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La terre de Baptiste

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Du même auteur

HISTOIRE DE DEUX MÈRES, avec Monique d'Argentré, Denoël, 1970.

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MARCELLE FAUGÈRE

LA T E R R E

D E B A P T I S T E

roman

ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 13, rue Le Sueur, 75116 Paris

http : //www.france-empire.fr

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http : //www.france-empire.fr

© Éditions France-Empire 2000 ISBN 2-7048-0903-8

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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À mon père

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Baptiste suspend un instant le geste de sa main, gonfle sa maigre poitrine et lance à pleins poumons :

« J'ai perdu mon Eurydiiiiiiiiiiiiice ! » Sa voix lui plaît ce matin. À vrai dire, elle lui plaît toujours,

on l'a si souvent complimenté à ce sujet au banquet des anciens combattants où il s'abaisse à chanter, chaque année, Viens pou- poule ou La Madelon, au dessert. Mais c'est dans Montagnes Pyrénées qu'il essaie de donner la pleine mesure de son talent. Car s'il ne s'agit pas, hélas, d'un air d'opéra ou d'opéra comique, ce chant lui tient cependant à cœur par ce qu'il exprime :

Montagnes Pyrénées Vous êtes mes amours !

Debout, Baptiste domine la longue tablée de Béarnais qui ont eu la chance de revenir de la guerre. Presque tous de taille moyenne, l'œil malin et les cheveux châtains, ils sont restés assis pour chanter avec lui. Pour l'instant, aucune main ne se tend vers la bouteille de Jurançon blanc ou de rosé du Béarn. Repus, heureux d'être ensemble, ils s'observent en chantant. Un prélève- ment collectif dévoilerait qu'ils sont presque tous de sang facteur rhésus 0 négatif.

Baptiste a passé le pouce de sa main droite dans les bretelles qui retiennent son pantalon « des dimanches ». Il n'a pas pris un gramme depuis son adolescence. Pierre, son meilleur copain, face rubiconde et ventre rebondi cachant la boucle de sa cein-

ture, regarde, avec sympathie, le profil du chanteur, en « lame de

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couteau », avec un nez busqué qu'il tient — qui sait ? — d'Henri IV. Ils ne se sont jamais quittés.

— Viens ! lui dit-il, après les dernières paroles, assieds-toi, bois un coup, tu dois en avoir besoin !

— Dans un moment ! Et s'adressant à l'assemblée :

— Maintenant, comme chaque année, nous allons chanter Lou beth céu dé Paù. Je pense que vous n'êtes pas contre ?

Ils savent tous que les vers du poète Darrichon, ce fils de cordon- nier faisant son tour de France, expriment la nostalgie du pays natal. Devenu tuberculeux, à une hirondelle, en partance pour les Pyré- nées, il confie sa crainte de ne jamais revoir la terre de ses ancêtres.

Beth céu dé Pau, quoan te tournerey bède ? Qu'éy tan soufert despuch que t'ey quitat.. Beau ciel de Pau, quand te reverrai-je ? J'ai tant souffert depuis que je t'ai quitté ! S'il me faut mourir sans te revoir, Adieu, beau ciel, je t'aurai bien regretté. J'aurais voulu, Béarn, chanter ta gloire Mais je ne peux, car je suis trop malade Mon Dieu, mon Dieu, laissez-moi voir encore Le ciel de Pau, le ciel de Pau.

Hier, j'étais seul dans ma triste chambrette À respirer le parfum du printemps, Quand, tout d'un coup, une pauvre hirondelle Pousse un grand cri et puis, en même temps, Un épervier court sur la jolie petite : Saï, saï, aciù, you net héré pas maoù ! Rentre, nous parlerons, « pauvrine » Du ciel de Pau, du ciel de Pau...

Les yeux brillants, avec enthousiasme, ils maltraitent involontai- rement la mélodie d'Adrien Fontère, organiste de Saint-Martin,

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qui l'a transposée d'après un air ancien. Sans en respecter la nos- talgie, ils la hurlent, avec conviction, en roulant les « R », comme des cailloux du gave, à la fin de chaque banquet. Elle est leur, elle est l'hymne des Béarnais, elle traduit si bien leur répugnance à vivre loin du pays !

Baptiste pense, tout en chantant, qu'ils fatiguent leurs cordes vocales. Cela n'a pas d'importance : tout le monde ne naît pas avec une voix. Lui, il a eu de la chance. Si ses parents avaient eu la pos- sibilité de lui payer des études de chant, il aurait obtenu de bons résultats, il le sait. Il en ressent une grande fierté ; pas d'amertume, comme on pourrait le croire, rien qu'un grand besoin de se prouver à lui-même, plusieurs fois par jour, que sa voix est belle, ample, puissante et qu'elle est faite pour chanter l'opéra, comme Georges Tihl, son idole. Ce qui ne l'empêche pas de reprendre, avec autant de bonheur, le répertoire d'André Bauger. Que ces deux artistes n'appartiennent pas au même registre ne le gêne en aucune manière. Il les apprécie tous deux, donc il les chante tous deux. « C'est tout. Ne discutons pas. » Ce matin, Baptiste goûte avec joie sa tessiture et s'applique en recommençant :

« J'ai perdu mon Eurydi-i-i-i-i-ice ! » Dans son dos, la pendule béarnaise sonne.

« Neuf heures déjà, diu biban ! » Le retard de Baptiste pour procéder à sa toilette n'est pourtant pas

dû à un lever tardif. À quatre heures, alors qu'il faisait à peine jour, il a chaussé ses pantoufles, enfilé son pantalon et bu son café brûlant, debout, ses bretelles lui tombant sur les mollets. Un bref passage dans la petite cabane adossée à la maison, et « Hop ! Au jardin, mon ami ! » En juin, il n'y a pas de quoi s'endormir sur ses lauriers !

« Tiens, en parlant des lauriers, la haie pousse. Normal, c'est la saison. Je la taillerai un jour de pluie, quand la terre sera trop mouillée pour qu'on puisse faire autre chose. »

À huit heures, il est rentré avec plaisir prendre son petit déjeuner. une omelette aux pointes d'asperges que la voisine lui a portée entre deux assiettes. On paierait ça très cher en ville. Ici, on n'est pas riche

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mais on se soigne comme des princes. Puis, il a changé sa chemise trempée de sueur. Pas facile de raser une peau qui a déjà beaucoup transpiré et cela, malgré quelques ablutions à l'eau froide.

Sa main gauche tire sur sa joue, l'aplatit pour rendre l'opération plus aisée. Baptiste mâchouille la suite des paroles, la mélodie sort, étouffée, de sa bouche fermée. La lame du rasoir fait « creu-creu », l'œil sombre la suit, « en coin ».

Comme chaque matin, il a pendu le petit miroir, encadré de faux bambou, à la crémone de la fenêtre côté est où l'éclairage est bon. Son visage brun et buriné s'y reflète avec netteté. On a besoin de bien y voir pour être rasé de près. Propreté avant tout, même pour travailler la terre.

Tout à coup, à côté de son visage, dans la glace, une silhouette apparaît. La main de Baptiste retombe, la lame de rasoir accroche un rayon de soleil et décoche un éclair.

Baptiste regarde. Il pourrait se retourner, faire face à ce qu'il voit... Non. Immobile, adoptant la tactique du chat devant la souris, il traque la forme furtive qui a pénétré sur son terrain, là-bas, derrière lui, sans lui demander la permission. C'est un homme jeune, vêtu d'un costume de ville. Baptiste note l'allure fuyante de celui qui ne veut pas être vu et le mouvement de la tête qui se tourne vers la maison pour s'assurer que personne ne s'aperçoit de sa présence.

Sourcils froncés, une épaule plus haute que l'autre, le pied droit en avant comme il le faisait au régiment quand l'officier avait crié : « Repos ! », Baptiste observe l'inconnu avec satisfaction : il suit scrupuleusement le sentier sous les acacias, au bord de la rivière, et ne s'égare pas dans le foin haut.

« Le respect des récoltes, le respect du bien d'autrui, c'est bon. Il a intérêt, ce jeunot, à ne pas coucher le foin, il a l'air de le savoir. S'il continue à. rester ainsi sur l'herbe rase, on pourra s'entendre. Il suffit d'être raisonnable et bien élevé dans la vie. La

politesse, c'est important. Que veut-il ? Ce doit être quelqu'un qui cherche un coin tranquille pour camper.

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« Alors, là, mon petit, il faudra demander la permission à Baptiste ! La tente ou à plus forte raison la caravane, cela prend de la place. Je veux bien ne pas être égoïste et faire profiter les gens de la ville de mon bonheur, mais c'est moi qui te désignerai l'emplacement, petit ! Tu viendras me voir, sinon... »

La silhouette a tourné le dos, là-bas, et rebrousse chemin.

Baptiste voit l'homme se courber pour passer, sans accrocher sa veste, sous la deuxième rangée de barbelés ; en même temps, ses pieds, l'un après l'autre, enjambent le premier rang avec précau- tion. Baptiste a un petit rire en constatant l'évidente maladresse de ses gestes.

« Si tu avais fait la guerre de quatorze, petit, tu en aurais vu des barbelés ! »

Quand la silhouette a disparu, la main de Baptiste remonte vers son visage. La lame de rasoir traverse à nouveau le rayon de soleil. Il lance une fois de plus :

«J'ai perdu mon Eurydi-i-i-i-i-ce... » et continue, bouche fermée :

« Meu meu meu, meu meu meu meu eu... »

Derrière la haie basse, le linge de la voisine, fraîchement étendu, s'égoutte. Baptiste reconnaît, à côté des deux tabliers bico- lores de Louise, ses chemises, dont les manches coupées et ourlées au-dessus du coude en ont fait des chemisettes ; sont étendus à

côté, son pantalon, rapiécé au genou, et ses chaussettes trouées que Louise reprisera avant de les lui rendre.

Cet arrangement le satisfait un peu plus chaque fois qu'il y pense. Bien qu'âgé, il s'était senti tellement misérable, tellement

orphelin, dix ans plus tôt, à la mort de sa mère, si cruellement désarmé devant les petites tâches quotidiennes dont l'entretien du linge lui paraissait être la plus ingrate, la plus désagréable. Mortifié, Baptiste se demandait :

« Comment ai-je fait, pendant la guerre, avec du mauvais savon, un coin de fortune, un petit trou d'eau ? Et les poux qu'il fallait déloger des coutures où ils se cachaient... »

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Il avait cru pouvoir faire son affaire de la cuisine. Les derniers mois où sa mère avait vécu, elle s'en remettait à lui, de plus en plus. Elle se contentait de préparer les légumes que Baptiste avait plantés, fait pousser et qu'il venait de déraciner. Elle grattait les carottes encore humides, fendait les feuilles de poireaux d'un coup de lame sûre, jetait le tout dans un seau d'eau, à côté d'elle. Même cette eau, surtout cette eau, c'est Baptiste qui avait été la chercher à la pompe. Ensuite, la marmite bouillait pendant qu'il s'occupait au jardin. Lorsque midi sonnait aux deux églises rivales, avec quelques secondes de retard l'une sur l'autre, il rentrait, coupait les tranches de jambon, les passait à la poêle.

Aussi, le lendemain de la mort de sa mère, il n'avait pas compris ce qui lui arrivait, cette énorme résistance que lui oppo- saient tous les objets de la cuisine. S'en servir : sacrilège ! Baptiste avait refusé de s'occuper de sa grande carcasse maigre, angoissé, cependant, d'être ainsi pris au piège des forces qui s'en vont, de la maladie qui guette. Il fallait se nourrir coûte que coûte, malgré les nausées que provoquait la moindre odeur culinaire. Il s'était répété sans succès, pendant des jours et des semaines, ce que tout le monde lui disait :

« La vie continue. »

Louise l'avait enfin sauvé, en apparaissant, un midi, porteuse d'une portion de chou farci, trop gros pour elle, affirmait-elle. Étonné de lui-même, il avait laissé tomber une larme dans la farce brûlante dont il avait grignoté quelques brins, lentement. Il avait piqué avec sa fourchette la feuille molle du chou et fixé le fauteuil d'osier, vide, en face de lui. Il avait demandé pardon aux accoudoirs brunis, au coussin avachi, au siège inoccupé, honteux d'être poussé par une force qui ne lui laissait pas le choix : celle de la vie qui continuait. Dès ce jour-là, il en avait été décidé ainsi. Chacun avait secouru la solitude de l'autre. Louise entretenait le linge et préparait les repas de Baptiste. Lui, fournissait les légumes nécessaires à leur vie à tous deux, nour- rissait le cochon qu'ils partageraient, fauchait l'herbe pour les

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lapins de sa voisine et coupait son bois de chauffage. En tout bien tout honneur, malgré quelques sourires entendus, quelques allusions malignes qui lui avaient fait craindre un moment l'action de quelque mauvais plaisant qui aurait passé une partie de la nuit à s'occuper de la « jonchée ». Chaque matin, son premier regard n'avait-il pas été, pendant plusieurs mois, pour le pas de sa porte, à la recherche d'une couche épaisse de feuilles de buis, de fleurs fanées ou de haricots (ceux qui ne sont plus comestibles à cause de la bruche, dont on aperçoit, dans chaque graine, la larve brune, derrière un minuscule hublot, rond et opaque).

Dès le lever du jour, il s'était ainsi assuré qu'aucun chemin de feuillage ne reliait sa maison à celle de Louise. Deux amoureux, surtout lorsqu'ils sont veufs et âgés, cela se signale à l'attention de tout le village et en devient la risée. Mais il n'y avait pas de senti- ment tendre dans la relation qui l'unissait à Louise. Ils continuaient donc ainsi à se secourir l'un l'autre. Et aucun d'entre

eux n'aurait avoué le petit pincement dans la poitrine à la pensée que l'autre pourrait s'en aller.

Il fait très chaud. Ce temps rappelle à Baptiste le mois d'août 1914, d'une radieuse luminosité. Il se relève entre deux rangées de haricots verts nains, déplie péniblement son dos en grima- çant, pose sa main au niveau de ses reins, paume tournée vers l'extérieur.

« Oui, pense-t-il, mais à ce moment-là, j'étais plus souple ! » Sur sa hanche, le vieux cageot, tapissé d'un journal plié en

quatre, est rempli de haricots verts, humides et fermes. Il en prend une poignée tout en marchant, les laisse retomber, avec satisfac- tion, comme « couler » entre ses doigts écartés.

« Ce sont les gens de la ville qui aimeraient les manger, frais cueillis, comme cela ! Et nous, donc, quand nous étions en guerre... Le quart rempli de haricots verts passés au jus de jambon, c'est cela qui nous aurait remonté le moral, avant de monter en ligne ! »

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Un oiseau chante. Mémé de Salies qui avait passé son enfance à l'ombre de la tour de Labastide-Villefranche, affirmait qu'il demandait :

« E soùn màdures las cérises ? »

Baptiste, enfant, écoutait passionnément et entendait, effective- ment, la question :

« Les cerises sont-elles mûres ? »

Baptiste a un petit rire. Avant de rentrer, il ne peut résister au plaisir de faire le tour du jardin par les bords herbeux, dans le trèfle sauvage, sage, au ras du sol. Les chicorées dentelées et les chardons scintillants de rosée, mouillent ses sabots noirs, les font reluire comme le meilleur des cirages. Il s'arrête, de loin en loin, pour admirer la croissance des plants, note, avec satisfaction, que les jeunes melons sont recouverts d'un duvet plus dru que ceux de l'an dernier, qu'aucune branche de tomate ne s'est détachée, que la courtilière n'a pas sectionné, au ras du sol, la tige des jeunes pieds de piments. C'est qu'une bonne pipérade, mes amis, c'est agréable et sans les « pipers », impossible. Ceux qu'on achète n'ont pas de saveur ; vivent ceux qui vous « embrasent » la bouche mais dont la tomate adoucit l'ardeur. Baptiste sait les reconnaître, au mois d'août, petits, mais d'un vert foncé et comme vernis. Louise a d'ailleurs recommandé :

— Cueille les plus « noirs ». Que cela ait un peu de goût ! Baptiste a ri, en les lui portant : — Tiens, avec ceux-là, tu seras servie ! Elle s'est réjouie avec lui : — Cette année, avec la chaleur qu'il fait, ils sont forts ! Ce

sont des piments pour homme. Nous, les femmes, nous avons du mal à avaler cela !

Louise n'a pas sa pareille pour réussir la pipérade, pour faire revenir les piments juste à point, dans la poêle ; elle y ajoute les tomates, pelées et coupées, et n'oublie pas le morceau de sucre qui neutralisera, s'il en est besoin, l'acidité de ces dernières, puis, en fin de cuisson, l'œuf et la mie de pain.

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Parfois, les « étrangers », les habitants d'autres départements français, croient que cette sauce est basquaise. Baptiste se fait fort de leur expliquer que, dans les deux langues, le mot « piper » veut dire piment. Mais attention, le suffixe est gascon !

Tristan Derème, Béarnais par sa mère, ne l'a-t-il pas chantée, en mille neuf cent trente, avant de dormir dans le petit cimetière de Saint-Pée-d'Oloron :

Tomates et piments fredonnent dans la poêle, Vous jugeriez que c'est fort bon...

Les « mange-tout de la vallée », les derniers semés, sortent de terre justement ce matin, courts et voûtés, mais trapus, repous- sant vaillamment de leur bosse déjà solide, la petite motte qui leur cache encore le soleil. Baptiste s'attarde, toujours ému devant la vie, la beauté de la vie. Pas un pied d'herbe n'envahit la terre travaillée. Il s'immobilise devant le grillage à larges mailles. Lui seul connaît ce détail, car la clôture croule, invisible,

sous les roses pompons. Ce n'est pas une image destinée à évoquer la profusion de fleurs. Elle croule vraiment sous le poids des vieux rosiers qui s'y appuient et qui, maintenant, avec leurs branches devenues grosses comme celles d'un arbuste, la font ployer. À cause des épines, la main de Baptiste se faufile avec précautions, sous les feuilles dentelées, prend le grillage à tâtons et tire vers le haut. C'est lourd ! Quel poids de feuilles et de fleurs ! Sacré juin, va !

« Mettre un piquet pour soutenir, là. Et peut-être deux autres, un peu plus loin. »

De l'autre côté, à perte de vue, le jeune maïs s'étend, en impec- cables rangées parallèles, deux feuilles à chaque pied, d'un vert jeune et tous de la même hauteur, excepté ceux de la rangée du bord, plus petits et plus pâles.

« L'ombre des pommiers, pense Baptiste. Fatalement. Mais les pommiers, il faut bien les mettre quelque part... »

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Il lâche le grillage et revient en longeant la rivière. Quelle chance supplémentaire, ce gazouillis ! Il éponge son front de sa main libre et lance à tue-tête :

Viens dans ce bocage, belle amante Il est fait pour les plaisirs et les j...

La surprise lui coupe la parole. Là-bas, à côté du foin qui lui arrive aux hanches, l'homme...

Le même que l'autre jour. Baptiste le reconnaît. Décidément, le coin lui plaît. Mais il met du temps à se décider. Pas de tente, pas de caravane en vue. Ils se sont aperçus en même temps et il y a eu, imperceptible, la même surprise dans leur attitude. Peut-être était-elle un peu plus accusée, pourtant, chez le visiteur. Quoi qu'il en soit, ils avancent l'un vers l'autre sans se presser. Appa- remment, ils se passeraient bien de dialoguer. Ils s'observent à distance :

« Ah ! tu es gêné, petit, pense Baptiste. Ce n'est pas malheu- reux ! Tu vas demander l'autorisation de camper chez moi, oui ou non ? »

Il va donner son consentement, comme chaque été, malgré les quelques inconvénients qui en découlent parfois : papiers gras éparpillés, boîtes de conserves jetées dans la rivière, portail des poules laissé ouvert en venant chercher de l'eau, début d'incendie de la grange provoqué par un mégot, imprudemment lancé... De nature altruiste, il donne toujours la permission. On n'a pas le droit d'être égoïste. Tant de chance, cela se partage, au moins deux mois par an, le temps des vacances.

Lorsqu'ils ne sont plus qu'à quelques mètres l'un de l'autre, l'homme regarde vers la haie basse et a un mouvement pour fuir.

« Mal élevé, va ! ». Baptiste voit rouge. C'est trop de lâcheté !

« Pauvre petit jeunot, j'ai fait la guerre de 14, moi... ! Ici, on ne se laisse pas marcher sur les pieds ! »

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L'homme s'est ravisé comme s'il avait deviné la pensée de Baptiste. En quelques enjambées, il est près de la clôture et c'est par-dessus les barbelés qu'il tend une main franche.

— Bonjour, monsieur ! La politesse, c'est important. Cela adoucit les rapports entre les

hommes. Baptiste tend sa main calleuse, carrée, brune, marquée de taches blanches de vitiligo qui ont intrigué plus d'un médecin major pendant la guerre. Il serre cette main fine, ôte son chapeau de coutil gris dont la sueur en a, tout le tour, bruni la doublure. L'homme a suivi le chapeau des yeux avec... Quelle lueur au fond des prunelles ? Baptiste cherche. En même temps, il s'excuse en riant :

— Il est un peu sale... À la campagne, vous savez, surtout en été...

Le jeune sourit aussi. C'est un bon sourire qui séduit Baptiste mais un sourire fugitif. Le vieillard réfléchit encore sans en avoir l'air. Gêné, le regard fuit. L'ombre d'un pigeon qui vole d'un toit de grange à l'autre, passe sur leurs visages. L'homme sourit à nouveau en levant la tête, soulagé par la diversion.

— Il va faire chaud, aujourd'hui ! — Oh ! s'exclame Baptiste, cela, on peut le dire ! Il n'y a qu'à

regarder la rosée qui a mouillé vos bottes ! Il n'est pas mécontent de sa trouvaille, de lui avoir fait remar-

quer qu'on s'aperçoit de l'insolite de son accoutrement : des bottes de caoutchouc vert-de-gris, dans la tige desquelles s'enfoncent les jambes du pantalon du costume de ville, de belle qualité. À nou- veau, l'éclair rapide dans le regard. Vexé de ne savoir toujours pas l'interpréter, Baptiste ressent l'envie brutale d'empoigner le visi- teur par les revers de sa veste impeccable.

« Tu vas parler, oui ? Tu vas te moquer de moi encore long- temps, morveux ? Il ne faut pas me la faire, à moi. J'en ai vu d'autres pendant la guerre de 14 ! Est-ce que tu peux en dire autant : quatre ans de service militaire, suivis, sans la moindre permission, de quatre années de guerre, toujours en première

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ligne. La boue, le froid, la faim, le chagrin, l'absence de lettres, la mort, l'odeur de la mort, tu ne sais pas ce que c'est, toi, frelu- quet, il n'y a qu'à te regarder pour savoir que tu n'as jamais souffert... »

La chienne Julienne, d'une jolie couleur de terre glaise, renifle les chaussures de l'arrivant. Ses longues oreilles en balaient le caoutchouc humide. Elle n'a pas aboyé. Celle-là, pourvu qu'on soit chaussé de bottes, elle vous ouvrirait presque le portail, si elle pouvait le faire. Le jeune homme l'observe sans bouger :

— On ne voit pas souvent des chiens de cette race chez les agriculteurs, constate-t-il, enfin.

— C'est vrai, acquiesce Baptiste, en riant. Elle est le fruit d'une mésalliance !

— Ce sont des choses qui arrivent ! plaisante le visiteur. — Oui ! Un jour, une retraitée, retirée dans sa maison de

campagne, non loin d'ici, est venue acheter des œufs à mon voisin qui possédait, comme tous les agriculteurs, ici, un labrit. Sa petite chienne cocker a trouvé ce mâle très séduisant. Cela s'est passé derrière les pieds d'artichauts. De cet égarement sont nés cinq chiots, à la grande indignation de la maîtresse de Roussette qui ne pouvait admettre cet engouement pour ce rustique au poil rêche, ce paysan qui sentait la vache, de la part de sa belle ondulée. Pierre a pris ses responsabilités. Il a tenu à réparer en adoptant une petite femelle. Il me l'a apportée aussitôt. Elle tenait tout entière dans sa main ouverte. « Tiens, puisque ton Patou vient de mourir, voilà la relève ! » Comme vous pouvez le constater et cela, même sans connaître la mère, physiquement, elle lui ressemble : pattes courtes et trapues, longs poils marron clair, grandes oreilles tom- bantes. Mais de son père, elle tient cette qualité : c'est une bonne gardienne de troupeau.

— Vous lui avez coupé la queue ? — Oh ! Pas moi ! C'est l'œuvre d'un imbécile. Elle était déjà

comme cela quand je l'ai eue. Je n'approuve pas ! — Pourquoi cet acte de barbarie ?