la théorie platonicienne des idées et sa critique par aristote · 2019-10-17 · iii résumé ce...

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La théorie platonicienne des Idées et sa critique par Aristote Mémoire Francis Lacroix Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Francis Lacroix, 2014

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  • La théorie platonicienne des Idées et sa critique par Aristote

    Mémoire

    Francis Lacroix

    Maîtrise en philosophie

    Maître ès arts (M.A.)

    Québec, Canada

    © Francis Lacroix, 2014

  • iii

    Résumé

    Ce mémoire a dřabord pour but de présenter la théorie platonicienne des Idées, pour

    ensuite évaluer si, et le cas échéant dans quelle mesure, sa critique par Aristote est

    justifiée. À cette fin, nous avons tenté de bien comprendre la théorie des Idées à travers

    les différents dialogues de Platon. Nous avons par la suite identifié certaines critiques

    quřAristote a adressées à son maître en Métaphysique A, et évalué chacune dřentre

    elles en tentant dřoffrir une réponse appropriée à partir des dialogues de Platon. Nous

    concluons de ce débat entourant la théorie des Idées quřil faut maintenir lřhypothèse

    des Idées, malgré les difficultés considérables quřelles laissent subsister.

  • v

    Tables des matières

    Résumé ........................................................................................................................................ iii

    Tables des matières ...................................................................................................................... v

    Remerciements ........................................................................................................................... vii

    Introduction .................................................................................................................................. 1

    1. La théorie platonicienne des Idées ................................................................................ 5

    1.1. Les premiers dialogues ........................................................................................................... 5

    1.1.1. Les dialogues concernés ................................................................................................ 5

    1.1.2. La recherche de lřen soi dans les premiers dialogues ............................................... 6

    1.2. Les dialogues de maturité et les dialogues de vieillesse .................................................... 7

    1.2.1. La quête de stabilité ....................................................................................................... 8

    1.2.2. La participation du sensible à lřintelligible .............................................................. 14

    1.2.3. La séparation des Idées ................................................................................................ 20

    1.3. Les Idées ...................................................................................................................................... 25

    1.3.1. LřIdée entre εἶδνο et ἰδέα ................................................................................................... 25

    1.3.2. Définition de la Forme et de lřIdée chez Platon ............................................................. 34

    1.3.3. La participation des Formes entre elles ........................................................................... 35

    1.4. La théorie platonicienne des Formes .................................................................................. 37

    1.4.1. Le démiurge du Timée comme intermédiaire entre le monde sensible et les

    Formes ........................................................................................................................................ 37

    1.4.2. Le statut de lřIdée du Bien dans la République ........................................................ 41

    1.4.3. Les Formes des artefacts ............................................................................................. 45

    1.4.4. La théorie des principes en perspective des agrapha dogmata ............................. 48

    2.0. La critique aristotélicienne des Formes platoniciennes ............................................ 57

    2.1. Lřargument des sciences ...................................................................................................... 58

    2.1.1. Exposition et analyse des arguments des sciences ......................................................... 58

    2.1.2. Objections aristotéliciennes sur lřargument des sciences ............................................. 62

    2.2. Lřargument de lřunité dřune multiplicité ........................................................................... 73

    2.2.1. Les objections dřAristote sur lřargument de lřunité dřune multiplicité ................ 73

    2.3. Lřargument des objets de la pensée .................................................................................... 78

    2.3.1. Lřobjection dřAristote : le problème des choses périssables ................................. 78

    2.4. Lřargument des relatifs ........................................................................................................ 80

    2.5. Lřargument du troisième homme ........................................................................................ 84

  • vi

    2.5.1. Lřhistorique de lřargument du troisième homme au XXe siècle .......................... 84

    2.5.2. Présentation de lřargument ......................................................................................... 85

    2.5.3. G. Vlastos et le troisième homme ............................................................................. 88

    2.5.4. Platon est-il vulnérable à lřargument du troisième homme ? ................................ 95

    Conclusion .................................................................................................................................. 99

    Bibliographie ............................................................................................................................ 101

  • vii

    Remerciements

    Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Jean-Marc Narbonne, pour ses conseils

    et son suivi, ainsi que mes correcteurs Bernard Collette et Claude Lafleur. Jřexprime

    également ma gratitude envers la Faculté de philosophie de lřUniversité Laval, qui mřa

    dispensé une formation de qualité tout en mřapportant un soutien humain,

    administratif et financier.

  • 1

    Introduction

    La théorie platonicienne des Idées développe une conception épistémologique inédite en

    reportant lřessence des choses dans une sphère intelligible. Toute théorie de la connaissance

    en vient nécessairement à se positionner sur la quiddité des objets dont elle traite, et cřest

    de ce questionnement que surgissent les notions de forme et dřidée qui sřavèrent

    fondamentales pour notre compréhension de lřessence. On ne peut espérer comprendre ces

    termes sans prendre le problème à la racine, cřest-à-dire sans sřintéresser à Platon et à

    Aristote, le premier ayant proposé une théorie des Formes intelligibles, le deuxième, tenté

    de contredire la théorie de son maître, et élaboré ainsi une toute nouvelle conception de

    lřeidos. Il nous faut donc analyser ce débat antique pour espérer mieux saisir les enjeux

    entourant le problème de lřessence.

    Nous souhaitons dřabord mieux comprendre le débat platonico-aristotélicien parce quřil

    représente la source la plus ancienne et la plus utilisée pour la question de lřessence. Nous

    pourrions bien sûr remonter plus loin, mais les fragments des présocratiques qui nous sont

    parvenus ne représentent quřimparfaitement la pensée de ces initiateurs géniaux. Par

    ailleurs, la théorie platonicienne des Idées est en partie responsable de la querelle des

    universaux au XIIe siècle et de beaucoup dřautres questionnements, au Moyen Âge comme

    plus tard. Le réalisme platonicien conserve une importance notable pour quiconque veut se

    positionner sur lřeidos. Plus près de nous, Edmund Husserl a critiqué la théorie de Platon

    aussitôt après avoir exposé sa propre conception de lřeidos1. On ne peut par ailleurs passer

    sous silence lřinfluence du platonisme en esthétique. En effet, le réalisme platonicien mène

    à la condamnation des arts en République, 605 C-D, et les successeurs de Platon ont

    sévèrement condamné celle-ci. Peu importe si les interprétations postérieures représentaient

    véritablement la pensée de Platon, cette condamnation a tout de même joué un rôle

    important, fut-il négatif, sur lřesthétique et les beaux-arts en général, comme le note

    justement E. Panofsky : « il nřen demeure pas moins légitime de désigner la philosophie de

    1 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Tome

    premier : Introduction générale à la phénoménologie pure, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 2008, p. 72-75,

    § 22.

  • 2

    Platon, sinon comme une ennemie déclarée de lřart, du moins comme une philosophie

    étrangère à lřart ; cela se comprend du fait que presque toute la postérité Ŕ cřest le cas

    notamment de Plotin Ŕ a retenu de ses nombreuses attaques contre les arts « mimétiques »

    la leçon dřune condamnation générale de lřart plastique comme tel »2. La question de

    lřeidos demeure donc essentielle à bien des égards, et en comprendre le point de départ

    permet de mieux saisir tout un pan de la philosophie occidentale. Aussi pensons-nous que

    la théorie platonicienne des Idées jumelée à sa critique par Aristote trouvent en elles-

    mêmes leur pertinence pour la théorie de la connaissance. En effet, il nous semble bien que

    lřessentiel du problème se trouve déjà chez ces auteurs, et quřil ne sřagit pas simplement

    dřun outil pour aborder des théories postérieures. En saisissant bien cet enjeu, nous aurons

    déjà la majorité des réponses à nos questions sur lřessence.

    En ce qui concerne plus spécifiquement notre recherche, certains choix doivent être

    expliqués. On ne peut selon nous critiquer la théorie platonicienne des Idées sans

    préalablement bien cerner cette même théorie. Cřest pourquoi la première partie de notre

    exposé traite uniquement des Idées platoniciennes. Nous avons par ailleurs remarqué que la

    plupart des commentateurs concevaient la théorie des Idées comme soumise à une

    constante évolution à travers une chronologie de dialogues bien spécifiques. Les

    commentateurs choisissaient donc de présenter cette même théorie dialogue par dialogue, et

    il devenait difficile de comprendre celle-ci comme un ensemble. Évidemment, on constate

    une différence de ton à travers les dialogues, qui sřexplique possiblement par des écarts.

    Les premiers dialogues ne mettent pas lřaccent sur la théorie des Idées et il semble tout à

    fait légitime de penser que Platon nřavait pas encore élaboré celle-ci. Nous ne voulons pas

    trop sřaventurer du côté de la chronologie des dialogues, puisque notre but sera de présenter

    la théorie des Idées comme un tout, mais on ne peut échapper totalement à cette question.

    En effet, on trouve des différences entre les dialogues, qui font état dřune certaine évolution

    dans la pensée de Platon. Cependant, nous ne pouvons sřassurer de la place de chacun des

    dialogues lorsque nous tentons dřy établir un ordre chronologique. Cřest pourquoi on

    divisera plutôt lřœuvre de Platon en trois grandes sections : les écrits de jeunesse, la période

    de maturité et les dialogues de vieillesse. Nous tenterons de comprendre chacune de ces

    2 E. PANOFSKY, Idea, trad. par H. Joly, Paris, Gallimard, 1989, p. 18.

  • 3

    périodes comme un ensemble pouvant expliquer les théories des Idées, plutôt que de

    concentrer nos efforts sur un dialogue à la fois.

    Nos premières analyses nous mèneront à tenter de comprendre deux enjeux primordiaux

    chez Platon, à savoir la participation et la séparation entre le sensible et lřintelligible. Nous

    ne saurions définir les Idées sans dřabord bien comprendre ces deux notions. Pour notre

    part, nous tenterons de montrer que la séparation des deux sphères ne sřopère pas de façon

    aussi radicale que nous pourrions le penser. Après ces considérations, nous pourrons

    entreprendre de définir les Idées. Dřabord, tout lecteur assidu de Platon remarque

    lřambiguïté dans laquelle se trouvent les termes εἶδνο et ἰδέα. Nous devrons donc se

    positionner sur cette question, qui a été une découverte pour nous. Ces distinctions ne

    servent malheureusement pas notre deuxième partie sur la critique aristotélicienne. Le

    Stagirite ne semble pas faire attention à cette nuance entre les deux termes, mais nous

    croyons que celle-ci aide à mieux comprendre la théorie des Idées, et cřest pourquoi elle se

    retrouve ici. Après avoir bien défini les Idées mieux distingué celles-ci des Formes, il nous

    sera plus aisé de comprendre que le lieu intelligible auquel on se réfère représente des

    Formes. Nous présenterons une vue dřensemble de cette théorie des Formes intelligibles.

    Finalement, Aristote mentionne lřexistence des agrapha dogmata et on ne peut passer sous

    silence les débats autour de ces enseignements non écrits. Nous soutenons quřil existait bel

    et bien des enseignements non écrits chez Platon et que ceux-ci apportaient quelque chose

    de nouveau par rapport aux dialogues. Cependant, retrouver le contenu des agrapha

    dogmata nous semble difficilement réalisable. Cřest pourquoi nous tenterons de répondre

    aux critiques dřAristote avant tout à lřaide des dialogues, qui offrent la plupart du temps

    des justifications satisfaisantes. Ce dernier aspect de la théorie platonicienne servira de

    transition à notre deuxième partie.

    En ce qui concerne notre deuxième partie, précisons dřentrée de jeu que notre enquête se

    limitera aux cinq grands arguments relevés en Métaphysique, A, 9 et développés par

    Alexandre dřAphrodise dans son Commentaire à la Métaphysique. Nous nommons ces

    arguments de la façon suivante : 1. lřargument des sciences ; 2. lřargument de lřunité dřune

    multiplicité ; 3. lřargument relatifs aux idées des choses périssables ; 4. lřargument des

    relatifs ; 5. lřargument du troisième homme. Il existe cependant dřautres critiques,

  • 4

    notamment aux livres M et N, mais celles-ci comportent des difficultés dřinterprétation

    considérables. En effet, Aristote ne précise pas toujours à qui il sřadresse, et la théorie de

    Platon dépeinte par le Philosophe ne trouve pas de réponse dans les dialogues. Nous

    pourrions être tenté de se tourner du côté des agrapha dogmata, mais notre investigation

    demeurerait alors de lřordre de lřhypothèse. Cřest pourquoi nous préférons demeurer sur un

    terrain connu, puisque celui-ci répond à notre objectif. Nous souhaitons, au terme de cette

    recherche, bien maîtriser la théorie platonicienne des Formes et comprendre certaines

    critiques qui lui sont adressées, ce qui permettra également de mieux saisir la pensée

    dřAristote. Dans le présent mémoire, on ne cherchera donc pas à fonder de nouvelles

    découvertes. Si, au terme de notre exposé, nous faisons preuve dřune bonne maîtrise de la

    théorie platonicienne des Formes et de ces cinq critiques, nous aurons réalisé notre objectif.

  • 5

    1. La théorie platonicienne des Idées

    1.1. Les premiers dialogues

    1.1.1. Les dialogues concernés

    De nombreux commentateurs ont déjà tenté dřétablir une chronologie des dialogues

    platoniciens3. Il nous semble impossible dřétablir un ordre déterminé, étant donné que

    lřanalyse linguistique nřa pas été en mesure de démontrer une cohérence assurée dans les

    dialogues de jeunesse4. Cependant, il ne nous apparaît pas nécessaire dřinstaurer une

    chronologie pour notre démonstration. Nous pensons plutôt quřil faut prendre les

    premiers dialogues comme un ensemble ayant un but didactique précis, peu importe sřil

    sřagit réellement des premiers dialogues écrits par Platon. Les premiers dialogues qui

    suscitent le plus dřintérêt pour notre sujet sont les suivants : lřEuthyphron, le Lachès, le

    Charmide, le Lysis, lřHippias Majeur5 et le Ménon

    6, auquel on se référera en guise de

    transition vers la période de maturité.

    3 D. ROSS, Plato’s Theory of Ideas, London, Oxford University Press, 1966, p. 2, fait un très bref recensement

    de lřordre prescrit par certains auteurs (Arnim, Lutoslawski, Raeder, Ritter, Wilamowitz). Cf. aussi

    L. BRANDWOOD, The Chronology of Plato’s Dialogues, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, qui

    fait une étude très complète sur la question. Celui-ci analyse la position de nombreux commentateurs et en fait

    une critique détaillée, notamment en regard de la stylométrie. 4 Ibid., p. 252-253. Dans sa conclusion, Brandwood affirme quřon peut en dire très peu sur les premiers

    dialogues et que lřanalyse linguistique ne montre pas de régularité précise. 5 « Those [are] the earlier dialogues which throw light on the theory of Ideas ». D. ROSS, op. cit., p. 10. On ne

    considérera pas le Second Alcibiade, même si celui-ci rencontre ce critère, puisquřil sřagit dřun dialogue

    douteux. De plus, on se contentera de relever les passages les plus marquants pour notre propos pour éviter les

    répétitions inutiles. 6 Le découpage de Ross sřeffectue à partir des trois voyages de Platon en Sicile, ce qui place le Ménon dans la

    première période, soit avant le premier voyage du philosophe (le Gorgias serait ainsi placé tout à la fin de

    cette période, mais les commentateurs ne sřentendent pas). Ibid., p. 10. Voir aussi L. ROBIN, Platon, Paris,

    Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1997 [1907], p. 30. Comme notre entreprise ne cherche pas à

    établir une chronologie attestée, on classe le Ménon dans les premiers dialogues puisque son intérêt didactique

    demeure similaire à ces derniers.

  • 6

    1.1.2. La recherche de l’en soi dans les premiers dialogues

    Dans les premiers dialogues, Platon cherche fréquemment à définir un terme précis, à

    trouver « lřidée » dřune notion7. À ce sujet, lřEuthyphron retient particulièrement notre

    attention. Pour définir le pieux, Euthyphron énumère des choses particulières et Socrate

    lui répond alors : « Rappelle-toi donc : je ne třai pas invité à me faire connaître une ou

    deux de ces nombreuses choses qui sont pieuses, je třai demandé quel est précisément le

    caractère générique (ηὸ εἶδνο) qui fait que toutes les choses pieuses sont pieuses. Car tu

    as déclaré, je crois, quřil existe bien un caractère unique (µηᾷ ἰδέᾳ) par lequel toute chose

    impie est impie et toute chose pieuse est pieuse »8. Socrate cherche ici le caractère

    essentiel de la piété, ce qui se confirme en considérant lřHippias Majeur. Dans ce

    dialogue, Hippias, à lřinstar dřEuthyphron, nomme des choses belles, telles quřune

    marmite et une jeune vierge et nřarrive pas à définir le Beau. Pourtant, répond Socrate,

    ces choses particulières ne sont rien si on les compare à la race des dieux. On trouve

    donc des choses plus belles que dřautres, et cřest ainsi que Socrate démontre à Hippias

    quřil faut se questionner non pas sur des exemples du beau, mais sur « le beau en soi

    (αὐηὸ ηὸ θαιὸλ) »9. Cette recherche de lřen soi, récurrente chez Platon, guide les

    dialogues qui nous intéressent10

    et Socrate prend bien soin de ramener son interlocuteur

    sur cette piste lorsquřil donne des exemples du terme à définir.

    7 D. ROSS, op. cit., p. 11.

    8 PLATON, « Euthyphron », trad. et comm. par M. CROISET, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Les Belles

    Lettres, 1925, p. 190, 6 D-E. On remarque que les deux termes désignant communément lř « Idée » se

    retrouvent dans cette phrase et marquent un aspect unique, qui permet de distinguer le pieux de lřimpie. Il ne

    sřagit cependant pas dřune constante dans les premiers dialogues. Dans le Charmide, par exemple, on

    retrouve le terme εἶδνο pour désigner positivement le visage ou lřapparence dřune personne, se rapprochant

    ainsi du mot « beauté » (voir 154 D). Le terme ἰδέα sřutilise aussi de cette manière en 157 D, 158 B et 175 D.

    Cf. M.-A. GAVRAY, « Lřhéritage des notions dřEidos et dřIdea chez Platon », dans B.COLLETTE-DUĈIĆ et B.

    LECLERCQ (éd.), L’Idée de l’idée, Louvain, Éditions Peeters, 2012, p. 17-46 et J.-F. PRADEAU, « Les formes et

    les réalités intelligibles. Lřusage platonicien du terme εἶδνο », dans Platon. Les formes intelligibles (dir. J.-F.

    PRADEAU), Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 17-54 pour des études plus approfondies. Nous

    reviendrons sur ces articles lorsquřil sera question des distinctions entre εἶδνο et ἰδέα. 9 PLATON, « Hippias Majeur », trad. et comm. par A. CROISET, dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Les

    Belles Lettres, 1956, p. 18-19, 288 D Ŕ 289 B pour le résumé et 289 C pour la citation. 10

    D. ROSS, op. cit., p. 11. Cf. P. NATORP, Plato’s Theory of Ideas. An Introduction to Idealism, Sankt

    Augustin, Academia Verlag, 2004, p. 54-55.

  • 7

    Selon Ross, cřest dans le Lachès quřapparaît le plus clairement la théorie des Idées11

    :

    « Socrate Ŕ Ma question portait sur la nature du courage et de la lâcheté. Essaie

    maintenant de me dire, à propos du courage dřabord, ce quřil y a dřidentique dans toutes

    ses formes (ηί ὂλ ἐλ πᾶζη ηνύηνηο ηαὐηόλ ἐζηηλ) »12

    . Dans toutes les actions courageuses,

    on trouverait un certain universel qui ferait en sorte que celles-ci sont courageuses, ce

    qui suggère une première théorisation de lřIdée, bien que cette notion ne soit pas encore

    très développée. Il sřagirait néanmoins dřune anticipation de la théorie des Idées, qui

    sera déployée dans les dialogues de maturité, pour atteindre son apogée dans les

    dialogues de vieillesse.

    1.2. Les dialogues de maturité et les dialogues de vieillesse

    Plusieurs enjeux de la théorie des Idées sont abondamment discutés dans les dialogues de

    maturité. Platon paraît ainsi tenter de comprendre ce quřimplique lřexistence des réalités en

    soi. Le Ménon et le Cratyle, tous deux à cheval entre les premiers dialogues et la période de

    maturité, semblent bien introduire les motifs qui ont poussé Platon à établir une réalité

    supérieure. Ensuite, le philosophe tente vraisemblablement de montrer les conséquences

    dřune telle théorie, notamment en discutant de la participation (κέζεμηο) dans le Phédon et

    le Banquet. Suivront entre autres lřIdée du Bien de La République et les apories du

    Parménide, introduisant une période éléatique, pour en arriver aux dialogues plus tardifs. Il

    conviendra de sřarrêter sur toutes ces notions afin de bien comprendre la théorie

    platonicienne des Idées.

    11

    « The seeds of the theory of Ideas appear more definitely in the Laches ». D. ROSS, op. cit., p. 11. 12

    PLATON, « Lachès », trad. et comm. par A. CROISET, dans Œuvres complètes, tome II, p. 108, 191 E.

  • 8

    1.2.1. La quête de stabilité

    Aux dires dřAristote, Platon aurait fortement été marqué par lřhéraclitéisme de Cratyle13

    ,

    celui-là même que lřon retrouverait dans le dialogue portant ce nom14

    . La thèse

    héraclitéenne, exposée de façon très superficielle, consisterait à affirmer quřon ne peut rien

    prouver par le biais du sensible, celui-ci étant en devenir perpétuel15

    . Le devenir étant

    toujours autre, il faut trouver ce qui nous permet de poser une certaine stabilité pour

    pouvoir ainsi connaître les choses sensibles. Cřest bien ce que font le Ménon et le Cratyle,

    lřun en proposant la théorie de la réminiscence, lřautre en fondant lřidentification des

    choses dans le ιόγνο, thèse dřailleurs très héraclitéenne16

    . Lřimpasse dans laquelle se

    trouve Platon dans ces dialogues semble être la suivante : si le monde sensible est en

    constant changement, la connaissance de celui-ci demeure non seulement impossible, mais

    encore toute connaissance est impossible, puisque nous sommes nous-mêmes des êtres

    sensibles. Comment donc la connaissance serait-elle possible ?

    Le but du Ménon semble à première vue le même que celui des premiers dialogues. On

    tente encore dřy définir un terme, cette fois-ci la vertu, et Socrate demande à son

    interlocuteur de lui apprendre ce dont il sřagit. Cependant, à la différence des autres

    dialogues socratiques, le Ménon se poursuit sur une note un peu plus positive17

    . En effet, au

    lieu de quitter Socrate dans lřembarras, lřinterlocuteur décide plutôt de prolonger le

    dialogue, ce qui mènera au paradoxe du Ménon : « Et de quelle façon chercheras-tu,

    13

    « Dès sa jeunesse, Platon, étant devenu dřabord ami de Cratyle et familier avec les opinions dřHéraclite,

    selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être objet de science,

    demeura par la suite fidèle à cette doctrine ». ARISTOTE, Métaphysique, Tome I, trad. et comm. par J. TRICOT,

    Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2003, p. 53, A, 6, 987 a 31-35. 14

    Cratyle dit lui-même quřil « préfère de beaucoup lřopinion dřHéraclite », ce qui en ferait un disciple

    indirect du présocratique. PLATON, « Cratyle », trad. et comm. par L. MÉRIDIER, dans Œuvres complètes,

    tome V – 2e partie, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 137, 440 D-E.

    15 Les fameux fragments DK 12, 49a et 91 portent sur lřidée quřon ne peut se baigner deux fois dans le même

    fleuve. Outre ceux-ci, le fragment DK 123 : « la nature aime à se cacher », et le « Πάληα ῥεῖ » que lřon

    retrouve dans le Cratyle en 440 C, rendent cette idée. M. CONCHE, Héraclite, fragment, Paris, Presses

    Universitaires de France, 1986, p. 467, propose dřajouter ce fragment aux DK, et en fait le 136ème

    fragment

    dřHéraclite, puisquřon le retrouve à divers endroits, notamment dans le Commentaire de la Physique de

    Simplicius. 16

    Cf. M.-A. GAVRAY, « Métamorphose du Flux : Fleuve et Logos héraclitéens chez Platon », Revue philo.

    ancienne, 2005, XXIII, no. 1, p. 55-76, p. 67. La stabilité du fleuve chez Héraclite reposerait dans le fait que

    lřon peut nommer celui-ci. 17

    À partir de 80 A. « In other dialogues, Meno would at this point plead another engagement and walk off ».

    R.M. DANCY, Plato’s Introduction of Forms, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 218.

  • 9

    Socrate, cette réalité [ηνῦην] dont tu ne sais absolument pas ce quřelle est [ηνῦην ὃ κὴ νἶζζα

    ηὸ παξάπαλ ὅηη ἐζηίλ] ? Laquelle des choses quřen effet tu ignores, prendras-tu comme

    objet de ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu quřil

    sřagit de cette chose que tu ne connaissais pas ? »18

    . En somme, on ne peut chercher ce que

    lřon ignore, et ce que lřon sait, nul besoin de le chercher, puisquřon le connaît déjà19

    . Pour

    se sortir de ce paradoxe et en faire une sorte de faux dilemme, Socrate doit nécessairement

    proposer une hypothèse alternative : on sait ce quřest le beau, le bon, le juste, la vertu, etc.,

    mais on lřa oublié et il faut se le remémorer.

    Cette remémoration serait lřalternative proposée au paradoxe du Ménon. Cependant, pour

    sauver la connaissance, il faut encore quřune partie de nous échappe à ce monde fluant,

    selon la thèse du devenir perpétuel, endossée jusquřici. Cette partie serait lřâme, qui, étant

    immortelle, aurait déjà contemplé les réalités dřen haut20

    : « Ils [les prêtres et les prêtresses]

    déclarent en effet que lřâme de lřhomme est immortelle, et que tantôt elle arrive à un terme

    Ŕ cřest justement ce quřon appelle « mourir » Ŕ, tantôt elle naît à nouveau, mais quřelle

    nřest jamais détruite »21

    . Ainsi, il serait possible pour lřâme de se rappeler ce quřelle a

    oublié lorsquřelle est entrée dans le corps, provoquant une sorte de folie, aux dires du

    Timée (43 A). Lřapprentissage consisterait donc à se rappeler ce que lřon sait déjà, mais

    que lřon a oublié lorsque notre âme a chuté dans le sensible. Deux problèmes surgissent

    très rapidement : premièrement, la réminiscence provient-elle des réincarnations que lřâme

    18

    PLATON, Ménon, trad. et comm. par M. CANTO-SPERBER, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 152, 80 D. Pour

    la traduction de ηὸ παξάπαλ par « absolument », voir la p. 247, note 103. Ce terme pourrait aussi modifier

    lřobjet du savoir, et signifierait ainsi « dans lřabsolu ». 19

    Pour une analyse détaillée du premier paradoxe de Ménon, cf. R.M. DANCY, op. cit., p. 219-220. 20

    Platon nous parle de cette âme contemplatrice à au moins trois autres endroits de son œuvre, soit dans le

    Phèdre en 247 D, dans le Phédon en 70 C-D et dans le Timée en 43 A. Le passage du Timée nous parle plutôt

    de lřâme qui devient folle une fois descendue et enchainée dans un corps. Cependant, celui-ci suggère aussi

    que cette même âme peut remonter vers les réalités intelligibles, et nous croyons quřil est possible dřy voir

    une allusion à la réminiscence si nous considérons que la maladie de lřâme que présente Timée est

    lřignorance. Cf. lřinterprétation de L. BRISSON dans sa traduction du Timée, Paris, GF-Flammarion, 1992,

    p. 243, note 281. Rappelons que notre but est de comprendre la théorie des Idées dans son ensemble, et non

    pas dans chaque dialogue pris individuellement, comme beaucoup dřauteurs anglo-saxons semblent déjà

    lřavoir fait. Cřest pourquoi nous nřhésiterons pas à référer à lřensemble des dialogues, sans sřarrêter à une

    contrainte chronologique, si cela peut éclairer notre propos. 21

    PLATON, Ménon, trad. et comm. par M. CANTO-SPERBER, p. 153, 81 B.

  • 10

    aurait eues, et si oui, dans quelle mesure ? Deuxièmement, parle-t-on dřinnéisme en

    affirmant que lřâme possède déjà des connaissances ?

    Il nous faut dřabord analyser les principaux passages qui concernent la réminiscence dans

    le cursus platonicien. À ce propos, le Phédon suscite beaucoup dřintérêt. Socrate, ayant

    étudié les opinions de certains philosophes, ne trouve toujours pas les réponses

    satisfaisantes quant aux causes (99 A-B). Lřétude de lřêtre décourage ainsi le philosophe,

    qui confesse ensuite : « Je devais prendre garde pour moi à cet accident dont les spectateurs

    dřune éclipse de soleil sont victimes dans leur observation ; il se peut en effet que quelques-

    uns y perdent la vue, faute dřobserver dans lřeau ou par quelque procédé analogue lřimage

    de lřastre »22

    . Ce passage suggère que lřétude de lřêtre doit nécessairement passer par un

    intermédiaire sensible, puisque même une partie de la vérité (éclipse de soleil) a trop

    « dřéclat » pour être regardée par elle-même. On doit donc observer le vrai par le biais

    dřune image, ce qui nous indique quřil serait incorrect de renier entièrement le sensible :

    bien que celui-ci puisse nous tromper, il demeure un intermédiaire nécessaire afin de

    contempler la vérité.

    Voilà que Socrate affirme ensuite : « je craignis de devenir complètement aveugle de lřâme

    [παληάπαζη ηὴλ ςπρὴλ ηπθισζείελ], en fixant ainsi mes yeux sur les choses [βιέπσλ πξὸο

    ηὰ πξάγκαηα] […]. Il me sembla dès lors indispensable de me réfugier [θαηαθπγόληα] du

    côté des notions [εἰο ηνὺο ιόγνπο] et de chercher à voir en elles la vérité des choses [ἐλ

    ἐθείλνηο ζθνπεῖλ ηῶλ ὄλησλ ηὴλ ἀιήζεηαλ] »23

    . Il semble ici que Socrate craigne que lřon

    prenne lřimage qui nous apparaît dans le sensible pour la réalité. En effet, si lřon se rappelle

    les premiers dialogues, lřéchec des définitions venait surtout du fait que les interlocuteurs

    22

    Le texte grec de ce passage est tout à fait intéressant. Celui-ci est très proche de lřallégorie de la caverne de

    la République. On le donne à titre indicatif, puisque la version française ne peut rendre toutes les nuances,

    mais lřon ne sřarrêtera pas pour lřétudier en détail, parce que cela nous éloignerait de notre propos : « Ἔδνμε

    ηνίλπλ κνη, ἦ δ᾽ ὅο, κεηὰ ηαῦηα, ἐπεηδὴ ἀπεηξήθε ηὰ ὄληα ζθνπῶλ, δεῖλ εὐιαβεζῆλαη κὴ πάζνηκη ὅπεξ νἱ ηὸλ

    ἥιηνλ ἐθιείπνληα ζεσξνῦληεο θαὶ ζθνπνύκελνη πάζρνπζηλ· δηαθζείξνληαη γάξ πνπ ἔληνη ηὰ ὄκκαηα, ἐὰλ κὴ ἐλ

    ὕδαηη ἤ ηηλη ηνηνύηῳ ζθνπῶληαη ηὴλ εἰθόλα αὐηνῦ ». PLATON, « Phédon », trad. par L. ROBIN, dans Œuvres

    complètes, Tome IV – 1re

    partie, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 72, 99 D-E. 23

    Ibid., p. 72, 99 E. La traduction a légèrement été modifiée. Robin rend βιέπσλ par « braquant » et ηνὺο

    ιόγνπο par « idée ». Lřon a préféré le terme « fixer » pour rendre βιέπσλ afin dřêtre plus proche des

    traductions du Phèdre (249 D) et du Timée (29 A) que lřon utilisera. Pour ce qui est du terme ηνὺο ιόγνπο,

    lřon croit quřil est préférable de le rendre par « notion » pour ne pas le confondre avec ἰδέα, que lřon traduit

    généralement par « idée ».

  • 11

    de Socrate nommaient des choses individuelles qui ne correspondaient pas réellement à la

    chose en elle-même. Socrate, à ce moment, relativisait et comparaît : si la beauté sřidentifie

    à une jeune vierge, et que celle-ci est laide quand on la compare aux dieux, alors la beauté

    doit être autre chose. On prend ainsi une représentation du Beau (la jeune vierge) pour le

    Beau en soi. On trouve donc, semble-t-il, deux niveaux dřaveuglement : lřun serait de

    regarder le soleil (vérité) sans lřaide dřun intermédiaire, lřautre serait de prendre le sensible

    pour la vérité, alors quřil sřagit dřune « pâle copie » du vrai24

    .

    Il nous faut néanmoins partir du sensible avant de nous réfugier du côté des concepts.

    Platon, dans la Lettre VII, précise que lřon doit apprendre le vrai et le faux pour connaître

    (344 A-B). Ensuite, il souligne que « ce nřest que lorsquřon a péniblement frotté

    [ηξηβόκελα] les uns contre les autres, noms, définitions, perceptions de la vue et impression

    des sens, [ὀλόκαηα θαὶ ιόγνη ὄςεηο ηε θαὶ αἰζζήζεηο] quand on a discuté dans des

    discussions bienveillantes où lřenvie ne dicte ni les questions ni les réponses, que, sur

    lřobjet étudié, vient luire la lumière de la sagesse et de lřintelligence avec toute lřintensité

    que peuvent supporter les forces humaines »25

    . Nous croyons que ce passage rejoint bien le

    texte du Phédon cité plus haut, et quřil permet de mieux le comprendre. Il semble que

    lřaccès à lřintelligible passe par le biais de la sensibilité, mais que celle-ci nřest pas le vrai :

    elle nous permet de voir le faux et de pouvoir ainsi le comparer au vrai. On redécouvre

    alors Ŕ puisque lřon savait déjà, mais que lřon a oublié Ŕ lřintelligible : il sřagit, aux dires

    de L. Robin, « Ŗdřisolerŗ une essence dans sa Ŗpuretéŗ, de lřenvisager Ŗtoute seuleŗ et Ŗen

    elle-mêmeŗ »26

    . Cřest donc dire que la réminiscence nous redonne accès à la définition des

    concepts en soi, définition tant cherchée dans les premiers dialogues.

    On est maintenant mieux armé pour répondre aux deux problèmes posés plus tôt, à savoir si

    la réminiscence provient des réincarnations de lřâme, et si Platon parle dřinnéisme lorsquřil

    parle de la réminiscence. Étant donné que lřon se rappelle des concepts, il faut

    nécessairement admettre que la réminiscence est une remémoration de ce que notre âme a

    24

    Cřest ce quřon peut comprendre si lřon sřappuie sur le célèbre passage de la République, 597 B. 25

    PLATON, « Lettre VII », trad. et comm. par J. SOUILHÉ, dans Œuvres complètes, Tome XIII – 1re

    partie,

    Paris, Les Belles Lettres, 1926, p. 54, 343 B. 26

    L. ROBIN, op. cit., p. 72.

  • 12

    toujours su, et non pas de ce que lřon a appris lors de nos vies antérieures27

    . En ce qui a

    trait au deuxième questionnement, on croit quřil serait incorrect dřinterpréter la

    réminiscence comme un innéisme, notamment à cause des questions posées au jeune

    garçon dans le Ménon. Comme le souligne R. M. Dancy, le fait que ce jeune garçon se

    trompe à deux reprises lorsquřil répond aux questions de Socrate montre que les idées ne

    sont pas innées, mais quřon a plutôt le bagage pour se les remémorer28

    . Le Ménon ne

    suggérait donc pas une remémoration au sens fort du terme, puisque celle-ci fonctionnerait

    grâce à un principe dřinférence qui sřenclencherait à partir dřune hypothèse de départ29

    .

    Selon G. Vlastos, la remémoration prise au sens le plus simple sřidentifierait à « any

    advance in understanding which results from the perception of logical relationships »30

    .

    Socrate interroge le jeune garçon, qui avance peu à peu et comprend de mieux en mieux le

    problème auquel il sřexpose, ce qui enclenche une suite de liens logiques dans son esprit.

    Le jeune garçon découvre ainsi une opinion vraie qui se trouvait déjà en lui-même, et il

    fonde du même fait une connaissance sur ce quřil a été interrogé (85 B Ŕ 85 D).

    La fin du Ménon avance une conclusion partielle sur la définition de la vertu, ce qui

    représente une innovation par rapport aux premiers dialogues qui, en général, finissaient

    plutôt en queue de poisson. En ce sens, on peut dire quřil sřagit « dřune tentative de

    réminiscence de la vertu, et sřil en est de la vertu comme des autres vérités, la vertu devra

    être restituée, à ce stade initial de la réminiscence, seulement comme une opinion vraie,

    comme lřimage dřun rêve »31

    . De ce point de vue, le Ménon se donne comme une première

    tentative de réponse au dilemme récurrent des premiers dialogues, cřest-à-dire trouver la

    Forme dřune chose32

    . On ne se contente plus dřindiquer quřil existe un beau en soi sans

    27

    « The picture of Recollection based on Reincarnation is quite misleading: as if, in a previous life, I watched

    them bury the treasure under the old oak tree, and now all I have to do is recall that. But what we are

    supposed to be able to recall, if Socrates is still on target, is the answer to the question Ŗwhat is the

    excellence?ŗ ». R. M. DANCY, op. cit., p. 225. 28

    Ibid., p. 225-226. Le passage où le jeune garçon se trompe se trouve en 83 B Ŕ 84 A du Ménon. 29

    G. VLASTOS, « Anamnesis in the Meno », dans Plato’s Meno in Focus, J. M. DAY (dir.), reproduction

    électronique UK : MyiLibrary, 2007, p. 74-111, p. 104. Cf. aussi le commentaire de la traduction de

    M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 83. 30

    G. VLASTOS, op. cit., p. 97. 31

    Voir le commentaire au Ménon de M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 103, mais aussi le texte de Platon lui-

    même en 99 A. 32

    « The Theory of Forms is going to come in as a response to difficulties that arise in the attempt to define

    things ». R.M. DANCY, op. cit., p. 35.

  • 13

    parvenir à lřatteindre ; ici, on essaie de présenter « la réalité essentielle de la vertu » et,

    surtout, de se donner une méthode de connaissance pour arriver à circonscrire un terme33

    .

    Cependant, à supposer quřelle soit bien utilisée dans le Ménon, cette méthode

    « dialectique » ne saurait suffire à elle seule pour cerner les véritables assises de la

    connaissance. Dřailleurs, à la fin du dialogue, la vertu demeure une opinion vraie, mais

    celle-ci, produit de la réminiscence, est destinée à devenir une connaissance34

    . La

    dialectique demeure donc un outil nécessaire à lřobtention dřune connaissance et sřy

    adonner prépare lřâme à accueillir les Idées vraies35

    .

    Le Cratyle semble moins éclairant pour notre propos, puisquřil nřapporte à première vue

    rien de nouveau sur la théorie des Idées, bien quřil y fasse néanmoins des références36

    .

    Malgré tout, le questionnement entrepris dans ce dialogue ne peut nous laisser indifférent,

    puisque celui-ci, semble-t-il, tente de répondre à ce qui paraissait toujours sous-entendu

    dans les écrits précédents. En effet, on prend ici le problème à la racine, si lřon peut dire,

    en demandant sřil existe un nom « intrinsèquement correct » pour chaque chose37

    . Lřen

    soi sur lequel sřappuyait sans cesse Socrate dans les premiers dialogues est ici remis en

    cause, notamment en sřopposant à Héraclite38

    . Platon termine son dialogue de manière

    peu conclusive, comme à son habitude ; néanmoins, le philosophe nous paraît bien sous-

    entendre sa thèse :

    De connaissance non plus il ne peut être probablement question, Cratyle, si tout se transforme et rien

    ne demeure. Car si cette chose même que nous nommons la connaissance ne cesse, par

    transformation, dřêtre connaissance, toujours la connaissance subsistera et il y aura connaissance.

    33

    Cf. le commentaire de M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 65. 34

    Ibid., p. 104. 35

    Le Ménon ne précise pas ce qui est nécessaire en plus de la dialectique pour accéder à une connaissance

    véritable. De nombreux passages chez Platon (République, VII, 521 C Ŕ 535 A, Politique, 257 B et Phèdre,

    266 B et suivantes) laissent penser quřil faut également posséder lřâme dřun philosophe. À titre indicatif, cf.

    S. DELCOMMINETTE, L’Inventivité Dialectique dans le Politque de Platon, Bruxelles, Éditions Ousia, 2000, p.

    29-55 et M. DIXSAUT, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Librairie

    philosophique J. Vrin, 2000. 36

    Cřest lřopinion de D. ROSS, Plato’s Theory of Ideas, p. 19. 37

    Lřexpression est empruntée à P. NATORP, Plato’s Theory of Ideas, p. 144 que lřon a pris soin de traduire. 38

    On assiste cependant à une déformation de lřhéraclitéisme dans le Cratyle. Platon semble plutôt sřadresser

    aux disciples dřHéraclite, nombreux à son époque, qui avaient exagéré la thèse de leur maître (i.e. Cratyle, cf.

    Aristote, op. cit., Γ, 5, 1010 a 10-15). Affirmer quřHéraclite pensait « que Ŗ tout passe [πάληα ρσξεῖ] et que

    rien ne demeureŗ [νὐδὲλ κέλεη] ». (PLATON, Cratyle, trad. et comm. par L. MÉRIDIER, p. 79, 402 A) ne

    correspond pas directement à Héraclite, qui aurait plutôt posé une stabilité dans le langage. Cf. M.-A.

    GAVRAY, op. cit., p. 72. Lřarticle très complet sur la question montre que Platon confondrait aussi Héraclite

    avec Homère, Hésiode et les sophistes du temps de Socrate (p. 57-67).

  • 14

    Mais si la forme même de la connaissance vient à changer, elle se changera en une autre forme que

    la connaissance et, du coup, il nřy aura pas de connaissance. Et si elle change toujours, jamais il nřy

    aura de connaissance ; dřoù il suit quřil nřexistera ni de sujet pour connaître, ni dřobjet à connaître.

    Si au contraire le sujet connaissant existe toujours, comme lřobjet connu [εἰ δὲ ἔζηη κὲλ ἀεὶ ηὸ

    γηγλῶζθνλ, ἔζηη δὲ ηὸ γηγλσζθόκελνλ], comme le beau, comme le bien, comme chaque être en

    particulier, ce dont nous sommes en train de parler me paraît nřoffrir aucune ressemblance avec un

    écoulement et une mobilité [νὔ κνη θαίλεηαη ηαῦηα ὅκνηα ὄληα, ἃ λῦλ ἡκεῖο ιέγνκελ, ῥνῇ νὐδὲλ νὐδὲ

    θνξᾷ]39

    .

    Dans ce passage, la connaissance est remise en cause : si lřon accepte un mobilisme

    radical, il nous faut sans cesse réapprendre à connaître ce qui est en constant changement.

    En revanche, en posant une stabilité, une connaissance certaine est possible. Bien sûr,

    Socrate ouvre la porte à un mobilisme radical, mentionnant à la toute fin que les deux

    avenues sont possibles et quřil faudrait procéder à un examen rigoureux (440 D). Cette

    hypothèse, bien quřenvisageable, ne cadre toutefois pas avec le corpus platonicien40

    .

    Comme on peut le voir, malgré des développements intéressants sur lřen soi dřune chose,

    le Cratyle reconnaît tout de même quřil faut partir du principe qui semble le plus intuitif,

    sans quoi on ne peut rien prouver. Cřest pourquoi Platon posera, afin de sauver la

    connaissance, que le sujet connaissant et lřobjet connu existent toujours, quřil y a quelque

    chose qui ne change pas et que lřon peut identifier.

    1.2.2. La participation du sensible à l’intelligible

    Aux dires dřAristote, ce serait « en vue de résoudre le problème de lřunité que certains

    philosophes parlent de Ŗparticipationŗ [µέζεμηλ] mais ils sont eux-mêmes embarrassés

    pour indiquer quelle est la cause de la participation et en quoi consiste la participation »41

    .

    On doit concéder au Stagirite que Platon laisse sa théorie de la participation dans

    lřobscurité à bien des égards42

    . Cependant, il paraît nécessaire dřétablir ce concept une

    fois que lřon a distingué un « en soi », toujours lui-même, des choses individuelles. En

    39

    PLATON, op. cit., p. 136-137, 440 A Ŕ 440 C. 40

    Cf. L. ROBIN, Platon, p. 77 et suivantes pour tout le commentaire sur cette citation du Cratyle. 41

    ARISTOTE, Métaphysique, Tome II, trad. et comm. par J. TRICOT, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin,

    2000, p. 477, H, 6, 1045 b 7-9. On peut vraisemblablement penser quřAristote vise tous ceux qui soutiennent

    une théorie de la µέζεμηλ, autant les Platoniciens que les Pythagoriciens. Cf. aussi L. BRISSON, Le Même et L’Autre dans la Structure Ontologique du Timée de Platon, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1994, p. 401. 42

    « Que la plus difficile des difficultés platoniciennes soit celle de lřintelligible et de son corrélat, la

    « participation », est un jugement communément partagé ». J.-F. PRADEAU, Platon, l’imitation de la

    philosophie, Paris, Aubier, 2009, p. 232.

  • 15

    effet, ayant posé cet « en soi », comment identifier, par exemple, la piété dans une action,

    si ce nřest en se référant au concept de Piété lui-même ? Il faut que lřaction qui est dite

    pieuse ait à voir avec cette Piété, sans quoi on retombe dans un dilemme gnoséologique

    semblable à celui que lřon a vu plus tôt. Il nous faut donc comprendre le lien qui unit

    lřaction pieuse à la Piété.

    La participation apparaît littéralement dans le Banquet ou dans le Phédon, selon lřordre

    chronologique auquel on se fie. Pour notre propos, lřordre a très peu dřimportance,

    dřautant plus que les deux dia logues ont été écrits dans la même période, et quřils

    se chevauchent probablement. Les dialogues du Phédon (100 C-E) et du Parménide (130

    E Ŕ 134 E) comportent les éléments les plus substantiels au sujet de la participation du

    sensible à lřintelligible. Outre ces deux dialogues, on se référera à un passage du discours

    de Diotime dans le Banquet (208 B Ŕ 211 C), bien que celui-ci nřéclaire pas beaucoup

    notre compréhension de la participation. Au sujet de la participation des formes

    intelligibles entre elles, nous renverrons au Sophiste (253 D-E) le temps venu.

    Le Phédon

    La réflexion sur la participation apparaît dans un contexte particulier. Le Phédon, à

    lřinstar du Banquet (208 B), tente de prouver lřimmortalité de lřâme. Ayant posé un Beau

    en soi ainsi quřune réalité semblable pour tout le reste (100 B), Socrate continue son

    discours ainsi : « Il me paraît [θαίλεηαη] en effet que, sřil existe quelque autre chose de

    beau [θαιὸλ] en dehors du Beau en soi [πιὴλ αὐηὸ ηὸ θαιόλ], ce nřest pas par autre chose

    quřelle est belle que parce quřelle participe [κεηέρεη] de ce Beau-là »43

    . Ici, la participation

    est posée, mais elle reste encore un concept plutôt obscur. Un peu plus loin, Socrate

    précisera que cřest « ou par une présence [παξνπζία] du Beau en question, ou encore une

    communauté [θνηλσλία] » que la beauté est produite dans un objet sensible, que « le Beau

    en soi rend belles toutes les belles choses » (100 D). Bref, le Phédon et le Banquet

    fournissent peu dřéclaircissement sur ce concept et il nous faut donner raison à Aristote.

    43

    PLATON, Phédon, 100 C. Malgré tout le respect que lřon doit à L. Robin, sa traduction de ce passage semble

    à quelques endroits très obscure et incorrecte. On propose donc notre propre traduction, inspirée de L. Robin,

    en donnant le texte grec tiré de PLATON, Phédon, texte établi et traduit par L. ROBIN, Paris, Les Belle Lettres,

    1952, p. 73, 100 C : θαίλεηαη γάξ κνη, εἴ ηί ἐζηηλ ἄιιν θαιὸλ πιὴλ αὐηὸ ηὸ θαιόλ, νὐδὲ δη᾽ ἓλ ἄιιν θαιὸλ

    εἶλαη ἢ δηόηη κεηέρεη ἐθείλνπ ηνῦ θαινῦ·

  • 16

    On ne sait même pas si le Beau en soi est effectivement présent dans la chose belle, ou si

    celui-ci communique sa beauté, puisque Platon semble lui-même hésiter et en reste donc à

    des propositions vagues44

    .

    Le Parménide

    Il faudra attendre le Parménide avant dřen connaître un peu plus sur la participation.

    Cependant, il nous paraît bien ardu de cerner sřil sřagit bien de la théorie définitive de

    Platon, étant donné que lřon assiste à une sévère autocritique. On peut tout de même

    tenter de comprendre les difficultés du Parménide, ce qui pourrait nous aider à mieux

    saisir le concept de participation lui-même. En somme, ce qui participe de la forme (εἶδνο)

    doit soit y participer de manière totale, soit de manière partielle. La forme doit quant à elle

    demeurer une en étant dans le multiple, sans quoi elle devient un multiple, ce qui serait

    une contradiction dans les termes. On se trouve donc devant deux possibilités: 1. La forme

    demeure une et elle est participée de manière totale ; 2. La forme demeure une et elle est

    participée de manière partielle. Si la forme reste une et participe de manière totale au

    multiple (1), alors « elle sera séparée dřelle-même [αὑηνῦ ρσξὶο] » et sera donc multiple.

    Mais, peut-être quřil en est de la forme comme du jour : il se trouve en plusieurs lieux

    sans être séparé de lui-même. Si tel est le cas, une partie de la forme sera sur un multiple,

    tandis quřune autre, sur un autre multiple. Donc, la forme se trouve de manière partielle

    en chaque chose (2). Cependant, si, par exemple, la Grandeur en soi est partagée parmi

    des objets grands, les parties de la grandeur seront plus petites que la Grandeur en soi, ce

    qui est absurde. Si lřon prend le Petit en soi, auquel un objet participe à une partie, on aura

    donc un Petit plus grand que la partie du petit qui y participe, ce qui est absurde aussi45

    .

    Ensuite, Socrate continue sa réflexion : « À moins […] que chacune de ces formes ne soit

    une pensée [ηῶλ εἰδῶλ ἕθαζηνλ ᾗ ηνύησλ λόεκα], et quřelle ne doive se produire

    44

    Pour un exposé plus détaillé, cf. L. ROBIN, Platon, p. 78-79. 45

    On propose ici une paraphrase du Parménide, 131 A-E, en tentant de faire une analyse rigoureuse. Cette

    critique reviendra lorsquřil sera question de la critique aristotélicienne dans notre deuxième partie. Pour

    lřinstant, on se contentera dřessayer de comprendre en quoi consiste la participation avant de la critiquer, afin

    de sřassurer de ne pas faire une critique superficielle. On peut aussi renvoyer à L. BRISSON, « Comment

    rendre compte de la participation du sensible à lřintelligible chez Platon ? », p. 65-72 pour une analyse plus

    complète.

  • 17

    [ἐγγίγλεζζαη] nulle part ailleurs que dans les âmes »46

    . Si lřon octroie le statut de pensée

    aux Formes, il faut nécessairement quřelles pensent un objet, et que cet objet sřapplique

    aux choses, « constituant un certain caractère unique [ηηλὰ νὖζαλ ἰδεάλ] » (132 C). Dans

    ce cas, si tout pense, tout est fait de pensées. Alors toutes choses seraient pensées, ce qui

    semble impossible pour Socrate, qui soumet derechef une autre alternative.

    Socrate propose finalement « que ces formes [εἴδε] soient [ἑζηάλαη] dans la nature [ἐλ ηῇ

    θύζεη], à titre de paradigmes [ὥζπεξ παξαδείγκαηα] ; que les choses leur ressemblent

    [ἐνηθέλαη] et en soient des similitudes [ὁκνηώκαηα], et que cette participation [κέζεμηο]

    des choses aux formes [ηῶλ εἰδῶλ] consiste en cela seul quřelles en sont des images

    [εἰθαζζῆλαη] »47

    . Les formes seraient donc des paradigmes, des modèles qui formeraient

    les choses sensibles, qui sont des copies imparfaites de ces modèles. On se bute ici à une

    difficulté majeure menant à une réplique de lřargument du troisième homme. La copie

    ressemble nécessairement à la forme, comme dřailleurs toutes les copies de cette forme.

    Alors, ce qui fait quřil y a ressemblance entre la forme et les choses qui y participent,

    cřest une autre Forme, sans quoi on ne peut expliquer le lien entre la forme et ce qui y

    participe48

    . On entame donc une régression à lřinfini de laquelle on ne peut se sortir,

    provoquant ainsi lřimpossibilité dřune relation stable entre le paradigme et la chose

    sensible.

    Les apories du Parménide mettent donc en à lřépreuve le concept de la participation, à tel

    point quřon se demande si Platon ne décide tout simplement pas de lřabandonner.

    Cependant, le choix des personnages ne nous semble pas anodin. Parménide sřadresse à

    un jeune Socrate, ce qui laisse penser que la réflexion du philosophe se poursuit. Nous

    nous entendons ici avec L. Brisson, qui indique quřà la suite du Parménide, les difficultés

    demeurent trop nombreuses et que lřexplication se poursuit dans le Timée49

    . En effet, on

    peut presque affirmer que les apories du dialogue éléatique détruisent la connaissance, ce

    qui va à lřencontre du projet platonicien. On devrait plutôt voir le Parménide comme une

    46

    PLATON, « Parménide », trad. et comm. par A. DIÈS, dans Œuvres complètes, Tome VIII – 1re

    partie, Paris,

    Les Belles Lettres, 1923, p. 63, 132 B. 47

    Ibid., p. 64, 132 C-D. On a légèrement modifié la traduction de Diès. Il nous semble difficile de rendre les

    nuances de ἑζηάλαη (parfait infinitif actif de ἵζηεκη), que lřon a préféré traduire par le verbe être. 48

    Cf. D. ROSS, op. cit., p. 88. 49

    L. BRISSON, op. cit., p. 70.

  • 18

    critique honnête du philosophe à lřégard de sa théorie. Cependant, Platon paraît bien

    désireux dřexpliquer la venue à lřêtre des choses ainsi que leur possibilité gnoséologique.

    Dans le Timée, la participation semble bien réapparaître à titre de ressemblance

    asymétrique50

    . « Du coup, entendre la participation non pas comme Ŗprésenceŗ dans mais

    comme ressemblance, cela amène à parler du matériau, du démiurge et de lřâme du

    monde. Voilà pourquoi, après le Parménide, il est impossible de parler de participation

    sans tenir compte du Timée »51

    .

    La participation ne se trouve jamais au cœur des discussions dans le Timée, mais elle est

    sous-entendue, notamment dans le rapport de la copie à son modèle dans les passages

    mentionnés plus haut. Nous sommes dřaccord avec L. Brisson, quand il affirme « que

    Platon nřa pas résolu le problème de la participation des choses sensibles aux formes

    intelligibles », et que celle-ci sera lřobjet de nombreuses discussions dans la tradition

    platonicienne52

    . Le démiurge serait la seule solution proposée par Platon, solution

    toutefois partielle, puisque celui-ci « nřinaugure pas la participation », mais ne fait que la

    parfaire53

    . Faut-il dès lors consulter les écrits de la tradition platonicienne afin de

    comprendre la participation ? L. Brisson soutient quřil ne faut pas tenter de faire dire à

    Platon ce quřil ne dit pas. Le risque de déformer la thèse de Platon est ici très grand

    puisquřon assiste déjà à une autre forme de platonisme dès Speusippe et Xénocrate, qui

    sont pourtant les successeurs immédiats de Platon à lřAcadémie. Cependant, L. Brisson

    pense quřil faut simplement admettre la participation avec ses défauts et ne pas tenter

    dřexpliquer Platon. La participation serait donc une cause dřordre, une ressemblance entre

    la Forme et la chose sensible, ressemblance qui suppose un matériau et un démiurge bon.

    L. Brisson soumet une hypothèse intéressante, mais nous croyons pouvoir aller plus loin

    sans dépasser Platon. Regardons dřabord les prémisses sur lesquelles sřappuie notre

    commentateur :

    50

    Cf. Timée, 29 B-C et 48 E. On suit ici la thèse de L. BRISSON, op. cit., p. 70 et 74. Les pages 60 à 85

    rendent bien les liens entre la participation et la ressemblance dans le Timée. 51

    Ibid., p. 72-73. 52

    L. BRISSON, Le Même et L’Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, p. 404 pour la citation

    et p. 401-405 pour la thèse complète. 53

    Ibid., p. 405. On reviendra sur le démiurge du Timée.

  • 19

    On ne peut aborder la question de la participation des choses sensibles aux formes intelligibles sans

    admettre les cinq prémisses suivantes : 1 / formes intelligibles et choses sensibles ne se situent pas

    au même niveau de réalité, elles sont séparées ; 2 / les choses sensibles doivent pourtant entretenir

    une relation avec les formes intelligibles ; 3 / cette relation est assimilée à une imitation, car le

    sensible entretient avec lřintelligible un rapport de copie à modèle ; 4 / dans le cadre de la métaphore

    de lřimitation, lřintelligible tient le rôle de cause et le sensible celui dřeffet ; 5 / par suite, la relation

    entre le sensible et intelligible nřest pas une relation symétrique, le sensible dépendant pour son

    existence et pour sa structure de lřintelligible qui, lui, est en soi. Cřest la première prémisse qui

    donne tout son sens aux autres54

    .

    La première prémisse, bien quřassurément vraie, laisse en suspens la nature de la

    séparation. L. Brisson précise justement que la séparation nřest pas totale, sans quoi on

    nřapporte pas de réponse au but que lřon sřétait dřabord donné, à savoir de rendre possible

    une connaissance dans le monde sensible55

    . En effet, si la séparation est totale, la

    communication entre lřintelligible et le sensible paraît dès lors impossible, et lřon ne fait

    que redoubler les choses à expliquer. Ainsi, lřon doit nécessairement voir en

    129 E Ŕ 130 D du Parménide une exagération concernant la séparation, comme lřaffirme

    H. G. Gadamer : « La complète séparation entre un monde des Idées et un monde des

    phénomènes serait une grossière absurdité. Si Parménide, dans le dialogue de Platon du

    même nom, pousse sciemment dans cette direction, cřest, me semble-t-il, précisément

    pour pousser à lřabsurde une pareille entente du chôrismos »56

    . Il nous faut donc

    comprendre, avant dřaller plus loin au sujet de la participation, de quelle manière le

    monde des Idées est séparé, puisque la plupart des commentateurs semblent sřentendre sur

    le fait que cette séparation nřest pas totale.

    54

    L. BRISSON, « Comment rendre compte de la participation du sensible à lřintelligible chez Platon ? », p. 63,

    nous soulignons. 55

    Ibid., p. 59-60. 56

    H. G. GADAMER, L’Idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien, trad. par P. DAVID et D. SAATDJIAN,

    Paris, Librairie Philosophie J. Vrin, 1994, p. 25.

  • 20

    1.2.3. La séparation des Idées

    La séparation des Idées est une théorie dřun Platon plus mature, bien que certains

    commentateurs soutiennent que celle-ci se retrouve dès les dialogues de jeunesse57

    .

    Quoiquřil en soit, concentrons notre lecture sur les dialogues plus tardifs, puisque ceux-ci

    nous donnent plus dřindications à propos de la séparation. On remarque très rapidement

    que le terme « ρσξίο », expressis verbis, est très peu utilisé dans le corpus platonicien58

    . Les

    occurrences se limitent au Parménide (129 E Ŕ 130 D) et au Sophiste (248 A). Ce dernier

    dialogue utilise ce terme pour caractériser la doctrine des « amis des formes » (ηνὺο ηῶλ

    εἰδῶλ θίινπο), ce qui indique bien peu de choses pour notre propos59

    . Aristote critique

    fortement la séparation des Idées dans la Métaphysique (A, 6, 987 b 8-9 et 990 b 35 ss.),

    mais celui-ci nřéclaire pas tellement la théorie de Platon à ce sujet. Conséquemment, on

    devra se rabattre sur les occurrences indirectes au chôrismos, notamment dans le Banquet

    (211 D-E), dans le Phèdre (247 C), dans La République (508 C Ŕ 509 D), et dans le Timée

    (51 C). Ces passages sont, selon nous, les plus indicatifs pour notre sujet.

    Le Banquet

    « Quelle idée nous faire dès lors, ajouta-t-elle [Diotime], des sentiments dřun homme à qui

    il serait donné de voir le beau en lui-même [αὐηὸ ηὸ θαιὸλ ἰδεῖλ], dans la vérité de sa

    nature, dans sa pureté, sans mélange [ἄκεηθηνλ] ; et qui, au lieu dřun beau infecté par des

    chairs humaines, par des couleurs, par mille autres sornettes mortelles, serait au contraire en

    état dřapercevoir, en lui-même, le beau divin, dans lřunicité de sa forme [κνλνεηδὲο] ? »60

    .

    Le beau en soi, nous dit Platon, est sans mélange, ce qui présente une caractéristique en lien

    avec la séparation. En effet, le fait de ne pas se mélanger aux choses sensibles suggère que

    57

    En lřoccurrence R. E. Allen et F. Fronterotta, selon L. BRISSON, op. cit., p. 56, note 3. 58

    Nous ne prétendons pas avoir fait une revue exhaustive du terme ρσξίο et de ses dérivés dans le corpus

    platonicien. Disons simplement quřil sřagit des plus notables pour notre propos. Nous savons également que

    ce terme peut sřutiliser dřune manière plus usuelle, à laquelle Platon peut avoir eu recours. Ici, nous nous en

    tenons strictement aux occurrences qui sont en lien avec la séparation des Idées. 59

    A. PINCHARD, « L'expérience du beau et la séparation des Formes chez Platon », Aix-en-Provence, Centre

    dřétudes sur la pensée antique « kairos kai logos », consulté sur le site internet

    http://www.academia.edu/873822, p. 2, note 2. Les références qui suivront sont également tirées de cet article. 60

    PLATON, « Le Banquet », trad. et comm. par L. ROBIN, dans Œuvres complètes, Tome IV – 1re

    partie, Paris,

    Les Belles Lettres, 1952, p. 71, 211 D-E.

    http://www.academia.edu/873822/Lexperience_du_beau_et_la_separation_des_Formes_chez_Platonhttp://www.academia.edu/873822

  • 21

    le beau en soi se trouve ailleurs, dans un autre type de réalité. Cependant, cette façon de

    voir la séparation laisse peu de place à la participation. Comment lřIdée peut-elle influencer

    le sensible sans sřy mélanger ? Il faut nécessairement que les choses belles soient des

    matérialisations sensibles du beau en soi, dès lors quřelles sont « infectées » par le

    sensible61

    . Ces choses belles participent à de multiples unités, qui elles sont en soi Ŕ par

    exemple le beau, le bon et le juste Ŕ, mais comme ces unités ne sont pas matérialisées, elles

    ne peuvent se mélanger aux corps qui y participent, comme lřâme intellective qui resterait

    bien distincte du corps, par exemple.

    Le Phèdre et la République

    Cet espace au-delà du ciel [Τὸλ δὲ ὑπεξνπξάληνλ ηόπνλ] nřa jamais encore été chanté par aucun poète

    dřici-bas, et ne sera jamais chanté, dřune manière digne de lui. Or, voici ce qui en est Ŕ car on doit oser

    dire le vrai, surtout quand on parle sur la vérité. Lřessence qui nřa point de couleur ni de figure

    [ἀζρεκάηηζηνο], et quřon ne saurait toucher [ἀλαθήο], lřessence qui est réellement [νὐζία ὄλησο νὖζα],

    que seul est capable de voir le pilote de lřâme Ŕ lřintelligence, celle enfin qui est lřobjet de la véritable

    science, occupe ce lieu-là.62

    Quřil existe un « espace au-delà du ciel » pose de sérieuses difficultés à lřhypothèse de

    Gadamer. Lřessence, sans figure puisque impalpable, se situe dans un lieu qui se trouve au-

    delà du ciel. En lisant uniquement ce passage du Phèdre, il est sans doute impossible de

    voir autre chose quřun monde séparé. Cependant, lřon croit que la République laisse

    entrevoir une métaphore, lorsquřil est question de lřanalogie entre le Bien et le soleil : « Eh

    bien, sache-le, dis-je, cřest lui [le soleil] que jřaffirme être le rejeton du bien, lui que le bien

    a engendré à sa propre ressemblance [ἀλάινγνλ], de telle façon que ce quřil est lui, , dans le lieu intelligible [ἐλ ηῷ λνεηῷ ηόπῳ] par rapport à lřintellect et aux

    intelligibles [πξόο ηε λνῦλ θαὶ ηὰ λννύκελα], celui-ci, < le soleil >, lřest dans le lieu visible

    [ηνῦην ηνῦηνλ ἐλ ηῷ ὁξαηῷ] par rapport à la vue et aux choses visibles »63

    . Deux lectures

    nous semblent possibles. Selon G. Leroux, ce lieu intelligible serait « le monde des formes

    61

    W. G. LESZL, « Pourquoi des Formes ? », dans Platon. Les formes intelligibles (dir. J.-F. PRADEAU), Paris,

    Presses Universitaires de France, 2001, p. 87-126, p. 95. 62 PLATON, « Phèdre », 247 C, traduction légèrement modifiée de P. VICAIRE, dans PLATON, Œuvres complètes, Tome IV – 3

    e partie, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 37.

    63 PLATON, République, trad. et comm. par G. LEROUX, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 352, 508 B-C, nous

    soulignons.

  • 22

    séparées, qui sera désigné ailleurs comme monde intelligible »64

    . Cependant, lřon peut

    également penser quřil sřagit dřune métaphore, étant donné que Platon parle du monde

    visible. En effet, le philosophe utilise déjà une analogie avec le soleil pour nous parler du

    Bien. Le soleil éclaire le lieu visible, alors que le Bien éclaire le « lieu » intelligible, ou

    encore, agit sur lřintellect, puisquřen sřinterrogeant, lřon sřinterroge ultimement sur le Bien,

    qui est la visée de tout,

    Le Timée

    « Et nřest-il point dřautres réalités à côté [παξὰ] de celles-là, en aucune manière sous

    aucun rapport ? Est-ce en vain que nous affirmons chaque fois quřil y a une forme

    intelligible de chaque chose [εἶδνο ἑθάζηνπ λνεηόλ] ? Ne serait-ce là que des

    mots ? »65

    En plus de ce « à côté », on retrouve la thèse du Banquet à propos de la

    mixtion en 52 A.66

    Cependant, ce « παξὰ » indique selon nous une différence bien plus

    quřune séparation radicale. Rien dans le texte du Timée ne nous indique quřil y a une

    séparation radicale entre le monde des Idées et le monde sensible. On retrouve

    toujours, à tout le moins, un lien entre les deux mondes, à savoir le démiurge (28 A et

    ss.).

    La séparation

    Ainsi donc, que signifie la séparation chez Platon ? Selon H. G. Gadamer, le Parménide

    donne lui-même « à entendre que les Idées sont les Idées des phénomènes et ne forment pas

    un monde existant pour soi »67

    . Pourtant, lřon voit bien que les Idées sont certes les Idées

    des phénomènes, mais aussi des Idées qui existent en soi. Est-ce à dire quřelles forment un

    monde à part ? Le Phèdre pousse bien dans cette direction, mais lřon doit noter que ce

    monde nřest sans doute pas topique. Le « lieu des Idées » serait donc un non-lieu,

    logiquement distinguable du monde sensible, mais qui y reste toujours attaché. Platon

    semble plutôt vouloir nous dire que lřon trouve une distinction entre la sphère noétique et la

    64

    Ibid., p. 670, note 137. 65

    PLATON, Timée, trad. et comm. par L. BRISSON, p. 151, 51 C, nous soulignons. 66

    « La forme intelligible […] qui ne reçoit pas autre chose venant dřailleurs en elle-même et qui elle-même

    nřentre en aucune autre chose où que ce soit ». Ibid., p. 152, 52 A. 67

    H. G. GADAMER, op. cit., p. 26.

  • 23

    sphère physique, comme le Phédon le suggère en 65 A-C, où Socrate établit une sorte de

    dichotomie entre le corps et lřâme. Le corps ne fournit pas dřexactitude certaine au moyen

    des sens. Lřâme, lorsquřelle cherche à atteindre une vérité avec lřaide du corps, se fait

    abuser par celui-ci. Cřest quand elle nřest plus troublée par le corps, quand elle se

    « sépare » de celui-ci, que lřâme raisonne le mieux. Lřanalogie est certes intéressante,

    puisque lřâme ne se trouve jamais réellement séparée du corps dans cette circonstance, mais

    elle raisonne pourtant sans subir son influence ; elle est logiquement séparable, mais jamais

    effectivement séparée. Le chôrismos apparaît dès lors comme la façon de distinguer le

    sensible de lřintelligible, de distinguer lřuniversel du particulier sans nécessairement en

    faire des mondes radicalement séparés. Platon, nous semble-t-il, doit opérer cette

    dichotomie partielle afin de prouver quřune connaissance est possible. Si, en effet, le

    sensible est tout entier sujet à changement, alors il faut quřun autre type de réalité vienne y

    mettre de lřordre. Cette réalité, cřest lřuniversel qui existe en soi à côté des objets sensibles.

    1.2.3.1. Retour sur la participation entre le sensible et l’intelligible

    La participation a déjà retenu notre attention lors de nos considérations sur la séparation.

    On a observé quřelle reflétait surtout un lien logique permettant au monde sensible

    dřavoir une stabilité. H. G. Gadamer a déjà soutenu que lřemploi fréquent de µέζεμηο pour

    rendre compte de la participation du sensible à lřintelligible, et non pas de κίκεζηο, nřest

    pas anodin68

    . Platon chercherait, selon le commentateur, « à mettre en évidence le rapport

    logique du multiple à lřun, à ce qui est commun, rapport qui nřétait pas contenu dans la

    mimèsis et dans la relation pythagoricienne du nombre et de lřêtre, lř Ŗassimilationŗ du

    nombre Ŗà lřêtreŗ »69

    . Platon sřassurerait ainsi de se distinguer de la théorie

    pythagoricienne, puisque les choses sensibles ont un lien logique avec la Forme, mais ne

    sřassimilent à celles-ci. Pourtant, la conception dřAristote sřoppose à celle de Gadamer,

    ce qui pose problème, puisque le Stagirite devait nécessairement bien connaître les thèses

    68

    Ibid., p. 20-21. On sait que Platon emploie un vocabulaire très varié lorsquřil est question de la

    participation (parousia, symplokè, koinonia, méthéxis, mimèsis, mixis, p. 21), mais le terme le plus souvent

    utilisé et qui « finit par prendre un relief particulier » est µέζεδηο (p. 21). Les passages que lřon a déjà analysés

    le confirment. 69

    Ibid., p. 21. Le fait que la participation ne soit pas une κίκεζηο est aussi relevé par J.-F. PRADEAU dans

    Platon, l’imitation de la philosophie, Paris, Aubier, 2009, p. 11.

  • 24

    de son maître. Le Philosophe affirme que « les Pythagoriciens, en effet, disent que les

    êtres existent par imitation des nombres [κηκήζεη ηὰ ὄληα θαζὶλ εἶλαη ηῶλ ἀξηζκῶλ] ; pour

    Platon, cřest par une participation [κεζέμεη], le mot seul est changé »70

    . On assisterait,

    selon J. Tricot, à une contradiction dans lřœuvre dřAristote, puisquřil affirme le contraire

    en A, 5, 986 a 15-1671

    . En effet, le Stagirite nous apprend à cet endroit que les

    Pythagoriciens pensent non seulement que le nombre est principe [ἀξρὴλ], mais encore

    quřil est la matière [ὕιελ] et le constituant [νὖζη] des choses. Les choses nřexisteraient

    donc pas par imitation des nombres : elles seraient nombres. La thèse de Gadamer

    deviendrait dès lors soutenable : la participation serait un lien logique pour assurer une

    cohérence dans le monde sensible. Les choses sensibles tendent à ressembler aux

    paradigmes72

    , produisant ainsi un ordre dans ce qui logiquement devait dřabord être

    désordonné, mais jamais on nřy trouve une mixtion. Cela suppose, comme nous lřavons

    affirmé plus tôt avec L. Brisson, que lřon trouve un démiurge qui met en action cet ordre,

    un matériau désordonné dans lequel les Formes sřimbriquent, et finalement un instrument

    pour ordonnancer le sensible73

    .

    On remarque également que les choses sensibles, en ressemblant au paradigme, ont aussi

    un lien de ressemblance entre elles74

    . On assisterait donc « à deux rapports de

    ressemblances, puisque cřest à la fois la ressemblance des belles choses au beau et leur

    ressemblance mutuelle qui sont ici en cause »75

    . J.-F. Pradeau indique que la connaissance

    philosophique elle-même est liée à la participation, puisquřelle consiste entre autres à

    effectuer une remontée « des multiples effets ressemblants à la cause de la

    ressemblance »76

    . À cet égard, lřacte intuitif qui permet le déclenchement de la

    réminiscence nous semble fondamental, puisque cřest grâce à celui-ci que lřon pourra

    constater que deux objets ressemblent à un concept, participe dřun paradigme. On a donc

    considéré jusquřici la difficulté de la séparation et expliqué en quoi consistait la 70

    ARISTOTE, Métaphysique, Tome I, trad. et comm. par J. Tricot, p. 57-58, A, 6, 987 b 11-13. 71

    Ibid., p. 58, note 1. Cřest également, selon J. Tricot, lřopinion de A. Rivaud et de É. Bréhier. Pour les

    Pythagoriciens, les nombres sont des paradigmes dans le chapitre 6, tandis quřils sont la « cause immanente »

    au chapitre 5. 72

    Cf. Phédon, 74 D-E. 73

    L. BRISSON, op. cit., p. 72-73. La thèse est élaborée aux p. 72-82. 74

    On a déjà noté cela lorsquřil était question du Parménide en 132 C-D. Cf. aussi J.-F. PRADEAU, op. cit.,

    p. 164-165. 75

    Ibid., p. 164. 76

    Ibid.

  • 25

    participation du sensible avec les intelligibles chez Platon. Penchons-nous maintenant sur

    les Idées en tant que telles, pour tenter de saisir comment elles participent entre elles.

    1.3. Les Idées

    Nous avons jusquřici limité nos propos aux Idées, mentionnant seulement quřil sřagissait de

    paradigmes, ce qui nous paraissait nécessaire pour comprendre leur relation avec le monde

    sensible. Il nous faut cependant, afin de mieux comprendre la nature de lřIdée chez Platon,

    dřaborder la participation des Idées entre elles, ce qui nous permettra ensuite, dans la

    dernière partie de notre recherche, dřélaborer une conception de la théorie des Idées qui,

    nous lřespérons, sera assez étayée pour se défendre contre la critique aristotélicienne.

    1.3.1. L’Idée entre εἶδος et ἰδέα

    On sait que lřIdée platonicienne est désignée par deux termes différents chez notre auteur,

    soit par εἶδνο, soit par ἰδέα. Les études sur ce sujet foisonnent, non sans raison. Il est

    effectivement primordial de savoir pourquoi Platon utilise deux termes distincts pour

    exprimer sa conception de lřIdée77

    . Quřil existe des nuances entre les deux termes dans le

    corpus platonicien ne fait pas lřunanimité. L. Brisson estime quřil nřy a pas de nuance de

    sens entre les deux termes, tout comme G. Leroux, qui va même jusquřà traduire par

    « forme du bien » lřexpression « ἰδέα ηνῦ ἀγαζνῦ » dans sa traduction de la République78

    .

    Cette position ne nous semble pas recevable. Certaines des recherches récentes

    démontrent selon nous que lřon peut identifier une distinction entre εἶδνο et ἰδέα. La

    77

    On donne à titre indicatif quelques études sur ces termes, auxquelles on se référera un peu plus tard : M.-A.

    GAVRAY, « Lřhéritage des notions dřEidos et dřIdea chez Platon », dans B. COLLETTE-DUĈIĆ et B. LECLERCQ

    (éds.), L’Idée de l’idée, Louvain, Éditions Peeters, 2012, p. 17-46 ; M., DIXSAUT, « Ousia », « Eidos » et

    « Idea » dans le « Phédon », dans Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, t. 181, no. 4, « Platon »

    (Octobre-Décembre 1991), Paris, Presses Universitaires de France, p. 479-500 ; J.-F. PRADEAU, « Les formes

    et les réalités intelligibles. Lřusage platonicien du terme εἶδνο », dans Platon. Les formes intelligibles (dir. J.-

    F. PRADEAU), Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 17-54 ; F. G. HERRMANN, Words & Ideas. The

    Roots of Plato’s Philosophy, Swansea, The Classical Press of Wales, 2007. 78

    L. BRISSON, op. cit., p. 55. Brisson sřappuie sur une étude allemande de M. Baltes. Pour la position de

    G. Leroux, voir sa traduction de la République, op. cit., p. 667, note 117. Le passage dans la République se

    trouve en VI, 505 A.

  • 26

    simple prémisse selon laquelle les nuances ne sont pas constantes dans les dialogues, et

    quřil est donc préférable de ne pas distinguer les deux termes, ne suffit pas pour nous

    convaincre de cette thèse. Dřailleurs, dans une étude très récente, J.-F. Pradeau argumente

    en ce sens lorsquřil critique virulemment les tenants de cette position, les accusant de faire

    une pétition de principe « sans justifier aucunement cette confusion »79

    . Les justifications

    données par les auteurs qui nřétablissent pas de distinction entre les deux termes sont

    pratiquement inexistantes, et cřest pourquoi lřon doit soutenir lřopinion tranchée de J.-F.

    Pradeau. Il nous faut néanmoins présenter notre position de manière plus étayée afin de

    clarifier notre propos, en commençant par faire un historique des termes.

    1.3.1.1. Historique des termes

    Les termes εἶδνο et ἰδέα proviennent tous deux du verbe ὁξάσ à lřaoriste (ἰδεῖλ et

    εἶδνλ)80

    . Dès Homère, le terme εἶδνο est utilisé afin de rendre lřapparence de certains

    personnages avec une connotation positive, souvent voisine du mot « beauté »81

    . Hector,

    sřadressant à Pâris, lui dit dřêtre fier de son « εἶδνο » (εἶδνο ἄξηζηε)82

    . Le terme gardera

    cette signification dans tous les écrits qui précèdent Platon et qui nous sont connus.

    Cependant, on constate une certaine évolution du terme, notamment chez Hérodote dans

    son Histoires et chez Hippocrate dans son traité Air, eaux, lieux. Lřεἶδνο désigne encore

    lřaspect, mais de façon plus eidétique, si lřon peut dire ainsi. Lorsquřil compare les

    fourmis grecques et les fourmis indiennes, Hérodote mentionne que chacune ont leur

    εἶδνο83

    . F. G. Hermann précise quřil est étrange quřHérodote nřutilise pas le mot γέλνο,

    puisque cřest ce terme qui est usuellement choisi par lřauteur lorsquřil est question du

    genre ou de lřespèce. Cřest pourquoi on peut conclure quřil est plutôt question de

    79

    J.-F. PRADEAU, Platon, l’imitation de la philosophie, p. 334, note 14. La notice vise exclusivement

    G. Leroux, mais on peut voir à la p. 190 quřelle semble bien sřappliquer à beaucoup de commentateurs

    contemporains. 80

    M.-A. GAVRAY, op. cit., p. 17. Les deux études de J.-F. Pradeau abonde dans le même sens, voir par

    exemple, « Les formes et les réalités intelligibles. Lřusage platonicien du terme εἶδνο », p. 21-22. 81

    Ibid., p. 20. 82

    Ibid. Le passage chez Homère se trouve dans lřIlliade en III 39. On cite un seul exemple, mais pour une

    étude dřensemble, on peut référer à F. G. HERRMANN, op. cit., p. 95-100. 83

    Ibid., p. 111. On se référera à lřétude dřHerrmann, qui cite plusieurs passages grecs au lieu dřaller

    directement dans le texte dřHérodote. Celui quřon analyse se trouve en 3.102 chez lřauteur ancien.

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    lřapparence physique. On assisterait néanmoins à une première abstraction du mot,

    puisque lřauteur ancien sřinterroge sur les différences entre les deux types de fourmis, sur

    ce qui fait que la fourmi grecque ne sřidentifie pas à la fourmi indienne, que les caractères

    soient visibles ou non84

    . Chez Hippocrate, le même degré dřabstraction semble présent,

    bien que la grammaire du médecin soit parfois difficile à suivre85

    . Lřauteur utilise le mot

    εἶδνο en parlant de différents types de maladie, ce qui prête une certaine abstraction au

    terme86

    . M.-A. Gavray précise que cette abstraction ira plus loin encore : en effet, lorsque

    Hérodote nous renseigne sur la façon de jouer des Lydiens, cřest le terme εἶδνο qui est

    utilisé : « Cřest alors quřon aurait inventé le jeu de dés, le jeu dřosselets, le jeu de ballon

    et les autres espèces de jeux (ηῶλ ἀιιέσλ παζέσλ παηγληέσλ ηὰ εἴδεα), sauf le jeu de

    dames, dont les Lydiens ne sřattribuent pas lřinvention »87

    . Dès lors, lřεἶδνο peut prendre

    le sens de schème, ce qui lui donne une désignation abstraite qui ne se retrouve pas chez

    Homère.

    Le parcours du terme ἰδέα est beaucoup moins simple. Le terme nřapparaît pas chez

    Homère et il faut attendre Théognis, un poète du milieu du VIe siècle, pour en voir une

    première occurrence88

    . Même dans les premiers dialogues de Platon, lřutilisation du mot

    ἰδέα est beaucoup moins fréquente que celle du mot εἶδνο, ce qui en rend lřexamen plus

    difficile. Lorsquřil est utilisé, ἰδέα comporte généralement un aspect plus intellectif, entre

    autres parce quřil se trouve souvent lřobjet direct du verbe « penser », mais contin