la spagyrie des sentiments - microsoft internet...

20
v Miyuki Alexander La Spagyrie des sentiments Tome II Le chant d’Ether

Upload: dinhhuong

Post on 15-Sep-2018

214 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

2

v

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Grand format (170x240)] NB Pages : 220 pages

- Tranche : (nb pages x 0,072 mm) = 17.4 ----------------------------------------------------------------------------

La Spagyrie des sentiments Tome 2 - Le chant dEther

Miyuki Alexander

17.4 629966

Miyuki Alexander

La S

pagy

rie d

es se

ntim

ents

Le ch

ant D

’Eth

erM

iyuk

i Ale

xand

er

II

La Spagyrie des sentimentsTome II

Le chant d’Ether

2 2

2 3

La terre

2 4

2 5

I Racines

« La vraie liberté est celle qui se dérobe sans bruit au cours trop bien huilé des choses. »

Martine MAIRAL

Je m’engage sur la bretelle d’autoroute, le vague à l’âme, en direction de ma contrée. J’active le régulateur de vitesse, afin d’économiser l’énergie qui me reste de ce mystérieux séjour pour avaler les quatre heures et demi d’asphalte. La route m’hypnotise, mes pensées sont attirées par elle. Je reviens inlassablement vers cette rencontre, cette escapade bucolique, vers nos ébats, nos rires et nos pleurs, même si je n’ai pas le recul nécessaire pour analyser la situation avec objectivité. Tout en tentant de préserver ma vigilance au volant, je revois son visage souriant qui se reflète sur le pare-brise. En arrière plan s’esquisse le lac, ce lieu devenu mythique depuis ce rendez-vous. Mes yeux pétillent de bonheur, un sentiment étrange traverse mon esprit, que je ne peux expliquer ou même décrire. J’ai la certitude que c’est elle, cette moitié qui me manquait. Ce n’est donc pas un fantasme, une douce rêverie nocturne, une utopie. Elle existerait donc réellement.

Cette femme, amoureuse de la vie, de la nature, vit dans la simplicité en profitant de chaque journée comme si c’était ses ultimes instants de vie. Demain rime avec projet pour la plupart des gens, mais pour deux épicuriens que nous sommes, demain est synonyme d’incertain, de hasard, d’ouverture ou même de fin. Seulement, cette intuition insidieuse, si évidente, rompt le pacte que je viens de passer avec elle il y a tout juste une heure. Soixante

2 6

minutes déjà écoulées, qui sont passées inaperçues, tellement mon esprit était abandonné à elle.

Je m’arrête sur une aire de repos pour faire le plein d’essence et prendre un petit remontant. J’en profite pour rallumer mon téléphone portable, qui s’était tu depuis quelques temps. Je tape les quatre chiffres de mon code d’accès. Triste retour à la réalité, une déferlante de sonneries s’enchaînent les unes derrière les autres à un rythme délirant. Je n’avais certes, donné aucun signe de vie depuis mon départ en vacances, mais je ne pensais pas manquer autant que cela à ma famille. J’ai pour habitude de donner des nouvelles seulement à mon retour et ils savent bien que j’aime me couper du monde durant mes villégiatures. Une légère appréhension pointe au fond de mon être. Autant de messages pourraient être de mauvais augures. Je me lance, un pincement au cœur, et les écoute, pour me rassurer. Ce sont mes proches amis, ma meilleure amie et son compagnon, qui, à priori se font un sang d’encre. Ils ont peur qu’il me soit arrivé quelque chose. Je m’esclaffe à l’écoute de leur inquiétude. Ils sont à deux doigts de déclencher le plan alerte enlèvement. Cette attitude ne me surprend guère de leur part. Nous avons une relation fraternelle, malgré aucun lien de parenté.

Cela fait une bonne décennie que nous nous côtoyons, ma meilleure amie et moi. J’avais fait sa connaissance par le biais d’un ami qui la fréquentait, avec lequel je me livrais à mon sport favori de l’époque : le football. C’est donc au bord d’un stade que nous nous sommes vus la première fois. Elle habitait en région parisienne, et faisait des allers-retours jusqu’en province pour voir son amoureux. Puis ils se sont séparés. Elle ne supportait plus d’écumer les stades le week-end. Elle m’avait demandé mon numéro de portable, et si l’occasion se présentait, en profiterait pour partager quelques moments avec moi.

Six mois s’étaient écoulés quand, la veille de Noël, je reçois un coup de téléphone. C’était elle, qui venait passer les fêtes dans sa famille. Nous nous sommes ainsi donné rendez-vous dans un bar du centre ville, autour d’un chocolat chaud. Nous avons conversé de longues heures puis fait des emplettes pour ses proches. Nous avons passé les fêtes dans nos familles respectives et avons gardé le contact. Au fil du temps, des liens solides se sont tissés et une amitié est née. De treize ans son aîné, je la considérais comme une petite sœur.

2 7

Je montais jusqu’à la capitale lui rendre visite. Elle me faisait découvrir Paris et ses beautés légendaires, ses quartiers, ses monuments, ses musées, les joies du métropolitain, son école privée où elle préparait un diplôme de styliste. J’apprenais les rudiments de la haute couture, en passant des heures, des nuits entières même, à l’aider dans la préparation de ses exposés, ses collections pour son examen final. Un diplôme qu’elle obtint avec difficulté et grâce à beaucoup de ténacité.

Puis les vacances d’été ont passé. Elle ne trouvait aucune issue professionnelle dans le milieu de la mode et avait une envie pressante de s’épanouir loin du cocon familial. Je lui proposais de venir s’installer chez moi en collocation et de tenter sa chance en province. Je vivais seul. Je n’avais donc aucune contrainte, et sa présence me permettait de combler un vide, parfois lourd.

Son adaptation provinciale s’avéra aisée, grâce aux rapports fraternels que nous entretenions. Nous profitions de la vie en alternant sport, parties de campagne et sorties noctambules le week-end. Je prenais soin d’elle. Je veillais à ce qu’elle ne manque de rien. Ce dévouement laissait peu de place à ma vie privée et cette situation me convenait à merveille. Je pouvais ainsi justifier en partie ma vie de célibataire, en prétextant que j’avais une petite sœur spirituelle, à qui j’apprenais à voler de ses propres ailes. Ayant choisi un domicile avec peu de surface habitable, il m’était difficile d’avoir une histoire d’amour sous mon toit.

Mais la vie, toujours imprévisible, allait me prouver le contraire en m’offrant l’opportunité d’établir une relation avec une femme rencontrée en discothèque sous l’impulsion de ma meilleure amie. Une fréquentation qui semblait démarrer sous de bons hospices et sans aucuns non-dits. Je l’avais mise au courant de ma situation familiale et elle avait accepté cette collocation équivoque. Enfin, c’est ce que je croyais.

J’ai compris au fil de cette histoire sentimentale, que la patience et la tolérance ne faisaient pas partie de ses qualités fondamentales. Une rivalité imaginaire et injustifiée allait s’installer et dégrader cette relation sensuelle à laquelle je croyais pour une fois. Et ce que je pensais être un geste altruiste de ma part, allait se transformer en comportement suspicieux pour elle. Sa méfiance a fini par m’étouffer, sa jalousie devenue maladive m’irritait.

2 8

Jusqu’au jour où elle me demanda de faire un choix crucial, celui de m’occuper d’elle ou de ma meilleure amie.

Ma décision ne se fit pas attendre. J’ai quitté son domicile, sans me retourner, sans le moindre regret. Je ne la reverrai jamais.

Puis, petit à petit, ma sœurette battit des ailes et prit son envol. Elle décrocha un travail, rencontra son compagnon actuel et ils s’installèrent ensemble. Depuis nous entretenons une grande amitié sans failles. Tous deux sont devenus mes seuls amis, ceux sur qui je peux compter, dans les bons comme dans les mauvais moments.

Je retire le gobelet en plastique du distributeur à café, une barre chocolatée dans l’autre main et sors m’asseoir sur une table de pique-nique à l’extérieur. La nuit vient de tomber, et rien ne me presse de rentrer. Personne ne m’attend. Je prends mon téléphone portable, et décide d’appeler mes amis. Je veux les rassurer et leur communiquer mon bonheur. Les sonneries retentissent une après l’autre, ils doivent être occupés. Enfin, une voix féminine souffle dans mon écouteur un vent de colère. Ils sont furieux : je n’ai donné aucun signe de vie depuis trois jours. Ils pensaient vraiment qu’il m’était arrivé quelque chose de grave. Je tente désespérément de me justifier, de placer quelques mots rassurants entre deux aboiements. En vain. Leur courroux s’accentue. Je ne trouve pas d’argument sur le vif, ne mesurant pas la portée de leur inquiétude. Je me sens toujours sur ce nuage de coton et leur colère ne le crève pas. Je décide de laisser passer la tempête, malgré la frustration de ne pouvoir leur rapporter mon épopée. Le climat n’est pas propice, la houle n’est pas prête de s’apaiser et je m’excuse du tracas que j’ai pu leur infliger. Je coupe court à la conversation, prétextant qu’il me reste encore beaucoup de route à faire. Nous reprendrons cette discussion à mon retour, quand leurs esprits se seront apaisés.

Je raccroche avec une pointe d’amertume. Je ne comprends pas immédiatement ce comportement exagéré. J’ai été heureux pendant trois jours. J’ai fait une rencontre extraordinaire. Voilà qu’on me reproche de prendre du temps à moi, de vivre pour moi, de partager un moment de bonheur pendant seulement soixante douze heures ! Pour me rassurer et apaiser cette colère contagieuse qui s’immisce, j’appelle mes parents, afin

2 9

qu’ils abandonnent eux aussi les recherches. Leur fils est tout à fait en forme, toujours en vie et de retour de plein pied dans la dure réalité.

Ma mère décroche. Le temps paraît plus clément sous le toit familial. Elle semble plutôt heureuse de m’entendre. Je lui fais part de mon retour dans la soirée. Je ne ressens aucune anxiété dans sa voix. Elle me demande seulement si mon séjour s’est bien déroulé, comme à son habitude, sans curiosité de sa part sur ma vie privée.

Mes parents ont toujours respecté ma discrétion. Tout le temps que j’ai vécu sous leur autorité et depuis que je me suis installé seul, ils ont toujours respecté mes silences, sans porter le moindre jugement sur le déroulement de ma vie. A partir du moment où ils me voyaient épanoui, heureux, c’est tout ce qui comptait et restait essentiel à leurs yeux. Mais cette retenue respectueuse possède son revers de médaille. L’effet pervers de ce comportement se manifeste par une peur injustifiée d’aborder des sujets graves, importants, ou qui tiennent à cœur. Une crainte maladive d’aller au fond des choses. Les non-dits planent, annihilent tout dialogues et les quiproquos s’installent.

J’ingurgite la dernière gorgée de café, qui a refroidi depuis. J’ai passé une bonne demi-heure à tenter désespérément d’apaiser les esprits. Je dois maintenant reprendre la route. Ce n’est pas que je me sente mal ici, mais une aire de repos reste forcément moins attractive que les abords ensoleillés d’un lac.

Le jour a maintenant pris ses quartiers de nuit. Je partage le trajet du retour avec des routiers qui s’empressent dans leur camion frigorifique, de livrer les denrées périssables pour les grandes métropoles. J’allume la radio pour me tenir éveillé et pour combler ce silence qui dirige sans cesse mes pensées vers elle, comme l’aiguille d’une boussole sur le nord.

Le sommet des montagnes majestueuses, éclairé par la lune montante et voilée, signalent enfin mon arrivée prochaine. Je m’émerveille toujours devant elles, à chaque retour de vacance, comme un prolongement à mon évasion estivale, et un écrin ouvert pour un accueil chaleureux.

Je décharge la voiture, range le vélo, verrouille ma porte d’entrée et monte me réfugier dans mon deux pièces. Je le retrouve comme je l’ai quitté. Tout est

2 10

à sa place, comme dans une chambre d’hôtel. Je dépose mon sac sur la chaise de la cuisine, et m’octroie la paresse de ne pas le vider ce soir. Ma seule hâte, mon doux désir, c’est de prendre une bonne douche chaude. Mais avant tout, je lui envoie un message pour la prévenir que je suis arrivé à bon port.

Après m’être délassé, je me laisse tomber sur le lit. Les bras en croix, les yeux clos, je commence à dérouler le film de ces trois jours passés ensemble. Ils nous appartiennent et resteront gravés dans mon jardin secret. Je lis son message en retour, et m’abandonne peu à peu dans un sommeil profond.

Le clocher sonne dix heures, j’ai du mal à émerger, les yeux encore englués, ahuri, j’observe autour de moi ne sachant plus très bien quel jour on est, ni où je me trouve. Le tocsin m’apporte la réponse à ma silencieuse question : nous sommes dimanche, je suis chez moi, seul et je fixe le plafond en lambris. Je me demande ce que je fais ici, ce qu’elle fait aussi, là bas. C’est la première pensée qui traverse mon esprit. Je sais seulement qu’elle travaille sur un salon d’ornithologie. C’est la raison pour laquelle je suis rentré. Si elle avait été disponible j’imagine que nous aurions passé un jour de plus ensemble.

Mais je dois honorer ce pacte. Si tant est qu’il soit possible de le tenir. Cette charte de non-attachement que j’ai signée bien malgré moi, cet accord tacite, je le déplore. Mais je m’autoriserai à prendre de ses nouvelles, car il m’est impossible de l’oublier.

Pour me changer les idées, je décide d’aller déjeuner chez mes parents, afin de prendre de leurs nouvelles et évoquer, juste évoquer, à peine esquisser, mon périple. J’y passe une partie de l’après midi. Nous discutons de tout et de rien, essentiellement de ma semaine sur la grande bleue, animée par une course de voiliers de tradition, de mes sorties en vélo, dans l’arrière pays. Tout en restant évasif et mystérieux, je leur narre ma traversée du sud de la France pour aller à sa rencontre. Ils acquiescent, mais leurs regards complices trahissent leur opinion. J’imagine, je suppute, et devine leur conclusion : il faut être assez fou pour partir trois jours en bivouac improvisé avec une inconnue de la toile.

C’est mon dernier jour de congés, je m’extirpe de mon lit, et prends mon petit déjeuner sur la terrasse, encore une journée estivale qui s’annonce. Le rideau de brume s’ouvre, les premiers rayons du soleil éclairent la scène. Plus

2 11

loin, une forêt aux allures déjà automnale, tapisse les flancs de montagne. Les acteurs entrent en scène, oiseaux, rapaces, insectes. Ils jouent leurs rôles à merveille, sans fausse note. Je me délecte de mon bol de thé, tout en appréciant cette quiétude, avant de me faire happer par l’agitation de la vie quotidienne. Mais ici, ce petit coin de paradis, ce havre de paix me permet justement, après une journée laborieuse, de me déconnecter de cette spirale journalière.

Je me décide enfin à vider mon sac. Il en sort des souvenirs que j’éparpille dans le salon, et que j’ai bien du mal à ranger. Ils m’évoquent une tranche de vie devenue inoubliable. Tout me ramène à elle : mon vélo tout terrain de guingois, son parfum sur sa veste militaire échangée contre mon jogging, cette nature emplie de vie qui cerne et protège mon domicile. Plus le temps s’écoule et plus je me dis que l’engagement que je dois tenir envers elle sera compliqué.

J’ai patienté jusqu’en début de soirée pour l’appeler, me faisant violence pour résister. J’avais envie d’entendre sa voix résonner et je tenais à avoir de ses nouvelles depuis mon départ. Elle décroche. Comme à l’accoutumée, elle est hilare, je suis heureux de l’entendre. La complicité presque instinctive s’installe rapidement. Nous évoquons évidemment ce séjour, invraisemblable, irréel, que nous ne nous lassons pas de relater, de commenter. Si bien qu’une idée saugrenue me vient à l’esprit, celle de coucher sur papier cet imbroglio de circonstances qui a conduit à notre rencontre. Malheureusement pour moi, elle est une férue de littérature, et semble très enthousiaste à l’idée de concrétiser ce fou projet. Sa réaction me met finalement dans l’embarras, car je n’ai aucune notion littéraire et encore moins une âme d’écrivain. Pourtant, c’est un challenge que j’ai envie de relever. Cette conversation nous conduit tard dans la soirée, ce qui éveille en elle des questions. Elle m’envoie un texto, une simple interrogation.

Ne sommes-nous pas en train de jouer un jeu dangereux ?

J’ai rejoint la maison familiale. D’ordinaire, il y règne une ambiance presque monacale. J’y trouve souvent ma mère, assise sur son rocking-chair, dans un silence religieux que le coucou suisse vient troubler. Elle se berce d’un morne et régulier mouvement de balancier, comme si, elle aussi égrainait le temps. Mais ce soir, en m’approchant de l’enceinte, des éclats de voix féminines inhabituels me parviennent. Je décide de faire la surprise de ma

2 12

venue, et m’avance à pas feutrés sur les cailloux de l’allée qui craquent malgré toute la volonté que je mets pour ne pas faire un bruit. Je me présente dans l’embrasure de la porte. Toutes deux sursautent.

– Qu’est-ce que tu fous là ! Entonne ma mère, sans même prendre la délicatesse de commencer son exclamation par un bonsoir. C’est là tout son tact concentré dans ces sept mots. Mais j’ai l’habitude et je sais que ce n’est qu’une apparence.

– Et d’où sors-tu d’abord ? Continue-t-elle sur le même ton fulminant, dénotant la surprise plutôt que la colère.

Une autre femme, sensiblement du même âge qu’elle, se trouve là. Il s’agit de ma tante, ou plutôt la seconde épouse de mon oncle. J’avais oublié qu’ils devaient rendre visite à mes parents.

– Bonsoir, me fait-elle allègrement, tout en jetant un regard noir à ma mère, qui manifestement, ne saisit pas son sens. Je le lui retourne sur le même ton, sans avoir répondu aux questions inquisitrices de ma génitrice. Puis je m’assoie à table, en leur compagnie. Elles sont en train de siroter un apéritif agrémenté d’amuses bouches en attendant et commentant les agissements soit disant égoïstes de leurs époux respectifs. Je me sers un verre de vin de noix, fabrication maison, tout en écoutant d’une oreille distraite la fin de leur conversation que je connais par cœur. Puis elles me prêtent enfin attention et finissent par me questionner.

– Mais d’où tu viens, enfin ? M’interroge ma mère, sur un ton un peu moins aigre que précédemment.

J’avais volontairement omis de lui faire savoir, pour des raisons évidentes, que je me trouverai pendant deux jours, en camping sauvage au bord d’un lac, en compagnie d’un inconnu rencontré sur la toile. Mais il y a prescription maintenant, puisque je suis là et qu’il ne m’est rien arrivé de fâcheux. Je lui fais donc part de mon aventure avec un aplomb qui la surprend, tout en anticipant sa réaction réprobatrice qui ne se fait pas attendre.

– Tu es complètement folle, ma pauvre fille ! Commente-t-elle, d’une inquiète colère. Mais ce tourment là n’est, bien évidemment, plus justifié. Puis elle se lance dans une diatribe moralisatrice. Je la laisse dire car le mal est fait, si tant est que ce soit mal. Le passé est le passé et l’on ne peut plus le changer. Au bout de longues minutes de ce discours stérile et sans intérêt à mon goût, ma tante lui coupe la parole et finit par lui dire que je suis bien

2 13

assez grande pour savoir ce que j’ai à faire et que j’ai le droit de m’amuser de temps en temps. Ma tante a toujours pris ma défense. Bivouaquer est le genre de distraction qui ne plaît guère à ma mère. En tant que mère, elle se doit d’être inquiète. Elle fait toujours le rapprochement avec sa génération : de son temps, on se rencontrait au bal musette. Mais les temps on changé, elle doit se rendre à l’évidence et se mettre au temps d’aujourd’hui. Elle me trouve donc parfois désinvolte et inconsciente face aux multiples dangers de ce monde qu’elle trouve âpre et dénué de sens. Cependant, elle m’a toujours laissé l’expérimenter à ma guise, tout en me prévenant, parfois maladroitement, que je commettais des erreurs.

J’observe ces deux femmes assises en face à face et tellement opposées.

Ma tante a le verbe haut, vif, et le débit rapide. Sa garde-robe, que j’imagine bien fournie, se compose souvent de tenues extravagantes agrémentées de moult bijoux fantaisie et autres accessoires. Elle aime porter des imprimés, des tissus flous. D’une stature grande et fine, elle laisse encore deviner de beaux restes, qu’elle met en valeur avec quelques fards sans doute onéreux. Elle possède ce charisme égocentrique qui oblige l’assemblée à lui prêter attention, ne serait-ce que pour quelques instants. Ma mère aime sa compagnie, car elle la divertit, mais seulement à dose homéopathique. Elle me confie souvent d’ailleurs, une fois ma tante partie, que sa présence la fatigue si elle s’éternise. Et pour cause, ma mère fait partie de ces femmes tourmentées et aigries par leur passé. Elle porte en elle une lourde et héréditaire tristesse, qui transparaît dans ses tenues vestimentaires souvent ternes, surtout lorsqu’elle a décidé de ne pas sortir. Et c’est souvent le cas. Elle a souvent l’air de s’ennuyer, malgré le fait qu’elle vaque à ses occupations ménagères et quotidiennes, qui rythment ses journées au son du coucou suisse. Elle s’ennuie de la vie. Elle est ennuyée par sa vie, mais ne sait pas comment faire pour la changer. Ainsi, la présence tapageuse de ma tante par alliance lui fait du bien, pour un temps qu’elle souhaite le plus court possible, afin qu’elle puisse vite retourner à son quotidien ritualisé, une routine qui ne laisse aucune place à l’imprévu. Tout doit être sous contrôle.

Ma mère, d’un regard inquisiteur, m’observe, puis lance en l’air une interrogation qui emplit tout le salon. Et d’abord, d’où sors-tu cette veste ?

Un silence pesant s’installe, j’hésite un court instant qui me paraît une

2 14

éternité. Les mots tournoient dans la pièce et ma tante prend cet air amusé qui contrecarre mon moment de solitude. Et ce regard là ressurgit tout à coup dans mes pensées, toutes empreintes de nostalgie. Je me demande où il se trouve en cet instant, et dans quel état d’esprit il peut être. Mais je ne laisse rien paraître. Elle est à moi, lui-dis-je sans assurance. Le ton que j’ai employé ne fait que conforter ses doutes. Elle est sûre qu’elle ne m’appartient pas tant elle est en totale opposition avec mes tenues vestimentaires habituelles et le peu de couleur qui garnissent ma garde robe. Elle ouvre la bouche pour répondre, marque une pause, puis se ravise et finit par conclure sommairement : ha bon, je ne te l’avais jamais vue.

Au même instant salvateur, des bruits de pas dans l’allée de cailloux blanc se font entendre, ce qui m’évite de m’enliser dans d’improbables et inutiles explications. Deux hommes s’engagent dans la propriété. Ils sont en vive discussion. Mon père et son beau frère font leur entrée bruyante dans la maison. Eux aussi, tout les opposent, à part peut-être leur penchant commun pour l’ornithologie. Ma mère détourne le regard de cette veste mystérieuse pour les accueillir.

Mon père, d’une stature solide mais d’une santé capricieuse, s’approche vivement de moi et dépose sur chacune de mes joues, deux baisers sonores, suivi de près par mon oncle, jovial et replet dont la joie de vivre se traduit sur son visage lisse malgré le poids de l’âge. Tout comme ma mère, il possède ce physique tout en courbes qu’ils tiennent de leur père. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, juste d’aspect extérieur, car mon oncle n’a pas hérité de cette mélancolie maladive que se trimbalent ses trois autres sœurs, tellement visible qu’elle ravine leurs visages. Il a cette soif d’apprendre dans tous les domaines, avec un penchant bien marqué pour les matières scientifiques. Cet état d’esprit le maintient alerte, malgré ses soixante dix ans bien sonnés. Durant ses années actives, il était professeur d’électricité. Il enseignait cette discipline avec passion à de jeunes adultes, de nouveau sur les bancs de l’école par nécessité, plutôt que par intérêt. Lorsque j’étais encore au collège, il tentait de me sensibiliser, pendant les vacances scolaires, au langage mathématique. Il développait des trésors de patience et d’humour pour m’expliquer le monde hermétique des factorisations et des équations à une, deux, et tout un tas d’inconnues, qui d’ailleurs sont toujours restées inconnues à mon entendement. Je donnais la parade, faisant semblant de m’intéresser. Et

2 15

lorsque un thème particulier suscitait en moi un semblant d’intérêt, je faisais alors semblant de comprendre, histoire de me débarrasser au plus vite de cette corvée à chiffre, pour me replonger avec délectation dans le monde des mots. J’aime la compagnie de ce personnage aimant s’enfermer dans son bureau empli d’appareils et d’écrans de toutes sortes. Il possède cette solitude estudiantine qu’il m’a sans doute léguée en héritage familial.

Mon père, a un goût prononcé pour la nature en général et les oiseaux en particulier. Il partage cette passion dévorante avec mon oncle depuis qu’ils portent les culottes courtes. Il possède un élevage de canaris de posture, fait partie d’une association qui lui prend beaucoup trop de temps, aux dires de ma mère, qu’il laisse souvent seule dans cette grande maison familiale. Mon oncle, quant à lui, a jeté son dévolu pour le peuple ailé exotique. Il élève de grands oiseaux au bec crochu qui arborent un plumage haut en couleur. Deux perroquets gris du Gabon partagent et animent sa vie, en sus de sa femme. Ils tiennent entre eux des conciliabules bruyants faits d’imitation de bruits familiers et de chansons qu’ils chantent et déforment à tue tête. Ils sont dans les vignes les Moineaux, du matin au soir dans les coteaux, ils récoltent des raisins1, pour en chier les pépins. Ces deux là aiment éveiller la maisonnée par des bruitages savamment imités, avec tellement de fidélité parfois que l’on pourrait croire que ce sont là, les vrais bruits de la vie quotidienne. Ils sont facétieux, intelligents et usent souvent de ce subterfuge pour faire tourner ma tante en bourrique en imitant la voix de mon oncle.

Malgré deux mondes ornithologiques différents, père et oncle procèdent à des ventes, des échanges de spécimens, s’adonnent à tout un trafic mystérieux et inconnu de nous, les trois femmes de la famille. Ils se parlent dans un vocabulaire hermétique, faisant exprès, peut-être, d’étaler parfois leur savoir afin que nous soyons fières d’eux. Ces simagrées m’amusent follement, et je prends souvent un malin plaisir à m’immiscer dans leurs scientifiques conversations en posant des tas de questions, et couper ainsi leur flot ininterrompu de paroles.

La raison de la visite de mon oncle est d’ailleurs d’ordre ornithologique. Demain se déroule une bourse aux oiseaux. Il compte bien y vendre quelques uns de ses rejetons et acquérir la perle rare qui complètera sa collection. Je 1 La vigne aux Moineaux, chanson interprétée par Charles Armand Ménard dit Dranem, en 1931.

2 16

dois participer à cette manifestation afin de prêter main forte à ces anciens que la technologie rebute, et faire partager un peu de mes compétences en informatique. En effet, ce n’est pas mon goût pour les oiseaux enfermés qui m’attire, je les préfère de loin, dans leur milieu naturel.

La famille est donc au complet ce soir, cela n’arrive que de rares fois dans l’année. Ma mère demande, ou plutôt, ordonne à la maisonnée de passer à table. Chacun s’installe donc, à sa place habituelle, car chacun a sa place, y compris mon oncle et ma tante. Pas de fantaisie en termes de placement, cela pourrait nuire à ce quotidien ritualisé que ma mère impose à tout le monde. Ma place est en bout de table, face à cette télévision qui emplit tout l’espace sonore et coupe les conversations avec son flux de nouvelles terribles sur le devenir de ce monde. Je finis d’ailleurs par me relever, exaspérée, pour lui couper le sifflet et laisser place à de vraies conversations. Cependant, je ne suis pas d’humeur à palabrer. J’écoute d’une oreille distraite ce qui se dit, mais je n’arrive pas à tenir mes pensées en laisse, elles ne peuvent s’empêcher de vagabonder ailleurs.

Je me remémore ces instants au passé devenu trop rapidement simple. Je tente de me remettre en mémoire cette magie alchimique. Il ne reste de ces jours, que cette veste et son parfum, vestige de lui. Il ne me reste que ma mémoire et je vais tout faire pour garder intacte l’intégralité de ces moments déjà relégués au rang des souvenirs. J’essaie aussi de ne pas raviver cette culpabilité, pour ne garder que les sensations fortes de cette étreinte non préméditée. Un mouvement, et un effluve de sa fragrance se diffuse alentour. Et pourtant ses traits se perdent déjà, s’effilochent, ma mémoire me fait défaut. Mes doigts ont laissé s’en aller le souvenir du velouté de sa peau. Je n’ai plus, dès lors, de lui, qu’une vision satellite, où ses reliefs se sont aplanis. Un autre mouvement, et d’autres images voilées me renvoient inlassablement vers lui. Je n’arrive pas à rester à table, me concentrer sur les conversations. Mon corps est bien là, se nourrissant mécaniquement, mais mon esprit reprend à chaque mouvement, le large, et retourne au lac, de plus en plus précisément. Je me sens partagée entre deux mondes : aux confins du réel, à la lisière de l’imaginaire. Et cet état ne me ressemble guère, puisque le présent est ma seule et unique réalité.

Le dîner s’achève enfin dans un tintement de couvert et d’assiettes qui

2 17

s’empilent et me ramène sur les berges de la réalité. Je ne sais même pas ce que ma mère avait préparé ce soir et pourtant c’est une cuisinière chevronnée. Chacun de ses plats, composés avec ce qui se trouve dans le frigidaire, est un vrai trésor gustatif, une symphonie de goûts traditionnels que j’aime retrouver lors de mes retours à la source familiale, reminéralisante, toujours aimante et tolérante. J’aide à débarrasser, essuie la toile cirée provençale et vais rejoindre mon oncle dans le salon, histoire d’échanger quelques mots pour rattraper mon absence du repas. Ma mère et ma tante s’affairent déjà à la plonge, mon père a disparu dieu sait où, nous laissant désœuvrés mon oncle et moi. Sa compagnie est un délice car il a toujours le mot pour rire, le trait d’humour qui désamorce les conversations houleuses. Mais il se sent fatigué ce soir et commence déjà à s’endormir sur le canapé. Bercée par le carillon des couverts dans l’évier, les rires sous cape et les murmures, j’attends patiemment, par politesse, que les femmes aient terminé leur activité, avant de prendre congés et réintégrer mes quartiers. Je me sens lasse aussi, ce soir, sans doute un trop plein d’émotions non dites qui m’étouffe le cœur et pèsent à ma conscience. Mais elles passeront avec le temps. Elles s’évanouiront dans l’oubli, un besoin qui peut être vital bien souvent.

Dans la maisonnée calme et tranquille, la vibration de mon cellulaire sur la table de nuit déchire la sérénité du moment, mais n’est pas suffisamment discernable pour m’extirper complètement de mon sommeil. Dans mon étroit lit d’enfant, je me retourne côté mur et soupire.

Il a réintégré ses pénates et je ne le reverrai plus jamais.

Ma conscience le relèguera au rang des souvenirs qui auront compté dans ma vie. Je coucherai sur papier cette fabuleuse aventure, dans la solitude de mon deux pièces multifonction. Je penserai à lui comme l’étoile filante qui aura égayé mon cosmos, quelques éternels instants, sous un ciel paradisiaque d’été indien. Et tout rentrera dans l’ordre, il s’effacera peu à peu, son parfum s’estompera, sa veste sport s’élimera et l’on s’oubliera.

2 18

2 19

II Le Sud

« Ton amitié m’a souvent fait souffrir, sois mon ennemi, au nom de l’amitié »

William Blake, extrait du poème A William Hayley

L’été est bel et bien fini, le soleil se tiédit, les arbres se parent de leurs louis d’or, qui s’envolent quand une brise légère les agite. La reprise du travail s’est déroulée dans la douleur. Je suis nostalgique depuis mon retour, accroché à mes souvenirs de vacances. Les jours passent, mais ne se ressemblent plus. Ce mal-être latent comme un arrière goût au fond de la gorge, a disparu comme par enchantement. J’affronte mon quotidien avec beaucoup plus de ferveur. Mon état d’esprit s’est radicalement métamorphosé, aux dires de mes proches et de mes relations de travail. Il se manifeste par un comportement jovial, respirant la joie de vivre. Des émotions dont j’avais perdu le sens avant cette rencontre tellement cette solitude délétère me rongeait. Une aventure humaine qui a été enrichissante, culturellement et personnellement, qui me conforte dans ma philosophie de vie. Exister pleinement au quotidien, sans aucune retenue, sans tabou, sans limite, comme si chaque minute était l’ultime, se parler de tout et ne rien garder pour soi.

Je l’appelle tous les soirs et nous veillons tard. Mes nuits de sommeil se réduisent à une peau de chagrin et pourtant j’ai en moi une énergie inhabituelle que je n’arrive pas à canaliser. Je suis atteint d’une excitation hors du commun, et ma meilleure amie ne cesse justement de me rappeler

2 20

qu’il ne faut pas que je m’enflamme de la sorte et qu’il est beaucoup trop tôt pour se faire des plans sur la comète, pour imaginer une vie commune avec elle. Nos discussions reprennent de plus belle comme avant notre rencontre, toutes aussi riches, subtiles. Elles baignent dans un bain d’humour et une complicité teintée d’affection. Mais elle aussi me freine dans mes ardeurs, et me rappelle à l’ordre à chaque fois que je dépasse les limites convenues.

Le projet du récit de nos aventures la séduit de plus en plus. À tel point qu’au bout de quelques jours nous échangeons nos ébauches, par messagerie interposée. Les lignes qu’elle m’envoie, me stupéfient. Elle écrit comme elle parle, dans un langage soutenu et riche de détails, contrairement au mien. J’ai encore beaucoup à apprendre sur l’art de mettre des mots sur des émotions, des perceptions. Je m’applique seulement à écrire le fond sans y mettre les formes. Mais j’ai un très bon professeur. Elle est de bon conseil, et souhaite que je me laisse d’avantage aller pour écrire ce que je ressens.

J’ai donné l’impulsion à ce périlleux exercice, dont je n’ai aucune expérience. Plus jeune, je n’aimais pas lire. La poésie me captivait mais l’apprendre par cœur dans le carcan de l’école était une corvée. A l’adolescence, l’idée d’ouvrir un journal intime ne m’avait jamais traversé l’esprit, et pourtant, me voilà, derrière le vide opaque d’une page blanche comme neige. Il faut savoir aller puiser les richesses là où elles se trouvent, qu’elles soient culturelles où spirituelles. Depuis que nous correspondons, j’ai remarqué que je pouvais apprendre énormément avec elle. Et nos interminables discussions qui nous menaient, bien souvent, au milieu de la nuit, nous conduisaient régulièrement sur les layons tortueux de la philosophie. Je constate que c’est elle, le moteur que je cherchais, qui m’aide finalement à générer ces impulsions. Nous n’avons aucune limite à nos fantaisies : toutes ces heures sur internet, cette première rencontre à la belle étoile, trois jours durant, sans se connaître vraiment. Maintenant, une belle amitié est en train de naître. Elle amène dans son sillage une certaine frénésie et le désir de pousser toujours un peu plus loin nos envies. Ce manuscrit en est la continuité et l’illustration.