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LA VIE DE

GEORGE ELIOT

DES MÊMES AUTEURS

Aux Éditions de la Nouvelle Revue Française

LA VIE DES SŒURS BRONTE. LA. VIE DE HENRI DE KLEIST (en préparation).

DE GEORGES ROMIEU

LA PROPRIÉTÉ (Les Presses universitaires de France, 1923).

En préparation :

LA REVANCHE DE CAIN (roman). L'ÊTRE OU NE PAS L'ÊTRE (roman).

G E O R G E E L I O T

PAR M. D'ALBERT-DU RADE

AVEC LA GRACIEUSE AUTORISATION

DE LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE GENÈVE.

VIES DES HOMMES I L L U S T R E S - N° 51

L A V I E D E

GEORGE ELIOT par

EMILIE ET GEORGES ROMIEU

nrf 8e é d i t i o n

LIBRAIRIE GALLIMARD

P A R I S 4 3 , r u e d e B e a u n e 1 9 3 0

IL A É T É T I R É D E LA P R É S E N T E É D I T I O N TROIS C E N T

S O I X A N T E - H U I T E X E M P L A I R E S SUR V É L I N P U R F I L

L A F U M A - N A V A R R E , D O N T D I X - H U I T E X E M P L A I R E S HORS

C O M M E R C E M A R Q U É S D E a à r E T TROIS C E N T C I N -

Q U A N T E E X E M P L A I R E S N U M É R O T É S D E 1 à 3 5 0 , ONZE

E X E M P L A I R E S SUR J A P O N I M P É R I A L , D O N T N E U F MAR-

Q U É S D E A à I , E T D E U X E X E M P L A I R E S R É S E R V É S A

L ' A U T E U R M A R Q U É S H. C. A. E T H. C. B. IL A É T É E N

O U T R E T I R É Q U I N Z E C E N T S E X E M P L A I R E S SUR P A P I E R

D ' A L F A M O U S S E D E S P A P E T E R I E S L A F U M A - N A V A R R E ,

N U M É R O T É S D E 3 5 1 A 1 8 5 0

T O U S D R O I T S D E R E P R O D U C T I O N , D E T R A D U C T I O N E T

D ' A D A P T A T I O N R É S E R V É S P O U R T O U S L E S P A Y S Y C O M P R I S

LA RUSSIE, COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1930.

« CLEMATIS »

Dans son feuilleton du Temps, Edmond Scherer note en 1885 . « La biographie de George Eliot que M. J. W. Cross vient de publier a été un événement pour nos voisins. Mais a-t-elle répondu à l'attente ?... J'en bien l'impression qu'il faut, dans ces trois volumes, chercher les matériaux d'un livre à faire plutôt que ce livre lui- même ».

Faire ce livre, c'est ce qu'on a tenté dans les pages qui suivent.

Etait-ce utile ? Certes, dans la mesure où est utile et profitable l'intimité d'un grand esprit, le spectacle d'une destinée altière qui met aux prises le plus haut courage moral et les plus humaines faiblesses.

L'ambition fu t moins d'énumérer des faits, d'analyser des œuvres, que d'évoquer une femme admirable, de lui restituer, l' espace de quelques heures, ce souffle, cette chaleur, ce mouvement qui sont les éléments de la vie.

On se devait donc d' accorder une moindre place aux manifestations visibles qu'aux palpitations du cœur, aux battements de la pensée, aux frémissements de l'âme.

Ce qu'il importe de connaître d'un être exceptionnel, ce sont moins les circonstances apparentes que le mécanisme obscur qui les a déterminées, moins les événements que leurs causes. Il s'agit de l'éclairer par le dedans et d'observer ses réactions aux influences extérieures, de surprendre la nais-

sance, le cheminement et l'épanouissement de l'idée qui déterminera l'action, d 'encadrer le tableau de la Vie pa r la vie intérieure.

Chimère ! dira-t-on. Le j a rd in secret est inviolable. Nul n'y saurait pénétrer.

S'agissant du commun des hommes, peut-être. Avec l'artiste il en va autrement. Dans son œuvre on trouve

le miroir à peine déformant où, sa vie durant , il s'est con- templé et qui a gardé le reflet fidèle, non de son visage, mais de son moi profond.

Sciemment ou non, c'est lui-même qu'il met en vedette. C'est son por t ra i t spirituel qu'indéfiniment il burine. C'est la complainte de ses propres déboires, de ses désespérances ou de ses joies amères, que chantent ses héros.

L'artiste crée pour f u i r une obsession, parce qu'il aime, et qu'amour est synonyme de souffrance. Et c'est pourquoi l ' a r t rend, aux oreilles sensibles, un son si déchirant.

Wagner est tout entier dans la Tétralogie, pou r qui sait entendre, Michel-Ange dans ses fresques et dans ses marbres pour qui sait voir.

« Mes œuvres sont les pages d'une longue confession », déclare Gœthe avec tous les poètes ; et Anatole France assure, qu' « un roman, à le bien prendre, est toujours une autobiographie ».

Dieu lui-même, quand il inventa l'homme, le fit à sa ressemblance.

Les Confessions d'une belle âme, tel est le titre d'emprunt conféré par l'éditeur Blackwood à l'œuvre d e George Eliot.

« Une des âmes de femme les plus puissantes et les plus nobles que le siècle ait produites » selon J. Darmesteter.

Belle, puissante et noble en effet, cette âme, parée de grâces et de vertus, capable des plus sublimes dévoue- ments, mais aussi de singulières défaillances. Peut-être est-ce par là, surtout, qu'elle nous séduit. Car ne fût-elle que grande, nous l'eussions certes admirée, mais elle eût été moins près de nos cœurs !

Lors de sa prime jeunesse, des amies sentimentales la dénommèrent « Clematis » ce qui, dans le langage des fleurs, signifie « beauté morale ». Mais la viorne sauvage qui s'étiole sans appui symbolise mieux encore la faiblesse. Son destin est de ne pouvoir vivre isolée. Livrée à ses seules forces, elle se dessèche et meurt avant d'avoir fleuri. Il lu faut un arbuste où poser sa grâce alanguie, comme d'autres ont besoin d'une épaule pour appuyer leur front. Et si fou- gueuse est son étreinte, que le buisson enlacé succombe sous la véhémence de son baiser.

Clematis évoque George Eliot à merveille.

Du génie, une âme haute et belle, sans doute, mais avant tout : une femme.

PREMIÈRE PARTIE

L'ÉVEIL

I

CADRE

La ferme, enveloppée de brume et de nuit, somnole dans la paix souveraine des champs. Elle ne garde plus qu'un œil ouvert sur les labours.

C'est l'heure paisible où Robert Evans fait ses comptes de régisseur-fermier. Besogne longue et ardue, car il est plus expert à tracer le sillon que les chiffres. Sur une chaise basse, près du feu, Mrs Evans ravaude activement le linge de la maisonnée, labeur immense qu'elle attaque avec courage et bonne humeur.

Mais ce soir maître Evans est seul dans la vaste pièce nue et bien nette dont le plus bel ornement est la haute armoire en cœur de chêne qu'il a, naguère, ajustée de ses mains.

Il paraît soucieux. Deux fois déjà, il a tiré sa tabatière, et ce n'est point le registre comptable qu'il a déposé sous la lampe. C'est un vieux gros livre, relié en basane, aux tranches noircies.

Maître Evans a enfourché ses lunettes, longuement frotté sa plume dans ses cheveux grisonnants, puis il

tourne les feuillets de la Bible familiale. Il ne s'arrête p a s à e n l i r e l e s v e r s e t s . I l l ' o u v r e a u x p a g e s b l a n c h e s o ù ,

depuis des générations, ses ancêtres, puis lui-même ont consigné les événements mémorables de leurs humbles vies.

Avec l'application d'un enfant, tête penchée, lentement il écrit :

« Aujourd'hui, a a novembre 1819, Mary-Ann Evans est née à Arbury Farm, en Warwickshire. »

Une fille... Evidemment il eût préféré un garçon, car la terre a besoin de bras, non de jupons, mais il faut accepter ce que le Seigneur vous envoie.

Robert Evans est un beau et solide gaillard, bien planté sur ses fortes jambes, toujours guêtrées de cuir. De caractère entier et de conscience droite, il s'est acquis telle réputation d'homme juste dans le comté qu'on l'ap- pelle à trancher les différends, à dire le tort et la raison de chacun. De même ne s'abat-il boqueteau ni futaie qu'il n'ait été consulté, et l'on sait s'il se donnait alors maîtres coups de cognée en la proche forêt d'Arden que chanta Shakespeare.

Fidèle sujet de Sa Majesté George III, il est plein de respect pour le Gouvernement, de vénération pour l'Eglise, d'exécration pour les « rebelles ». Sous ce vocable, il englobe les mécréants, les révolutionnaires et ces mau- dits Français qui ont coupé le col à leur roi. Oh ! il n'au- gure rien de bon du train dont va le monde...

Et voilà, sous son toit, une fille de plus ! Avec elles, sait-on jamais si le Malin ne trouvera pas quelque fissure, quelque biais pour se faufiler ?

D'un premier lit, du temps de la pauvreté, Robert Evans a deux enfants : Robert et Fanny, qui vont sur leurs vingt ans.

Morte la femme de la jeunesse, le veuf dut trimer dur pour élever sa nitée. Il était alors charpentier comme ses pères ; mais élevé dans le culte de la glèbe, il se connais- sait aussi bien en bétail, pâtures et semailles qu'en poutres et soliveaux.

Le squire Newdigate, ayant pu l'apprécier à l'ouvrage, décida de se l'attacher comme fermier-régisseur.

Bon, mais qu'est-ce qu'une ferme sans fermière, une couvée sans l'abri d'une aile maternelle ?

Christiana Pearson serait sans doute une compagne souhaitable : joli visage, bouche rieuse, vive comme un pinson, et fine jusqu'au bout des ongles. Mais c'est une « demoiselle » : elle possède du bien et jamais une Pear- son ne consentira à lier sa vie à celle d'un humble tâche- ron chargé de marmaille...

Hé ! quand on est bel homme et qu'il n'y a rien à dire sur l'honneur, on peut toujours tenter sa chance !

Consultée, la famille Pearson dit non, mais Christiana dit oui. Finalement le mariage se fit.

Et ce fut le bonheur, l'aisance. La jeune femme se montra aussi experte fermière que diligente, économe et de belle humeur. Deux autres enfants naquirent : Chris- sey, puis Isaac, et maintenant cette petite dernière... Oui, assurément la dernière, car Robert Evans tire sur la cinquantaine et le temps est venu, pour un homme sensé, de clore la série.

Maître Evans ayant avisé, les mois passant, que l'en- fantelet « venait de son sang » et non à la ressemblance des Pearson, le dépit premier se transforma en violente, en aveugle passion. Mary-Ann. sa Polly bien-aimée, ainsi qu'il la nomme dans son infinie tendresse, devient pour lui le centre de l'univers.

Elle n'était pas encore sortie de ses langes quand la

famille, amputée des deux aînés, promus fermiers d'Ar- bury, transporta ses lares dans une autre partie du domaine, à Griff-House.

C'est dans cette vieille demeure champêtre que la petite fille allait ouvrir ses yeux émerveillés à la vie.

L'influence des lieux, du cadre, de l'atmosphère où nous vivons, souvent négligée, méconnue, est essentielle. Pour les êtres jeunes, elle est décisive.

Les choses en apparence inertes sont douées d'une per- sonnalité, d'une vie obscure, d'un langage même, outre les radiations qui, au dire des gens de science, en émanent comme d'une fleur le parfum.

Les objets familiers, les arbres, les eaux du ciel, à notre insu, plient la courbe de nos pensées, pèsent sur nos actions et nous marquent de leur empreinte ineffa- çable.

Or Polly poussait dans un milieu enchanté ! Griff- House, propriété du squire Newdigate, est une ferme- manoir de légende : murs de briques patinés par le temps, envahis de lierre, façade irrégulière à recoins imprévus, peuplés de mystère, de chauves-souris et de rêve. Les vitres verdies des fenêtres sont irisées comme verre de Venise, les toits penchés dorés de lichen. L'antique demeure a des airs de mère-grand souriante et qui aurait beaucoup d'histoires à conter. Proches, deux grands pins tordus bruissent mollement à la brise et un vieil if, au poil sombre, bleuté, dans son coin, s'ennuie.

Le seul contact de la vieille maison rose avec le monde est assuré par la diligence qui passe deux fois le jour devant le porche armorié. Sa venue règle les heures, les travaux de la ferme. On l'entend arriver de loin, son- nailles tintinnabulantes, fouet claquant et huit paires de fers martelant la route dure. On accourt, on se précipi te . Polly avec Isey en avant de tous, cela va sans dire. La guimbarde apparaît dans une apothéose de poussière, un grondement, des vociférations, un tonnerre. Cocher et

postillon vêtus d'écarlate, trogne enluminée, frottée de vent et de whisky, mènent grand train, auréolés du pres- tige de tant de lieues parcourues. Sur l'impériale, les voyageurs emmitouflés se serrent, accablés sous les sacs de nuit en tapisserie, les bourriches de gibier, les para- pluies d'escouade, à la mode nouvelle. A l'intérieur, à travers la buée des vitres, on distingue des silhouettes de femmes, une capote de satin cachant sous son bavolet un frais minois, ou le profil aigu de quelque douairière.

Qui sont-elles ? Où vont-elles ? Les cœurs battent plus fort, les yeux s'agrandissent, tandis que défile au grand trot la « Poste royale », emportant vers les cités fabu- leuses son chargement d'êtres inconnus, environnés de troublant mystère.

A l'entour de Griff-House et jusqu'au bord de l'hori- zon, les prés s'étalent, d'un vert gras, lustré, piquetés de vaches, de chevaux, de moutons, ceinturés de haies vives qu'étoilent d'argent ronces et clématites.

Là-bas l'étang et ses hôtes qui, à la nuitée, font bruyante musique, et tous ces boqueteaux épars, jalonnés de frênes et de saules nains ; la voix chantante des labou- reurs activant leurs bêtes, les sonnailles des troupeaux, le rire clair des pastoures, l'appel d'une cloche dans le soir, le ronron du moulin sur son bief, l'odeur de miel du foin coupé : ensemble la douceur, la sérénité, la beauté de la vie champêtre.

Il est des lieux où souffle la quiétude heureuse, comme en d'autres souffle l'esprit, en d'autres, la désolation. L'âme qui fleurit ici ou là s'imprègne de ces essences comme la plante du sol où elle croît. Dès lors s'oriente la trajectoire du destin.

Mary-Ann puisera dans l'agreste Midland son penchant aux rêveries sentimentales, son goût pour les tableaux rus- tiques, et ses touches légères, limpides d'aquarelle.

Mais où prit-elle cette verve ironique, cet humour sans fiel si largement épandu dans l'œuvre de George Eliot ?

A la source de son hérédité celtique et paysanne. Sur les terres bénies triomphe la « galejade ». Le rus-

tique des « bons pays » aime à rire ; il possède un sens aigu du ridicule. Il découvre d'emblée le travers, le côté burlesque des gens, et le souligne d'un sobriquet bien frappé. Le père de Polly-Mary-Ann, plébéien né sur une terre plantureuse, est d'origine galloise. Qui dit Galles dit Gaule. Qui dit Gaule dit esprit.

Polly, petit animal sain et bien nourri, grandit. Pas en sagesse.

— Les gens doivent penser que j'ai fait quelque chose qui ne se doit pas, pour avoir une enfant si méchante, se lamente Mrs Evans.

Méchante ? Non, mais Polly possède un génie tout spé- cial pour déchirer ses tabliers, maculer ses robes, patau- ger dans la boue, accomplir précisément ce qui est défendu, et oublier dans l'instant les plus pressantes recommandations maternelles.

Elle n'y met aucune malice. Mais comment résister au plaisir de barboter dans une flaque d'eau, de poursuivre les papillons, de se pencher sur la berge du canal pour cueiller un iris, de s'égratigner aux ronces des haies, de babiller à tort et à travers ?

Quelle différence entre cet ourson mal léché et sa sœur Chrissey toujours correcte, silencieuse, docile. On ne sau- rait imaginer deux êtres plus dissemblables. L'une toute sagesse, l'autre douée d'une humeur de jeune poulain qui lui fait commettre mille actions hautement répré- hensibles.

Du moins est-ce ainsi que la mère, et surtout les tantes de Polly jugent ses incartades. Maître Evans ne partage aucunement ces opinions pessimistes. Pour lui, sa ben- jamine a toujours raison. Il n'est que d'aller se réfugier

entre les formidables remparts de ses genoux pour trou- ver asile tiède et sûr, abri même contre les sombres pro- nostics des tantes Pearson.

Les reparties mutines de l'enfant le comblent d'aise : — Je ne sais où elle va chercher tout ce qu'elle raconte,

déclare M. Evans ravi, mais je n'ai jamais rien entendu de pareil. Cette petite a le raisonnement d'un homme.

— Il serait souhaitable qu'elle eût un peu moins de raisonnement et plus d'obéissance, répond l'aînée des Pearson, sur le ton d'un dogue à qui l'on voudrait prendre son os. Si cela continue, elle ne fera pas honneur à sa famille, j'en ai peur...

C'est une grande femme sèche, rèche, toute en arêtes, bardée de vertu, de principes inflexibles et pourvue d'un caractère atrabilaire, sous lequel plie son mari, homme timide.

En sa qualité d'aînée, elle entend régenter ses cadettes — et même leurs époux, — selon les seules vérités Pear- son qu'elle tient pour intangibles.

— Eh bien ! ne vous mettez pas en souci pour la petite, répond maître Evans. Elle a aussi bon cœur que bonne tête, et si je n'ai pas dans l'idée de la châtier pour des peccadilles, c'est qu'elle n'a pas mauvaise intention ; quand elle fait mal, elle en a regret.

— A ce compte, tout lui est permis, même de manquer de respect à ses tantes. A votre place, loin d'être fier qu'elle soit raisonneuse, je m'en affligerais et je lui enlè- verais les livres des mains, car telle que je la vois, elle y apprendra plus de mauvais que de bon, c'est sûr !

Cette vue prophétique correspondait trop exactement aux sentiments intimes de Robert Evans pour qu'il n'en fût pas tombé d'accord. Mais précisément il suffisait que son irascible belle-sœur émît un avis pour qu'aussitôt l'opposé lui parût le seul désirable. Aussi résolut-il sur le champ de faire instruire Polly plus complètement que ses sœurs aînées.

— Je suis fâché de penser différemment, mais je crois qu'éveillée et fine comme est la petite, ce serait mal se comporter avec elle que de la contrarier avec les livres. J'ai même dans l'idée de l'envoyer à l'académie, aussitôt qu'elle sera en âge.

— Oh ! je sais bien que vous n'en ferez qu'à votre tête, sans consulter les personnes sensées qui seraient à même de vous conseiller. Mais je tiens à vous dire que, quand les malheurs seront arrivés, ce n'est pas sur moi qu'il faudra compter pour les réparer.

— C'est bon ; je n'ai besoin de personne. Et pour ce qui est des conseils, je préfère que chacun les garde en poche.

Ainsi à chaque visite. M Evans, aux premiers remous de l'inévitable bagarre, se donnait du champ, fort embarrassée de prendre parti entre sa sœur riche et sans progéniture, et son mari qu'elle aimait et hono- rait.

Les enfants, eux, fuyaient à l'approche de la redou- table tante. Du moins Isaac et Mary-Ann. Car la sage Chrissey, irréprochable à son habitude, l'accueillait en lui faisant la révérence.

Isey, réfugié dans quelque cachette, ne reparaissait que lorsque le char avunculaire avait disparu à l'horizon. Polly, trop petite encore pour le suivre à la course, grim- pait au grenier où, parfois, sa mère la découvrait tapie au fond d'une jarre à lait.

Dès lors il fallait abandonner tout espoir de se sous- traire à l'entrevue. Autant valait marcher sus à l'ennemi que de se voir honteusement traînée en sa présence.

Avant d'aborder l'adversaire, l'enfant indomptable embroussaillait ses cheveux d'une main violente, arra- chait les boutons de son tablier, le chiffonnait entre ses doigts comme si ces précautions eussent été nécessaires pour s'attirer les foudres de la harpie.

Un face-à-main braqué l'inspectait de pied en cap. Un

écrasant silence tombait . Puis, tournée vers Mrs Evans, l'aînée demandai t sur un ton d'insulte.

— Qu'est-ce que cette créature ? Ce n 'est pas ma nièce, je suppose. C'est quelque enfant des rues !

— Ah ! elle est bien méchante. Elle me fait beaucoup de peine... Elle me fera mour i r à petit feu.

Alors Polly sentait son cœur se serrer. Une houle profonde soulevait sa poitrine et, les yeux pleins de larmes, elle s'écriait :

— Oh ! maman, ne dites pas cela... Ça me fait trop mal et je vous aime tant !

— Mieux vaudrai t le prouver, intervenait une voix courroucée. Jamais encore, dans notre famille, il n'y eut enfant pareille. D'ailleurs j ' a ime mieux vous prévenir, ma sœur, qu'elle ne vient pas de notre côté avec ce teint brouillé, ces cheveux de bohémienne, ce caractère révolté et ce goût exagéré pour le pudding. Chez nous les filles ont toujours été dociles, de teint blanc, et ne se souciaient pas plus de pudding que d 'autre chose. C'est bien fâcheux, ma sœur, car telle que je la vois, je me demande ce que vous en ferez...

Foudroyée par l 'algarade, Polly courait se réfugier entre les jambes paternelles, avec l ' intention blessante de manifester ainsi le peu de cas qu'elle faisait d 'être retranchée de la lignée Pearson.

Avant de l 'emmener, M. Evans, mi-sérieux, mi- ironique, lançait sa flèche.

— En effet, la petite vient de mon sang, mais pour ce qui est du caractère, m'est avis qu'elle n'a pas à le regretter.

Sans daigner relever un tel propos, la dame tournai t son ire vers sa sœur :

— Ah ! vous avez sujet de vous lamenter , ma pauvre Christiana, et je vous plaindrais sincèrement si je ne vous avais donné, avant qu'il fût trop tard, les avertis-

sements nécessaires. Si vous m'aviez écoutée, vous auriez fait un tout autre mariage.

C'était toucher à un point sensible. Mrs Evans, quel que fût son respect pour l'aînée, n'était pas femme à sup- porter qu 'on at taquât son mari.

— Ma sœur, il faudra tirer de votre esprit que j 'a i regret d'avoir épousé M. Evans. C'est le meil leur h o m m e qui soit, et le plus estimable. Aucun autre ne m'eût donné pareil b o n h e u r . . Je reconnais qu'il est un peu vif, mais je n 'aurais pas grande opinion d 'un h o m m e qui laisserait met t re la main sur son fouet. Et pour ce qui est de l 'argent, c'est bel et bon d'en avoir la poche pleine, si elle est trouée. Et le beau plaisir d 'être assise dans une voiture à ressort auprès d ' un imbécile ! Autant vaudrai t chevaucher à rebours sur un âne.. . A bon entendeur, salut !

Après ces passes d 'armes, Polly, ivre de rage, montai t au grenier. Elle empoignait sa poupée qui, par suite d 'une horrible fiction, prenait soudain les traits détestés de sa tante. Elle la cognait violemment contre le m u r et à l ' instigation d 'un épisode biblique lui enfonçait des clous dans la tête. Elle ne lâchait cette victime expia- toire que lorsqu'elle entendait la voix bien-aimée d'Isey.

A l ' instant tout était oublié. L'univers changeait de visage, car Polly nourrissait pour son frère, de trois ans son aîné, une passion ardente et jalouse qui la plongeait dans la joie ou dans les tourments.

Isey, lui, n 'entend rien à ce besoin éperdu de ten- dresse. Il se laisse adorer avec la condescendance d 'un

pacha. Il souffre sur ses pas cette petite esclave, mais l'associe rarement à ses jeux. Un valeureux garçon tel que lui ne peut que mépriser une fille qui a peur des rats, des crapauds et des chauves-souris. Précisément tout ce qui l'intéresse, lui, dans le monde.

Elle n'est même pas bonne à empaler les vers sur l 'hameçon, quand il a bien voulu l ' emmener à la pêche. Elle craint de leur faire du mal ! Il a beau lui répéter que les vers ne sentent rien puisqu'i ls ne crient pas, et que d'ailleurs leur souffrance n'a aucune importance, une répugnance invincible la paralyse au moment de transpercer l'asticot.

Alors à quoi sert-elle ? A rien ! Même pas capable de faire claquer le fouet qu'Isey manie avec le brio d 'un charretier !

Le supplie-t-elle de l ' initier à cet art difficile : — Laisse-moi tranquille ! Tu ne pourras jamais . Tu

n'es qu 'une fille, répond-il dédaigneusement. Ah ! que ne donnerait-elle pour porter culotte et

devenir digne d 'acquérir toutes les merveilleuses connais- sances de son frère !

Elle s 'applique à lancer des pierres comme lui, mais alors que celles d'Isey atteignent parfois leur but , les siennes, par suite de quelque fatale loi de balistique, vont immanquablement frapper une cible imprévue, telle qu 'une vitre, un passant, voire une de ses tantes.

— Tu n'es qu 'une sotte et une niaise. Je ne jouerai jamais plus avec toi ! prononce Isey.

Sur ce terrible verdict, Polly, le cœur ravagé, court s'isoler dans le grenier, retrouve la poupée martyre qui, cette fois, prend la figure du cruel Isey, mais d 'un Isey pataud, débile, son cadet de quatre ans. Elle la serre éperdu ment dans ses bras, la dorlote, met un pansement sur les mille plaies du visage de bois. Elle lui parle des heures durant , l 'étreint farouchement, l 'âme débordante de tendresse affligée.

Parfois elle se réfugie au moulin qui abrite un pays fabuleux. L'air ici embaume la fa r ine fraîche ; on est assourdi par le bruit de la roue et le ronronnement de la meule. C'est hallucinant, magique et charmant .

Tout est blanc, comme sous une neige éternelle : les

choses, le meunier, les bêtes elles-mêmes. Les araignées poudrées à frimas plongent Polly dans des rêveries pro- fondes. Elle se demande « si elles ont des parentes hors du moulin. » Dans ce cas, quels conflits dans les rapports de famille ! Une araignée dodue, accoutumée à déguster des mouches bien enfarinées, doit être pleine de dédain pour la table d 'une cousine qui lui sert sa mouche « au naturel ». Et ces dames ne doivent pas manquer d 'échanger des propos aigres-doux, rappelant singu- l ièrement ceux des tantes Pearson.

Le grand plaisir, c'est de g r imper au grenier du moulin où s 'entassent des montagnes de blé, sur lesquelles il est si amusant de se laisser glisser indéfiniment.

Le retour à la maison, cheveux, visage, vêtements imprégnés de farine, le fond de son petit pantalon sacrifié aux ivresses du tobogan, déchaîne les lamen- tations : c'est un moment assez pénible. Mais si papa Evans est là, les choses prennent un tour moins tra- gique ; son bon gros rire à la vue de cette meunière improvisée est une grande consolation.

La pluie amène la revanche de la dédaignée ! Adieu, les plaisirs champêtres ! Rien que des amusements auxquels une fille peut participer, s ingulièrement la lecture. Sur ce terrain, master Isey n'est pas très bri l lant ! Il considère les livres, en bloc, comme des objets inutiles et même assommants. Il lui a suffi de tâter de la gram- maire et de l 'ar i thmétique pour s'en convaincre défini- tivement.

Polly a des vues opposées et dévore les ouvrages que son père rapporte de la ville, comme suite à l 'algarade récente. M. Evans les achète « d'occasion ». C'est l 'état

de la reliure, l 'aspect plus ou moins engageant du volume qui guide son choix. Aussi les lectures de Polly sont-elles singulièrement variées. Elles vont de l'Histoire du Diable, par Daniel de Foë, aux Fables d'Esope, en

passant par Comment se divertir en Société et un recueil de Contes galants.

Le bonheur de Polly serait de faire profiter son frère de la science ainsi acquise.

Malgré mainte rebuffade, elle ne se lasse point ; elle s 'approche t imidement , les joues en feu :

— Ne serais-tu pas bien aise, Isey, d 'entendre une histoire de kangourous ?

— Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, petite nigaude ? Les kangourous, ça n'existe pas.

— Oh si, Isey, j 'ai lu qu' i l y a des pays où l 'on trouve des kangourous comme ici des lapins.

— Tout ce qu'il y a dans les livres, c'est des bêtises. Et puis tu m'ennuies avec tes kangourous. Tu vois bien que tu me déranges, je suis en train de faire un piège pour les rats.

— Oh ! Isey, si tu voulais bien faire un piège pour at traper les kangourous, c'est ça qui serait amusan t !

— Que tu es ridicule, ma pauvre petite. Tiens, tu me fais t romper avec tes niaiseries. Va-t'en ! quand tu es là, je ne peux pas travailler sérieusement.

Ainsi s'achevait chacune de ses tentatives et la journée entière en était assombrie.

Qu'Isey eût une opinion arrêtée sur les livres en général et les kangourous en particulier, passe encore ! Mais qu' i l la considérât, elle, comme une sotte, toujours importune, voilà ce qui lui causait une peine indicible.

Déjà, si jeune, elle connaissait la pire souffrance : n'être pas aimée de l 'aimé.

Polly fit, à cinq ans, ses premières armes dans un peti t pensionnat d'Attleboro. Sa vive intelligence lui valut déjà des conquêtes parmi ses maîtresses et ses compagnes, mais elle eut beaucoup à souffrir du froid. L'unique

cheminée de la vaste salle d 'étude devait dispenser la chaleur à tout un essaim de bambines. Elle leur prodi- guait sur tout des rhumes, dont l 'enfant devait être affligée sa vie durant .

Sa plus terrible épreuve était la peur. Comme elle était la plus petite élève, elle devait, le soir, aller se coucher avant les autres et ne parvenait pas à s 'endormir dans le dortoir que visitaient la lune et les fantômes. Ses folles terreurs remplissaient son âme d 'une « épouvante t remblante » qui, fut la tor ture de son enfance.

Le samedi suspendait ses misères, amenan t le retour à Griff-House, où Isey parfois, venant de son collège, rejoi- gnait ses sœurs.

Polly écoutait avec un bonheur ineffable tout ce que racontait le frère bien-aimé. Il ne se faisait pas faute de narrer ses prouesses athlétiques et ses succès moins transcendants en algèbre et en grammaire latine.

Quelle joie de parcourir avec ce héros chaque coin familier du domaine : le jardin, les prés, les étables, la laiterie sur tout , où l 'on faisait bombance de crème fraîche.

Pour son dixième anniversaire, Isey reçut de son père, en présent un poney. Un poney vivant, en chair et en os, avec un joli toupet sur le front qui lui donnait comme un air de famille avec Polly.

D'abord elle partagea la joie délirante de son frère. L'innocente n'avait pas compris que l ' intrusion de ce nou- veau favori marquai t la fin de leur intimité.

Désormais, Isey oubliait qu'il eût une sœur. Le poney avait pris toute la place et, seules, les randonnées loin- taines, sur son dos, avaient du charme.

Première grande désillusion : son frère lui préférait un cheval.

Alors elle se replia sur elle-même. Sa jeune âme, un peu, se ferma. Elle chercha l 'apaisement dans la lecture,

relisant indéfiniment les mêmes livres. Un jour elle commença un roman de Walter Scott, Waverley, prêté à sa sœur. A peine en avait-elle dévoré la moitié qu'il fallut le rendre. Gros désappointement. Comment t romper sa peine ?

Après de longues réflexions, elle découvrit qu'il est une chose mille fois plus divertissante encore que lire les livres, auprès de quoi tous les autres plaisirs sont fades. L'enfant pri t son cahier, imagina une suite au récit inter- rompu et passa des heures délicieuses à la rédiger.

C'est ainsi qu'à hui t ans elle écrivit son premier roman.

II

PREMIER ESSOR

Maître Evans jugea le momen t venu de faire donner à sa Polly une éducation digne de l ' intelligence exception- nelle que tous reconnaissaient en elle. Il l'envoya, dès neuf ans au pensionnat de Nuneaton, petite ville toute proche.

L'une des maîtresses de l ' institution, miss Lewis fut

frappée par les dons hors de pair de cette nouvelle élève à tête de Méduse. Ces beaux yeux d'ardoise où brille une f lamme si vive, ce large front n 'annoncent-ils pas une élue du Seigneur, une « prédestinée ».

Car miss Lewis est fortement pénétrée du dogme calviniste. Apôtre convaincue, elle va mettre tous ses soins à épanouir en Dieu l 'âme vierge qui lui est confiée.

Les aspirations passionnées de Marian — c'est ainsi qu'elle signe désormais — trouveront-elles suffisante pâture dans de froides doctrines, d 'arides pratiques de piété, de monotones observances ?

Quel que soit le grain tombé en terre meuble et fertile, il y germe, se développe, devient plante robuste qui portera son fruit.

Il n'est pas d'exemple d 'un cerveau d'élite qui, recueil- lant chaque jour la parole édifiante, ne traverse une crise

d'ardent mysticisme. Plus brû lan t est le sang, plus aiguë la sensibilité, et plus véhément retentit au fond de l'être l 'obscur appel des anxiétés humaines.

Mais les sentiments exaltés sont rarement durables. Peu

à peu, à l 'achoppement de la vie, au heur t d 'esprits affranchis, à la lecture des livres d'exégèse, les doutes naîtront, le sens crit ique s'éveillera, et que restera-t-il bientôt des aspirations premières ?

Avec cette belle ardeur des néophytes, Marian se laissera entraîner, emporter vers les sublimes clartés. Comme elle a l'aile plus longue et plus preste que son guide, elle ira plus loin, plus haut .

Trop loin, trop haut . Fascinée par la vision radieuse, elle voudra l 'atteindre, et ne rencontrera qu 'un mirage, un rêve. Ses paupières se fermeront, ses ailes se replie- ront, et ce sera la chute verticale de la colombe frappée en plein ciel...

Longtemps, bien au-delà du pensionnat, miss Lewis restera le conseil, le directeur de conscience à qui l 'on confesse ses doutes, ses fautes. Mary-Ann lui écrira plus tard : « Vous êtes celle qui a su le mieux comprendre m a faiblesse et sympathiser avec mes affections si ardentes et si aisément conquises ».

Tout cela ne va pas sans amour. Elle a la sève trop vive pour pouvoir estimer, respecter, suivre, sans aimer. Toquade, embal lement de jeune fille ? Peut-être, mais quelle est celle qui n'a pas connu de tels enthousiasmes ?

L'enseignement de Nuneaton est élémentaire. Marian Evans en a bientôt fait le tour. Il lui semble « tenir dans

sa main l 'extrême bout de mille fils tout au long desquels se déroule la science. » Ce n'est pas ici qu'elle pourra dévider plus outre l'écheveau.

C'est dans l ' importante et légendaire cité de Coventry, chez le docte ministre baptiste Franklin. Ses deux filles dirigent un pensionnat renommé.

Si l 'ambiance est à peu près la même, la ferveur reli- gieuse de miss Lewis n'était que petite piété au regard de celle des demoiselles Franklin.

Ici on veut adminis t rer le baptême, non pas aux marmots inconscients, mais aux adultes, capables d 'apprécier la consécration. Le Christ n'en donna-t-il pas l 'exemple, lorsqu'i l le reçut, au Jourdain, des mains de Jean ?

On professe une religion exaltée ; on est saturé de textes bibliques ; on mène incessant combat contre le Malin. On affecte un détachement total des joies terrestres. On est immatériel , au tant que l ' ingrate et pourrissable enveloppe charnelle le permet. On frôle, on touche la perfection. On est grave ainsi qu'il sied aux bienheureux détenteurs de l 'unique Vérité. On ne rit, ni ne sourit jamais .

Mary-Ann, au contact de l'édifiante famille Franklin, est saisie de frissons incoercibles, d 'un grand froid et d 'une étrange fièvre.

Elle est à l'âge où l 'âme des jeunes filles s 'émeut avec leur chair. Une terrible angoisse crie au dedans d'elle. Elle se croit maudite. Elle va peut-être devenir folle. Elle voudrait mourir . C'est le salut.

Elle le trouvera dans le mépris des joies terrestres. Pour orienter sa vie quatre points cardinaux la guideront parmi les ténèbres du monde : Foi, Renoncement, Perfection, Piété.

Marian écoute passionnément. Elle essaie de com- prendre, d ' imiter, et, à mesure qu'elle s'élève, qu'elle s 'abandonne, que sa ferveur devient plus intense, elle se sent comme délivrée de l 'atroce oppression.

L'anxiété de ses nuits se dissipe, dès lors qu'elle peut