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215 La Suisse et le Marché Unique de 1992: Une comparaison entre les scénarios "First best" et "Least best" Par Victoria Curzon Price, Institut Universitaire d'Etudes Européenne, Genève La Suisse s'interroge sur sa place dans le monde de demain, à juste titre d'ailleurs, car ce monde bouge. Doit-elle suivre? Peut-elle se différencier et si oui, à quel prix? Je ne reviendrais pas sur l'historique de la politique européenne de la Suisse, bien connue de tous, ni sur l'état actuel des négociations, au sujet duquel le modeste observateur académique que je suis ne peut avoir à ce stade, qu'une perception incomplète. Mon propos est de décrire et d'analyser ex hypothesi deux cas de figure extrêmes pour la Suisse - le meilleur et le pire - pour pouvoir les contraster et en tirer quelques conclusions quant aux perspectives pour l'économie helvétique, étant entendu que l'issue réelle se situera certainement quelque part à mi-chemin. Une première partie sera consacrée au context théorique dans lequel se placent les deux scénarios; une deuxième partie reprendra les données de base qui leur sont communes, ainsi qu'à toutes les alternatives intermédiaires; les troisième et quatrième parties présenteront les deux cas de figure et leurs implications respectives. Nous terminerons avec quelques observations sur les perspectives d'avenir. Le contexte théorique: de l'avantage comparatif à l'avantage absolu La théorie des échanges internationaux, depuis Ricardo, couvre essentiellement de deux questions: les gains qui proviennent des échanges basés sur l'avantage comparatif (qui sont d'autant plus élevés que la structure des prix relatifs diffère d'un pays à l'autre); et les origines des avantages comparatifs eux-mêmes. A ce sujet, inutile de rappeler devant cette assemblée l'investissement intellectuel considérable qui a été fourni dans l'explication basée sur les proportions des facteurs de production (Hechscher-Ohlin) et ses dérivées (tels que le théorème de l'égalisation des prix des facteurs de Samuelson). Et nous mentionnerons en passant seulement la prolifération d'explications alternatives qui a suivi la célèbre étude de Liontief (1953), telles que la formation ("skills") du capital humain {Liontief, 1956), la non-homogéneité des technologies (Posner, 1961) le cycle de vie des produits (Vernon, 1966), l'importance de la demande "majoritaire" (Burnstam-Linder, 1961), la variété (Lancaster, 1979) et, finalement, les économies d'échelle, de gamme et d'apprentissage (Krugman, 1979, 1984). Pour toutes les explications sauf les plus récentes, l'avantage comparatif d'un pays résidait dans des facteurs exogènes, "naturels". En tout cas on ne s'interrogeait pas trop sur it pourquoi des dotations en facteurs, en capital humain, en technologies etc. Il suffisait qu'ils fussent différents d'un pays à l'autre pour que le commerce, même Schweiz. Zeitschrift für Volkswirtschaft und Statistik, Heft 3/1990

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La Suisse et le Marché Unique de 1992: Une comparaison entre les scénarios "First best" et "Least best"

Par Victoria Curzon Price, Institut Universitaire d'Etudes Européenne, Genève

La Suisse s'interroge sur sa place dans le monde de demain, à juste titre d'ailleurs, car ce monde bouge. Doit-elle suivre? Peut-elle se différencier et si oui, à quel prix?

Je ne reviendrais pas sur l'historique de la politique européenne de la Suisse, bien connue de tous, ni sur l'état actuel des négociations, au sujet duquel le modeste observateur académique que je suis ne peut avoir à ce stade, qu'une perception incomplète. Mon propos est de décrire et d'analyser ex hypothesi deux cas de figure extrêmes pour la Suisse - le meilleur et le pire - pour pouvoir les contraster et en tirer quelques conclusions quant aux perspectives pour l'économie helvétique, étant entendu que l'issue réelle se situera certainement quelque part à mi-chemin.

Une première partie sera consacrée au context théorique dans lequel se placent les deux scénarios; une deuxième partie reprendra les données de base qui leur sont communes, ainsi qu'à toutes les alternatives intermédiaires; les troisième et quatrième parties présenteront les deux cas de figure et leurs implications respectives. Nous terminerons avec quelques observations sur les perspectives d'avenir.

Le contexte théorique: de l'avantage comparatif à l'avantage absolu

La théorie des échanges internationaux, depuis Ricardo, couvre essentiellement de deux questions: les gains qui proviennent des échanges basés sur l'avantage comparatif (qui sont d'autant plus élevés que la structure des prix relatifs diffère d'un pays à l'autre); et les origines des avantages comparatifs eux-mêmes. A ce sujet, inutile de rappeler devant cette assemblée l'investissement intellectuel considérable qui a été fourni dans l'explication basée sur les proportions des facteurs de production (Hechscher-Ohlin) et ses dérivées (tels que le théorème de l'égalisation des prix des facteurs de Samuelson). Et nous mentionnerons en passant seulement la prolifération d'explications alternatives qui a suivi la célèbre étude de Liontief (1953), telles que la formation ("skills") du capital humain {Liontief, 1956), la non-homogéneité des technologies (Posner, 1961) le cycle de vie des produits (Vernon, 1966), l'importance de la demande "majoritaire" (Burnstam-Linder, 1961), la variété (Lancaster, 1979) et, finalement, les économies d'échelle, de gamme et d'apprentissage (Krugman, 1979, 1984).

Pour toutes les explications sauf les plus récentes, l'avantage comparatif d'un pays résidait dans des facteurs exogènes, "naturels". En tout cas on ne s'interrogeait pas trop sur it pourquoi des dotations en facteurs, en capital humain, en technologies etc. Il suffisait qu'ils fussent différents d'un pays à l'autre pour que le commerce, même

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entre pays fort similaires, puisse se développer. Par contre, l'une des innovations les plus importantes des théories récentes de la structure du commerce international, basées sur la concurrence imparfaite, est la conclusion que l'avantage comparatif n'est pas nécessairement une fatalité, mais qu'il peut être façonné par la volonté humaine -d'où l'intérêt actuel pour l'application de la théorie des jeux à la politique industrielle compétitive entre pays.

En fait, Ricardo lui-même, en 1817, avait déjà signalé l'existence possible d'avantages artificiels:

"It is quite as important to the happiness of mankind, that our enjoyments should be increased by the better distribution of labour, by each country producing those commodities for which by its situation, its climate, and its other natural or artifical advantages, it is adapted . . ." (Ricardo, 1817, 132) (italiques de l'auteur).

L'intérêt porté aux avantages comparatifs artificiels ("man-made") est d'autant plus grand actuellement qu'un nombre croissant d'activités économiques semble pouvoir se délocaliser facilement. Dans la mesure où la composante "service" s'accroît, l'emplacement géographique précis devient une question mineure et les activités deviennent véritablement nomades ("footloose"). Une politique industrielle active devient alors presque une obligation dans un monde où les gouvernements se font une concurrence acharnée sur ce plan.

L'attrait, l'élégance et la subtilité de la théorie des avantages comparatifs étaient tels que les théoriciens du commerce international, de List à Krugman, se sont surtout penchés sur la question de savoir comment chosir la "bonne" industrie à soutenir (temporairement) pour influencer favorablement la structure des avantages comparatifs de la nation. Or, à mon avis, le problème de choix dans une politique sélective reste entier, ainsi que le risque de politisation du processus de décision (Curzon Price, 1989).

Entre temps, les raisons de l'existence d'anvantages absolus entre nations simi­laires ont été oubliés. (Les différences absolues entre pays développés et en-voie-de-développement ont été attribués à de nombreux facteurs, entre autres l'exploitation, le manque de capital, l'explosion démographique, la distance, etc. - des explications qui ne s'appliquent pas au cas de pays similaires au même stade de développement.) Or, si l'avantage comparatif peut être façonné par l'action humaine, l'avantage absolu le peut certainement aussi, surtout lorsqu'il s'agit de pays développés disposant de relativement peu de ressources naturelles et ayant un fort potentiel dans le domaine des activités "nomades".

Prenons à titre d'exemple les deux Allemagnes: d'un côté une économie perfor­mante dont le niveau de productivité de la main d'oeuvre est très élevé; de l'autre une économie qui semble opérer à environ un cinquième (pour autant que l'on puisse en juger) du niveau d'efficacité générale de la première. Je pense que personne ne nierait

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que la différence de compétitivité absolue entre ces deux pays (pour l'instant encore distincts l'un de l'autre!) tient surtout à la qualité de leurs institutions respectives. Par "institutions" j'entends le droit, la structure de la propriété, la fiabilité des contrats, la monnaie, les impôts, les structures sociales et politiques - tout, en somme, qui compose le fonds même d'une société et qui est le résultat de l'action humaine (mais pas nécessairement le résultat de la volonté humaine (Hayek, 1967)).

La différence entre les deux Allemagnes est tellement criante qu'il n'est pas difficile de mettre le doigt sur ses causes essentielles et je n'ai pris cet exemple que pour illustrer de façon rapide la nature de mon propos. Car il existe des différences absolues plus subtiles mais tout à réelles entre des pays similaires, comme la France et l'Angleterre, la Suisse et l'Autriche, l'Italie et l'Espagne, qui trouvent également leur explication dans leurs institutions respectives. En principe, comme il s'agit d'institutions générales, elles n'ont pas d'influence sur l'allocation intersectorielle des facteurs et donc sur la structure de l'avantage comparatif. Mais elles ont une incidence majeur sur le niveau de bien-être absolu des populations et sur son évolution dans le temps.

Il y a évidemment des cas où des institutions générales auront des incidences intersectorielles. Prenons le cas de la structure des relations industrielles au Royaume-Uni d'une part et en Allemagne d'autre part Selon CalmforsIDriffill (1988) le système syndical britannique, fragmenté à souhait, encourage une concurrence destructrice entre syndicats pour obtenir la palme de la plus forte augmentation des salaires, et ce en dépit des conséquences générales sur l'emploi, alors que le système syndical allemand, très centralisé, "responsabilise" les représentants syndicaux, de telle façon que l'Allemagne maîtrise mieux que l'Angleterre le problème de l'évolution des coûts salariaux par rapport à la productivité. Dans la mesure où cette analyse contient sa part de vérité, l'incidence sur la structure de l'avantage comparatif des deux pays n'est pas neutre: l'Allemagne se distingue par sa compétitivité dans les activités industrielles traditionnelles; l'Angleterre se spécialise dans les secteurs peu ou pas syndiqués, tels que les services financiers.

Ou bien prenons un autre exemple plus familier: certaines institutions générales suisses (monnaie stable, absence de contrôle des changes, fiscalité, légère, neutralité et stabilité politique) ont été favorables à l'ensemble de l'économie helvétique, mais ont favorisé plus particulièrement le secteur financier international et ont, de ce fait, parfois défavorisé les secteurs industriels exposés à la concurrence internationale et qui ont du vivre longtemps avec un franc surévalué.

Mais nous ne signalons ces incidences intersectorielles d'institutions générales qu'à titre d'exception et maintenons qu'il est plus fructueux de se concentrer sur leurs incidences sur le niveau absolu du bien-être.

Tant que les contacts économiques entre pays restent à un niveau "traditionnel" - c'est à dire, se composent essentiellement d'échanges de biens - "commerciales" (tradable goods) et une certaine quantité d'investissements directs de part et d'autre

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des frontières, les institutions économiques, juridiques, sociales et politiques respec­tives ne sont pas directement confrontées les unes aux autres. Elles coexistent sans trop s'influencer mutuellement. Les populations assument (sans le savoir) les consé­quences de leurs choix antérieurs.

De même, tant que la coopération économique internationale se situe au niveau du tarif douanier et d'autres mesures frontalières, on peut se conforter de l'idée qu'il y a un domaine extérieur bien précis, propre à la négociation internationale, et un domaine intérieur, tout aussi précis, qui ne concerne que nous et où nous retenons une grande liberté d'action.

Or, à mesure que les contacts économiques s'intensifient, que les mouvements de facteurs s'ajoutent au mouvement de biens, que les services deviennent "com-merciables" internationellement grâce à la technologie, que le coût des transactions internationales diminue grâce aux innovations techniques - bref, lorsque l'économie mondiale envahit toujours d'avantage les petites économies nationale qui la compo­sent, alors les institutions mêmes sont mises en concurrence directe les unes avec les autres.

Il est évident que ce soit en Europe que cette remise en question des institutions propres à chaque nation ira le plus loin plus vite, car c'est en Europe que nous trouvons la plus large ouverture réciproque entre le plus grand nombre de pays dans un espace géographique restreint. Mais en fin d'analyse, c'est un phénomène global qui atteindra le monde entier dans peu de temps. Déjà les Etats-Unis se plaignent du système de distribution "archaïque" du Japon (après être passé par la difficulté de la langue, l'excès de frugalité du consommateur japonais et ses habitudes alimentaires), sensés être des barrières non-tarifaires insurmontables pour les entreprises américaines. On est tenté de dire: Et quoi encore? N'y a-t-il plus rien de sacré? Est-ce-que tout devient sujet à contestation internationale? Ne reste-t-il plus rien qu'un pays puisse déterminer souverainement sans qu'un autre vienne se plaindre? Et les camions communautaires de 40 tonnes . . .

En somme, le défi des années à venir pour les pays composant ce monde de plus en plus interdépendant, de plus en plus envahissant, c'est de trouver un équilibre entre les institutions immuables ou quasi-immuables et les institutions susceptible d'être changées. Parmi ces dernières, il s'agit d'utiliser la pression concurrentielle pour trouver les institutions optimales capables d'attirer les industries nomades et les facteurs de production mobiles.

Par exemple, si nous considérons que la neutralité suisse est une institution immuable et qu'elle exclue l'adhésion à la Communauté Economique Européenne, rien n'empêche de chercher du côté des institutions moins figées les réformes qui pourront compenser les effets négatifs éventuels de la non-adhésion.

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Nature du défi communautaire

Avec la "nouvelle approche" définie dans le Livre Blanc de la Commission (Commission CEE, 1985), la Communauté romp avec son passé centralisateur selon lequel une Euro-norme unique était nécessaire avant que les échanges puissent s'effectuer librement En effet, la stratégie adoptée pour l'élimination des frontières internes de la Communauté d'ici 1992 repose en grande partie sur le principe de la reconnaissance mutuelle. Selon ce principe, les Etats-membres définissent de façon générale les buts visés par telle ou telle réglementation, établissent un niveau minimum acceptable par tous, mais permettent une grande diversité quant aux moyens d'atteindre l'objectif. Les fins sont communes, les moyens ne le sont pas.

C'est une approche pragmatique, fédérale en substance. Au lieu d'estomper l'inévitable diversité des Etats-membres, le principe de la reconnaissance mutuelle l'accrédite, s'appuie sur elle et l'utilise.

Au départ, le principe de la reconnaissance mutuelle semble s'appliquer surtout à l'épineux problème des normes et réglementations techniques; mais très rapidement, on voit qu'il s'applique tout aussi bien à l'ensemble des services, allant de la reconnaissance mutuelle des diplômes médicaux à la reconnaissance mutuelle de la qualité de la surveillance bancaire.

Les implications de cette "nouvelle approche" sont stupéfiantes. Elle met en concurrence les différents systèmes de réglementation, offre au consommateur un choix plus étendu et, en fin de compte, lorsque le processus de concurrence entre les institutions aura rempli son office, elle fera apparaître une norme optimale issue des forces du marché. Les Etats-membres ne seront pas obligés de la suivre, mais ils y seront fortement encouragés dans la mesure où il ne s'agit pas, pour eux, d'institutions immuables. De plus, la norme optimale révélée par le jeu de la concurrence ne sera pas coulée dans le béton, mais elle pourra varier avec le temps, au gré des modes et de l'augmentation des revenus.

Finalement, le principe - je dirai même la philosophie - de la reconnaissance mutuelle s'appliquera chaque fois que les Douze se trouveront dans l'impossibilité matérielle de se mettre d'accord sur la création d'institutions communes. Ainsi la fiscalité directe des personnes physiques et morales, les systèmes de sécurité sociale, le droit du travail, le droit commercial, les droits des entreprises, les systèmes juridiques, etc., etc. seront livrés à une concurrence directe. Et puisque tout bouge, alors ces institutions bougeront elles aussi . . .

Bref, la "nouvelle approche" de la Communauté pour atteindre son objectif de créer un espace économique sans frontières internes en un lapse de temps très court anticipe et accélère l'évolution générale notée ci-dessus, à savoir que l'interdépendence accrue des économies et la mobilité sans cesse grandissante des biens, services et facteurs de production, mettent les institutions les plus sacrées des pays en concurrence les unes avec les autres de toutes façons, qu'ils fassent partie de la CEE ou non.

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Le défi n'est pas sensiblement différent pour un pays comme la Suisse que pour la Belgique ou les Pays-Bas. Pour tout le monde, il s'agit d'ajustement unilatéral et spontanné des institutions, non pas sur une norme spécifique déterminée par Bruxelles, mais sur une norme révélée comme étant efficace par le jeu de la concurrence. Une fois engagé, ce processus échappe à la prise de décision collective et consciente et repose sur la décision unilatérale et non-contraignante. C'est pourquoi l'objectif actuelle de la diplomatie helvétique d'obtenir de la Communauté que la Suisse et ses partenaires de l'AELE puissent participer à la définition des normes générales minimales acceptables ("directives cadres") afin de créer le marché unique, est non seulement illusoire, màis en fin den compte pas vraiement nécessaire. La Suisse peut avoir confiance dans l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et le Danemark (totalisant 23 votes, c'est à dire une minorité de blocage) pour négocier des cadres généraux d'un niveau tout à fait adéquat. Là où la Suisse aura son mot à dire sera lors de "l'homologation" de sa législation par rapport aux directives cadres de la Communauté. Mais le véritable test sera fourni plus tard, lors de la confrontation de la législation suisse avec toutes les autres législations concurrentes sur un "marché" compétitif.

Le "first best" scénario

Si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, l'Europe des Dix-Huit se ferait d'ici l'an 2000. L'Espace Economique Européen serait négocié en même temps que le Marché Unique (c'est à dire d'ici au Ie janvier 1993) et toute discrimination majeure, que ce soit dans les dispositions juridiques elles-mêmes ou dans le temps, serait écartée.

Les seuls éléments qui distinguerait l'adhésion pure et simple de l'accord EEE serait son étendu (tes produits agricoles non-transformés n'en feraient pas partie), la persistance des frontières physiques (pour le contrôle de l'origine des produits industriels et agricoles transformés, puisque la formule de la zone de libre-échange serait retenue), la persistance des frontières fiscales (puisque les frontières physiques resteraient, pourquoi ne pas les utiliser pour compenser les impôts indirects selon le principe sacrosaint et traditionnel de la destination?) et la non-participation de l'AELE à la libre circulation des personnes et au développement du marché unique du travail.

L'idée que l'EEE comprendrait la disparition, même partielle, des frontières physiques entre la CEE et l'AELE implique au minimum l'adoption par les pays membres de l'AELE du tarif extérieur commun de la Communauté, ainsi que de l'ensemble de sa politique commerciale extérieure (par exemple en ce qui concerne les actions antidumping), sans parler du contrôle des personnes. Par conséquent, les pays membres de l'AELE perdraient toute autonomie, tout "treaty-making power" indépendant, dans le domaine commercial. Ceci nous parait tout aussi invraisemblable, actuellement, que l'adhésion pure et simple. C'est une des raisons essentielles

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pourquoi les pays membres de l'AELE restent en dehors de la Communauté et c'est pourquoi nous écartons d'emblée l'idée que la "first-best solution" implique "la levée de la plupart des frontières entre la CE et l'AELE" (Schwok, 1989).

Pour le reste, les barrières techniques aux échanges (normalisation) suivant le principe de la reconnaissance mutuelle, le "passeport unique" pour les biens et services, même les questions épineuses des achats gouvernementaux, des subventions, des pratiques privées restrictives et de la résolution des conflits sont supposés être résolus d'ici 1993.

Implications du '"first best" scenario

Les exportations de produits industriels accuseraient une discrimination au titre de la persistance des frontières physiques. Quelle en serait son importance? Le Rapport Cecchini évalue à environ 2 % de la valeur des échanges intra-communautaires le coût transactionnel du passage des frontières (Economie Européenne, 1988). Pour les pays de l'AELE, il faudrait compter, en plus, avec le coût administratif de porter la preuve de l'origine des produits, estimé par Herin (1986) à environ 2 % de la valeur des produits (déduit de l'observation que les entreprises préféraient payer les droits de douane plutôt que d'apporter la preuve de l'origine lorsque le droit de douane ne dépassait pas 2 %). Cela ferait un désavantage maximum de 4 %, dont seulement 2 % seraient nouveaux (le coût des règles d'origine est déjà escompté, et ce depuis longtemps). Ce n'est peut-être pas négligeable, mais c'est le prix de 1'independence tant prisée.

Toutes choses égales par ailleurs, les exportateurs de l'AELE subiront soit les effets de déviation du commerce (réduction des quantités exportées), soit absorberont eux-mêmes le malus de 2 % et accuseront une détérioration de leurs termes de l'échange (soit n'importe laquelle des situations intermédiaires possibles). Etant donné l'asymétrie de taille entre les pays de l'AELE et la Communauté, et la dépendance relative des premiers, c'est la seconde éventualité qui est le plus souvent évoqué par les auteurs (Krugman, 1988; Wijkman, 1989). En effet, lorsqu'on se rappelle que la Communauté absorbe 56 % des exportations helvétiques, on mesure l'importance de l'enjeu; surtout que toute détérioration des termes de l'échange subie par les exportateurs suisses affectera, vraisemblablement, non pas 56 % mais bien 100 % des exportations (à moins de pouvoir pratiquer und différenciation des prix, ce qui parait peu probable dans la situation concurrentielle où ils se trouvent pour la plupart).

Comme le fait remarquer Krugman (1988), suivant Pelkmans et Winters (1988), le gain de 2 % de la valeur des échanges dû à la suppression des frontières n'est pas assimilable à l'élimination d'un droit de douane de 2 % pour l'économie communautaire, car il n'y a aucun effet de distribution à retrancher de l'impact gobai. Son effet sur le plan de l'équilibre général et au niveau de l'amélioration de l'avantage

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absolu communautaire au titre d'une réforme institutionnelle substantielle (assimilable à une réduction de coûts de transport, ou à une agumentation de productivité, de 2 %), sera donc beaucoup plus significatif qu'une simple réduction de tarifs douaniers. Mais 2 % du commerce intra-communautaire ($ 11,2 milliards en 1987) ne fera jamais plus que 0,26 % du PNB communautaire ($ 4,300 milliards en 1987) . . . Par contre 2 % du commerce Suisse ($ 50 milliards en 1987, soit $ 1 millard) représente 0, 54 % du PNB helvétique ($ 185 millards en 1987). Et si l'on additionne le gain communautaire et la perte helvétique on voit que l'écart se creuse . . .

Plusieurs facteurs viendront néanmoins à notre secours. Les effets dynamiques du marché unique (que personne n'oserait chiffrer avec exactitude, mais qui selon Baldwin (1989) seraient quatre à cinq fois les gains statiques estimés par le Rapport Cecchini (Commission des Communautés, 1988) ferait du marché communautaire un gouffre insatiable pour les exportations du monde entier, entre autres pour les pays voisins de l'AELE. De même, le renouvellement des économies des pays de l'Europe de l'Est offrira, dans les années à venir, un contre-poids à l'Europe des Douze. En tout état de cause, les effets statiques de déviation de commerce et de détérioration des termes de l'échange seront vraisemblablement noyés par les effets dynamiques de telle sorte que les opérateurs économiques ne les remarqueront même pas.

L'Espace Economique Européen comprendra, évidemment, la libre prestation des services. Il s'agit, en l'occurence, des services commerciaux (transports, assurances, finance, services de consultants de tout genre, etc.), car on voit mal comment le tourisme serait affecté par le marché unique, sauf en bien. Selon une étude du GATT (GATT, 1989) les "exportations" suisses des services commerciaux s'élevaient à $ 14 milliards en 1987, score qui la mettait en compagnie de l'Autriche ($ 15 milliards), la Belgique ($ 19 milliards), voir la Suède ($ 9 milliards). Toujours est-il que la prestation internationale de services ne s'élève a guère plus qu'un quart des exportations de biens physiques.

Or l'impact de l'EEE sur ces secteurs n'est pas évident du tout Selon le rapport Cecchini, l'effet "plausible" du marché unique sur l'ensemble des services financiers communautaires serait une réduction des prix de l'ordre de 10 %, et pour les autres services commerciaux de l'ordre de 3 % ("avec une grande marge d'incertitude" (Commission CEE, 1988, 101)). La réduction de prix proviendrait de la concurrence accrue due à l'ouverture de marchés jusqu'ici très fermés, grâce au principe de la reconnaissance mutuelle et du "home country control".

Or si le secteur financier helvétique pourrait sans nul doute trouver en son sein les améliorations de productivité nécessaires pour faire face à une telle concurrence, pour le plus grand bien de l'ensemble de l'économie helvétique, il est à craindre que le prix à payer pour la reconnaissance mutuelle soit un alignement du droit bancaire suisse sur une norme communautaire qui lui enlèvera une partie de son avantage comparatif actuel. Nous avons fait référence, au début de cet exposé, à l'importance des institutions pour la construction de l'avantage absolu et comparatif d'un pays en

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citant précisément le cas du secteur financier suisse. Or la spécificité des institutions suisses (monnaie stable, absence de contrôle de changes, discrétion, fiscalité légère (relative), neutralité et stabilité politique) lui ont conféré dans le passé au moins, des rentes de quasi-monopole. Cos rentes sont en train de disparaître de toute façon, à mesure que d'autres pays découvrent les joies d'une monnaie stable, sans contrôle de change. Or, dans le cadre de l'EEE, il faut compter sur la disparition des autres éléments qui constituent la spécificité suisse en la matière.

Les pertes en rentes de quasi-monopole seront-elle compensées par les gains en efficacité concurrentielle? C'est la question qu'il importe de poser pour connaître l'effet sur le bien-être général, et je laisse aux spécialistes du secteur bancaire le soin d'y répondre. Mais une chose est claire: le secteur bancaire lui-même ressentira les deux effets cumulativement - et négativement La contrepartie - accès au marché unique de 320 millions d'habitants - n'est pas particulièrement à l'ordre du jour, puisque les grandes banques suisses y sont déjà et les petites ne s'y intéressent pas directement

En ce qui concerne les mouvements des facteurs, comme l'EEE ne couvrira que très partiellement la main d'oeuvre, nous nous concentrerons sur les investissements directs. Même si l'EEE est une parfaite réussite, le marché unique constituera un aimant irrésistible pour les investisseurs suisses. D'ailleurs, en 1985 (dernière année avant que le marché unique n'interpelle les acteurs économiques), 59 % des investissements directs suisses à l'étranger se sont dirigés vers les Etats Unis et seulement 29 % vers la CE. En 1986-88 (moyenne annuelle) 74 % se sont dirigés vers la CE (Leskelä-Parviainen, 1989).

Le problème est vite vu: à la marge, une certaine quantité d'investissements "sauteront" la petite barrière des 2 + 2 % déjà signalée. De plus, comme les investissements modernes se caractérisent par le gigantisme et l'indivisibilité, il est à craindre qu'il se passera de nombreuses années avant qu'ils ne reviennent. Car ils reviendront: le délestage des facteurs immobiles (main d'oeuvre, terre), actuellement en situation de sur-emploi, rendra à l'investissement sur territoire suisse son attrait traditionnel. Entre temps, qui sait si une petite période de croissance réelle nulle ne soit du goût des suisses? Pour ma part, je ne saurais le dire . . . mais un pays qui ne connaît pas le chômage et qui vient de traverser un boom immobilier d'une telle envergure qu'il a senti la nécessité d'introduire des mesures médiévales pour l'enrayer, ne doit pas trop craindre une petite décrue conjoncturelle. De plus, la délocalisation des entreprises n'est pas pour déplaire à un pays qui considère qu'il a atteint la limite en ce qui concerne l'immigration de la main d'oeuvre étrangère, car ce qui reste en Suisse ce sont toutes les tâches "nobles" (gestion, R&D, conception, contrôle, finance, marketing, etc. etc.). Les spécialistes de l'économie des services ne cessent-ils pas de nous répéter que de nos jours la production physique d'un bien ne représente qu'une infime partie de la chaîne de la valeur ajoutée? Or c'est surtout cette partie qui serait délocalisée.

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Le "least best" scénario

Le pire des scénarios imaginables comprendrait une "Forteresse CE" qui renfor­cerait ses frontières extérieures pour compenser les membres les plus faibles de leurs "efforts" consentis au titre du marché unique intérieur. Pour la Suisse, la barrière des 2 + 2 % serait agrémentée d'une fragmentation du marché unique dans la mesure où la reconnaissance mutuelle des normes ne lui serait pas appliquée.

C'est une éventualité peu probable, mais très grave, car alors que les entreprises communautaires auraient la possibilité de produire selon une seule norme, obtenir un seul certificat d'homologation et vendre dans toute la Communauté, les entreprises suisses dans le même secteur seraient obligées en tout cas d'obtenir douze certificats d'homologation et, dans certains cas, de fabriquer douze variantes du même produit pour les obtenir. Sur le même marché, on trouverait d'un côté des entreprises bénéficiant d'économies d'échelle, de l'autre celles vouées à l'hyper-spécialisation dans des "niches" très étroites.

C'est dans une large mesure, la stratégie déjà appliquée par la plupart des entreprises exportatrices suisses. Mais l'élasticité de substitution marginale entre le produit de luxe et le produit courant sur le même marché est certainement élevée (et encore plus élevée pour un composant industriel que pour un produit de consommation finale) - en tout cas égale à l'unité. La niche est d'autant plus vulnérable que les économies d'échelle attribuables au produit courant concurrent sont importantes.

Or c'est précisément dans le domaine des économies d'échelle que les Douze comptent tirer l'essentiel de leurs gains. Ainsi la Commisssion estime qu'en moyenne les gains à tirer des économies d'échelle (sous forme d'une réduction des coûts unitaires) sont de 15 % en Allemagne, de 23 % en Italie et de 25 % au Royaume-Uni (commission des CE, 1988, 125). Pour les entreprises helvétiques restées en Suisse dans une "niche" quelconque il s'agirait donc de surmonter un handicap de l'ordre de 2 + 2 + 1 5 % à 2 + 2 + 25%en moyenne, selon le pays. En supposant une élasticité de substitution égale à l'unité, ceci implique une réduction des exportations suisses vers la Communauté de 20 % environ, soit 3 % du PNB helvétique au bas mot. Avec des taux de substitution dans la consommation plus réalistes de l'ordre de 2 ou de 3, on arrive rapidement à des chiffres très alarmants. De plus, on doit compter avec le fait que ce ne sont pas seulement les exportations suisses vers la Communauté qui seront touchées (56 % du total), mais bien l'ensemble des exportations helvétiques, qui rencontreront sur les marchés internationaux les mêmes produites communautaires bénéficiant des économies d'échelle. Alors, l'effet de substitution doit être presque doublé pour se situer à environ 5,4 % du PNB suisse.

L'impact sur l'économie helvétique ne serait plus marginale, mais par contre tout à fait perceptible, quelque soit l'ordre de grandeur des effets dynamiques agissant en sens inverse. La délocalisation des investissements toucherait toutes les entreprises exportatrices, grandes et petites: ce serait l'exode en masse. La décrue des

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investissements industriels aurait un effet marcoéconomique visible. Il ne resterait plus à la Suisse qu'accentuer la spécificité du secteur financier . . .

Il est clair que le problème qui vient d'être évoqué touche également les entreprises moyennes communautaires, qui doivent se décider entre l'agrandissement (option inexistante pour les PME sur sol suisse dans ce scénario) et la spécialisation accrue. Mais dans cette deuxième hypothèse elles auront au moins la possibilité d'exploiter des économies d'échelle à leur niveau, puisqu'elles bénéficeront du "passeport unique" pour leur produit. C'est d'ailleurs pour l'obtenir que les entreprises moyennes suisses se délocaliseraient

Pour le reste du programme du Marché Unique, les effets négatifs sur la Suisse seraient moins dramatiques. Sur le plan des grands achats publics, par exemple, les entreprises suisses intéressées sont déjà implantées de l'autre côté de la frontière, parfois précisément pour améliorer leurs chances d'obtenir des contrats gouvernementaux. La non-participation des entreprises suisses dans les programmes du type ESPRIT serait supportable (certains diraient même bénéfique étant donné les problèmes qui y sont associés - voir Esprit Review Board, 1985). La non-participation de la Suisse au marché unique des services pourrait être tournée à son avantage, puisqu'elle pourrait continuer de se démarquer par rapport aux autres centres financiers internationaux sur le plan du secret bancaire et d'autres innovations fiscales et réglementaires. Et si jamais elle voulait bénéficier d'une concurrence accrue dans ces secteurs, elle pourrait se l'offrir unilatéralement Finalement, la Suisse serait libre d'explorer pour elle-même les améliorations institutionnelles aptes à développer son avantage absolu - dans les limites, bien sûr, du GATT et de ses autres engagements internationaux.

Mais même si contre mauvais vent on faisait bonne figure, il est incontestable que le "least best" scénario est une éventualité à très haut risque et l'on comprend tout à fait les efforts conjugués des pays de l'AELE pour l'éviter.

Conclusions et perspectives d'avenir

En réalité - disons-le tout de suite - le pire des scénarios est peu probable. D'une part, les pays membres de l'AELE sont déjà associés, sur la base de la réciprocité, au processus de l'élaboration des normes européennes, qui remplace en partie le principe de la reconnaissance mutuelle. D'autre part, bien que la Communauté voudrait peut-être bien monnayer son grand marché intérieur sur le plan de la reconnaissance mutuelle des normes et de l'homologation unique, en insistant sur la réciprocité avec les pays tiers, elle ne pourra pas le faire en pratique. Les Etats Unis joueront automatiquement le rôle de gendarme pour le monde entier pour discipliner la Communauté et pour éviter tout écart substantiel entre le traitement accordé au commerce extra et intracommunautaire sur le plan des mesures techniques non-tarifaires. N'oublions pas à cet égard qu'il existe un Code au niveau du GATT

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(Agreement on Technical Barriers to Trade), englobant une trentaine des pays signataires, dont les américains et les européens, qui empêcherait toute discrimination de fait entre les produits communautaires et les produites extra-communautaires, sur sol communautaire. Donc, même si l'EEE ne se réalise pas sur un plan global, l'accès au marché unique dans de bonnes conditions pour les produits industriels est presque assuré.

Selon Pelkmans (1989), les produits des pays tiers bénéficieront du principle de la reconnaissance mutuelle "in the same way as products originating in the Community if they comply with the legislation of the country of entry and are put there into free circulation." Et il ajoute: "This 'big bang' effect of '1992' is hardly appreciated outside the EC." En effet, on imagine mal comment la Communauté, ayant aboli ses frontières internes, pourrait pratiquement maintenir les divisions nationales pour les produits importés, sauf pour des biens rigoureusement contrôlés jusqu'au point de distribution et même au-delà, comme l'automobile ou les produits pharmaceutiques.

On pourrait même avancer l'idée audacieuse qu'une entreprise extérieure à la Communauté aurait un avantage dans ce sens qu'elle pourrait choisir son pays, donc ses normes, d'entrée . . .

Le plus probable des scénarios c'est que l'EEE se fasse, mais avec du retard. Un parallélisme dans les dates entre le marché unique de 1992 et la signature d'un accord EEE semble avoir une importance symbolique sur le plan de la politique et la diplomacie, mais il n'en a pas beaucoup sur le plan économique. L'incertitude quant à l'avenir, certains diraient même l'angoisse de la marginalisation, ont déjà fait leur oeuvre, car les agents économiques n'ont pas attendu 1992 pour agir. La faiblesse mystérieuse du franc suisse, les tiraillements que connaît la Suède, ne sont rien d'autre que les symptômes du malaise. Et comme à l'évidence ils ne sont pas trop graves, de deux choses l'une: ou bien le marché a escompté la barrière de 2 + 2 %, mais compte bien profiter des économies d'échelle au même titre que les entreprises communautaires; ou bien il travaille avec l'hypothèse d'un handicap de 2 + 2 + 15 %, mais trouve (à son étonnement peut-être) que ses carnets d'exportation sont pleins - en d'autres termes, que les effets dynamiques se déployent déjà.

Personnellement, j'opterai pour la première des hypothèses. La conclusion de cette analyse quant à l'attitude à adopter par les négociateurs

de l'AELE est claire. Puisque la différence entre le meilleur et le pire des scénarios tourne autour de la question de la reconnaissance mutuelle des normes techniques, et puisque cette question est (presque) déjà résolue même sans l'EEE, il ne faut surtout pas céder à la panique. Malgré le fait que les pays membres de l'AELE ont l'air d'être les "demandeurs" dans cette négociation, en fait la CE en a tout autant besoin, car c'est le seul moyen d'éviter l'expansion de la Communauté à 20 et plus, ce qui retarderait, peut-être pour toujours, sa transformation en une véritable union économique et monétaire. L'intérêt de la Commission, en tout cas, est clair.

Pour terminer, plaçons-nous dans une perspective un peu plus lointaine: l'EEE

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est à peu près en place, la concurrence accrue et les effets dynamiques déployent leurs effets. Les spécialistes se creusent déjà la tête pour savoir comment éviter la "satellisation" juridique, à savoir la nécessité, à l'avenir, pour les pays non-membres de la CE d'assurer en permanence la compatibilité de leur législation avec celle qui sera élaborée à l'avenir par la CE, sans que les pays membres de l'AELE aient grand'chose à dire. A ce problème il faut répondre par la reconnaissance mutuelle.

Dans la mesure où la Communauté revient en arrière, et préconise l'harmonisation ex ante dans tous les domaines imaginables, le problème pour un pays comme la Suisse devient en effet insurmontable. Par contre, dans la mesure où la Communauté laisse l'harmonisation se faire naturellement, par l'interaction naturelle des personnes se côtoyant toujours plus à l'intérieur d'un espace économique de plus en plus intégré, par le fait que les européens se rapprochent, s'observent et s'imitent d'avantage, le risque d'écarts de conception diminue. La reconnaissance mutuelle des règlements adoptés individuellement par les 20 (ou plus) souveraintés européennes individuelles se fera de plus en plus facilement, pour converger finalement sur une harmonisation de fait. Une telle harmonisation spontannée, qui procède par tâtonnements, ne peut pas constituer une "satellisation", car il n'y a pas de "soleil" - pas de centre de décision. Même lorsque la Communauté établit l'ordre du jour et détermine les paramètres, il ne faut pas le subir en martyre en suivant mécaniquement. Là encore il faut innover.

Reste le problème, signalé dans notre première partie, qu'à mesure que les contacts économiques s'intensifient dans un espace économique sans frontières notables, les lois et institutions des parties constituantes sont mises en concurrence directe les unes avec les autres, et ce non seulement en Europe mais à travers le monde. Ceci ne constitue pas une perte de souverainté, car chaque pays, chaque peuple, reste libre de se déterminer par rapport au monde qui l'entoure. Le fait qu'économiquement le monde devient de plus en plus envahissant procède d'un choix implicite - la recherche d'un niveau de vie (actuellement certains diraient une qualité de vie) supérieur. A tout moment on peut revenir en arrière - si l'on est prêt à en payer le prix. Le véritable défi de l'avenir est de créer et de recréer continuellement les institutions propres à assurer avantage absolu, c'est à dire le plus grand output par unité d'input sur toute la gamme d'activités productives. Ainsi la réponse au défi lancé par la globalisation de l'économie se trouve-t-elle à l'intérieur de chaque nation. Pour la Suisse, plus que pour tout autre pays - à cause de ses institutions uniques de démocratie directe -il est vital d'informer l'ensemble de la population sur la nature des choix, pour que les décisions soient prises en pleine connaissance de cause: pour les autorités qui ont la charge de l'avenir immédiat du pays, la "négociation" interne suisse est plus importante que la négociation externe!

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Summary

Switzerland and the Single European Market of 1992: A Comparison of the "First Best" and "Least Best" Scenarios

The article is divided into five parts. The first part discusses the current state of play in international trade theory, noting that while both the traditional and the new theories of international trade emphasize aspects of comparative advantage, the really interesting challenge for the future lies in investigating the conditions of absolute advantage. This is all the more important if, as the new trade theory suggests, modem industries are essentially footloose and comparative and absolute advantage are largely man-made. It is suggested that in an increasingly global and integrated world economy, the very institutions that make up the fabric of the the economy are put into competition with similar institutions in other countries.

The second part analyses briefly the implications of the European Community's "new approach" to economic integeration, based largely on the principle of mutual recognition. It is argued that this is a flexible approach, federalist in character, which merely puts into sharper focus the process of competing institutions and jurisdictions described in Part 1. A country such a Switzerland faces much the same challenge as Belgium or the Netherlands - that of adapting spontaneously and imaginatively to a competitive environment - whether it becomes a formal member of the EC or not.

The third section presents the "first best" scenario (the successful conclusion of the European Economic Space (EES) initiative) and concludes that even in the best of circumstances, frontiers would persist between Switzerland and the European Community, because a free-trade-area system (as opposed to a customs union) would continue to govern the rleationship. Anything else would imply such a loss of autonomous trade policy that one might just as well join outright Even in the absence of tariffs, the cost of complying with rules of origin would amount to about 2 % of the value of trade, to which must be added the transactions costs of the frontier itself (also of about 2 % of the value of trade), which Community traders will no longer have to bear. It is argued that this discrimination of 2 + 2 % will be more than offset by the dynamic effects of the European Community, but that a certain amount of investment diversion must be expected at the margin.

The fourth section presents the "least best" scenario, in which the Community turns into a "fortress" and refuses to allow non-members to paritcipate in the process of mutual recognition of different norms and standards, thus in effect maintaining a fragmented Community market for non-members and denying them the opportunity to reap economies of scale from a production base outside the Community. This would cause considerable discrimination, especially in intermediate goods where "niche" marketing is not a very credible strategy. However, this scenario is not considered to be a likely outcome, due to the practical (and legal) difficulty of denying non-members access to the Single Market once it has become available to members.

The final and concluding section argues that a positive autcome to the EES initiative is in the best interests of the European Community, if only to forestall a large number of new applicants. The "satellisation" problem for small non-members such as Switzerland is manageable as long as the Community remains faithful to the principle of mutual recognition. The response to the challenge of competing jurisdictions is to be found inside each country rather than in international negotiations. For Switzerland, with its unique direct democracy, it is essential to launch a broad public debate on the issues at stake.