sans faute, demain, avec ses hommes. C'est égal,je suis content d'être rentré. Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre ; je n'ai vraiment mesaises que dans mon clocher ou dans cette chambre. —tiens, soumets−moi cela, ma femme, et il empoignapour la remuer la salade de céleri, de hareng et de boeuf.

—quel fumet ! S'écria Durtal, en humant l'odeur incisive du hareng. Ce que ce parfum suggère ! Celam'évoque la vision d'une cheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent, en unrez−de−chaussée dont la porte s'ouvre sur un grand port ! Il me semble qu'il y a comme un halo de goudronet d'algues salées autour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C'est exquis, reprit−il, en goûtant à cettesalade.

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—on vous en refera, Monsieur Durtal, vous n'êtes pas difficile à régaler, dit la femme de Carhaix.

—hélas ! Fit le mari, en souriant, il est de corps facile à satisfaire, mais d'âme ! Quand je songe à sesdésespérants aphorismes de l'autre soir ! Nous prions cependant pour que Dieu l'éclaire. Tiens, dit−il soudainà sa femme, nous invoquerons saint Nolasque et saint Théodule que l'on représente toujours avec des cloches.Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainement les intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leursemblèmes !

—il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal fit Des Hermies.

—les cloches en ont pourtant suscité, proféra l'astrologue. Je me rappelle avoir lu, je ne sais plus où, queles anges sonnèrent le glas, au moment où saint Isodore de Madrid mourait.

—et il y en a bien d'autres ! S'écria le sonneur ; les cloches ont carillonné, toutes seules, lorsque saintSigisbert chantait le de profundis sur le cadavre du martyr Placide ; et quand le corps de saint Ennemond,évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans un bateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirentégalement, sans que personne les mît en branle, au passage de l'embarcation qui descendait la Saône.

—savez−vous à quoi je pense ? Dit Des Hermies qui regardait Carhaix. Je pense que vous devrieztravailler un compendieux recueil d'hagiographie ou préparer un savant in−folio sur le blason.

—pourquoi cela ?

—mais parce que vous êtes, Dieu merci ! Si loin de votre époque, si fervent des choses qu'elle ignoreou qu'elle exècre, que cela vous exhausserait encore ! Vous êtes, bon ami, l'homme à jamais inintelligiblepour les générations qui viennent.

Sonner les cloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l'art féodal ou à des labeursmonastiques de vies de saints, ce serait complet, si bien hors de Paris, si bien dans les là−bas, si loin dans lesvieux âges !

—hélas ! Dit Carhaix, je ne suis qu'un pauvre homme et je ne sais rien, mais ce type que vous rêvezexiste. En Suisse, je crois, un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique.

Reste à savoir, par exemple, reprit−il, en riant, si l'une de ces occupations ne nuit pas à l'autre.

—et le métier d'astrologue, pensez−vous donc qu'il ne soit pas encore plus décrié, plus aboli ?

Dit Gévingey avec amertume.

—voyons, et notre cidre, comment le trouvez−vous ?

Demanda la femme du sonneur. Il est un peu vert, hein ?

—non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, répondit Durtal.

—ma femme, sers la purée, sans m'attendre. Je vous ai mis en retard avec mes courses et l'heure del'angélus est proche. Ne vous occupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant.

Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait la pièce, la femme apporta dans un plat une sortede gâteau couvert d'une croûte tachetée de caramel et glacée d'or.

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—oh, oh ! Fit Gévingey, mais ce n'est pas de la purée de pommes de terre !

—si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne ; —goûtez−là ; j'ai mis tout ce qu'il fautdedans, elle doit être bonne.

Le fait est qu'elle était savoureuse et qu'ils l'acclamèrent ; puis ils se turent, car il devenait impossiblede s'entendre. Ce soir−là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtal cherchait à analyser ce bruitqui semblait faire tanguer la chambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons ; d'abord, lechoc formidable du battant contre l'airain du vase, ensuite une sorte d'écrasement de sons qui se diffusaient,finement pilés, en rotondant ; enfin le retour du battant dont le nouveau coup ajoutait dans le mortier debronze, d'autres ondes sonores qu'il broyait et rejetait, dispersées dans la tour.

Puis ces volées s'espacèrent ; ce ne fut plus bientôt que le ronronnement d'un énorme rouet ; quelquesgouttes restèrent plus lentes à tomber, et Carhaix rentra.

—quel temps biscornu ! Fit Gévingey, pensif ; on ne croit plus à rien et l'on gobe tout. On invente,chaque matin, une science neuve ; à l'heure actuelle, c'est cette la palissade qu'on nomme la démagogie quitrône ! Et personne ne lit plus cet admirable Paracelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé ! Dites doncaujourd'hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître, la vie est une goutte de l'essence des astres,que chacun de nos organes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, par conséquent, unabrégé de la sphère divine ; dites−leur donc, — et cela l'expérience l'atteste, —que tout homme, né sous lesigne de Saturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire, pauvre et vain ; que cet astre lourd,tardif en ses empreintes, prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu'il préside aux épilepsies et auxvarices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu'il est, hélas ! Le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, etils se gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, ces glorieux cuistres !

—oui, fit Des Hermies, Paracelse fut un des plus extraordinaires praticiens de la médecine occulte.

Il connaissait les mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encore inconnus de lalumière. Professant, ainsi que les kabbalistes, du reste, que l'être humain est composé de trois parties, d'uncorps matériel, d'une âme et d'un périsprit appelé aussi corps astral, il soignait ce dernier surtout et réagissaitsur l'enveloppe extérieure et charnelle, par des procédés qui sont ou incompréhensibles ou déchus. Il traitaitles blessures, en soignant non pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure même qu'il guérissaitcertains maux !

—grâce à ses profondes connaissances en astrologie, dit Gévingey.

—mais, demanda Durtal, si l'influence sidérale est si nécessaire à étudier, pourquoi ne faites−vous pasd'élèves ?

—des élèves ! Mais où dénicher des gens qui consentent à travailler pendant vingt années, sans profit etsans gloire ? Car avant d'être en mesure d'établir un horoscope, il faut être un astronome de première force,savoir les mathématiques à fond et avoir longuement pâli sur l'obscur latin des vieux maîtres ! —et puis, ilfaut aussi la vocation et la foi, et c'est perdu !

—comme pour les accordants, dit Carhaix.

—non, voyez−vous, messieurs, reprit Gévingey, le jour où les grandes sciences du moyen age ontsombré dans l'indifférence systématique et hostile d'un peuple impie, ç' a été la fin de l'âme, en France !

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Il ne nous reste plus maintenant qu'à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d'une sociétéqui, tour à tour, rigole et grogne !

—allons il ne faut pas désespérer ainsi ; ça ira mieux, dit la maman Carhaix, d'un ton conciliant ; et,avant de se retirer, elle donna une poignée de main à chacun de ses hôtes.

—le peuple, fit Des Hermies, en versant de l'eau dans la cafetière, au lieu de l'améliorer, les sièclesl'avarient, le prostrent, l'abêtissent !

Rappelez−vous le siège, la commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sanscause, toute la démence d'une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes ! —elle ne vaut tout demême pas la naïve et miséricordieuse plèbe du moyen age ! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple, alorsque Gilles De Rais fut conduit au bûcher.

—oui, dites−nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyés dans la fumée de pipe.

—eh bien ! Vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, le maréchal De Rais fut condamné à être penduet brûlé vif. Ramené, après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière supplique à l'évêque Jean DeMalestroit. Il le pria d'intercéder auprès des pères et mères des enfants qu'il avait si férocement violés et mis àmort, pour qu'ils voulussent bien l'assister dans son supplice.

Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le coeur, sanglota de pitié ; il ne vit plus en ce seigneurdémoniaque qu'un pauvre homme qui pleurait ses crimes et allait affronter l'effrayante colère de la sainteface ; et, le jour de l'éxécution, dès neuf heures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville. Ilchanta des psaumes dans les rues, s'engagea, par serment, dans les églises, à jeûner pendant trois jours, afinde tenter d'assurer par ce moyen le repos de l'âme du maréchal.

—nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine du lynch, dit Des Hermies.

—puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles De Rais à sa prison et il l'acompagna jusqu'àla prairie de la Biesse où se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers.

Le maréchal soutenait ses complices, les embrassait, les adjurait d'avoir " grande déplaisance etcontrition de leurs méfaits " et, se frappant la poitrine, il suppliait la vierge de les épargner, tandis que leclergé, les paysans, le peuple, psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la prose des trépassés :

nos timemus diem judicii quia mali et nobis conscii

sed tu, mater summi concilii, para nobis locum refugii

ô Maria !

tunc iratus judex...

Vive Boulanger !

Dans un bruit de mer montant de la place Saint−sulpice à la tour, de longs cris jaillirent : Boulange !

Lange ! Puis une voix enrouée, énorme, une voix d'écaillère, de pousseur de charrette, s'entenditpar−dessus les autres, domina tous les hourras ; et, de nouveau, elle hurla : vive Boulanger !

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—ce sont les résultats de l'élection que, devant la mairie, ces gens vocifèrent, dit dédaigneusementCarhaix.

Tous se regardèrent.

—le peuple d'aujourd'hui ! fit Des Hermies.

—ah ! Il n'acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste, voire même l'être supernaturel que serait unsaint, gronda Gévingey.

—il le faisait pourtant au moyen age !

—oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit Des Hermies. Et puis, où sont les saints qui lesauvèrent ? On ne saurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des coeurs lézardés, des âmesdysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient ! —ou alors c'est encore pis ; ils phosphorentcomme des pourritures et carient le troupeau qu'ils gardent ! Ils sont des chanoines Docre, ils satanisent !

—dire que ce siècle de positivistes et d'athées a tout renversé, sauf le satanisme qu'il n'a pu faire reculerd'un pas !

—cela s'explique, s'écria Carhaix : le satanisme est ou omis ou inconnu ; c'est le père Ravignan qui adémontré, je crois, que la plus grande force du diable, c'était d'être parvenu à se faire nier !

—mon Dieu ! Quelles trombes d'ordures soufflent à l'horizon ! Murmura tristement Durtal.

—non, s'exclama Carhaix, non, ne dites point cela !

Ici−bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là−haut ! Ah ! Je l'avoue, l'effusion de l'esprit saint, lavenue du divin Paraclet se fait attendre !

Mais les textes qui l'annoncent sont inspirés ; l'avenir est donc crédité, l'aube sera claire !

Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.

Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.

—tout cela est fort bien, grogna−t−il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; ilcontamine le surnaturel et vomit l'au delà. Alors, comment espérer en l'avenir, comment s'imaginer qu'ilsseront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? élevés de la sorte, je me demande cequ'ils feront dans la vie, ceux−là ?

—ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s'empliront les tripes et ils sevidangeront l'âme par le bas−ventre !

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______________Janvier 2001

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