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L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et les médias Quel rôle joue l’alimentation dans la sphère politique et médiatique ? Elise MARMION, sous la direction de Didier HUSSON Mémoire Master 1 Communication rédactionnelle dédiée au multimédia• Université Nanterre Paris X • Date de dépôt : 11 juin 2012 1 Maitena Biraben avec Jean-Paul Huchon dans l’émission Maitena cuisine les politiques - 8 janvier 2011 sur Cuisine TV

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L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et

les médiasQuel rôle joue l’alimentation dans la sphère politique et médiatique ?

Elise MARMION, sous la direction de Didier HUSSONMémoire Master 1 Communication rédactionnelle dédiée au multimédia• Université Nanterre Paris X •

Date de dépôt : 11 juin 2012

1

Maitena Biraben avec Jean-Paul Huchon dans l’émission Maitena cuisine les politiques - 8 janvier 2011 sur Cuisine TV

Page 2: L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et les médias · L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et les médias 5 Introduction 5 1. L’alimentation

Table des

matières

Remerciements 4

L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et les médias 5

Introduction 5

1. L’alimentation : retour sur un phénomène médiatique 6

1.1. La télévision mise de plus en plus sur la thématique culinaire 6

1.1.1. La cuisine : une invitée de marque des programmes de télévision 7

1.1.2 L’arrivée des télé-réalités alimentaires bouscule les codes du genre 8

1.2 La cuisine fait recette auprès des marchés et répond à une demande sociale 12

1.2.1 Un marché juteux pour les annonceurs et les diffuseurs 12

1.2.2 Les raisons d’une telle appétence pour les programmes culinaires 15

2. Les fonctions de l’alimentation 20

2.1 La fonction symbolique de l’alimentation 20

2.1.2. La prise du repas : un moment de positionnement social 23

2.2 La table : un lieu de théâtralisation du pouvoir 29

2.2.1 Un symbole de puissance 29

2.2.2 Une arme diplomatique et électorale 32

2

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3. Les cercles de commensalité médiatico-politique 35

3.1 Le repas est devenu un dispositif d’interview 35

3.1.1 Le déjeuner de presse 35

3.1.2 Le repas : une mise en scène filmée 39

3.2 Les risques d’une connivence médiatico-politique 42

3.2.1 L’endogamie des journalistes et des politiques 43

3.2.2 Un noyau dur à la française 44

3.2.3 Des règles déontologiques imprécises 47

Conclusion 51

Bibliographie 52

Annexes 54

3

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RemerciementsJe tiens à remercier toutes les personnes qui ont permis l’élaboration de ce mémoire,

notamment Jean-Jacques Boutaud, son ami politologue Arnaud Mercier qui m’a « éclairée » sur

les chartes déontologiques des rédactions étrangères. Je remercie aussi Renaud Saint Cricq

pour m’avoir fait partager son expérience, mais aussi son ami Frédéric Gerschel que j’ai pu

ainsi interviewer. Un grand merci aussi à Grégoire Olivereau qui a enrichi ce travail par ses

réflexions. Enfin, je remercie tout particulièrement M. Husson qui a contribué à la ré–

orientation de mon sujet sur le versant de la politique, sujet devenu ainsi véritablement

passionnant dans sa réalisation.

4

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L’alimentation, un fait social qui impacte les politiques et les médiasQuel rôle joue l’alimentation dans la sphère politique et médiatique ?

Introduction

Puisque l’alimentation est un « évènement social autant qu’alimentaire » (Sobal), il est

tout à fait normal qu’elle soit présente en politique et dans les médias. Pourtant, il est

surprenant de découvrir la place de choix qu’elle occupe, tant dans l’économie des

médias que dans la stratégie des personnalités politiques. En effet, les médias

instrumentalisent l’alimentation non seulement pour capter une audience mais aussi

pour faciliter leurs interviews. Quant aux politiques, ils utilisent l’alimentation à des fins

électorales et diplomatiques. Il s’agira de discerner l’efficacité et les risques

déontologiques que constitue cette instrumentalisation de l’alimentation dans les

sphères médiatiques et politiques.

Après avoir expliqué les raisons de l’emballement médiatique récent pour les plaisirs de

la bouche, nous décrypterons les fonctions sociales et symboliques de l’alimentation

dans notre société. Enfin, fort de cette étude, nous déterminerons les risques que

constituent les cercles de commensalité médiatico-politique.

5

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1. L’alimentation : retour sur un phénomène médiatiqueDepuis quelques années, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, les programmes de

télévision consacrés à la cuisine se multiplient. Comment expliquer cette nouvelle

tendance qui envahit le monde occidental ? En février 2011, le New York Times a

consacré un article entier à cette nouvelle vogue chez les actrices d’apparaître en train

de manger un vrai repas. Est-ce pour mettre fin à leur réputation d’anorexique ? Il reste

qu’aimer manger est désormais devenu socialement acceptable et même enviable1.

Dans les quartiers huppés de New York, Los Angeles ou Montréal, l’art de table est

devenu un moyen d’exprimer sa créativité, sa personnalité et ses goûts culturels.

L’alimentation de masse qui touche la population depuis plus de cinquante ans est

désormais mise de côté pour privilégier le « fait maison » et l’art de la gastronomie.

Michelle Obama, la première dame des Etats-Unis a même fait de l’alimentation sa

grande cause. Ce retour de la cuisine s’explique, entre autres, par les mutations de notre

société, sur les plans à la fois familial et professionnel. De plus, la crise qui touche les

pays occidentaux provoque des peurs irrationnelles, renforcées par des crises sanitaires

comme la grippe aviaire ou la vache folle qui incitent les populations à un repli sur soi.

Par conséquent, les industries agro-alimentaires devront s’adapter à cette nouvelle

conjoncture pour courtiser ces consommateurs aux attentes nouvelles afin de conserver

leurs chiffres d’affaire.

1.1. La télévision mise de plus en plus sur la thématique culinaire

Nous allons nous intéresser au mariage entre l’univers médiatique et l’univers culinaire.

Comment expliquer le succès de cette union inattendue ? Mac Luhan définissait la

télévision comme un média chaud, c’est-à-dire, un média riche d’informations qui

favorise notre passivité en ne faisant appel qu’à un seul de nos sens. Qu’aurait-il dit de

la cuisine ? Si cette discipline était comparée à un média, elle se situerait surement dans

la catégorie opposée, comme « un média froid ». Il est vrai que la cuisine fait appel à

tous nos sens et demande une implication totale, tant dans la préparation que la

consommation des aliments.

C’est pourquoi les chaines de télévision regorgent d’idée pour mettre en scène la

cuisine. Véritable matériau sémiotique, la cuisine est un excellent outil de

61 Marie-Claude Lortie « Parle-t-on trop de cuisine ? » 22 février 201, http://bit.ly/LnlHVb

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communication. Mais elle n’a pas encore montré toute sa potentialité télégénique. Il est

difficile pour la télévision de transmettre toutes les sensations que l’on retrouve en

cuisinant. Comment communiquer l’odeur, le goût des aliments préparés ? Si ces sens

sont mis en éveil en cuisinant, la télévision tronque la réalité pour nous transmettre un

ersatz de ce qu’est véritablement la cuisine. Dès lors, on voit bien que ce paradoxe

condamne la télévision et la cuisine à une rupture inévitable.2

Pour sentir, toucher, goûter les préparations culinaires, il est impossible de se cantonner

à son écran de télévision. Par conséquent, le téléspectateur est voué à compléter ce que

la télévision a pu faire naître en lui par l’image en se tournant vers l’expérimentation.

Néanmoins, les programmes culinaires n’ont pas fini d’exister car ils ont l’avantage de

toucher à notre préoccupation quotidienne et à une part non négligeable du budget des

ménages. Par conséquent, ces émissions sont une opportunité extraordinaire pour les

annonceurs, qui « arrosent » ces programmes de publicité. Et comme chacun le sait,

trouver un programme adapté à l’offre des annonceurs est devenu la seule recette

possible pour qu’une émission voie le jour.

1.1.1. La cuisine : une invitée de marque des programmes de télévision

La cuisine et la télévision sont le fruit d’une vieille amitié de plus de cinquante ans. En

1953, Raymond Olivier présente Art et magie de la cuisine, aux côtés de Catherine

Langeais. Cette première émission culinaire durera 14 ans. Elle imposera les codes

d’une mise en scène bien connue : un chef ou un expert présente une recette devant la

caméra, tandis qu’une aide-cuisinière le seconde pour permettre à la ménagère de

s’identifier au programme. Ce modèle sera ensuite repris par toutes les émissions à visée

didactique comme les émissions A table de Maïté, Les escapades de Petitrenaud sur

France 5 ou encore A vos recettes sur Direct 8.

En revanche, on observe depuis le début du XXIème siècle, une diversification des

programmes. Les nouveaux programmes culinaires deviennent des challenges culinaires

avec l’émission Un Diner presque Parfait sur M6 où des amateurs s’invitent à diner à

tour de rôle et se jugent en s’attribuant des notes afin d’élire un gagnant de la semaine.

On voit également apparaître des concours de télé-réalité de formation culinaire comme

7

2 Virginies Spies « Cuisine et Télévision, une relation presque parfaite ? », juin 2010, Revue Communication & Langages, « La médiatisation du culinaire », N°164

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l’émission Oui Chef sur M6, MasterChef sur TF1 ou TopChef sur M6 où de jeunes

passionnés se défient et reçoivent des conseils de chefs étoilés. On trouve également des

magazines culinaires comme Fourchettes et Sac à Dos avec Julie Andrieu sur France 5,

qui part à la rencontre des habitudes alimentaires à travers le monde. De même, une

chaîne thématique comme Cuisine TV fait désormais partie du paysage audiovisuel

français.

En outre, d’autres émissions utilisent l’alimentation comme dispositif sur leur plateau de

télévision afin de le rendre plus intime, et par lien de causalité, obtenir ainsi plus de

confidences de la part des invités. C’est notamment le cas de l’émission Thé ou Café de

Catherine Ceylac sur France 2, qui propose à ses invités un interview autour d’un petit-

déjeuner. Dans le même esprit, on retrouve sur France 5 l’émission C à Vous qui

propose à ces invités de dîner dans un loft entouré d’une équipe de chroniqueurs, ce qui

rappelle l’émission de Thierry Ardisson 93, rue du Faubourg Saint Honoré sur Paris

Première où il invitait chez lui plusieurs invités pour un dîner mondain.

Par ailleurs, la médiatisation de la cuisine ne s’est pas confinée au petit écran. On trouve

de nombreux documentaires et de plusieurs films consacrés à l’alimentation comme

Food Inc. en 2008 qui dévoile les dangers de l’industrie agro-alimentaire. Le film Julie

& Julia, en 2009 raconte la vie de Julia Child, l’ancêtre américaine de Maïté. Mange,

Prie, Aime en 2010 revient sur le retour au plaisir de manger d’une journaliste. Même

les studios Pixar s’emparent de ce phénomène avec le film Ratatouille en 2007 qui

raconte les aventures d’un rat-cuisinier.

1.1.2 L’arrivée des télé-réalités alimentaires bouscule les codes du genre

Depuis l’arrivée de Loft Story sur M6 en 2001, les programmes de télé-réalité se sont

déclinés avec des émissions comme Star Academy ou Secret Story sur TF1. Après avoir

fait croire au public qu’un inconnu pouvait devenir célèbre du jour au lendemain ou un

chanteur amateur devenait une star, ce sont désormais les chefs étoilés qui font briller

les yeux des téléspectateurs. Il n’est pas surprenant que la télé-réalité diversifie ces

thèmes en jouant sur cette nouvelle tendance. Néanmoins, les programmes tels que

MasterChef sur TF1 ou TopChef sur M6 bouleversent les codes de la télé-réalité, en

même temps qu’ils transforment les codes de l’émission de cuisine traditionnelle.

8

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En effet, contrairement aux émissions de Raymond Olivier, ces nouveaux programmes

n’ont plus aucune visée didactique. Frédéric Antoine, professeur de communication à

l’UCL déplore cette évolution 3 :

On fait croire aux gens qu’on leur apprend à cuisiner, mais la belle époque des chefs cuisiniers venant sur le plateau pour expliquer la recette aux téléspectateurs est révolue. Sauf dans quelques émissions, on a perdu le côté pédagogique, l’explication de la recette. Aujourd’hui, ce qui intéresse les gens, c’est de voir untel cuire des oignons. Le voyeurisme ou le désir de changer de vie sont les nouvelles dynamiques des programmes télévisés. La compétition prime. Et là où ça devient très fort, c’est que cela nous donne une illusion de coaching, d’évolution et de progrès, mais en réalité il n’y a aucun apprentissage. Dans la plupart des cas, le téléspectateur n’est même pas en mesure de pouvoir reproduire la recette. Les interventions ponctuelles de personnalités de la cuisine crédibilisent le tout mais au final, ce n’est rien de plus que de la télé-réalité.

D’un côté, ces émissions n’apprennent plus à cuisiner : elles ont emprunté à la télé-

réalité sa dimension spectaculaire et voyeuriste au détriment de toute ambition

pédagogique. De l’autre, elles constituent un nouveau genre de télé-réalité. Alors que

cette dernière valorisait l’égocentrisme et le mensonge pour gagner à tout prix, les

émissions comme MasterChef ont pris à revers ces valeurs-là. Ces nouvelles émissions

se concentrent plus sur la culture populaire basée sur l’échange, la fraternité et l’esprit

de classe. On voit les candidats respecter l’autorité des chefs, rivaliser de talents et de

créativité, supporter la souffrance du travail... Les candidats eux-mêmes ont un profil

opposé à celui des candidats habituels des émissions de télé-réalité. Mickey Churchill,

contributeur du site Agoravox s’exprime à ce sujet 4 :

Ce qui frappe avec cette télé-réalité, c’est le profil des candidats et des jurés : ce sont des hommes (au sens large), des vrais. Pas des efféminés, pas des merdeux au physique ridicule, pas des écervelés qui ne rêvent que d’être célèbre à tout prix, pas des faux-rebels qui n’ont comme référence que la culture atlantiste américaine et ont ainsi une mentalité de plus en plus apatride, pas des branché bobos faussement impertinents estampillés Canal +, etc ... En clair, des gens comme vous et moi ( et pas « un tout petit peu plus » comme aime à le dire Angela Lorente). (...) MasterChef, c’est, sur la forme une télé-réalité banale, mais sur le fond, c’est l’anti Secret Story.

9

3 José Gérard, « Le boom des émissions culinaires », 2010 sur : www.couplesfamilles.be

4 Mickey Churchill, « MasterChef, émission réac’ et populiste », http://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/master-chef-emission-reac-et-100352, 9 septembre 2012

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Ces émissions de télé prônent des valeurs humaines comme le courage, la générosité et

l’entraide entre les candidats. Elles favorisent l’intégration de la nécessité d’un travail

d’équipe lors des défis culinaires collectifs. Finalement, si ces émissions de cuisine

n’apprennent plus de recettes, elles véhiculent certaines valeurs humaines et sociales

profitables aux téléspectateurs. Ceci est possible grâce au choix des candidats qui sont

déjà porteurs de ces valeurs, mais aussi à l’univers des métiers de bouche. Ces métiers

nécessitent du courage face à la difficulté du travail, du respect vis-à-vis des aliments

mais aussi de ses co-équipiers de « brigade ». Cet emprunt au vocabulaire de l’Armée

n’est certainement pas innocent et renforce l’importance du respect.

Yves Collard, formateur à l’association Média Animation, argumente dans ce sens 5 :

«Ces émissions de télé-cuisine mettent en lumière (...) une sorte de modèle d’intégration

par la table, en quelque sorte. Une autre dimension du temps, aussi, le respect du goût

des autres, et les règles strictes qu’impose le traitement de la nourriture elle-même.» De

plus, ces émissions valorisent les professions manuelles ou techniques, souvent

porteuses d’emploi, ce qui constitue une publicité vis-à-vis des jeunes et des personnes

en recherche d’emploi pour les orienter vers les métiers de la restauration. Par ailleurs,

ces émissions marquent une évolution de l’apprentissage. Autrefois pratiquée de

manière magistrale avec l’explication d’une recette par un chef, c’est désormais à partir

de l’observation des candidats que le téléspectateur se construit. Yves Collard explique 6 :

Par exemple, que ferais-je, moi, téléspectateur, si mon chef ou mon parent me critique sur ma béchamel, sur mon comportement d’équipier, sur mon manque de rigueur, sans tenir compte de ma fatigue ? Ou encore dois-je accepter la critique sans sourciller, dois-je accepter l’idée que seule compte la satisfaction du client, du public, du professeur, de l’invité ? Jusqu’où peut aller le sacrifice individuel pour la satisfaction des plaisirs de l’autre ?

Beaucoup estiment que ces émissions contribuent à redonner ses lettres de noblesse à la

cuisine. La mise en scène sous forme de télé-réalité parvient à rendre la cuisine plus

intéressante. Pasquale Vari, chef enseignant à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du

Québec, considère que ce type d’émission reste fidèle à la réalité et retransmet bien aux

10

5 Yves Collard, « La télé mise à gras ventre », août 2011 http://www.media-animation.be/La-tele-mise-a-gras-ventre.html,

6 ibid

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téléspectateurs « le coup de feu, le stress ».7 De plus, ces émissions sur la cuisine

ouvrent des opportunités commerciales : des formations et des cours de cuisine se créent

un peu partout, les librairies publient de nombreux ouvrages culinaires.

Toutefois, si certains trouvent des avantages à la présence de ces télé-réalités culinaires,

d’autres déplorent leur présence. En effet, on peut considérer qu’elles donnent

l’impression aux téléspectateurs qu’il est possible de devenir un grand chef en quelques

semaines grâce à une formation éclair, alors que ce métier requiert la plupart du temps

des années de travail acharné. De plus, si ces émissions créent des vocations, celles-ci

peuvent se fonder sur des illusions car la télé-réalité met sous le feux des projecteurs un

secteur où les conditions de travail sont, en réalité, pénibles et plutôt mal rétribuées.

Enfin, ces émissions valorisent le métier de chef alors qu’il n’est pas représentatif des

débouchés du secteur : on compte effectivement plus de commis et de plongeurs que de

chefs étoilés.

Le critique gastronomique François Simon rétorque :

La cuisine relève de la lenteur et de l’ombre. Pour bien cuire un gibier, il faut un paquet d’années. Là, en l’espace d’une soirée, quelqu’un est propulsé de l’ombre à la lumière. Et puis, la cuisine, c’est la générosité, la douceur, pas un monde de juge et d’obéissance.

117 M.C Lortie op.cit.

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1.2 La cuisine fait recette auprès des marchés et répond à une demande sociale

Si la cuisine est autant présente à la télévision, c’est parce qu’elle est un gage de

sécurité pour les chaînes. La cuisine est une thématique qui intéresse les téléspectateurs,

ce qui permet de récolter des audiences qui à leur tour, attirent les annonceurs et

assurent ainsi un retour sur investissement pour les chaînes qui diffusent ces

programmes culinaires. Si la présence de ces émissions suit une logique financière

cohérente pour les chaines de télévision, le montant des revenus publicitaires qui en

découlent a de quoi surprendre. Ces bénéfices exceptionnels pour les annonceurs et les

diffuseurs sont pourtant proportionnels aux résultats d’audience de ces émissions

culinaires.

Un tel succès auprès du public peut laisser perplexe. Comment expliquer cet

engouement pour les programmes culinaires ? Cet intérêt en France peut en partie se

justifier par notre célèbre patrimoine gastronomique, mais ceci ne suffit pas à expliquer

un enthousiasme qui dépasse largement nos frontières. Nous allons comprendre

comment ce retour aux valeurs alimentaires est étroitement lié à la conjoncture

économique, sociale et politique des sociétés occidentales et à la France en particulier.

1.2.1 Un marché juteux pour les annonceurs et les diffuseurs

Valérie Négrier, directrice du pôle télé de Carat Expert remarque : « On compte

aujourd’hui une dizaine d’émissions culinaires récurrentes sur les grandes chaines

nationales, soit presque deux fois plus qu’en 2006 ». Ces émissions culinaires sont

presque toutes des adaptations de programmes britanniques. C’est le cas de MasterChef,

TopChef, Panique en Cuisine qui battent des records d’audience au Royaume Uni, en

Australie et aux Etats-Unis depuis des années. Les chaînes françaises ont été assez

longues avant d’accepter de diffuser ce type de programme. C’est M6 qui a enclenché la

tendance avec Oui Chef ! en 2004. Depuis, TF1 ou France Télévision et d’autres chaînes

du câble ont suivi. De nouveaux concepts sont achetés régulièrement, comme une

émission de la BBC, rachetée par la société de production Coyote où le principe est de

cuisiner de la haute gastronomie avec des invendus de grandes surfaces.

Ces émissions culinaires récoltent également d’excellentes audiences en France. La

saison 2 de TopChef a réuni 4,2 millions de téléspectateurs, un record historique pour la

12

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chaine. Même une petite chaîne comme TMC capte 604 000 téléspectateurs pour son

émission Un resto dans mon salon. Face à ce phénomène médiatique, les annonceurs

accourent. Le chiffre publicitaire généré par exemple pour l’émission MasterChef sur

TF1 a atteint près de 50 millions d’euros, soit 4 millions d’euros par soirée. 8 Peu

importe que les produits vantés soient aux antipodes de l’alimentation fait maison

prônée par l’émission...

Néanmoins, les annonceurs, notamment ceux du secteur agro-alimentaire, ont tout de

même l’avantage de toucher le public des ménagères, lequel constituent les cibles les

plus importantes puisqu’elles sont décisionnaires des achats des ménages. Le rapport

d’activité de TF1 en 2011 annonce : « TF1 a également imposé de nouvelles marques :

la saison 2 de MasterChef a rassemblé 5,2 millions de téléspectateurs, en progression de

+0,6 millions sur un an, avec une part d’audience moyenne sur la cible publicitaire de

31% »9.

Ainsi, le chiffre d’affaire généré par les publicités avant, pendant et après les 10

émissions de TopChef sur M6 en 2011 s’est élevé à 16 700 000 euros, soit 524 spots

diffusés, soit plus de trois heures de publicités cumulées. Le nombre d’annonceurs a

progressé de 53% par rapport à la saison précédente, portant leur nombre à 177.10

MasterChef sur TF1 fait encore mieux : l’émission a généré un chiffre d’affaire de 38,5

millions d’euros bruts HT pour 896 spots, soit plus de cinq heures de publicité

cumulées, soit 246 annonceurs parmi lesquels Ferrero (1,8 millions d’euros investis),

Reckitt Benckiser (produits ménagers), SFR, Unilever (produits alimentaires et

ménagers), Kraft Foods (produits alimentaires), soit pour la majorité des groupes agro-

alimentaires 11.

13

8 Béatrice Mathieu, « La Bataille de la télé-réalité culinaire », L’Expansion, 29 juin 2011 http://lexpansion.lexpress.fr/entreprise/la-bataille-de-la-tele-realite-culinaire_257983.html

9 Rapport d’activité 2011 de TF1 http://s.tf1.fr/mmdia/a/15/9/10646159eavkr.pdf

10 B.Mathieu op.cit.

11 Alexandre Rocourt « MasterChef : un succès pour TF1 avec C.A publicitaire de 38,5 M€ bruts HT» 7 novembre 2011 http://pubdecom.fr/media/masterchef-un-succes-pour-TF1-avec-un-c-a-publicitaire-de-385-me-bruts-h-t/

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Valérie Patrin-Lécière analyse l’engouement des annonceurs du secteur agro-alimentaire

pour ces émissions :

Pour eux, ces émissions constituent un environnement très favorable. D’une part, il y a une continuité entre le contenu du programme et les pubs. Mais aussi une totale déculpabilisation du discours sur

l’alimentation : seul prime le bonheur de la table.12

De plus, le secteur agroalimentaire est constitué pour un quart d’entreprises innovantes,

d’où de fortes dépenses publicitaires annuelles qui s’élèvent à 10 millions d’euros, soit

8% du chiffre d’affaires, selon un rapport ministériel de 2010. 13 Ces émissions

culinaires offrent donc un espace publicitaire idéal pour ces annonceurs.

Par ailleurs, les chaines de télévision en profitent aussi pour s’auto-promouvoir. Elles

n’hésitent pas à faire du « cross branding », c’est-à-dire valoriser leur marque au sein

d’une autre. Les émissions ont donc des marques partenaires comme c’est le cas pour

l’émission TopChef, saison 2012 avec Mir Vaisselle. Ainsi, on a pu voir des jurés de

l’émission féliciter les vertus nettoyantes de Mir dans le décor de TopChef. Bien que ce

soit confus pour le téléspectateur qui distingue de moins en moins bien la publicité du

programme, cela permet de donner de la visibilité aux émissions tout en associant

l’image de marques partenaires. Plus encore, ces émissions pratiquent également le «

cross over », c’est-à-dire, qu’ils associent deux émissions selon un mode auto-

référentiel. Par exemple, c’est le cas lorsque les candidats de TopChef préparent à

manger pour les candidats de L’Amour est dans le pré ou les comédiens de Scènes de

Ménages.

Pour aller toujours plus loin, M6 organise pour ses annonceurs, parmi lesquels certains

sont des cuisiniers amateurs, un concours « TopChef de la pub » avec pour jurés

d’anciens candidats de l’émission TopChef. Le gagnant remporte un week-end avec

dîner dans le restaurant de ... Thierry Marx, juré de TopChef sur M6.

14

12 Virginie Félix, « Les petits plats dans l’écran » Télérama, 25 septembre 2010 http://television.telerama.fr/television/les-petits-plats-dans-l-ecran,60514.php

13 «Enjeux des industries agroalimentaires », Ministère de l’Alimentation, de l’agriculture et de la pêche, 2010 http://panorama-iaa.alimentation.gouv.fr/IMG/pdf/101006-IAA-FR6102010_cle09198f.pdf

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Toutefois, les émissions de cuisine et les annonceurs qui s’y associent doivent faire face

à une contradiction qui peut nuire à leur image. Mr Lebel, professeur en marketing

alimentaire à l’Université Concordia explique14 :

D’un côté, on se rend compte que la planète est en train de manquer de ressources, il y a trois milliards de personnes qui souffrent de malnutrition. Et là, on fait des émissions où on fait venir du crabe des Iles-de-la-Madeleine et des ingrédients rares... Cela contribue à cette espèce de paradoxe, de malaise auxquels doivent faire face l’industrie alimentaire.

En effet, gare à un renversement de tendance. Si certaines polémiques voyaient le jour

autour de ces questions de fournitures alimentaires, la côte de popularité de ces

émissions auprès de l’opinion publique pourrait bien chavirer.

1.2.2 Les raisons d’une telle appétence pour les programmes culinaires

Delphine Kindermans, rédactrice en chef du site Weekend.be remarque 15 : « En moins

d’un siècle, la cuisine que l’on cachait dans les caves et nommait avec dédain la

souillarde en est devenue le coeur battant, autour duquel s’articule tout l’espace de vie.

»

En effet, l’engouement des pays occidentaux ultra industrialisés pour ces émissions

culinaires traditionnelles peut sembler contradictoire. Comment expliquer ce

phénomène ?

Premièrement, on peut noter que ces émissions apparaissent dans un contexte de crise

économique et sanitaire. En effet, les récentes crises de la vache folle ou de la grippe

aviaire ont provoqué une défiance des populations vis-à-vis de l’alimentation de masse.

De la même manière, la montée de l’obésité et des maladies dégénératives (cancers,

maladies cardio-vasculaires) amènent les populations à prendre conscience de

l’importance d’une bonne alimentation pour préserver leur santé16. On observe

15

14 Nathaëlle Morissette « Cuisine, de la télé à la réalité » 9 septembre 2010 http://bit.ly/MnV91i

15 Delphine Kindermans, « A toutes les sauces », 24 octobre 2011, http://weekend.levif.be/tendance/culinaire/a-toutes-les-sauces-des-le-28-octobre/article-1195122547637.htm

16 Pascale Hébel « Influence de la communication sur l’alimentation », Revue Communication & Langages, juin 2010 N°164

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d’ailleurs une préoccupation grandissante et transgénérationnelle des questions de santé,

qui s’exprime à travers l’augmentation des ventes d’une catégorie de produits dits

«alimentation santé». En 2009, 80,4% des Français considéraient que le fait de procurer

un avantage santé était un critère important pour se faire une idée de la qualité d’un

aliment, alors qu’ils n’étaient que 53% en 2006.17 Ainsi, la première explication au

succès de ces programmes culinaires peut être celle du «bien manger». Les messages

publicitaires du Ministère de la Santé : «Manger, bouger», «Mangez cinq fruits et

légumes par jour», «pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé»

s’installeraient petit à petit dans l’esprit des Français, provoquant un regain d’intérêt

quant au contenu de leurs assiettes.

Deuxième raison, en période de crise financière, les populations font la chasse aux

économies. L’intérêt pour la cuisine peut s’expliquer par le désir de diminuer ses

dépenses. Les plats cuisinés ou les sorties aux restaurants font partie des dépenses

superflues que les ménages sont incités à réduire, d’où un retour au fait-maison. Une

enquête montre que les classes moyennes et peu diplômées sont les plus sensibles à cet

argument : il est cité par 40% des employés et 41% des détenteurs du certificat

d’études.18

Enfin, l’intérêt profond pour ces programmes culinaires en France réside aussi dans le

rapport particulier qu’entretiennent les Français avec la nourriture. Manger est pour

beaucoup, synonyme de convivialité.

Une étude du Crédoc19 (Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des

Conditions de vie) de septembre 2010 sur la consommation et les modes de vie montre

que le modèle alimentaire des français reste très traditionnel (avec des repas structurés

pris à des heures régulières et communes à tous et comportant plusieurs plats). Et ceci,

malgré les contraintes liées au travail et à la crise du modèle familial traditionnel et

malgré le phénomène de simplification des repas qui apparaît depuis plusieurs années.

Par conséquent, le modèle français s’oppose totalement au modèle américain pour qui

la nourriture revêt un aspect uniquement fonctionnel. A l’échelle européenne, même

16

17 ibid

18 ibid

19 Crédoc 2010 « Consommation et modes de vie » http://www.credoc.fr/pdf/4p/242.pdf

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constat : on apprend qu’à 12H30, 57% des français sont occupés à manger contre 38%

des Belges, 20% des Allemands, 14% des Britanniques. D’ailleurs, selon plusieurs

travaux sociologiques, « la prise alimentaire aux Etats-Unis n’est pas valorisée en tant

que telle, elle peut donc se faire parallèlement à d’autres activités ou être brève et

fréquente.»20

En outre, une étude du Crédoc (issue du même dossier), visant à établir une typologie

des comportements alimentaires en France a révélé que 40% de la population appartient

à la catégorie des « gastronomes à la française ». Cette catégorie comprend des

personnes ayant un régime alimentaire diversifié, de solides connaissances de la culture

alimentaire française et favorisant les repas à 3 composantes (entrée, plat, dessert). Ceci

démontre l’intérêt des Français pour la cuisine, et le bien manger. A ce modèle

alimentaire très structuré, on peut ajouter le patrimoine culinaire et gastronomique qui

forge la réputation de la France. A noter également : la gastronomie française fait partie

du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco depuis 2010.

En parallèle de cet engouement, on constate une forte diminution du temps passé à

cuisiner et une déstructuration progressive des repas. Justement, cette frénésie culinaire

est peut-être liée à la recherche du bien vivre : la cuisine étant un symbole de

convivialité, de partage, de famille. La religion n’est plus porteuse de sens, le sport et la

cuisine compensent cette absence. Le philosophe Robert Redeker affirme21 : « L’identité

d’une civilisation, ce n’est plus sa religion, c’est sa cuisine ». La cuisine serait alors

perçue comme un repère dans une société instable, en proie aux inquiétudes liées à la

mondialisation. Une sorte de remède à la crise ? Jean-Pierre Coffe confie : « En période

de crise, les gens ont besoin de cela, de se retrouver autour d’un bon petit plat, de se

faire plaisir. »22

En effet, l’alimentation n’est pas seulement fonctionnelle, elle est un temps à part dans

le déroulement d’une journée et est considéré comme nécessaire à la vie en société

même si les horaires de travail réduisent le temps passé à table. Dans 80% des cas, les

17

20 ibidem

21 Robert Redeker, « La cuisine dénaturée par sa surmédiatisation », Le Monde 12 Septembre 2011

22 «La télé dans les assiettes », La dépêche du Midi, le 6 mars 2010, http://www.ladepeche.fr/article/2010/03/06/791174-la-tele-dans-les-assiettes.html

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repas sont pris au sein d’un collectif (familial, amical, professionnel). Les repas

favorisent la sociabilité et sont très valorisés dans la société française.

Certains estiment également que si les Français aiment de plus en plus la cuisine, c’est

parce qu’ils ont de moins en moins le temps de la faire. Pressés par le temps, ils

rêveraient d’avoir un moment de libre pour prendre le temps de cuisiner. Face à la

réalité des conditions de travail souvent stressantes et conflictuelles, l’image d’une

famille rassemblée autour d’une table ou une tablée d’amis serait devenue pour certains

un rêve. TNS Sofres dans un sondage datant d’avril 2012 note que 86% des 15-30s

aimeraient apprendre à cuisiner. Parmi les sondés, 95% à 90% sont des cadres du privé

qui ont besoin de « ralentir et prendre des moments pour soi dans un emploi du temps

chargé. »23

Finalement, la cuisine opère un véritablement retour en force. Julie Andrieu, animatrice

de l’émission Fourchettes et Sac à dos sur France 5 remarque : « La cuisine a basculé ;

elle est passée de tâche ménagère un peu rébarbative au statut de divertissement ». Alors

que les courants féministes et le travail des femmes avait repoussé l’attrait des jeunes

générations pour les fourneaux, on assiste à un retour en cuisine. Désormais, la cuisine

est l’affaire de tous. Elle n’est plus une tâche dénigrée mais bien au contraire une

manière de faire rêver ses convives, d’être l’artiste d’un soir. D’ailleurs, le repas devient

un prétexte. « Il est presque aussi important de pouvoir parler de ce que l’on a mangé

que de manger » explique Monique Large, directrice associée de l’agence Dezineo

(conseil en innovation).24

Par ailleurs, les sociologues de l’alimentation ont joué un rôle important dans ce ré-

enchantement de l’alimentation. Ils portent depuis plusieurs années un discours qui

prône la protection des habitudes alimentaires, l’importance de former le consommateur

à la reconnaissance des produits de qualité, etc. L’omniprésence de ce discours amène

l’ouverture du Cercle Culinaire de Rennes et l’apparition du Fooding, la contraction de

food (nourriture) et de feeling (émotion) qui apprend à cuisiner d’une manière plus

libre. Ces mouvements sont à l’origine très élitistes mais peu à peu, ils se démocratisent.

18

23 Isabelle Artus, Marie-Laurence Grézaud, Tous à Table, Psychologie Magazine, Juin 2012

24 Ava Eschwège et Béatrice Héraud, « Le nouvel art des mets », 1er octobre 2006 http://www.e-marketing.fr/Marketing-Magazine/Article/Le-nouvel-art-des-mets-17484-1.htm

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Autre exemple, l’ouvrage de cuisine Les Cakes de Sophie est vendu à plus d’un million

d’exemplaires participant à relancer l’intérêt pour la cuisine traditionnelle.

Enfin, les programmes culinaires comme Un diner presque parfait sur M6 répondent à

une question qui tourmente notre société : à l’ère de l’individualisme et du fast food,

comment retrouver le goût du repas convivial d’antan ? Cette tendance au retour des

valeurs rétro se voit dans de nombreux secteurs, y compris l’automobile. Le succès

actuel d’une voiture comme la nouvelle Fiat 500 s’explique de manière identique. La

crise que traverse notre société amène les citoyens à se tourner vers le passé plutôt que

d’affronter un avenir anxiogène. De plus, face à la difficulté du monde dans lequel on

vit, l’humain a un instinct de rassemblement - la force par le nombre -. Jean-Pierre

Poulain, sociologue de l’alimentation, explique :

Ces rassemblements conviviaux sonnent un peu comme les phénomènes de bandes au sens traditionnel du terme. Un groupe d’individu qui se rassurent en partageant une culture et des valeurs communes.

En regardant l’aspect positif de ces émissions, on peut espérer qu’elles permettront

peut-être aux téléspectateurs d’accorder plus de temps à la préparation des repas, et

donner plus d’importance à ce moment d’échanges pour le bien-être familial. De plus,

les émissions culinaires, notamment les plus pédagogiques, permettraient de combler

certains manques. Jean-Pierre Poulain affirme :

Dans les familles françaises, il y a eu un raté après 1968. Les parents n’ont plus appris à leurs enfants à faire la cuisine. Ces émissions sont

une nouvelle forme de transmission, une sorte de compensation. 25

D’ailleurs, les Français sont de plus en plus nombreux à souhaiter que l’apprentissage

de la cuisine fasse partie du programme scolaire. A la question : en quoi devrait

consister l’éducation en alimentation ? 50% des interviewés répondent en 2008 en

premier, second ou troisième choix « apprendre à cuisiner » contre 44% en 2007.26

19

25 ibid

26P. Hébél op.cit.

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2. Les fonctions de l’alimentation

Si la nourriture est bonne à manger, Claude Lévi-Strauss a montré qu’elle était aussi

bonne à penser. En effet, l’alimentation à une portée symbolique, social et politique très

importante depuis l’Antiquité et même peut-être plus tôt encore. Dans un premier

temps, nous allons tenter de démontrer à quel point l’alimentation soude notre société et

participe à la construction de nos symboles et à notre identification culturelle. Nous

allons comprendre comment les rites alimentaires structurent nos rapports sociaux et

nous positionnent par rapport aux autres. Nous allons également revenir sur la manière

dont les repas ont été instrumentalisés historiquement par les pouvoirs politiques pour

affirmer leur puissance et renforcer leur pouvoir.

2.1 La fonction symbolique de l’alimentation

2.1.1 L’imaginaire de la table

Si l’alimentation a pour fonction première d’assurer notre survie en comblant nos

besoins physiologiques. Son rôle ne s’arrête pas là. Ingérer de la nourriture,

préalablement transformée, - cuisinée- , est rempli de symboles. Le rituel qui encadre le

repas et la nature de ce que l’on mange, qui a donc été produit puis préparé, témoigne

d’une organisation sociale complexe et changeante. En effet, la prise du repas cristallise

les rapports sociaux, réaffirme les statuts de chacun. Les pratiques alimentaires sont le

fruit d’une longue histoire de déplacements des populations vers des terres plus fertiles

et de choix d’exploitation de certaines ressources plutôt que d’autres. « Toutes les

cuisines sont faites d’emprunts les unes aux autres »27 et fondent une part importante de

notre culture. Par exemple, la culture du maïs ou de la tomate répandue aujourd’hui en

Europe a été importée de l’Amérique. La culture des agrumes proviendrait de l’Inde. Il

semblerait également que la culture de l’asperge, de la laitue, de l’aubergine, des

courges, des melons, des poires, des prunes, des pêches, des mûres et de la canne à

sucre soit un emprunt de l’Europe au Moyen-Orient à l’époque du Moyen Age.

Pourtant, si historiquement l’alimentation est le fruit d’une forte acculturation28, dans

20

27 Paul Rasse et Franck Debos « L’alimentation, fait total de la société de communication planétaire », Communication, mai 2010 : http://communication.revues.org/index1413.html

28 « L’acculturation désigne les phénomènes de contact et d’interpénétration entre civilisations différentes » http://www.universalis.fr

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l’imaginaire collectif, chaque culture a sa gastronomie locale. On observe que chaque

nation détient son plat national et le brandit comme un symbole de différenciation

culturelle déterminant. On a d’ailleurs tendance à se représenter un pays par sa culture

gastronomique de manière très stéréotypée : le couscous marocain, les pizzas italiennes,

la paella espagnole, etc...

Par ailleurs, nos comportements alimentaires revêtent des symboles forts. Par exemple,

lors de la Première Guerre Mondiale, les instituteurs incitaient leurs élèves à réfréner

leur appétit par solidarité envers les soldats envoyés au Front29. Cette privation

symbolique était une manière de participer à l’effort de guerre, déjà en réinvestissant

l’argent économisé dans le ravitaillement de guerre, mais aussi pour partager

symboliquement la souffrance des « poilus » dans les tranchées.

De plus, le choix des aliments que nous consommons, les morceaux que nous

choisissons et la manière dont on les mange révèlent un peu de notre caractère. La

littérature s’en est emparée pour décrire le caractère des personnages. C’est le cas de

Zola dans l’Assommoir, au chapitre 7 intitulé « la grande bouffe », dans lequel

l’écrivain analyse le comportement alimentaire de ses personnages :

Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, il auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup 30.

Au travers de ce commentaire, Zola décrit l’avarice du couple Lorilleux qui mange avec

voracité aux frais de Gervaise, surnommée « la Banban ».

Aussi, l’inconscient collectif accorde à certains aliments des significations particulières.

Certains produits sont connotés comme des aliments hauts de gamme comme le caviar.

D’autres sont considérés être des aliments de « pauvres » comme le rutabaga et le

topinambour consommés en masse durant la Seconde Guerre Mondiale au moment du

rationnement. Les aliments sont soumis depuis très longtemps à des jugements de

valeur.

21

29 Jean-Marc Albert, « Aux tables du pouvoir. Des banquets grecs à l’Elysée », 2009, Editions Armand Colin, p.220

30 Emile Zola, « L’ Assommoir », 1876, pp.275

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En 1282, Restoro d’Arezzo établit dans son traité la « Composizione del Mondo », une

classification des aliments, reprise par les médecins, qui décrète que les aliments les

plus près du ciel sont les plus nobles à manger, soit les fruits des arbres et les oiseaux,

tandis que les aliments les plus proches du sol comme les végétaux, les racines et les

bulbes sont à exclure des tables princières.31 Ce type de classification est une des

nombreuses manifestations d’une construction imaginaire et non d’une réalité

alimentaire.

Enfin, la plupart des religions comportent des dogmes alimentaires, qui, pour ceux qui

les respectent, crée un sentiment d’appartement à une communauté. Par exemple, le fait

de manger halal crée un sentiment d’unité entre musulmans, qu’ils soient pratiquants ou

pas. La religion chrétienne porte en symbole un épisode de la vie de Jésus bien connu :

la Cène. Il prononce les paroles : « Ceci est mon corps... Ceci est mon sang » en parlant

de sa coupe de vin et du pain posé devant lui. Ce qui signifie : « Ceci symbolise ce que

je suis » et induit, ce que j’ai fait, ce que j’ai enseigné, ce pour quoi j’ai vécu. En

disant : « Prenez et mangez », il n’invite pas à un acte cannibale mais bien à communier

avec lui, dans le sens de s’associer à sa personne. Lorsqu’il annonce : « Prenez et buvez

», il utilise le sang comme symbole de la vie et demande à ses apôtres de le faire vivre

au travers d’eux. De plus, le cérémonial veut que les apôtres boivent à la même coupe,

ce qui signifie « se rallier à une même cause ». Cet épisode de la Cène est d’ailleurs «

rejoué » à chaque office religieux par les chrétiens au moment de l’eucharistie. Ainsi, il

est évident que l’alimentation joue un rôle d’appartenance, y compris pour les

communautés religieuses.

Une autre idée partagée entre les hommes est celle du principe d’incorporation32, à

savoir l’idée qu’on « devient ce que l’on mange »33. Par exemple, dans certaines

sociétés, les guerriers évitent de manger du lièvre de peur de devenir peureux comme

l’animal en a la réputation. De même, les femmes enceintes évitent de manger du porc

de crainte d’avoir des enfants laids. Le mangeur craint d’être contaminé par la

nourriture. Ce principe d’incorporation explique d’ailleurs pourquoi un repas peut créer

22

31 J.M Albert op.cit.

32 « La nourriture : indicateur moral et social » : http://www.dahl-gourmandise.fr/index.php/2006/12/11/5-la-nourriture-indicateur-moral-et-social

33 Formule de Paul Rozin et Claude Fischler

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un sentiment d’appartenance à un même groupe social puisqu’absorbant les mêmes

aliments, les convives ont le sentiment de partager les mêmes valeurs et les mêmes

vertus des aliments consommés ensemble.

2.1.2. La prise du repas : un moment de positionnement social

La prise du repas se déroule dans nos sociétés occidentales autour d’une table. Les

convives prennent place, se positionnent les uns par rapport aux autres. La table nous

rassemble, nous réunit, nous place au même niveau les uns des autres. Elle peut

instaurer un moment de partage, créer une unité. Elle peut aussi cristalliser les rapports

de force, les relations de pouvoir. Une table ronde aura tendance à effacer les hiérarchies

sociales tandis qu’une table rectangulaire marquera les rapports entre les convives et

créera des distances. Par exemple, la place en bout de table est encore dans certaines

situations, la place réservée au père de famille. Jean-Jacques Boutaud, sémiologue,

confirme :

Par son pouvoir de mise en scène des aliments, de théâtralisation des conduites et d’amplification des émotions, la table condense, dans son

huis clos, toute la gamme des interactions humaines. 34

De plus, Plutarque écrit dans « Quaestiones conviviales» : « Nous ne nous invitons pas

l’un l’autre seulement pour manger et boire, mais pour manger et boire ensemble ». En

effet, l’étymologie même du mot convive (en latin cumvivere) signifie vivre ensemble

et ce mot est associé directement à l’idée de manger ensemble. Dans la langue

médiévale, partager la nourriture veut dire faire partie de la même famille. C’est encore

le cas aujourd’hui dans certains dialectes. 35 Dans la plupart des cas, le premier signe

d’appartenance à un groupe est finalement l’accès à la nourriture commune. D’ailleurs,

dans la littérature, les figures solitaires comme les ermites ou les exilés mangent seuls

ou en compagnie d’une bête sauvage, ce qui symbolise l’exclusion sociale. En outre,

une punition classique dans les familles consiste à priver l’enfant de dessert. En

l’écartant de la table, l’enfant désobéissant est exclu temporairement du cercle familial

23

34 Jean-Jacques Boutaud, « L’imaginaire de la table. Convivialité, commensalité et

communication », 2004, Editions l’Harmattan pp.22

35 Massimo Montanari, « Le mangeur comme culture », 2010, Editions de l’Université de Bruxelles, Collection UB Lire Fondamentaux.

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par manquement aux valeurs éducatives qui lui ont été transmis. On voit bien ici que

l’accès à la nourriture ou sa privation n’est pas neutre symboliquement.

En outre, les Assyriens au cours du IIème millénaire, se constitue en « phratrie » une

fois que le vin et la nourriture étaient partagés entre les convives. De même, à l’époque

de la victoire de Guillaume Le Conquérant à Hastings en 1066, on retrouve sur les

tapisseries de Bayeux les représentations du repas, mais les verres sont absents.

Effectivement, il était de coutume que les convives fassent circuler des cornes de mains

en mains afin de les relier symboliquement les uns aux autres.

Cependant, manger ensemble ne signifie pas nécessairement que l’on s’apprécie de

manière égale. En définissant l’appartenance sociale, la table restitue aussi les rapports

de force qui constituent le groupe. Durant plusieurs siècles, les femmes restaient debout,

prêtes à servir les hommes, assis à table. De même, au Moyen-Age, la personnalité la

plus importante bénéficiait d’une table dressée sur une estrade de sorte que l’invité de

marque était visible de tous et dominait le reste des convives. A partir de cet

emplacement, les autres invités se plaçaient plus ou moins proche de cette table

d’honneur, selon leur rang. Et au sein d’une même table, les places centrales étaient les

plus valorisées tandis que les places en bout de table étaient réservées aux personnes de

plus petits rangs.36

Un autre aspect important dans ces rites de table est la répartition de la nourriture entre

les convives. Au Moyen-Age, les plats les plus savoureux étaient placés au centre des

tables, là où se trouvaient les convives les plus importants. Si bien qu’en 1425, au cours

d’un dîner organisé à Rouen, l’archevêque et ses trois évêques dégustaient un héron

tandis que le reste des convives de la table mangeait des « volatiles plus quelconques

».37 Pourtant, être à la même table que ces puissants était déjà considéré comme un

privilège, une opportunité d’ascension sociale.

Ainsi, on voit bien que manger avec quelqu’un engage les convives les uns par rapport

aux autres. Dans certaines sociétés, on considère que le fait de prendre un repas

ensemble noue des liens si forts qu’ils peuvent être comparables à ceux tissés entre un

père et son fils.

24

36 J.M Albert op.cit.

37 ibid

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Claude Fischler, sociologue de l’alimentation et chercheur au CNRS explique :

Manger avec quelqu’un, c’est une communion qui relève du partage. Si on mange la même chair et le même sang, à plus forte raison dans un contexte d’eucharistie, dans un pays de tradition catholique, vous faites la même chair et le même sang. Cela a une signification symbolique absolument fondamentale. Dans n’importe quelle culture, vous

vous rapprochez de ceux avec qui vous mangez. 38

Du reste, manger avec les autres constitue plusieurs risques. Premièrement, un risque

sanitaire. Il s’agit de faire confiance à la personne qui nous reçoit sur le plan de

l’hygiène. En effet, une maladie contagieuse se propagera plus facilement par

l’alimentation. C’est d’autant plus vrai dans les sociétés où il est de coutume de manger

dans le même plat principal ou de se servir avec les doigts. A contrario, la société

occidentale a un rapport très individualisé à l’alimentation avec le système des assiettes

individuelles, et la nourriture n’entre pas directement en contact avec l’individu

puisqu’il utilise des ustensiles qui limitent le risque de contamination.

Aussi, les personnalités politiques entre autres, ont des goûteurs pour éviter tout

empoisonnement. C’est d’ailleurs de là que vient l’expression « mettre le couvert » qui

consistait à refermer le plat préalablement goûté afin d’éviter, lors du déplacement des

cuisines à la salle à manger, qu’une personne mal intentionnée ne renverse un poison

dans le plat. De même, à l’époque, la coutume de trinquer à table en transvasant un peu

de notre boisson dans le verre de l’autre était une manière de s’assurer qu’aucun verre

ne contenait de poison.

Bien que depuis la fin de la Renaissance, nos sociétés utilisent couramment des couverts

pour limiter le risque d’intoxication, il n’en reste pas moins qu’accepter un repas chez

quelqu’un nécessite de lui faire confiance. L’hôte est responsable du choix de ses

aliments, de sa manière de les conserver et de les préparer.

Deuxièmement, il y a également un risque psychologique. Inviter quelqu’un chez soi,

c’est lui ouvrir la porte de son intimité, lui donner « un peu de soi ». En effet, en entrant

dans un foyer étranger, on obtient des indices sur l’identité de notre hôte, ses goûts, son

style de décoration, son niveau de vie, d’éducation, son réseau social au travers des

25

38 Claude Fischler, dans l’émission Déshabillons-les « Politique et gastronomie » sur Public Sénat, 19 décembre 2008

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photos affichées... De même, en se montrant en train de manger, on dévoile une part de

notre intimité. On montre nos goûts, notre dégoût, notre rapport au corps, notre

sensualité ou notre absence de sensualité. On retrouve même dans les magazines des

tests dits psychologiques intitulés : « Comment découvrir le comportement sexuel de

votre futur partenaire en le (la) regardant manger ? » .

Enfin, partager un repas constitue un risque symbolique puisque manger chez quelqu’un

nous engage auprès de l’hôte. 39 Jeffrey Sobal a décliné la fameuse formule « Je deviens

ce que je mange » par : « You are who you eat with », dont la traduction est : « Vous

êtes ou vous devenez comme ceux avec qui vous mangez. » Cette affirmation s’appuie

sur le principe qu’un cuisinier, en préparant les produits, transmet une partie de lui. De

fait, le convive en incor-porant les aliments, intègre une partie des qualités de leur hôte.

Jean-Pierre Poulain a déterminé des cercles de commensalité inspirés de la proxémique

de E. Hall (schéma ci-dessous). Le premier cercle (en bleu) est constitué des personnes

avec qui on ne mange pas. Cela marque la frontière entre « eux » et « nous ». Parmi le

nous (en vert), plusieurs cercles : celui des gens avec qui l’on mange, et ceux avec qui

l’on boit. Enfin, les lieux forment la dernière distinction : manger dans l’espace privé,

ou dans l’espace public.

En effet, inviter à boire un café n’a pas le même sens qu’inviter à manger chez soi. De

même, inviter au restaurant ou inviter chez soi n’a pas le même degré d’implication,

pour les raisons expliquées précédemment. Marie Le Fourn a étudié en 2001 les

invitations à l’apéritif chez soi.40 Elle a remarqué qu’elles constituaient un espace

intermédiaire qui parfois pouvait déboucher sur une invitation à manger ou s’en tenir à

l’apéritif. Cela prouve la portée symbolique d’une invitation à manger à son domicile,

l’invitation à l’apéritif est un moyen d’intégrer progressivement un individu extérieur

dans son cercle d’intimes.

26

39 Jean-Pierre Poulain, « Penser l’alimentation », pp.152 (http://www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/contenusocha/penser-ch7.pdf)

40 ibid

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Sobal définit également les cercles de la commensalité selon lesquels manger avec

d’autres est désirable, « accep-table », à éviter ou interdit. Certains aliments seraient

aussi plus favorables à la relation humaine. Par exemple, le vin dans les cultures

chrétiennes peut être un véritable « lubrifiant social » pour reprendre l’expression de

Jean-Bernard Paturet, un philosophe. 41 Claude Lévi-Strauss jugeait que même les

techniques de cuisson avaient un impact sur la « conductivité sociale42 » des aliments

consommés. En effet, l’expérience veut que plus un plat met de temps à cuire, plus il

demande de travail. De fait, les commensaux expriment alors leur reconnaissance

envers le cuisinier en manifestant un enthousiasme plus important que de manger un

plat plus facile et rapide à préparer.

Par ailleurs, on a dit que l’alimentation soudait les communautés entre elles. Et cela est

vrai également au sein de la famille.

Brillat-Savarin affirme que la nourriture contribue clairement au bonheur conjugal et

familial. On remarque d’ailleurs que le repas familial n’a pas beaucoup changé depuis

27

41 J.P Poulain op.cit.

42 C’est l’idée selon laquelle un plat peut provoquer plus de réactions sociales qu’un autre.

Jean-Pierre Poulain, Sociologue de l’alimentation « Les règles

de la commensalité » sous forme de cercles.

Inspiré de la proxémique de E. Hall 1978

Ceux avec qui on ne mange pas

Ceux avec

qui on

mange

Ceux

avec qui

on boit

A l’extérieur

Ceux avec qui on mange

Chez soi

Sphère publique

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un siècle malgré les mutations du reste de la vie quotidienne. Claudine Marenco observe

que :

Le repas familial maintient le modèle de moeurs bourgeois, la fonction de produire et notifier vie et esprit de famille (...) où chacun reconstitue dans l’intimité du foyer, dont le repas familial représente la

métaphore, ses forces éprouvées par le monde extérieur. 43

Les aliments font donc la jonction entre monde extérieur et repères familiaux. Or, la

nourriture elle-même est le résultat d’un apport extérieur transformé par les membres à

l’intérieur de la maison en charge de leur préparation. De plus, Claude Flischer a réalisé

un sondage auprès de 6000 enfants sur le repas de famille et ses conclusions révèlent

que « des connaissances diététiques peuvent être apprises à l’école. Mais l’amour de la

blanquette de veau ne s’acquiert pas à la cantine. Dans une certaine mesure, au

contraire, on peut s’attendre que la cantine suscite, l’adolescence approchant, des

conduites d’opposition ou de rejet. »44

Finalement, on s’aperçoit que les pratiques et les croyances alimentaires reflètent de

manière intéressante nos sociétés et nos modes de fonctionnement sociaux. A ce sujet,

Claude Lévi-Strauss disait :

La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins que, sans le savoir davantage,

elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions.45

En France, par exemple, cette déclaration est plus vraie que jamais. Monique Large,

directrice associée de l’agence Dezinéo (conseil en innovation), l’a bien compris

lorsqu’elle confirme : « Le Français est beaucoup dans le paradoxe. Il demande à la

nourriture de lui procurer à la fois un plaisir, mais aussi des bénéfices nutritionnels ou

curatifs. Il veut manger ce qu’il veut, mais avec les autres. Et tenter de nouvelles

expériences tout en demandant une réassurance. »

28

43 ibid

44 ibid

45 Claude Lévi-Strauss, « Mythologiques III. L’origine des manières de table », 1968 cité par Yvonne Verdier, « Pour une ethnologie culinaire », L’Homme, 1969, Tome 9 pp.56 (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1969_num_9_1_367018)

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2.2 La table : un lieu de théâtralisation du pouvoir

Depuis l’Antiquité, la table est une arme politique dont se sont emparés tous ceux à qui

il a été offert le pouvoir de gouverner. La table est un subtil outil de démonstration du

pouvoir. Les repas politiques ont toujours suivi un protocole visant à affirmer le pouvoir

en place. Des festins de l’Antiquité aux déjeuners politiques actuels, tous ont joué un

rôle déterminant dans la réussite ou les échecs des stratégies des personnalités

politiques. Nous allons d’abord comprendre comment les rites alimentaires symbolisent

et renforcent la puissance des détenteurs du pouvoir. Puis, nous verrons comment

l’alimentation a été utilisée comme un outil électoral et diplomatique par les

personnalités politiques.

2.2.1 Un symbole de puissance

L’historien Jean-Louis Flandrin a écrit : « Quand des hommes entreprirent de chercher

le moyen le plus efficace pour affirmer un pouvoir, en préciser les contours et en

justifier les commencements, la cuisine a gagné une histoire ».

Comme nous avons pu le voir, le repas est un moment qui ne se partage pas avec

n’importe qui. C’est encore plus vrai au moment de l’époque médiévale où s’asseoir à

une table relevait d’une hiérarchie sociale très réglementée. A l’époque, accepter de

partager la table du roi entrainait une série de droits et d’obligations envers lui.

Gerd Althoff, historien médiéviste écrit :

En mangeant et en buvant ensemble, on s’engageait en un sens à l’égard de l’autre ou des autres convives, et on se déclarait prêt à

satisfaire aux exigences impliquées par ce lien. 46

En effet, la table réaffirmait déjà les jeux de pouvoir. Participer à un repas n’est jamais

neutre, il engage l’invité dans une relation de subordination sociale et politique.

Au Moyen-Age, les vassaux sont même appelés les « nourris ». Effectivement, le roi

offre à ses officiers un repas deux fois par jour en échange de leur soumission. La table

scelle ainsi une entente entre le roi et ses courtisans. De plus, il est entendu que ces

2946 J.M Albert, op. cit.

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cadeaux alimentaires seront rendus par les convives au roi nourricier. La seule table à

valeur égalitaire est celle du Roi Arthur avec sa fameuse table ronde qui met les

chevaliers au même niveau de puissance les uns des autres. Hormis cette exception, des

banquets grecs à la table de l’Elysée, les convives sont priés de s’incliner devant

l’autorité et veiller à « rester à leur place ».

Jusqu’à la fin du XIXème siècle, le pouvoir induit de manger plus que les autres en

signe de robustesse. C’est ainsi que Louis XIV, LouisVI le Gros ou encore Henri IV

sont réputés pour être des « bons vivants ». Madame Palatine, la belle-soeur du Roi

Soleil confie dans ses lettres :

J’ai vu le roi manger, et cela très souvent, quatre assiettes de différentes soupes, un faisan tout entier, une perdrix, une grande assiette pleine de salade, du mouton coupé dans son jus avec de l’ail, deux bons morceaux de jambon, une assiette pleine de pâtisseries, et des fruits et des confitures.47

De plus, les festins organisés par le pouvoir royale représentent la puissance du

royaume. Les plats défilent afin d’illustrer les pouvoirs infinis du Roi. D’ailleurs, les

festins n’ont pas pour objectif d’être terminés par les convives, bien au contraire,

puisque les restes sont distribués au peuple pour prouver les qualités nourricières du

Roi. Les repas somptueux organisés par le Roi nécessitent le travail acharné de plusieurs

centaines de domestiques pour installer les couverts en or, les fontaines d’eau, les

sculptures en sucre, etc. Dans « Les lettres de Madame de Sévigné», elle déplore

d’ailleurs le suicide du Maître d’Hôtel Vatel causé par la pression qu’il subissait en

gérant l’organisation de ces repas. Elle décrit également la démesure de ces préparatifs :

Pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils n’imaginaient pas qu’il fallut qu’une porte fût plus haute qu’eux. Une pyramide veut entrer (ces pyramides qui font qu’on est obligé de s’écrire d’un côté de la table à l’autre) : cette pyramide avec vingt porcelaines fut si parfaitement renversée à la porte que le bruit en fit taire les violons.

D’abord sous influence italienne, c’est la France qui reprend le « service de bouche »

comme affirmation de sa richesse et de sa puissance politique. Par exemple, Catherine

3047 ibid

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de Médicis organise à Bayonne, durant la seconde moitié du XVIème siècle, une grande

réception ayant pour but d’impressionner à la fois les Espagnols mais aussi la noblesse

française, qu’elle prit soin d’inviter, pour sublimer la suprématie royale.

Puis, il ne sera plus question de quantité mais uniquement de qualité. Le maniement des

ustensiles et la qualité des conversations de table marquent l’appartenance à la noblesse.

Désormais, il est attendu que les nobles ne prennent qu’un seul repas. En 1864, les

frères Goncourt affirment dans le Journal (une série de note prise au jour le jour) que : «

le peuple déjeune, la bourgeoisie dîne, la noblesse soupe. L’estomac se lève plus ou

moins tard, selon sa distinction ».

C’est pourquoi le Roi Soleil ne mange plus qu’un bouillon ou une tisane à 13h pour

manger uniquement au moment du Grand Souper à 22h.48

A la veille de la Révolution, la table du Roi sert à rassurer le pouvoir de l’élite

aristocratique, mise en danger par la bourgeoisie, mais en vain. Ce sont les banquets

révolutionnaires qui empruntent ces rites de table afin de mobiliser un maximum de

personnes et montrer l’ardeur des révoltés.

Un exemple plus actuel est celui du « mémorable déjeuner » organisé à l’Ambassade de

France en Bulgarie où François Mitterrand convie des intellectuels, dissidents pour la

plupart, pour leur servir de la poularde truffée et de la tarte aux poires. Le repas fort

apprécié aura largement aidé à rendre sa venue plus sympathique, il sera d’ailleurs

ovationné l’après-midi même en affirmant simplement être pour la liberté d’expression

des intellectuels menacés.

De même, le menu gastronomique de la cérémonie pour les 80 ans de la Reine

d’Angleterre Elizabeth II est préparé par des chefs britanniques célèbres. Leur objectif

est d’enrayer la mauvaise réputation de la cuisine britannique aux yeux du monde. On

sent dès lors que la cuisine est au coeur d’enjeux diplomatiques importants puisqu’elle

véhicule l’image d’une nation et de ses gouverneurs.

Enfin, François Mitterrand (encore) se sert de la gastronomie française pour appuyer le

pouvoir de la France par rapport au reste du monde. Il organise le repas du G7 en 1982

31

48 ibid

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au palais des glaces du Château de Versailles, puis une autre fois, sous la pyramide du

Louvres.49

2.2.2 Une arme diplomatique et électorale

Toutefois, s’il est toujours vrai que la gastronomie française reste une arme politique

pour impressionner les délégations étrangères, on observe notamment depuis la

présidence de Valérie Giscard d’Estaing une nouvelle stratégie politique.

Depuis quelques décennies, le pouvoir instrumentalise la nourriture non plus pour

affirmer sa puissance, mais à l’inverse, pour prouver sa proximité avec le peuple, sa

simplicité en quelque sorte. L’appétit d’un homme ou d’une femme politique est un

élément clé de sa popularité auprès des électeurs. Les visites au Salon de l’agriculture

de Jacques Chirac, amateur de vins et de produits du terroir, a contribué à son succès

politique. D’autres ont moins bien réussi l’exercice, c’est notamment le cas de Valérie

Giscard d’Estaing qui décide de s’inviter dans un foyer chaque mois, afin de réaliser

une sorte de « Tour de France ». Malheureusement, lorsqu’on interroge les ménagères

qui ont eu l’honneur de recevoir le président, les critiques fusent et s’avèrent être une

mauvaise stratégie pour lui. On dénonce sa condescendance et l’opinion publique trouve

déplacé de venir « partager la pitance des ses sujets » tel un souverain. Pourtant, il faut

avouer que l’exercice est difficile, le président doit à la fois simplifier son statut pour

plaire aux yeux du peuple, mais pour autant il ne doit pas non plus désacraliser sa

fonction.

A son tour, Edouard Balladur se fait une réputation d’homme austère malgré lui.

Devenu premier ministre sous Mitterrand, il montre devant les caméras son

écoeurement devant un étal de tripier.50 De plus, Alain Juppé révèle que Balladur mange

à 20 heures précises, ce qui lui donne définitivement la réputation d’un homme sordide.

Ségolène Royal, dans sa campagne présidentielle de 2007 fait une faute politique

cruciale en refusant d’être filmée ou photographiée en train de manger. On la

considèrera hautaine et froide, aussi par son refus d’embrasser les citoyens. En effet, en

32

49 Le diner des 7 au musée du Louvres dans le magazine Midi 2 le 16 juillet 1989 (http://www.ina.fr/art-et-culture/musees-et-expositions/video/CAB89029414/diner-des-sept-au-louvre.fr.html)

50 ibid

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se pliant à un acte trivial comme le fait de manger, la personnalité politique affirme son

lien aux électeurs. Il montre aussi qu’il est au plus proche des réalités sociales.

D’ailleurs, Ségolène Royal ne renouvellera pas cette erreur en se présentant à une «

émission-repas » à C à Vous sur France 5, durant les primaires socialistes de 2011 où

elle est alors filmée en train de manger.

En effet, l’une des premières règles pour réussir en politique est de « faire peuple ». Etre

qualifié de bon vivant est alors une vraie qualité en politique. Alain Juppé à qui il est

reproché d’être un homme triste qui n’aime pas les bons repas se défendra en disant : «

Il n’y a pas que les gros qui aiment la nourriture ». Un

propos étonnant dans la bouche d’un ministre mais

révélateur de l’importance de l’alimentation pour réussir une

carrière politique. Pour remonter sa côte de popularité et

prouver son dévouement au Président Jacques Chirac,

Alain Juppé adhère même à la confrérie de la tête de

veau, plat qu’il déteste par ailleurs. En effet, Jacques

Chirac et son plat préféré, la tête de veau, marqua les esprits des citoyens.

Or, il peut même arriver qu’une campagne électorale se base sur un symbole

alimentaire. C’est le cas de la campagne de 1995 de Jacques Chirac dont le slogan le

plus mémorable aura été « Mangez des pommes » ! Cette phrase prononcée alors qu’il

vantait les qualités d’un cidre devient un programme. Le pommier figure même sur le

slogan du candidat.

Inversement, en 2002, Nicolas Sarkozy se met en danger en affirmant sur TF1 : « Je

vais vous dire un truc qui va vous décevoir, je ne bois pas de vin. Enfin, je ne bois pas

d’alcool plutôt. » Le vin est très important dans notre culture latine, un homme qui «

tient l’alcool » est considéré comme un homme fort, capable de traverser les crises.

Sentant le danger, son équipe de campagne fera très vite circuler des images du candidat

en train de boire du vin à table pour dissiper les critiques.

En outre, certains utilisent l’alimentation comme outil de déstabilisation politique. En

2003, le maire de Paris, Bertrand Delanoë demande une enquête sur les frais de bouche

de ses prédécesseurs. On découvre que Jacques Chirac aurait dépensé entre 1987 et

1995 14 millions de francs, soit 2,3 millions d’euros. Une autre polémique plus récente

33

Slogan du candidat Jacques Chirac pendant

la campagne présidentielle de 1995

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concerne le coût du G20 de 2009 évalué à 570 millions d’euros, dont plus de 435 000

euros de « frais de bouche » au frais des citoyens britanniques.51

Ainsi, on observe un renversement des valeurs. Alors que cet étalage de nourriture était

autrefois très apprécié du peuple, c’est désormais devenu un acte hautement sanctionné

par l’opinion publique. En effet, à l’heure de la crise actuelle, il est de mauvais ton,

lorsqu’on est un élu, de dépenser l’argent public pour satisfaire sa gourmandise et celle

de ses convives. C’est pourquoi on a supprimé le champagne des évènements comme le

Davos, l’Assemblée Générale du MEDEF ou celle de la Société Générale. De même,

lors de la Garden Party de l’Elysée en 2009, le nombre de convives est passé de 7 000 à

5 000 pour limiter les critiques selon lesquelles les élites se nourriraient sur le dos du

contribuable.

A moindre mesure, l’ancienne Garde des Sceaux, Rachida Dati fit face à ce même type

de critique concernant les dépenses de réception au Ministère de la Justice. Les

journalistes utilisèrent la formule « qu’ils mangent de la brioche », montrant ainsi que

les « affaires de bouche » restent un sujet qui dérange.

Cette phrase célèbre remonte d’ailleurs à l’époque de Marie-Antoinette lors de la «

Guerre des Farines », où la Reine aurait dit : « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de

la brioche ! ».52 D’ailleurs, cette phrase ajoutée à toutes les dépenses connues de la

Reine avait fini de ternir définitivement l’image du couple souverain et surtout de «

l’Autrichienne » à qui le peuple réclama ensuite « la tête ».

34

51 ibid

52 ibid

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3. Les cercles de commensalité médiatico-politique

Maintenant que nous savons que le partage du repas a un aspect hautement

communautaire, nous devons nous interroger sur les risques de la commensalité pour un

corps professionnel indépendant des pouvoirs comme doit l’être le journalisme. En

effet, les journalistes ont vocation à être un contre-pouvoir. La table peut-elle être un

lieu de confrontation entre des journalistes en quête de vérité et des politiques qui font

la chasse aux voix électorales par tous les moyens ? Ou au contraire, l’art de la table

aurait-il tendance à supprimer la distance, pourtant nécessaire au journaliste pour

conserver son objectivité ? Pour étudier cette question, nous nous appuierons sur le

témoignage de journalistes. Après avoir évalué les risques des différentes situations dans

lesquelles un journaliste est amené à partager la table d’une personnalité politique, nous

analyserons plus généralement les risques de connivence entre politiques et journalistes

en s’appuyant sur les codes de déontologie des journalistes existants en France et à

l’étranger.

3.1 Le repas est devenu un dispositif d’interview

Les journalistes et les hommes politiques partagent régulièrement des repas : petit-

déjeuners de presse, déjeuners de presse, dîners mondains pour certains. Il leur arrive

également de manger ensemble sur un plateau de télévision lorsque la mise en scène des

émissions les dispose autour d’un repas. En revanche, alors que les repas mis en scène

sont retransmis dans la plus grande transparence au téléspectateur, les déjeuners de

presse restent un mystère pour le grand public. Que se disent-ils ? Quelles relations ont-

ils, plutôt cordiales ou bien amicales ? C’est ce à quoi nous allons essayer de répondre.

3.1.1 Le déjeuner de presse

De manière traditionnelle, les journalistes politiques s’organisent en groupes de

déjeuner et invitent régulièrement une personnalité politique à manger avec eux. Ce

type de rendez-vous a lieu généralement le mardi et le jeudi, après les questions à

l’Assemblée. Ils mangent près des lieux de travail des hommes politiques, chez Tante

Marguerite, dans le 7ème Arrondissement ou Chez Françoise, aux Invalides par 35

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exemple. Les groupes de déjeuner sont composés de différentes rédactions et différents

médias pour éviter la concurrence.

Frédéric Gerschel, membre du groupe de déjeuner baptisé « les bébés en politique», au

début des années 90, qui comptait notamment Valérie Trierweiler (Paris Match),

Thomas Legrand (RTL) et Emmanuel Faux (Europe 1) explique :

Les groupes de déjeuner sont une manière efficace d’obtenir des informations et des éclairages. Un déjeuner permet de passer plus de temps avec l’intéressé : 1 heure 30 à 1 heure 45, alors qu’un coup de fil nous permet d’obtenir au mieux cinq minutes d’interview.L’agenda politique fait que le déjeuner est le seul moment de libre des hommes politiques. Etre en groupe me permet d’obtenir des interviews avec des personnalités qui ne se seraient pas déplacées juste pour moi.53

L’exercice est assez paradoxal : ils travaillent tout en mangeant, le repas demande à la

fois concentration et légèreté. Les propos tenus par les politiques sont souvent

confidentiels. Pourtant, ils doivent être utilisés, un jour ou l’autre, ou sinon, ces

déjeuners ne serviraient à rien.54 De plus, il faut inviter les « bonnes personnalités »,

c’est-à-dire les plus loquaces. Un journaliste confie : « Je préfère déjeuner avec un

conseiller, ce n’est pas Hollande qui va me parler des brouilles internes au PS ».

Guillemette Faure ajoute :

Le politique qui passe par une frustration momentanée est toujours plus recherché. Il est davantage susceptible de s’épancher. (...) Guillaume Peltier, chargé des études d’opinion et des sondages à l’UMP, est également apprécié « pour voir les éléments de langage que Sarkozy veut faire monter. Comme il ne maîtrise pas encore l’exercice, il y a encore un élément de fraîcheur.

Ainsi, il semblerait que ce soit plus la personnalité de la personne interrogée qui compte

pour obtenir des confidences, plus que la circonstance du déjeuner en lui-même.

Frédéric Gerschel s’exclame :

36

53 Frédéric Gerschel, journaliste politique au Parisien, 16 mai 2012, interview téléphonique

54 Guillemette Faure, « Les journalistes politiques passent à table », (http://generation.lemonde.fr/m/article/2012/03/02/les-journalistes-politiques-passent-a-table_1650348_1575563.html)

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On se fout de ce qu’on mange, des endroits où on déjeune. Dans les ministères, on est invité, mais on n’est pas du tout impressionnés par les cantines ministérielles. Ce n’est pas parce qu’on nous paye notre repas

qu’on est moins incisif.

Déjà, il est vrai que les journalistes radio qui commencent leur journée de travail à

quatre heures du matin en sont à leur troisième repas, ils n’ont donc pas encore faim. De

plus, l’objectif n’est pas de se régaler mais bien de travailler. Guillemette Faure

témoigne :

Personne ne prend les langoustines, ça ne laisse pas de place pour le

stylo. Les invités sont raisonnables, en général. On rigole encore du politique qui s’était commandé un plateau de fruits de mer. Il était

venu bouffer sur le compte de la rédaction...

Alba Ventura, de RTL, remarque : « L’amour de la bonne chère façon IVème

République est un peu passé ». Cependant, un autre journaliste confie : « S’ils prennent

un verre de vin, on les accompagne. Cela ne nuit pas au fait qu’ils se lâchent un peu. »

Par cette remarque insidieuse, on voit tout de même comment la circonstance du repas,

avec la prise d’alcool, peut modifier le rapport qu’entretiennent habituellement les

journalistes et les politiques en dehors de la table.

Mais finalement, l’argument qui justifie le plus ces déjeuners est le temps qu’ils

obtiennent ainsi aux côtés des hommes politiques. Les journalistes ont le temps

d’analyser l’homme politique, de déceler les crispations, les points de tension lorsque

des sujets sont abordés. Ils écoutent les politiques parler des membres de leur propre

camp. Par exemple, un journaliste explique : « C’est lors d’un déj’ que j’ai compris

comment Hollande avait reculé sur le quotient familial ».

Enfin, il arrive que les sujets de conversation se détournent de la politique. Par exemple,

Benoit Hamon attablé avec des journalistes s’est lancé dans une longue discussion sur le

sommeil des enfants. Ce type de discussion hors cadre n’apporte rien aux journalistes,

sauf peut-être renforcer son lien avec l’homme politique.

Or, certains journalistes se montrent très critiques vis-à-vis de leurs confrères qui

participent à ces déjeuners de presse. C’est notamment le cas du collectif journalistique

et universitaire « Acrimed » qui dénonce les écarts déontologiques des journalistes. Il

publie un article qui dénonce les pratiques commensales des journalistes du Monde 2 :

Evidemment, rien de tel qu’une bonne bouffetance pour considérer son vis-à-vis sous un jour favorable. « Le repas a été simple,

37

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paisible, équilibré, à l’image du vénérable interlocuteur », s’extasie un journaliste. (...) Les journalistes étant issus pour la plupart des classes moyennes, on suppose que, pour bon nombre d’entre eux, tenir table égale avec les « grands » de ce monde dans des lieux voluptueux où la canette de Kro vous est facturée 11 euros représente une ascension majeure dans l’échelle sociale. Prendre en pleine figure les postillons de Philippe de Gaulle est un privilège autrement plus convoité que l’immersion dans les basses eaux où

vivent la majorité de leurs concitoyens. 55

Acrimed critique également le fonctionnement des Universités d’été. En effet, selon les

partis politiques, les journalistes se font offrir le repas et parfois même l’hébergement.

Antoine Ly, journaliste à France Inter, annonce à l’antenne de l’émission Service

Public : « A l’université d’été de l’UMP où j’étais donc au début du mois, on a eu droit

à d’excellent petits fours et des boissons à volonté ». Ce témoignage n’est pas relevé par

les journalistes de l’émission, comme le note Acrimed. A croire en effet, que « les

excellents petits fours » offert par l’UMP sont un cadeau normal et nécessaire au travail

des journalistes. Alors qu’Antoine Ly explique : « Sinon pour les autres partis, que ce

soit le Front National, le Mouvement pour la France de Philippe De Villiers, les Verts et

les partis d’extrême gauche, là, ni repas ni aide à l’hébergement ne sont proposés... ». Il

est étonnant que les journalistes soulignent cette absence de « cadeaux » alors qu’au

contraire, ils devraient peut-être plutôt être surpris d’obtenir ce genre de faveurs dans les

autres partis politiques. D’ailleurs, ce type de témoignage semble déranger les

journalistes France Inter, soucieux de l’opinion publique. Isabelle Giordano,

présentatrice de l’émission s’exclame alors :

Bien sur, ce qu’il faut rappeler, Antoine, c’est que les journalistes politiques, et surtout ceux de la rédaction de France Inter, sont libres ! Même si parfois ils sont invités à déjeuner. Voilà, c’était important de ...

de le rappeler ! 56

Finalement, est-ce que la dépendance de leurs estomacs compromet l’indépendance des

journalistes ? La question mérite d’être posée.

38

55 Martin Seux, « Les bonnes bouffes du Monde 2», CQFD (Mensuel de critique sociale), 28 juillet 2004, (http://www.acrimed.org/article1703.html)

56 Johann Colin, « Université d’été : Gastronomie politique et dépendance des estomacs », 26 septembre 2006 ( http://www.acrimed.org/article2449.html)

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3.1.2 Le repas : une mise en scène filmée

En intégrant un repas dans une émission comme c’est le cas dans C à Vous sur France 5,

le contenu même de l’émission et les propos qui sont échangés sont altérés par la

présence de ce moment de partage culinaire. En effet, Jean-Jacques Boutaud expliquait :

(...) quel que soit le scénario du repas, sans sa forme culturelle ou son contexte psychologique, il ouvre un espace avant tout symbolique à la communication entre convives.57

De ce fait, la mise en scène de l’alimentation installe les invités autour d’une table sur

laquelle ils mangent ensemble. Ce contexte délie forcément les langues. Les invités

interviewés posent à leur tour des questions à la cuisinière au moment de la dégustation

des plats. On assiste à une confusion des rôles puisque tout le monde semble être sur un

même pied d’égalité et participe à la convivialité du moment. Les rapports de force sont

effacés le temps d’un repas. Ces attributs de la table avaient déjà été utilisés par Thierry

Ardisson dans l’émission 93 Faubourg Saint Honoré diffusée sur Paris Première, ou

encore dans l’émission de Catherine Ceylac sur France 2, Thé ou Café.

Ces plateaux sont généralement pensés comme des lieux de vie communs, la présence

des caméras est très discrète, de sorte que les invités finissent presque par les oublier.

Renaud Saint Cricq, rédacteur en chef de l’émission C à Vous explique :

Cela dé-rigidifie, cela assouplit l’invité même quand à la base il a l’échine assez raide. Par exemple, il y a des invités qui se délient un

peu, qui d’un coup se sentent mieux. (...) On est à table, il y a du vin...

D’un coup, les mecs ont l’impression d’être à la maison avec des

potes.58

En effet, les propos échangés sont plus naturels. « La table libère la parole, et fédère les

téléspectateurs par sa portée universelle. »59

De plus, lorsque les repas se font sous l’oeil de la caméra, les suspicions de connivence

disparaissent, transparence oblige. Or, les repas organisés dans les émissions de

télévision comme C à vous sont des mises en scène. Renaud Saint-Cricq, nous le

39

57 Camille Brachet, C comme convivial et culinaire, 2010, Communication et langage N°164

58 Renaud Saint Cricq, Interview du 16 mai 2012

59ibid

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confirme : « C’est du fake. Tout le monde fait la différence entre un repas privé et celui-

ci »60

Même joué, ces repas lors des émissions dévoilent tout de même les limites d’un

interview-repas. Sous le prétexte d’un choix éditorial, il explique :

Il y a des limites, une interview de politique dans le cadre d’un diner, c’est très compliqué à mener sur le terrain de l’affrontement. C’est-à-dire que le diner, c’est un moment plaisant, dans notre émission en tout cas, on le veut plaisant. On ne va pas s’envoyer les saucisses de Strasbourg par dessus la table. Il n’y a rien de plus désagréable au moment de passer à table, que de s’engueuler. (...) Pour un politique, en termes de communication politique, un homme ou une femme politique a tout à gagner. Il est quasiment impossible de ressortir du diner en passant pour un sale ***, dans la mesure où ils ont tout le temps de montrer qu’ils sont sympathiques, qu’ils ont pleins de cordes à leurs arcs. Je pense notamment, indépendamment de mes opinions politiques, à Jean-François Copé qui est venu faire le diner. On est revenu sur sa carrière en dinant. Il a été fort bon convive. Il a expliqué qu’il jouait du piano, on a parlé de jazz. Il a parlé de tous les films de série B qu’il allait voir avec son père et tous les seconds rôles du cinéma français qu’il connaissait, etc. Et au final, on en sort avec quelqu’un qui a passé un diner sympathique en buvant un verre de vin, en mangeant, en rigolant et en parlant cinéma et littérature. On n’est pas en train de lui parler d’immigration là. On n’est pas dans la connivence, on est juste sur un autre type d’interview.

Finalement, sous couvert de faire « un autre type d’interview », les journalistes de C à

Vous donnent le change à une communication politique qui a tout à gagner des atouts de

convivialité du repas, à l’inverse des journalistes qui eux, perdent la distance nécessaire

avec l’interviewé. Mais Renaud Saint-Cricq s’en défend en expliquant : « Alessandra

n’est pas journaliste, elle est animatrice. Michalak est chroniqueur. Mathieu fait de

l’humour, il n’est pas journaliste, il est auteur (...) ». En effet, C à Vous est une émission

« d’infotainment », un mélange entre émission d’informations et divertissement. De ce

fait, les chroniqueurs de C à vous - qui sont presque tous journalistes de formation-, ne

remplissent plus tout à fait les missions du journaliste traditionnel. Ce nouveau genre

4060 Renaud Saint Cricq, 16 mai 2012, interview

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d’émission aux frontières floues relativise les exigences déontologiques des « vrais

journalistes ».

En revanche, l’émission « Maitena cuisine les politiques » sur Cuisine TV n’est pas

animé, mais bien présenté par Maïtena Biraben qui opte pour un rôle de journaliste en

menant un véritable interview et non pas un simple « renvoi de balle » tout en préparant

une recette avec des politiques dans sa propre cuisine. Dès lors, on peut s’interroger sur

les risques d’une connivence affichée à l’écran, puisqu’elle reçoit, comme des amis, des

politiques dans sa maison. Son producteur, Grégoire Olivier justifie ce choix éditorial :

Est-ce que moi, éthiquement, déontologiquement, je suis gêné qu’elle reçoive des politiques où il y a une certaine connivence ? (...) Entre la connivence feinte entre journalistes politiques dans un dispositif classique et une réalité montrée comme dans Maïtena, je trouve cela plus vrai, plus proche de la réalité.

En effet, si cette connivence entre journalistes et politiques est bien réelle, il serait

préférable qu’elle se fasse en toute transparence de sorte que les consommateurs de

médias prennent du recul sur ce qui leur est dit. Autant lever l’hypocrisie plutôt que

cacher la réalité, si elle est avérée. De plus, cette connivence est certainement moins

importante du fait de la présence des caméras : chaque journaliste et chaque politique

gardent chacun une certaine retenue. Ils se placent dans un rapport de sympathie

contrôlé, ce qui est un bon exemple pour l’ensemble des journalistes.

De plus, en amenant les politiques dans un rapport différent des interviews traditionnels

avec les journalistes, Maïtena obtient des informations que les hommes politiques ne

livreraient pas autrement. Grégoire Olivereau explique ce qui l’a poussé à créer cette

émission :

Le médiatraining aujourd’hui fait que les ministres et les élus les plus connus sont rompus à l’exercice de l’interview. Ils préparent et connaissent très bien cette exposition médiatique. Je pars du constat que le politique dans l’exercice classique n’est pas intéressant tandis que le politique dans l’exercice sur lequel il n’est pas préparé ou qui

risque de le déstabiliser peut nous donner davantage. (...) A partir du

moment où vous mettez les mains dans le cambouis, que vous dites « ha oui, ça me rappelle un plat de mon enfance »... Vous faites appel à une sensibilité et c’est sur qu’à un moment le masque tombe. Et pour beaucoup de politiques qu’on a reçus, le masque est tombé. Et c’est ce

41

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qui m’intéresse. Je cherche à rencontrer quelqu’un que je crois connaître et réussir à le découvrir sous un nouveau visage.

3.2 Les risques d’une connivence médiatico-politique

Déjà sous la Révolution française, les politiques et les

journalistes étaient déjà très liés. L’une des peintures les

plus célèbres de la Révolution est d’ailleurs « La mort de

Marat » par Jacques Louis David où l’on voit un

journaliste, la plume à la main. Or, Jean-Paul Marat

(représenté ci-contre) était à la fois un rédacteur de l’Ami

du Peuple (un journal quotidien de l’époque) et aussi un

député montagnard.

Jeremy Popkin, enseignant à l’Université du Kentucky

conclut son ouvrage « La presse de la Révolution » ainsi :

Jamais auparavant et jamais après cette époque on n’a vu une fusion

si intime entre le pouvoir politique et l’écriture.

Il semblerait pourtant que cette proximité soit à nouveau de plus en plus forte. Ceci

s’explique aussi par la crise économique que traverse la presse depuis plusieurs années.

Ceci l’a rendu de plus en plus dépendante des pouvoirs économiques et politiques. Mais

la crise ne justifie pas tout. En effet, on est frappé par un certain nombre de pratiques

sociales et notamment commensales, entre ces deux corps professionnels. Nous allons

prendre l’avis de plusieurs journalistes sur cette connivence supposée entre hommes

politiques et journalistes. Puis, nous essaierons de voir comment la déontologie des

journalistes encadre ou non des pratiques commensales compromettantes pour

l’indépendance des journalistes.

42

«La mort de Marat»par Jacques

Louis David peint en 1793

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3.2.1 L’endogamie des journalistes et des politiques

Ainsi, il est vrai que les politiques et les journalistes « font bon ménage, voire ménage

tout court »61, note Jérémy Lacoste. D’Audrey Pulvar et Arnaud Montebourg à Jean-

Louis Borloo et Béatrice Schonberg, la liste est longue concernant ces couples formés

entre une journaliste et un politique.

Bruno Dive, éditorialiste de Sud Ouest conteste :

Même s’il est assez regrettable, du point de vue de l’image que cela renvoie, de voir des couples journaliste-politique ou seulement des amitiés se nouer entre eux, je ne pense pas que l’on peut pour autant remettre en cause leur intégrité professionnelle.

Dominique Strauss Khan, ex-ministre et mari de la journaliste Anne Sinclair, pointe un

autre problème :

Je crois que c'est vrai, ce n'est pas facile. On dit : « Mais si, c'est une grande journaliste, elle est capable de dissocier et de faire comme si ce n’était pas son mari. » Non, ce n'est pas vrai. En tout cas, pas vrai pour ceux qu'elle interroge. Peut-être qu'elle, elle est capable mais ceux qu'elle interroge se disent : « elle m'interroge, mais bon, c'est quand même la femme de…»62

En effet, bien que les journalistes comme Audrey Pulvar et d’autres voient dans ces

critiques, un déni de leur capacité à distinguer leur vie privée de leur vie sociale. Elles

oublient une chose importante : « L’enfer, c’est les autres »63. En effet, il est très

difficile pour l’opinion publique et les personnes interviewées de dissocier la journaliste

de la femme.

Or, cette question est plus jamais d’actualité alors que la journaliste Valérie Trierweiler

est la nouvelle Première dame de France, aux côtés du Président de la République,

43

61 Jérémy Lacoste, Journalistes et politiques : les liaisons dangereuses, 2 mai 2012 (http://www.univers-cites.fr/Journalistes-et-politiques-les)

62 Dominique Strauss Khan, invité à l’émission Vivement Dimanche sur France 2 consacrée à Anne Sinclair le 18 février 2007

63 Expression fameuse de Jean-Paul Sartres dans son ouvrage «Huit clos» publié en 1943

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François Hollande depuis début mai 2012. Elle souhaite rester journaliste, pourtant

beaucoup contestent ce choix. Effectivement, il est très difficile pour une journaliste

établie dans une fonction politique de conserver son métier de journaliste. Frédéric

Gerschel confirme : « Lorsqu’on passe d’un côté, on ne peut plus revenir. Catherine

Pégard 64 et Valérie Trierweiler ne redeviendront jamais des journalistes politiques ».65

3.2.2 Un noyau dur à la française

En effet, ce type de connivence est fortement critiqué par nos voisins anglo-saxons.

Déjà le 10 mai 1993, The Guardian affirmait : « En France, les journalistes sont souvent

beaucoup trop proches de ceux sur qui ils écrivent. »66 Lorsque le Chancelier Helmut

Kohl reçut une liste de journalistes pouvant l’interroger lors de l’émission Transit sur

Arte, le procédé fit scandale en Allemagne. Le président de la chaine, Jérôme Clément

expliqua en toute franchise aux Allemands :

En France, il est tout à fait normal de discuter avec l’Elysée du choix du journaliste qui pose les questions. Les relations que ceux-ci entretiennent avec le pouvoir politique, mais également avec le monde culturel, sont beaucoup plus étroites.

Un autre exemple frappant de connivence entre journalistes et politiques est l’épisode

des voeux à la presse de Balladur le 10 janvier 1995 qui annonça : « Globalement, je

crois que je ne vais pas me plaindre de vous ». Le discours fut applaudi par la presse. Le

journaliste Louis Berriot a même confié que Edouard Balladur le « conviait chaque

semaine à l’heure du thé, à son domicile d’abord, puis à Matignon quand il devint

Premier Ministre, pour l’entendre et lui confier ses états d’âme. » La démarche a de

quoi surprendre, mais elle est une pratique courante en France.

Grégoire Olivereau, ancien journaliste au service politique de France 3 confie :

J’ai été journaliste politique et je connais la connivence de ces journalistes avec les politiques. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cette connivence existe, elle est sans doute aujourd’hui la seule méthode de fonctionnement.

44

64 Catherine Pégard, ancienne journaliste au Point est devenue conseillère du Président Sarkozy en 2007

65 Frédéric Gerschel, Interview op.cit.

66Serge Halimi, « Les nouveaux chiens de garde », 1997, Editions Raison d’agir

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Cette situation tient aussi à l’évolution du métier de journaliste. Désormais, un

journaliste reçoit généralement un salaire qui le positionne bien au-dessus de la classe

ouvrière. Richard Harwood, ancien médiateur du Washington Post explique :

Dans le temps, nous ne décrivions pas l’existence des gens ordinaires : nous en faisions partie. Nous vivions dans les mêmes quartiers. (...) Depuis les années 80, les reporters ont un niveau de vie légèrement inférieur à leurs voisins de quartiers, les avocats et les patrons. (...) Et leur vie quotidienne les rend affectivement beaucoup plus sensible aux problèmes des privilégiés qu’au sort des travailleurs payés au salaire

minimum.

En effet, le niveau de vie des journalistes les rend désormais plus proche de la classe

politique pour ne former qu’un seul monde. Ce phénomène est dénoncé par de

nombreux intellectuels, dont le sociologue Pierre Bourdieu qui remarque :

Ce qui, en d’autres univers auraient pour noms corruption, concussion, malversation, trafic d’influence, concurrence déloyale, collusion, entente illicite ou abus de confiance et dont le plus typique est ce

qu’on appelle en français le « renvoi d’ascenseur ».67

D’ailleurs, Grégoire Olivereau remarque une autre chose importante : « (...) tous,

politiques et journalistes ont quelque sorte en tête, leur carrière. Et leur carrière ne peut

évoluer qu’avec ce jeu. ». En effet, les journalistes et les politiques profitent chacun de

leur côté des bénéfices d’une bonne entente entre eux.

Pourtant, certains réfutent la présence d’une connivence. Bruno Dive considère même

être face à un faux débat, il affirme :

Certes, la connivence entre les journalistes et les hommes politiques est indéniable, mais je pense qu’elle est souvent exagérée puisque chacun arrive à faire la part des choses. Venir du même milieu ne

signifie pas que l’on va être complaisant. 68

De son côté, Frédéric Gerschel réfute la présence de « renvoi d’ascenseur »:

(...) il n’y a pas d’histoire de pognons, on ne fait pas sauter les PV, on n’obtient pas d’appartements grâce à la ville de Paris. (...) Il faut sortir des clichés, il y a peu de copinage. 95% sont là pour leur rédaction. Le service tourisme ou le service économie se fait payer plein de choses à l’oeil. Il n’y a aucun avantage quand on est journaliste politique.

45

67 Pierre Bourdieu « Et pourtant » Liber N°25, décembre 1995, supplément d’actes de la recherche en sciences sociales, N°110, cité dans S.Halimi op.cit

68 J.Lacoste op.cit

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Or, ces relations de connivence se tissent notamment au travers des diners autour

desquels se retrouvent politiques et journalistes. Si les groupes de déjeuners restent des

moments de travail, en raison surtout de la surveillance des journalistes entre eux, il en

est tout autrement des repas pris en tête en tête et des diners mondains auxquels certains

participent.

Certains rendez-vous comme les Diners du Siècle ou ceux de la Fondation Saint-Simon

provoquent l’indignation de nombreux opposants. Le 24 novembre 2010, un

rassemblement a même été mené par le réalisateur Pierre Carles devant l’Hôtel Crillon,

où se tiennent les diners du Siècle, pour huer les participants du diner à leur arrivée.

Bien que les participants, essentiellement des élites politiques et médiatiques, expliquent

que les conversations privées sont interdites, on sait pourtant que les plans de table sont

mûrement réfléchis. Voici comment se déroule une soirée : de 20h à 21h, un apéritif

permet de discuter librement. A 21h, les invités sont réunis autour d’une tablée de sept

personnes. Un chef de table s’assure que le débat ne dévie sur aucun aparté. Le repas se

termine à 22H45, ensuite, il est possible de prolonger les discussions au bar.69 On voit

bien que les membres de ces diners ont tout loisir de nouer des liens entre eux, que ce

soit avant ou après le diner. Il est donc assez hypocrite de réfuter l’idée que ces diners

puissent alimenter la connivence entre politiques et journalistes.

4669 « Le Siècle », http://www.syti.net/Organisations/LeSiecle.html

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3.2.3 Des règles déontologiques imprécises

Si la proximité entre journalistes et politiques choquent à l’étranger, c’est sans doute

parce que la plupart des rédactions étrangères, en particulier dans les pays anglo-saxons,

ont des règles déontologiques très strictes à ce sujet. Par exemple, la charte

déontologique du New York Times précise :

Going out to dinner with a political candidate isn’t a good idea if you are well known, even if you just want to conduct an informal interview. (...) In some business situations and in some cultures, it may be unavoidable to accept a meal or a drink paid for by a new source. For example, a Times reporter need not decline every invitation to interview an executive over lunch in the corporation’s private dining room, where it is all but impossible to pick up the check. Whenever practical, however, the reporter should suggest dining where the Times can pay.

(Traduction : Sortir diner avec un politique n’est pas une bonne idée si vous êtes connu, même si c’est simplement pour mener une interview informelle.(...) Dans certaines situations et dans certaines cultures, il peut être inévitable d’accepter de prendre un repas ou un verre payé par la nouvelle source d’information. Par exemple, un journaliste du Times ne doit pas nécessairement refuser toutes les invitations pour interviewer un dirigeant pendant un repas pris dans un lieu privé, où il est impossible de contrôler. Quoiqu’il en soit, le journaliste doit suggérer de manger dans un lieu que le Times puisse payer.)

Au travers de cette charte, on voit bien que la question des repas entre journalistes et

politiques est très surveillée. Accepter un repas avec un politique dans un cadre privé est

pour eux de l’ordre de « l’inévitable » et c’est le résultat d’une adaptation à une certaine

culture, ce qu’on ne retrouve pas dans les chartes des rédactions françaises. Grégoire

Olivereau considère que c’est la culture latine de notre pays et d’autres pays du sud de

l’Union Européenne qui serait à l’origine de ces dérives de connivence :

Je crois que c’est très latin, ce n’est pas très anglo-saxon. Je pense qu’il doit exister des choses équivalentes en Italie, en Grèce, en Espagne, ou au Portugal. Vous ne trouverez pas cela en Allemagne ou en Angleterre. (...) C’est simple, c’est l’histoire des queues. En Angleterre, tout le monde est en rang d’oignons derrière la ligne jaune. En France, tout le monde a dépassé la ligne jaune et vous avez une grand-mère qui est en train d’essayer de vous griller. C’est notre comportement, et c’est tel que nous sommes et ce sera très difficile d’aller à l’encontre.

47

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Pourtant, ce fatalisme n’est pas une solution. Faudrait-il alors renforcer les règles

déontologiques ? Certes, la résolution 1003 relative à l’éthique du journalisme lors du

Conseil de l’Europe en 1993 appelle les journalistes à :

Eviter toute connivence avec le pouvoir politique qui nuirait à

l'indépendance et l'impartialité de leur profession, à ne pas avoir pour

objectif principal d'acquérir du prestige et une influence personnelle.70

Or, ces principes ne sont pas des règles strictes, la liberté d’interprétation de ce texte ne

parvient pas à dicter une ligne de conduite précise vis-à-vis de la connivence entre

politiques et journalistes. On voit bien que les rédactions étrangères établissent des

chartes qui rentrent beaucoup plus dans le détail, tandis que la plupart des rédactions

françaises se réfèrent principalement à ces textes de lois pour établir leur code de

conduite. Peut-on considérer qu’il manque une autorité pour réguler ces relations de

connivences ?

Frédéric Gerschel avoue :

Il n’y a rien d’écrit mais la profession s’auto-juge. On ne supporte pas la collusion. (...) Il pourrait y avoir une instance qui régule ce type de relations. La commission de la carte de presse ne fait rien.

De son côté, Grégoire Olivereau n’est pas pour l’instauration de règles déontologiques.

Pour lui, la solution se trouve ailleurs :

Je suis contre les règles, je suis pour l’éducation. Trop de lois m’insupportent. (...) Mais en revanche, s’il y a un problème grave qui arrive un jour, on sortira une charte. Je ne serai pas contre, mais je trouve qu’on aura mal fait notre boulot. Ce genre de chose passe par l’enseignement, la qualité de l’enseignement, je parle bien de l’enseignement du journalisme. Tous ces réflexes-là, on devrait les avoir appris et au moins par l’expérience, on devrait faire attention. Moi, la première fois que j’ai fait un reportage, je suis allé à la SEITA, je suis revenu avec une cartouche de cigarettes. J’ai passé un quart d’heure dans le bureau de mon rédacteur en chef, me disant que j’aurais dû refuser ce cadeau. Je ne m’en étais absolument pas aperçu mais il a fallu cet évènement là pour que je m’en rende compte. Donc finalement, quand un cadeau se présente, il faut qu’on soit à même de savoir si c’est bien ou pas.

48

70Résolution 1003 relative à l’étique du journalisme, Assemblée Parlementaire, 1993 http://assembly.coe.int/documents/adoptedtext/ta93/fres1003.htm

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Or, en termes d’enseignement en France, c’est parfois au sein même des formations de

journalisme que se construisent ces connivences. N’est-il pas problématique que

l’Institut de Sciences Politiques de Paris possède une formation de journalisme ? Avant

même de commencer leur métier, les journalistes sont confrontés à ce problème. David

Pujadas, présentateur du JT de France 2 et ancien élève de Sciences Po, était dans la

même promotion que Jean-François Copé, président du groupe UMP à l’Assemblée

Nationale. Il déclare sur France Inter en 2003 :

Regardez, je ne sais pas moi, j’ai des copains, ils étaient à Sciences-Po avec des hommes politiques. Ils ont connu les mêmes filles... L’un devient journaliste, l’autre devient homme politique. Ils vont quoi, arrêter de se voir ? C’est dur aussi...

On ne peut pas le contredire, il serait encore plus hypocrite de s’ignorer. C’est pourquoi

il est étrange que les étudiants en journalisme ne soient pas plus protégés de ce type de

liaisons dangereuses. D’autant que Sciences Po, centre de formation très sélectif,

accueille les graines de l’élite journalistique, qui forment justement ce que Serge Halimi

appelle le « noyau dur »71. En effet, pour lui, la connivence est surtout présente parmi

les « têtes d’affiche », les « grandes plumes »72, ceux qui côtoient le plus la haute sphère

de la classe politique.

Pour enrayer ce phénomène de connivence entre la classe politique et les journalistes,

Grégoire Olivereau propose que les journalistes intègrent ce risque et s’en protègent

eux-mêmes en auto-régulant leurs conduites. Bien que cette proposition soit un peu

idéaliste, elle reste néanmoins la seule solution à ce jour, en sensibilisant peut-être

davantage encore les étudiants aux conséquences de cette connivence comme le

discrédit de l’information auprès de l’opinion publique. Le succès des sites de «

relecture » de l’information comme MédiaPart, Bakchich.info ou Rue89.com, auprès

des jeunes principalement, montrent bien que les pratiques des journalistes doivent être

plus encadrées pour protéger la liberté de la presse et retrouver la confiance de l’opinion

publique. La crise de la presse et l’attrait d’internet ne sont peut-être pas si déconnectés

49

71 S.Halimi op.cit.

72 Pascal Lardellier. L’effet média. Pour une sociologie critique de l’information. Collection Des Hauts et Débats. Editions L’Harmattan. 2010 (http://www.scribd.com/doc/78028308/L-effet-medias-pour-une-sociologie-critique-de-l-information)

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de ces polémiques sur la connivence des journalistes vis-à-vis des pouvoirs politiques et

économiques. Le baromètre de confiance des médias de TNS Soffres en 2011 indique

que :

Les media sont vus comme étant relativement neutres, mais les Français ont toutefois une image plus négative des journalistes : ils sont 63% à estimer qu'ils ne sont pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir, et 58% d'un même avis en ce qui concerne les pressions financières. Ces chiffres sont légèrement en baisse par rapport à l'an dernier (respectivement -3 pts et -2 pts), sans doute en raison des relations davantage tendues en 2010 entre les media et l'exécutif (affaire Woerth-Bettencourt soulevée par Mediapart, affaire des écoutes téléphoniques de journalistes, unes particulièrement agressives à l'égard de Nicolas Sarkozy…) : en montrant qu'ils pouvaient s'en prendre à des intérêts politiques et économiques, les journalistes ont pu se dédouaner auprès d'une partie de l'opinion, même si une majorité doute encore de leur probité.73

Ainsi, une amélioration de la confiance des Français pour les médias provient d’un

scandale politique levé par un site de « relecture ». Daniel Schneidermann, journaliste

écrivait dans Libération le 5 février 2008 : « Le sujet le plus difficile à traiter pour les

médias, ce sont les médias. »

Pourtant, ce travail de remise en question de la profession est la seule manière pour

permettre au journalisme de poursuivre son objectif initial : rester un contre-pouvoir

pour assurer la démocratie. Gardons en tête que si les politiques concentrent tous les

pouvoirs, y compris celui des journalistes, il ne restera plus à notre société démocratique

que le nom.

50

73Baromètre de confiance des médias, TNS Sofres, 2011, ( http://www.tns-sofres.com/points-de-vue/FBABA80031284B66BE443C21CFADABBA.aspx)

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Conclusion

Ainsi, nous avons compris pourquoi l’alimentation est aussi présente à la télévision et

dans le coeur des Français. Cela répond aux crises que traversent notre société

occidentale comme la montée de l’individualisme et les bouleversements familiaux et

professionnels. On cherche à retrouver des moments de partage, du temps consacré à

soi, de la convivialité et de l’unité sociale dans un pays fracturé et en perte de repères.

Nous avons vu aussi que la nourriture a un aspect symbolique fort, le choix des aliments

n’est pas neutre et est même devenu un enjeu de santé publique. Notre manière de nous

nourrir révèle également notre culture et notre identité. Nous avons également remarqué

que la mise en scène du repas renforce les structures hiérarchiques et est un excellent

moyen de démontrer son pouvoir pour les personnalités politiques depuis l’Antiquité.

Par sa portée symbolique, un bon appétit peut devenir un atout électoral. L’art de la

table à la française est aussi un outil diplomatique utilisé par les Présidents de la Ve

République. En revanche, si la cuisine est une arme politique, elle met aussi en danger

les journalistes qui glissent vers une relation connivente avec les hommes politiques,

compromettant ainsi leur indépendance.

Sous l’oeil des caméras ou dans le privé, la complicité que crée le partage du repas pose

question quant à l’avenir du journalisme. Comment arrêter ces liaisons dangereuses ?

En sensibilisant les journalistes dès le stade de leur formation aux dangers de l’ivresse

de la table en compagnie du pouvoir ? Néanmoins, on voit également que le dispositif

de la table peut parfois être utilisé par les journalistes pour piéger les hommes politiques

ou alors être un cadre de travail sérieux comme le sont les groupes de déjeuners. Si la

cuisine n’est pas toujours responsable de ces connivences médiatico-politiques, il faut

alors chercher d’autres explications à ces dangers qui menacent la profession

journalistique. Les réseaux d’influence très présents en France et plus généralement la

culture latine ne parviendraient apparemment pas à établir la distance nécessaire que

devrait toujours prendre un journaliste vis-à-vis de son sujet d’enquête. Ces conflits

d’intérêts sont-ils en train de signer la mort du journalisme en tant que contre-pouvoir,

mettant en péril notre démocratie ? Prendre véritablement conscience du danger qui

pèse sur la profession lui évitera peut-être d’être condamnée, mais à condition que cette

prise de conscience intervienne avant un irrémédiable discrédit de l’opinion publique

sur le journalisme.

51

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BibliographieOuvrages : • ALBERT Jean-Marc, « Aux tables du pouvoir. Des banquets grecs à l’Elysée », 2009,

Editions Armand Colin, p.220• BOUTAUD Jean-Jacques, « L’imaginaire de la table. Convivialité, commensalité et

communication », 2004, Editions l’Harmattan• HALIMI Serge, « Les nouveaux chiens de garde », 1997, Editions Raison d’agir• LARDELLIER Pascal, « L’effet média. Pour une sociologie critique de l’information »

Collection Des Hauts et Débats, Editions l’Harmattan, 2010 (http://www.scribd.com/doc/78028308/L-effet-medias-pour-une-sociologie-critique-de-l-information)

• MONTANARI Massimo, « Le mangeur comme culture », 2010, Editions de l’Université de Bruxelles, Collection UB Lire Fondamentaux.

Revue scientifique : • BOUTAUD Jean-Jacques « La médiatisation du culinaire », 2010, Revue Communication et

langage N°164

Articles scientifiques :• POULAIN Jean-Pierre, « Penser l’alimentation », Editions Privat, 2002 (http://

www.lemangeur-ocha.com/fileadmin/contenusocha/penser-ch7.pdf)• RASSE Paul et DEBOS Franck « L’alimentation, fait total de la société de communication

planétaire », Communication, mai 2010 : http://communication.revues.org/index1413.html• VERDIER Yvonne, « Pour une ethnologie culinaire », L’Homme, 1969, Tome 9 (http://

www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1969_num_9_1_367018)

Articles de presse : • CHURCHILL Mickey, « MasterChef, émission réac’ et populiste », http://www.agoravox.fr/

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septembre 2006 ( http://www.acrimed.org/article2449.html)• COLLARD Yves, « La télé mise à gras ventre », août 2011 http://www.media-animation.be/

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Annexes

1. Interview de Frédéric Gerschel, journaliste politique au Parisien

2. Interview de Grégoire Olivereau, PDG de la société de production Eden

3. Interview de Renaud Saint Cricq, rédacteur en chef de l’émission « C à Vous »

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1. Interview de Frédéric Gerschel, journaliste politique au Parisien

Journaliste politique au Parisien, il a fait partie du groupe de déjeuners baptisé « les

bébés en politique » comprenant Valérie Trierweiler, Thomas Legrand, Emmanuel Faux

entre autres. Il est co-auteur de l’essai « Canal Sarkozy », paru en 2009 aux Editions

Flammarion.

Comment se déroulent les groupes de déjeuners ?

Revenons d’abord sur le contexte : les groupes de déjeuner sont une manière efficace

d’obtenir des informations et des éclairages. Un déjeuner permet de passer plus de

temps avec l’intéressé : 1h30- 1h45. Alors qu’un coup de fil nous permet d’obtenir au

mieux cinq minutes d’interview. L’agenda politique fait que le déjeuner est le seul

moment de libre des hommes politiques. C’est un rythme mis en place depuis très

longtemps. Par exemple, tous les mardis midi, ils mangent avec des journalistes après

les questions de l’Assemblée. Ce n’est pas du copinage, ça ne sort pas des sentiers du

boulot et des infos. Par exemple, j’ai déjeuné dernièrement avec Franck Louvrier,

Rachida Dati, Xavier Musca, sollicités de longue date. On se « fout » de ce qu’on

mange, des endroits où on déjeune. Dans les ministères, on est invité. Mais on n’est pas

du tout impressionné par les cantines ministérielles. Ce n’est pas parce qu’on nous paye

notre repas qu’on est moins incisif. Les groupes de déjeuners sont composés de

rédactions différentes comme le Monde, le Figaro, Europe 1, I Télé, Le Parisien. On se

connait depuis longtemps, y compris la personnalité. Etre en groupe permet d’obtenir

des interviews avec des personnalités qui ne se seraient pas déplacés juste pour moi. Si

l’un de nous écrit une « connerie », il n’a plus le droit de revenir dans notre groupe de

déjeuner. La règle est stricte : il faut avoir un éclairage, on se met d’accord sur les

modalités (ex : entièrement Off, il ne faut pas citer de nom et du coup, le politique va se

lâcher).

La « bouffe » est annexe, proche des lieux de travail des politiques (7eme), Invalides,

Le restaurant « Françoise » est à côté de l’Assemblée Nationale. Les rédactions invitent

en général. Il faut sortir des clichés, il y a peu de copinage. 95% sont là pour leur

rédaction. Le service tourisme, éco se fait payer plein de choses à l’oeil. Il n’y a aucun

avantage quand on est journaliste politique.

Donc, on commande puis on lui pose des questions. Le politique retient les infos, mais

nous, on en a besoin. Par exemple, pour écrire un papier sur les tractations pour être

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ministre, il y a seulement 7 personnes qui ont accès à l’info, alors certaines bribes sont

essentielles.

Faites vous une différence entre un diner et un déjeuner ?

Ha oui ! De manière peut-être un peu bête d’ailleurs, mais il est vrai que des diners, je

n’en fait jamais. Je n’accepte aucune invitation. Le déjeuner est sanctuarisé, c’est une

pause y compris pour les journalistes. Les néophytes (jeunes loups) essaient de tutoyer,

d’inviter. Ils sont souvent déçus par les papiers.

La charte déontologique de la rédaction met-elle des limites à ces groupes de

déjeuner ?

Il n’y a rien d’écrit mais la profession s’auto-juge. On ne supporte pas la collusion.

Que pensez-vous de ces problèmes de connivence entre politiques et journalistes ?

Est-ce vraiment une réalité ? Quel problème cela pose-t-il ? Y a-t-il des moyens de

l’éviter ?

Il pourrait y avoir une instance qui régule ce type de relations. La commission de la

carte de presse ne fait rien. Mais ce qui est sur, c’est que lorsqu’on passe d’un côté, on

ne peut plus revenir, Catherine Pégard et Valérie Trierweiler ne redeviendront jamais

des journalistes politiques.

Que pensez-vous des dîners du Siècle ? Est-ce défendable d’y assister en tant que

journaliste ?

Je ne connais pas ces diners, ce sont des soirées de réseaux d’influence je crois. Il faut

être honnête, la proximité avec les sources permet théoriquement d’avoir plus d’infos,

ce que demande la rédaction aux journalistes. Mais il y a plusieurs façons de les

obtenir : le travail de sourçage qui passe par du travail de terrain, de multiples coups de

fils toute la journée, ou bien accélérer le processus en renforçant la proximité avec les

politiques.

Anelka n’est interviewé que par un seul journaliste, qui bien entendu, n’écrit jamais du

mal de lui. Par contre, il est vrai qu’en France, on n’est pas assez agressif dans les

interviews télé. Le président choisit les interviewers, pareil pour les conférences de

presse... Mais la presse française fait son travail, elle sort un nombre incalculable

d’affaires, y compris en politique. Contrairement aux USA, qui ont plein de scandales à

ce sujet.

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Après, il y a des choses qui se passent au niveau de certains services. Il est clair que

dans l’audiovisuel public, les patrons sont plus proches de la gauche. Lorsque Sarkozy a

nommé un certain nombre de responsable, son but était bien sur d’obtenir de meilleur

papier. Finalement, cela n’a pas été le cas. « La presse m’a tué » répète Sarkozy.

Le journalisme est relativement mal payé, il n’y a pas d’histoire de pognons, on ne fait

pas sauter les PV, on n’obtient pas d’appartements grâce à la ville de Paris.

Pourtant, il est dit que les journalistes du Hollande Tour finissaient par avoir tout

intérêt à ce qu’Hollande devienne président, pour obtenir une place de choix au sein

de la rédaction par les liens noués avec Hollande durant sa campagne...

C’est vrai. Dans une rédaction, il est intéressant de suivre les gros dossiers. Il y a donc

en effet, un non-dit. C’est un penchant naturel, c’est humain. Après, dire qu’ils lui

écrivent de bons papiers pour le faire élire, c’est archi faux.

Le problème avec Sarkozy, mais qui a précipité sa perte, c’est qu’il est dans le copinage

et la connivence. Il se montrait toujours disponible à la presse. Inversement, Jospin nous

« chiait dans les bottes » ouvertement. Alors, c’est vrai que quand notre travail est de

rédiger, c’est agréable d’avoir quelqu’un d’ouvert. Mais cela n’a pas suffi, il se l’est pris

dans les dents, comme le montre son discours de voeux à la presse cette année.

De plus, il y a eu certaines dérives en 2007 : des diners à la Baule ont été très

préjudiciables pour la profession. Par exemple, au Parisien, personne ne « copine », on

est une quinzaine, on est toujours sur le terrain. Les gens qui « vont à la soupe » sont

identifiés, critiqués par la profession. Même si certains comme Franz-Olivier Giesbert

restent tout de même, ils ne sont pas vraiment identifiés à un média en particulier, ils

vont et viennent, commentent l’actualité... Après, il y a un autre problème : les groupes

de presse sont des groupes privées, qui dépendent de l’Etat.

Olivier Giesbert travaille au Point qui appartient à Pinault, qui était lui-même très lié à

Chirac...La presse va mal, elle n’est pas rentable seule. Pourtant, l’idéal est d’être

financé par des groupes sportifs comme c’est le cas par exemple, au Parisien, pour

éviter qu’il y ait trop de conflits d’intérêt. Mais cela n’empêche pas des groupes comme

Bolloré ou Lagardère d’être présents...

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2. Interview de Grégoire Olivereau, PDG de la société de production Eden

Producteur de l’émission Maitena cuisine les politiques, il a également produit

l’émission 93, rue Faubourg Saint Honoré. De plus, il a été journaliste au service

politique de France 3. Par ailleurs, son père est le fondateur de la chaine Relais et

Châteaux.

Comment vous est venue l’idée d’utiliser la cuisine comme dispositif d’interview ?

C’est Maitena Biraben qui m’a appelé en me disant : « On va faire une interview de

politiques en cuisinant ». J’ai dit : « Super idée ». J’ai juste apporté une idée

supplémentaire en disant : « Ce qui serait encore plus génial, c’est que cela se passe

chez toi ». Si bien que je me suis heurtée à quelque chose de compliqué, les animateurs

ont une vie publique et l’exposition de leur vie privée dans la vie publique est un cap à

passer. En tant que producteur, mon rôle est d’essayer de la convaincre de l’intérêt de

l’idée. J’avais produit 93, rue Faubourg Saint Honoré où Ardisson recevait ses invités

chez lui et je savais l’intérêt de faire cela, la magie d’un chez soi n’a rien à voir avec la

magie d’un studio, ou d’un faux chez-soi.

Qu’est-ce que cela apporte à l’interview ?

C’est un simple rebond sur la « cuisine politique », l’expression. Cuisiner les politiques,

c’était le jeu de mot, et on savait qu’on allait y trouver un intérêt. Par ailleurs, en

télévision, ou on est un classique ou on est un original, le classicisme marchant

nettement plus. Mais une émission avec une table, des chaises, une interview classique

n’appartient pas à mon registre. Ce que je cherche de façon permanente et c’est mon

travail de producteur, c’est de créer, de renouveler, de déconstruire les idées et les

modes de fonctionnement. J’étais producteur de Paris dernière, émission atypique où on

dine parfois avec des politiques, pareil avec l’émission de Ardisson du temps où j’étais

dans une autre boite de production qu’Eden. On avait inventé l’expression « programme

in situ ». On trouvait le concept intéressant et neuf. Logiquement, je remets du in situ

dans mes programmes et je cherche toujours à trouver un lieu inhabituel bien qu’il me

soit arrivé de faire des émissions de plateaux.

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Qu’est-ce que vous recherchez par ce biais ? A surprendre le téléspectateur ou bien

l’invité ?

D’abord pour surprendre l’invité lui-même. Le médiatraining aujourd’hui fait que les

ministres et les élus les plus connus sont rompus à l’exercice de l’interview. Ils

préparent et connaissent très bien cette exposition médiatique. Je pars du constat que le

politique dans l’exercice classique n’est pas intéressant tandis que le politique dans

l’exercice sur lequel il n’est pas préparé ou qui risque de le déstabiliser peut nous

donner davantage.

Pourtant Hervé Morin a utilisé la cuisine comme arme de communication politique ?

C’est dans notre émission qu’il a trouvé l’inspiration. Son chargé de com était avec lui

sur le tournage. Il en est ressorti avec l’idée de faire ses voeux dans sa cuisine en se

disant « C’est génial cette émission ». Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une tendance autour

de la nourriture et on s’est dit : « Tiens si on invitait les politiques autour de cette

tendance aussi ».

Ceux qui acceptent de venir se servent-ils de la cuisine comme d’un levier de

communication politique ? Finalement, qui piège qui ?

Les politiques cherchent toutes les fenêtres de communication politique mais je ne vais

pas vous dire qu’inviter un politique dans une émission comme celle-ci est facile. Ils ne

disent pas tous oui. L’émission n’existait pas, alors les chargés de com des politiques ne

voulaient pas accepter. Si on avait demandé aux politiques, ils auraient accepté. Mais les

chargés de com ont une idée de stratégie. Est-ce que cela correspond à leur univers

stratégique ? Pas sûr. Si on refaisait une saison l’année prochaine, ce serait plus simple

parce qu’on pourrait envoyer les DVD pour qu’ils voient exactement comment se passe

l’émission.

Qu’est-ce qui leur faisait peur ?

Les politiques et les chargés de communication ont tous peur. Peur de la perte des

éléments de langage ou de l’axe de communication qu’ils doivent avoir. Là, on leur

propose un exercice un peu différent, en plus il est éloigné de l’actualité de manière

voulue pour que ces émissions restent des programmes de stock, rediffusable durant

deux ans. D’où le fait qu’on dresse plutôt un portrait : « qui êtes-vous ? » et au travers

de la cuisine, ils vont nous révéler qui ils sont.

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Ceux qui ont pris le risque de venir s’en sont-ils servis comme d’une fenêtre de

communication ou bien avez-vous obtenu ce que vous vouliez ?

Moi, j’ai toujours eu ce que je voulais dans ce programme. A partir du moment où vous

mettez les mains dans le cambouis, que vous dites « ha oui, ça me rappelle un plat de

mon enfance »... Vous faites appel à une sensibilité et c’est sur qu’à un moment le

masque tombe. Et pour beaucoup de politiques qu’on a reçus, le masque est tombé. Et

c’est ce qui m’intéresse. Je cherche à rencontrer quelqu’un que je crois connaître et

réussir à le découvrir sous un nouveau visage. Je pense particulièrement à trois invités

politiques : Jean Paul Huchon, Gérard Collomb et Hervé Morin. Tous sont des bêtes de

politiques, ils connaissent parfaitement les rouages, tous jouent un jeu...

... Mais finalement, cela joue quand même en leur faveur ?

Je ne cherche pas à jouer en leur faveur ou en défaveur, je cherche à produire un

programme, à les mettre dans le moule et voir si ce moule est un révélateur ou pas.

Et les gens sont ravis car ils se révèlent tels qu’ils sont. Hervé Morin s’est révélé être un

homme désordonné, un peu misogyne et manquant un peu de structure dans son

discours. Il ne s’était pas rendu compte à quel point ce programme le desservait.

Huchon est aussi une grosse machine politique, et il n’a pas cessé de montrer que c’était

un homme normal, gentil. Et puis, la cuisine aidant, la nourriture aidant, la parole se

libère : il nous parle d’une campagne législative courant 1998 où il était face à Edouard

Balladur. Il parle de sa victoire et de l’animosité qu’il avait envers lui. En tant que

Ministre des finances, Balladur avait viré Huchon du Crédit Agricole alors qu’il le

dirigeait. Alors, il utilise l’expression absolument incroyable : « Qu’il est bon lorsque

vous gagnez, que vous êtes sur la berge, de voir dans l’eau les cadavres couler ... ». On

se dit : « Il n’est pas gentil en fait ». Je ne sais pas si c’était l’alcool aidant, puisqu’il y

avait un petit verre qui était présent. Et cela aussi, c’est fait exprès. J’ai connu cela du

temps de 93, rue Faubourg Saint Honoré, j’ai connu beaucoup d’invités un peu ivres de

manger, de diner, et de boire, qui d’un coup se lâchaient. C’est comme cela que Tristane

Banon a raconté son viol. Ils lâchent des choses. Finalement on est allé rechercher ce

document-là quand l’affaire est sortie.

Ce sont des moments intéressants, parce que pas vus.

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Pensez-vous vraiment que la cuisine leur fasse vraiment perdre leur langue de bois ?

J’en ai vraiment la conviction. Benoit Hamon venant à « Question de génération » sur

France 4 dans un gymnase d’un lycée avec des lycéens déchainés me dit en sortant : «

Regardez, ma chemise est trempée, ça ne m’arrive jamais quand je vais sur une

émission politique d’Arlette Chabot sur France 2, parce que je connais sa musique, je lui

réponds par sa musique, je connais la mécanique. Ce n’est pas la même chose de se

taper 30 lycéens face à moi prêts à en découdre sur l’avenir du PS. » Mais tout n’est pas

bon, ce n’est pas parce que vous décontextualisez que vous parvenez à votre résultat. Il

faut trouver la bonne décontextualisation. J’avais la bonne idée d’aller chez Maitena. Il

y avait du bordel, des ingénieurs du son, des projecteurs mais oui, on était bien chez

elle !

Inviter quelqu’un chez soi relève de l’intime, est-il normal qu’une animatrice reçoive

un politique chez elle, comme un vieil ami ? Bien qu’elle soit animatrice et pas

journaliste.

Vous avez raison de faire cette différence. Un présentateur est un journaliste, un

animateur, lui, anime. Mais Maitena évolue de plus en plus en tant que journaliste et

donc en tant que présentatrice. J’ai entendu chez elle l’intention de faire des interviews

un peu plus lourdes, et elle était bien présentatrice dans cette émission.

Après, est-ce que moi, éthiquement, déontologiquement, je suis gêné qu’elle reçoive des

politiques où il y a une certaine connivence ? J’ai été journaliste politique et je connais

la connivence de ces journalistes avec les politiques. Vous ne pouvez pas savoir à quel

point cette connivence existe, elle est sans doute aujourd’hui la seule méthode de

fonctionnement.

Qu’entendez-vous par connivence ?

Le tutoiement, la connaissance parfaite des personnages et la volonté d’instaurer dans la

discussion, même si ce n’est pas vrai, quelque chose d’amical.

Mais de manière hypocrite alors ?

Enormément, c’est le seul mode de fonctionnement. Seuls quelques journalistes

s’interdisent la connivence mais l’énorme majorité est basée sur la connivence, y

compris les plus grands.

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Cette connivence peut être une manière d’obtenir des informations, à condition

d’avoir le recul nécessaire pour rester indépendant au fond...

Mais il y a un moment où vous vous faites piéger. Le truc est d’essayer de garder sa

ligne. Entre la connivence feinte entre journalistes politiques dans un dispositif

classique et une réalité montrée comme dans Maïtena, je trouve ça plus vrai, plus proche

de la réalité. Je me suis éloigné de l’intérêt de la matière politique, sur le fond, depuis

que je suis rentré dans un service politique et que j’en suis sorti. Je prends énormément

de recul, je sais que j’ai face à moi un grand théâtre.

C’est la raison pour laquelle vous en êtes parti ?

De l’engagement politique, oui. Et du journalisme politique, je ne l’ai jamais vraiment

abandonné, mais à ma manière, avec vingt ans de plus et l’envie de faire des choses qui

correspondent à ce que je suis.

Que pensez-vous des polémiques autour de ces sujets de connivence ?

La télévision nous offre un grand spectacle. Les gens disent la télévision c’est informer,

divertir. C’est ce qui revient le plus souvent. En effet, même lorsqu’on informe, on

divertit, on en fait un spectacle. Et notre monde est ainsi fait, c’est le grand jeu de la

connivence. Elle existe partout. C’est l’énorme majorité.

Il y a une chose qui est compliquée. C’est que tous, politiques et journalistes ont

quelque sorte en tête, leur carrière. Et leur carrière ne peut évoluer qu’avec ce jeu. Je

peux très bien vous dire aujourd’hui, cela me dérange éthiquement de faire cela, et en

même temps, parce que énervé et malheureux que ce système soit ainsi fait, il y a un

moment où je me dis pourquoi je ne le ferais pas moi alors que les autres le font.

Pensez-vous que ce soit typiquement français ?

Je crois que c’est très latin, ce n’est pas très anglo-saxon. Je pense qu’il doit exister des

choses équivalentes en Italie, en Grèce, en Espagne, ou au Portugal. Vous ne trouverez

pas cela en Allemagne ou en Angleterre.

C’est peut-être dû à la présence de règles déontologiques très strictes dans ces pays

nordiques ?

Oui, c’est simple, c’est l’histoire des queues. En Angleterre, tout le monde est en rang

d’oignons derrière la ligne jaune. En France, tout le monde a dépassé la ligne jaune et

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vous avez une grand-mère qui est en train d’essayer de vous griller. C’est notre

comportement, et c’est tel que nous sommes et ce sera très difficile d’aller à l’encontre.

Je me souviens, et je ne pense pas avoir partagé un moment de connivence, mais je me

souviens avoir reçu François Hollande dans « Questions de générations » et avoir passé

trente minutes à discuter avec lui, lui assis sur son scooter et moi discutant politique

avec lui d’une façon extrêmement agréable. Est-ce que j’étais dans la connivence, je ne

sais pas, mais lui s’est offert aussi à ce jeu.

Mais les politiques ont moins à y perdre que les journalistes... Eux ont à conserver

leur indépendance tandis que les politiques essaient de convaincre tout le monde,

journalistes y compris.

Oui, ce sont eux la force dominante. L’indépendance du journaliste est quelque chose de

très compliquée. Lorsque Pascale Clark dit à Marine Le Pen : « C’est dégueulasse »

concernant l’expression « soin de confort » pour parler de l’IVG. Quand on est

journaliste, on se dit cette fille sort des limites, de l’idée vague et générale qu’on a

apprise dans notre métier, qu’est la déontologie et l’objectivité. Et en même temps, en

tant qu’humain, on se dit : « Elle a bien fait de le lui balancer dans la « gueule » ! ».

C’est un peu compliqué, c’est la coexistence des deux. Certains arrivent bien à séparer

les deux, pour d’autres, c’est plus difficile, mais c’est plus vrai en même temps, c’est

plus latin.

Pensez-vous qu’il manque des règles déontologiques en France et dans chaque

rédaction pour cadrer les relations entre journalistes et politiques, notamment

concernant les prises de repas ensemble ?

Je ne suis pas inquiet concernant l’avenir du journalisme. Je pense que notre société

avance par à coup et qu’il faut parfois des évènements pour que les choses changent. Je

suis contre les règles, je suis pour l’éducation. Trop de lois m’insupportent.

Une longue charte déontologique, vous n’en verriez pas l’intérêt ?

Là, tout de suite, immédiatement, pourquoi ? Quel est le problème ? Voilà. Mais en

revanche, s’il y a un problème grave qui arrive un jour, on sortira une charte. Je ne serai

pas contre, mais je trouve qu’on aura mal fait notre boulot. Ce genre de chose passe par

l’enseignement, la qualité de l’enseignement, je parle bien de l’enseignement du

journalisme. Tous ces réflexes-là, on devrait les avoir appris et au moins par

l’expérience, on devrait faire attention. Moi, la première fois que j’ai fait un reportage, 63

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je suis allé à la SEITA, je suis revenu avec une cartouche de cigarettes. J’ai passé un

quart d’heure dans le bureau de mon rédacteur en chef, me disant que j’aurais dû refuser

ce cadeau. Je ne m’en étais absolument pas aperçu mais il a fallu cet évènement là pour

que je m’en rende compte. Donc finalement, quand un cadeau se présente, il faut qu’on

soit à même de savoir si c’est bien ou pas.

Avant de conclure, pourriez-vous me donner un point commun entre les médias, la

cuisine et la politique ?

J’ai souvent souhaité faire un documentaire sur les « cantines du pouvoir ». On sait que

beaucoup de choses chez les politiques se passent à table. Vous avez des restaurants à

Paris, connus pour être les cantines du pouvoir. En tant que fils d’hôtelier et

restaurateur, moi-même petit, j’ai vu des choses se passer. Je vais dire que c’est ce qui

m’a poursuivi, mais c’est une réponse très personnelle. Après, quand on voit la tendance

forte de la présence de la cuisine à la télévision, vous êtes attirés par l’idée et vous

trouvez ce point commun. Notre boulot en production, c’est aussi humer l’air du temps.

Mais c’est un peu étrange, parce que la politique est un domaine public qui se ferait

principalement en privé ?

J’ai du mal à répondre à cette question, mais ce qui est sûr c’est que la vie de la cité se

passe la plupart du temps en privé. C’est peut-être ma réponse.

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3. Interview de Renaud Saint Cricq, rédacteur en chef de l’émission « C à Vous »

Renaud Saint Cricq a travaillé comme journaliste télé au Parisien durant 10 ans. Il est

co-auteur de l’essai « Canal Sarkozy » avec Frédéric Gerschel. Il est désormais

rédacteur en chef de l’émission « C à vous » sur France 5, il anime une chronique

chaque vendredi dans cette même émission.

Pourquoi avez-vous choisi de partager un repas avec les invités ?

Il y a deux choses. D’une part, une raison marketing : la nourriture, c’est dans l’air du

temps. Le diner presque parfait cartonne, il y a des émissions comme Top Chef qui

marchent aussi. D’autre part, on s’est posé la question : qu’est qui en France, à 19h, est

quelque chose que partagent tous les Français ? C’est une question plus éditoriale. A la

case horaire de 19h, les gens rentrent du travail. Qu’est-ce qui va rassembler le plus de

français, qu’est-ce qui culturellement rassemble le plus les Français. Et là, c’est

clairement l’art de la table, la gastronomie.

C’est un concept qui ne marcherait alors qu’en France ? Est-ce vraiment

typiquement français ?

Cela n’existerait pas aux Etats Unis. Il y a une appréhension de la nourriture en France,

avec la présence à table, etc... Ca marcherait sans doute aussi en Italie. Par contre, les

Espagnols reçoivent très peu à table, ils aiment manger mais ils sortent à l’extérieur.

Nous, on est plus dans nos foyers à recevoir, etc... Et puis, il y a une fierté de la

gastronomie française.

Du coup, il y a une identification plus forte chez le téléspectateur. On lui donne en

même temps l’idée d’une recette, et on lui donne aussi envie de manger. De plus, le

moment où l’on mange est un moment pour l’invité qui permet de faire passer des

sentiments, des informations qui se font plus simplement. La dégustation du diner

permet de montrer l’invité sous un jour différent pour le téléspectateur. Mais le diner,

c’est aussi ce qui permet à l’invité de répondre différemment, sur un ton et dans un

temps qui est pas celui de l’interview traditionnel. Finalement, cela ressemble plus à une

discussion autour d’un diner, c’est plus propice à la confidence. Ce que ramène ce diner,

c’est la possibilité d’aller vers la confidence. Quand vous avez un plateau de talk show

(première partie de l’émission) avec Patrick Cohen et Mélechon, vous savez que c’est

un match entre deux personnes. L’interviewer veut une réponse à ses questions. L’invité

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raconte une histoire. On est plus dans le face à face. C’est un truc sérieux. Mais même

quand ils discutent, si le sujet n’est pas trop grave, on essaie de faire des plans en

cuisine. Si on parle de Florence Cassez par exemple, on évite bien sur. De même pour la

mort de quelqu’un.

Cela veut-il dire que le dispositif de l’émission vous censure, interdit certains sujets

jugés trop sérieux ?

Cela ne censure pas, mais ce n’est pas le même type d’interview. Même les interviewers

ne sont pas les mêmes. Alessandra Sublet, au moment du diner, n’a pas les mêmes

souhaits et les mêmes désirs de réponses que Patrick Cohen. Si Mélenchon est invité au

talk show et ensuite à table, les questions ne seront pas les mêmes. D’un côté, il y aura

un débat idéologique et sur la table du diner, il y aura plus l’homme, la carrière. Et du

coup, cela « dé-rigidifie », cela assouplit l’invité même quand à la base il a l’échine

assez raide. Par exemple, il y a des invités qui se délient un peu, qui d’un coup, se

sentent mieux. En entrant dans cette atmosphère, même en venant seulement à la table

de talk, l’invité qui répond voit la cuisine, l’odeur qui traverse le plateau. Il sent qu’il

n’est pas dans une atmosphère d’interview traditionnelle. Manuel Valls a fini par rigoler

par exemple, alors qu’il est plutôt rigide et droit. Souvent, certains font des blagues en

demandant pourquoi il ne reste pas diner, en disant que cela sent bon.

Du coup, vous n’avez pas utilisé cette atmosphère pour coincer encore mieux

l’invité ?

On n’est pas dans un piège. Et puis, Patrick Cohen n’a pas besoin de cela pour obtenir

les informations qu’il souhaite.

Pourquoi fait-il l’émission alors ?

Pour faire de la télévision ... Pour changer d’ambiance par rapport à la matinale de

France Inter.

Notre émission marche très bien. Elle a presque ringardisé les autres dispositifs des

émissions de télévision. Nous, les invités sont en bout de table, on leur donne une place

importante.

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Comment est-ce vécu par les invités ?

Les retours sont déments. Avant nous, le programme précédent faisait 0,6% de parts de

marché. Depuis que nous nous sommes installés sur cette case horaire, on fait 4,4% de

parts de marché.

Au début, ils trouvaient cela un peu étrange puisqu’on proposait une autre forme

d’émission, une autre manière de faire de la promotion. Le bouche à oreille a été

essentiel pour nous. Les invités se conseillent l’émission entre eux. Ce qui revient le

plus souvent, c’est « on n’a pas l’impression d’être à la télévision ». En effet, vous êtes

dans le 11e, dans un loft entièrement ré-aménagé, il y a des gens qui se marrent. On est

à table, il y a du vin à table. D’un coup, les gens ont l’impression d’être à la maison

avec des potes. Il y en a qui restent après l’émission, qui boivent un coup, finissent le

dessert. On est plus dans la notion de partage que dans la notion d’interview. Nous, on

est là pour les aider, leur faire partager un moment avec nous. C’est comme un diner à la

maison. Ce n’est pas simplement un type qui vient faire sa promotion et qui part ensuite.

Avez-vous des refus ?

Catherine Deneuve ne souhaite pas venir par exemple. Certains sont tellement dans le

contrôle qu’ils ne veulent pas être vus en train de manger. D’autres en rigolent, Cécile

de France ou Pierre Arditi jouaient à parler la bouche pleine. Ils utilisent la nourriture

pour désacraliser leur image. A l’inverse, d’autres ne veulent pas risquer d’avoir du

persil entre les dents... Les gens ne sont pas obligés de manger pourtant. Mais cela ne

suffit pas à les convaincre. Catherine Deneuve ne veut pas être « associée à la nourriture

».

Cette émission a-t-elle été faite en réaction aux polémiques de connivence autour du

Siècle ? Est-ce une manière de montrer qu’un repas n’est pas forcément connivant ?

On n’est pas dans ce cadre-ci. Cependant, il y a des limites, une interview de politique

dans le cadre d’un diner, c’est très compliqué à mener sur le terrain de l’affrontement.

C’est-à-dire que le diner, c’est un moment plaisant, dans notre émission en tout cas, on

le veut plaisant. On ne va pas s’envoyer les saucisses de Strasbourg par dessus la table.

Il n’y a rien de plus désagréable que de passer à table, de s’engueuler. Ici, on voulait être

dans un univers de proximité avec les Français. Le moment sérieux est sur le talk-show

en début d’émission, le moment doux est au moment du repas. Pour un politique, en

termes de communication politique, un homme ou une femme politique a tout à gagner.

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Il est quasiment impossible de ressortir du diner en passant pour un sale ***, dans la

mesure où ils ont tout le temps de montrer qu’ils sont sympathiques, qu’ils ont plein de

cordes à leurs arcs. Je pense notamment, indépendamment de mes opinions politiques, à

Jean-François Copé qui est venu faire le diner. On est revenu sur sa carrière en dinant. Il

a été très bon convive. Il a expliqué qu’il jouait du piano, on a parlé de jazz. Il a parlé de

tous les films de série B qu’il allait voir avec son père et tous les seconds rôles du

cinéma français qu’il connaissait, etc. Et au final, on en sort avec quelqu’un qui a passé

un diner sympathique en buvant un verre de vin, en mangeant, en rigolant et en parlant

cinéma et littérature. On n’est pas en train de lui parler d’immigration là. On est sur

l’humain. On n’est pas dans la connivence, mais on est sur un autre type d’interview,

dont il faut connaître les limites. On ne prétend pas faire une interview politique. Après,

libre à nous de pas inviter Dieudonné à la table du diner, ou des négationnistes... Ce sont

des gens qui ne pourraient pas être au diner.

Patrick Cohen n’est pas dérangé de manger avec des politiques, en tant que

journaliste politique ?

Non, parce que c’est un moment transparent. Il ne mène pas l’interview et cela se passe

devant un million de téléspectateurs. De plus, il refuse de se mettre trop dans la

politique à table, au risque de plomber l’ambiance. Il infirme lorsque le politique parle,

mais vu qu’on parle peu de politique à table, il n’a pas vraiment à intervenir.

Les invités offrent des cadeaux en arrivant... J’imagine qu’il est difficile d’être

désagréable après, n’est-ce pas une manière d’acheter un peu les journalistes ?

On a pensé cela en reprenant exactement les codes du diner chez soi. Si on est invité à

manger, on amène une bouteille de vin, un bouquet de fleurs... ce sont eux qui amènent

leurs cadeaux à 95%, il arrive que certains n’aient pas eu le temps, du coup, on part

acheter des fleurs pour eux. Mélenchon est venu avec un de ses dessins par exemple.

Cela peut être une manière de donner une part d’eux-mêmes. D’autres jouent la carte de

l’humour ou font leur promotion en amenant leur DVD par exemple.

Vous n’avez pas peur que cela vous enferme dans une atmosphère trop consensuelle ?

N’avez vous pas peur de lasser le téléspectateur ?

Non, les audiences laissent penser que le public ne s’en lasse pas pour l’instant. On est

sur une chaine de la connaissance et du savoir, ce n’est pas une chaine privée qui

cherchent à faire voir « du sang et du cul ». Et puis, à 19h, les gens ont plus besoin de

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souffler et de sourire un peu plutôt que d’être dans une ambiance agressive détestable, à

laquelle on est déjà souvent confronté dans notre quotidien. « Enfin à la télévision, il

n’y a pas de disputes. » Il arrive que les interviews soient électriques en début

d’émission avec Patrick Cohen, mais jamais au moment du diner.

Vous pensez que ce type de dispositif peut être l’avenir de la télévision ?

Il y aura toujours de la nourriture à la télévision, comme il y aura toujours des émissions

policières. Je pense que les Français adorent la cuisine et c’est normal de voir plusieurs

émissions s’y consacrer. Aujourd’hui, la télévision invente des concepts qu’elle n’a pas

inventé pendant des années. On est resté sur un truc très pratique avec Maïté, etc.

Aujourd’hui, la télévision se sert de la nourriture comme d’un moyen de faire vivre un

plateau.

Vous espérez obtenir des choses plus sensationnelles grâce à cette atmosphère ?

Pas du sensationnel, je réfute le terme. Mais on a des moments humains touchants. On

parle à l’invité, il est à table, il est moins sur la défensive, il n’a pas les bras croisés, il

est calé dans un fauteuil. Il est dans une position d’ouverture, de réception. On est dans

une ambiance de confiance. Par exemple, on a montré des images de la grand-mère de

Line Renaud, et elle s’est mise à pleurer. C’est un beau moment de télévision, non pas

qu’il faille pleurer pour que cela le soit, mais il y a quelque chose d’humain. Ce décor

laisse des failles plus facilement s’entrouvrir, s’entrevoir. Ici, vous oubliez les caméras.

Au bout de dix minutes, après une bouchée et deux gorgées de vin, les capteurs de la

défense sont mis à néant et du coup, ils parlent. Il est rare de voir des gens totalement

coincés qui le restent. Mais on ne cherche pas le sensationnel. Lorsque Maïwen s’est

mise à pleurer en voyant une photo de sa mère, on l’a filmée de dos, alors que d’autres

auraient fait des gros plans. Nous, ce n’est pas notre but.

Auriez-vous pu utiliser un autre dispositif que la table ?

Pourquoi pas, mais ce serait plus difficile. Même à « Rendez-vous en terre inconnu »

sur France 2, les moments de repas sont très importants, très propices à l’échange et aux

interviews. Ce serait plus compliqué en leur faisant faire un saut à l’élastique par

exemple !

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